L’Encyclopédie/1re édition/PROVIDENCE

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PROVIDENCE, s. f. (Métaph.) la providence est le soin que la divinité prend de ses ouvrages, tant en les conservant, qu’en dirigeant leurs opérations. Les payens, tant poëtes que philosophes, si l’on en excepte les Epicuriens, l’ont reconnue, & elle a été admise par toutes les nations du moins policées, & qui vivoient sous le gouvernement des lois. Virgile nous tiendra ici lieu de tous les poëtes. Il fait adresser à Jupiter cette invocation par Vénus :

O qui res hominumque, deûmque
Æternis regis imperiis & fulmine terres.

Æneid. lib. I.

Diodore de Sicile dit que les Chaldéens soutenoient que l’ordre & la beauté de cet univers étoient dûs à une Providence, & que ce qui arrive dans le ciel & sur la terre, n’arrive point de soi-même, & ne dépend point du hazard, mais se fait par la volonté fixe & déterminée des dieux. Les philosophes barbares admettoient une Providence générale. Ils tomboient d’accord qu’un premier moteur, que Dieu avoit présidé à la formation de la terre, mais ils nioient une providence particuliere ; ils disoient que les choses ayant une fois reçu le mouvement qui leur convenoit, s’étoient dépliées, pour ainsi dire, & se succédoient les unes aux autres à point nommé : c’est une folie de croire, disoient-ils, que chaque chose arrive en détail, parce que Jupiter l’a ainsi ordonné : tout au contraire, ce qui arrive est une dépendance certaine de ce qui est arrivé auparavant. Il y a un ordre inviolable duquel tous les évenemens ne peuvent manquer de s’ensuivre, & qui ne sert pas moins à la beauté qu’à l’affermissement de l’univers.

Les philosophes grecs, en admettant une providence, étoient partagés entr’eux sur la maniere dont elle étoit administrée. Il y en eut qui n’étendirent la Providence de Dieu que jusqu’au dernier des orbes célestes, le genre humain n’y avoit point de part. Il y en eut aussi qui ne la faisoient gouverner que les affaires générales, la déchargeant du soin des intérêts particuliers, magna dii curant, parva negligunt, disoit le stoïcien Balbus, ils ne croyoient pas qu’elle s’abaissât jusqu’à veiller sur les moissons & sur les fruits de la terre. Minora dii negligunt, neque agellos singulorum, nec viticulas persequuntur, nec si uredo aut grando quidpiam nocuit, id Jovi animadvertendum fuit. Nec in regnis quidem reges omnia minima curant.

Il faut ici remarquer que la religion des payens, ce qu’ils disoient de la Providence, leur crainte de la justice divine, leurs espérances des faveurs d’en-haut étoient des choses qui ne couloient point de leur doctrine touchant la nature des dieux. Je parle même de la doctrine des philosophes sur ce grand point. Cette doctrine approfondie, bien pénétrée, étoit l’éponge de toute religion. Voici pourquoi : c’est qu’un dieu corporel ne seroit pas une substance, mais un amas de plusieurs substances ; car tout corps est composé de parties. Si l’on invoquoit ce dieu, il n’entendroit point les prieres entant que tout, puisque rien de composé n’existe hors de notre entendement sous la nature de tout. Si Dieu, entant que tout, n’entendoit point les prieres, du moins les entendoit-il quant à ses parties, pas davantage ; car ou chacune de ces parties les entendroit & les pourroit exaucer, ou cela n’appartiendroit qu’à un certain nombre de parties. Au premier cas, il n’y auroit qu’une partie qui fût nécessaire au monde, toutes les autres passeroient sous le rasoir des nominaux, la nature ne souffrant rien d’inutile. Bien plus, cette partie-là contiendroit une infinité d’inutilités, car elle seroit divisible à l’infini. On ne parvient jamais à l’unité dans les choses corporelles. Au second cas, on ne pourroit jamais déterminer quel est le nombre des parties exauçantes, ni pourquoi elles ont cette vertu préférablement à leurs compagnes. Dans ces embarras on concluroit par n’invoquer aucun dieu. Je vais plus loin, & je raisonne contre les philosophes anciens. Le dieu que vous admettez n’étant qu’une matiere très-subtile & très-déliée (les anciens n’ont jamais eu d’autre idée de la spiritualité), n’est tout entier nulle part, ni quant à sa substance, ni quant à sa force : donc il n’existe tout entier en aucun lieu quant à sa science : donc il n’y a rien qui par une idée pure & simple connoisse tout-à-la fois le présent, le passé & l’avenir, les pensées & les actions des hommes, la situation & les qualités de chaque corps, &c. donc la science de votre dieu est partout bornée, & comme le mouvement, quelque infini qu’on le suppose dans l’infinité des especes, est néanmoins fini en chaque partie, & modifié diversement selon les rencontres ; ainsi la science, quelque infinie qu’elle puisse être extensivè par dispersion, est limitée intensivè quant à ses degrés dans chaque partie de l’univers : il n’y a donc point une Providence réunie qui sache tout, & qui regle tout : il seroit donc inutile d’invoquer l’auteur de la nature. Si les anciens philosophes eussent donc raisonné conséquemment, ils auroient nié toute Providence, mais cette idée d’une Providence est si naturelle à l’esprit, & si fortement imprimée dans tous les cœurs, que malgré toutes leurs erreurs sur la nature de Dieu, erreurs qui la détruisoient absolument, ils ont néanmoins toujours reconnu cette Providence. Ils ont réuni en un seul point toute la force & toute la science de Dieu, quoique dans leurs principes elle dût être à part & désunie dans toute la nature. Ils ne sont redevables de leur orthodoxie sur cet article qu’au défaut d’exactitude qui les a empêchés de raisonner conséquemment. Ce sont deux questions qui dans le vrai se supposent l’une & l’autre. Si Dieu gouverne le monde, il a présidé à sa formation, & s’il y a présidé, il le gouverne. Mais tous les anciens philosophes n’y regardoient pas de si près : ils avouoient que la matiere ne devoit qu’à elle-même son existence. Il étoit tout simple d’en conclure que les dieux n’agissoient point sur la matiere, & qu’ils n’en pouvoient disposer à leur fantaisie. Mais ce qui nous paroit si simple & si naturel, n’entroit point dans leur esprit ; ils trouvoient le secret d’unir les choses les plus incompatibles & les plus discordantes. M. Bayle a très-bien prouvé que les Epicuriens qui nioient la Providence, dogmatisoient plus conséquemment que ceux qui la reconnoissoient. En effet, ce principe une fois posé que la matiere n’a point été créée, il est moins absurde de soutenir, comme faisoient les Epicuriens, que Dieu n’étoit pas l’auteur du monde, & qu’il ne se mêloit pas de le conduire, que de dire qu’il l’avoit formé, qu’il le conservoit, & qu’il en étoit le directeur. Ce qu’ils disoient étoit vrai ; mais ils ne laissoient pas de parler inconséquemment. C’étoit une vérité, pour ainsi dire intruse, qui n’entroit point naturellement dans leur système ; ils se trouvoient dans le bon chemin, parce qu’ils s’étoient égarés de la route qu’ils avoient prise au commencement. Voici ce qu’on pouvoit leur dire : si la matiere est éternelle, pourquoi son mouvement ne le seroit-il pas ? Et s’il l’est, elle n’a donc pas besoin d’être conduite. L’éternité de la matiere entraîne avec elle l’éternité du mouvement. Dès que la matiere existe, je la conçois nécessairement susceptible d’un nombre infini de configurations. Peut-on s’imaginer qu’elle puisse être figurable sans mouvement ? D’ailleurs qu’est-ce que le mouvement introduit dans la matiere ? Du moins quel est-il selon vos idées ? Ce n’est qu’un changement de situation qui ne peut convenir qu’à la matiere, c’est un de ses principaux attributs éternels. Et puis, pourroit dire un épicurien, de quel droit Dieu a-t-il ôté à la matiere l’état où elle avoit subsisté éternellement ? Quel est son titre ? D’où lui vient sa commission pour faire cette réforme ? Qu’auroit-on pu lui répondre ? Eût-on fondé ce titré sur la force supérieure dont Dieu se trouvoit doué ; Mais en ce cas-là ne l’eût-on pas fait agir selon la loi du plus fort, & à la maniere de ces conquérans usurpateurs, dont la conduite est manifestement opposée au droit ? Eût-on dit, que Dieu étant plus parfait que la matiere, il étoit juste qu’il la soumît à son empire ? Mais cela même n’est pas conforme aux idées de la religion. Un philosophe qu’on auroit pressé de la sorte, se seroit contenté de dire que Dieu n’exerce son pouvoir sur la matiere que par un principe de bonté. Dieu, diroit-il, connoissoit parfaitement ces deux choses : l’une, qu’il ne faisoit rien contre le gré de la matiere, en la soumettant à son empire ; car, comme elle ne sentoit rien, elle n’étoit point capable de se fâcher de la perte de son indépendance : l’autre, qu’elle étoit dans un état de confusion & d’imperfection, un amas informe de matériaux, dont on pouvoit faire un excellent édifice, & dont quelques-uns pouvoient être convertis en des corps vivans & en des substances pensantes. Il voulut donc communiquer à la nature un état plus parfait & plus beau que celui où elle étoit. 1°. Un épicurien auroit demandé s’il y avoit un état plus convenable à une chose que celui où elle a toujours été, & où sa propre nature & la nécessité de son existence l’ont mise éternellement. Une telle condition n’est-elle pas la plus naturelle qui puisse s’imaginer ? Ce que la nature des choses, ce que la nécessité à laquelle tout ce qui existe de soi-même doit son existence réglée & déterminée, peut-il avoir besoin de reforme ? 2°. Un agent sage n’entreprend point de mettre en œuvre un grand amas de matériaux, sans avoir examiné ses qualités, & sans avoir reconnu qu’ils sont susceptibles de la forme qu’il voudroit leur donner ; or Dieu pouvoit-il les connoître, s’il ne leur avoit pas donné l’être ? Dieu ne peut tirer ses connoissances que de lui-même : rien ne peut agir sur lui, ni l’éclaircir : si Dieu ne voyant donc point en lui-même, & par la connoissance de ses volontés, l’existence de la matiere, elle devoit lui être éternellement inconnue : il ne pouvoit donc pas l’arranger avec ordre, ni en former son ouvrage. On peut donc conclure de tous ces raisonnemens que l’impiété d’Epicure rouloit naturellement & philosophiquement de l’erreur commune aux payens sur l’existence éternelle de la matiere. Ses avantages auroient été bien plus grands, s’il avoit eu à faire au vulgaire, qui croyoit bonnement que les dieux mâles & semelles, issus les uns des autres, gouvernoient le monde. On peut lire sur cela l’article d’Epicure dans le dictionnaire de Bayle.

Il y avoit encore une autre raison qui auroit dû empêcher les anciens philosophes, supposé qu’ils eussent raisonné conséquemment, d’admettre une Providence du moins particuliere : c’est le sentiment où ils étoient presque tous, qu’il n’y avoit point de peines ni de récompenses dans une autre vie, quoiqu’ils enseignassent au peuple ce dogme à cause de son utilité. L’ancienne philosophie grecque étoit rafinée, subtilisée, spéculative à l’excès ; elle se décidoit moins par des principes de Morale, que par des principes de Métaphysique ; & quelque absurdes qu’en fussent les conséquences, elles n’étoient pas capables de vaincre l’impression que ces principes faisoient sur leurs esprits, ni de les tirer de l’erreur dont ils étoient prévenus ; or ces principes métaphysiques qui donnent, dans leur façon de raisonner, nécessairement l’exclusion au dogme des peines & des récompenses d’une autre vie, étoient 1°. que Dieu ne pouvoit se fâcher, ni faire du mal à qui que ce soit : 2°. que nos ames étoient autant de parcelles de l’ame du monde qui étoit dieu, à laquelle elles devoient se réunir, après que les liens du corps où elles étoient comme enchaînées, auroient été brisés. Voyez l’article Ame. Un moderne rempli des idées philosophiques de ces derniers siecles, sera peut-être surpris de ce que cette conséquence a fort embarrassé toute l’antiquité, lorsqu’il lui paroit & qu’il est réellement si facile de résoudre la difficulté, en distinguant les passions humaines des attributs divins de justice & de bonté, sur lesquels est établi d’une maniere invincible le dogme des peines & des récompenses futures. Mais les anciens étoient fort éloignés d’avoir des idées si précises & si distinctes de la nature divine ; ils ne savoient pas distinguer la colere de la justice, ni la partialité de la bonté. Ce n’est cependant pas qu’il n’y ait eu parmi les ennemis de la religion quelques modernes coupables de la même erreur. Milord Rochester croyoit un Etre suprème ; il ne pouvoit pas s’imaginer que le monde fut l’ouvrage du hasard, & le cours régulier de la nature lui paroissoit démontrer le pouvoir éternel de son auteur ; mais il ne croyoit pas que Dieu eût aucune de ces affections d’amour & de haine qui causent en nous tant de trouble ; & par conséquent il ne concevoit pas qu’il y eût des récompenses & des peines futures.

Mais comment concilier, direz-vous, la Providence avec l’exclusion du dogme des peines & des récompenses d’une autre vie ? Pour répondre à votre question, il sera bon de considérer quelle étoit l’espece de Providence que croyoient les philosophes théistes. Les Péripatéticiens & les Stoïciens avoient à-peu-près les mêmes sentimens sur ce sujet. On accuse communément Aristore d’avoir cru que la Providence ne s’étendoit point au dessous de la lune ; mais c’est une calomnie inventée par Chalcidias. Ce qu’Aristote a prétendu, c’est que la Providence particuliere ne s’étendoit point aux individus. Comme il étoit fataliste dans ses opinions sur les choses naturelles, & qu’il croyoit en même tems le libre arbitre de l’homme ; il pensoit que si la Providence s’étendoit jusqu’aux individus, ou que les actions de l’homme seroient nécessaires, ou qu’étant contingentes, leurs effets déconcerteroient les desseins de la Providence. Ne voyant donc aucun moyen de concilier le libre arbitre avec la Providence divine, il coupa le nœud de la difficulté, en niant que la Providence s’étendît jusqu’aux individus. Zénon soutenant que la Providence prenoit soin du genre humain, de la même maniere qu’elle préside au globe céleste, mais plus uniforme dans ses opinions qu’Aristote, il nioit le libre arbitre de l’homme ; & c’est en quoi il différoit de ce philosophe. Au reste l’un comme l’autre, en admettant la providence générale, rejettoit toute providence particuliere. Voilà d’abord un genre de providence, qui est non-seulement très compatible avec l’opinion de ne point croire les peines & les récompenses de l’autre vie, mais qui même détruit la créance de ce dogme.

Le cas des Pythagoriciens & des Platoniciens est à la vérité tout-à-fait different ; car ces deux sectes croyoient une providence particuliere qui s’étendoit à chaque individu ; une providence qui suivant les notions de l’ancienne philosophie, ne pouvoit avoir lieu sans les passions d’amour ou de haine : c’est-là le point de la difficulté. Ces sectes excluoient de la Divinité toute idée de passion, & particulierement l’idée de colere ; en conséquence, elles rejettoient la créance du dogme des peines & des récompenses d’une autre vie ; cependant elles croyoient en même tems une providence administrée par le secours des passions. Pour éclaircir cette opposition apparente, il faut avoir recours à un principe dominant du paganisme, c’est-à-dire, de l’influence des divinités locales & nécessaires. Pythagore & Platon enseignoient que les différentes régions de la terre avoient été confiées par le maître suprème de l’univers au gouvernement de certains dieux inférieurs & subalternes. C’étoit long-tems avant ces philosophes l’opinion populaire de tout le monde payen. Elle venoit originairement des Egyptiens, sur l’autorité desquels Pythagore & Platon l’adopterent. Tous les écrits de leurs disciples sont remplis de la doctrine des démons & des génies, & d’une maniere si marquée, que cette opinion devint le dogme caractérisé de leur théologie. Or l’on supposoit que ces génies étoient susceptibles de passions, & que c’étoit par leur moyen que la providence particuliere avoit lieu. On doit même observer ici que la raison qui, suivant Chalcidias, faisoit rejetter aux Péripatéticiens la créance d’une providence, c’est qu’ils ne croyoient point à l’administration des divinités inférieures ; ce qui montre que ces deux opinions étoient étroitement liées l’une à l’autre.

Il paroît évidemment par ce que nous venons de dire, que le principe, que Dieu est incapable de colere, principe qui dans l’idée des payens renversoit le dogme des peines & des récompenses d’une autre vie, n’attaquoit point la providence particuliere des dieux, & que la bienveillance que quelques philosophes attribuoient à la Divinité suprème, n’étoit point une passion semblable en aucune maniere à la colere qu’ils lui refusoient, mais une simple bienveillance, qui dans l’arrangement & le gouvernement de l’univers, dirigeoit la totalité vers le mieux, sans intervenir dans chaque système particulier. Cette bienveillance ne provenoit pas de la volonté, mais émanoit de l’essence même de l’Etre suprème. Presque tous les philosophes ont donc reconnu une providence, sinon particuliere, du-moins générale. Démocrite & Leucippe passent pour avoir été les premiers adversaires de la Providence ; mais ce fut Epicure qui entreprit d’établir leurs opinions. Tous les Epicuriens pensoient de même que leur maître ; Lucrece cependant, le poëte Lucrece, dans le livre même où il combat la Providence, l’établit d’une maniere fort énergique, en admettant une force cachée qui influe sur les grands événemens.

Usque adeò res humanas vis abdita quæ dam
Obterit, & pulchros fasces, soevasque secures
Proculcare ac ludibrio sibi habere videtur.

Au fond, Epicure n’admettoit des dieux que par politique, & son système étoit un véritable athéisme. Cicéron le dit d’après Possidonius, dans son livre de la nature des dieux : Epicurus re tollit, & actione relinquit deos. Nous résoudrons plus bas les difficultés qu’il faisoit contre le dogme de la Providence.

Tous les peuples policés reconnoissoient une Providence ; cela est sûr des Grecs. On pourroit en rapporter une infinité de preuves ; je me contenterai de celle que me fournit Plutarque dans la vie de Timoléon, de la traduction d’Amiot : « Mais arrivé que fut Dionisius en la ville de Corinthe, il n’y eut homme en toute la Grece, qui n’eût envié d’y aller pour le voir & parler à lui, & y alloient les uns très-aises de son malheur, comme s’ils eussent foulé aux piés celui que la fortune avoit abattu, tant ils le haïssoient âprement. Les autres amollis en leur cœur de voir une si grande mutation, le regardoient avec un je ne sai quoi de compassion, considérant la grande puissance qu’ont les causes occultes & divines sur l’imbécillité des hommes, & sur les choses qui passent tous les jours devant nos yeux ». Il est vrai, pour le dire en passant, que l’orthodoxie de Plutarque n’est pas soutenue, & qu’il parle quelquefois le langage des Epicuriens. Tite-Live s’exprime ainsi sur le malheur arrivé à Appius Claudius : & dum pro se quisque deos tandem esse, & non negligere humana fremunt, & superbiæ crudelitatique pænas & si feras, non leves tamen venire pænas. Les Indiens, les Celtes, les Egyptiens, les Ethiopiens, les Chaldéens, en un mot, presque tous les peuples qui croyoient qu’il y avoit un Dieu, croyoient en même tems qu’il avoit soin des choses humaines : tant est forte & naturelle la conviction d’une Providence, dès-là qu’on admet un Être suprème. L’évidence de ce dogme ne sauroit être obscurcie par les difficultés qu’on y oppose en foule ; les seules lumieres de la raison suffisent pour nous faire comprendre, que le Créateur de ce chef-d’œuvre qu’on ne peut assez admirer, n’a pu l’abandonner au hasard. Comment s’imaginer que le meilleur des peres néglige le soin de ses enfans ? Pourquoi les auroit-il formés, s’ils lui étoient indifférens ? Quel est l’ouvrier qui abandonne le soin de son ouvrage ? Dieu peut-il avoir créé des sujets en état de connoître leur Créateur & de suivre des lois, sans leur en avoir donné ? Les lois ne supposent-elles pas la punition des coupables ? Comment punir, sans connoître ce qui se passe ? Tout ce qui est dans Dieu, tout ce qui est dans l’homme, tout ce qui est dans le monde, nous conduit à une Providence. Dès qu’on supprime cette vérité, la religion s’anéantit ; l’idée de Dieu s’efface, & on est tenté de croire, que n’y ayant plus qu’un pas à faire pour tomber dans l’athéisme, ceux qui nient la Providence peuvent être placés au rang des athées. Mais, pour rendre ceci plus frappant & plus sensible, faisons un parallele entre le Dieu de la religion, & le dieu de l’irreligion ; entre le Dieu de providence, & le dieu d’Epicure ; entre le Dieu des Chrétiens, & le dieu de certains déistes. Dans le système de l’irréligion, je vois un dieu dédaigneux & superbe, qui néglige, qui oublie l’homme après l’avoir fait, qui le dégage de toute dépendance, de peur de s’abaisser jusqu’à veiller sur lui ; qui l’abandonne par mépris à tous les égaremens de son orgueil, & à tous les excès de la passion, sans y prendre le moindre intérêt ; un dieu qui voit d’un œil égal & le vice triomphant, & la vertu violée, qui ne demande d’être aimé ni même d’être connu de sa créature, quoiqu’il ait mis en elle une intelligence capable de le connoître, & un cœur capable de l’aimer. Dans le système de la Providence, je vois au contraire un Dieu sage, dont l’immuable volonté est un immuable attachement à l’ordre, un Dieu bon, dont l’amour paternel se plaît à cultiver dans le cœur de sa créature, les semences de vertu qu’il y a mises ; un Dieu juste qui récompense sans mesure, qui corrige sans hauteur, qui punit avec regle & proportionne les châtimens aux fautes ; un Dieu qui veut être connu, qui couronne en nous ses propres dons, l’hommage qu’il nous fait rendre à ses perfections infinies, & l’amour qu’il nous inspire pour elles. C’est au déiste situé entre ces deux tableaux, à se déterminer pour celui qui lui paroît plus conforme à sa raison.

Si nous pouvions méconnoître la Providence dans le spectacle de ce vaste univers, nous la retrouverions en nous. Sans chercher des raisons qui nous fuient, ouvrons l’oreille à la voie intérieure qui cherche à nous instruire. Nous sommes l’abrégé de l’univers, & en même tems nous sommes l’image du Créateur. Si nous ne pouvons contempler ce grand original, contentons-nous de le contempler dans son image. Nous ne pouvons jamais mieux le trouver que dans les portraits où il a voulu se peindre lui-même. Si je me replie sur moi-même, je sens en moi un principe qui pense, qui juge, qui veut ; je trouve de plus que je suis un corps organisé, capable d’une infinité de mouvemens variés, dont les uns ne dépendent point du tout de moi, les autres en dépendent en partie, & les autres me sont entierement soumis. Ceux qui ne dépendent point de moi, sont par exemple, la circulation du sang & celle des humeurs, d’où procede la nutrition & la formation des esprits animaux. Ce mouvement ne peut être interrompu par un acte de ma volonté, & je ne puis subsister, si quelque cause étrangere en interrompt le cours. J’en trouve d’autres chez moi aussi indépendans de ma volonté que la circulation du sang ; mais que je puis suspendre pour un moment, sans bouleverser toute la machine. Tel est entre autres celui de la respiration, que je puis arrêter quand il me plaît, mais non pas pour long-tems, par un simple acte de ma volonté, sans le secours de quelques moyens antérieurs. Enfin, il y a en moi certains fluides errans dans tous les divers canaux, dont mon corps est rempli, mais dont je puis déterminer le cours par un acte de ma volonté. Sans cet acte, ces fluides que j’appellerai les esprits animaux, coulent par leur activité naturelle indifféremment dans tous les vuides & dans tous les canaux qu’ils rencontrent ouverts, sans affecter un lieu particulier plutôt qu’un autre, semblables à des serviteurs qui se promenent négligemment en attendant l’ordre de leur maître ; mais selon mes desirs ils se transportent dans les canaux particuliers, à proportion du besoin plus ou moins grand, dont je suis le juge. Je vois dans ce que je viens de trouver chez moi, une image naïve de tout cet univers. Nous y distinguons des mouvemens réglés & invariables, d’où dépendent tous les autres, & qui sont à l’univers comme la circulation du sang dans le corps humain, mouvement que Dieu n’arrête jamais, non plus que l’homme n’arrête celui de son sang ; avec cette différence, que c’est en nous un effet de notre impuissance, & en Dieu celui de son immutabilité. Nous comparerons donc les mouvemens généraux de nos corps qui ne dépendent point de nous, aux lois générales & immuables que Dieu a établies dans la matiere. Mais comme nous trouvons en nous de certains mouvemens, quoiqu’indépendans de nous, dont nous pouvons pourtant suspendre le cours pour quelques momens, comme celui de la respiration ; aussi conçois-je dans cet univers des mouvemens très-réglés, qui procedent des mouvemens généraux, que Dieu peut suspendre quelque tems, sans porter préjudice à ce bel ordre, mais dont il changeroit l’économie, si cette suspension duroit trop long-tems. Tel est celui du soleil & de la lune, que Dieu arrêta pour donner le tems à Josué de remporter une entiere victoire sur les ennemis de son peuple. Enfin, je trouve dans la nature aussi-bien que chez moi une quantité immense de fluides de plusieurs especes, répandus dans tous les pores & les interstices des corps, ayant du mouvement en eux-mêmes, mais un mouvement qui n’est pas entierement déterminé de tel ou tel côté par les lois générales, qui sont en partie comme vagues & indéterminées. Ce sont ces fluides qui sont à la nature ce que sont les esprits animaux au corps humain, esprits nécessaires à tous les mouvemens principaux & indépendans de nous, mais soumis outre cela à exécuter nos ordres par ces principes que je viens de poser.

Il est maintenant aisé de comprendre comment Dieu a pû établir des lois fixes & inviolables du mouvement, & gouverner pourtant le monde par sa Providence. Quoi ! j’aurai le pouvoir de remuer un bras ou de ne pas le remuer, de me transporter dans un certain lieu ou de ne pas le faire, d’aider un ami ou de ne le pas aider ; & Dieu qui a disposé toutes choses avec une sagesse & une puissance infinies, & de qui je tiens ce pouvoir, se sera lui-même privé d’agir par des volontés particulieres ? Je puis aider mes enfans, les punir, les corriger, leur procurer du plaisir, ou les priver de certaines choses selon ma prudence ; je puis par ma prévoyance prévenir les maux & les accidens qui peuvent leur arriver, en ôtant de dessous leurs pas ce qui pourroit occasionner leur chûte. Ce que je puis faire pour mes enfans je le puis aussi pour mes amis. Je sai qu’un ami se dispose à faire une action qui peut lui procurer de fâcheuses affaires, je cours sur les lieux, je le préviens, & je l’empêche par mes sollicitations d’exécuter ce qu’il avoit desir de faire. Pendant ma promenade je vois devant moi un aveugle qui va se précipiter dans un fossé, croyant suivre le chemin. Je précipite mes pas, je prends cet aveugle par le bras, & je l’arrête sur le penchant de sa chûte ; n’est-ce pas là une providence en moi ? Par combien d’autres réflexions pourrai-je la prouver ? Or ce que je sens en moi irai-je le refuser à la divinité ? Notre providence n’est qu’une image imparfaite de la sienne. Il est le pere de tous les hommes, ainsi que leur créateur ; il punit, il châtie, il prévoit les maux, il les fait quelquefois sentir à ses enfans. Il se dispose au châtiment, mais notre repentir calme sa colere, & éteint entre ses mains la foudre qu’il étoit prêt à lancer. Sa Providence ne s’est pas bornée à établir des lois de mouvement, selon lesquelles tout se meut, tout se combine, tout se varie, tout se perpétue. Ce ne seroit là qu’une Providence générale. S’il n’avoit créé que de la matiere, ces lois générales auroient suffi pour entretenir l’univers éternellement dans le même ordre, tant sa profonde sagesse l’a rendu harmonieux ; mais outre la matiere, il a créé des êtres intelligens & libres, auxquels il a donné un certain degré de pouvoir sur les corps : ce sont ces êtres libres qui engagent la Divinité à une providence particuliere ; c’est celle-ci qui fait une des parties les plus intéressantes de la religion : examinons si les principes que nous avons posés en détruisent l’idée.

Si je conçois l’univers comme une machine, dont les ressorts sont engagés si dépendamment les uns des autres, qu’on ne peut retarder les uns sans retarder les autres ; & sans boulverser tout l’univers : alors je ne concevrai d’autre providence que celle de l’ordre établi dans la création du monde, que j’appelle Providence générale. Mais j’ai bien une autre idée de la nature. Les hommes dans leurs ouvrages même les plus liés, ne laissent pas de les faire tels, qu’ils peuvent sans renverser l’ordre de leur machine, y changer bien des choses. Un horloger, par exemple, a beau engager les roues d’une montre, il est pourtant le maître d’avancer ou de reculer l’aiguille comme il lui plaît. Il peut faire sonner un réveil plus tôt ou plus tard, sans altérer les ressorts & sans déranger les roues ; ainsi vous voyez qu’il est le maître de son ouvrage, particulierement sur ce qui regarde sa destination. Un réveil est fait pour indiquer les heures, & pour réveiller les gens dans un certain tems. C’est justement ce dont est maître celui qui a fait la montre. Voilà justement l’idée de la Providence générale & particuliere. Ces ressorts, ces roues, ces balanciers, tout cela en mouvement font la Providence générale, qui ne change jamais & qui est inébranlable : ces dispositions du réveil & du cadran, dont les déterminations sont à la disposition de l’ouvrier, sans altérer ni ressort ni rouages, sont l’emblème de la Providence particuliere. Je me représente cet univers comme un grand fluide, à qui Dieu a imprimé le mouvement qui s’y conserve toujours. Ce fluide entraîne les planetes par un courant très-reglé & par un mouvement si uniforme, que les Astronomes peuvent aisément prédire les conjonctions & les oppositions. Voilà la Providence générale. Mais dans chaque planete les parties de ces premiers élémens n’ont point de mouvement reglé. Elles ont à la vérité un mouvement perpétuel, mais indéterminé, se portant où les passages sont les plus libres, semblables à ces rivieres qui suivent constamment leur lit, mais dont une partie des eaux se répand à droite & à gauche, au-travers des pores de la terre, suivant le plus ou le moins de facilité du terroir qu’elles pénetrent. C’est cette matiere du premier élément que Dieu détermine par des volontés particulieres, suivant les vûes de sa sagesse & de sa bonté. Ainsi sans rien changer dans les lois primitives établies par la Divinité, il peut regler tous les évenemens sublunaires occasionellement, selon les démarches des êtres libres qu’il a mis sur la terre ou dans les autres planetes, s’il y en a d’habitées. Voilà ce qui concerne la Providence par rapport à la nature, voyons celle qui regarde les esprits.

En formant cet univers, Dieu avoit créé des objets de sa puissance & de sa sagesse. Il voulut en créer qui fussent l’objet de sa bonté, & qui fussent en même tems les témoins de sa puissance & de sa sagesse. Cette pente générale & universelle des hommes à la félicité, paroit une preuve incontestable que Dieu les a faits pour être heureux. L’Ecriture fortifie ce sentiment au-lieu de le détruire, en nous disant que Dieu est charité ; qu’est-ce à dire ? C’est que la bonté de Dieu est l’attribut à qui les hommes doivent leur existance, & qui par conséquent est le premier à qui ils doivent rendre hommage.

L’amour d’un sexe l’un pour l’autre, l’amour des peres pour leurs enfans, cette pitié dont nous sommes naturellement susceptibles, sont trois moyens puissans par lesquels la sagesse infinie sait tout conduire à ses fins. 1°. Dieu n’a point commis le soin de la société uniquement à la raison des hommes. En vain auroit-il fait la distinction des deux sexes ; en vain de cette distinction s’en devroit-il suivre la propagation du genre humain ; en vain la religion naturelle nous avertiroit-elle que nous devons travailler au bonheur de notre prochain, tout auroit été inutile, le penchant de l’homme au bonheur l’auroit toujours éloigné des vûes de la Providence. Quelqu’un se seroit-il marié s’il n’y avoit eu que la raison seule qui l’y eût déterminé ? Le mariage le plus heureux entraîne toujours après lui plus de soucis & d’inquiétudes que de plaisir ; les femmes sur-tout y sont plus intéressées que les hommes. Suivez avec exactitude toutes les suites d’une grossesse, les douleurs de l’enfantement, &c. & jugez s’il y a une femme au monde qui voulût en courir les risques, si elle n’agissoit qu’en vûe de suivre sa raison ? Quoique les hommes courent moins de hasard, & qu’ils soient exposés à moins de maux, il en reste encore assez pour les éloigner du mariage, s’ils n’y étoient poussés que par leur devoir. Aussi Dieu les a-t-il engagés non-seulement par le plaisir, mais par une impulsion secrete, encore plus forte que le plaisir. 2°. Si nous examinons cette tendresse des peres & des meres pour leurs enfans, nous n’y trouverons pas moins les soins attentifs de la Providence. Qu’est-ce qui nous engage à avoir plus d’amour pour nos enfans que pour ceux de nos voisins, quand même les nôtres auroient moins de beauté & moins de mérite ? la raison n’exige-t-elle pas de nous que nous proportionnions notre amour au mérite ? Mais il ne s’agit pas d’agir ici par raison. Le pere partage avec sa tendre épouse les inquiétudes que leur cause leur amour pour leurs enfans. Tout leur tems est employé, soit à leur éducation, soit à travailler pour leur laisser du bien après leur mort. Il leur en faudroit peu pour eux seuls, mais ils ne trouvent jamais qu’ils en laissent assez à leurs enfans. Ils se privent souvent des plaisirs qu’il faudroit acheter aux dépens du bonheur de leur famille. En bonne foi, les hommes s’aimant comme ils s’aiment, prendroient-ils tous ces soins pour leurs enfans, s’ils n’y étoient engagés par une forte tendresse ? & auroient-ils cette tendresse si elle ne leur étoit imprimée par une cause supérieure ? Examinons-les sous un autre point de vue. Ils ont une haine mortelle pour tout ce qui s’oppose à leur bonheur. L’homme est né paresseux, il fuit la peine, & sur-tout une peine qu’il ne choisit pas lui-même. Voilà pourtant des enfans qui lui en imposent de telles, qu’il les regarderoit comme un joug insupportable si c’étoit d’autres que ses enfans. L’homme aime sa liberté, & haït quiconque la lui ravit. Cependant ses enfans lui donnent une occupation onéreuse, & gênent entierement sa liberté, & il ne les aime pas moins pour cela ; bien plus, si quelque enfant est plus accablé de maladies que les autres, il sera toujours le plus aimé quoiqu’il donne le plus de peine, toute la tendresse semble se ramasser en lui seul. Admirons en cela la sagesse infinie de la Providence, qui ayant donné aux hommes un penchant invincible pour le bonheur, a pourtant su malgré ce penchant les conduire à ses fins. 3°. La Providence, toujours attentive à nos besoins, a imprimé dans l’homme le sentiment de la pitié, qui nous fait sentir une vive douleur à la vûe du malheur d’autrui, & qui nous engage à le soulager pour nous soulager nous-mêmes. Il y a, je le sais, de l’amour-propre dans le secours que nous donnons aux misérables & aux affligés, mais Dieu enchaîne cet amour-propre par cette vive sensibilité dont nous ne sommes pas les maîtres ; elle est involontaire, & ne pouvant nous en défaire, nous trouvons plus d’expédient d’en faire cesser la cause en soulageant les misérables. Il faut avouer que les Stoïciens étoient de pauvres philosophes, de prétendre que la pitié étoit une passion blâmable, elle qui fait l’honneur de l’humanité. Je ne puis comprendre qu’on ait été si long-tems entêté de la morale de ces gens-là ; mais ils sont anciens, ainsi fussent-ils mille fois plus ridicules, ils feront toujours l’admiration des pedans. La pitié est une passion bien respectable, elle est l’apanage des cœurs bien faits, elle est une des plus fortes preuves que le monde est conduit par une sagesse infinie, qui sait conduire tout à ses fins, même parmi les êtres libres, sans gêner leur liberté. Plus je fais réflexion sur ces trois lois de la Providence générale, plus je suis surpris de voir tant d’athées dans le siecle où nous sommes. Si nous n’avions d’autres preuves de la Divinité que celles qui sont métaphysiques, je ne serois pas surpris que ceux qui n’ont pas le génie tourné de ce côté-là, n’y fussent pas sensibles. Mais ce que je viens de dire est proportionné à toutes sortes de génies, & en même tems si satisfaisant, que je doute que tout homme qui voudra y faire attention, ne reconnoisse une Providence. Qui reconnoit une Providence reconnoit un Dieu : on a fait souvent ce raisonnement, il y a un Dieu, donc il y a une Providence. Par-là on étoit obligé de prouver l’existence d’une Divinité par d’autres voies que par la Providence : c’est ce qui engageoit les Philosophes à aller chercher des raisons métaphysiques, peu sensibles & souvent fausses, au-lieu que cet argument-ci est certain, il y a une Providence, donc il y a un Dieu : voici quelques-unes des difficultés qu’on peut faire contre la Providence.

Il y a dans le monde plusieurs désordres, bien des choses inutiles & mêmes nuisibles. Les Epicuriens pressoient cette objection, & elle est repétée plus d’une fois dans le poëme de Lucrece :

Nequaquam nobis divinitùs esse creatam
Naturam mundi quæ tantâ est proedita culpâ.

les rochers inaccessibles, les deserts affreux, les monstres, les poisons, les grêles, les tempêtes, &c. étoient autant d’argumens qu’on joignoit aux précédens.

Je réponds 1°. que Dieu a établi dans l’univers des lois générales, suivant lesquelles toutes choses particulieres, sans exception, ont leur usage propre ; & quoiqu’elles nous paroissent fâcheuses & incommodes, les regles générales n’en sont pas moins sages & salutaires. Il ne conviendroit point à Dieu de déroger par des exceptions perpétuelles. 2°. On regarde bien des choses comme des désordres, parce qu’on en ignore la raison & les usages ; & dès qu’on vient à les découvrir, on voit un ordre merveilleux. Par exemple, ceux qui adoptoient le système astronomique de Ptolomée, trouvoient dans la structure des cieux, & dans l’arrangement des corps célestes, des especes d’irrégularités & des contradictions même qui les révoltoient. De-là cette raillerie ou plutôt ce blasphème d’Alphonse roi de Castille & grand mathématicien, qui disoit que si la divinité l’avoit appellé à son conseil, il lui auroit donné de bons avis. Mais depuis que l’ancien système a fait place à un autre beaucoup plus simple, & plus commode, les embarras ont disparu, & le monde s’est montré sous une forme à laquelle on défieroit Alphonse lui-même de trouver à redire. Avant qu’on eût découvert en Anatomie la circulation du sang & d’autres vérités importantes, le véritable usage de plusieurs parties du corps humain étoit ignoré, au-lieu qu’à présent il s’explique d’une maniere sensible. 3°. Quant aux choses inutiles, il ne faut pas être si prompt à les qualifier. Ainsi la pluie tombe dans la mer ; mais peut-être en tempere-t-elle la salure, qui sans cela deviendroit plus nuisible aux poissons, & les navigations en tirent souvent des rafraîchissemens bien essentiels. 4°. Enfin on trouve des utilités très-considérables dans les choses qui paroissent difformes ou même dangereuses. Les monstres, par exemple, font d’autant mieux sentir la bonté des êtres parfaits. L’expérience a sçu tirer des poisons mêmes d’excellens remedes. Ajoutons que les bornes de notre esprit ne permettent pas de prononcer décisivement sur ce qui est beau ou laid, utile ou inutile dans un plan immense. Le hasard, dites-vous, cause aveugle, influe sur une quantité de choses, & les soustrait par conséquent à l’empire de la divinité. Mais qu’est-ce que le hasard ? Le hasard n’est rien ; c’est une fiction, une chimere qui n’a ni possibilité, ni existence. On attribue au hasard des effets dont on ne connoît pas les causes ; mais Dieu connoissant de la maniere la plus distincte toutes les causes & tous les effets, tant existans que possibles, rien ne sauroit être hasard par rapport à Dieu. Mais à l’égard de Dieu, continuez-vous, n’y a-t-il pas bien des choses casuelles, comme le nombre des feuilles d’un arbre, celui des grains de sable de tel ou tel rivage ? Je réponds que le nombre des feuilles n’est pas moins déterminé que celui des arbres & des plus grands corps de l’univers. Il n’en coûte pas plus à Dieu de se représenter les moindres parties du monde que les plus considérables ; & le principe de la raison suffisante n’est pas moins essentiel pour regler leur nombre, leur place, & toutes les autres circonstances qui les concernent, que pour assigner au soleil son orbite, & à la mer son lit. Si le hasard avoit lieu dans les moindres choses, il pourroit l’avoir dans les plus grandes. Du moins on avouera que ce qui dépend de la liberté des hommes & des autres êtres intelligens, ne sauroit être assujetti à la Providence. Je répons qu’il seroit bien étrange que le plus beau & le plus excellent ordre des choses créées, celui des intelligences, fût soustrait au gouvernement de Dieu, ayant reçu l’existence de lui comme tout le reste, & faisant la plus noble partie de ses ouvrages. Au contraire, il est à présumer que Dieu y fait une attention toute particuliere. D’ailleurs, si l’usage de la liberté détruisoit le gouvernement divin, il ne resteroit presque rien des choses sublunaires qui fût sous la dépendance de Dieu, presque tout ce qui se passe sur la terre étant l’ouvrage de l’homme & de sa liberté. Mais Dieu en dirigeant les événemens n’en détruit, ni même n’en change la nature & le principe. Il agit a l’égard des êtres libres d’une façon, s’il est permis de parler ainsi, respectueuse pour leur liberté. S’il y a quelque difficulté à concilier cette action de Dieu avec la liberté de l’homme, les bornes de notre esprit doivent en amortir l’impression. Comment Dieu, dit l’adversaire de la Providence, peut-il embrasser la connoissance & le soin de tant de choses à la fois ? Parler ainsi, c’est oublier la grandeur, l’infinité de Dieu. Y a-t-il quelque répugnance à admettre dans un être infini une connoissance sans bornes & une action universelle ? Nous-mêmes, dont l’entendement est renfermé dans de si étroites bornes, ne sommes nous pas témoins tous les jours de l’artifice merveilleux qui rassemble une foule d’objets sur notre rétine, & qui en transmet les idées à l’ame ? N’éprouvons-nous pas plusieurs sensations à la fois ? Ne mettons-nous pas en dépôt dans notre mémoire une quantité innombrable d’idées & de mots, qui se trouvent au besoin dans un ordre & avec une netteté merveilleuse ? Et comme il y a diverses nuances de gradations entre les hommes, & qu’un idiot de paysan a beaucoup moins d’idées qu’un philosophe du premier ordre, ne peut-on pas concevoir en Dieu toutes les idées possibles au plus haut degré de distinction ? N’est-il pas indigne de Dieu d’entrer dans de pareils détails ? Parler ainsi, c’est se faire une fausse idée de la majesté de Dieu. Comme il n’y a ni grand, ni petit pour lui, il n’y a rien non plus de bas & de méprisable à ses yeux. Il est au contraire parfaitement convenable à la qualité d’Etre suprème de diriger l’univers de telle sorte que les plus petites choses parviennent à sa connoissance, & ne s’exécutent point sans sa volonté. La majesté de Dieu consiste dans l’exercice de ses perfections, & cet exercice ne sauroit avoir lieu sans sa providence. Les afflictions des gens de bien sont du-moins incompatibles avec le gouvernement d’un Dieu sage & juste ? Les méchans d’un autre côté prosperent & demeurent impunis. Nous voici parvenus aux difficultés les plus importantes qui ont exercé dans tous les âges les Payens, les Juifs & les Chrétiens. Les Payens, sur-tout toutes les fois qu’il arrivoit quelque chose de contraire à leurs vœux, & que leur vertu ne recevoit pas la récompense à laquelle ils s’attendoient ; les Payens, dis-je, formoient aussitôt des soupçons injurieux contre Dieu & contre sa providence, & ils s’exprimoient d’une maniere impie. Les ouvrages des poëtes tragiques en sont pleins. Il se présente plusieurs solutions que je ne ferai qu’indiquer. 1°. Tous ceux qui paroissent gens de bien ne le sont pas ; plusieurs n’ont que l’apparence de la piété, & leurs actions ne passent point jusqu’à leurs cœurs. 2°. Les plus pieux ne sont pas exemts de tache. 3°. Ce que les hommes regardent comme des maux ne mérite pas toujours ce nom ; ce n’est pas toujours être malheureux que de vivre dans l’obscurité, ces situations sont souvent plus compatibles avec le bonheur que l’élévation & les richesses. 4°. Le contentement de l’esprit, le plus grand de tous les biens, suffit pour dédommager les justes affligés de leurs traverses. 5°. L’issue en est avantageuse, les calamités servent à éprouver, & sont totalement à la gloire de ceux qui les endurent, en adorant la main qui les frappe. 6°. Enfin la vie future levera pleinement le scandale apparent, en dispensant des distributions supérieures aux maux présens. On trouve de très-judicieuses réflexions sur ce sujet dans les auteurs payens. Séneque a consacré un traité exprès : Quare viris bonis mala accidant, cum sit Providentia ? Les méchans d’un autre côté prosperent & demeurent impunis, autre embarras pour les Payens. De-là ce mot impie de Jason dans Séneque, quand Médée s’envole après avoir égorgé ses fils : testare nullos esse, quia veheris, deos. Mais personne n’a traité ce sujet avec plus de force que Claudien dans son poëme contre Rufin. Le morceau est trop beau pour ne pas le transcrire.

Sæpe mihi dubiam traxit sententia mentem,
Curarent superi terras, an nullus inesset
Rector, & incerto fluerent mortalia casu.
Nam cum dispositi quoesissem foedera mundi,
Proescriptosque mari fines, annique meatus,
Et lucis noctisque vices, tunc omnia rebar
Consilio firmata Dei, qui lege moveri
Sidera, qui fruges diverso tempore nasci,
Qui variam Phoeben alieno jusserit igne
Compleri, solemque suo, porrexerit undis
Littora, tellurem medio libraverit axe.
Sed cum res hominum tantâ caligine volvi
Respicerem, loetosque diu florere nocentes,
Vexarique pios, rursus labefacta cadebat
Relligio, causoeque viam non sponte sequebar
Alterius, vacuo quæ currere sidera motu
Affirmat, magnumque novas per inane figuras
Fortunâ non arte regi, quæ numina sensu
Ambiguo, vel nulla putat, vel nescia veri.
Abstulit hunc tandem Rufini poena tumultum
Absolvitque deos, &c.

Plusieurs méchans paroissent heureux sans l’être ; ils sont le jouet des passions, & la proie des remords sans cesse renaissans. 2°. Les biens dont les méchans jouissent se convertissent pour eux ordinairement en poison. 3°. Les lois humaines font dejà payer à plusieurs coupables la peine de leurs crimes. 4°. Dieu peut supporter les pécheurs, & les combler même de bienfaits, soit pour les ramener à lui, soit pour recompenser quelques vertus humaines : il est de sa grandeur, & si j’ose ainsi parler, de sa générosité de ne se pas venger immédiatement après l’offense. 5°. Le tems des destinées éternelles arrivera, & ceux qui échappent à-présent à la vengeance divine, & qui jouissent en paix du ciel irrité, seront obligés de boire à longs traits le calice que Dieu leur a préparé dans sa fureur. Voyez l’article du Manichéisme.

Providence, (Mythol.) Les Romains honoroient la Providence comme une déesse particuliere, à laquelle ils érigeoient des statues. On la représentoit ordinairement sous la figure d’une femme appuyée sur une colonne, tenant de la main gauche une corne d’abondance renversée ; & de la droite, un bâton, avec lequel elle montre un globe, pour nous apprendre que la Providence divine étend ses soins sur tout l’univers. Elle est assez souvent accompagnée de l’aigle ou de la foudre de Jupiter, parce que c’est à Jupiter, principalement comme au souverain des dieux, que les Payens attribuoient la Providence qui gouverne toutes choses.