La Célestine, tragi-comédie de Calixte et Mélibée
Traduction par A. Germond de Lavigne.
Alphonse Lemerre (p. 218-227).


ACTE DIX-NEUVIÈME


Argument : Calixte se rend avec Sosie et Tristan au verger de Plebère pour visiter Mélibée, qui l’attend avec Lucrèce. Durant le trajet, Sosie raconte à Tristan ce qui lui est arrivé avec Areusa. Pendant que Calixte est dans le verger avec Mélibée, viennent Traso et d’autres envoyés par Centurion pour remplir la promesse faite à Élicie et Areusa. Sosie va à leur rencontre. Calixte, entendant du verger le bruit qu’ils font dans la rue, veut sortir ; cette sortie est cause de la fin de ses jours. (Puissent ses semblables recevoir pareille récompense, et les amants apprendre par cet exemple à ne pas aimer !)


SOSIE, TRISTAN, CALIXTE, MÉLIBÉE, LUCRÈCE.

Sosie. Allons doucement, afin qu’on ne nous entende pas. D’ici au verger de Plebère, je te conterai, frère Tristan, ce qui m’est arrivé aujourd’hui avec Areusa. Je suis l’homme du monde le plus heureux. Tu sauras que tout le bien qu’elle avait entendu dire de moi l’avait éprise d’un grand amour. Elle m’envoya prier d’aller la voir. Je ne te répéterai pas toutes les bonnes et belles choses qu’elle m’a dites ; elle m’a prouvé enfin qu’elle était tout autant mienne aujourd’hui qu’elle le fut quelque temps de Parmeno. Elle me pria de l’aller voir sans cesse, me dit qu’elle voulait jouir longtemps de mon amour ; enfin, je te le jure, frère, par le chemin dangereux que nous suivons, aussi vrai que je te parle, j’ai été deux ou trois fois prêt à me jeter sur elle ; mais j’en ai été empêché par la honte que j’avais de la voir si belle et si bien mise, et moi avec une cape vieille et rongée par les rats. À chaque mouvement elle répandait une odeur de musc… Je sentais le fumier que j’avais dans mes souliers. Elle avait des mains comme la neige, et quand elle ôtait son gant de temps en temps, il semblait qu’on eût versé dans la chambre des essences de fleur d’oranger. Puis, comme elle avait quelque chose à faire, j’ai remis mon audace à un autre jour ; d’ailleurs, toutes choses ne peuvent se traiter à la première vue ; plus on en parle et mieux on s’entend à les bien mener.

Tristan. Sosie, mon ami, il faudrait une cervelle plus mûre et plus expérimentée que la mienne pour te donner conseil sur cette affaire ; mais je puis te dire maintenant ce que mon jeune âge et mon naturel médiocre me donnent à penser. Cette fille est une fille de joie bien connue, selon ce que tu m’as dit ; tu dois croire qu’il ne manque pas de ruse dans ce qui s’est passé entre elle et toi. Il y a quelque fausseté sous ses cajoleries, et je ne sais dans quel but, car pour t’aimer comme joli garçon, combien d’autres n’en dédaigne-t-elle pas ! comme riche, elle sait bien que tu n’as rien que la poussière qui tombe de ton étrille ; comme homme de naissance, elle n’ignore pas qu’on t’appelle Sosie, que ton père s’appelait Sosie, que tu es né et que tu as été élevé dans un hameau, où tu brisais des mottes de terre avec une charrue, ce à quoi tu es plus propre qu’à être amoureux.

Penses-y, frère, cherche bien si elle n’a pas voulu plutôt t’arracher quelque point du secret du chemin que nous suivons maintenant, afin qu’elle pût s’en prendre à Calixte et à Plebère de la jalousie que lui donne le bonheur de Mélibée. Prends garde, car l’envie est une maladie incurable ; c’est un hôte qui fatigue l’hôtellerie ; son bonheur est le mal d’autrui. Si c’est bien là la passion qui l’anime, vois comme cette mauvaise femme veut te leurrer à l’aide de son nom connu et de son vice empoisonné qui attire tout le monde. Elle voudrait perdre l’âme pour satisfaire son appétit, renverser tout pour contenter sa volonté damnée. Ô la femme perdue ! comme elle te dorait bien la pilule ! elle vendrait son corps pour causer une querelle. Écoute-moi : si tu crois qu’il en est ainsi, prépare-lui une double trahison, car je te dirai : « À trompeur, trompeur et demi, » tu m’entends ; et « si le renard en sait beaucoup, celui qui le prend en sait bien davantage. » Contre-mine ses méchants projets, escalade ses méchancetés jusqu’à ce que tu la tiennes bien, et tu chanteras ensuite dans ton écurie : « Le cheval pense une chose, et celui qui le selle une autre. »

Sosie. Ô Tristan ! jeune homme sensé, tu parles mieux que ton âge ne le comporte, tu as conçu un soupçon que je crois fondé. Nous voici au verger, et notre maître s’approche ; laissons là ces causeries, elles sont longues, nous les reprendrons un autre jour.

Calixte. Amis, posez l’échelle et taisez-vous ; il me semble que ma douce maîtresse parle dans le verger. Je vais monter sur le sommet du mur, et de là j’écouterai si l’amour veille pour moi en mon absence.


Mélibée. Chante encore, je t’en prie, Lucrèce ; je suis heureuse de t’entendre ; chante jusqu’à ce que vienne mon doux seigneur ; chante bien bas au milieu de ces feuillages, afin de ne pas attirer l’attention des passants.

Lucrèce.

Heureuse toi qui cultives
Toutes ces brillantes fleurs,
Et qui le matin les cueilles
Pour en orner tes amours.

Parez-vous de vos couleurs,
Beaux œillets de ce jardin ;
Répandez tous vos parfums,
Le bien-aimé va venir.

Mélibée. Oh ! combien il m’est doux de t’entendre ! je ne me sens pas de joie ; ne t’arrête pas, par amour pour moi.

Lucrèce.

Joyeux est l’homme altéré
Qui rencontre une fontaine ;
Plus joyeuse est Mélibée
Quand Calixte vient la voir.

Lorsque la nuit tend ses voiles,
Son bonheur est d’être à lui.
De le presser sur son cœur
Quand il descend auprès d’elle !

Le loup saute d’allégresse
Quand il trouve les moutons,
Les agneaux quand vient leur mère,
Mélibée quand vient Calixte.

Jamais de celle qu’il aime
Fut amant plus désiré ;
Ni jardin plus visité ;
Jamais nuit plus fortunée.

Mélibée. Tout ce que tu me dis, amie Lucrèce, je me le représente devant moi, il me semble que je vois tout de mes yeux. Continue, car tu chantes bien ; je vais chanter avec toi.

Lucrèce et Mélibée.

Beaux arbres à l’épais feuillage,
Lorsque vous verrez les doux yeux
De celui que vous désirez,
Courbez-vous pour lui rendre hommage.

Étoiles qui, brillant au ciel,
L’éclairez du soir au matin,
Si mon bien-aimé dort encore.
Pourquoi ne l’éveillez-vous pas ?

Mélibée.. Écoute-moi, je t’en prie, je veux chanter seule.

Rossignols, oiseaux d’harmonie,
Qui chantez quand paraît l’aurore,
Allez dire à mon bien-aimé
Qu’ici je gémis à l’attendre.

La nuit rapidement s’écoule,
Il n’est pas encore arrivé ;
Dites-moi si près d’elle une autre
L’aura retenu, enchaîné.

Calixte. La douceur de tes chants m’a vaincu ; je ne puis te faire supporter plus longtemps l’absence, ô ma reine et tout mon bien ! Quelle femme au monde peut l’emporter sur ton grand mérite ? Quelle ravissante mélodie ! ô doux moment ! Ô mon cœur ! comment ne t’es-tu pas contenu un peu plus longtemps ? pourquoi as-tu interrompu les chants de ta bien-aimée ? ne pouvais-tu combattre un instant encore ton désir et le sien ?

Mélibée. Ô douce trahison ! agréable surprise ! Est-ce bien mon seigneur et mon âme ? Est-ce lui ? Je ne puis le croire. Où étais-tu, brillant soleil ? où cachais-tu ta clarté ? Y avait-il longtemps que tu écoutais ? Pourquoi me laissais-tu jeter au vent d’aussi folles raisons avec mon aigre voix de cygne ? Tout ce verger est joyeux de ta venue. Vois la lune, comme elle nous éclaire ! Vois les nuages, comme ils s’enfuient ! Écoute cette charmante fontaine, comme elle coule et murmure avec douceur parmi cette fraîche verdure ! Écoute ces hauts cyprès, comme leurs branches agitées par le zéphyr se saluent avec harmonie ! Vois leurs ombres tranquilles, comme elles sont épaisses et favorables au bonheur ! Lucrèce, que penses-tu, amie ? n’es-tu pas folle de plaisir ? Laisse-le-moi, ne me le déchire pas, ne fatigue pas ses membres avec tes bras pesants ; laisse-moi jouir de lui, car il est à moi, ne me prends pas ma joie.

Calixte. Si tu veux que je vive, ma dame et ma gloire, ne cesse pas tes chants délicieux ; que ma présence, dont tu te réjouis, ne soit pas de pire condition que mon absence, qui t’afflige.

Mélibée. Que veux-tu que je chante, mon amour ? Comment puis-je chanter maintenant ? C’était le désir de te voir qui dirigeait ma voix, qui donnait des forces à mes chants. À ton arrivée, mon désir a disparu, le ton de ma voix a baissé.

Seigneur, puisque tu es le modèle de la courtoisie et des bonnes manières, comment demandes-tu à ma langue de parler et n’ordonnes-tu pas à tes mains de se tenir tranquilles ? pourquoi ne renonces-tu pas à ces mauvaises habitudes ? Dis-leur d’être calmes et de laisser là cette ennuyeuse coutume et cette occupation déplacée. Vois, mon ange, autant je suis heureuse de te voir tranquille auprès de moi, autant m’est pénible ton rigoureux traitement ; tes honnêtes badinages me font plaisir ; tes mains déshonnêtes me fatiguent quand elles passent les bornes de la raison. Laisse mes jupes à leur place, et si tu veux savoir si celle de dessous est de soie ou de toile, pourquoi touches-tu ma chemise ? Elle est de toile, je t’assure. Jouons, amusons-nous de mille autres manières que je te montrerai ; ne me défais pas, ne me maltraite pas comme tu as coutume. À quoi te sert d’abîmer mes vêtements ?

Calixte. Madame, celui qui veut manger l’oiseau commence par lui ôter les plumes.

Lucrèce, à part. La fièvre me tue si je les écoute davantage ! Est-ce là la vie ? J’en ai les dents agacées, et elle s’esquive pour se faire prier ! Bon, bon, le bruit est apaisé, ils n’ont pas eu besoin de pacificateurs. J’en ferais bien autant si ces imbéciles de serviteurs venaient me parler le matin, mais ils attendent que j’aille les chercher.

Mélibée. Mon doux seigneur, veux-tu que j’envoie Lucrèce chercher quelque collation ?

Calixte. Il n’est pas d’autre collation pour moi qu’avoir ton corps et ta beauté en ma possession. On trouve pour de l’argent et partout où on veut de quoi manger et boire : on peut l’acheter à toute heure, et chacun sait où se le procurer ; mais ce qui ne se vend pas, ce qui dans toute la terre ne se trouve qu’en ce verger, comment veux-tu que je laisse passer un seul moment sans en jouir !

Lucrèce. J’ai mal à la tête de les écouter ; ils ne se fatiguent pas de parler, ni leurs bras de jouer, ni leurs bouches de s’embrasser. Fort bien, ils se taisent, c’est pour de bon cette fois…

Calixte. Ô ma bien-aimée ! jamais je ne voudrais qu’il fît jour, tant mon cœur éprouve de gloire et de bonheur au doux commerce de tes membres délicats.

Mélibée. C’est moi, mon doux seigneur, qui suis la bienheureuse, c’est moi que ton amour honore, c’est toi qui me fais une faveur incomparable en me visitant.

Sosie, dans la rue. Est-ce ainsi, coquins, brigands, que vous venez surprendre ceux qui ne vous craignent pas ? Je vous jure que si vous m’attendez, vous recevrez le traitement que votre audace mérite.

Calixte. Mon amour, c’est Sosie qui crie de la sorte ; laisse-moi le rejoindre, que j’empêche qu’il ne soit tué ; il n’a qu’un petit page avec lui. Donne-moi vite mon manteau, qui est sous toi.

Mélibée. Ô triste événement ! n’y va pas sans ta cuirasse, reviens t’armer.

Calixte. Amie, ce que ne peuvent faire une épée, un manteau et un cœur, une cuirasse, un morion et la lâcheté ne le feront pas.

Sosie. Vous voilà encore ? Attendez, et si vous venez pour me tondre, peut-être vous en irez-vous tondus.

Calixte. Laisse-moi, pour Dieu, ma bien-aimée, l’échelle est posée.

Mélibée. Ô malheureuse que je suis ! Pourquoi courir avec tant de courage et d’impatience, mais sans armes, te mettre en présence de gens que tu ne connais pas ? Lucrèce, viens vite ici ; Calixte est parti parce qu’il a entendu du bruit ; jetons-lui sa cuirasse par-dessus le mur, elle est restée ici.

Tristan. Arrêtez-vous, seigneur, ne descendez pas, ils sont partis ; ce n’était que Traso le boiteux et d’autres coquins qui passaient en vociférant ; ils s’en vont. Tenez-vous seigneur, tenez-vous à l’échelle avec les mains123.

Calixte. Ah ! la sainte Vierge me protège, je suis mort ! Confession !

Tristan. Viens vite, Sosie, notre pauvre maître est tombé de l’échelle, il ne parle ni ne bouge.

Sosie. Seigneur, seigneur ! À d’autres. Il est aussi bien mort que mon aïeul. Quel grand malheur !

Lucrèce. Écoutez, écoutez, il y a quelque triste événement.

Mélibée. Qu’est-ce que cela ? Qu’entends-je ? Malheureuse que je suis !

Tristan. Ô mon seigneur, qui êtes mort maintenant ! mon seigneur, qui vous êtes tué ! Ô triste mort sans confession ! Sosie, recueille sa cervelle au milieu de ces pierres, réunis-la à la tête de notre malheureux maître. Ô jour de mauvais augure ! ô fin prématurée !

Mélibée. Oh ! désolée que je suis ! Qu’est-ce que cela ? Quel peut être le cruel événement dont il parle ? Aide-moi à monter sur cette muraille, Lucrèce, que je puisse voir ce qui cause mes angoisses, sinon je ferai crouler sous mes cris de douleur la maison de mon père. Hélas ! mon bien, tout mon bonheur est parti en fumée, ma joie est perdue, ma gloire s’est évanouie !

Lucrèce. Tristan, que dis-tu, mon ami, pourquoi pleures-tu d’une telle manière ?

Tristan. Je pleure une grande perte, je pleure une grande douleur ; mon seigneur Calixte est tombé de l’échelle et s’est tué ; sa tête est en trois morceaux ; il est mort sans confession. Dis-le à sa triste maîtresse, qu’elle n’attende pas davantage son malheureux amant. Sosie, prends ses pieds, portons le corps de notre maître bien-aimé, afin que son honneur ne souffre pas d’insulte de ce qu’il est mort en cette place. Que les larmes viennent avec nous, que la solitude nous accompagne, que la désolation nous suive, que la tristesse nous revête, que le deuil et la bure nous recouvrent.

Mélibée. Ô la plus affligée des femmes ! un instant j’ai connu le plaisir, et aussitôt est venue la douleur.

Lucrèce. Madame, ne vous déchirez pas le visage, n’arrachez pas vos cheveux. Le bonheur il y a un moment, maintenant la tristesse ! Quelle étoile a donc si rapidement changé son cours ?… Quel peu de cœur est-ce que cela ? Levez-vous, pour Dieu, que votre père ne vous trouve pas en ce lieu ; que dirait-il ? Madame, madame, ne m’entendez-vous pas ? Ne vous meurtrissez pas, au nom de Dieu ! Prenez courage pour supporter la peine, puisque vous avez eu l’audace pour le plaisir.

Mélibée. Entends-tu ce que disent ces serviteurs ? Ils emportent mon bonheur, mort maintenant. Il n’est plus temps de vivre. Comment n’ai-je pas joui plus longtemps de ma félicité ? Comment ai-je fait si peu de cas de la gloire que j’ai eue entre mes mains ? Ingrats mortels ! vous ne savez apprécier le bien que lorsque vous l’avez perdu !

Lucrèce. Prenez courage, madame, il y aura pour vous plus grande honte si on vous trouve dans le verger, que vous n’avez eu de plaisir en y venant et de peine en le voyant mort. Entrons dans votre chambre, couchez-vous ; j’appellerai votre père, et nous feindrons un autre mal, car celui-ci ne peut se cacher.



123, page 225. — Ces mots : « Tenez-vous, seigneur, à l’échelle, » faisaient suite, dans la première édition, à ceux « Nous as-tu entendus ? » dits par Mélibée dans le quatorzième acte (voir la note 108). Tout ce qu’on vient de lire, entre ces deux répliques, a été introduit par l’auteur dans la deuxième édition, ainsi qu’il l’explique dans le prologue.