L’Encyclopédie/1re édition/FATALITÉ
FATALITÉ, s. f. (Métaph.) c’est la cause cachée des évenemens imprévûs, relatifs au bien ou au mal des êtres sensibles.
L’évenement fatal est imprévû ; ainsi on n’attribue point à la fatalité les phénomenes réguliers de la nature, lors même que les causes en sont cachées, la mort qui suit une maladie chronique & inconnue.
L’évenement fatal tient à des causes cachées, ou est considéré dans ses rapports avec celles d’entre ses causes qui nous sont inconnues. Si dans la disposition-d’une bataille je vois un homme placé vis-à-vis de la bouche d’un canon prêt à tirer, sa situation étant donnée, & l’action du canon étant prévûe, je ne regarderai plus sa mort comme fatale par rapport à ces deux causes que je connois ; mais je retrouverai la fatalité dans cette multitude de causes éloignées, cachées & compliquées, qui ont fait qu’entre une infinité d’autres parties de l’espace qu’il pouvoit occuper également, il occupât précisément celle qui est dans la direction du canon.
Enfin un évenement, quoiqu’imprévû & tenant à des causes cachées, n’est appellé fatal que lorsqu’il a quelqu’influence sur le bien ou le mal des êtres sensibles : car si je parie ma vie ou ma fortune que je n’amenerai pas six fois de suite le même point de dés, & que je l’amene, on s’en prendra à la fatalité ; mais si en remuant des dés sans dessein & sans intérêt, la même chose m’arrive, on attribuera ce phénomene au hasard.
Mais remontons à l’origine du mot fatalité, pour fixer plus sûrement nos idées sur l’usage qu’on en fait.
Fatalité vient de fatum, latin. Fatum a été fait de fari, & il a signifié d’abord, d’après son origine, le decret par lequel la cause premiere a déterminé l’existence des évenemens relatifs au bien ou au mal des êtres sensibles ; car quoique ce decret ait dû déterminer également l’existence de tous les effets, les hommes rapportant tout à eux, ne l’ont considéré que du côté par lequel il les intéressoit.
A ce decret on a substitué ensuite dans la signification du mot fatum une idée plus générale, les causes cachées des évenemens ; & comme on a pensé que ces causes étoient liées & enchaînées les unes aux autres, on a entendu par le mot de fatum, la liaison & l’enchaînement de ces causes. En ce sens le mot fatum a répondu exactement à l’εἱμαρμένη des Grecs, que Chrysippe définit dans Aulugelle, l. VI. l’ordre & l’enchaînement naturel des choses, φυσικὴν σύνταξιν τῶν ὅλων.
Le mot fatum a subi encore quelques changemens dans sa signification en passant dans notre langue, & en formant fatalité ; car nous avons employé particulierement le mot fatalité pour désigner les évenemens fâcheux ; au lieu que dans son origine il a signifié indifféremment la cause des évenemens heureux & malheureux : il a même gardé cette double signification dans le langage philosophique, & nous la lui conserverons. Quoique l’abus des termes généraux ait enfanté mille erreurs, ils sont toûjours précieux, parce qu’on ne peut pas sans leur secours s’élever aux abstractions de la Métaphysique.
Destin & destinée sont synonymes de fatalité, pris dans le sens général que nous venons de lui donner. Ils le sont aussi dans leur origine, puisqu’ils viennent de destinatum, ce qui est arrêté, déterminé, destiné. Voyez Destin, Destinée.
On ne peut pas employer l’un pour l’autre, les mots de hasard & de fatalité ; on peut s’en convaincre par l’exemple que nous avons donné plus haut de l’emploi du mot hasard, & par les remarques suivantes.
Dans l’usage qu’on fait du mot hasard, il arrive souvent, & même en Philosophie, qu’on semble vouloir exclure d’un évenement l’action d’une cause déterminée ; au lieu qu’en employant le mot de fatalité, on a ces causes en vûe, quoiqu’on les regarde comme cachées : or comme il n’y a point d’évenement qui n’ait des causes déterminées, il suit de-là que le mot de hasard est souvent employé dans un sens faux.
On entend aussi par une action faite par le hasard, une action faite sans dessein formé ; & on voit encore que cette signification n’a rien de commun avec celle de fatalité, puisque ce hasard est aveugle, au lieu que la fatalité a un but auquel elle conduit les êtres qui sont sous son empire.
De plus, on imagine que les évenemens qu’on attribue au hasard, pouvoient arriver tout autrement, ou ne point arriver du-tout ; au lieu qu’on se représente ceux que la fatalité amene, comme infaillibles ou même-nécessaires.
Les anciens ont aussi distingué le hasard de la fatalité, à-peu-près de la même maniere ; leur casus est très-différent de leur fatum, & répondoit aux mêmes idées que le mot hasard parmi nous.
La fortune n’est autre chose que la fatalité, entant qu’elle amene la possession ou la privation des richesses & des honneurs : d’où l’on peut voir que fortune dans notre langue est moins général que fatalité ou destin, puisque ces derniers mots désignent tous les évenemens qui sont relatifs aux êtres sensibles ; au lieu que celui-là ne s’applique qu’aux évenemens qui amenent la possession ou la privation des richesses & des honneurs. C’est pourquoi si un homme perd la vie par un évenement imprévû, on attribue cet évenement au destin, à la fatalité ; s’il perd ses biens, on accuse la fortune. Voyez Fortune.
La fortune est bonne ou mauvaise, le destin est favorable ou contraire, on est heureux ou malheureux. La fatalité est la derniere raison qu’on apporte des faveurs ou des rigueurs de la fortune, du bonheur ou du malheur.
Pour remonter aux idées les plus générales, nous allons donc traiter de la fatalité ; & d’après la notion que nous en avons donnée, nous examinerons les questions suivantes.
1°. Y a-t-il une cause qui détermine l’existence de l’évenement fatal, & quelle est cette cause ?
2°. La liaison de cette cause avec l’évenement fatal est-elle nécessaire ?
3°. Cette liaison est-elle infaillible ? peut-elle être rompue ? l’évenement fatal peut-il ne point arriver ?
4°. En supposant cette infaillibilité de l’évenement, les êtres actifs & libres peuvent-ils la faire entrer pour quelque chose dans les motifs de leurs déterminations ?
Pour résoudre cette question, il est nécessaire de remonter à des principes généraux.
Tout fait a une raison suffisante de son actualité. La raison suffisante d’un fait, est la raison suffisante de l’action de sa cause sur lui ; mais la raison suffisante de l’action de cette cause est elle-même un effet qui a sa raison suffisante, & cette derniere raison suppose & explique encore l’action d’une seconde cause, & ainsi de suite en remontant, &c.
Un fait quelconque tient donc à une cause prochaine & à des causes éloignées, & ces causes prochaines & éloignées tiennent les unes aux autres.
Nous ne connoissons guere que les causes les plus prochaines des faits, des évenemens, parce que la multitude des causes éloignées, & la maniere secrete dont elles agissent, ne nous permettent pas de saisir leur action ; mais par le principe de la raison suffisante nous savons qu’elles tiennent toutes à une cause générale, c’est-à-dire à la force qui fait dépendre dans la nature un évenement d’un autre évenement, & qui unit les évenemens actuels & futurs aux évenemens passés : ensorte que l’état actuel d’un être quelconque dépend de son état antécedent, & qu’il n’y a point de fait isolé, & qui ne tienne, je ne dis pas à quelqu’autre fait, mais à tous les autres faits.
Ce principe, c’est-à-dire l’existence d’une force qui lie tous les faits & qui enchaine toutes les causes, ne sauroit être contesté pour ce qui regarde l’ordre physique où nous voyons chaque phénomene naître des phénomenes antérieurs, & en amener d’autres à sa suite. Mais en supposant l’existence d’un ordre moral qui entre dans le système de l’Univers, la même loi de continuité d’action doit s’y observer que dans le monde physique : dans l’un & dans l’autre toute cause doit être mise en mouvement pour agir, & toute modification en amener une autre.
Il y a plus : ce monde moral & intelligible, & le monde matériel & physique, ne peuvent pas être deux régions à part, sans commerce & sans communication, puisqu’ils entrent tous les deux dans la composition d’un même système. Les actions physiques ameneront donc d’abord des modifications, des sensations, &c. dans les êtres intelligens ; & ces modifications, ces sensations, &c. des actions de ces mêmes êtres ; & réciproquement les actions des êtres intelligens ameneront à leur suite des mouvemens physiques.
Cette communication, ce commerce du monde sensible & du monde intellectuel, est une vérité reconnue par la plus grande partie des Philosophes. Leibnitz seulement, en admettant l’enchaînement des causes physiques avec les causes physiques, & des causes intelligentes avec les causes de même espece, a pensé qu’il n’y avoit aucune liaison, aucun enchaînement des causes physiques avec les causes intelligentes ou morales, mais seulement une harmonie préétablie entre tous les mouvemens qui s’exécutent dans l’ordre physique, & les modifications & actions qui ont lieu dans le monde intelligent ; idée trop ingénieuse, trop recherchée pour être vraie, à laquelle on ne peut pas peut-être opposer de démonstration rigoureuse, mais qui est tellement combattue par le sentiment intérieur, qu’on ne peut pas la défendre sérieusement ; & je croirois assez que c’est de cette partie de son bel ouvrage de la Théodicée, qu’il dit dans sa lettre à M. Pfaff, insérée dans les actes des Savans, mois de Mars 1728 : neque Philosophorum est rem seriò semper agere, qui in fingendis hypothesibus, uti bene mones, ingenii sui vires experiuntur. On pourra voir au mot Harmonie l’exposition de cette opinion, & les raisons par lesquelles on la combat ; mais nous la supposerons ici réfutée, & nous dirons que l’enchaînement des causes embrasse non-seulement les mouvemens qui s’exécutent dans le monde physique, mais encore les actions des êtres intelligens ; & en effet nous voyons la plus grande partie des évenemens tenir à ces deux especes de causes réunies. Un avare ébranle une muraille en voulant se pendre ; un thrésor tombe, notre homme l’emporte ; le maître du thrésor arrive, & se pend : ne voit-on pas que les causes physiques & les causes morales sont ici mêlées & déterminées les unes par les autres ?
Je ne regarde point le système des causes occasionnelles comme interceptant la communication des deux ordres, & comme rompant l’enchaînement des causes physiques avec les causes morales, parce que dans cette opinion le pouvoir de Dieu lie ces deux especes de causes, comme le pourroit faire l’influence physique ; & les actions des êtres intelligens y amenent toûjours les mouvemens physiques, & réciproquement.
Mais quoi qu’il en soit de la communication des deux ordres, du moins dans chaque ordre en particulier les causes sont liées, & cela nous suffit pour avancer ce principe général, que la force qui lie les causes particulieres les unes aux autres, & qui enchaîne tous les faits, est la cause générale des évenemens, & par conséquent de l’évenement fatal. C’est cela même que le peuple & les philosophes ont connu sous le nom de fatalité.
D’après ce que nous avons prouvé, on conçoit que ce principe de l’enchaînement des causes doit être commun à tous les systèmes des Philosophes ; car que l’univers soit ou non l’ouvrage d’une cause intelligente ; qu’il soit composé en partie d’êtres intelligens & libres, ou que tout y soit matiere, les états divers des êtres y dépendront toûjours de l’enchaînement des causes : avec cette différence que l’athée & le matérialiste sont obligés, 1°. de se jetter dans les absurdités du progrès à l’infini, ne pouvant pas expliquer l’origine du mouvement & de l’action dans la suite des causes. 2°. Ils sont contraints de regarder la fatalité comme entraînant après elle une nécessité irrésistible, parce que dans leur opinion les causes sont enchaînées par les lois d’un rigide méchanisme. Telle a été l’opinion d’une grande partie des Philosophes ; car sans compter la plûpart des Stoïciens, Cicéron, au livre de Fato, attribue ce sentiment à Démocrite, Empédocle, Héraclide & Aristote.
Mais ces conséquences absurdes ne suivent du principe de l’enchaînement des causes, que dans le système de l’athée & du matérialiste ; & le théiste en admettant cette notion de la fatalité, trouve le principe du mouvement & de l’action dans une premiere cause, & ne donne point atteinte à la liberté ; comme nous le prouverons en répondant à la deuxieme question.
D’autres preuves plus fortes encore, s’il est possible, établissent la réalité de cet enchaînement des causes, & la justesse de la notion que nous avons donnée de la fatalité.
Le philosophe chrétien doit établir & défendre contre les difficultés des incrédules, la puissance, la prescience, la providence, & tous les attributs moraux de l’Être suprème. Or il ne peut pas combattre ses adversaires avec quelque succès, sans avoir recours à ce même principe. C’est ce que nous allons faire voir en peu de mots, & sans sortir des bornes de cet article.
Et d’abord, pour ce qui regarde la puissance de Dieu, je dis que le decret par lequel il a donné l’existence au monde, a sans doute déterminé l’existence de tous les évenemens qui entrent dans le système du monde, dès l’instant où ce decret a été porté. Or j’avance que ce decret n’a pû déterminer l’existence des évenemens qui devoient suivre dans les différens points de la durée, qu’au moyen de l’enchaînement des causes, qu’au moyen de ce que ces évenemens devoient être amenés à l’existence par la suite des évenemens intermédiaires entr’eux, & le decret émané de Dieu dès le commencement : de sorte que Dieu connoissant la liaison qui étoit entre les premiers effets auxquels il donnoit l’existence, & les effets postérieurs qui devoient en suivre, a déterminé l’existence de ceux-ci, en ordonnant l’existence de ceux-là. Système simple, & auquel on ne peut se refuser sans être réduit à dire, que Dieu détermine dans chaque instant de la durée l’existence des évenemens qui y répondent, & cela par des volontés particulieres, des actes répétés, &c. opinions cent fois renversées, & dont on trouvera la réfutation aux mots Providence, Prémotion, &c.
En second lieu, la providence entraîne, comme la création, l’enchaînement des causes. En effet la providence ne peut être autre chose que la disposition, l’ordre préétabli, la coordination des causes entr’elles, on n’en peut pas avoir d’autre notion, sans s’écarter de la vérité. Ce n’est qu’au moyen de cette coordination & de cet ordre général, qu’on peut venir à-bout de justifier la providence des maux particuliers qui se trouvent dans le système. Si l’on suppose une fois les phénomenes isolés & sans liaison, & Dieu déterminant l’existence de chacun d’eux en particulier, je défie qu’on concilie l’existence d’un seul Dieu, bon, juste, saint, avec les maux physiques & moraux qui sont dans le monde. Aussi personne n’a tenté de justifier la providence, que d’après ce grand principe de la liaison des causes. Malebranche, Léibnitz, &c. ont tous suivi cette route ; & avant eux les philosophes anciens, qui se sont faits les apologistes de la Providence. Aulugelle nous a conservé à ce sujet l’opinion de Chrysippe, cet homme qui adoucit la férocité des opinions du portique : Existimat autem non fuisse hoc principale naturæ consilium, ut faceret homines morbis obnoxios : numquam enim hoc convenisse naturæ autori parentique rerum omnium bonarum, sed cum multa atque magna gigneret, pareretque aptissima & utilissima, alia quoque simul agnata sunt incommoda, iis ipsis, quæ faciebat, cohærentia.
Mais, dira-t-on, cet enchaînement des causes ne justifie point Dieu des défauts particuliers du système, par exemple du mal que souffre dans l’Univers un être sensible. Qu’avois-je à faire, peut dire un homme malheureux, d’être placé dans cet ordre de causes ? Dieu n’avoit qu’à me laisser dans l’état de possible, & mettre un autre homme à ma place : ces causes sont fort bien arrangées, si l’on veut ; mais je suis fort mal. Et que me sert tout l’ordre de l’Univers, si je n’y entre que pour être malheureux ?
Cette difficulté devient encore plus forte lorsqu’on la fait à un théologien, & qu’on suppose les mysteres de la grace, de la prédestination, & les peines d’une autre vie.
Mais je remarque d’abord que cette objection attaque au moins aussi fortement celui qui regarde tous les faits, tous les évenemens comme isolés & sans liaison avec le système entier, que celui qui s’efforce de justifier la providence par l’enchaînement des causes : ainsi cette difficulté ne nous est pas particuliere.
Secondement, quand cet homme malheureux dit, qu’il voudroit bien n’être pas entré dans le système de l’Univers, c’est comme s’il disoit, qu’il voudroit bien que l’Univers entier fût resté dans le néant ; car si lui seul, & non pas un autre, pouvoit occuper la place qu’il remplit dans le système actuel, & si le système actuel exigeoit nécessairement qu’il y occupât cette même place dont il est mécontent, il desire que le système entier n’ait pas lieu, en desirant de n’y point entrer. Or je puis lui dire : Pour vous Dieu devoit-il s’abstenir de donner l’existence au système actuel, dans lequel il y a d’ailleurs tant de bonnes choses, tant d’êtres heureux ? oseriez-vous assûrer que sa justice & sa bonté exigeoient cela de lui ? Si vous l’osiez, la nature entiere qui joüit du bien de l’existence s’éleveroit contre vous, & mérite bien plus que vous d’être écoutée.
On voit bien que cette liaison étroite d’un être quelconque avec le système entier de l’Univers, qui fait que l’un ne peut pas exister sans l’autre, nous sert ici de principe pour resoudre la difficulté proposée : or cette liaison est une conséquence immédiate & nécessaire du système de l’enchaînement des causes ; puisque dans cette doctrine, un être quelconque avec ses états divers, tient tellement à tout le système des choses, que l’existence du monde entraîne & exige son existence & ses états divers, & réciproquement.
On sait qu’avec les principes de l’Origénisme on résout facilement cette objection ; parce que dans cette opinion tous les hommes devant être heureux après un tems déterminé de peines & de malheurs, il n’y en a point qui ne doive se loüer de son existence, & remercier l’auteur de la nature de l’avoir placé dans l’Univers. Cependant pour donner une réponse tout-à-fait satisfaisante, il faut toûjours que l’Origéniste lui-même explique pourquoi les hommes sont malheureux, même pendant une petite partie de la durée.
Pour cela il est nécessaire, & dans son système & dans toute philosophie, de dire que cette objection prend sa source dans l’ignorance où nous sommes des raisons pour lesquelles Dieu a créé le monde ; que nous savons certainement que ces raisons, quelles qu’elles soient, tiennent au système entier, qu’elles ont empêché que les choses ne fussent autrement ; & que si nous les connoissions, la providence seroit justifiée. Réponse qui, comme on le voit, est toûjours d’après le principe de l’enchaînement des causes.
En troisieme lieu, la prescience de l’Être suprème suppose cet enchaînement des causes ; car Dieu ne peut prévoir les évenemens futurs, tant libres que nécessaires, que dans la suite des causes qui doivent les amener ; parce que l’infaillibilité de la prescience de Dieu ne peut avoir d’autre fondement que l’infaillibilité de l’influence des causes sur les évenemens. Nous ne pourrions pas entrer dans quelques détails à ce sujet, sans sortir des bornes de cet article : c’est pourquoi nous renvoyons les lecteurs au mot Prescience, où nous traiterons cette question.
Nous concluons que la puissance de Dieu, sa providence, sa prescience, & tous ses attributs moraux, exigent qu’on reconnoisse entre les causes secondes, cette liaison & cet enchaînement, que nous disons être la cause des évenemens, & par conséquent de tout évenement fatal.
Je ne vois que deux sortes de personnes qui combattent cet enchaînement des causes ; les défenseurs du hasard d’Epicure, & les philosophes qui soûtiennent dans la volonté l’indifférence d’équilibre.
Les premiers ont prétendu qu’il y avoit des effets sans cause ; & nous voyons dans Cicéron, de fato, que les Epicuriens pressés d’expliquer d’où venoit cette déclinaison des atomes, en quoi ils faisoient consister la liberté, disoient qu’elle survenoit par hasard, casu, & que c’étoit cette déclinaison qui affranchissoit les actes de la volonté de la loi du fatum.
On peut s’en convaincre par ces vers de Lucrece, liv. II. vers. 251. & suiv.
Denique si semper motus connectitur omnis,
Et vetere exoritur semper novus ordine certo ;
Nec declinando faciunt primordia motûs
Principium quoddam, quod fati fœdera rumpat,
Ex infinito ne causam causa sequatur :
Libera per terras unde hæc animantibus extat,
Unde est hæc, inquam, fatis avolsa voluntas
Per quam progredimur quò ducit quemque voluptas ?
Il n’est pas nécessaire de nous arrêter ici à réfuter de pareilles chimeres ; il suffira de rapporter ici ces paroles d’Abbadie (Vérité de la Relig. tom. I. c. v.) : « Le hasard n’est, à proprement parler, que notre ignorance, laquelle fait qu’une chose qui a en soi des causes déterminées de son existence, ne nous paroît pas en avoir, & que nous ne saurions dire pourquoi elle est de cette maniere, plûtôt que d’une autre ».
Les déterminations de la volonté ne peuvent pas être exceptées de cette loi ; & les attribuer au hasard avec les Epicuriens, c’est dire une absurdité.
Or les défenseurs de l’indifférence d’équilibre, en voulant les soustraire à l’enchaînement des causes, se sont rapprochés de cette opinion des Epicuriens, puisqu’ils prétendent qu’il n’y a point de causes des déterminations de la volonté.
Ils disent donc que dans l’exercice de la liberté, tout est parfaitement égal de part & d’autre, sans qu’il y ait plus d’inclination vers un côté, sans qu’il y ait de raison déterminante de causes qui nous inclinent à prendre un parti préférablement à l’autre : d’où il suit que les actions libres des êtres intelligens doivent être tirées de cet enchaînement des causes que nous avons supposées.
Mais cette opinion est insoûtenable. On trouvera à l’article Liberté, les principales raisons par lesquelles les Philosophes & les Théologiens combattent cette indifférence d’équilibre. D’après leur autorité, & plus encore d’après la force de leurs raisons, nous nous croyons en droit de conclure avec Léibnitz, qu’il y a toûjours une raison prévalente qui porte la volonté à son choix, & qu’il suffit que cette raison incline sans nécessiter ; mais qu’il n’y a jamais d’indifférence d’équilibre, c’est-à-dire où tout soit parfaitement égal de part & d’autre. Dieu, dit-il encore, pourroit toûjours rendre raison du parti que l’homme a pris, en assignant une cause ou une raison inclinante qui l’a porté véritablement à le prendre ; quoique cette raison seroit souvent bien composée & inconcevable à nous-mêmes, parce que l’enchaînement des causes liées les unes avec les autres, va plus loin.
Les actes libres des êtres intelligens ayant eux-mêmes des raisons suffisantes de leur existence, ne rompent donc point la chaîne immense des causes ; & si un évenement quelconque est amené à l’existence par les actions combinées des êtres, tant libres que nécessaires, cet évenement est fatal ; puisqu’on trouve la raison suffisante de cet évenement dans l’ordre & l’enchaînement des causes, & que la fatalité qu’un philosophe ne peut se dispenser d’admettre, n’est autre chose que cet ordre & cet enchaînement, en tant qu’il a été préétabli par l’Être suprème.
Je dis la fatalité qu’un philosophe ne peut se dispenser d’admettre : en effet il y en a de deux sortes ; la fatalité des athées établie sur les ruines de la liberté ; & la fatalité chrétienne, fatum christianum, comme l’appelle Léibnitz, c’est-à-dire l’ordre des évenemens établi par la providence.
Assez communément on entend les mots fatalisme, fataliste, fatalité. Dans le premier de ces sens, on ne peut lui donner la deuxieme signification qu’en Philosophie, en regardant tous ces mots comme des genres qui renferment sous eux, comme especes, le fatalisme nécessitant, & celui qui laisse subsister la liberté, la fatalité des athées, & la fatalité chrétienne. Il appartient aux Philosophes, je ne dis pas de former, mais de corriger & de fixer le langage. Qu’on prenne garde que fatalité, selon la force de ce mot, ne signifie que la cause de l’évenement fatal : or comme on est obligé de reconnoître qu’un évenement fatal a des causes, tout le monde en ce sens général est donc fataliste.
Mais si la cause de l’évenement fatal n’est, selon vous, que l’action d’un rigide méchanisme, votre fatalité est nécéssitante, votre fatalisme est affreux : que si cette cause n’est que l’action puissante & douce de l’Être suprème, qui a fait entrer tous les évenemens dans l’ordre & dans les vûes de sa providence, pous ne condamnerons point l’expression dont vous vous servés. C’est précisément ce que dit saint Augustin, au liv. V. de la cité de Dieu, chap. viij. « Ceux, dit-il, qui appellent du nom de fatalité, l’enchaînement des causes qui amenent l’existence de tout ce qui se fait, ne peuvent être ni repris, ni combattus dans l’usage qu’ils font de ce mot ; puisque cet ordre & cet enchaînement est, selon eux, l’ouvrage de la volonté & de la puissance de l’Être supreme qui connoît tous les évenemens avant qu’ils arrivent, & qui les fait tous entrer dans l’ordre général ». Qui omnium connexionem seriemque causarum, qua fit omne quod fit, fati nomine appellant, non multùm cum eis de verbi controversiâ laborandum atque certandum est ; quandò quidem ipsum causarum ordinem & quamdam connexionem Dei summi tribuunt voluntati & potestati, qui optimè & veracissimè creditur, & cuncta scire antequam fiant, & nihil inordinatum relinquere.
Nous terminerons l’examen de la premiere question par ce passage, qui renferme l’apologie complete des principes que nous avons établis ; & en supposant démontrée l’existence de cette fatalité improprement dite, prise pour l’ordre des causes établi par la providence, nous passerons à la deuxieme question.
On sent assez que la difficulté en cette matiere vient de ce que, selon la remarque que nous avons faite plus haut, il y a des causes libres parmi celles qui amenent l’évenement fatal : & si ces causes sont enchaînées, ou entre elles dans un même ordre, ou avec les causes physiques ; dès-là même ne sont-elles pas nécessitées, & l’évenement fatal n’est-il pas nécessaire ? Si c’est l’enchaînement des causes qui me fait passer dans une rue où je dois être écrasé par la chûte d’une maison, pendant que j’avois d’autres chemins à prendre, ma détermination à passer dans cette malheureuse rue, a donc été elle-même une suite de l’enchaînement des causes, puisqu’elle entre parmi celles de l’évenement fatal. Mais si cela est, cette détermination est-elle libre, & l’évenement fatal n’est-il pas nécessaire ?
Nous avons vû plus haut, que parmi les philosophes qui ont traité cette question, & qui ont reconnu cet enchaînement des causes, la plûpart ont regardé la fatalité comme entraînant après elle une nécessité absolue ; & nous avons remarqué que c’étoit une suite naturelle de cette opinion dans tout système d’athéisme & de matérialisme. Mais Cicéron nous apprend que Chrysippe en admettant la fatalité prise pour l’enchaînement des causes, rejettoit pourtant la nécessité.
Or Carnéades, cet homme à qui Cicéron accorde l’art de tout réfuter, argumentoit ainsi contre Chrysippe. Si omnia antecedentibus causis fiunt, omnia naturali colligatione contextè consertèque fiunt : quod si ita est, omnia necessitas efficit : id si verum est, nihil est in nostrâ potestate : est autem aliquod in nostrâ potestate : non igitur fato fiunt quæcumque fiunt. « Si tous les évenemens sont les suites de causes antérieures, tout arrive par une liaison naturelle & très-étroite : si cela est, tout est nécessaire, & rien n’est en notre pouvoir ». Cic. de fato.
Voilà l’état de la question bien établi, & la difficulté qu’il faut resoudre. Voyons la réponse de Chrysippe. Selon Cicéron, ce philosophe voulant éviter la nécessité, & retenir l’opinion que rien ne se fait que par l’enchaînement des causes, distinguoit différens genres de causes ; les unes parfaites & principales, les autres voisines & auxiliaires ; aliæ perfectæ & principales, aliæ adjuvantes & proximæ. Il prétendoit qu’il n’y a que l’action des causes parfaites & principales, distinguées de la volonté, qui puisse entraîner la ruine de la liberté ; & il soûtenoit que l’action de la volonté, qu’il appelloit assensio, n’a pas de causes parfaites & principales distinguées de la volonté elle-même. Il ajoûtoit que les impressions des objets extérieurs, sans lesquelles cet assentiment ne peut pas se faire (necesse est enim assensionem viso commoveri) ; que ces impressions, dis-je, ne sont que des causes voisines & auxiliaires, d’après lesquelles la volonté se meut par ses propres forces, mais toûjours conséquemment à l’impression reçue, extrinsecùs pulsa suâpte vi ac naturâ movebitur ; ce qu’il expliquoit par la comparaison d’un cylindre, qui recevant une impulsion d’une cause étrangere, ne tient que de sa nature le mouvement déterminé de rotation, de volubilité, qui suit cette impulsion.
Cette réponse n’est pas sans difficulté ; elle est établie sur de fausses notions des sensations & des opérations de l’ame ; la comparaison du cylindre n’est pas exacte. Cependant elle a quelque chose de vrai, c’est que l’action des causes qui amenent le consentement de la volonté, ne s’exerçant pas immédiatement sur ce consentement, mais sur la volonté, l’activité de l’ame & son influence libre sur le consentement qu’elle forme, ne sont lésées en aucune maniere.
C’est du moins la réponse de S. Augustin, de civit. Dei, lib. V. cap. jx. qui, après avoir rapporté cette même difficulté de Carneades contre Chrysippe, la résout à-peu-près de la même maniere : ordinem causarum, dit-il, non negamus, non est autem consequens ut si certus est ordo causarum, ideò nihil sit in nostræ voluntatis arbitrio, ipsæ quippe voluntates in causarum ordine sunt. Voilà le principe de Chrysippe : la volonté elle-même entre dans l’ordre des causes, selon saint Augustin ; & comme elle produit immédiatement son action, quoiqu’elle y soit portée par des causes étrangeres, elle n’en est pas moins libre, parce que ces causes étrangeres l’inclinent sans la nécessiter.
Mais reprenons nous-mêmes la difficulté ; elle se réduit à ceci : si la volonté est mûe à donner son consentement par quelque cause que ce soit, étrangere à elle & liée avec sa détermination, elle n’est pas libre : si elle n’est pas libre, toutes les causes qui amenent l’évenement fatal sont donc nécessaires, & l’évenement fatal est nécessaire. Je répons,
En premier lieu, lorsqu’on regarde cette liaison des causes avec la détermination de la volonté comme destructive de la liberté, on doit prétendre que toute liaison d’une cause avec son effet est nécessaire, puisqu’on soûtient que la cause qui influe sur le consentement de la volonté, par cela seul qu’elle influe sur ce consentement, le rend nécessaire : or cela est insoûtenable, & les réflexions suivantes vont nous en convaincre.
Dieu peut faire un système de causes libres. Qu’est-ce qu’un système quelconque ? la suite & l’enchaînement des actions qui doivent s’exercer dans ce système. Dieu ne peut-il pas enchaîner les actions des causes libres entr’elles, de sorte que la premiere amene la seconde, & que la seconde suppose la premiere ; que la premiere & la seconde amenent la troisieme, & que la troisieme suppose la premiere & la seconde, & ainsi de suite ? Ces causes, dès-là qu’elles seront coordonnées entr’elles de sorte que les modifications & les actions de l’une amenent les modifications & les actions de l’autre, seront-elles nécessitées ? non sans doute. Un pere tendrement aimé menace, exhorte, prie un fils bien-né : ses menaces, ses exhortations, ses prieres faites dans des circonstances favorables, produiront infailliblement leur effet, & seront causes des déterminations de la volonté de ce fils ; voilà l’influence d’une cause libre sur une cause libre ; voilà des causes dont les actions sont liées ensemble, & qui n’en sont pas moins libres.
Mais dira-t-on : que les causes intelligentes soient coordonnées & liées entr’elles, peut-être que cet enchaînement ne sera pas incompatible avec leur liberté : mais si des causes physiques agissent sur des causes intelligentes, cette action n’emportera-t-elle pas une nécessité dans les causes intelligentes ? Or il paroît que selon notre opinion ces deux especes de causes sont liées les unes aux autres, de sorte que les actions des causes physiques entraînent les actions des êtres intelligens, & réciproquement.
Je répons 1°. que la nécessité, s’il en résultoit quelqu’une de l’impulsion d’une cause physique sur une cause intelligente, s’ensuivroit de même de l’impulsion d’une cause intelligente & libre sur une cause intelligente, parce que l’action de la cause physique n’emporteroit la nécessité qu’à raison de la maniere d’agir, ou à raison de ce qu’elle seroit étrangere à la volonté ; or la cause intelligente & libre qui influeroit sur l’action d’une cause intelligente, seroit également étrangere à celle-ci & agiroit d’une maniere aussi contraire à la liberté.
2°. Ceci n’a besoin que d’une petite explication. Si l’action de la cause physique que nous disons amener l’action d’une cause libre, telle que la volonté, s’exerçoit immédiatement sur la détermination, sur le consentement de la volonté (à-peu-près comme les Théologiens savent que les Thomistes font agir leur prémotion), nous convenons que la liberté seroit en danger ; mais il n’en est pas ainsi. L’action des causes physiques amene dans l’être intelligent (soit par le moyen de l’influence physique, soit dans le système des causes occasionnelles) amene, dis-je, d’abord des modifications, des sensations, des mouvemens indélibérés ; & à la suite de tels & tels mouvemens, de telles & telles modifications reçues dans l’ame naissent infailliblement, mais non nécessairement, telles actions dont ces mouvemens & ces modifications sont la cause ou la raison suffisante ; c’est cette cause ou raison suffisante qui unit le monde physique avec le monde intellectuel : or que les actions qui s’exercent dans l’ordre physique entraînent des modifications, des sensations, des mouvemens dans les causes intelligentes, & que ces modifications, ces sensations, &c. amenent des actions de ces causes intelligentes, il n’y a rien là de contraire à l’activité & à la liberté de ces êtres intelligens.
Il suit de-là, que Dieu a pû coordonner & lier entr’elles les actions qui s’exercent dans un monde physique & celles des êtres intelligens & libres, sans nuire à la liberté de ces mêmes êtres ; que dans cette hypothèse, l’enchaînement des causes établi par Dieu amenant les actions des êtres intelligens, ne rend pas ces actions nécessaires ; que parmi les causes enchaînées de l’évenement fatal, il y en a de libres, & par conséquent que l’évenement fatal n’est pas lui-même nécessaire.
En second lieu, pour soûtenir que cette liaison des causes avec la détermination de la volonté est incompatible avec la liberté, il faut partir de ce principe, que toute liaison infaillible d’une cause avec son effet est nécessaire, & que tout enchaînement de causes est incompatible avec la liberté : si omnia naturali colligatione fiunt, omnia necessitas efficit. Or cette prétention est absolument fausse, & voici les raisons qui la combattent : 1°. rien ne se fait sans raison suffisante, & un effet qui a une raison suffisante, n’est pas pour cela nécessaire ; or un effet qui a une raison suffisante est par cela même infaillible ; car si un effet qui a une raison suffisante n’étoit pas infaillible, on pourroit supposer qu’étant donnée la raison suffisante d’un tel effet, il en est arrivé un autre. Or cette supposition est absurde ; car dans ce cas la raison qui fait qu’un effet est tel, pourroit faire qu’il est tout autre, ce qui est une contradiction dans les termes, le nouvel effet n’auroit point de raison suffisante, ou l’ancien n’en auroit pas eu s’il eût existé ; car comment pourroit-on dire que cette raison étoit pour l’effet qui n’a pas eu lieu une raison suffisante d’être tel, lorsque cette même raison étant posée l’effet a été tout autre ? La raison suffisante d’un effet quelconque, quoique liée infailliblement avec cet effet, ne rend donc pas cet effet nécessaire ; d’où il suit que toute liaison infaillible n’est pas pour cela nécessaire.
2°. Je demande au philosophe qui admet la providence & la prescience de Dieu, & qui me fait cette objection, si un évenement dépendant d’une cause libre, que Dieu a prévû, qui est un moyen dans l’ordre de sa providence, & qui tient par conséquent à tout le système, si un tel évenement, dis-je, peut ne point arriver : il est obligé de me répondre qu’un tel évenement est absolument infaillible & ne peut pas ne point arriver ; or cette sorte de nécessité que l’évenement arrive, & qu’il est obligé de m’avoüer selon lui-même, n’empêche pas l’évenement d’être libre. Cette espece de nécessité n’est donc autre chose que ce que nous appellons infaillibilité, & on ne peut pas la confondre avec la nécessité métaphysique & destructive de la liberté.
3°. Si les bornes de cet article le permettoient, nous pourrions rapprocher de ces principes les doctrines les mieux établies par les Théologiens sur les matieres de la grace & de la prédestination, & faire voir combien ce que nous avançons ici y est conforme. On y voit par-tout la certitude de la prédestination, l’efficacité de la grace, &c. liées infailliblement avec le salut, avec la bonne action, & ne blessant point les droits du libre arbitre. Ce sont précisément les mêmes principes que nous généralisons, en leur faisant embrasser tous les états de l’homme & de l’univers ; mais nous laissons aux lecteurs instruits en ces matieres, le soin de s’en convaincre par quelques réflexions & d’après la lecture des articles Grace, Prédestination.
Nous y répondons en disant que l’enchaînement des causes détermine infailliblement l’existence de l’évenement fatal.
Et d’abord la même force qui établit dans la nature la suite & l’enchaînement des causes qui amenent l’évenement, détermine aussi l’existence de l’évenement dans tel ou tel point de l’espace, & dans tel ou tel point de la durée ; or la force qui unit dans la nature une cause à une autre cause n’est jamais vaincue.
En second lieu, supposer que ce que la fatalité entraîne n’arrive pas, c’est supposer que l’être à qui l’évenement fatal étoit prépare n’est plus le même être, que ce monde n’est plus le même monde dont Dieu avoit déterminé l’existence & prévû les mouvemens. Car en supposant qu’il arrive un évenement différent de l’évenement fatal, la multitude infinie des effets qui tenoient à l’évenement fatal demeure supprimée ; l’évenement différent entraîne d’autres suites que l’évenement fatal, ces suites en entraînent d’autres, & ce changement unique propagant son action dans tous les sens s’étend bien-tôt à tous les êtres, boulverse l’ordre, rompt la chaîne des causes, & change la face de l’Univers. Supposition dont on sent l’absurdité.
Par-là on peut juger de ce que veulent dire toutes ces propositions : ah, si j’eusse été là, si j’avois prévû, &c. j’aurois échappé au danger dont le destin me menaçoit !
On peut dire : celui que le destin menace ne va point là, & ne prévoit point, & nous parlons de celui-là même que le destin menaçoit.
Mais ce qui trompe en ceci, c’est que les circonstances du tems & du lieu étant celles dont on fait abstraction avec le plus de facilité, on se dissimule qu’elles entrent elles-mêmes dans l’ordre des causes coordonnées, & on croit pouvoir attaquer la certitude de la futurition d’un évenement fatal avec plus de succès en le considérant relativement à ces circonstances. On dit d’un homme assommé dans une rue par la chûte d’une tuile, qu’il pouvoit bien ne pas passer par-là ou y passer dans un autre tems, & on ne se permet pas de penser que la tuile pouvoit ne pas tomber dans ce tems-là avec un tel degré de force & avec une telle direction.
On ne prend pas garde qu’il étoit aussi coordonné (& je prens ce mot à la rigueur) que cet homme passât quand la tuile tomboit, qu’il étoit coordonné que la tuile tombât quand cet homme passoit. En effet, pourquoi imagine-t-on que cet homme pouvoit bien ne pas passer ? c’est parce qu’on remarque que plusieurs déterminations libres de sa part ont concouru à lui faire prendre son chemin par-là. Mais je vois aussi plusieurs causes libres parmi celles qui ont déterminé la tuile à tomber, & à tomber dans un tel tems avec un tel degré de force, &c. comme la volonté des ouvriers qui l’ont faite & placée d’une certaine maniere, la négligence du maître de la maison, &c. On pourroit donc imaginer avec autant de fondement que la tuile pouvoit ne pas tomber, qu’on imagine que l’homme assommé pouvoit ne pas passer.
Mais la vérité est que l’un & l’autre évenement étoit coordonné, infaillible, puisque l’un & l’autre étoient amenés par l’enchaînement des causes, puisque l’un & l’autre tenoient au système de l’Univers, entroient dans les vûes de la Providence, &c.
Au reste, & nous l’avons déjà remarqué, cette infaillibilité des évenemens, même alors qu’ils dépendent de l’action des causes intelligentes, n’entraîne point la ruine de leur liberté. On trouvera les preuves de cette vérité, qui est un principe en Théologie, aux articles Grace, Prédestination, & Préscience ; nous y renvoyons nos lecteurs.
Pour répondre à cette question, il suffira de réfuter le sophisme que les Philosophes appellent de la raison paresseuse.
On dit donc : si tout est reglé dès-à-present ; si l’enchaînement des causes emporte l’infaillibilité de tous les évenemens, les prieres & les vœux adressés à l’Être suprème, les conseils & les exhortations des hommes les uns envers les autres, les lois humaines, &c. tout cela ne peut servir de rien. On ajoûte que les hommes doivent demeurer dans une inaction parfaite, dans tous les cas où ils auront quelque occasion d’agir : car, ou les choses pour lesquelles on adresseroit des prieres à Dieu, doivent être amenées par l’enchaînement des causes ; & en ce cas, il est inutile de les demander, elles arriveront certainement : ou elles ne sont pas du nombre des évenemens qui doivent suivre l’enchaînement des causes ; & en ce cas, elles ne peuvent pas arriver, & il est encore inutile de les demander.
On peut dire la même chose des conseils, des exhortations, & des lois : car si les actions auxquelles nous portent tous ces motifs moraux, sont de celles qui entrent dans la suite des évenemens préétablie par Dieu, on les fera certainement ; & si elles n’y entrent pas, tous ces motifs réunis ne les feront pas faire.
Enfin, que j’agisse ou que je n’agisse point, pour procurer la réussite d’une entreprise, pour parvenir à un but ; si j’y arrive, cet évenement aura été amené par l’enchaînement des causes, & mes mouvemens n’y auront servi de rien ; si je n’y arrive pas, ce sera encore à l’enchaînement des causes que je pourrai m’en prendre.
La réponse est facile. Les prieres, les vœux, les conseils, les exhortations, les lois, les actions humaines, tout cela entre dans l’ordre des causes des évenemens. L’évenement n’est certain, que parce que les causes sont proportionnées ; de sorte qu’il sera toûjours vrai de dire, que ce seront vos prieres qui auront obtenu cet heureux succès, vos conseils qui auront fait prendre ce parti, vos mouvemens qui auront fait réussir cette affaire ; puisque dans l’ordre de la providence, vos prieres entrent parmi les causes de ce succès ; vos conseils, parmi les causes de la détermination à ce parti ; & vos actions, parmi les causes de la réussite de cette affaire.
En un mot, quoique tout l’avenir soit déterminé ; comme nous ignorons de quelle maniere il est déterminé, & que nous savons certainement que cette détermination est conséquente à nos actions ; il est clair que dans la pratique, nous devons nous conduire comme s’il n’étoit pas déterminé.
J’ajoûte qu’en se conduisant d’après les principes que nous réfutons, on prétendroit intervertir l’ordre des choses ; on voudroit mettre les actions après la préordination de Dieu, pendant qu’au contraire, cette préordination suppose nos actions dans l’ordre des possibles : donc tout ce raisonnement est d’après une fausse supposition.
D’ailleurs on voit assez que cette difficulté n’est pas particuliere à l’opinion de l’enchaînement des causes ; elle attaque la Providence en général, la prescience, la simple futurition des choses, quand on soûtient qu’elle est dès-à-présent déterminée.
Cette opinion de la fatalité, appliquée à la conduite de la vie, est ce qu’on appelle le destin à la turque, fatum mahumetanum ; parce qu’on prétend que les Turcs, & parmi eux principalement les soldats, se conduisent d’après ce principe.
Nous voyons aussi parmi nous beaucoup de gens qui portent au jeu cette opinion, & qui comptent sur leur bonheur ou sur le malheur de leur adversaire ; qui craignent de joüer lorsqu’ils sont, disent-ils, en malheur, & qui ne hasardent pas de grosses sommes contre ceux qu’ils voyent en bonheur. Cependant je crois qu’on ne doit point estimer au jeu, & faire entrer en ligne de compte, le bonheur & le malheur. Les seules regles qu’on puisse suivre à cet égard, s’il y en a quelqu’une, sont celles que prescrit le calcul, & l’analyse des hasards : or ces regles n’autorisent point du tout la conduite des joüeurs fatalistes.
Car ou il faut avoir égard aux coups passés pour estimer le coup prochain, ou il faut considérer le coup prochain, indépendamment des coups déjà joüés (ces deux opinions ont leurs partisans). Dans le premier cas, l’analyse des hasards me conduit à penser que si les coups précédens m’ont été favorables, le coup prochain me sera contraire ; que si j’ai gagné tant de coups, il y a tant à parier que je perdrai celui que je vas joüer, & vice versâ. Je ne pourrai donc jamais dire : je suis en malheur, & je ne risquerai pas ce coup-là ; car je ne pourrois le dire que d’après les coups passés qui m’ont été contraires ; mais ces coups passés doivent plûtôt me faire espérer que le coup suivant me sera favorable.
Dans le second cas, c’est-à-dire si on regarde le coup prochain comme tout-à-fait isolé des coups précédens, on n’a point de raison d’estimer que le coup prochain sera favorable plûtôt que contraire, ou contraire plûtôt que favorable ; ainsi on ne peut pas regler sa conduite au jeu, d’après l’opinion du destin, du bonheur, ou du malheur.
Ce que nous disons ici du jeu, doit s’appliquer aussi à toutes les affaires de la vie ; car quoique le bon ou le mauvais succès dans les entreprises, dépende souvent d’une infinité de circonstances qu’on ne peut pas soûmettre aux lois du calcul, & qui semblent ne suivre que celles de la fatalité, il est pourtant déraisonnable de régler la moindre de ses démarches, & de fonder la plus foible espérance ou la crainte la plus legere, sur cette opinion du bonheur & du malheur.
Les préjugés opposent à ces principes, qu’il y a des tems malheureux où on ne peut rien entreprendre qui réussisse ; des gens malheureux à qui on ne peut rien confier, & réciproquement des tems heureux & des personnes heureuses.
Mais que veulent dire ces expressions qu’on fait valoir contre ce que nous soûtenons ici ? elles ne signifient rien autre chose, sinon qu’il y a des gens à qui ces circonstances cachées & imprévûes qu’on ne peut ni détourner ni faire naître, ont été jusqu’à présent contraires ou favorables ; mais qui nous répondra qu’elles seront encore favorables dans une affaire qu’il est question d’entreprendre, ou sur quel fondement pensons-nous qu’elles seront contraires ? le passé peut-il nous être en ceci garant de l’avenir ? De quel droit suppose-t-on quelque similitude dans des circonstances qui par l’hypothèse sont cachées & imprévûes ?
C’est pourquoi, afin de donner un exemple de ceci, le mot qu’on prête au cardinal Mazarin choisissant un général, est-il heureux ? me paroît peu juste, puisque les succès passés de ce général n’étant pas dûs à son habileté (par la supposition), ne pouvoient pas répondre de ses succès futurs ; & il falloit toûjours demander, est-il habile ? J’aimerois encore mieux la maxime opposée du cardinal de Richelieu, qu’imprudent & malheureux sont synonymes, (quoiqu’elle ne me semble pas tout-à-fait exacte) ; puisqu’on peut absolument se persuader que parmi les causes du mauvais succès d’un évenement passé, il est toûjours entré quelques fautes de la part de celui qu’on appelle malheureux ; fautes que des conjectures plus fines & une prudence plus consommée auroient pû faire éviter : au lieu qu’il est toûjours impossible de prévoir, & déraisonnable de supposer qu’un homme sera heureux ou malheureux dans une affaire qu’il est question d’entreprendre.
Nous finirons cet article par une remarque : c’est qu’il y a peu de matiere sur laquelle la Philosophie, tant ancienne que moderne, se soit autant exercée que sur celle-ci. Un auteur (Frider. Arpe, theatrum fati) compte jusqu’à cent soixante & tant d’écrivains qui ont traité ce sujet dans des ouvrages particuliers. La lecture de tous ces écrits ne pourroit pas donner des idées nettes sur le sujet que nous venons de traiter, & ne serviroit peut-être qu’à mettre beaucoup de confusion dans l’esprit. Ce qui nous fournit une réflexion que nous soûmettons au jugement des lecteurs, c’est qu’on ne lit point la bonne Métaphysique ; il faut la faire, c’est une nourriture qu’il faut digérer soi-même, si l’on veut qu’elle apporte la vie & la santé. Il me semble qu’une recherche métaphysique est un problème à résoudre : il faut avoir les données, mais on ne doit emprunter la solution de personne. Je me suis efforcé de suivre cette maxime ; & je crois que c’est faute de l’observer, que la Métaphysique a demeuré si long-tems sans faire de progrès. Celui qui observe la Nature & celui qui l’employe, peuvent suivre les traces de ceux qui les ont précédés. Dans la route immense qu’ils ont à parcourir, ils doivent partir du point où les hommes ont été conduits par les expériences, & c’est à eux à en faire de nouvelles en supposant les anciennes ; mais malheur à la Philosophie, si le métaphysicien copie le métaphysicien, parce qu’alors il suppose une opinion, & une opinion n’est pas un fait. Cependant les erreurs se perpétuent, & la vérité demeure cachée, jusqu’à ce qu’enfin par le secours de l’expérience les principes mêmes de la Métaphysique étant devenus autant de faits, puissent être regardés comme appartenant à la véritable Physique, suivant la belle prophétie du chevalier Bacon : de Metaphysicâ ne sis sollicitus, nulla enim est post veram Physicam inventam. Epist. ad redempt. Baranzau.
Il y a une fatalité, dont nous n’avons point parlé, attachée au cours des astres. Voyez Astrologie judiciaire, & Genethliaques. (h)