La Planète Mars et ses conditions d’habitabilité/Résultats/5

Gauthier-Villars et fils (1p. 517-522).
L'atmosphère de Mars. Météorologie et climatologie martennes. Les conditions de la vie sur Mars.

CHAPITRE V.

L’ATMOSPHÈRE DE MARS.
MÉTÉOROLOGIE ET CLIMATOLOGIE MARTIENNES.
LES CONDITIONS DE LA VIE SUR MARS.

L’existence de l’atmosphère de Mars est rendue absolument certaine par l’ensemble des observations. Les témoignages en sont de diverse nature et de diverses valeurs.

Au premier rang, nous signalerons les taches polaires dont l’étendue varie avec les saisons et proportionnellement à la chaleur solaire reçue. Que ces neiges soient de même nature chimique que les nôtres ou toutes différentes, peu importe ici. Le seul fait de leur existence prouve qu’il y a là des transports de vapeurs qui se condensent en précipités blancs et disparaissent sous l’influence de la chaleur pour se reproduire de nouveau pendant la saison froide. Vapeurs tantôt invisibles, comme notre vapeur d’eau atmosphérique, tantôt visibles sous forme de nuées légères, tantôt condensées en neiges variables et sans doute aussi en eaux, en liquides, dans les mers. Ces neiges polaires suffiraient à elles seules pour prouver que cette planète est entourée d’une enveloppe atmosphérique.

Les nuages proprement dits, les immenses agglomérations opaques qui s’étendent dans l’atmosphère terrestre ne se voient pas souvent sur Mars. Mais on y observe des brumes, en apparence fort légères, parfois semi-transparentes, qui voilent fréquemment de vastes contrées, surtout en hiver. Ces brumes, ces troubles de visibilité, sont un second témoignage de l’existence de l’atmosphère.

Un troisième témoignage nous est offert par la graduation lumineuse du disque, du centre vers le contour. La circonférence intérieure du disque de Mars est blanchâtre et les taches sombres s’effacent pour notre vue en atteignant cet anneau pâle. Comme l’hémisphère éclairé est précisément tourné vers nous pendant les périodes d’opposition, il est naturel d’attribuer cette blancheur circulaire à l’accroissement de l’épaisseur atmosphérique sur la sphère relativement à notre rayon visuel et à la lumière solaire réfléchie par cette épaisseur. On pourrait, il est vrai, supposer que le globe de Mars se couvre pendant la nuit d’une couche de gelée blanche, qui fond lorsque le Soleil est assez élevé ; mais, comme cet anneau blanchâtre s’étend aussi bien sur les régions aquatiques que sur les continentales, et que les taches s’atténuent et disparaissent en arrivant au bord, cette seconde hypothèse n’est pas soutenable. Nous remarquerons, en passant, que le contraste entre cette bordure blanche et le ton jaune ocré général des continents se remarque beaucoup mieux pendant la nuit que pendant le jour (c’est là une observation que nous venons encore de faire tout récemment — le 1er juillet 1892, — l’anneau dont il s’agit était beaucoup plus évident à 3h du matin qu’au lever du soleil). L’atmosphère de Mars en est certainement la cause productrice. IL peut être dû soit à des brumes légères, soit à la réfraction des couches atmosphériques situées au delà de la tangente de notre rayon visuel au contour de la sphère, réfraction qui relève les images et doit agrandir légèrement le globe par un anneau blanchâtre.

Cette dégradation lumineuse plus ou moins intense et plus ou moins large, en raison inverse de la transparence de l’atmosphère martienne, pourrait, il est vrai, s’expliquer par la réflexion de montagnes, comme il arrive pour la Pleine Lune, dont le bord est également plus brillant que le centre. Cette explication a été adoptée par Zöllner[1], qui supposait la surface de la planète hérissée de montagnes, comme la surface lunaire, montagnes dont les pentes auraient été inclinées de 76° sur l’horizon. Mais elle nous semble un peu forcée, et comme la présence de l’atmosphère de Mars la remplace avantageusement, elle devient inutile.

L’observation établit que les taches de Mars, même les plus foncées, deviennent invisibles en général lorsqu’elles arrivent à 53° du centre du disque ; parfois on les distingue jusqu’à 60° et même 65°, mais c’est extrêmement rare. Les régions très blanches se voient plus loin ; les neiges polaires sont visibles tout à fait au bord du disque, leur éclat perçant le voile atmosphérique. Ces régions blanches paraissent même plus lumineuses vers les bords du disque que dans la région centrale, par exemple les deux îles de Thulé, l’île d’Argyre et l’Hellade (Schiaparelli, 1877). Plus d’une fois même on a pris alors ces régions pour des neiges polaires. Cependant cette année l’Hellade, ou terre de Lockyer, qui se présente plus de face que d’habitude, est au contraire particulièrement claire.

D’autre part, l’Analyse spectrale est venue confirmer l’existence de l’atmosphère martienne en y révélant, de plus, les raies d’absorption de la vapeur d’eau. Les recherches de Huggins, Vogel et Maunder s’accordent pour cette constatation, notamment pour la raie d’absorption de longueur d’onde 628, et pour la ligne 656 (voy. p. 213 et 308). Il y a une dizaine de groupes de lignes identifiés d’une manière satisfaisante. Nous devons donc admettre qu’il y a là de la vapeur d’eau, et sans doute chimiquement la même eau qu’ici. Ce fait n’empêche pas la possibilité d’autres substances aériennes.

L’existence de l’atmosphère martienne est donc absolument démontrée. Cette atmosphère diffère de la nôtre à plusieurs égards.

D’abord, elle ne se charge pas de nuages comme celle que nous respirons. On n’y voit point d’immenses régions couvertes, comme il arrive chez nous, pendant des jours, des semaines et des mois. En général, cette atmosphère est transparente, et elle ne s’oppose presque jamais à ce que nous distinguions les configurations de la surface. Lorsque nous ne pouvons rien observer sur Mars, la faute en est presque toujours à notre atmosphère.

Vue de loin, la Terre est beaucoup plus difficile à observer que Mars : son épaisse atmosphère l’enveloppe d’un voile rarement transparent.

Ce que nous disons là s’applique surtout à l’hémisphère martien qui est en été. Là, le ciel est presque constamment pur pour toutes les latitudes. Il en est de même, en général, à l’équateur. Mais assez souvent l’atmosphère est voilée au-dessus de l’hémisphère qui est en hiver. Ainsi, par exemple, en ce moment (juillet-août 1892), l’hémisphère austral de Mars est en été : date de son solstice d’été : 13 octobre, et l’hémisphère boréal, au contraire, est dans son automne et approche de son hiver ; eh bien ! on aperçoit sensiblement moins de détails sur cet hémisphère que sur l’autre.

Il semble que le froid voile l’atmosphère de Mars et que la chaleur la clarifie.

Le limbe oriental du disque se montre généralement plus blanc que l’occidental. Peut-être y a-t-il là (c’est le méridien du lever du soleil ou du matin) de légères brumes que l’astre du jour ne tarde pas à dissiper.

Quels effets peuvent produire, vus d’ici, les nuages flottant au-dessus d’une planète ?

Lorsque les nuées se projettent sur les taches foncées de Mars, elles se montrent sous l’aspect de lignes diffuses et de formes variables. Elles peuvent être aussi brillantes que les régions les plus claires de la planète. En d’autres cas, elles peuvent paraître moins claires, mais pourtant toujours plus que le fond sur lequel elles se projettent. « Ces tons indiquent probablement non une couleur particulière des nuages, écrit M. Schiaparelli, autrement on pourrait en voir de sombres sur de fonds clairs, ce qui n’arrive pas, mais une plus grande transparence, qui n’empêche pas de voir entièrement, mais qui voile les détails. C’est ce que j’ai observé notamment sur la mer Érythrée et la terre de Noé. »

Les brumes atmosphériques paraissent s’éclaircir progressivement sur les terres équatoriales du solstice d’été austral à l’équinoxe d’automne suivant. L’atmosphère paraît claire au-dessus des mers intérieures pendant les mois qui suivent immédiatement le solstice austral.

Dans la zone comprise entre le 10e et le 30e degré de latitude australe, frappée directement par les rayons du Soleil à l’époque du solstice, on n’observe rien d’analogue aux zones de pluies et de calmes équatoriaux terrestres qui accompagnent sur nos mers le mouvement du Soleil en déclinaison. On n’y voit même pas de nuages du tout, pour ainsi dire. La météorologie martienne ne ressemble donc pas tout à fait à la nôtre. On n’y observe presque jamais de tempêtes ni d’aspects cycloniques.

Aux époques solsticiales, un hémisphère paraît presque entièrement consacré à l’évaporation, et l’autre à la condensation. Aux époques intermédiaires, une zone d’évaporation paraît limitée au sud et au nord de deux zones ou plutôt calottes de condensation. La déclinaison du Soleil et la répartition des terres et des mers influent sur la largeur de ces zones suivant les saisons. Les mers ont un ciel généralement plus pur, les îles et les terres, au contraire, condensent l’humidité atmosphérique.

Voilà pour les observations : atmosphère généralement pure, peu de nuages, brumes pendant l’hiver, peut-être le matin, et probablement la nuit, et assez souvent, sans doute, gelées blanches.

Voici maintenant ce que la théorie peut ajouter à l’observation.

La pesanteur à la surface de Mars étant beaucoup plus faible qu’à la surface de la Terre (0,376), tous les corps y pèsent moins dans la même proportion, et l’atmosphère est dans ce cas. Si chaque mètre carré de la surface de Mars supportait la même atmosphère que la nôtre, la pression de cette atmosphère serait réduite dans la proportion précédente, c’est-à-dire que le baromètre, au lieu d’être à 760mm, au niveau de la mer, ne serait qu’à 285mm. C’est la pression que nous trouvons en ballon, à 8000m de hauteur, et c’est celle des montagnes les plus élevées. Au sommet du Mont-Blanc, la pression est de 424mm.

Il est bien certain que l’atmosphère de Mars n’est pas analogue à la nôtre et que l’eau n’y est pas dans les mêmes conditions, car la surface de la planète se trouverait ainsi au-dessous de la ligne du zéro de température, même sans tenir compte de la plus grande distance au Soleil, et nous aurions devant les yeux un globe de glace, ce qui n’est pas. Nous voyons, au contraire, sur Mars les neiges parfaitement limitées, et ces limites varier avec la température, et si l’on considère un hémisphère martien pendant son été, il n’a pas plus de neiges que nous à son pôle : il en a même beaucoup moins. Celles que l’on aperçoit de temps à autre en certains points des régions tempérées sont également fondues[2].

Nous devons donc penser, d’après les observations comme d’après le calcul, que l’atmosphère de Mars est moins dense que la nôtre, qu’il s’y forme moins de nuages, que les courants y ont moins d’intensité, que le vent n’y est jamais très fort, que les tempêtes en sont absentes. Les conditions de densité et de pression sont très différentes de ce qu’elles sont ici. Le point 0°, auquel l’eau se solidifie, n’est pas le même qu’ici. L’atmosphère ne doit pas être chimiquement ni physiquement la même. La température moyenne peut y être plus élevée que sur la Terre. Les effets observés correspondent à un degré de chaleur ambiante plus élevé relativement aux conditions réunies.

Si l’on représente par 1000 la distance de la Terre au Soleil, celle de Mars sera représentée par 1524. La lumière et la chaleur solaires reçues sont en raison inverse des carrés de ces nombres. Mars ne reçoit donc que les 430/1000, c’est-à-dire moins de la moitié, de la chaleur solaire reçue par la Terre. En raison de la grande ellipticité de l’orbite, cette proportion est un peu plus forte au périhélie, un peu moins à l’aphélie, dans le rapport de 5 (aphélie) à 6 (moyenne) et à 7 (périhélie).

Il faut donc que l’atmosphère de Mars agisse autrement que la nôtre, puisque les effets météorologiques produits par la température sont analogues à ceux qui s’observent sur notre globe et correspondraient même plutôt à un état de température plus élevé.

La vapeur d’eau seule suffirait pour amener ce résultat. On sait qu’une molécule de vapeur d’eau est 16 000 fois plus efficace qu’une molécule d’air sec pour conserver la chaleur solaire reçue. Que la proportion de cette vapeur dans l’atmosphère martienne soit plus élevée qu’ici, et le résultat est obtenu.

Mais l’eau n’est pas le seul corps qui jouisse de cette propriété. Les vapeurs des éthers sulfurique, formique, acétique, de l’amylène, de l’iodure d’éthyle, du chloroforme, du bisulfure de carbone, sont dans le même cas. Quelque substance de propriétés analogues dans l’atmosphère de Mars suffirait pour expliquer cette climatologie remarquable.

En résumé, les choses se passent sur Mars comme si la température moyenne y était à peu près la même qu’ici, soit que réellement la thermométrie n’en diffère pas sensiblement, soit que la nature y ait été organisée à un degré thermométrique inférieur, qui serait sa moyenne normale, relativement aussi élevée pour elle que la nôtre pour nous.

Les climats et les conditions de vitalité de la planète Mars ne paraissent pas offrir avec l’état terrestre des divergences telles que des espèces vivantes peu différentes de la nôtre ne puissent habiter là. « Lorsque nous considérons combien facilement l’homme peut s’adapter aux climats tropicaux ou arctiques, disait à ce propos un astronome anglais[3], lorsque nous comparons les températures moyennes dans lesquelles vivent les Groënlandais ou les Esquimaux d’une part, les Papous ou les nègres de l’Afrique centrale d’autre part, nous sommes conduits à penser qu’il suffirait d’une légère transformation de l’organisme humain pour l’adapter aux conditions du monde de Mars. »

Le même auteur ajoute que les habitants de Mars doivent être plus grands et plus forts que nous, à cause de la faiblesse de la pesanteur qui doit rendre un homme de cinq mètres de haut aussi agile et aussi léger qu’un homme terrestre de moins de deux mètres. Ces grands corps pourraient maintenir une plus haute température que les nôtres, et leurs yeux plus grands auraient besoin de moins de lumière.

Toutes conjectures sur la forme des habitants de Mars seraient évidemment prématurées et hors de cadre dans un ouvrage technique de l’ordre de celui-ci.

  1. Photometrische Untersuchungen, p. 127 ; Leipzig, 1865.
  2. Tout récemment (Knowledge, juin 1892), en réponse à une lettre de M. W. H. Pickering sur les glaciers polaires de Mars, M. Ranyard écrivait : « Nous sommes, semble-t-il, forcés d’admettre ou que les caps polaires de Mars ne sont pas de la neige, ou que la température moyenne des régions équatoriales et tempérées de Mars est supérieure à zéro, c’est-à-dire qu’il fait plus chaud là que ne l’indiquerait la distance au Soleil. On peut expliquer ce fait en admettant que l’atmosphère martienne est plus dense que la nôtre. Mais peut-être n’est-ce pas de la neige. Des cristaux blancs d’acide carbonique s’évaporent à une température fort inférieure au plus grand froid que nous observions sur la Terre. »

    Nous pensons toutefois qu’il est plus simple d’admettre que la densité de l’atmosphère martienne correspond à celle de la planète, et est, par conséquent, beaucoup plus faible que la nôtre, mais qu’il y a là beaucoup de vapeur d’eau et peut-être d’autres vapeurs contribuant aussi à emmagasiner la chaleur solaire.

  3. E. Ledger, The Sun, its planets and their satellites.