La Célestine, tragi-comédie de Calixte et Mélibée
Traduction par A. Germond de Lavigne.
Alphonse Lemerre (p. 233-239).


ACTE VINGT ET UNIÈME


Argument : Plebère retourne dans sa chambre et s’abandonne au désespoir le plus grand. Alisa, sa femme, lui en demande la cause ; il lui conte la mort de Mélibée, sa fille, et lui montre son corps tout brisé, puis il termine en pleurant.


ALISA, PLEBÈRE.

Alisa. Qu’est-ce que cela, seigneur Plebère ? Pourquoi ces cris de douleur ? J’étais là tout absorbée par l’inquiétude que m’a donnée Lucrèce en nous disant que notre fille était souffrante ; maintenant que j’entends tes gémissements et tes cris si élevés, tes plaintes inaccoutumées, tes pleurs et tes sanglots si profonds, mes entrailles sont tellement émues, mes sens tellement troublés que j’oublie mon premier chagrin. Une douleur chasse l’autre, un sentiment remplace un autre sentiment. Dis-moi la cause de tes plaintes : pourquoi maudis-tu ton honorable vieillesse ? pourquoi implores-tu la mort ? pourquoi arraches-tu tes cheveux blancs ? pourquoi frappes-tu ton noble visage ? Est-il donc arrivé quelque chose à Mélibée ? Pour Dieu, dis-le-moi, car si elle souffre, je ne veux pas vivre.

Plebère. Hélas ! hélas ! ma femme bien-aimée ! tout notre bien est perdu, ne demandons plus à vivre ! Et afin que cette douleur inattendue te frappe en un instant et sans que tu y penses, afin que tu ailles plus promptement vers la tombe, afin que je ne sois pas seul à pleurer notre douloureuse perte, regarde, vois ici, toute brisée, celle que tu as mise au monde et que j’ai engendrée. Elle-même m’a dit pourquoi elle voulait mourir, et sa triste servante me l’a expliqué longuement. Viens pleurer avec moi la venue de notre dernière heure. Ô vous qui accourez à mes gémissements, ô mes amis, aidez-moi à comprendre ma peine ! Ô ma fille et mon seul bien ! il serait cruel que je te survécusse ! Mes soixante années étaient plus dignes de la sépulture que tes vingt ans ! Le désespoir qui t’a frappée a changé l’ordre de la mort. Ô mes cheveux blancs, voués à la douleur ! la terre jouirait plus de vous recevoir que de posséder ces blondes tresses que je vois à mes pieds. Il me reste de cruels jours pour souffrir. N’ai-je donc pas le droit d’accuser la mort. Ne dois-je pas me plaindre de sa lenteur ? Combien de temps vais-je rester seul après toi, ma fille ? Puisse la vie me manquer maintenant que je perds ton agréable compagnie ! Ô ma femme ! lève-toi d’auprès de ce cadavre ; s’il te reste quelque vie, use-la avec moi en tristes gémissements, en sanglots et en soupirs ; et si ton esprit repose avec le sien, si tu as déjà quitté ce séjour de douleur, dis-moi pourquoi tu as voulu partir seule. Vous avez en cela, vous autres femmes, un immense avantage sur les hommes : une grande peine peut en un instant vous enlever de ce monde ou du moins vous faire perdre le sentiment, ce qui est presque le repos. Ô dur cœur de père ! comment ne te déchires-tu pas de douleur maintenant que tu restes sans ton héritière bien-aimée ? Pour qui donc ai-je élevé des tours ? Pour qui ai-je acquis des honneurs ? Pour qui ai-je planté des arbres ? Pour qui ai-je construit des navires ? Ô terre cruelle ! pourquoi me supportes-tu ? Où donc ma vieillesse sans consolation trouvera-t-elle un abri ? Ô fortune inconstante ! toi qui disposes des biens de ce monde, pourquoi n’as-tu pas essayé ta colère, tes caprices sur ce qui t’est soumis ? Pourquoi n’as-tu pas détruit mon patrimoine ? Pourquoi n’as-tu pas ravagé mes héritages ? Tu m’aurais au moins laissé cette plante fleurie, sur laquelle tu n’avais aucun pouvoir ; tu m’aurais donné, variable fortune, une triste jeunesse avec une vieillesse joyeuse ; tu n’aurais pas changé l’ordre des choses. J’aurais mieux supporté tes persécutions et tes tromperies dans l’âge fort et robuste que je ne puis le faire dans ma faible vieillesse. Ô vie pleine d’angoisses, existence que poursuit le malheur ! Ô monde ! monde ! des hommes ont tenté de décrire tes qualités, ils ont dit de toi des choses qu’ils ne savaient que par ouï-dire ; moi, je puis parler par triste expérience, je te jugerai comme peut le faire celui qui n’a retiré ni avantage ni prospérité des ventes et des achats de ton marché trompeur, comme doit le faire l’homme qui s’est tu jusqu’à ce jour sur toutes tes faussetés, de crainte d’exciter ta colère en te prouvant toute sa haine, de crainte que tu ne lui enlevasses avant le temps cette fleur qu’aujourd’hui tu viens de détruire. Maintenant je suis sans crainte, car je n’ai plus rien à perdre, car ta vue et ta compagnie me sont désormais à charge. Je marcherai comme chemine le pauvre, qui chante à haute voix sans redouter la cruauté des voleurs. Dans mon jeune âge, je pensais que tes actes et toi étiez régis par un ordre quelconque ; maintenant que j’ai étudié le pour et le contre de tes faveurs, tes domaines me semblent un labyrinthe d’erreurs, un désert épouvantable, une demeure de bêtes féroces, une lice d’hommes qui combattent, un marais plein de fange, une contrée hérissée d’épines, une montagne inaccessible, une campagne pierreuse, une prairie peuplée de serpents, une fontaine de chagrins, une rivière de larmes, une mer de misères, un travail sans profit, un invisible poison, une vaine espérance, une fausse joie, une véritable douleur. Tu nous leurres, monde faux, par l’attrait de tes plaisirs ; au moment où l’ivresse s’empare de nos sens, tu nous découvres l’hameçon, et nous ne pouvons le fuir, car déjà il s’est emparé de nos volontés. Tu promets beaucoup et ne tiens rien ; tu nous éloignes de toi lorsque nous voulons réclamer l’accomplissement de tes promesses. Nous nous engageons au milieu de tes vices, sans aucune crainte, avec une entière confiance ; tu nous laisses voir le piège quand la fuite est impossible. Bien des hommes t’ont volontairement quitté, de crainte d’être abandonnés par toi ; ceux-là s’estimeront heureux quand ils verront la récompense que tu donnes à ce triste vieillard en retour de ses longs services. Tu nous crèves les yeux, puis tu nous prodigues les consolations ; tu nous maltraites tous afin qu’aucun de nous ne soit seul à souffrir ; tu dis que, pour les malheureux comme moi, c’est un grand soulagement d’avoir des compagnons de peine, et cependant, vieillard inconsolable, je suis seul !

Je souffre sans qu’aucun homme soit affligé d’une semblable douleur, et ma mémoire fatiguée cherche en vain quelque exemple dans le présent et dans le passé. Je pourrais prendre pour modèle la patience et la force d’âme de Paul Émile, qui, perdant deux de ses fils dans l’espace de sept jours, disait qu’ils avaient été victimes de leur courage, que c’était à lui à consoler le peuple romain et non au peuple à le consoler. Mais, hélas ! il ne perdait pas autant que moi, il lui restait deux autres fils qu’il avait adoptés. Puis-je davantage accepter pour compagnons de peine Périclès, capitaine athénien, ou le brave Xénophon ? Ils perdirent leurs fils, c’est vrai, mais depuis longtemps ils en étaient séparés. Ils n’eurent pas besoin d’une grande puissance sur eux-mêmes, le premier pour rester calme et sans pâlir en apprenant la perte qui le frappait ; l’autre pour répondre au messager, qui lui demandait les tristes étrennes de la mort de son fils, « qu’il ne devait pas s’affliger, puisque lui-même, quoique son père, ne ressentait aucune douleur. » Tout cela est bien différent de ce qui m’arrive.

Voudras-tu, monde maudit, me comparer à Anaxagore et me faire dire, après la mort de ma fille bien-aimée, ce qu’il dit de son fils unique : « Je suis mortel, et je savais bien qu’il était voué à la tombe celui que j’ai engendré131 ! » Hélas ! Mélibée s’est tuée volontairement, sous mes yeux, par désespoir d’amour ; le fils du philosophe grec avait péri dans une bataille. Ô perte incomparable ! ô malheureux vieillard ! plus je cherche des consolations, moins je trouve de raisons pour me consoler ! Le roi-prophète David, qui pleurait sur son fils malade, ne voulut pas le pleurer après sa mort, disant que c’était presque une folie de déplorer un malheur irréparable ; mais du moins il lui restait d’autres enfants pour lui faire oublier cette perte. Et moi, triste que je suis, ce n’est pas autant elle que je pleure que la cause désastreuse de sa mort. Du moins je perds avec toi, ma pauvre fille, les inquiétudes qui m’agitaient chaque jour : ta mort est la seule chose qui me dégage de la crainte.

Que ferai-je quand j’entrerai dans ta chambre et la trouverai déserte ? Que ferai-je si tu ne me réponds pas quand je t’appellerai ? Qui pourra me remplir le vide que tu me fais ? Aucun homme n’a perdu ce que je perds aujourd’hui, pas même ce noble et brave Lambas d’Auria, doge des Génois, qui, saisissant dans ses bras son fils mortellement blessé, le lança de son vaisseau dans la mer132. De telles morts sont glorieuses, elles enlèvent la vie, mais elles donnent la renommée. Mais, hélas ! si ma fille a succombé, c’est par la volonté irrésistible de l’amour ! Ô monde trompeur ! quelle consolation donneras-tu à ma vieillesse accablée ? Comment veux-tu que je vive avec toi, connaissant tes faussetés, tes pièges, tes chaînes et les filets avec lesquels tu pêches nos faibles volontés ? Morte ma fille, qui occupera ma demeure déserte ? Qui réjouira mes années qui s’en vont ?

Ô amour ! amour ! Je ne pensais pas que tu eusses la force et le pouvoir de tuer tes sujets ! Ma jeunesse fut frappée par toi, je passai au milieu de tes flammes. Veux-tu donc me punir parce que je deviens vieux ? Je me croyais délivré de tes pièges quand sonnèrent mes quarante ans, quand je fus heureux près de ma compagne, quand je me vis avec l’enfant que tu viens de m’enlever. Je ne savais pas que tu prisses sur les enfants vengeance des pères ; je ne savais pas si tu blessais avec le fer ou si tu blessais avec le feu ; tu laisses le vêtement intact, mais tu déchires le cœur.

Tu forces à aimer la laideur et tu la fais trouver belle. Qui t’as donné tant de pouvoir ? Qui t’a donné un nom qui ne te convient pas ? Si tu étais l’amour, tu aimerais tes serviteurs ; si tu les aimais, tu ne leur donnerais pas de peine ; s’ils vivaient heureux, ils ne se tueraient pas comme a fait aujourd’hui ma fille bien-aimée. Dis-moi, que sont devenus tes serviteurs et tes ministres ! Et cette indigne maquerelle Célestine ? Elle est morte de la main des plus fidèles compagnons qu’elle trouva jamais pour son service empoisonné. Ils périrent décapités ; Calixte précipité ; ma triste fille voulut pour le rejoindre se donner la même mort. Tu as été cause de tout cela ; le nom qu’on t’a donné est doux, tes actes sont amers. Tu ne donnes pas d’égales récompenses ; ta loi est inique, elle n’est pas la même pour tous. Ta parole égaye, ta liaison attriste. Des hommes poussés par je ne sais quel égarement de leur esprit te nommèrent dieu ; pense que Dieu ne tue pas ceux qu’il a créés ; et toi tu immoles ceux qui te suivent. Ennemi de toute raison, tu fais les meilleurs dons à ceux qui te servent le moins, jusqu’à ce que tu les aies engagés dans ton désolant tourbillon. Ennemi des amis, ami des ennemis, pourquoi agis-tu sans ordre et sans mesure ? On te peint aveugle, pauvre et enfant, on te met à la main un arc avec lequel tu tires au hasard ; tes ministres sont plus aveugles encore, il ne voient et ne devinent pas la cruelle récompense qu’on obtient à te servir. Ta flamme est comme la foudre, elle n’indique jamais où elle frappe. Le bois qui l’alimente, ce sont des âmes, des existences de créatures humaines ; tes victimes sont si nombreuses que ma mémoire ne peut me dire par qui tu as commencé. Les chrétiens, les gentils et les juifs, de tous tu t’es occupé ; à tous tu as donné triste récompense des meilleurs services. Que t’avait fait ce Macias de notre temps, qui mourut en aimant, et dont tu as causé la triste fin133 ? Que te firent Pâris, Hélène, Hypermnestre, Égistor ? Chacun le sait. Et Sapho, Ariane, Léandre, comment as-tu agi avec eux ? Jusqu’à David et Salomon que tu n’as pas épargnés. Samson lui-même, qui t’avait accueilli, fut puni pour s’être confié à celle pour qui tu l’avais contraint de donner sa foi. Il en est bien d’autres dont je ne parle pas, car j’ai bien assez de m’occuper de mon mal.

Je me plains du monde parce qu’il m’a créé ; s’il ne m’avait pas donné la vie, je n’aurais pas engendré Mélibée ; si elle n’avait pas reçu le jour, elle n’aurait pas aimé ; si elle n’avait pas aimé, je ne serais pas affligé, et ma dernière heure ne serait pas sans consolation. Ô ma bonne compagne ! ô ma fille toute brisée ! pourquoi n’as-tu pas voulu que j’empêchasse ta mort ! Pourquoi n’as-tu pas eu pitié de ta mère bien-aimée ! Pourquoi as-tu été aussi cruelle avec ton vieux père ! Pourquoi m’as-tu laissé affligé ! Pourquoi m’as-tu abandonné triste et seul in hac lacrymarum valle !


FIN DE LA CELESTINE.




131, page 237. — Tout ce savant passage se retrouve dans Pétrarque (Epistolæ familiares, lib. ii, ep. i). On peut remarquer, du reste, que Rojas ne l’a cité que de souvenir et que sa mémoire lui a été assez peu fidèle pour lui faire attribuer à Xénophon les paroles de Paul Emile : Ne quem dolor ille fregisset quam ipse fractus esse videretur.

« Xenophon filii mortem nuntiatam, sacrificium (cui tunc intererat)

non omisit. Coronam tantum quam capite gestabat deposuit, max interrogans diligentiùs, atque audiens quod strenue pugnans cecidisset ; coronam ipsam capiti reposuit, ut ostenderet de cuiquâ morte non dolendum, ni turpiter et ignare morientis. — Anaxagoras mortem filii nuntianti : Nihil, inquit, novum aut inexpectatum audio ; ego enim, cum sim mortalis, sciebam ex me genitum esse mortalem. »

132, page 237. — Pétrarque raconte ce fait dans ses Lettres familières (lib. ii, ep. 13). Lambas d’Auria, l’un des ancêtres du célèbre André d’Auria, commandait la flotte génoise dans un combat contre les Vénitiens. Son fils reçut près de lui une blessure mortelle, et sa chute répandit le désordre et la consternation parmi l’équipage de sa galère. Le doge accourut : « À quoi servent les larmes ! s’écria-t-il, il faut combattre, » et saisissant dans ses bras le corps de son fils, il le lança à la mer en ajoutant : « Si tu étais mort dans ta patrie, elle ne t’aurait pas donné une sépulture plus honorable. »

133, page 239. — Voir sur Macias la note 36.