La Célestine, tragi-comédie de Calixte et Mélibée
Traduction par A. Germond de Lavigne.
Alphonse Lemerre (p. 227-233).


ACTE VINGTIÈME


Argument : Lucrèce frappe à la porte de la chambre de Plebère, qui lui demande ce qu’elle veut. Lucrèce le prie d’aller voir sa fille. Plebère se lève et va à la chambre de Mélibée ; il la console et lui demande de quel mal elle souffre. Mélibée feint une douleur au cœur. Elle envoie son père chercher quelques instruments de musique et monte avec Lucrèce sur une tour ; elle renvoie Lucrèce et ferme la porte derrière elle. Plebère arrive au pied de la tour. Mélibée lui découvre tout ce qui s’est passé et enfin se précipite.


PLEBÈRE, LUCRÈCE, MÉLIBÉE.

Plebère. Que veux-tu, Lucrèce ? Pourquoi es-tu si pressée, si importune et si peu patiente ? Qu’est-il arrivé à ma fille ? Quel est donc ce mal si subit, que tu ne me donnes le temps ni de me vêtir ni de me lever ?

Lucrèce. Seigneur, hâtez-vous si vous voulez la voir vivante, car je ne puis reconnaître ni son mal, tant il est violent, ni elle-même, tant elle est défigurée.

Plebère. Allons vite, marche, passe devant.


Lève cette portière et ouvre bien ce volet, que je puisse voir sa figure. — Qu’est-ce, ma fille ? Quelle douleur ressens-tu ? Qu’est-ce que ce nouvel accident ? Pourquoi donc si peu de courage ? Regarde-moi, je suis ton père ; parle-moi, pour Dieu, dis-moi la cause de ta douleur, afin qu’on puisse y porter un prompt remède ; ne vois-tu pas que tu me fais mourir d’inquiétude ? Tu sais que je n’ai pas d’autre bien que toi ; ouvre tes beaux yeux, regarde-moi.

Mélibée. Ah ! que je souffre !

Plebère. Je souffre bien plus que toi de te trouver ainsi. Ta mère est toute tremblante de te savoir malade ; elle ne peut venir te voir, tant elle en a été troublée ! Prends courage, ranime ton cœur, sois maîtresse de toi et viens la trouver avec moi. Dis-moi, mon âme, quelle est la cause de ta souffrance ?

Mélibée. Le remède n’est plus.

Plebère. Ma fille, ma bien-aimée et l’amour de ton vieux père ! au nom de Dieu, ne te laisse pas désespérer par la douleur et par la maladie. La souffrance éprouve le cœur. Dépeins-moi ton mal, il y sera promptement remédié ; il ne te manquera ni médicaments, ni médecins, ni serviteurs pour chercher ton salut, qu’il consiste en herbes ou en pierres ou en paroles, ou qu’il soit caché dans le corps des animaux. Mais ne te tourmente pas davantage, ne m’inquiète pas, ne me fais pas perdre la raison et dis-moi, qu’éprouves-tu ?

Mélibée. Une blessure mortelle dans le cœur : elle ne me permet pas de parler, elle ne ressemble pas aux autres maux. Il faut m’arracher le cœur pour qu’il guérisse, car il est profondément frappé.

Plebère. Tu éprouves de bonne heure les sensations de la vieillesse, car la jeunesse ne connaît d’ordinaire que plaisir et joie ; elle est l’ennemie du chagrin.

Lève-toi, ma fille, allons respirer l’air frais du fleuve ; tu t’égayeras, ta peine se calmera près de ta mère. La distraction est le remède le plus favorable à ton mal.

Mélibée. Allons tu l’ordonnes ; montons, mon père, sur la haute terrasse afin que de là je puisse jouir de la vue des barques124 ; peut-être ma souffrance se calmera-t-elle un peu.

Plebère. Montons, et Lucrèce avec nous.

Mélibée. Si tu le veux bien, mon père, fais-moi apporter quelque instrument à cordes avec lequel je puisse distraire ma douleur en jouant ou en chantant, et si mon mal augmente, je pourrai du moins le combattre avec une douce harmonie.

Plebère. Cela sera promptement fait, ma fille ; je vais donner des ordres.

Mélibée. Lucrèce, mon amie, ceci est bien haut. Il me coûte déjà de quitter la compagnie de mon père ; descends vers lui et prie-le de s’arrêter au pied de la tour ; je veux lui dire un mot dont j’ai oublié de le charger pour ma mère.

Lucrèce. J’y vais, madame.

Mélibée. Ils m’ont laissée seule ; tout s’arrange bien pour la mort que j’ai choisie. Je me sens déjà soulagée de penser que mon bien-aimé Calixte et moi serons bientôt réunis. Je vais fermer la porte afin que personne ne puisse monter pour s’opposer à ma mort, à mon départ de ce monde. Qu’on ne me coupe pas le chemin que je veux prendre pour aller visiter aujourd’hui même, en peu d’instants, celui qui m’est venu voir la nuit dernière. Tout se fait selon ma volonté ; je pourrai sans obstacles conter à Plebère, mon père, la cause du parti que je prends. Hélas ! c’est une grande insulte que je fais à ses cheveux blancs, une grande offense à sa vieillesse ; ma faute va lui causer un grand chagrin, et ma mort le laisser dans une grande solitude ! Peut-être ainsi vais-je abréger les jours de mes parents, et combien d’autres cependant ont été plus coupables que moi !

Prusias, roi de Bythinie, tua son père sans aucune raison, sans être entraîné par une douleur comme celle que j’éprouve125 ; Ptolémée, roi d’Égypte, tua son père, sa mère, ses frères, sa femme, pour jouir d’une jeune fille ; Oreste tua Clytemnestre, sa mère ; Néron, le cruel empereur, fit tuer sa mère Agrippine pour son plaisir. Ceux-là sont dignes de blâme, ceux-là sont de véritables parricides, et non moi ; si ma mort doit causer de la peine, j’aurai du moins expié la faute que j’ai commise. Il y eut des hommes cruels qui tuèrent leurs frères et leurs fils ; auprès de pareils crimes le mien n’est plus rien. Philippe, roi de Macédoine ; Hérode, roi de Judée126 ; Constantin, empereur de Rome127 ; Laodice, reine de Cappadoce128 ; Médée la nécromancienne, tous ceux-là tuèrent leurs fils bien-aimés sans aucune raison et sans courir eux-mêmes aucun danger. Enfin je me rappelle l’horrible cruauté de Phraates, roi des Parthes, qui, afin qu’il ne lui restât pas de successeur, tua Orode, son vieux père, son fils unique et ses trente frères129. Quoi qu’il en soit, je ne devrais pas imiter le mal qu’ils ont fait ; mais cela n’est plus en mon pouvoir et je n’ai plus de force pour résister. Toi, Seigneur, qui entends mes paroles, vois ma faiblesse, vois combien ma liberté est captivée ; l’amour que j’ai voué à ce cavalier qui n’est plus s’est tellement emparé de mes sens, qu’il a chassé l’attachement que je dois à mes parents.

Plebère. Mélibée, ma fille, que fais-tu seule ? Que veux-tu me dire ? Veux-tu que je monte ?

Mélibée. Ne le tente pas, mon père, ne te fatigue pas pour venir où je suis ; tu empêcherais ce que je veux te dire maintenant.

Tu seras bientôt dans l’affliction par la mort de ta fille unique ; ma fin approche, l’heure est sonnée pour mon repos et pour ta douleur, pour ma consolation et pour ta peine ; voici l’instant où je trouverai compagnie et celui où tu resteras seul. Tu n’auras pas besoin, honoré père, d’instruments pour apaiser ma souffrance, mais de cloches pour ensevelir mon corps. Écoute-moi sans larmes et je te dirai la cause désespérée d’un départ qui me rend joyeuse ; ne m’arrête pas par tes pleurs ni par tes paroles, tu serais plus affligé de ne pas savoir pourquoi je me suis tuée que tu ne seras désolé de me voir morte. Ne me demande rien, ne me réponds rien, tu ne sauras que ce que je voudrai te dire. Quand le cœur est rempli par la passion, les oreilles sont fermées aux conseils ; les avis, les consolations irritent au lieu de calmer. Écoute mes dernières paroles, mon vieux père ; si tu les accueilles comme je l’espère, tu ne me reprocheras pas ma faute. Tu entends cette triste et douloureuse sensation qui remplit toute la ville, tu entends ce bruit de cloches, ce tumulte, ce hurlement des chiens, ce bruit d’armes : de tout cela je suis la cause. J’ai couvert de deuil et de bure en ce jour la plus grande partie de la noblesse de la ville ; j’ai privé de leur maître un grand nombre de serviteurs ; j’ai enlevé des consolations et des aumônes aux pauvres et aux malheureux ; à cause de moi, les morts ont reçu la compagnie de l’homme le plus accompli qui existât ; j’ai ôté aux vivants le modèle de la gentillesse, des pensées galantes, de l’élégance, de la parole, de la tournure, de la courtoisie, de la vertu ; à cause de moi, la terre va recevoir pour l’éternité le corps le plus noble, la jeunesse la plus fraîche qui existassent dans notre époque. Le récit de ma faute aura lieu de t’épouvanter ; aussi je veux te donner de longs détails.

Il y a longtemps, mon père, que souffrait d’amour pour moi un cavalier nommé Calixte, que tu as bien connu, ainsi que ses parents et sa bonne origine. Chacun faisait l’éloge de sa bonté et de ses vertus. Sa peine était si violente et l’occasion de me parler si rare, qu’il découvrit sa passion à une femme rusée et habile qu’on nommait Célestine. Celle-ci, venue vers moi de la part de Calixte, arracha de mon cœur mon secret amour. Je lui découvris ce que je cachais à ma mère chérie ; elle trouva moyen de captiver ma volonté et fit en sorte que le désir de Calixte et le mien fussent satisfaits. S’il m’aimait beaucoup, je le payais bien de retour ; il n’y avait plus d’obstacles à la douce et malheureuse exécution de sa volonté. Vaincue par son amour, je lui donnai entrée dans ta maison ; il franchit avec des échelles les murs de ton verger, il dompta ma chaste résistance, je perdis ma virginité. Nous avons joui pendant presque un mois de cette délicieuse faute d’amour. Enfin, la nuit passée, arriva comme de coutume l’heure de sa visite ; mais la fortune frivole, selon son habitude désordonnée, avait décidé qu’elle cesserait de nous être favorable ; les murs étaient élevés, la nuit obscure, l’échelle faible, les hommes qu’il avait amenés peu accoutumés à ce genre de service ; il entendit dans la rue une rixe dans laquelle ses serviteurs étaient engagés ; il courut, voulut descendre avec rapidité, ne vit pas bien les échelons, posa le pied dans le vide, tomba, et, par suite de cette triste chute, le plus secret de sa cervelle se répandit sur les pierres et sur la muraille.

Les Parques ont coupé le fil de son existence ; elles ont tranché ses jours sans confession ; elles ont détruit mon espérance, ma gloire et ma compagnie. Il serait cruel, mon père, lui mort précipité, que je vécusse dans la douleur. Sa mort veut la mienne ; il m’appelle, il faut que ce soit sans retard ; il me dit que je dois mourir précipitée, pour l’imiter en tout. Qu’on ne dise pas de moi : « Les morts passent et sont oubliés130 ; » je veux le contenter après ma mort, puisque je n’ai pu le faire pendant ma vie. Ô mon seigneur Calixte ! attends-moi, je pars ; arrête-toi, je te rejoins. Ne me reproche pas ce retard de quelques instants, je rends un dernier compte à mon père ; je lui devais plus encore. Ô mon père bien-aimé ! je t’en conjure, si tu m’as aimée pendant cette vie de douleur, fais que nos sépultures soient réunies, que nos obsèques soient faites en même temps. J’aurais voulu te dire avant de te quitter quelques paroles consolatrices tirées de ces livres anciens que tu me faisais lire pour m’éclairer l’esprit ; mais ma pauvre mémoire, si cruellement troublée, ne les a pas retenues, et je ne puis parler, car je vois tes larmes, mal comprimées, couler sur ton vénérable visage. Porte mes adieux à ma mère bien-aimée, conte-lui longuement la triste cause de ma mort. Je ressens grand plaisir de ne pas la voir ici. Prends, mon vieux père, le pénible tribut de ton âge ; c’est dans les longs jours qu’on souffre les grandes douleurs. Reçois le douaire de ta respectable vieillesse, reçois près de toi ta fille chérie. Je pleure sur moi, je pleure sur toi, je pleure plus encore en pensant à ma vieille mère. Dieu reste près de vous ! je lui offre mon âme. Recueille ce malheureux corps qui se précipite près de toi…



124, page 229. — Le texte dit navios. Il faut traduire barques pour être d’accord avec l’opinion des commentateurs qui placent à Tolède le lieu de la scène de la Célestine, Le Tage, en effet, à Tolède, ne porte que des batelets de pêcheurs.

125, page 230. — C’est Nicomède II, fils de Prusias II, qui tua son père pour lui succéder.

126, page 230. — Hérode fit étrangler deux de ses fils, Aristobule et Alexandre, et tuer sa femme Marianne.

127, page 230. — Constantin fit tuer son beau-frère, son neveu, son beau-père, Crispe, son fils, et Fausta, sa femme.

128, page 230. — J’ignore ce que fit Laodice.

129, page 230. — Cette érudition de collège a, ici surtout, quelque chose de déplacé. Il est peu naturel qu’une jeune fille qui vient de perdre son amant, qui forme le projet de se tuer sous les yeux de son père, aille demander à la science des consolations ou des exemples ; dans un moment aussi solennel, c’est bien assez du cœur : la mémoire et la tête ne sont plus rien.

Du reste cette affectation, qu’on peut bien traiter de ridicule, est familière aux écrivains des xvie et xviie siècles, et particulièrement aux Espagnols. Chez l’auteur de la Célestine, bachelier, juriste, savant par état, elle se comprend encore ; chez Cervantes, homme d’esprit, l’ennemi et le frondeur de tous les ridicules, elle est moins pardonnable : Le Don Quichotte cependant renferme dans un de ses épisodes, celui, je crois, du Curieux malavisé, une longue tirade du genre de celle que débite ici Mélibée, et que M. Viardot a cru devoir supprimer dans sa traduction. Malgré l’autorité d’un pareil exemple, je n’ai pas voulu l’imiter. C’est un caractère d’originalité qu’il est du devoir du traducteur de conserver ; il peut être ennuyeux pour le lecteur qui ne s’attache qu’au roman, mais pour celui qui étudie l’esprit de l’ouvrage, c’est un sujet d’observation. Je ne dirai pas que ces quelques lignes savantes, placées dans la bouche de Mélibée, soient une preuve précieuse de l’instruction des femmes à cette époque, à comparer avec leur ignorance avérée pendant les siècles qui ont suivi : ce serait avancer une théorie fort sujette à contestation ; et cependant Fernando de Rojas s’est montré trop intelligent dans toute l’étendue de son œuvre, pour commettre ainsi une bévue dans le seul but de se montrer instruit.

130, page 232. — Le texte dit : A muertos y á idos… citation incomplète du proverbe espagnol : A muertos y á idos no hay amigos.