Gaspar Ruiz et autres récits/Texte entier

Gaspar Ruiz et autres récits
Traduction par Philippe Neel.
Gaspar RuizGallimard (p. 6-313).


JOSEPH CONRAD


GASPAR RUIZ
(A SET OF SIX)
traduit de l’anglais par
PHILIPPE NEEL





GALLIMARD
Dix-neuvième édition


L’édition originale de cet ouvrage a été tirée à onze cent quatre exemplaires et comprend : cent neuf exemplaires réimposés dans le format in-quarto tellière, sur papier vergé Lafuma-Navarre au filigrane nrf, dont neuf hors commerce marqués de A à I, et cent destinés aux Bibliophiles de la Nouvelle Revue Française, numérotés de I à C, neuf cent quatre-vingt-quinze exemplaires in-octavo couronne sur papier vélin pur fil Lafuma-Navarre dont quinze hors commerce marqués de a à o, neuf cent cinquante destinés aux Amis de l’Édition originale numérotés de 1 à 950, et trente exemplaires d’auteur, hors commerce, numérotés de

951 à 980.






Tous droits de reproduction, de traduction et d’adaptation réservés pour tous les pays, y compris la Russie.
Copyright by librairie Gallimard, 1927.



NOTICE BIBLIOGRAPHIQUE


Le recueil dont voici la traduction parut au début de 1908 sous le titre de « A Set of Six » chez Methuen et Co, à Londres. Les contes qui le composent avaient été écrits au cours des trois années précédentes. « Gaspar Ruiz » fut achevé en janvier 1905, c’est-à-dire à une époque où l’esprit de Joseph Conrad baignait encore dans l’ambiance sud-américaine au milieu de laquelle il avait vécu pendant les deux années qu’il consacra à imaginer et à écrire son roman : « Nostromo », achevé au début de septembre 1904. Dans une lettre que Joseph Conrad écrivait à son ami R. B. Cunninghame Graham, le 30 mars 1923, il dit : « J’ai trouvé l’idée de Gaspar Ruiz dans un livre du capitaine de vaisseau Basil Hall, Journal des Années 1820-21-22, un ouvrage dont vous avez peut-être entendu parler. Hall était un ami du général San Martin. L’original de Gaspar Ruiz est un homme nommé Benavides, franc-tireur sur la frontière méridionale du Chili pendant les guerres de l’Indépendance. Hall lui consacre une page ou deux — d’après ce qu’il avait entendu dire. Il m’a fallu inventer toute son histoire, trouver des raisons à ses changements de partis, et le cadre du récit. Et maintenant la composition et l’écriture de tout cela ne me semblent plus guère que le souvenir d’un rêve. » Gaspar Ruiz parut d’abord dans les numéros du « Pall Mall Magazine » de juillet à octobre 1906. Au cours de l’été 1920, Joseph Conrad tira lui-même de ce conte un scénario de film intitulé « Gaspar, the Strong man » (Gaspard, l’homme fort) qui n’a pas été utilisé jusqu’à ce jour.

Un Anarchiste, écrit au cours de l’année 1905 et l’Indicateur, terminé à Londres le 11 janvier 1906, parurent dans le « Harper’s Magazine », respectivement en août et décembre 1906. Le narrateur dans l’Indicateur est visiblement inspiré d’Henri Rochefort.

La Brute dont le manuscrit porte ce titre : « The Brute, a piece of invective » a dû être écrit au cours de l’année 1906 : nous n’avons pu trouver aucune référence à ce sujet dans les papiers de l’écrivain ; ce récit fut publié pour la première fois le 5 décembre 1906, dans le supplément du « Daily Chronicle ».

Le Duel fut entrepris au mois de janvier 1907 pendant le second séjour que Joseph Conrad fit à Montpellier. L’atmosphère française où il se trouvait alors et qui lui avait été si familière trente ans auparavant, quelques entretiens échangés avec un officier d’artillerie rencontré dans un café de la place de la Comédie, enfin les souvenirs militaires de sa propre famille, dont plusieurs membres avaient appartenu aux régiments polonais des armées napoléoniennes, sont en grande partie responsables du caractère de ce récit.

La composition en fut interrompue par les vives inquiétudes que lui inspira la santé des siens à la fin de l’hiver et au printemps 1907, en même temps que par l’achèvement de « l’Agent Secret ». Il ne fut terminé qu’en septembre suivant, à Pent Farm (Kent) et il parut dans le « Pall Mall Magazine » de janvier à mai 1908 ; il y eut la même année une édition américaine en un volume séparé, sous le titre « The Point of Honor » (McClure Co, New-York).

« Il Conte » fut écrit en peu de jours et terminé le 4 décembre 1907 à Someries, Luton, Bedforshire. Il fut publié au mois d’août de l’année suivante dans le Cassell’s Magazine, sous le titre erroné de « Il Conde » au lieu de « Il Conte ». Il avait été inspiré à Conrad par le récit d’une aventure arrivée quelque temps auparavant au comte Szembek pendant qu’il était à Naples. Joseph Conrad avait fait la connaissance de ce gentilhomme polonais pendant son séjour à Capri, de janvier à mai 1905 et c’est de lui-même qu’il en tint le récit. Dans l’édition originale du recueil de ces contes, chacun d’eux porte un sous-titre. « Gaspar Ruiz », a romantic tale ; « The Informer », an ironic tale ; « The Brute », an indignant tale ; « An Anarchist », a desperate tale ; « The Duel », a military tale et « Il Conte », a pathetic tale.

Joseph Conrad écrivait à son éditeur Algernon Methuen, le 26 janvier 1908 : « Chacun de ces contes est le récit d’incidents, d’une action et non pas un récit d’analyse. Ils sont tous dramatiques, dans une certaine mesure, mais sans rien de lugubre. Tous, sauf deux, empruntent leur signification à un motif sentimental, bien qu’ils ne soient pas, cela va sans dire, des histoires sentimentales au sens conventionnel du mot. Ce ne sont pas là des études : ces contes n’abordent aucun problème. Ce sont de simples récits où j’ai fait de mon mieux pour retenir simplement l’intérêt du lecteur. Je puis peut-être ajouter que dans ce recueil j’ai visé une certaine virtuosité de style. » Et dans une lettre à Edward Garnett du 21 août 1908, Conrad dit à propos du « Duel » : « Ma première intention était d’intituler ce conte « Les Maîtres de l’Europe », mais j’ai écarté ce titre comme un peu prétentieux. En tout cas j’ai essayé consciencieusement d’y mettre autant d’atmosphère napoléonienne que le sujet pouvait le comporter[1]. »

G. J.-A.



NOTE DE L’AUTEUR


Les six contes qui composent ce volume représentent trois ou quatre années de travail intermittent. Les dates de leurs rédactions respectives sont éloignées et leurs origines diverses. Aucun d’eux n’a trait à des souvenirs personnels, et dans tous cependant les faits sont véridiques. Par cela, je n’entends pas seulement qu’ils sont possibles, mais qu’ils se sont réellement produits. Le dernier conte du volume, par exemple, celui que j’intitule pathétique, en sous-titre à Il Conte, est une transcription presque littérale du récit que me fit un vieux gentilhomme charmant que j’avais rencontré en Italie. Je ne prétends pas que ce ne soit que cela. Il est facile d’y sentir quelque chose de plus que le mot à mot d’un récit, mais je laisse à la perspicacité du lecteur que le problème intéresse le soin de déterminer où cesse la part du conteur et où commence la mienne. Je n’implique pas par là que le problème en vaille la peine. Ce dont je suis du moins certain, c’est qu’il est insoluble, parce que je ne saurais, pour ma part, jeter aucune clarté sur le sujet. Tout ce que je puis dire, c’est qu’en dehors même de son récit, la personnalité du narrateur était extrêmement intéressante. J’ai su, voici quelques années, qu’il était mort loin de sa bien-aimée Naples, où lui était réellement arrivée cette « abominable aventure ».

La genèse d’Il Conte est donc simple. Ce n’est plus le cas des autres récits. Ils découlent de sources diverses, dont j’ai en général perdu la mémoire, faute de jamais m’astreindre à prendre de notes avant ou après la lettre. Par la lettre, entendez la composition d’une histoire. Ce dont je me souviens le plus nettement, concernant Gaspar Ruiz, c’est qu’il fut écrit ou du moins commencé moins d’un mois après l’achèvement de Nostromo ; mais, en dehors de la scène (et c’est une scène assez vaste puisqu’elle comprend toute l’Amérique du Sud), le roman et le conte n’ont aucun trait commun, ni l’esprit, ni l’intention, ni encore moins le style. Le ton du récit est, presque tout au long, emprunté au général Santierra, et je remarque avec satisfaction que ce vieux soldat reste bien d’un bout à l’autre conforme à lui-même. À considérer, sans parti pris, les divers modes possibles de présentation, pour une histoire de ce genre, je ne puis honnêtement conclure que le général y soit de trop. Ce vieillard qui parle de ses jours de jeunesse caractérise tout le récit, et lui donne un air de sincérité auquel je n’aurais guère prétendu sans son aide. Quant à sa véritable existence, elle ne m’a en rien servi dans ma rédaction, car toute d’histoire devait rester conforme à la simplicité de son esprit. Au surplus, tout ceci n’est que laborieux effort de mémoire, et je sens aujourd’hui que l’histoire ne pouvait pas être écrite autrement. Quant au personnage de Gaspar Ruiz lui-même, j’en ai trouvé l’idée dans un livre du capitaine Basil Hall, R. N. qui commanda quelque temps, entre les années 1824 et 1828, une escadrille anglaise sur la côte occidentale de l’Amérique du Sud. Son ouvrage, publié vers 1830, obtint un certain succès et doit se trouver encore dans quelques bibliothèques. Les curieux qui se défieraient de mon imagination peuvent consulter cette autorité, et trouveront les faits qui les intéressent relatés dans le second volume, je ne sais plus à quelle page, mais pas très loin de la fin. Un autre document relatif au récit, est une lettre quelque peu ironique et mordante d’un mien ami alors à Burma, qui traitait sans ménagement l’histoire du « gentleman au canon sur le dos ». Je ne soumettrai pas la lettre au public et me contenterai d’affirmer que l’épisode du canon est authentique, ou que du moins tout me permet de croire à sa réalité, parce que je me souviens d’en avoir lu le récit fait avec beaucoup de flegme dans un livre de mon enfance ; et je n’entends, pour quiconque au monde, renoncer aux croyances de ce temps-là.

La Brute, seule histoire de mer de ce volume, est un récit comme celui d’Il Conte et enregistre une conviction recueillie toute chaude sur des lèvres humaines. Je ne révélerai pas le nom du navire coupable, mais la première fois que j’entendis parler de ses exploits homicides, ce fut par feu le capitaine Blake[2], commandant un navire de Londres, sur lequel je servais comme second officier. Le capitaine Blake est, de tous mes chefs, celui dont je me souviens avec le plus d’affection. J’ai dessiné son personnage, sans citer pourtant son nom, au début du Miroir de la Mer. Il avait eu maille à partir dans sa jeunesse avec la Brute, et peut-être est-ce cette raison qui m’a fait placer l’histoire dans la bouche d’un jeune homme, et en a fait ce que verra le lecteur. L’existence de la Brute repose sur un fait authentique. Quant à sa fin, telle qu’elle est relatée dans ces pages, elle représente aussi une aventure qui fit quelque bruit à son heure, bien qu’elle soit échue à un autre navire de noble forme et de caractère irréprochable qui méritait certainement un meilleur sort. Je l’ai sans scrupule adapté aux besoins de mon récit,’croyant ainsi exercer une sorte de justice poétique. J’espère que cette petite supercherie ne ternira pas ma réputation de conteur intègre.

De l’Indicateur et de l’Anarchiste, je n’ai presque rien à dire. Leur origine est redoutablement complexe et ne vaut pas, après tant d’années, d’être débrouillée. J’ai trouvé ces deux contes et je les donne ici. Le lecteur perspicace comprendra que je les ai trouvés dans ma tête : comment eux ou leurs éléments y sont parvenus, voilà ce que j’ai presque entièrement oublié ; quant au reste, je ne vois guère de raison de me trahir plus que je ne l’ai fait jusqu’ici.

Et maintenant, il me reste à parler du Duel, la plus longue histoire du livre. Ce conte fut admis à l’honneur d’une publication, séparée en un mince volume illustré sous le titre Le Point d’Honneur. Il y a bien des années de cela. Depuis, il a été, dans toutes les éditions de mes œuvres, réintégré à sa place normale, c’est-à-dire à celle qu’il occupe dans ce volume. Son origine est fort simple, et se trouve dans un entrefilet de dix lignes d’un petit journal de province publié dans le Midi de la France[3]. Cet article inspiré par l’issue fatale d’un duel entre deux personnalités parisiennes, faisait, pour une raison quelconque, allusion au « fait bien connu » de deux officiers de la Grande Armée qui, tout au long des guerres napoléoniennes, et sous un prétexte futile, s’étaient battus à très nombreuses reprises. Le prétexte n’avait jamais été éclairci. Il me restait donc à l’imaginer, et je crois qu’étant donné les caractères respectifs des deux officiers, qu’il me fallait également inventer, je l’ai rendu suffisamment plausible par son absurdité même. A vrai dire, ce conte n’est dans mon esprit qu’une tentative sérieuse et même appliquée de roman historique. J’ai beaucoup entendu parler, dans mon enfance, de la légende napoléonienne, et il me semblait que je m’y trouverais à l’aise. Le Duel est le résultat de cette conviction, ou si le lecteur le préfère, de cette présomption. Personnellement, je n’en éprouve aucun remords. A coup sûr, l’histoire aurait pu être mieux contée. Tout ce que l’on fait aurait pu se mieux faire ; mais c’est la réflexion que l’écrivain doit courageusement repousser, s’il ne veut pas que chacune de ses conceptions demeure à jamais vision personnelle et évanescente rêverie. Combien de telles rêveries n’ai-je pas vu s’évanouir ainsi ? En tout cas, celle-ci est restée comme marque de mon courage, ou comme preuve de ma témérité. Ce qu’il me plaît de me remémorer, c’est le témoignage de quelques lecteurs français qui ont bien voulu m’affirmer que dans cette centaine de pages j’avais « admirablement » su rendre l’esprit de toute une époque. Exagération ou bienveillance, évidemment ; mais même à tenir leur opinion pour telle, je la serre contre mon cœur, parce que c’est précisément ce que je me suis efforcé d’attraper dans mon petit filet : l’esprit d’une génération que le grand fracas des armes ne fit jamais purement militariste, et qui resta juvénile, presque enfantine dans l’exaltation de ses sentiments, naïvement héroïque dans sa foi.

J. C.
1920.

GASPAR RUIZ
CONTE ROMANESQUE

I

La guerre civile fait émerger bien des caractères étranges de l’obscurité qui est le lot commun des humbles existences, dans l’état ordinaire des sociétés.

Certains individus conquièrent la gloire par leurs vices, leurs vertus, ou simplement par des actions qui peuvent avoir une importance passagère, puis sombrent dans l’oubli. Les noms de quelques chefs survivent seuls à la fin des conflits, pour appartenir à l’histoire ; ils échappent à la mémoire active des hommes pour vivre dans les livres.

Le nom du général Santierra a conquis cette froide immortalité livresque. C’était un Sud-Américain de bonne famille, et les ouvrages publiés de son vivant le rangent au nombre de ceux qui arrachèrent un continent à l’étouffante domination de l’Espagne.

La longue guerre menée d’un côté pour l’indépendance et de l’autre pour l’oppression, finit par prendre, avec le cours des années et les vicissitudes de la fortune, la violence et l’inhumanité d’une lutte pour la vie. Tout sentiment de douceur ou de compassion fut étouffé sous la haine politique. Et comme il arrive toujours à la guerre, c’est la masse du peuple qui, ayant le moins à attendre de son issue, souffrit le plus dans son obscurité et son humble fortune.

Le général Santierra avait commencé sa carrière comme lieutenant de l’armée patriote levée et commandée par le fameux San Martin, plus tard vainqueur de Lima et libérateur du Pérou. Une grande bataille venait de se livrer sur les rives du Bio-Bio. Parmi les prisonniers faits sur les troupes royalistes en déroute se trouvait un soldat nommé Gaspar Ruiz, que sa puissante carrure et sa grosse tête faisaient remarquer entre ses compagnons. On ne pouvait pas le méconnaître. Quelques mois plus tôt, il avait été porté manquant dans les rangs de l’armée républicaine, après l’une des nombreuses escarmouches qui précédèrent la grande bataille. Et maintenant, capturé les armes à la main au milieu des royalistes, il ne pouvait, en sa qualité de déserteur, échapper au poteau d’exécution.

Gaspar Ruiz n’avait pourtant pas déserté ; son esprit était à peine assez actif pour envisager avec lucidité les avantages ou les périls de la trahison. Pourquoi eût-il changé de parti ? Il avait bel et bien été fait prisonnier, pour subir, comme tel, mauvais traitements et privations. Aucun des deux partis n’usait de tendresse à l’endroit de ses adversaires. Un jour vint ou le géant reçut l’ordre, avec d’autres rebelles capturés, de marcher au premier rang des troupes royales. On lui mit un fusil dans la main ; il le prit ; il marcha ; il ne se sentait nulle envie de se faire tuer avec des raffinements de cruauté, pour refus d’obéissance. Il ne comprenait pas l’héroïsme, mais il avait bien l’intention de jeter son fusil à la première occasion. Il continua pourtant à le charger et à tirer, de peur de se faire brûler la cervelle, au premier signe de rébellion, par quelque sous-officier du roi d’Espagne. Il s’évertuait à exposer ces considérations élémentaires au sergent du peloton commis à sa garde et à celle d’une vingtaine de déserteurs, Sommairement condamnés à mort comme lui.

La scène se passait dans une cour de fort, derrière les batteries qui commandent la rade de Valparaiso. L’officier qui l’avait identifié était parti sans écouter ses protestations. Son sort était irrévocable ; les mains étroitement liées derrière le dos, il souffrait par tout le corps des coups de baguette et de crosse de fusil qui avaient hâté sa marche douloureuse depuis le lieu de sa capture jusqu’à la porte du fort. C’était la seule marque d’attention systématique que les prisonniers eussent obtenue de leur escorte, pendant les quatre jours de route à travers un pays pauvre en eau. Au passage des rares ruisseaux, on leur permettait d’étancher leur soif, en lapant à la hâte, comme des chiens. Le soir, on leur jetait quelques déchets de viande, quand ils tombaient morts de fatigue, sur le sol pierreux de la halte.

Au petit jour, dans la cour du fort, après une nuit de rude marche, Gaspar Ruiz se sentait la gorge parcheminée et sa langue lui semblait desséchée et tuméfiée dans sa bouche.

Outre la soif, Gaspar Ruiz était en proie à une colère sourde, qu’il ne savait pas très bien exprimer, comme si la force de son esprit n’eût été nullement à la hauteur de la vigueur de son corps.

Les autres condamnés baissaient la tête, et regardaient farouchement à leurs pieds. Mais Gaspar Ruiz s’obstinait à répéter : « Pourquoi aurais-je déserté, pourquoi ? Dis-le-moi, Esteban ? »

Il s’adressait au sergent qui se trouvait issu de la même région que lui. Le sergent haussa ses maigres épaules, et ne fit plus attention à la voix profonde qui grondait dans son dos. Il était étrange, en effet, que Gaspar Ruiz eût déserté. Ses parents étaient de situation bien trop humble pour être fort sensibles aux avantages d’un gouvernement ou de l’autre. Gaspar Ruiz n’avait aucune raison de payer de sa personne pour soutenir la puissance du roi d’Espagne. Il n’avait pas, d’ailleurs, montré plus d’enthousiasme pour la renverser. Il s’était joint au parti de l’indépendance de la façon la plus raisonnable et la plus naturelle. Une bande de patriotes, surgie un matin, de bonne heure, autour du rancho paternel, avait, en un clin d’œil, abattu les chiens de garde et coupé les jarrets des vaches grasses aux cris de Viva la Libertad ! Leur officier avait péroré avec enthousiasme et éloquence sur la liberté, après un bon somme réparateur. Quand ils étaient partis, au soir, en emmenant quelques-uns des meilleurs chevaux de Ruiz le père, pour remplacer leurs bêtes boiteuses, Gaspar les avait accompagnés, pour répondre à l’invitation pressante de l’officier.

Peu après, un détachement de troupes royalistes, accouru pour pacifier le district, brûla la ferme, emmena ce qui restait de chevaux et de bétail, et ayant ainsi dépouillé les vieux de tous leurs biens terrestres, les laissa assis sous un arbuste, pour jouir de l’inestimable faveur de la vie.


II


Gaspar Ruiz, condamné à mort comme déserteur, ne pensait ni à sa ferme natale, ni aux parents pour qui la douceur de son caractère et la grande force de ses membres avaient fait de lui un bon fils. L’avantage pratique de cette vigueur était encore amplifié pour son père par cette soumission. Gaspar Ruiz était obéissant dans l’âme.

Il n’était pas moins poussé à une sorte de révolte obscure par sa répugnance à mourir de la mort des traîtres. Il n’était pas un traître. Il répéta au sergent :

— Tu sais bien que je n’ai pas déserté, Esteban ; tu sais bien que je suis resté en arrière, dans les arbres, avec trois camarades, pour retenir l’ennemi pendant que le détachement fuyait.

Le lieutenant Santierra, presque enfant encore à l’époque et mal habitué aux imbécillités sanguinaires de la guerre civile, marchait dans la cour du fort, comme s’il eût été fasciné par la vue de ces hommes que l’on allait fusiller, « pour l’exemple », selon l’expression du Commandante.

Sans daigner regarder le prisonnier, le sergent s’adressa au jeune officier avec un sourire de supériorité :

— Il aurait fallu plus de dix hommes pour le faire aire prisonnier, mi teniente. Et les trois autres ont rejoint le détachement dans la nuit ; pourquoi n’a-t-il pas fait comme eux, lui qui était sans blessures, et plus fort que ses camarades ?

— A quoi sert la force contre un cavalier avec un lasso ? protesta ardemment Gaspar Ruiz. Il m’a traîné derrière lui pendant un quart de lieue !

Cette excellente raison provoqua chez le sergent un ricanement de mépris. Le jeune officier courut à la recherche du Commandante.

Bientôt arriva l’adjudant du fort. C’était un vieux dur à cuire brutal, en uniforme loqueteux. Sa voix bredouillante sortait d’un visage plat et jaune. Le sergent lui apprit que les condamnés ne devaient pas être exécutés avant le coucher du soleil, et lui demanda ce qu’il allait faire d’eux jusque-là.

L’adjudant jeta autour de la cour un regard féroce, et montrant la porte d’une salle de garde qui prenait air et lumière par une fenêtre à lourds barreaux de fer, dit : — Fourrez-moi ces canailles là-dedans.

Le sergent affermit sa main sur la canne à laquelle lui donnait droit son rang, et exécuta l’ordre avec zèle et célérité. Il frappa à la tête et aux épaules Gaspar Ruiz, dont les mouvements lui paraissaient trop lents. Gaspar resta un moment immobile sous l’averse des coups ; il se mordait pensivement les lèvres, comme un homme absorbé dans une opération mentale délicate. Puis il suivit sans hâte ses compagnons. La porte fut fermée et l’adjudant en emporta la clef.

Vers midi, la chaleur était devenue intolérable dans la pièce basse, bourrée jusqu’à la suffocation. Groupés près de la fenêtre, les prisonniers imploraient une goutte d’eau de leurs gardiens ; mais les soldats restaient allongés dans des attitudes indolentes sous l’ombre courte des murs, tandis que la sentinelle, le dos à la porte, fumait une cigarette, en levant philosophiquement les sourcils de temps à autre. Avec une force irrésistible. Gaspar Ruiz s’était frayé un chemin jusqu’à la fenêtre : sa vaste poitrine exigeait plus d’air que les autres. Sa grosse figure, dont le menton posait sur l’appui de la fenêtre, semblait soutenir tous les visages dressés pour aspirer une bouffée d’air. Des gémissements suppliants, les prisonniers avaient passé aux cris désespérés, et les hurlements de douleur de tous ces hommes fous de soif obligèrent un jeune officier qui traversait la cour à élever la voix pour se faire entendre.

— Pourquoi ne donnez-vous pas d’eau à ces prisonniers ?

Le sergent s’excusa, avec des airs d’innocente surprise, sur ce que ces hommes étaient condamnés à une mort prochaine.

Le lieutenant Santierra frappa du pied : — Ils sont condamnés à mort, et pas à la torture, cria-t-il ; donnez-leur de l’eau, tout de suite !

Émus par cette attitude de colère, les soldats se levèrent, et la sentinelle saisit son fusil, pour se mettre au port d’armes.

Mais lorsqu’on eut trouvé et rempli au puits une couple de baquets, on s’aperçut qu’il était impossible de les faire passer à travers les barreaux trop serrés. A la perspective d’étancher leur soif, les clameurs des prisonniers qui s’écrasaient pour approcher de la fenêtre se firent déchirantes. Et quand les soldats qui avaient levé les seaux vers les barreaux les reposèrent à terre, avec un geste d’impuissance, les cris de désappointement devinrent plus forcenés encore.

Les soldats de l’Indépendance n’étaient pas pourvus de bidons. On dénicha bien une petite tasse de fer, mais son approche de la fenêtre suscita une telle poussée, de tels cris de rage et de douleur dans la masse confuse des visages levés vers l’ouverture que le lieutenant cria vivement — Non ! Il faut ouvrir la porte, sergent ! Le sergent expliqua, avec un haussement d’épaules, qu’il n’eût pas eu le droit d’ouvrir cette porte, même s’il en eût possédé la clef. Et c’était l’adjudant du fort qui la gardait dans sa poche ! Pourquoi, au surplus, prendre une peine inutile en faveur de gens qui devaient mourir au coucher du soleil ? Il ne pouvait comprendre ce qui avait empêché de les fusiller le matin même.

Le lieutenant Santierra tournait obstinément le dos à la fenêtre. C’est sur sa prière expresse que le commandante avait sursis à l’exécution. Ce sursis lui avait été accordé en considération de sa noble famille, et de la situation de son père parmi les chefs du parti républicain. Le lieutenant Santierra croyait que le général viendrait au fort, dans le courant de l’après-midi, et espérait naïvement que son intercession amènerait le général à faire grâce à quelques-uns, au moins, de ces criminels. Une réaction brutale lui montrait maintenant, dans sa tentative, une intervention absurde et futile. Il sentait bien que le général n’écouterait pas sa prière ; incapable de sauver ces hommes, il s’était donc seulement rendu responsable des souffrances ajoutées à la cruauté de leur sort.

— Alors, cours demander la clef à l’adjudant, ordonna le lieutenant Santierra.

Le sergent hocha la tête avec un sourire timide, et jeta un regard de côté sur Gaspar Ruiz dont le visage, immobile et silencieux derrière les barreaux de fer, dominait un amas de têtes hagardes, défigurées et hurlantes.

Son Honneur l’Adjudant de Place faisait sa sieste, murmura le sergent, et à supposer qu’on l’introduisît en présence de Son Honneur, il pouvait s’attendre à recevoir une bastonnade mortelle, pour avoir osé troubler le repos de Son Honneur. Il fit, des mains, un geste d’excuse, et resta immobile, en baissant sur ses pieds bruns des yeux modestes.

Le lieutenant Santierra éclatait d’indignation, mais il hésita. Son beau visage ovale, poli comme celui d’une jeune fille, s’empourpra de la honte de sa perplexité. Il se sentait profondément humilié ; sa jeune lèvre trembla ; il paraissait prêt à un accès de fureur ou à un déluge de larmes.

Cinquante ans plus tard, le général Santierra, relique vénérable des temps révolutionnaires, gardait très nettement le souvenir de ses sensations de jeune lieutenant. Depuis qu’il avait dû renoncer à l’équitation et éprouvait de la peine à sortir de son jardin, la plus grande joie du général était de réunir chez lui les officiers des navires de guerre de passage dans le port. Les officiers anglais de tout grade acceptaient son hospitalité avec curiosité, parce qu’il avait connu Lord Cochrane, et pris part, sur la flottille patriote commandée par ce merveilleux marin, aux opérations du blocus de Callao, épisode de pure gloire dans les guerres de l’Indépendance, et d’honneur infini dans les traditions guerrières de l’Angleterre. C’était un bon linguiste que ce survivant des années libératrices et l’innocente manie qui lui faisait caresser sa longue barbe blanche, chaque fois qu’il hésitait, devant un mot français ou anglais, donnait au ton de ses souvenirs un parfum de dignité placide.


III


— Oui, mes amis, disait-il à ses hôtes, qu’aurais-je pu faire ? Agé de dix-sept ans seulement, et sans la moindre connaissance du monde, je ne devais mon grade qu’au glorieux patriotisme de mon père, Dieu ait son âme ! J’éprouvais une affreuse humiliation, moins de la désobéissance de ce subordonné, qui, après tout, était responsable de ses prisonniers, que de ma propre terreur à l’idée d’aller moi-même demander la clef à l’adjudant. J’avais déjà subi ses rudes sarcasmes. Homme vulgaire, sans autre mérite qu’un farouche courage, il m’avait, dès le jour de mon arrivée au fort, témoigné mépris et aversion. Et il n’y avait pas quinze jours que j’avais rejoint le bataillon ! Je l’aurais provoqué, épée en main, sans ma terreur de sa brutalité moqueuse et de ses ricanements.

Je ne me souviens pas d’avoir, avant ou depuis ce jour, souffert pareille torture morale ! Mon tourment était si fort que j’aurais voulu voir le sergent tomber mort à mes pieds, et changés en cadavres les soldats qui me regardaient stupidement ; les malheureux mêmes à qui mes prières avaient valu un inutile sursis, j’aurais souhaité leur mort parce que je ne pouvais les regarder sans honte. Une odeur méphitique sortait du trou où ils étaient enfermés, comme une bouffée montée de l’enfer. Les prisonniers les plus rapprochés de la fenêtre, témoins de ma déconvenue, se moquaient de moi avec désespoir ; un des misérables, devenu fou sans doute, me suppliait avec volubilité de donner aux soldats l’ordre de tirer par la fenêtre. Sa loquacité démente me faisait tourner le cœur. Et je me sentais des pieds de plomb ! Il n’y avait pas d’autre officier à qui je pusse m’adresser ; je n’avais pas même assez de décision pour m’éloigner.

Paralysé par le remords, je gardais le dos tourné à la fenêtre. Ne croyez pas que tout ceci eût duré bien longtemps. Combien de temps ? Une minute, peut-être. A juger de ma torture morale, cette minute-là s’était prolongée cent ans, bien plus que toute ma vie depuis. Non, la scène ne dura pas même une minute. Les cris rauques des malheureux captifs s’éteignirent dans leurs gorges sèches, et tout à coup une voix s’éleva, une voix profonde et calme, qui me priait de me retourner.

Cette voix, Señores, sortait des lèvres de Gaspar Ruiz. De son corps, je ne distinguais rien. Quelques-uns de ses camarades avaient sauté sur son dos, et il les portait. Ses yeux clignotaient sans me regarder. Ce mouvement des lèvres et des paupières semblait être le seul effort dont il fût capable, sous le faix énorme qui l’accablait. Et lorsque je me retournai, la tête qui me paraissait de taille plus qu’humaine, au-dessus du menton appuyé, et sous la multitude d’autres têtes, me demanda si je désirais vraiment étancher la soif des prisonniers.

Je répondis : « Oui ! Oui ! » avec ardeur, et je vins me coller à la fenêtre. J’étais un vrai enfant, et je ne savais ce qui allait arriver. Je cherchais un adoucissement à mon remords et au sentiment de mon impuissance.

— « Avez-vous assez d’autorité, Señor teniente, pour défaire les liens de mes mains ? » demanda Gaspar Ruiz.

Ses traits n’exprimaient ni anxiété ni espoir. Ses lourdes paupières tombaient sur ses yeux, qui regardaient par-dessus moi, dans la cour.

Je balbutiai, comme un homme en proie à un affreux cauchemar : — « Que voulez-vous dire ? Comment pourrais-je atteindre les liens de vos poignets ? »

— « Je vais faire de mon mieux », répondit-il. La large face aux yeux fixes s’écarta de la fenêtre, et tous les visages collés aux barreaux s’effacèrent dans l’ombre. Il avait jeté bas son fardeau d’un seul mouvement, tant il était fort !

Il s’était en même temps libéré de ceux qui l’étouffaient, et disparut à mes yeux. Pendant un instant je ne vis plus personne à la fenêtre. Gaspar s’était retourné et à coups de tête et d’épaules, de la seule façon qui lui fût permise, avec les mains liées derrière le dos, se frayait un chemin.

« Enfin, le dos tourné vers la fenêtre, il poussa entre les barreaux ses poings serrés de plusieurs tours de corde. Ses mains enflées, avec des veines noueuses, paraissaient énormes et mastoques. Je vis son dos voûté, très large. Sa voix était grave comme un mugissement de taureau.

— « Coupez, Señor teniente, coupez ! »

Je tirai mon épée, l’épée toute neuve qui n’avait rien vu encore, et je tranchai les nombreux tours de lanière de cuir. J’agissais ainsi, sans comprendre la raison ou la portée de mon geste, et comme si j’y eusse été invinciblement poussé par ma foi en cet homme. Le sergent parut tout prêt à pousser un cri, mais la stupeur le privait de voix, et il resta immobile, la bouche ouverte, comme un homme frappé d’un accès soudain d’imbécillité.

Je rengainai ma lame, et me tournai vers les soldats, dont un air d’attente effarée avait remplacé l’attitude d’apathie indolente. J’entendis la voix de Gaspar Ruiz crier des paroles dont je ne discernais pas bien le sens. Je suppose que la liberté de ses bras ajoutait à l’influence de sa force, je veux dire à l’influence spirituelle qu’exerce sur des gens ignorants une vigueur exceptionnelle. En réalité, il n’était pas plus redoutable qu’avant, à cause de l’engourdissement de ses bras et de ses mains, qui persista quelque temps.

Le sergent avait recouvré l’usage de la parole. — « Par tous les saints ! s’écria-t-il, il va falloir que nous fassions venir un cavalier avec son lasso, pour disposer de lui, si nous voulons l’emmener au poteau d’exécution. Il faut un bon enlazador, sur un fort cheval, pour en venir à bout. Votre Excellence a fait une belle folie ! »

Je ne trouvai rien à répondre. J’étais surpris moi-même, et j’éprouvais l’enfantine curiosité de voir ce qui allait arriver. Le sergent, lui, ne songeait qu’à la difficulté de maîtriser son prisonnier, quand l’heure serait venue de faire un exemple.

— « Nous allons être obligés de lui tirer dessus par la porte ouverte, dès qu’il voudra sortir », poursuivit-il d’un ton maussade. Il allait donner un nouveau cours à ses inquiétudes, touchant l’exécution correcte de la sentence, quand il s’interrompit, avec une exclamation soudaine, arracha un fusil à un soldat, et resta attentif, les yeux fixés sur la fenêtre.


IV


Gaspar Ruiz, grimpé sur le bord de la fenêtre, s’y était assis, les pieds contre l’épaisseur du mur, et les genoux légèrement pliés. L’ouverture n’était pas tout à fait assez large pour la longueur de ses jambes. Je crus, dans mon abattement, qu’il prétendait garder la fenêtre pour lui seul ; on eût dit qu’il cherchait une position de repos. Aucun des prisonniers n’osait plus l’approcher, maintenant qu’il avait les mains libres.

— « Por Dios ! » entendis-je le sergent grommeler près de moi ; « je vais lui envoyer, une balle dans la tête et nous débarrasser de lui ; c’est un condamné. »

Je le regardai avec colère : — « Le général n’a pas confirmé la sentence », répliquai-je, non sans sentir, au fond du cœur, l’inanité de ces paroles. La sentence ne demandait pas de confirmation. « Vous n’avez pas le droit de le tuer s’il n’essaie pas de s’enfuir. »

— « Mais, sangre de Dios ! » hurla le sergent, en épaulant son fusil, « le voilà qui s’échappe. Regardez ! »

Comme si ce Gaspar Ruiz m’eût jeté un sort, je relevai brusquement le fusil, et la balle fila par-dessus le toit. Le sergent jeta son arme à terre, et se tint coi, les yeux grands ouverts. Il eût pu ordonner à ses hommes de tirer mais il n’en fit rien. Et d’ailleurs, les soldats n’auraient pas obéi, sans doute, à ce moment-là.

Gaspar restait immobile comme une statue, les pieds appliqués au mur et ses mains velues sur la barre de fer. Rien ne se passa pendant quelques instants ; et tout à coup je vis le géant redresser son dos voûté et contracter ses muscles. Ses lèvres se retroussaient, en découvrant ses dents. Puis, je m’aperçus que, sous sa traction formidable, le barreau de fer se tordait lentement. Le soleil dardait sur ses traits, figés dans leur effort, et la sueur ruisselait en grosses gouttes sur son front. En regardant le barreau, je vis du sang filtrer sous les ongles de Gaspar. Il cessa enfin de tirer et resta un instant recroquevillé, la tête pendante, regardant d’un air somnolent dans la paume de ses mains puissantes. On eût dit qu’il venait de s’éveiller. Brusquement, il s’arcbouta contre le bord de la fenêtre, appliqua contre le second barreau la plante de ses pieds nus, et le tordit en sens inverse du premier.

Telle était sa force, dont, en l’occurrence, l’effet soulagea mes pensées douloureuses. Et l’on aurait cru qu’il n’avait rien fait ! Sauf le changement de position, dont la vivacité nous avait surpris, je n’ai gardé de cette scène qu’une impression d’immobilité. Il avait largement écarté les barreaux, pourtant. Et il aurait pu sortir, si tel eût été son désir. Mais il laissa retomber ses jambes dans la cellule, et tourna la tête par-dessus son épaule en faisant signe aux soldats : — « Envoyez l’eau », dit-il, « je vais leur donner à boire ! »

On lui obéit. Pendant un instant, je m’attendis à voir disparaître le seau et l’homme, submergés sous un élan furieux ; je crus que les prisonniers allaient faire tomber Ruiz à coups de dents. Ils se ruaient sur lui, mais, avec son seau sur les genoux, il repoussa l’assaut des malheureux, rien qu’en balançant ses pieds. Ils retombaient en arrière, avec des hurlements de douleur, et les soldats riaient de ce spectacle.

Ils riaient tous, à se tenir les côtes, sauf le sergent qui restait sombre et morose. Il redoutait que les prisonniers soulevés ne prissent la fuite. D’ailleurs, il n’y avait rien à craindre de semblable, et je me tenais moi-même devant la fenêtre, l’épée à la main. Lorsque la force de Gaspar Ruiz les eut remis à la raison, les captifs s’approchèrent de lui un à un, en tendant le cou vers le seau que le géant inclinait sur leurs lèvres., avec un air singulier de charité, de douceur et de compassion. Cet aspect de bienveillance était l’effet de l’attention qu’il apportait à ne pas perdre d’eau, et de sa posture sur le bord de la fenêtre ; si l’un des prisonniers s’obstinait à garder les lèvres collées au bord du seau après que Gaspar avait dit : « Assez ! » il n’y avait ni tendresse ni douceur dans le coup de pied qui le renvoyait courbé en deux et gémissant dans l’intérieur de la cellule, où il culbutait deux ou trois de ses camarades avant de retomber lui-même. Ils revenaient tour à tour vers lui ; on aurait dit qu’ils voulaient mettre le puits à sec avant de mourir, car les soldats, amusés par la distribution méthodique de Gaspar Ruiz, apportaient gaiement les seaux à la fenêtre.

Quand l’adjudant parut dans la cour, après sa sieste, il y eut de beaux cris, je vous l’affirme. Et le pis, c’est que le général attendu ne vint pas au château ce jour-là.

Les hôtes du général Santierra exprimèrent le regret unanime qu’un homme si fort et si patient n’eût pas été sauvé.

— Il ne le fut pas par mon entremise, reprit le général. Les prisonniers furent conduits au terrain d’exécution une heure avant le coucher du soleil. Démentant les appréhensions du sergent, Gaspar Ruiz ne donna aucune peine. On n’eut pas besoin d’avoir recours à un cavalier armé d’un lasso pour le maîtriser, comme un taureau sauvage du campo. Je crois qu’il s’en alla les bras libres au milieu des autres prisonniers ligotés. Je ne le vis pas ; je n’étais plus là. J’avais été mis aux arrêts, pour mon intervention en faveur des prisonniers. Au crépuscule, tristement assis dans ma chambre, je perçus dans le lointain trois salves et je crus que je n’entendrais jamais plus parler de Gaspar Ruiz. Nous devions le revoir, pourtant, bien que le sergent se vantât de lui avoir coupé le cou avec son sabre, après l’avoir trouvé mort ou expirant sous le tas des fusillés. Il avait fait cela, à l’en croire, pour débarrasser le monde d’un traître redoutable.

Je vous avoue, Messieurs, que je songeais à ce colosse avec une sorte de gratitude et quelque admiration. Il avait fait de sa force un honorable usage. Son âme n’abritait pas une férocité correspondant à la vigueur de son corps.


V


Gaspar Ruiz qui tordait sans peine les barreaux de sa geôle, fut mené avec les autres prisonniers vers le lieu de son exécution sommaire. « Toute balle a sa destinée », dit le proverbe. Tout le mérite des proverbes tient dans la concision et le pittoresque de l’expression. Leur influence s’exerce par la surprise produite sur notre esprit. En d’autres termes, nous sommes frappés et convaincus par le choc.

Ce qui nous surprend, c’est la forme et non pas la substance. Les proverbes sont de l’art, et de l’art à bon marché. De façon générale, ils sont inexacts, quand ils n’énoncent pas de vulgaires platitudes, telles que : « Mieux vaut un demi-pain que pas de pain du tout ! » ou « d’une heure ou une minute, on manque aussi bien le train ! » Certains sont simplement imbéciles, tandis que d’autres sont, immoraux. Celui-ci, sorti du cœur naïf du grand peuple russe : « L’homme décharge la pièce, mais Dieu mène le boulet ! » paraît pieusement atroce, en contradiction amère avec la conception reçue d’un Dieu compatissant. Ce serait, à coup sûr, une occupation assez contradictoire, pour le protecteur du pauvre, de l’innocent et du déshérité, que de pousser le boulet vers le cœur d’un père de famille, par exemple.

Gaspar Ruiz était sans enfant ; il n’était pas marié et n’avait jamais aimé. A peine avait-il parlé à une femme, en dehors de sa mère et de la vieille négresse de la ferme, dont la peau ridée était couleur de cendres, et dont l’âge courbait en deux le corps émacié. Si les balles des fusils tirées à quinze pas étaient spécialement désignées pour le cœur de Gaspar Ruiz, elles faillirent toutes à leur destinée. L’une d’elles, pourtant, emporta un petit bout de son oreille, et une autre un fragment de chair de son épaule.

Un soleil rouge et sans voiles se couchait dans un océan de pourpre et plongeait son regard de feu sur l’énorme mur de la Cordillère, digne témoin de cette extinction glorieuse. Il est inconcevable qu’il ait pu aussi contempler les hommes, fourmis acharnées à leurs absurdes et insignifiantes tâches de meurtre et de mort, pour des raisons assez mal comprises, en dehors même de leur ordinaire puérilité. Il éclairait pourtant le dos des tireurs et le visage des condamnés. D’aucuns étaient tombés à genoux ; d’autres restaient debout ; certains détournaient les yeux des canons levés des fusils. Tout droit, Gaspar Ruiz, le plus large de tous, laissait pendre sa grosse tête hirsute. Le soleil bas l’éblouissait un peu et il se tenait déjà pour mort.

Il tomba à la première décharge. Il tomba parce qu’il se croyait tué. Il s’affaissa lourdement sur le sol. La secousse le surprit : — « Je ne suis pas mort, apparemment », se dit-il, en entendant, au commandement, le peloton d’exécution recharger ses armes. Il resta allongé, les membres tout raides sous le poids de deux corps affalés en croix au-dessus du sien.

Lorsque les soldats eurent tiré une troisième salve dans le tas des cadavres animés d’ultimes soubresauts, le soleil disparut, et presque aussitôt la nuit tomba sur l’océan assombri et les côtes de la jeune république. Au-dessus de l’ombre des basses terres, les sommets neigeux de la Cordillère restèrent longtemps empourprés de lumière. Les soldats s’assirent pour fumer, avant de regagner le fort.

Le sergent se promenait parmi les morts, une épée en main. C’était un homme bienveillant, et il guettait le moindre mouvement ou le moindre spasme, avec l’intention clémente de plonger la pointe de sa lame dans le corps qui donnerait le plus léger signe de vie. Mais aucun des cadavres ne lui offrit l’occasion de réaliser son intention charitable. Pas un muscle ne bougeait, pas même un des muscles puissants de Gaspar Ruiz qui, inondé du sang de ses voisins, et faisant le mort, s’efforçait de paraître plus mort que les autres.

Il était allongé le visage contre terre. Le sergent le reconnut à sa stature, et étant lui-même un très petit homme, regarda avec envie et mépris cette force abattue. Il avait toujours détesté ce soldat-là. Poussé par une obscure animosité, il fit une longue estafilade au cou de Gaspar Ruiz avec la vague idée de s’assurer de la mort de l’hercule, comme si un physique puissant eût pu mieux résister aux balles. Car le sergent ne doutait pas que Gaspar Ruiz n’eût eu le corps traversé en maints endroits. Puis il délaissa sa funèbre besogne, pour s’éloigner bientôt avec ses hommes, et laissa les cadavres au soin des corbeaux et des vautours.

Gaspar Ruiz avait retenu un cri en sentant le sabre qui lui avait paru trancher son cou. Quand vint le soir, il rejeta les morts dont le poids l’écrasait et se traîna par la plaine, sur les pieds et les mains. Après avoir bu longuement, comme une bête blessée, dans un ruisseau boueux, il se releva, et titubant, la tête vide, partit au hasard comme un homme perdu sous les étoiles de la nuit claire. Une petite maison parut surgir du sol devant lui. Il tomba sur le seuil et frappa la porte du poing. On ne voyait pas la moindre lumière. Gaspar Ruiz aurait pu croire les habitants enfuis comme beaucoup de leurs voisins, sans les cris de colère qui répondirent à son appel. Dans son état d’affaiblissement et de fièvre, les éclats furieux lui firent l’effet d’une hallucination et d’un cauchemar affreux où se mêlaient sa condamnation inattendue, les tortures de la soif, les salves tirées à quinze pas, et le coup qui lui tranchait la tête. — « Ouvrez la porte ! » cria-t-il. « Ouvrez, au nom de Dieu ! »

Une voix exaspérée lança de l’intérieur un : — « Entrez, entrez donc ! Cette maison vous appartient. Tout le pays vous appartient. Entrez et prenez-la ! »

— « Pour l’amour de Dieu ! » soupirait Ruiz.

— « Est-ce que tout le pays n’appartient pas aux patriotes ? » poursuivait la voix derrière la porte. « N’êtes-vous pas patriote ? »

« Gaspar Ruiz n’en savait rien.

— « Je suis blessé », fit-il machinalement.

Tout se tut à l’intérieur. Renonçant à tout espoir d’accueil, Gaspar Ruiz resta couché sur le seuil de la porte. Il était parfaitement insoucieux de ce qui pouvait lui arriver. Toute sa conscience semblait s’être concentrée sur son cou, où il ressentait une douleur vive. Son indifférence à son sort était absolue.

« Le jour se levait quand il s’éveilla d’un sommeil fiévreux ; la porte qu’il avait heurtée dans la nuit était grande ouverte et une jeune fille penchée sur le seuil se tenait des deux bras au chambranle. Allongé sur le dos, Gaspar Ruiz la regardait. Elle avait des yeux très sombres dans un visage pâle ; ses cheveux d’ébène tombaient contre ses joues blanches ; ses lèvres étaient pleines et rouges. Derrière elle, il vit une autre tête à longs cheveux gris et un vieux visage maigre, avec une paire de mains anxieusement nouées sous le menton.


VI


— Je connaissais ces gens-là de vue, disait en dînant le général Santierra à ses hôtes, je veux dire les gens chez qui Gaspar Ruiz trouva un refuge. Le père était un vieil Espagnol, propriétaire ruiné par la révolution. Domaines, maison de ville, argent, tout ce qu’il possédait ici-bas avait été confisqué par proclamation, car c’était un ennemi féroce de notre indépendance. D’une haute situation de dignité et d’influence au Conseil du Vice-Roi, il était tombé à une importance moindre que celle de ses esclaves, nègres libérés par notre glorieuse révolution. Il n’avait même pas les moyens de fuir le pays, comme l’avaient fait d’autres Espagnols. Peut-être, ruiné, sans foyer et sans autre fardeau que celui de la vie, que lui avait laissée la clémence du Gouvernement Provisoire, était-il simplement entré un beau jour sous ce toit crevé de vieilles tuiles. C’était un endroit désert, sans un chien aux environs. Mais si le toit avait des trous, les volets de bois étaient épais et toujours hermétiquement clos.

Je passais souvent au pied de ce rancho misérable. J’allais presque tous les soirs du fort à la ville, pour soupirer sous la fenêtre d’une dame que j’aimais. Quand on est jeune, vous comprenez… C’était une bonne patriote, je vous l’affirme. Caballeros, croyez-moi ou non, mais l’ardeur politique était telle, à cette époque-là, que je n’aurais pas pu céder aux charmes d’une royaliste…

Des murmures de joyeuse incrédulité s’élevaient autour de la table, interrompant le général qui caressait gravement sa barbe.

— Señores, protestait-il, à nos cœurs surmenés, une royaliste faisait l’effet d’un monstre. Je vous dis cela pour que vous ne me soupçonniez pas de la moindre tendresse envers la fille de ce vieux royaliste. Au surplus, je vous l’ai dit, mon cœur était engagé ailleurs. Mais je ne pouvais m’empêcher de la remarquer, dans les rares occasions où elle se tenait sur le seuil de sa porte ouverte.

Vous saurez que ce vieux royaliste était aussi fou qu’homme peut l’être. Ses malheurs politiques, sa déchéance totale et son irrémédiable ruine avaient dérangé son esprit. Pour témoigner son mépris de tout ce que pouvaient faire les patriotes, il affectait de rire de son emprisonnement, de la confiscation de ses terres, de l’incendie de ses maisons et de la misère à quoi ses femmes et lui étaient réduits. Cette habitude de rire lui était devenue si naturelle qu’il se mettait à ricaner et à pousser des cris dès qu’il voyait un étranger. C’était la forme de sa folie.

Moi, naturellement, je méprisais son vacarme, avec ce sentiment de supériorité que nous a inspiré, à nous Américains, le succès de notre cause. Je crois qu’en réalité, je le méprisais comme vieux Castillan, Espagnol-né et royaliste. Ce n’étaient certainement pas là motifs plausibles de mépris, mais, pendant des siècles, les Espagnols d’origine nous avaient accablés de leur dédain, nous autres Américains, hommes aussi bien nés qu’eux, simplement parce que nous étions des créoles. On nous avait maintenus dans un état d’abaissement et fait sentir notre infériorité dans les relations sociales. Et maintenant notre tour était venu. Nous pouvions, nous, les patriotes, faire état de sentiments semblables ; moi, jeune patriote, fils de patriote, je méprisais ce vieil Espagnol et passais sur ses injures, qui ne laissaient pourtant pas de me blesser. D’autres n’auraient peut-être pas montré pareille longanimité.

Dès qu’il m’apercevait et longtemps avant que je n’atteignisse la maison, il commençait par un grand cri : « Un patriote. Encore un ! » Le ton de ses divagations insultantes, mêlées d’éclats de rire, était parfois perçant, d’autres jours grave. C’était parfaitement fou, mais je croyais nécessaire à ma dignité de mettre mon cheval au pas sans même regarder la maison, comme si les clameurs injurieuses de cet homme avaient eu moins d’importance qu’un aboiement de roquet. Je passais avec une expression d’indifférence hautaine sur le visage.

C’était très noble évidemment, mais j’aurais mieux fait d’ouvrir l’œil. Un soldat, en temps de guerre, devrait se sentir toujours en service, surtout lorsqu’il s’agit d’une guerre révolutionnaire, où l’ennemi n’est pas à notre porte, mais dans la maison même. En de tels moments, l’ardeur des convictions passionnées se transforme en haine, supprime chez bien des hommes toute contrainte d’honneur ou d’humanité et enlève à certaines femmes timidités et délicatesse. Celles-là, lorsqu’elles ont une fois dépouillé la retenue et la réserve de leur sexe, deviennent, par la vivacité de leur intelligence et la violence de leur impitoyable ressentiment, plus dangereuses que des géants armés de pied en cap.

Le général haussait la voix ; sa grande main passait par deux fois sur sa barbe blanche avec un effet de placidité vénérable. — Si, señores ! Les femmes savent s’élever à une hauteur de dévouement inconnue aux hommes, ou tomber dans des abîmes d’avilissement qui stupéfient nos préjugés masculins. Comprenez bien d’ailleurs que je parle de femmes exceptionnelles.

Là-dessus, un des convives faisait observer n’avoir jamais rencontré de femme qui ne pût se montrer exceptionnelle en des circonstances touchant à des sentiments profonds. — Cette sorte de supériorité dans l’insouciance qu’elles possèdent sur nous, fait des femmes la moitié la plus intéressante de l’humanité, concluait-il.

Le Général écoutait l’interrupteur avec gravité, et faisait un signe courtois d’assentiment. — Si, si ! En certaines circonstances… Précisément. Elles peuvent faire parfois un mal infini et de façon parfaitement inattendue. Comment imaginer que la fille d’un royaliste ruiné, qui ne devait la vie qu’au mépris de ses ennemis, eût le pouvoir de déchaîner mort et dévastation sur deux provinces florissantes et de causer des inquiétudes sérieuses aux chefs de la révolution, à l’heure même de son triomphe ? Il se tut pour laisser agir sur nous la surprise de telles paroles.

— Mort et dévastation ! murmura un des convives avec étonnement. Quelle horreur !

Le vieux général lança un regard sur son hôte avant de reprendre : — Oui, la guerre, si vous voulez, avec toutes ses calamités. Mais le moyen qui lui permit de mettre à feu et à sang notre frontière méridionale me parut à moi, qui l’ai vue et lui ai parlé, plus monstrueux encore. Ce fait particulier a laissé dans mon esprit une stupeur et un effroi que l’expérience ultérieure de plus de cinquante années de vie n’a pu en rien amoindrir. Il jetait les yeux autour de lui, comme pour s’assurer de notre attention, et sur un nouveau ton : Je suis, comme vous le savez, républicain et fils de Libérateur. Mon incomparable mère — Dieu ait son âme — était Française et fille d’un ardent républicain. Dès l’enfance, j’ai combattu pour la liberté : j’ai toujours cru à l’égalité des hommes, et quant à leur fraternité, c’est chose encore plus certaine à mes yeux. Voyez l’animosité féroce qu’ils déploient dans leurs discordes et dites-moi si vous connaissez querelles plus terribles et plus atroces que les querelles de frères ?

La parfaite ingénuité de ces paroles sans cynisme réprimait les sourires qu’eût pu provoquer une telle définition de la fraternité humaine. L’accent du général trahissait la mélancolie propre à un homme profondément humain, auquel le devoir, la conviction et la nécessité avaient imposé un rôle dans des scènes d’impitoyable violence. Le vieillard avait assisté à maintes luttes fratricides. Certes, on ne saurait douter de leur fraternité. Tous les hommes sont frères, et comme tels, savent trop de choses sur leur compte réciproque. Mais, et ici les yeux noirs avaient une lueur de gaîté sous la chevelure d’argent du patriarche, si nous sommes tous frères, toutes les femmes ne sont pas nos sœurs !

On entendit un des plus jeunes auditeurs exprimer sa satisfaction de ce fait. Et le général poursuivait, avec une conviction ardente : — Elles sont si différentes de nous ! L’histoire du roi qui prit une mendiante, pour partager son trône est peut-être fort jolie pour ce que nous savons des hommes et de l’amour. Mais qu’une jeune fille, fameuse pour sa beauté hautaine, et, peu de temps auparavant, admirée entre toutes dans les bals du palais du Vice-Roi, ait pris par la main un guaso, un vulgaire paysan, cela paraît intolérable à notre sentiment des femmes et de leur amour à elles. C’est de la folie. Et la chose arriva pourtant. Il faut dire que, dans ce cas, c’est d’une folie de haine et non d’amour qu’il s’agissait.

Après avoir, dans son désir d’équité chevaleresque, invoqué cette excuse, le général resta un instant silencieux. Je passais presque tous les jours, reprit-il, devant la maison où se tramait cette abomination. Comment la chose advint, nul ne peut le savoir. Le désespoir de la jeune fille devait être extrême, et Gaspar Ruiz était un homme docile. Il avait été soldat obéissant. Sa force était comme une énorme pierre posée sur le sol et prête à être lancée à droite ou à gauche par la main qui la ramasse.

Il est évident qu’il dut raconter son histoire aux gens qui lui donnaient un abri si nécessaire. Sa blessure n’était pas dangereuse, mais sa vie ne tenait qu’à un fil. Le vieux royaliste perdu dans sa folie ricanante ne pouvait rien faire ; ce sont les deux femmes qui disposèrent pour le blessé une cachette derrière la maison, dans une cabane du verger. Ce réduit, une abondance d’eau claire tant que la fièvre le brûlait et quelques paroles de pitié, c’est tout ce qu’elles pouvaient donner. Elles partagèrent sans doute avec lui ce qu’elles avaient de nourriture. Ce ne pouvait être que bien peu de chose : une poignée de maïs rôti, peut-être un plat de haricots ou un morceau de poisson avec quelques figues. C’est à une telle misère qu’était réduite cette famille orgueilleuse et naguère florissante.


VII


L’hypothèse du général Santierra était fondée. Telle était bien la nature du secours que Gaspar Ruiz, fils de paysans, avait reçu de la famille royaliste dont la fille avait ouvert la porte d’un misérable refuge à son extrême détresse. Sa sombre résolution en imposa à la folie du père et à l’ahurissement tremblant de la mère.

Elle demanda au blessé étranger : — Qui vous a mis dans cet état ?

— Les soldats, Señora, répondit Gaspar Ruiz, d’une voix faible.

— Les patriotes ?

— Si.

— Pour quelle raison ?

— Comme déserteur, haleta-t-il, en s’appuyant contre le mur, sous le regard scrutateur des yeux noirs. On m’a laissé pour mort là-bas.

Elle le conduisit, à travers la maison, vers une petite hutte de terre et de roseaux, perdue dans l’herbe haute du verger abandonné. Il se laissa tomber dans un coin, sur un tas de paille de maïs, avec un profond soupir.

— Personne ne viendra vous chercher ici, fit-elle en abaissant les yeux sur lui. Personne ne passe par ici. Nous aussi, on nous a laissés pour morts.

Il s’agitait fiévreusement sur le tas de paille poussiéreuse, et la douleur de son cou le faisait gémir et délirer :

— Je montrerai un jour à Esteban que je suis encore vivant, grommelait-il.

Il acceptait les soins en silence, et des jours de douleur passèrent. Les apparitions dans la hutte de la fière royaliste lui apportaient un délicieux réconfort, et se confondaient avec des rêves délirants d’anges descendus auprès de son grabat ; Gaspar Ruiz était instruit des mystères de la religion et avait même appris du prêtre de son village un peu de lecture et d’écriture. Il attendait la jeune fille avec impatience et la voyait, avec un regret poignant, sortir de l’ombre de la hutte pour passer dans le clair soleil. Il s’aperçut qu’il pouvait, de son lit de douleur, évoquer, en fermant les yeux, son visage avec une netteté parfaite. Et cette faculté nouvelle charma les longues heures solitaires de sa convalescence. Plus tard, quand il commença à recouvrer ses forces, il se traînait au soir jusqu’à la maison, et s’asseyait sur le seuil de la porte du jardin.

Dans l’une des pièces, le père dément marchait de long en large et marmonnait entre ses dents avec de brefs et brusques éclats de rire. Dans le vestibule, la mère, assise sur un tabouret, soupirait et gémissait. La fille, vêtue d’une grossière étoffe râpée, son visage pâle et hagard à demi caché sous une misérable mantille, s’appuyait au linteau de la porte. Les coudes aux genoux et la tête dans les mains, Gaspar Ruiz causait à mi-voix avec les deux femmes.

La commune misère de leur déchéance aurait fait une amère dérision d’une observance trop marquée par elles des différences sociales. Gaspar Ruiz le comprenait, dans sa simplicité. Sa captivité chez les royalistes lui permettait de donner aux deux femmes des nouvelles de leurs connaissances. Il les décrivait, et quand il contait l’histoire de la bataille où il avait été repris, les deux royalistes se lamentaient sur ce coup porté à leur cause et sur la ruine de leurs espoirs secrets.

Lui ne se passionnait pour aucun des partis, mais il éprouvait une adoration sans bornes pour la jeune fille. Dans son désir de se montrer digne de sa condescendance, il se targuait un peu de sa vigueur physique. Il n’avait rien d’autre à vanter en lui. Cette qualité le faisait traiter avec autant de déférence par ses camarades, au camp ou au combat, qu’un galon de sergent, expliquait-il.

— J’en aurais toujours trouvé autant que j’aurais voulu pour me suivre, Señorita. On aurait dû me nommer officier, puisque je sais lire et écrire.

Derrière lui, la vieille dame poussait, de temps en temps, un douloureux soupir ; le père grommelait des paroles insensées, en arpentant la sala, et Gaspar Ruiz levait parfois les yeux sur la fille des vieillards.

Il la regardait avec curiosité, parce qu’elle était vivante, et aussi avec ce sentiment de familiarité et de terreur qui s’attache, dans les églises, à la contemplation des statues puissantes et inertes de saints dont on invoque la protection dans les périls et les difficultés. Ses difficultés à lui étaient très grandes.

Il ne pouvait rester indéfiniment caché dans un verger. Il savait bien, d’ailleurs, qu’il n’aurait pu se risquer, plus d’une demi-journée, dans une direction quelconque, sans se faire arrêter par une des patrouilles de cavalerie qui battaient la campagne, et conduire dans l’un des camps où était réunie l’armée patriote destinée à la libération du pays. Il serait reconnu comme Gaspar Ruiz, déserteur, et sans doute fusillé pour de bon, cette fois. L’innocent Gaspar Ruiz n’avait plus de place dans le monde. Et à cette pensée, son âme simple s’abandonnait à une tristesse et à un ressentiment sombres comme la nuit.

On avait fait de lui un soldat par force ; il voulait bien être soldat. Et il avait été bon soldat comme il avait été bon fils, à cause de sa docilité et de sa force. Mais maintenant, il ne pouvait pas user de l’une plus que de l’autre. On l’avait arraché à ses parents, et il ne pouvait plus être soldat, bon soldat en tout cas. Personne ne voudrait écouter ses explications. De quelle injustice il était victime ! De quelle injustice !

Et, dans un murmure douloureux, il ressassait, pour la vingtième fois, l’histoire de la double capture. Puis, levant les yeux sur la silencieuse fille appuyée à la porte : — Si, Señorita, disait-il, avec un profond soupir, l’injustice a ôté pour moi, comme pour tout le monde, toute utilité à ce pauvre souffle de ma poitrine. Et je n’en voudrai pas à celui qui me le ravira.

Un soir qu’il exhalait ainsi la plainte de son âme blessée, elle condescendit à dire que, si elle eût été homme, elle n’eût pas tenu pour indigne d’être vécue une vie qui comportait une possibilité de vengeance.

Elle paraissait se parler à elle-même. Sa voix était basse. Il buvait ce murmure doux et rêveur avec une impression de délice particulière, de quelque chose qui réchauffait son cœur comme une gorgée de vin généreux.

— Vous avez raison, Señorita, fit-il en levant lentement les yeux vers son visage ; il y a Esteban qui doit apprendre que je ne suis pas mort.

Les marmonnements du fou avaient cessé depuis longtemps ; la mère gémissante s’était retirée dans une des pièces vides. Tout était immobile dans la maison, et au dehors, sous la clarté de la lune qui mettait un éclat de jour dans le verger sauvage plein d’ombres épaisses, Gaspar Ruiz vit s’abaisser sur lui les yeux noirs de Doña Emilia.

— Ah ! le sergent, murmura-t-elle avec dédain.

— Il m’a donné un coup de sabre, protesta-t-il, effaré par le mépris qui semblait se refléter sur le pâle visage.

Elle l’écrasa du regard. Si forte était sa volonté de se faire comprendre, qu’elle éveilla en lui l’intelligence de choses inexprimées.

— Qu’attendiez-vous donc d’autre de moi ? s’écria-t-il, comme un homme poussé tout à coup au désespoir. Ai-je le pouvoir de faire plus ? Suis-je un général avec une armée derrière moi… misérable pécheur que je suis, d’encourir votre mépris pour m’achever !


VIII


Señores, racontait le général à ses hôtes, les préoccupations d’amour qui m’enchantaient à cette époque n’empêchaient pas la vue de cette demeure de m’affecter toujours désagréablement, surtout sous le clair de lune qui lui donnait, avec ses persiennes closes et son aspect abandonné, un air parfaitement sinistre. Je continuais pourtant à passer par le chemin du ravin, parce que c’était un peu raccourci. L’énergumène ricanait et hurlait tout son saoul, chaque soir, sur mon passage, mais au bout d’un certain temps, il cessa de se montrer à la porte, comme si mon indifférence l’eût lassé. Comment on l’avait convaincu de rester en paix, je ne saurais le dire. Évidemment, avec Gaspar Ruiz dans la maison, il n’y avait pas de difficulté à le retenir de force. Il devait entrer maintenant dans les plans de ces gens-là de ne rien faire qui pût me provoquer. Au moins, je le suppose.

— Mon engouement pour les plus beaux yeux du Chili ne m’empêcha pas, au bout d’une semaine, de remarquer l’absence du vieillard. Quelques jours passèrent. Je commençais à penser que ces royalistes avaient pu déguerpir. Puis un soir, comme je me hâtais vers la ville, je vis une silhouette sous le porche. Ce n’était pas le fou ; c’était la jeune fille. Elle se tenait toute droite, la main appuyée contre une des colonnes de bois, grande et pâle, ses larges yeux creusés par les privations et le chagrin. Je la regardai fixement, et ses yeux rencontrèrent les miens avec un regard étrange, scrutateur. Au moment où je retournais la tête, après avoir dépassé la maison, elle parut s’armer de tout son courage, pour me faire signe de revenir en arrière.

J’obéis machinalement, Señores, tant était grand mon étonnement. Il redoubla encore, lorsque j’entendis ses paroles. Elle commença par me remercier de ma patience à l’endroit de son père. J’en fus honteux. C’est du dédain et non de la patience que j’avais voulu montrer. Ses paroles devaient lui brûler les lèvres, mais elle ne se départit pas un instant d’une dignité douce et mélancolique, qui me remplissait d’un respect involontaire. Il n’y a pas à lutter contre les femmes, Señores. Quand elle commença son histoire, j’eus peine à croire mes oreilles. C’est la Providence, conclut-elle, qui avait épargné la vie d’un homme injustement condamné, et qui, maintenant, se confiait à mon honneur de caballero et à ma compassion pour ses souffrances.

— « Injustement condamné, déclarai-je froidement, c’est aussi mon avis ; par conséquent, vous avez hébergé un ennemi de votre cause. »

— « C’était un pauvre chrétien qui implorait secours à notre porte au nom de Dieu, Señor », répondit-elle simplement.

Je commençais à l’admirer. — « Où est-il, maintenant ? » demandai-je avec raideur.

Elle ne répondit pas à ma question. Avec une habileté parfaite et une délicatesse presque démoniaque, elle sut, sans blesser mon orgueil, me rappeler l’échec de ma tentative en faveur des prisonniers du fort. Naturellement, elle connaissait toute l’histoire. Gaspar Ruiz, me dit-elle, me suppliait de lui procurer un sauf-conduit du général San Martin lui-même. Il avait une communication importante à faire au général en chef.

Por Dios, Señores, elle me fît avaler tout cela, en se donnant pour le porte-parole du pauvre garçon. Écrasé par l’injustice, il espérait trouver en moi une générosité égale à celle qui lui avait été témoignée par la famille royaliste chez qui il avait trouvé un refuge.

Ah ! c’était bien et noblement parler à un jouvenceau comme moi. Je la jugeai grande. Hélas, elle n’était qu’implacable !

Je finis par m’éloigner, plein d’enthousiasme, et sans même demander à voir Gaspar Ruiz, dont la présence dans la maison me paraissait certaine.

Puis une réflexion plus calme me fit entrevoir des difficultés que je n’avais pas assez de confiance en moi pour surmonter seul. Il n’était pas facile d’aller raconter au général en chef une histoire semblable. Je redoutais un échec, et jugeai préférable d’exposer le cas à mon général de division, Robles, un ami de ma famille, qui m’avait, depuis, réclamé comme aide de camp.

Tout de suite et sans cérémonie il me soulagea de mes doutes.

— « Dans la maison ! Naturellement, il est dans la maison », fit-il d’un ton méprisant. « Vous auriez dû y entrer l’épée à la main, et lui ordonner de se rendre, au lieu de bavarder sous le porche avec une jeune royaliste. Ces gens-là auraient dû être expulsés depuis longtemps. Qui sait combien d’espions ils ont hébergés en plein milieu de nos camps ? Un sauf-conduit du général en chef ? Le bonhomme a de l’audace. Ha ! Ha ! Nous allons le prendre ce soir, et nous verrons bien, sans sauf-conduit, ce qu’il a de si important à dire. Ha ! Ha ! »

Le général Robles — paix à son âme — était un homme gros et court, avec des yeux ronds, fixes, et un regard de féroce jovialité. Il ajouta, devant ma détresse :

— « Allons, allons, chico ; je vous promets sa vie s’il ne résiste pas. Et c’est fort probable. Nous n’allons pas démolir un bon soldat, si nous pouvons faire autrement. Écoutez ! Je suis curieux de voir cet hercule. Le picaro veut un général ! Eh bien, il en aura un à qui parler. Ha ! Ha ! J’irai moi-même assister à sa capture, et vous en serez aussi naturellement. »

Et l’expédition s’organisa pour le soir même. Aux dernières lueurs du crépuscule, maison et verger furent silencieusement cernés. Plus tard, le général et moi quittâmes un bal où nous assistions, en ville, et gagnâmes le vallon au petit galop. Nous nous arrêtâmes à quelque distance de la maison, en remettant nos chevaux à un soldat, monté. Un coup de sifflet doux avertit les guetteurs du ravin, et nous montâmes sans bruit jusqu’au porche. La maison barricadée semblait vide sous le clair de lune.

Le général heurta la porte. Après quelques instants, une voix de femme demanda, de l’intérieur, qui était là. Mon chef m’allongea un coup de coude qui me coupa le souffle.

— « C’est moi, le lieutenant Santierra », balbutiai-je, comme un homme qui étouffe : « Ouvrez ! »

La porte s’ouvrit furtivement. La jeune fille tenait à la main une maigre chandelle. En voyant un autre homme avec moi, elle se mit à reculer lentement devant nous. Son visage impassible et pâle lui donnait un air de spectre. Je marchais derrière le général Robles. Elle tenait les yeux fixés sur moi. Je fis un geste d’impuissance par-dessus le dos de mon chef, et m’efforçai de donner à mon visage une expression rassurante. Nous ne soufflions pas mot.

Nous nous trouvions dans une pièce au plancher et aux murs nus, qui renfermait, pour tout mobilier, une table grossière et deux tabourets. Une vieille femme aux cheveux gris épars, se tordit les mains à notre approche. Un bruyant éclat de rire sonna de façon sinistre et déplaisante dans la maison vide. La vieille essaya de passer devant nous.

— « Ne laissez sortir personne ! » ordonna le général Robles.

Je poussai la porte, dont j’entendis claquer le pène, et le rire ne parvint plus qu’affaibli à nos oreilles.

Avant que nous eussions pu dire un mot, je fus stupéfait d’entendre un grondement lointain de tonnerre.

J’avais emporté dans la maison l’impression d’une nuit de lune claire, sans l’ombre d’un nuage au ciel. Je n’en croyais pas mes oreilles. Envoyé de bonne heure à l’étranger, pour y faire mon éducation, je n’étais pas familiarisé avec le phénomène naturel le plus redouté de mon pays natal. J’aperçus avec un étonnement inexprimable, un regard de terreur dans les yeux de mon chef. Et tout à coup, je me sentis pris de vertige. Le général tituba lourdement contre moi ; la jeune fille semblait vaciller au milieu de la pièce ; la chandelle lui tomba des mains et s’éteignit ; un cri aigu de « Misericordia ! » poussé par la vieille femme me perça les oreilles. Dans la nuit d’encre, j’entendis le plâtre se détacher des murs. Il est heureux qu’il n’y eût pas de plafond. Je me cramponnai au loquet de la porte, tandis qu’au-dessus de ma tête les tuiles du toit cessaient de grincer. La secousse était finie.

— « Dehors ; la porte ! fuyez, Santierra, fuyez ! » hurlait le général. Dans notre pays, Señores, les plus braves n’ont pas honte d’avouer la terreur qu’un tremblement de terre inspire à tous les hommes. On ne s’y fait pas. Une expérience renouvelée ne fait qu’ajouter à l’horreur de cette épouvante sans nom.

C’était mon premier tremblement de terre, et j’étais le plus calme de tous. Je compris que le craquement venu du dehors était causé par la chute du porche avec ses pilastres de bois et son toit de tuiles en surplomb. La prochaine secousse allait peut-être démolir la maison. Le grondement de tonnerre se rapprochait de nouveau. Le général courait autour de la pièce, à la recherche de la porte, peut-être. Je jugeai, à l’entendre, qu’il tentait d’escalader les murs, et sa voix invoqua distinctement les noms de plusieurs saints. — « Dehors, Santierra, dehors ! » hurla-t-il.

La voix de la jeune fille est la seule que je n’entendis pas.

— « Général ! » criai-je, « je ne puis ouvrir la porte. Nous devons être enfermés. »

Je ne pus reconnaître sa voix dans la bordée de jurons et de cris de désespoir qu’il lança. Je connais bien les hommes de mon pays, Señores, surtout ceux des provinces les plus exposées aux tremblements de terre, qui ne voudraient jamais manger, dormir, prier ou même faire une partie de cartes avec des portes closes. Le danger consiste moins dans la perte de temps, que dans le mouvement des murs qui peut empêcher complètement une porte de s’ouvrir. C’est ce qui venait de se passer. Nous étions pris au piège, sans aucune aide à attendre de personne. Il n’y a pas un homme dans mon pays qui consente à entrer dans une maison, quand la terre tremble. Il n’y en a jamais eu, sauf un, un seul, Gaspar Ruiz !

Il était sorti du trou où il nichait, et avait sauté pardessus la charpente du porche démoli. J’entendis une voix puissante, sortie de poumons de géant, qui dominait le grondement souterrain de la destruction approchante, pour crier : — « Erminia ! » Un tremblement de terre est grand niveleur de situations. Je fis appel à toute mon énergie pour surmonter la terreur de la scène : — « Elle est ici ! » criai-je. Un rugissement de bête sauvage me répondit ; ma tête tournait ; mon cœur cessait de battre ; une sueur d’angoisse ruisselait sur mon front.

Il eut la force de soulever l’un des lourds poteaux du porche. Il le tenait sous l’aisselle, comme une lance, à deux mains : il chargea comme un bélier la maison trépidante, enfonça la porte, et passa, la tête la première, par-dessus nos corps prostrés. Le général et moi nous nous levâmes, pour bondir au dehors, sans regarder derrière nous, avant d’avoir franchi la route. Alors, nous étreignant, nous vîmes la maison se transformer soudain en un tas de décombres informes, derrière le dos d’un homme qui courait tout titubant vers nous, avec le corps d’une femme dans les bras. Ses longs cheveux tombaient presque à ses pieds. Il la déposa sur la terre mouvante, et la lune éclaira ses yeux fermés.

Nous eûmes de la peine à remonter à cheval, Señores. Nos bêtes affolées se cabraient, tenues à grand’peine par les soldats accourus de toute part. Les yeux des hommes et des animaux luisaient d’une terreur folle. Mon général s’approcha de Gaspar Ruiz, penché, dans une immobilité de statue, au-dessus de la jeune fille. Il se laissa secouer l’épaule, sans détacher les yeux du visage inanimé.

— « Qué guapo », lui cria le général à l’oreille. « Tu es le plus brave des hommes. Tu m’as sauvé la vie. Je suis le général Robles. Viens au camp demain, si Dieu nous accorde la grâce de voir un autre jour. »

Ruiz ne bougeait pas, comme s’il eût été sourd, insensible, inerte.

Nous nous dirigions vers la ville, pleine de nos parents, de nos amis, dont nous n’osions pas envisager le sort. Les soldats couraient à côté de nos chevaux. Tout était oublié, dans l’immensité de la catastrophe qui désolait le pays.

Gaspar Ruiz vit la jeune fille ouvrir les yeux. Le mouvement de ses paupières parut l’arracher à sa léthargie. Ils étaient seuls ; les cris de terreur et de détresse des gens sans abri remplissaient la plaine et la côte, formidables et lointains, parvenus comme des murmures jusqu’à la solitude des deux abandonnés.

Elle se redressa brusquement, et jeta autour d’elle des regards de terreur : — « Qu’y a-t-il ? » demanda-t-elle à voix basse, puis regardant en face Gaspar Ruiz : « Où suis-je ? »

Il pencha tristement la tête, sans un mot.

— « … Qui êtes-vous ? »

Il s’agenouilla lentement devant elle, et toucha l’ourlet de sa jupe d’étoffe grossière : — « Votre esclave ! » dit-il.

Elle aperçut alors, à travers un nuage de poussière, le tas de décombres qui avait été la maison : — « Ah ! » cria-t-elle, en pressant sa main contre son front.

— « Je vous ai enlevée de là-bas », murmura-t-il, à ses pieds.

— « Et eux ? » demanda-t-elle, avec un grand sanglot.

Il se leva, la prit par le bras, et la mena doucement vers la ruine informe, à demi recouverte par un glissement de terrain. — « Venez écouter », dit-il.

La lune sereine les vit grimper sur cet amas de gravats, de solives et de tuiles, qui était une tombe. Ils collèrent leurs oreilles contre les interstices, guettant un gémissement, un soupir de douleur.

A la fin l’homme dit : — « Ils sont morts du coup ! Vous êtes seule. »

Elle s’assit sur un morceau de poutre grillée, un bras sur le visage. Il attendit, puis approcha ses lèvres de l’oreille de la jeune fille : — « Partons », murmura-t-il.

— « Partir d’ici, jamais ! Jamais ! » s’écria-t-elle, en levant les bras au-dessus de sa tête.

Il se pencha sur elle et les bras levés retombèrent sur ses épaules. Il la souleva, se remit d’aplomb, et partit, les yeux droits devant lui.

— « Que faites-vous ? » demanda-t-elle, faiblement.— « J’échappe à mes ennemis », répondit-il, sans regarder un instant son léger fardeau.

— « Avec moi ? » soupira-t-elle, sans volonté.

« Jamais sans vous. Vous êtes ma force. »

Il la serra contre sa poitrine. Son visage était grave et son pas ferme. Les incendies allumés sur les ruines de villages détruits mettaient dans la plaine des taches de feu rouges, et les bruits de lamentations lointaines, les cris de « Misericordia ! Misericordia ! » faisaient un murmure désolé dans ses oreilles. Il s’avançait, solennel et recueilli, comme s’il eût porté un fardeau sacré, fragile et précieux.

La terre remuait de temps en temps sous ses pieds.


IX


Avec des gestes d’une précision mécanique et un air d’abstraction, le vieux général Santierra allumait un long et gros cigare.

— Il nous fallut plusieurs heures pour pouvoir envoyer un détachement au ravin, dit-il à ses hôtes. Nous avions trouvé un tiers des maisons écroulées, les autres ébranlées, et les habitants, riches ou pauvres, réduits à un égal état de démence par l’universel désastre. La gaieté simple des uns contrastait avec le désespoir des autres. Dans la confusion générale, nombre de bandits éhontés étaient devenus, sans crainte, des dieux ou des hommes, un danger pour ceux qui avaient pu soustraire quelques objets de valeur à la ruine de leurs foyers. Ces misérables, qui criaient plus fort que les autres « Misericordia ! », à chaque secousse, et se frappaient la poitrine d’une main, dépouillaient de l’autre les pauvres victimes, et ne reculaient même pas devant le meurtre.

La division du général Robles était tout entière occupée à protéger les quartiers détruits de la ville contre les déprédations de ces monstres inhumains. Absorbé par mes fonctions d’officier d’ordonnance, je ne pus, avant le matin, m’assurer du salut de ma propre famille. Ma mère et mes sœurs avaient pu s’échapper de la salle de bal où je les avais laissées dans s la soirée. Je me rappelle ces deux belles jeunes femmes — Dieu ait leur âme ! — comme si je les voyais maintenant, dans le jardin de notre maison détruite, pâles mais actives, assistant, dans leurs robes souillées et avec la poussière des murs écroulés sur les cheveux, certains de nos pauvres voisins. Quant à ma mère, elle abritait une âme stoïque dans son corps frêle. A demi couverte d’un châle précieux, elle était étendue sur un banc rustique, près d’un bassin dont la fontaine avait, cette nuit-là, cessé à jamais de couler.

A peine avais-je eu le temps de les embrasser toutes trois, à grands transports de joie, que mon chef survint et me dépêcha avec quelques hommes vers le ravin, pour ramener mon hercule, comme il disait, et la jeune fille pâle.

Mais nous ne trouvâmes personne à ramener. Un glissement du sol avait recouvert les ruines de la maison, et l’on ne voyait plus qu’un monticule de terre d’où des fragments de poutres émergeaient çà et là, rien de plus.

Ainsi s’étaient terminées les tribulations du vieux couple royaliste. Une tombe énorme et sans considération les avait engloutis vivants, dans leur malheureuse obstination contre la volonté de liberté d’un peuple. Et leur fille avait disparu.

Que Gaspar Ruiz l’eût emportée, j’en eus la conviction. Mais le cas n’était pas prévu et je n’avais pas d’ordres pour les poursuivre. Au surplus, je n’en éprouvais nul désir. Je me méfiais, maintenant, de mes interventions. Elles n’avaient pas été heureuses et ne semblaient même guère à mon honneur. Il était parti. Eh bien, tant mieux ! Et il emmenait la jeune royaliste. Rien de mieux encore. Vaya con Dios. Ce n’était pas le moment de nous tracasser sur le sort d’un déserteur qui, justement ou injustement, aurait dû être mort, et d’une fille pour qui mieux eût valu n’être jamais née.

Je ramenai donc mes hommes en ville.

Après quelques jours, l’ordre fut rétabli, et les principales familles, y compris la mienne, partirent pour Santiago. Nous y possédions une belle maison. En même temps, la division de Robles fut dirigée sur de nouveaux cantonnements, près de la capitale. Ce changement servait au mieux mes sentiments amoureux et familiaux.

Un soir, je fus convoqué assez tard par mon chef. Je trouvai le général Robles, en uniforme, en train de boire de l’eau-de-vie pure dans un grand verre — précaution, à l’en croire, contre l’insomnie due aux piqûres de moustiques. C’était un bon soldat qui m’a enseigné l’art et la pratique de la guerre. Dieu a dû lui être miséricordieux car ses motifs ne furent jamais dictés que par le patriotisme, malgré son irascibilité. Quant aux moustiquaires, il en tenait l’usage pour efféminé et honteux, indigne d’un soldat.

Je vis du premier coup que son visage, déjà très rouge, trahissait une expression de fort bonne humeur.

— « Aha ! Señor teniente », cria-t-il très haut, en me voyant saluer sur le seuil de la porte. Tenez ! on a des nouvelles de votre hercule. »

Et il me tendait une lettre pliée, dont je vis l’adresse : « Au commandant en chef des armées républicaines. »

— « Cette lettre », reprit très haut le général, a été mise par un gamin dans la main d’une sentinelle du Quartier Général. L’animal pensait à sa bonne amie, sans doute, car avant qu’il ait pu revenir à lui, l’enfant avait disparu parmi les gens du marché, et le soldat proteste qu’il ne le reconnaîtrait pas, pour sauver sa tête.

Mon chef me raconta que le soldat avait remis au sergent de garde la lettre qui avait fini par arriver aux mains du généralissime. Son Excellence avait daigné en prendre connaissance, puis avait parlé en secret de l’affaire au général Robles.

Je ne me souviens pas textuellement de cette lettre, Señores. Elle portait la signature de Gaspar Ruiz. L’audacieux ! Il avait conquis une âme sur le cataclysme, et maintenant c’est cette âme qui lui dictait sa lettre. Le ton en était très indépendant, et me frappa, sur le moment, par sa noblesse, sa dignité. C’était la lettre de la jeune femme, évidemment. Maintenant, la duplicité m’en fait frémir. Gaspar Ruiz se plaignait de l’injustice dont il avait été victime et rappelait ses preuves préalables de fidélité et de courage. Sauvé de la mort par l’intervention miraculeuse de la Providence, il ne songeait plus qu’à se réhabiliter. Mais c’était chose impossible dans le rang, comme simple soldat encore sous le coup des soupçons. Il se faisait fort de fournir une preuve éclatante de sa fidélité. Et il proposait au général en chef un rendez-vous à minuit, au milieu de la Place, devant la Moneta. Comme signe de reconnaissance, les deux hommes battraient trois fois le briquet, ce qui n’attirerait pas l’attention, tout en étant bien caractéristique.

San Martin, le grand Libérateur, aimait les hommes d’audace et de courage. De plus, il était juste et compatissant. Je lui dis ce que je savais de l’histoire de Ruiz et il me pria de l’accompagner, la nuit désignée. Les signaux furent échangés. Il était minuit, et toute la ville reposait dans l’ombre et le silence. Les deux silhouettes en manteaux se réunirent au centre de la vaste Plaza, et resté discrètement à l’écart, je perçus durant une heure ou plus le murmure de leurs voix. Alors le général me fit signe d’approcher ; et j’entendis San Martin, qui témoignait d’une égale courtoisie pour les humbles et les nobles, offrir à Gaspar Ruiz l’hospitalité de son quartier général pour la nuit. Mais le soldat refusa, en disant qu’il ne s’estimerait pas digne d’un tel honneur avant d’avoir fait quelque chose.

— « Vous ne sauriez avoir un déserteur pour hôte, Excellence », protesta-t-il avec un rire sourd, et il recula, pour se perdre lentement dans la nuit.

— « Il avait quelqu’un avec lui, notre ami Ruiz », me dit le général en chef, au moment où nous nous éloignions. « J’ai vu deux ombres, pendant un instant. C’est un compagnon bien discret. »

Moi aussi, j’avais vu une seconde ombre rejoindre l’ombre vague de Gaspar Ruiz. C’était une silhouette petite, avec un poncho et un grand chapeau. Stupidement, je me demandais à qui il avait pu oser se confier ainsi. J’aurais bien dû deviner que ce ne pouvait être que cette fille fatale, hélas !

Où il l’avait cachée, je ne le sais. Il avait, on l’apprit plus tard, un oncle, frère de sa mère, petit boutiquier à Santiago. Peut-être est-ce chez lui qu’elle trouva la table et le gîte. En tout cas, c’étaient des conditions assez misérables pour exaspérer son orgueil et tenir allumées sa colère et sa haine. Il est certain qu’elle n’accompagna pas Ruiz dans le premier de ses exploits. Il s’agissait de détruire un stock de matériel de guerre accumulé en secret par les autorités espagnoles, dans une ville du sud, appelée Linares. On n’avait confié à Gaspar Ruiz qu’un petit détachement, mais ces hommes se montrèrent dignes de la confiance de San Martin. La saison n’était guère propice. Ils durent traverser à la nage des rivières gonflées. Ils n’en galopèrent pas moins nuit et jour, devançant le bruit de leur expédition, et se dirigèrent droit sur la ville à travers cent milles de pays ennemi, pour y entrer à l’aube, sabre en main et surprendre la petite garnison. Les défenseurs s’enfuirent sans résistance, en laissant la plupart de leurs officiers aux mains de Gaspar Ruiz.

L’explosion de la poudrière couronna l’incendie que les agresseurs avaient, sans perdre de temps, allumé dans les magasins. Moins de six heures après leur arrivée, ils filaient à la même allure folle, sans avoir perdu un seul homme. Quelle que fût leur qualité, un pareil exploit ne s’accomplit pas sans une direction meilleure encore.

Je dînais au quartier général quand Gaspar Ruiz, lui-même, vint apporter la nouvelle de son succès. C’était un gros coup pour les troupes royalistes. Comme témoignage, il sortit de son poncho le drapeau de la garnison et le lança sur la table. L’homme était transfiguré ; il y avait, dans l’expression de son visage, quelque chose de triomphal et de menaçant. Il se tenait derrière la chaise du général San Martin, et nous regardait tous fièrement. Il portait une calotte ronde de drap bleu, bordée de galon d’argent, et nous distinguions sur sa nuque brûlée une longue cicatrice blanche.

Un des convives demanda ce qu’il avait fait des officiers espagnols captifs.

Il eut un haussement d’épaules méprisant : « Quelle question ! Dans une guerre de partisans, on ne s’embarrasse pas de prisonniers. Je les ai laissé filer, et voici les dragonnes de leurs épées. »

Il en jeta tout un paquet sur la table, à côté du drapeau. Alors le général Robles, que j’avais accompagné, cria de sa voix forte et épaisse : « Ah, vraiment ? Eh bien, mon brave ami, vous ne savez pas comment il faut mener une guerre comme celle-ci. Voilà ce qu’il fallait faire ! » Et il passa le bord de sa main sur sa gorge.

— Hélas, Señores. Il est trop vrai que, de part et d’autre, cette guerre, héroïque dans son essence, était entachée de férocité. Les murmures que soulevèrent les paroles du général Robles étaient loin d’accuser une réprobation unanime. Seul, le généreux et brave San Martin loua l’humanité de Gaspar Ruiz, et lui désigna une place à sa droite. Après quoi, il leva son verre plein en proposant un toast : « — Caballeros et camarades d’armes, buvons à la santé du capitaine Gaspar Ruiz. » Et quand nous eûmes vidé nos verres : — « Je vais, reprit le Général en Chef, lui confier la garde de notre frontière du sud, pendant que nous irons libérer nos frères du Pérou. Celui que l’ennemi n’a pu empêcher d’aller le frapper en plein cœur, saura protéger les populations paisibles que nous laissons derrière nous pour poursuivre notre tâche sacrée. » Et il embrassa Gaspar Ruiz qui restait silencieux près de lui.

Plus tard, quand on se leva de table, je m’approchai du dernier officier de l’armée pour lui présenter mes félicitations. — « Et peut-être, capitaine Ruiz », ajoutai-je, « voudrez-vous dire à un homme qui a toujours cru à votre loyauté, ce qu’il est advenu de Doña Erminia, cette fameuse nuit ? »

A cette question amicale, il changea de visage. Il me regarda, par-dessous ses sourcils, avec des yeux lourds et ternes de guaso, de paysan. — « Señor teniente », dit-il, péniblement, comme un homme très ému, « ne me parlez pas de la Señorita ; je préfère ne pas penser à elle, quand je suis au milieu de vous. »

Il jeta un regard dur sur la pièce pleine d’officiers devisant et fumant. Naturellement, je n’insistai pas.

Telles furent, Señores, les dernières paroles que je devais lui entendre prononcer de longtemps. Le lendemain même, nous nous embarquions dans notre rude expédition du Pérou, et c’est seulement au milieu de nos propres batailles que nous parvint le bruit des faits et gestes de Gaspar Ruiz. Commis à la garde de notre frontière du sud, il leva une partida. Mais sa mansuétude pour les ennemis vaincus déplut au gouverneur civil, qui était un homme formaliste, inquiet et soupçonneux. Il adressa au Gouvernement Suprême des rapports contre Gaspar Ruiz ; l’un de ces rapports accusait l’ officier d’avoir épousé publiquement et en grande pompe une femme de tendances royalistes. Des querelles devaient forcément éclater entre ces deux hommes de caractères si différents. A la fin le gouverneur civil se plaignit de l’inactivité de Ruiz, et parla de trahison, ce qui n’avait pas lieu de surprendre, écrivait-il, chez un homme à pareils antécédents. Gaspar Ruiz eut vent de cette lettre. Sa fureur s’alluma, et la femme qui ne le quittait jamais sut trouver des paroles perfides pour entretenir sa rage. Je ne sais si le Gouvernement Suprême envoya jamais — comme Ruiz s’en plaignit plus tard — des ordres pour l’arrêter. Il paraît au moins certain que le Gouverneur civil se mit à intriguer auprès de ses officiers, et que Gaspar Ruiz s’en aperçut.

Un soir que le Gouverneur donnait une tertulia, Gaspar Ruiz, suivi de six hommes de confiance, se présenta à cheval à la porte du palais du Gouvernement et pénétra dans la sala armé, le chapeau sur la tête. Comme le Gouverneur, furieux, s’avançait vers lui, il saisit le malheureux par la taille, l’enleva, comme si ç’eût été un enfant, au milieu des invités terrifiés, et le jeta dans la rue du haut du perron. Une étreinte rude de Gaspar Ruiz eût suffi à arracher la vie à un géant ; mais pour l’achever, les cavaliers de Ruiz déchargèrent leurs pistolets dans le corps du Gouverneur, inerte au pied des marches.

Après cet acte de justice, comme il l’appelait, Ruiz traversa le Rio Blanco, suivi par la majeure partie de sa bande, et se retrancha sur une colline. Une compagnie de troupes régulières, envoyée follement contre lui, fut cernée et presque anéantie jusqu’au dernier homme. D’autres expéditions, bien que mieux organisées, n’eurent pas plus de succès.

C’est au cours de ces escarmouches sanguinaires que sa femme commença de se montrer à cheval à sa droite. Enfièvré et mis en confiance par ses succès, Ruiz ne chargeait plus à la tête de sa partida, mais restait orgueilleusement à l’arrière, comme un général qui dirige les mouvements d’une armée ; bien monté et immobile sur une éminence, il dépêchait ses ordres ; sa femme était presque toujours à son côté maintenant, et pendant longtemps, on la prit pour un homme. On parlait beaucoup du chef mystérieux au pâle visage, à qui l’on attribuait la défaite de nos troupes. Elle montait à califourchon, à l’indienne, et portait un chapeau d’homme à large bord, avec un poncho sombre. Plus tard, au temps de leur plus grande prospérité, ce poncho était brodé d’or, et elle portait aussi l’épée du pauvre Don Antonio de Leyva. Ce vieil officier chilien avait eu le malheur de se laisser cerner avec sa petite troupe ; il se trouva bientôt à court de munitions et fut tué par les Indiens Arauco, alliés et auxiliaires de Gaspar Ruiz. Ce fut cette fatale affaire dont on parla longtemps comme du « massacre de l’Ile ». L’épée du malheureux officier fut offerte à la jeune femme par le chef Araucanien ; frappés par son aspect, la pâleur mortelle d’un visage que nulle exposition aux intempéries ne semblait affecter, et sa calme indifférence sous le feu, ces Indiens la tenaient pour un être surnaturel, ou tout au moins pour une sorcière. Cette superstition rehaussait singulièrement le prestige et l’autorité de Gaspar Ruiz près de ces peuplades ignorantes. La jeune femme dut savourer largement sa vengeance le jour où elle ceignit l’épée de Don Antonio de Leyva. Elle ne la quittait jamais, — sauf quand elle mettait des vêtements de son sexe, — non qu’elle sût ou désirât se servir d’une épée, mais parce qu’elle aimait sentir battre sur sa cuisse cette lame, qui lui était un souvenir perpétuel et un symbole du déshonneur des armes républicaines. Elle était insatiable de vengeance. D’ailleurs, sur le chemin où elle avait poussé Gaspar Ruiz, il n’y avait pas d’arrêt possible. Des prisonniers échappés, — bien rares d’ailleurs, — contaient comment quelques mots tombés de sa bouche suffisaient à modifier l’expression du géant, et à ranimer sa fureur hésitante. Ils disaient qu’après chaque escarmouche, chaque excursion de pillage, chaque action heureuse, Ruiz allait droit à la jeune femme pour interroger un visage dont la hauteur ne se relâchait jamais. L’étreinte de cette femme devait être froide comme celle d’une statue, Señores ! Le pauvre garçon s’efforçait de faire fondre ce cœur de glace, et d’y infuser un torrent de sang chaud. Des officiers de la marine anglaise qui le virent, à cette époque, s’étonnèrent de son étrange adoration.

Devant le mouvement de surprise et de curiosité que trahissait son auditoire, le général Santierra s’interrompit un instant.

Oui, des officiers de la marine britannique, reprit-il. Ruiz avait consenti à les recevoir, pour traiter de la libération de prisonniers anglais. Sur le territoire qu’il occupait, de la côte à la Cordillère, s’ouvrait une baie où, dans ce temps-là, faisaient escale pour s’approvisionner en bois et en eau, les navires qui venaient de doubler le Cap Horn. Ayant attiré les équipages à terre, Ruiz captura d’abord l’Hersalia, un brick baleinier, et se rendit plus tard maître par surprise de deux autres vaisseaux, l’un anglais, l’autre américain.

On crut d’abord qu’il rêvait de se monter une flotte. Mais c’était là, vous le comprenez, un irréalisable projet. Il arma pourtant le brick avec une partie de l’équipage captif, sous la surveillance d’un officier et de quelques hommes à lui, et l’envoya au gouverneur espagnol de l’île de Chiloe, avec un rapport sur ses exploits, et une demande de secours pour la guerre contre les rebelles. Le gouverneur ne pouvait pas grand’chose pour lui, mais il lui envoya en retour deux pièces légères de campagne, une lettre de félicitations, avec un brevet de colonel de l’armée royale et un grand drapeau espagnol. Cet étendard fut hissé en grande pompe au-dessus de sa demeure au cœur du pays Arauco. Sûrement, ce jour-là, la jeune royaliste dut sourire avec moins de hautaine réserve à son guaso de mari.

L’officier commandant l’escadrille anglaise de notre côte avait fait à notre gouvernement des représentations au sujet de ces captures. Gaspar Ruiz refusa de traiter avec nous. Sur quoi une frégate britannique aborda dans la baie, et le capitaine, le médecin et deux lieutenants débarquèrent sous sauf-conduit. Ils furent bien accueillis et passèrent trois jours chez le chef de partisans. Une sorte de discipline barbare régnait à la résidence, qui était garnie des dépouilles des villes frontières. Quand les officiers furent introduits dans la grande salle, ils virent la jeune femme étendue, (elle n’était pas en bonne santé à ce moment) avec Gaspar Ruiz à son chevet. Le chapeau de l’hercule gisait à ses pieds, sur le sol, et ses mains reposaient sur la garde de son épée.

Pendant cette première entrevue, il ne bougea qu’une fois ses grosses mains pour arranger les couvertures de la jeune femme avec des gestes d’attentive douceur. Les officiers remarquèrent que, chaque fois qu’elle parlait, Ruiz fixait les yeux sur elle avec une attention fervente et suspendue, comme s’il eût oublié l’existence du monde et la sienne propre. Au cours du banquet d’adieu où elle assistait, couchée sur un divan, il se plaignit amèrement des procédés dont il avait été victime. Entouré d’espions, après le départ du général San Martin, calomnié par les fonctionnaires civils, ses services méprisés, sa liberté et sa vie même avaient été menacées par le gouvernement chilien. Il se leva de table, et arpenta la pièce en lançant des malédictions, puis il s’assit sur le divan, aux pieds de sa femme, la poitrine haletante, les yeux fixés sur le sol. Elle se tenait allongée, la tête sur des coussins, les paupières mi-closes.

— « Et maintenant, on m’honore comme officier espagnol », conclut-il d’une voix calme.

Le capitaine de la frégate anglaise profita de ce moment pour l’informer doucement que Lima était tombé et que selon les termes d’une convention, les Espagnols abandonnaient tout le continent.

Gaspar Ruiz leva la tête, et sans hésitation, avec une violence contenue affirma que s’il ne devait pas rester un seul soldat dans toute l’Amérique du Sud, il continuerait à mener la lutte contre le Chili jusqu’à sa dernière goutte de sang. Quand il acheva cette folle tirade, sa femme leva sa longue main blanche, et lui caressa le genou, du bout des doigts, une fraction de seconde.

Pendant le reste du séjour des officiers, qui ne se prolongea guère de plus d’une demi-heure après le banquet, ce chef féroce d’une partida de bandits déborda d’amabilités et de bienveillance. Il s’était montré hospitalier jusque-là, mais on eût dit qu’il ne pouvait assez faire pour le bien-être et la sécurité du voyage de retour de ses hôtes.

Rien, me suis-je laissé dire, n’aurait pu présenter contraste plus saisissant avec son accent de violence récente et la réserve taciturne, qui lui était habituelle. Comme un homme particulièrement exalté par un bonheur inattendu, il n’était plus que bienveillance, amabilité et attentions. Il embrassait les officiers comme des frères ; il avait les larmes aux yeux. À chacun des prisonniers relâchés, il donna une pièce d’or. Au dernier moment, il déclara brusquement ne pouvoir faire moins que de rendre aux patrons des bateaux de commerce tous leurs biens particuliers. Cette générosité inattendue causa quelque retard dans le départ de la petite troupe, dont la première étape fut brève.

À une heure avancée de la soirée, Gaspar Ruiz les rejoignit dans leur camp, avec une escorte et une mule chargée de caisses de vin. Il était venu, dit-il, boire le coup de l’étrier avec ses amis anglais qu’il ne reverrait jamais. Il fit montre d’entrain et de joyeuse humeur. Il conta ses propres exploits, rit comme un enfant, et empruntant sa guitare au muletier du capitaine anglais, s’assit, jambes croisées, sur son poncho luxueux, étendu devant le tas de braises, pour chanter d’une voix tendre un chant d’amour guaso. Tout à coup, sa tête tomba sur sa poitrine ; ses mains s’abaissèrent ; la guitare roula de ses genoux, et un grand silence s’étendit sur le camp, après le chant d’amour de l’implacable partisan qui avait fait pleurer à tant de nos concitoyens leurs foyers en cendres et leurs amours détruites.

Sans laisser à quiconque le temps de dire un mot, il sauta sur ses pieds et demanda son cheval.

— « Adios, mes amis », cria-t-il. « Allez avec Dieu ; je vous aime. Et dites-leur bien, à Santiago, qu’entre Gaspar Ruiz, colonel du roi d’Espagne, et les corbeaux du Chili, il y aura guerre jusqu’au dernier souffle, guerre, guerre… ! »

Son escorte répéta ce grand cri de « guerre, guerre, guerre ! » et bientôt le bruit des sabots, des chevaux et des voix s’éteignit dans le lointain, entre les pentes des montagnes.

Les deux jeunes officiers anglais étaient convaincus de la folie de Ruiz — comment exprimez-vous cela ? une araignée dans le plafond, hein ? mais le docteur, un Écossais observateur, doué de beaucoup de finesse et de philosophie, me dit avoir décelé chez lui un cas très singulier de possession. C’est plusieurs années après que je le rencontrai, et il se souvenait très bien de cette circonstance. A son avis, ce n’est pas par persuasion directe que la jeune femme poussait Gaspar Ruiz à la trahison sanguinaire ; c’est par la façon subtile qu’elle avait de réveiller et de tenir allumé dans son esprit ingénu le brûlant souvenir d’une irréparable injustice. Cela se peut bien. Le certain, c’est qu’elle avait versé la moitié de son âme vindicative dans la forte argile de cet homme, comme on peut verser, dans une coupe vide, ivresse, folie et poison.

S’il souhaitait la guerre, il la trouva pour de bon, quand notre armée victorieuse commença à rentrer du Pérou. On dirigea des opérations systématiques contre cet ennemi de l’honneur et de la prospérité d’une indépendance si durement acquise. C’est le général Robles qui prit la tête des opérations avec sa sévérité impitoyable et notoire. Des représailles féroces furent exercées de part et d’autre, et on ne fit pas de quartier sur les champs de bataille. Ayant gagné une promotion pendant la campagne du Pérou, j’étais capitaine dans l’état-major.

Gaspar Ruiz se trouva rudement pressé, au moment même où nous apprenions, par un curé de campagne, qu’une fille venait de lui naître. Le prêtre, arraché à son presbytère de village, avait dû faire à cheval trente lieues de galop dans les montagnes avec ses ravisseurs, pour célébrer la cérémonie du baptême, avant de pouvoir s’échapper. Pour fêter l’événement, sans doute, Ruiz exécuta une ou deux brillantes razzias, juste derrière nos positions, et battit les détachements envoyés pour lui couper la retraite. De rage, le général Robles faillit avoir un coup de sang. Il avait trouvé une cause d’insomnie plus sérieuse que les moustiques, mais contre celle-là, Señores, de pleins verres d’eau-de-vie pure n’avaient pas plus d’effet que de simples rasades d’eau. Il se mit à m’accabler de sarcasmes amers à propos de mon hercule. Et notre impatient désir de voir se terminer une campagne sans gloire, nous poussait, je le crains, nous autres jeunes officiers, à d’absurdes témérités et à des risques inutiles.

Pourtant, lentement, pouce par pouce, pour ainsi dire, nos colonnes encerclaient Gaspar Ruiz, bien qu’il eût soulevé contre nous toute la sauvage tribu des Indiens Araucaniens.

Puis, quelque douze ou treize mois plus tard, notre Gouvernement fut avisé par ses agents et ses espions que l’officier rebelle avait scellé une véritable alliance avec Carreras, le soi-disant Dictateur de la soi-disant République de Mendoza, sur l’autre versant des montagnes. Gaspar Ruiz nourrissait-il quelque profond projet politique, ou voulait-il seulement assurer à sa femme et à son enfant un sûr asile, pendant qu’il poursuivrait sans remords contre nous sa guerre d’embuscades et de massacres ? Je ne saurais le dire. Au moins l’alliance était-elle bien réelle. Déjoué dans sa tentative d’opposition à notre marche en avant de la mer, il battit en retraite, avec sa célérité ordinaire, et pour se préparer à une nouvelle campagne rude et hasardeuse, commença par envoyer sa femme avec la fillette par-dessus la chaîne de Pequeña vers la frontière de Mendoza.


X


— Mon Carreras, sous couleur de politique et de libéralisme, était un coquin de la plus vile espèce et avait fait du malheureux état de Mendoza la proie des bandits, des voleurs, des traîtres et des assassins qui constituaient son parti. C’était, sous un extérieur noble, un homme sans cœur, sans pitié, sans honneur et sans conscience. Il n’aspirait à rien qu’à la tyrannie, et se fût volontiers servi de Gaspar Ruiz pour mener à bien ses néfastes projets, s’il ne se fût bientôt avisé qu’une entente avec le gouvernement chilien seconderait plus favorablement ses desseins. Je rougis d’avouer qu’il proposa à notre Gouvernement de livrer, moyennant certaines conditions, la femme et l’enfant de l’homme qui avait eu foi en son honneur… et que cette offre fut agréée.

A mi-chemin de Mendoza, dans la Passe de Pequeña, la jeune femme, trahie par son escorte de Carreristes, fut livrée au commandant d’un fort chilien du plateau intérieur, au pied de la grande chaîne des Cordillères. Cette atroce transaction eût pu me coûter cher, car je me trouvais prisonnier au camp de Gaspar Ruiz, lorsqu’il en reçut la nouvelle. J’avais été pris au cours d’une reconnaissance, et les hommes de ma patrouille avaient été tués à coups de lance par les gardes du corps indien de Ruiz. Il me reconnut juste à temps pour me sauver la vie. Mes amis me tenaient évidemment pour mort, et je n’aurais pas donné un liard de mes jours. Mais le géant me traita fort bien, parce que j’avais toujours cru à son innocence, me dit-il, et m’étais efforcé de lui venir en aide, quand il était victime de l’injustice.

— « Et maintenant, conclut-il, vous allez voir que je dis toujours la vérité. Vous n’avez rien à craindre. »

Cette sécurité me parut précaire, un soir que je fus appelé près de lui. Arpentant comme une bête fauve la pièce où je le rejoignis, il criait : « Trahi ! Trahi ! »

Il vint à moi, les poings serrés : — « Je pourrais vous couper la gorge ! »

— « Cela vous rendrait-il votre femme ? » demandai-je, aussi placidement que je le pus.

— « Et l’enfant ! » clama-t-il, comme un fou. Il se laissa tomber sur une chaise, éclata d’un rire violent et terrible. « Oh non ; vous n’avez rien à craindre. »

Je lui affirmai que la vie de sa femme était assurée aussi ; mais sans ajouter ce dont j’étais convaincu…, c’est qu’il ne la reverrait jamais. Il demandait une guerre à mort, et la guerre ne se terminerait qu’avec sa mort à lui, en effet.

Il me lança un regard étrange, inexprimable, et resta assis en marmonnant d’un ton monotone ::— « Entre leurs mains ; entre leurs mains ! »

Je me tenais coi, comme une souris devant un chat.

Soudain, il bondit : — « Qu’est-ce que je fais ici ? », cria-t-il, et ouvrant la porte, il lança l’ordre du boute-selle. « De quoi s’agit-il ? » balbutiait-il. « Du fort de Pequeña, un fort en palissade ! Ce n’est rien. Je la reprendrais, même si elle était enfermée au cœur de la montagne ! » Il me stupéfia, en ajoutant avec un effort : « Je l’ai emportée dans mes deux bras quand la tremblait, et l’enfant est à moi, au moins, bien à moi ! »

C’étaient là d’étranges paroles, mais je n’eus pas le temps d’épiloguer.

— « Vous viendrez avec moi », fit-il rudement. « Je puis avoir besoin d’un parlementaire, et tout autre messager de Ruiz, le hors la loi, se ferait couper la gorge. »

C’était trop vrai. Entre lui et le reste d’une population enfiévrée, il ne pouvait plus y avoir de relations conformes aux coutumes d’une guerre honorable.

Moins d’une demi-heure après, nous étions en selle, volant dans la nuit à folle allure. Il n’avait au camp qu’une escorte de vingt cavaliers, mais se refusa à attendre l’arrivée d’autres hommes. Il dépêcha seulement des messagers à Peneleo, le chef indien, alors en expédition au pied des montagnes, et lui ordonna de rallier les Hautes Terres, pour le rejoindre près du lac appelé l’Œil des Eaux, au bord duquel s’élevait le fort frontière de Pequeña.

Nous franchîmes la plaine avec cette inlassable vélocité qui avait rendu si fameuses les expéditions de Gaspar Ruiz. Nous suivîmes, jusqu’aux précipices de leurs sources, les vallées inférieures. La chevauchée n’était pas sans danger. Une route en corniche sur un mur vertical de basalte contournait des roches en surplomb, et finit par nous faire émerger de la pénombre d’une gorge profonde, pour déboucher sur le plateau de Pequeña.

C’était une plaine d’herbe verte et nette, semée de minces buissons fleuris ; très haut au-dessus de nos têtes, des flaques de neige brillaient dans les crevasses et les replis de grands pans de roches. Le petit lac était rond comme un œil grand ouvert. La garnison du fort faisait rentrer son troupeau de bétail, quand nous débouchâmes dans la plaine. Les lourdes portes vite repoussées, nous laissèrent voir pourtant, par-dessus les larges piquets pointus et noircis de l’enceinte carrée, les toits de chaume de huttes qui semblaient désertes, vides, sans une âme.

A la sommation, lancée par un cavalier qui, sur l’ordre de Ruiz, s’était intrépidement porté en avant, les occupants du fort répondirent par une salve qui fit rouler à terre monture et cavalier. J’entendis Ruiz grincer des dents près de moi. — « Cela n’a pas d’importance », fit-il. « A votre tour. »

Pour usés et fripés qu’en fussent les lambeaux, les vestiges de mon uniforme furent reconnus, et les assiégés me laissèrent approcher à portée de l’oreille ; mais je dus attendre qu’une voix qui lançait par une meurtrière des clameurs de joie et d’étonnement me laissât placer un mot. C’était la voix du major Pajol, un vieil ami à moi qui, comme d’autres camarades, me croyait tué depuis beau temps.

— « Pique des deux, mon vieux, cria-t-il, avec fièvre. Nous allons t’ouvrir la porte. »

Je laissai tomber les rênes et secouai la tête. — « Je suis prisonnier sur parole », répliquai-je.

— « Prisonnier sur parole d’un homme de cette espèce ! » répliqua-t-il, avec un dégoût profond.

— « Il vous promet la vie sauve. »

— « Notre vie est à nous. Et c’est toi, Santierra, qui nous conseilles de nous rendre à ce rastrero ? »

— « Non ! criai-je. Mais il veut sa femme et son enfant, et peut vous couper l’eau. »

— « C’est elle, alors, qui sera la première à souffrir. Dis-le-lui. Écoute ; tout cela est idiot, nous allons faire une sortie et nous saisir de ta personne. »

— « Vous ne m’attraperez pas vivant ! » répliquai-je avec fermeté.

— « Imbécile ! »

— « Pour l’amour de Dieu, repris-je vivement, n’ouvrez pas la porte. » Et je montrai la multitude des Indiens de Peneleo, qui couvraient les rives du lac.

Jamais je n’avais vu réunis un si grand nombre de ces sauvages. Leurs lances étaient serrées comme des brins d’herbe, et leurs voix rauques faisaient un bruit immense et confus comme le murmure de la mer.

Mon ami Pajol jurait comme un possédé. — « Eh bien alors ; va au diable ! » cria-t-il avec exaspération. Puis, à peine avais-je tourné le dos qu’il se repentit et ordonna : — « Abattez-moi le cheval de cet imbécile, avant qu’il ne se sauve ! »

Il avait de bons tireurs. Deux coups retentirent, et au moment même où il virait, mon cheval trébucha, s’abattit et resta immobile, comme s’il eût été frappé de la foudre. J’avais vidé les étriers et pus me dégager en tombant, mais je ne tentai pas de me relever, et ils n’osèrent pas non plus venir me saisir.

Les masses des Indiens avaient commencé l’assaut du fort. Groupés par escadrons, leurs longs chusos au vent, ils sautaient de selle hors de portée de fusil, et rejetaient leurs manteaux de fourrure pour s’avancer nus à l’attaque, tapant des pieds et criant en cadence. Trois fois, une langue de flamme courut le long de la façade du fort sans rompre leur élan fougueux. Ils parvinrent aux pieds de la palissade en brandissant de larges poignards. Heureusement pour les assiégés, les poteaux n’étaient pas réunis, comme à l’ordinaire, par des lanières de cuir, mais par de longs clous sur lesquels leurs lames n’eurent pas de prise.

Déconcertés par l’échec de leur méthode habituelle, les païens qui avaient si intrépidement marché sous les salves, se débandèrent pour fuir en désordre sous la fusillade du fort.

A peine m’eurent-ils dépassé que je me levai, pour rejoindre Gaspar Ruiz, sur une crête basse en saillie au-dessus de la plaine. La fusillade de ses soldats avait couvert l’attaque, mais sur un geste de lui, une trompette lança le signal : « Cessez le feu ! » Nous regardions tous deux en silence l’irrévocable déroute des sauvages.

— « Il va falloir faire un siège alors », grommela-t-il, et je le vis se tordre furtivement les mains.

De quel siège pouvait-il s’agir ? Je n’eus pas besoin de répéter la menace de mon ami Pajol ; il n’osait pas couper l’eau des assiégés. Et ils avaient des vivres en abondance. S’ils en avaient été à court, au surplus, il eût été le premier à en envoyer dans le fort, à supposer la chose possible. En réalité, c’est nous, dans la plaine, qui commencions à ressentir les affres de la faim.

Peneleo, le chef indien, était assis devant notre feu, drapé dans son ample manteau de peau de guanaco. C’était un sauvage athlétique, à l’énorme tête carrée, massive et hérissée comme une ruche de paille, et aux traits rudes, revêches et torturés. Il répétait dans son mauvais espagnol, en grondant, comme une bête en fureur, et que si l’on faisait dans l’enceinte une brèche si minime qu’elle fût, ses hommes pourraient y entrer et délivrer la Señora… pas autrement ».

Assis en face de lui, Gaspar Ruiz tenait littéralement les yeux fixés sur le fort, jour et nuit, dans une immobilité et un silence impressionnants. Cependant, nous apprîmes, par des courriers survenus presque chaque jour de la plaine, la défaite de l’un de ses lieutenants, dans la vallée du Maipu. Des éclaireurs détachés au loin apportèrent la nouvelle qu’une colonne d’infanterie franchissait des passes lointaines, pour venir à la rescousse du fort. Elle s’avançait lentement, et nous étions informés de sa marche pénible le long des basses vallées. Je m’étonnais que Ruiz ne se lançât pas à l’assaut de cette force menaçante, pour la détruire dans quelque gorge sauvage, propice à une embuscade et à son génie pour la guerre de guérillas. Mais ce génie semblait l’avoir abandonné et livré au désespoir.

Pour moi, il était manifeste qu’il ne pouvait s’arracher à la vue du fort. Je vous assure, Señores, que j’étais bien près d’avoir pitié de cet homme que sa force laissait sans puissance, et que je voyais sur la crête, indifférent au soleil, à la pluie, au froid et à la bise ; les mains jointes autour des jambes, et le menton sur les genoux, il regardait, regardait de tous ses yeux.

Et le fort qu’il contemplait ainsi, restait aussi impassible et aussi muet que lui. La garnison ne donnait pas signe de vie, et ne répondait même pas aux coups de feu désordonnés dirigés sur les meurtrières.

Une nuit, comme je passais devant lui, il m’interpella brusquement, sans changer d’attitude : — « J’ai envoyé chercher un canon », fit-il. « Je le recevrai à temps pour reprendre ma femme et battre en retraite avant que votre Robles ne puisse grimper ici. »

Il avait envoyé chercher un canon dans la plaine.

La pièce fut longue à venir, mais arriva enfin. C’était une pièce de sept de campagne. Démontée et fixée à deux longues perches, elle avait sans peine été portée par deux mules le long des sentiers étroits. Le cri d’exultation sauvage de Ruiz quand il vit l’escorte du canon émerger à l’aube de la vallée, retentit encore à mes oreilles.

Mais, Señores, je n’ai pas de paroles pour vous peindre sa stupeur, sa furie, son désespoir, son égarement, quand il apprit que l’animal chargé de l’affût était, au cours de la dernière nuit de marche, tombé dans un précipice. Il lança contre l’escorte des menaces de torture et de mort. Toute la journée je me tins à l’écart, me dissimulant derrière des fourrés, et me demandant ce qu’il allait faire. La retraite lui restait permise, mais il ne pouvait pas s’en aller.

Je voyais derrière moi son artilleur, Jorgue, un ancien soldat espagnol, dresser un étrange édifice, fait de selles entassées. Le canon y fut hissé tout chargé, mais quand le coup partit, l’affût improvisé s’effondra, et le boulet fila bien au-dessus de la palissade.

On ne hasarda pas de nouvelle tentative. Une des mules chargées de munitions avait été perdue aussi, et Ruiz n’avait plus à tirer que six coups, provision largement suffisante pour abattre la porte, si la pièce eût été bien fixée. Mais c’était chose impossible sans un affût que l’on n’avait ni le temps, ni les moyens de construire. Je m’attendais, d’un instant à l’autre, à entendre les clairons de Robles éveiller les échos des montagnes.

Peneleo qui errait avec inquiétude, drapé dans ses peaux de bêtes, s’assit un instant près de moi, en marmottant son éternel refrain :

— « Fais une entrada, un trou. Si tu fais une ouverture, bueno. Si non, alors vamos ; il faut partir. »

Après le coucher du soleil, je remarquai avec surprise que les Indiens paraissaient se préparer à un nouvel assaut. Leurs lignes se formaient en bon ordre dans l’ombre des montagnes. Sur la plaine, en face de la porte du fort, je vis un groupe d’hommes qui remuaient sur place.

Personne ne faisait attention à moi, et je descendis la pente. La lune, dans l’air pur des montagnes, répandait une lumière claire comme celle du jour, mais la brutalité des ombres me troublait la vue et m’empêchait de distinguer les détails du petit groupe. J’entendis la voix de Jorge, l’artilleur, déclarer d’un ton bizarre, tremblant : — « Nous sommes chargés, Señor. »

Alors une autre voix s’éleva dans le groupe, pour ordonner d’un ton ferme : — « Apportez la riata. » C’était la voix de Gaspar Ruiz.

Un silence plana, pendant lequel les coups de feu des assiégés déchirèrent l’air avec fracas. Eux aussi, ils avaient remarqué quelque chose d’insolite. Mais la distance était trop forte, et au milieu du sifflement des balles qui labouraient le sol, le groupe se déployait, se reformait, s’agitait, en me laissant apercevoir, au centre, une silhouette accroupie. Je m’approchai, doutant de mes yeux qui me révélaient une vision d’enfer, un rêve suggestif et insensé.

Une voix étrangement étouffée commanda : — « Serrez un peu plus les nœuds. »

— « Si Señor », répondirent vivement plusieurs voix terrifiées.

La voix étouffée reprit : — « Comme cela. Il faut que je puisse respirer. »

Plusieurs hommes s’écrièrent avec un accent d’inquiétude : — « Soulagez-le, hombres. Voyons ! Sous l’autre bras. »

Puis la voix assourdie commanda : — « Bueno ; reculez-vous, les enfants. »

Je me frayai un chemin à travers les hommes qui s’écartaient, et j’entendis à nouveau la voix oppressée commander avec anxiété : — « Oublie que je suis vivant, Jorge. Oublie-moi tout à fait, et pense à ce que tu dois faire. »

— « Soyez sans crainte, Señor. Vous n’êtes qu’un affût de canon, en ce moment, et je ne perdrai pas mon coup. »

J’entendis le crépitement d’une mèche, et sentis une odeur de salpêtre. Je vis tout à coup devant moi une masse informe, arc-boutée sur les pieds et les mains, comme une bête, avec une tête d’homme qui pendait sous un tube projeté en avant de la nuque ; une masse sombre de bronze luisait sur son dos.

La chose s’accroupissait, toute seule, en avant d’un demi-cercle d’hommes ; Jorge se tenait derrière, avec, à son côté, un trompette immobile, l’instrument sur la hanche.

Jorge plié en deux murmurait, l’amorce aux doigts : — « Un pouce à gauche, Señor. C’est trop. Là. Maintenant, baissez-vous un peu, en pliant les coudes et je vais… »

Il bondit de côté, et abaissa sa flamme ; un jet de feu sortit par la gueulé du canon fixé au dos de l’homme.

Alors Gaspar Ruiz se laissa aller tout de son long :

— « Bon coup ? » demanda-t-il.

— « En plein but, Señor. »

— « Eh bien, alors, recharge ! »

Je le voyais allongé devant moi, sur le ventre, écrasé par le bronze, faix sombre et monstrueux tel qu’amour ou force d’homme n’avait jamais rêvé d’en porter, dans l’histoire lamentable du monde. Ses bras étaient écartés, et il faisait, sur le sol baigné de lune, figure de pénitent prostré.

Une seconde fois, je le vis se soulever sur les mains et les genoux, tandis que le vieux Jorge se penchait, l’œil au long du tube.

— « A gauche un peu… A droite d’une ligne… Por Dios, Señor, cessez de trembler ! Où est donc votre force ? »

La voix du vieux canonnier se brisait d’émotion. Il fit un pas de côté, et prompt comme l’éclair approcha le boute-feu de l’amorce.

— « Parfait ! » cria-t-il, d’une voix mouillée ! mais Gaspar Ruiz resta longtemps aplati sur le sol.

— « Je suis fatigué, murmura-t-il enfin. Est-ce qu’il suffira d’un troisième coup ? »

— « Sans aucun doute », fit le vieux Jorge, en se penchant vers son oreille.

— « Alors charge ! lui entendis-je ordonner d’une voix distincte. Trompette ! »

— « Présent, Señor, j’attends votre ordre. »

— « Tâche, quand tu le recevras, de lancer un appel qui se fasse entendre d’un bout à l’autre du Chili, fit-il d’une voix extraordinairement forte. Et tenez-vous prêts, vous autres, à couper cette maudite riata, car il sera temps pour moi, alors, de me mettre à votre tête, pour l’assaut. Maintenant, soulevez-moi ; et toi, Jorge, dépêche-toi de viser ! »

Le vacarme des coups de feu tirés du fort étouffait presque sa voix. La palissade était couronnée de fumée et de flammes.

— « Tendez toutes vos forces contre le recul, mi amo, fit le vieil artilleur en chevrotant ; enfoncez vos doigts dans la terre… Là, maintenant… ! »

Un cri d’enthousiasme lui échappa après le coup. Le trompette leva son instrument à ses lèvres attendant l’ordre. Mais nul ordre ne sortait de la bouche de l’homme prostré. Je tombai sur un genou, et entendis ce qui lui restait à dire : — « Quelque chose de brisé », souffla-t-il, en levant un peu la tête, et en tournant les yeux vers moi, sans rien changer à son attitude d’irrémédiable écrasement.

— « La porte ne tient plus que par des échardes », cria Jorge.

Gaspar Ruiz voulut parler, mais sa voix mourut dans sa gorge, et j’aidai à décharger son dos brisé ; il était insensible.

Je gardai naturellement les lèvres closes. Le signal de l’attaque ne fut point lancé aux Indiens, et à sa place éclata, terrifiant pour nos ennemis comme l’appel du jugement dernier, l’écho des clairons des forces de secours, que mes oreilles attendaient depuis si longtemps.

Une tornade, Señores, un véritable ouragan d’hommes en déroute, de chevaux affolés, d’Indiens montés passa sur moi ; je me tapis sur le sol, à côté de Gaspar Ruiz, toujours allongé sur le ventre, les bras en croix. Dans sa fuite éperdue, Peneleo me visa au passage, avec son long chuso, en manière d’amical adieu, sans doute. Comment j’échappai à la grêle des balles, c’est plus difficile à comprendre. Je m’aventurai trop vite à me redresser sur les genoux, et dans leur ardeur à tomber sur un être vivant, des soldats du 17e Régiment Taltal faillirent me clouer sur le sol à coups de baïonnettes. Ils parurent fort désappointés, lorsque leurs officiers, accourus au galop, les repoussèrent à coups de plat de sabre.

C’était le général Robles, avec son état-major. Il aurait bien voulu faire des prisonniers, et parut, lui aussi, un instant désappointé. — « Comment ? C’est vous ? cria-t-il. Il descendit aussitôt de selle pour m’embrasser, car c’était un vieil ami de ma famille. Je désignai le corps prostré à nos pieds, et prononçai ces simples paroles :

— « Gaspar Ruiz ! »

Il leva les bras d’étonnement.

— « Ah ! Votre homme fort ! Vous serez resté jusqu’au bout avec lui. N’importe. Il nous a sauvé la vie quand la terre tremblait assez pour faire pâmer les plus braves d’épouvante. J’en étais moi-même fou de terreur. Et lui pas… ! Que guapo ! Où est le héros qui l’a vaincu ? Ha ! Ha ! Ha ! Qu’est-ce qui l’a tué, chico ?

— « Sa propre force, général », répondis-je.


XI


— Gaspar Ruiz respirait pourtant encore. Je le fis porter, dans son poncho, à l’abri d’un fourré, sur la crête même d’où il avait, si fixement, regardé le fort, tandis que l’invisible mort planait déjà sur sa tête.

Nos troupes bivouaquaient autour du fort. Au point du jour, je ne fus pas surpris d’apprendre que j’étais désigné pour commander une escorte, et emmener sans tarder une prisonnière à Santiago. Naturellement, c’était la femme de Gaspar Ruiz.

— « Je vous ai désigné par égard pour vos sentiments, me déclara le général Robles. Mais à vrai dire, cette femme-là mériterait d’être fusillée pour tout le mal qu’elle a fait à la République. »

Et, devant mon mouvement de protestation indignée, il poursuivit :

— « Maintenant que le voilà mort, ou tout comme, cela n’a plus d’importance. Personne ne va savoir que faire d’elle. Mais le Gouvernement la réclame. » Il haussa les épaules. « Je suppose que Ruiz a enfoui de gros amas de ses rapines dans des endroits connus d’elle seule. »

À l’aube, je vis la jeune femme gravir la crête entre deux soldats avec son enfant dans les bras.

Je m’avançai à sa rencontre.

— « Est-il encore vivant ? » me demanda-t-elle, en tournant vers moi ce pâle et impassible visage que Ruiz contemplait avec une telle adoration.

J’inclinai la tête et la conduisis, sans un mot derrière un massif. Gaspar avait les yeux ouverts ; il respirait avec difficulté et dut faire un gros effort pour prononcer ce nom :

— « Erminia ! »

Elle s’agenouilla près de sa tête. Sans s’occuper du mourant et ouvrant de grands yeux autour d’elle, la fillette se mit soudain à gazouiller d’une voix joyeuse et aiguë. Elle désignait de son petit doigt le reflet rosé du soleil levant, derrière les silhouettes sombres des pics. Et tandis que sonnait cette voix enfantine, incompréhensible et douce à l’oreille, les deux autres, le mourant et la femme à genoux, silencieux, se regardaient dans les yeux et écoutaient le son frêle. Tout à coup, la voix se tut. La fillette appuya sa tête contre la poitrine de sa mère et resta immobile.

— « C’était pour vous, commença Ruiz. Pardonnez-moi ! » La voix lui manqua. Et bientôt, dans un murmure, je distinguai ces mots douloureux :… « pas assez fort ! »

Elle le regardait avec une intensité prodigieuse. Il s’efforça de sourire et d’un ton humble :

— « Pardonnez-moi, répéta-t-il. En vous quittant.., »

Elle se pencha, les yeux secs, et d’une voix ferme :

— « Sur cette terre, je n’ai rien aimé que toi, Gaspar », dit-elle.

Il fit un mouvement de la tête et un peu de vie reparut dans ses yeux. — « Enfin ! » soupira-t-il. Puis avec angoisse : « Mais est-ce vrai… Est-ce bien vrai ? »

— « Aussi vrai qu’il n’y a, en ce monde, ni pitié ni justice » ; répondit-elle d’un ton farouche. Elle se penchait sur le visage du mourant et s’efforçait de lever la tête qui retombait en arrière. Quand elle lui baisa les lèvres, il était déjà mort. Ses yeux ternis regardaient le ciel où des nuages roses flottaient très haut. Je vis les paupières de la fillette s’abaisser et se clore doucement. Serrée contre la poitrine de sa mère, elle s’était endormie.

La veuve de Gaspar Ruiz le fort, se laissa emmener sans une larme.

Pour le voyage, nous avions disposé à son usage une selle en forme de fauteuil, avec une planche destinée à supporter ses pieds. Le premier jour, elle chevaucha sans prononcer une parole et sans détourner un instant les yeux de la petite fille qu’elle tenait sur les genoux. A notre première étape, je la vis se promener pendant la nuit, en berçant l’enfant dans ses bras, et en la contemplant à la lueur de la lune. Lorsque nous fûmes repartis pour notre seconde journée de marche, elle me demanda dans combien de temps nous arriverions au premier village du pays habité.

Je lui répondis que nous y serions vers midi.

— « Y trouvera-t-on des femmes ? » s’enquit-elle.

Je répondis que c’était un gros village. — « Et vous y verrez, Señora, ajoutai-je, des hommes et des femmes aux cœurs réjouis par la nouvelle que les tourments de la guerre sont enfin terminés. »

— « Oui, tout est bien fini, maintenant, acquiesça-t-elle. Puis, après un silence : Señor officiel, qu’est-ce que votre Gouvernement va faire de moi ? »

— « Je l’ignore, répondis-je. On vous traitera bien, sans aucun doute. Nous autres, républicains, ne sommes pas des sauvages et ne tirons pas vengeance des femmes. »

Le mot de républicain m’attira, de sa part, un regard plein d’une inextinguible haine. Mais une heure où deux après, comme nous nous effacions pour laisser les mules à bagages nous précéder sur un sentier étroit qui bordait un précipice, elle leva sur moi un visage si blême et si torturé que je ressentis une grande pitié pour elle.

— « Señor officier, dit-elle, je suis faible, je tremble : c’est l’effet d’une terreur insensée. » Et, en effet, ses lèvres tremblaient, tandis qu’elle s’efforçait de regarder avec un sourire l’entrée de l’étroit sentier, qui n’était pas, somme toute, bien dangereux. — « J’ai peur de laisser tomber la petite. Gaspar vous a sauvé la vie, vous vous en souvenez… Prenez-la-moi… »

Je pris l’enfant qu’elle me tendait. — « Fermez les yeux, Señora, et fiez-vous à votre mule », lui conseillai-je.

Elle obéit ; sa pâleur et les traits tirés de son visage mince lui donnaient un air de mort. A un détour du sentier, où une grosse masse de porphyre rouge masque la vue de la plaine, je lui vis ouvrir les yeux. Je me trouvais juste derrière elle, tenant la fillette sur mon bras droit. — « L’enfant va bien », criai-je, en manière d’encouragement.

— « Oui », répondit-elle, d’une voix faible, et tout à coup, à mon intense terreur, je la vis se dresser sur la planche, jeter dans le vide des yeux d’horreur, et se lancer dans l’abîme ouvert à notre droite.

Je ne saurais vous décrire la soudaine et abjecte épouvante qui m’accabla devant cette affreuse vision. C’était l’horreur de l’abîme, l’horreur des rochers qui semblaient me faire signe. Ma tête tournait. Je pressai l’enfant contre mon côté et restai en selle, rigide comme une statue.

La mule broncha, se colla contre la paroi rocheuse, puis se remit en route. Mon cheval se contenta de pointer les oreilles, avec un léger gémissement. Mon cœur s’arrêta, et, monté des profondeurs du précipice, le bruit des pierres roulées dans le lit du torrent furieux me rendait à moitié fou.

Un moment après, nous avions franchi le point dangereux et nous nous trouvions sur une large, croupe herbeuse. Je me mis à appeler, et mes hommes fort inquiets accoururent vers moi. Il paraît que je ne pus que crier d’abord : — « Elle a placé l’enfant dans mes mains ! Elle a placé l’enfant dans mes mains ! » L’escorte me crut fou.

………………..

Le général Santierra se tut, et se levant de table :

— Et c’est tout, Señores, conclut-il en adressant à ses hôtes un regard courtois.

— Mais l’enfant ? Qu’est-elle devenue, Général ? demandâmes-nous.

— Ah ! l’enfant ! l’enfant !…

Il se dirigea vers une fenêtre ouverte sur un beau jardin, refuge de ses vieux jours, dont la renommée était grande par tout le pays. Il leva le bras pour contenir notre élan, et appela : — « Erminia ! Erminia ! » Il attendit un instant, baissa le bras et nous nous serrâmes contre la fenêtre.

Une femme émergeait d’un bouquet d’arbres et s’engageait sur la large allée bordée de fleurs. On entendait le frou-frou de ses jupons de lingerie, et l’on distinguait l’ampleur de sa jupe de soie noire à l’ancienne mode. Elle leva la tête, et voyant tous ces yeux curieusement braqués sur elle, s’arrêta avec un froncement de sourcils, et montra le doigt au général, qui riait avec impétuosité ; puis tirant sa mantille de dentelle noire de façon à masquer en partie son profil hautain, elle disparut à nos regards, avec une raide dignité.

— Vous venez de voir l’ange gardien d’un vieillard, et celle à qui vous devez tout ce que mon hospitalité peut vous offrir de plaisant. Bien que la flamme d’amour se soit tôt allumée dans mon cœur, je ne me suis jamais marié, Señores. Et peut-être est-ce pour cela même que les étincelles du feu sacré ne sont pas encore éteintes là… Il frappait sa large poitrine. Il vit toujours, toujours, proclama-t-il avec une emphase mi-sérieuse, mi-comique. Mais je ne me marierai jamais. Et vous avez vu la fille adoptive et l’héritière du général Santierra.

Un de nos commensaux, un jeune officier de marine, parlait de cette fille adoptive, comme d’une vieille fille, petite et grassouillette, d’une quarantaine d’années. Nous avions tous remarqué que ses cheveux grisonnaient et qu’elle avait de très beaux yeux noirs.

— Elle non plus, poursuivait le général Santierra, elle n’a jamais voulu entendre parler de mariage. Une vraie calamité ! Bonne, patiente, dévouée au vieillard que je suis. Une âme simple. Mais je ne conseillerais à aucun de vous de lui demander sa main, car si elle prenait votre main à vous dans la sienne, ce ne serait que pour vous broyer les os. Ah ! elle ne badine pas sur ce sujet-là. Et c’est bien la fille de son père, l’homme fort qui périt par sa propre force, — la force de son corps, de sa simplicité, de son amour !

L’INDICATEUR
CONTE IRONIQUE

Annoncé par une lettre d’introduction d’un de mes amis parisiens, M. X… vint me voir pour admirer ma collection de bronzes et de porcelaines de Chine.

Mon ami parisien est collectionneur aussi. Il ne collectionne pourtant ni porcelaines, ni bronzes, ni tableaux, ni médailles, ni timbres, ni objets d’aucune sorte que puisse disperser avec profit le marteau d’un commissaire priseur. Il se récrierait de sincère surprise, devant ce titre de collectionneur. Il ne l’est pas moins par tempérament. Il collectionne des connaissances. Tâche délicate à laquelle il apporte la patience, la passion, la décision d’un vrai collectionneur de curiosités. Sa collection ne comporte aucun personnage royal. Je ne crois pas qu’il les juge assez rares ou assez intéressants — mais, à cette exception près, il a rencontré et connu tout ce qui vaut ici-bas la peine de l’être, à titre quelconque. Il observe les gens, les écoute, les pénètre, les jauge, et dispose leur souvenir sur les rayons de sa mémoire. Il a machiné, combiné et parcouru toute l’Europe, pour enrichir sa collection de célébrités et de connaissances personnelles.

Grâce à sa fortune, à ses relations et à son absence de préjugés, sa collection est assez complète, et comprend des objets, (ou faut-il dire des sujets), dont la valeur, mal prisée du vulgaire, est souvent dédaignée par la renommée populaire. C’est naturellement de pareils échantillons que mon ami est le plus fier.

De X… il m’écrivait : « C’est le plus grand révolté des temps modernes. Le monde connaît en lui l’écrivain révolutionnaire dont l’ironie féroce a mis à nu la décrépitude des plus respectables institutions. Il a scalpé toutes les têtes vénérées et fait fondre au feu de son ironie toutes les opinions reçues, comme tous les principes reconnus de morale et de politique. Qui ne se rappelle la flamme ardente de ses factums révolutionnaires ? Leurs explosions soudaines harassaient de temps en temps les forces de la police continentale comme une invasion de rouges sauterelles. Cet écrivain extrémiste avait d’ailleurs été aussi l’inspirateur actif de sociétés secrètes, le Numéro Un mystérieux et inconnu de conspirations hardies, soupçonnées ou ignorées, achevées ou compromises. Et le monde n’a jamais eu le moindre soupçon de ce rôle ! C’est ce qui explique qu’il puisse se trouver encore parmi nous, ce vétéran de maintes campagnes souterraines, aujourd’hui retiré et sans appréhension, avec sa réputation du plus grand des destructeurs qui aient jamais vécu. »

Ainsi m’écrivait mon ami, en ajoutant que M. X… était amateur éclairé de bronzes et de porcelaines, et en me priant de lui montrer ma collection.

X... vint chez moi à l’heure dite. Mes trésors sont disposés dans trois vastes pièces, sans tapis ni rideaux. Pas d’autres meubles que les étagères et les vitrines dont le contenu vaudra une fortune à mes héritiers, Je ne laisse pas allumer de feu, par crainte des accidents, et une porte de fer sépare mon musée du reste de la maison.

Il faisait glacial, ce jour-là. Nous avions gardé chapeaux et manteaux. Sec et de taille moyenne, les yeux alertes dans un long visage au nez romain, X… furetait à menus pas de ses pieds élégants, et appréciait ma collection avec intelligence. J’espère avoir laissé paraître la même intelligence dans les yeux que je tournais vers lui. Une moustache et une impériale neigeuses accentuaient la couleur de son teint bronzé. Sous la pelisse et le luisant chapeau haut de forme, cet homme terrible avait bonne mine. Je crois qu’il appartenait à une famille noble et qu’il eût pu s’appeler, s’il l’eût voulu, vicomte X… de la Z… Son goût était remarquable. Nous nous quittâmes avec cordialité.

Où il gîtait, je ne saurais le dire. Je me figure qu’il vivait seul. Les anarchistes, à mon sens, ne doivent pas avoir de famille, ou rien, du moins de ce que représentent pour nous les liens sociaux de la famille. Une telle organisation peut répondre à un besoin de la nature humaine, mais est, en dernière analyse, basée sur la loi, et doit, par conséquent, paraître odieuse et inacceptable au véritable anarchiste. À vrai dire, je ne comprends pas les anarchistes. Un homme de cette… de cette… opinion, reste-t-il encore anarchiste dans la solitude, la parfaite solitude, lorsqu’il se met au lit par exemple ? Pose-t-il sa tête sur l’oreiller et remonte-t-il ses draps pour s’endormir, en songeant inéluctablement à la nécessité de cette explosion totale, de ce « chambardement général » comme dit l’argot français. Et s’il en est ainsi, comment fait-il donc ? Je suis sûr que si pareille foi (ou pareil fanatisme) dominait un jour mes pensées, je ne pourrais jamais me contraindre assez pour dormir, manger, ou accomplir toutes les besognes routinières de la vie quotidienne. Je ne voudrais ni femme, ni enfants ; je ne voudrais pas d’amis, me semble-t-il ; et quant à collectionner bronzes ou porcelaines, il n’en saurait, je l’affirme, être question pour moi. Après tout, je n’en sais rien. Ce que je puis dire, c’est que M. X… prenait ses repas dans un très bon restaurant, où je fréquentais aussi.

Quand il avait la tête découverte, le toupet d’argent de ses cheveux relevés complétait le caractère de sa physionomie, toute en crêtes osseuses et en creux profonds, avec un masque de parfaite impassibilité. Ses maigres mains brunes, émergées de larges manchettes blanches, avaient des gestes précis et méthodiques pour rompre le pain où verser du vin. Sa tête et son buste gardaient, au-dessus de la nappe, une immobilité rigide. Cet incendiaire, ce grand agitateur faisait montre d’un minimum de chaleur et d’animation. Sa voix basse était sèche, froide et monotone. Il n’apparaissait pas comme un causeur disert, mais avec son attitude calme et détachée, il semblait aussi prêt à soutenir la conversation qu’à la laisser tomber sous le premier prétexte venu.

Cette conversation n’avait, d’ailleurs, rien de banal. Pour moi, je l’avoue, j’éprouvais une certaine émotion à causer tranquillement, devant une table de restaurant, avec un homme dont la plume enfiellée avait sapé dans sa vitalité une monarchie au moins. Cela, en tout cas, était un fait de notoriété publique. Et moi, j’en savais plus long. Je tenais de mon ami, comme une certitude, ce que les gardiens de l’ordre social, en Europe, avaient seulement soupçonné, ou confusément deviné tout au plus.

J’avais conscience de ce que je pourrais appeler sa vie souterraine. Et comme, soir après soir, je me retrouvais à table en face de lui, une curiosité de cette existence-là se faisait naturellement jour dans mon esprit. Je suis un tranquille, un paisible produit de la civilisation, et je ne connais pas d’autre passion que celle de collectionner des objets rares, et qui doivent rester exquis, même lorsqu’ils côtoient le monstrueux. Certains bronzes de Chine sont monstrueusement précieux. Et devant moi, ce spécimen, échappé de la collection de mon ami, était une sorte de monstre rare aussi. Il est vrai que ce monstre était poli, voire exquis, à sa façon. Sa belle placidité méritait pareille épithète. Mais il n’était pas en bronze ; il n’était pas même chinois, ce qui eût permis de le contempler avec calme par-dessus l’abîme d’une différence de races. Il était vivant et Européen ; il avait des façons d’homme bien élevé, portait un chapeau et un manteau comme les miens, et affichait presque les mêmes goûts culinaires que moi. Une telle pensée était trop terrible pour se laisser envisager !

Un soir, il laissa tomber négligemment, au cours de l’entretien : — On n’obtiendra jamais aucun progrès de l’humanité que par la terreur et la violence.

Vous pouvez vous figurer l’effet d’une pareille affirmation, sortie de la bouche d’un tel individu, sur un homme comme moi, dont l’unique but dans la vie fut de fixer toujours une subtile et délicate appréciation des valeurs sociales et artistiques. Imaginez un peu cela ! Sur moi, à qui toutes espèces et formes de violence paraissent aussi irréelles que géants, ogres et hydres à sept têtes, dont les fantastiques exploits défrayent légendes et contes de fées.

Je crus tout à coup, à travers la rumeur et le brouhaha joyeux du brillant restaurant, percevoir le grondement d’une multitude affamée et séditieuse.

Il faut croire que je suis impressionnable et Imaginatif. J’eus la troublante vision, sous les centaines de lampes électriques de la salle, d’une ombre pleine de mâchoires émaciées et d’yeux féroces. Cette vision me rendit furieux, moi aussi. Le spectacle de cet homme si calme, qui brisait son pain en petits morceaux, m’exaspérait. Et j’eus l’audace de lui demander, comment il se faisait, que le prolétariat d’Europe, à qui il avait prêché révolte et violence, ne se fût pas indigné de sa vie de luxe manifeste. — De tout ceci, insistai-je, avec un coup d’œil circulaire sur la pièce, et un regard vers la bouteille de Champagne que nous partagions d’ordinaire pour dîner. Il resta impassible.

— Est-ce que je vis de leur travail et du sang de leur cœur ? Suis-je spéculateur ou capitaliste ? Ai-je extorqué ma fortune à un peuple affamé ? Non ! On le sait bien. Et l’on ne m’envie rien. La masse misérable du peuple se montre généreuse pour ses chefs. Ce que j’ai acquis m’est venu de ma plume, et non pas des millions de brochures distribuées gratis aux affamés et aux opprimés, mais des centaines de mille exemplaires payés par les bourgeois repus. Vous savez que mes écrits ont été en un temps, une mode, une rage ; c’étaient ces pages qu’on lisait avec une stupeur horrifiée, et dont l’émotion faisait lever les yeux au ciel, quand leur esprit ne provoquait pas des éclats de rire.

— Oui, acquiesçai-je. Je m’en souviens, naturellement ; et je vous avoue franchement n’avoir jamais compris pareil engouement.

— Ne savez-vous donc pas encore, reprit-il, qu’une classe oisive et égoïste adore qu’on fasse du mal, fût-ce à ses dépens ? Sa propre existence étant purement affaire de pose et de gestes, elle est incapable de réaliser la puissance et le danger d’un mouvement sincère, et de mots qui ne sonnent pas creux. Tout cela, pour elle, est farce et sentimentalité. Regardez, par exemple, l’attitude de la vieille aristocratie française en face des philosophes dont la parole préparait la grande Révolution. Même en Angleterre, où l’on a un peu de sens commun, un démagogue n’a qu’à crier assez fort et assez longtemps pour trouver un appui dans la classe même contre laquelle il vocifère. Vous aussi, vous aimez voir faire le mal. Le démagogue entraîne à sa suite les amateurs d’émotions. L’amateurisme, en ceci, comme en d’autres choses, est une manière délicieuse et facile de tuer le temps et de repaître sa propre vanité, cette stupide vanité qui consiste à se hausser au niveau des idées du surlendemain. De la même façon que de braves gens, autrement inoffensifs, pousseront avec vous des cris d’extase devant votre collection, sans se douter le moins du monde de ce qui en fait la merveille.

Je baissai la tête. Il avait trouvé une illustration saisissante de la triste vérité qu’il avançait. Le monde est plein de gens comme ceux-là. Et cet exemple de l’aristocratie française, avant la Révolution, était bien-frappant. Je ne pouvais pas discuter son affirmation, bien que son cynisme — trait toujours déplaisant — lui enlevât à mes yeux beaucoup de valeur. Je ne laissais pourtant pas d’être impressionné. J’aurais voulu trouver des paroles qui, sans être un acquiescement, n’amorçassent pourtant point une discussion.

— Vous n’allez pas prétendre, fis-je, d’un ton dégagé, que des extrémistes révolutionnaires aient jamais été servis par l’engouement de pareilles gens ?

— Ce n’est pas tout à fait cela que j’entendais dire. Je généralisais. Mais puisque vous me posez la question, je puis vous répondre qu’une telle aide a bel et bien été, plus ou moins consciemment, apportée aux activités révolutionnaires, dans divers pays…, et même dans celui-ci.

— Impossible ! protestai-je, avec fermeté. Nous ne jouons pas, à ce point, avec le feu.

— Et pourtant, vous pouvez peut-être vous en offrir le luxe plus que d’autres. Laissez-moi, d’ailleurs, vous faire remarquer que la plupart des femmes, si elles ne sont pas toujours prêtes à jouer avec le feu, ont du moins une propension marquée à s’amuser avec des étincelles…

— Est-ce un jeu de mots ? demandai-je en souriant.

— Pas que je sache, du moins, répondit-il, imperturbablement. Je pensais à un exemple…. Oh ! assez anodin, en un sens.

J’étais tout attention. J’avais maintes fois tenté d’aborder, pour ainsi dire, son côté souterrain. J’avais même prononcé le mot. Et il m’avait toujours opposé son calme impénétrable.

— Du même coup, poursuivit M. X…, vous prendrez une notion des difficultés qui peuvent surgir dans ce que vous vous plaisez à appeler les besognes souterraines. Difficultés souvent délicates à surmonter. Comprenez bien qu’il n’y a pas de hiérarchie, parmi les affiliés, pas de synthèse rigide.

Ma surprise fut vive mais de courte durée. Évidemment, chez les anarchistes, il ne saurait y avoir de hiérarchie, rien qui rappelle une loi de préséance. L’idée de l’anarchie régnant chez les anarchistes est d’ailleurs consolante. Elle ne saurait guère contribuer à l’efficacité de la doctrine.

M. X… me fit tressaillir, en me demandant, brusquement : — Vous connaissez Hermione Street ?

J’acquiesçai d’un ton dubitatif. Cette rue a été, au cours des trois dernières années, transformée au point de devenir méconnaissable. Son nom persiste, mais de l’ancienne Hermione Street, il ne subsiste pas une brique ou une pierre. C’est de la vieille rue qu’il parlait, car il dit :

— Il y avait une rangée de maisons en briques à deux étages, adossées à l’aile d’un grand bâtiment public, si vous vous souvenez. Serez-vous fort surpris d’apprendre qu’une de ces maisons fut, à certaine époque, le centre de la propagande anarchiste et de ce que vous appelleriez l’action souterraine ?

— Pas du tout, affirmai-je, car je me souvenais que cette voie n’avait jamais été très bien famée.

— La maison appartenait à un fonctionnaire d’État distingué, poursuivit-il, en buvant une gorgée de Champagne.

— Vraiment ? fis-je, sans croire un mot de ce qu’il disait.

— Il ne l’habitait pas, bien entendu, continua M. X… Mais de dix heures à quatre, le brave homme en était tout près, dans son confortable bureau de ce bâtiment public dont je vous parlais tout à l’heure. Pour être parfaitement juste, je dois vous expliquer que la maison d’Hermione Street ne lui appartenait pas en propre. C’était la propriété de ses grands enfants, une fille et un fils. La fille, belle personne, n’avait rien d’une joliesse vulgaire. À plus de charme personnel que n’en comporte la seule jeunesse, elle ajoutait la séduction de l’enthousiasme, de l’indépendance, d’une pensée courageuse. Je suppose qu’elle se parait de ces dehors comme de ses robes pittoresques, pour affirmer à tout prix son individualité. Vous savez qu’il n’est rien, ou presque, que les femmes ne soient prêtes à faire pour un tel objet. Celle-là allait loin. Elle avait appris tous les gestes appropriés aux convictions révolutionnaires : les gestes de pitié, de colère, d’indignation contre les vices anti-humanitaires de la classe sociale à laquelle elle appartenait. Tout cela cadrait aussi bien avec sa personnalité frappante que ses costumes légèrement originaux. Très légèrement : juste assez pour élever une protestation contre le philistinisme des oppresseurs gorgés. Juste assez, mais pas plus. Il n’eût pas été de bon goût de trop insister dans ce sens, vous comprenez. Mais elle était majeure et rien ne l’empêchait d’offrir sa maison aux travailleurs révolutionnaires.

— Non ! m’écriai-je.

— Je vous affirme, déclara-t-il, qu’elle fit ce geste très pratique. Comment les compagnons auraient-ils eu la maison, autrement ? La cause n’est pas riche. Et au surplus, on eût rencontré des difficultés avec un gérant ordinaire, qui aurait exigé toutes sortes de références. Le groupe qu’elle avait rencontré dans son exploration des bas quartiers de la ville (vous connaissez ce geste de charité et de soins personnels si fort en honneur il y a quelques années) accepta son offre avec gratitude. Le premier avantage était qu’Hermione Street se trouve, comme vous le savez, fort loin de cette partie suspecte de la ville, spécialement surveillée par la police.

Le rez-de-chaussée abritait un petit restaurant italien, une gargote infestée de mouches. On n’eut aucune peine à en indemniser le propriétaire, dont une femme et un homme appartenant au groupe prirent la suite. Les camarades pouvaient prendre là leurs repas, perdus parmi les autres clients. Second avantage. Le premier étage était occupé par une pauvre agence pour artistes à côté, une agence pour numéros de music-halls de bas étage, vous savez. C’est un nommé Bonn qui ta dirigeait, je m’en souviens. On le laissa tranquille. Il était plutôt avantageux d’avoir un tas de gens à allures étrangères : jongleurs, acrobates, chanteurs des deux sexes et autres, entrant et sortant toute la journée. La police faisait moins attention aux nouveaux visages, comprenez-vous ? L’étage au-dessus se trouvait, par chance, être libre à ce moment-là.

X… s’interrompit, pour attaquer avec calme, avec des gestes mesurés, une bombe glacée que le garçon venait de poser sur notre table. Il savoura lentement quelques cuillerées de la crème parfumée, et me demanda :

— Avez-vous jamais entendu parler des potages en poudre de Stone ?

— Comment dites-vous ?

— C’était, commenta paisiblement X…, un article comestible, auquel une réclame assez étendue, à certaine époque, dans les journaux quotidiens, n’avait jamais pu attirer la faveur publique. L’entreprise avait fait fiasco, comme on dit, et l’on pouvait acheter en vrac des paquets de la denrée, à moins de deux sous la la livre. Le groupe s’en procura et installa au second étage une maison de vente des Potages en poudre Stone. C’était une affaire bien remarquable. La substance, poudre jaune à l’aspect fort peu appétissant, était contenue dans de grandes boîtes carrées de fer blanc, dont six remplissaient une caisse. Si quelque client venait d’aventure faire une commande, on l’exécutait, naturellement. Mais le principal avantage de la poudre, c’est que l’on pouvait, très commodément, y dissimuler des objets. De temps à autre, on plaçait une caisse particulière sur un camion, et on l’expédiait pour l’étranger, à la barbe du policeman de service au coin de la rue. Vous comprenez ?

— Je le crois, fis-je, avec un signe de tête expressif vers les restes de la bombe, qui fondait doucement dans le plat.

— Tout juste. Et les caisses avaient encore une autre utilité. Dans le sous-sol, ou plutôt dans l’arrière-cave, on avait installé deux presses. On fit sortir de la maison une masse de littérature révolutionnaire de l’espèce la plus enflammée, dans des caisses de Potages en Poudre. Le frère de notre jeune anarchiste avait trouvé là une occupation. Il écrivait des articles, aidait à composer et à tirer les feuilles, et servait en tout d’assistant au compagnon commis à cette besogne, un jeune homme très capable appelé Sevrin.

L’animateur de ce groupe était un fanatique de la révolution sociale, mort aujourd’hui. C’était un graveur de génie, dont vous avez pu voir les ouvrages en taille-douce ou à l’eau forte, fort recherchés des amateurs de nos jours. D’abord révolutionnaire dans son art, il devint révolutionnaire pour de bon, après avoir vu sa femme et son enfant mourir de faim et de misère. Il affirmait que c’était les beaux bourgeois repus qui les avaient tués. Et il le croyait réellement. Il travaillait encore à sa besogne d’artiste et menait une vie double. Il était grand, dégingandé, avec un visage brun, une longue barbe noire et des yeux creux, Vous devez l’avoir vu. Il s’appelait Horne.

Ce nom me fit tressaillir. Évidemment j’avais plus d’une fois rencontré Horne, des années auparavant. Il avait la mine d’un Bohémien vigoureux et mal dégrossi, avec son vieux haut de forme, son cache-nez rouge autour du cou, et son long pardessus râpé, boutonné jusqu’au menton. Il parlait de son art avec une ardeur fiévreuse et faisait l’impression d’un homme exalté jusqu’aux limites de la folie. Un petit groupe de connaissances appréciaient son travail. Qui eût cru que cet artiste… ? Stupéfiant ! Et pourtant, la chose n’était pas, somme toute, si difficile à croire.

— Comme vous voyez, poursuivit X…, ce groupe était en état de poursuivre sa besogne de propagande et l’autre besogne aussi, dans des conditions fort avantageuses. Il se composait d’hommes résolus et avertis, tous de la meilleure trempe. Ce qui ne nous empêcha pas de nous convaincre, à la longue, que tous les projets préparés à Hemione Street, rataient presque infailliblement.

— Qui entendez-vous par « nous » ? demandai-je avec intention.

— Quelques-uns d’entre nous, à Bruxelles, au centre, fit-il vivement. Toute action vigoureuse fomentée à Hermione Street paraissait vouée à l’échec. Quelque chose arrivait toujours pour déjouer les manifestations les mieux tramées, dans un coin quelconque de l’Europe. C’était une époque d’activité. Ne vous figurez pas que tous nos insuccès se terminent bruyamment par des arrestations et des jugements. Pas du tout. Souvent, la police travaille tout doucement, presque en secret, et déjoue nos combinaisons par d’adroites contre-mines. Pas d’arrestations, pas de bruit, pas d’alarme semée dans l’esprit du public et d’excitation des passions. C’est la sagesse. Mais à cette époque-là, la police avait trop de chance, de la Méditerranée à la Baltique. C’était ennuyeux, et cela commençait à sentir mauvais. Nous finîmes par conclure qu’il devait y avoir des éléments indignes parmi les affiliés de Londres. Et je vins ici pour voir ce que l’on pouvait faire sans tapage.

Pour ma première démarche, j’allai rendre à son domicile privé visite à notre jeune dame anarchiste. Elle me reçut de façon flatteuse. Je compris qu’elle ne savait rien des expériences chimiques et autres opérations poursuivies à l’étage supérieur de la maison d’Hermione Street. La seule « activité » dont elle parût se douter était l’impression de littérature anarchiste. Elle montrait, de façon frappante, les marques habituelles d’un enthousiasme sévère, et avait déjà écrit plus d’un article sentimental, à féroces conclusions. Je voyais qu’elle s’amusait prodigieusement, avec tous les gestes et les grimaces d’une conviction parfaite. Tout cela convenait à ses grands yeux, à son front large, au port altier de sa tête fine, couronnée d’une luxuriante toison brune disposée de façon particulière et seyante. Son frère était près d’elle ; c’était un grave jouvenceau aux sourcils arqués, qui portait une cravate rouge, et qui me parut ignorant de tout ce qui existait au monde, y compris sa propre personne. Bientôt entra un grand jeune homme rasé, avec une mâchoire bleuâtre et forte, et quelque chose dans la mine d’un acteur taciturne ou d’un prêtre fanatique : le type à épais sourcils noirs, vous savez. D’ailleurs, il était fort présentable. Il serra vigoureusement nos mains à la ronde. La jeune fille vint à moi et murmura avec un accent de douceur : « Le camarade Sevrin. »

Je ne l’avais pas encore vu. Il ne trouva pas grand’-chose à nous dire, mais s’assit à côté de la jeune fille, et ils se plongèrent aussitôt dans une conversation animée. Elle se penchait en avant dans son fauteuil profond, et prenait dans sa belle main blanche son menton aimablement arrondi. Il regardait attentivement dans ses yeux. C’était une attitude d’amour, d’amour grave et concentré, d’amour mené au bord d’une tombe. Sans doute éprouvait-elle le besoin de donner un nouveau piment à ses lubies de révolte contre la société et ses lois, en se croyant amoureuse d’un anarchiste. Et celui-là, je le répète, était extrêmement présentable, malgré sa mine d’anarchiste au front d’airain. Il me suffit de hasarder quelques coups d’œil furtifs dans leur direction pour me convaincre qu’il prenait les choses au sérieux. Quant à la dame, ses gestes étaient inimitables et plus beaux que nature, avec tout ce qu’ils impliquaient de dignité, de tendresse, de condescendance, de fascination, d’abandon et de réserve. Elle interprétait avec un art consommé, un rôle d’amoureuse dans une liaison de cette espèce. Et jusque-là, elle devait, elle aussi, prendre les choses au sérieux. Des gestes… mais des gestes si parfaits !

Resté seul avec la belle anarchiste, je lui fis prudemment part de l’objet de ma, visite, en lui soufflant un mot de mes soupçons. Je voulais savoir ce qu’elle allait dire, et m’attendais un peu à une révélation peut-être inconsciente de sa part. Mais elle se contenta de murmurer : « C’est grave ! » avec une mine délicieusement, sérieuse et appliquée. Seulement il y avait dans ses yeux une lueur qui voulait dire : « Que c’est amusant ! » Somme toute, elle ne connaissait pas grand’chose, et ne savait guère que dire. Elle se chargea pourtant de me mettre en rapports avec Horne, qui n’était pas facile à dénicher en dehors d’Hennione Street, où je ne me souciais pas trop de me montrer, à ce moment-là.

Je vis Horne, en qui je trouvai une espèce toute différente de fanatique. Je lui exposai la conclusion à laquelle nous étions arrivés à Bruxelles, et lui fis remarquer la série significative de nos échecs. À quoi, il répondit avec une exaltation intempestive :

— « J’ai une affaire toute prête, pour semer la terreur dans le cœur de ces brutes gorgées. »

J’appris alors qu’en creusant un mur, dans une des caves de la maison, lui et d’autres compagnons avaient débouché dans le sous-sol du grand bâtiment public dont j’ai déjà parlé. Toute l’aile sauterait, dès que les matériaux seraient prêts.

Je ne fus pas aussi atterré de la stupidité d’un tel projet que je l’aurais pu si l’utilité de notre centre d’Hermione Street ne m’eût déjà paru fort précaire. À la vérité, je le tenais dès lors pour une souricière bien plus que pour toute autre chose.

Ce qu’il fallait maintenant, c’était découvrir le rouage, ou plutôt le personnage suspect et, je finis, à force de peine, par mettre cette idée dans la tête de Horne. Il roulait les yeux d’un air perplexe, et dilatait ses narines, comme s’il eût flairé la trahison dans l’air.

C’est ici que se place un épisode où vous verrez probablement, un expédient un peu théâtral. Mais qu’aurions-nous pu faire d’autre ? Le problème, c’était de trouver le membre indigne du groupe. Et l’on n’avait aucune raison de soupçonner l’un plutôt que l’autre. Les surveiller tous n’était guère pratique ; c’est une méthode souvent décevante et qui, en tout cas, exige du temps. Or, le danger était pressant ; j’étais convaincu que les locaux d’Hermione Street seraient envahis un jour ou l’autre, bien que la police eût, sans doute, une telle confiance dans son indicateur, que la maison n’était même pas surveillée pour l’instant. Horne l’affirmait, et c’était, en l’occurrence, un symptôme favorable. Il fallait agir sans tarder.

Je résolus d’organiser moi-même une descente de police. Comprenez-vous ? Une irruption de camarades sûrs, déguisés en agents. Une conspiration dans une conspiration. Vous en voyez le but, n’est-ce pas ? Au moment de son arrestation supposée, j’espérais que l’informateur se trahirait d’une façon ou de l’autre ; ou par un geste irréfléchi : ou par un excès d’indifférence, par exemple. Évidemment, on courait le risque d’un échec complet, et le risque plus grand encore d’un accident fatal, provoqué par la résistance ou par des tentatives de fuite. Vous comprenez bien qu’il fallait prendre le groupe d’Hermione Street tout à fait à l’improviste, comme je le sentais tout près de l’être avant longtemps par la véritable police. L’indicateur en faisait partie, et je ne pouvais admettre que Horne dans le secret de mes projets.

Je n’entrerai pas dans le détail de mes préparatifs ! J’eus quelque peine à tout arranger, mais pus disposer la scène avec un réalisme convaincant. La police supposée envahît le restaurant dont on releva immédiatement les volets. La surprise fut parfaite. La plupart des compagnons s’occupaient dans la seconde cave à agrandir le trou de communication avec les sous-sols du grand édifice public. À la première alerte, plusieurs sautèrent instinctivement dans ces caves, où naturellement, de vrais policiers les auraient infailliblement traqués. Nous ne nous occupâmes pas d’eux tout d’abord ; ils étaient bien inoffensifs. Le dernier étage nous causait une grosse inquiétude, à Horne et à moi. Là, entouré de boîtes de Potages en Poudre, un camarade surnommé le Professeur (c’était un ancien étudiant ès sciences), s’ingéniait à perfectionner de nouveaux détonateurs. C’était, sous ses grosses lunettes rondes, un petit homme blafard, distrait et plein de lui-même, qui eût été capable, en cas de fausse alerte, de se faire sauter, et de nous faire tomber à tous la maison sur la tête. Je me précipitai dans l’escalier et le trouvai déjà à la porte, aux aguets, écoutant, comme il me le dit. « les bruits suspects du rez-de-chaussée ». Sans me laisser le temps de lui expliquer tout au long ce qui se passait, il haussa les épaules avec dédain, pour retourner à ses balances et à ses éprouvettes. Il avait bien l’esprit du vrai révolutionnaire. Les explosifs étaient sa foi, son espoir, son arme et son bouclier. Il fut tué deux ans plus tard, dans un laboratoire secret, par l’explosion prématurée d’un de ses détonateurs perfectionnés.

Je redescendis au galop, pour assister, dans la pénombre de la grande cave, à une scène impressionnante. L’homme qui tenait le rôle d’officier de police (ce n’était pas une nouveauté pour lui), parlait d’une voix brutale, et donnait, pour la translation de ses prisonniers, des ordres fictifs à ses faux subordonnés. Évidemment on n’avait encore obtenu aucune révélation. Taciturne et sombre, Horne gardait les bras croisés, et son attitude patiente et morose avait un air de stoïcisme bien adapté à la situation. J’aperçus dans l’ombre un camarade qui mastiquait et avalait subrepticement un petit morceau de papier. Une note compromettante sans doute ; peut-être une liste de noms et d’adresses. C’était un vrai et fidèle compagnon. Mais le fonds de malice cachée qui se tapit au fond de nos sympathies les plus vraies, m’inspira une ironie secrète pour cet inutile exploit.

Au surplus, le dangereux stratagème, le coup de théâtre, s’il vous plaît de l’appeler ainsi, semblait avoir fait long feu. On ne pouvait soutenir beaucoup plus longtemps la fraude, et l’explication risquait d’amener une situation embarrassante, où même grave. Le mangeur de papier serait furieux, et les camarades qui avaient pris la fuite nous en voudraient aussi.

Pour ajouter à mon ennui, la porte communiquant avec l’autre cave, où étaient installées les presses, s’ouvrit brusquement, pour livrer passage à notre jeune dame révolutionnaire, noire silhouette en robe collante et en grand chapeau, détachée sur une lumière vive de gaz. Par dessus son épaule, je distinguais les sourcils arqués, et la cravate rouge de son frère. C’étaient bien les derniers personnages au monde dont je souhaitasse pour l’instant la présence ! Ils avaient assisté ce soir-là à quelque concert d’amateurs pour la délectation des pauvres, vous savez, mais la jeune personne avait voulu partir de bonne heure et passer, au retour, par Hermione Street, sous prétexte de travail. Sa tâche ordinaire consistait à corriger les épreuves des éditions italiennes et françaises de la Cloche d’Alarme et de la Torche…

— Ciel ! murmurai-je. On m’avait une fois montré quelques numéros de ces publications, et rien ne pouvait, à mon sens, être moins fait pour des yeux de jeune femme. C’étaient les feuilles les plus avancées de l’espèce, j’entends avancées au delà de toutes les bornes de la raison et de la décence. L’une d’elles prêchait la dissolution de tous les biens sociaux et domestiques ; l’autre faisait l’apologie du meurtre systématique. La pensée d’une jeune fille, occupée à relever des coquilles typographiques dans ces pages abominables était intolérable à mon idéal de féminité. M. X…, après m’avoir lancé un coup d’œil, poursuivit tranquillement :

— Je crois, d’ailleurs, qu’elle était venue surtout pour exercer son charme-sur Sevrin, et pour recevoir son hommage avec son air de royale condescendance. Elle avait à la fois conscience de son pouvoir à elle et de son asservissement à lui, et jouissait, j’en suis certain, de ces deux effets avec une pleine innocence. Quels fondements de convenance ou de morale pourrions-nous invoquer pour la chicaner sur ce point ? Le charme féminin et l’exceptionnelle intelligence virile se suffisent à eux-mêmes, n’est-ce pas ?

Ma curiosité imposa silence à mon horreur pour une doctrine aussi licencieuse.

— Qu’arriva-t-il donc ? me hâtai-je de demander. X… émiettait négligemment un petit morceau de pain dans sa main gauche.

— Ce qui est arrivé, avoua-t-il, c’est qu’elle a sauvé la situation.

— Elle vous a fourni un prétexte pour terminer votre sinistre mystification ? hasardai-je.

— Oui, répondit-il, sans se départir de son impassibilité. La farce devait se terminer vite. Et elle se termina en quelques minutes, en effet. Conclusion heureuse qui eût pu être lamentable, si la jeune fille n’était pas arrivée. Son frère ne comptait pas, bien entendu. Ils étaient entrés tranquillement dans la maison, un peu auparavant. La cave aux presses possédait un accès particulier. N’y trouvant personne, la jeune fille s’installa, devant ses épreuves, avec l’espoir de voir rentrer Sevrin d’un moment à l’autre. Mais il ne revenait pas. Elle s’impatienta, entendit à travers la porte un bruit inquiétant dans l’autre cave et vint naturellement voir ce dont il s’agissait.

Sevrin se trouvait parmi nous. Il avait, pour commencer, paru le plus stupéfait de tout le groupe assailli. On l’eût cru, pendant une minute, paralysé par la surprise. Il restait enraciné à sa place, sans bouger un membre. Un papillon de gaz solitaire brûlait près de sa tête ; toutes les autres lumières avaient été éteintes à la première alerte. De mon coin sombre, je vis se faire jour sur son visage rasé d’acteur une expression de surprise attentive et mécontente. Il fronça ses sourcils sombres et laissa tomber avec mépris les coins de sa bouche. Il devait voir clair dans l’affaire, et je regrettais de ne pas l’avoir, tout de suite, mis dans le secret.

Dès l’entrée de la jeune fille, je fus témoin de son évidente inquiétude, qui éclatait et croissait de minute en minute. Son changement d’expression fut aussi soudain que frappant. Et je ne me l’expliquais pas : la raison m’en restait obscure, et j’étais seulement surpris de l’extrême altération de ses traits. Évidemment, il ignorait la présence des jeunes gens dans l’autre cave, mais ce n’était pas assez pour expliquer l’émotion que lui causait sa venue. Pendant une seconde, il parut réduit à un état d’imbécillité. Il ouvrait la bouche, comme pour crier, ou pour mieux respirer peut-être. En tout cas c’est un autre qui cria : ce fut le camarade héroïque que j’avais vu avaler son morceau de papier. Avec une louable présence d’esprit, il poussa un cri d’alarme :

— « C’est la police ! Arrière ! arrière ! Filez et verrouillez la porte derrière vous ! »

Excellent avertissement, qui n’empêcha pas la jeune personne d’avancer, suivie par son frère à la longue figure, avec son costume touriste qu’il avait enfilé pour chanter des chansonnettes et distraire un prolétariat sans joie. Elle ne procédait pas en femme qui n’a pas compris un cri d’alarme — le mot de « police » était trop clair, — mais comme si elle y eût été contrainte. Elle ne marchait pas avec l’allure dégagée et la mine importante d’une anarchiste amateur distinguée, parmi de pauvres professionnels aux abois, mais avec des épaules légèrement voûtées et des coudes collés au corps, comme si elle eût voulu se replier sur elle-même. Elle tenait les yeux immuablement fixés sur Sevrin, Sevrin l’homme, je suppose, et non pas Sevrin l’anarchiste. Et elle avançait, ce qui était fort naturel, car avec toutes leurs prétentions à l’indépendance, les filles de cette classe sont habituées à se sentir spécialement protégées, comme elles le sont, en effet. C’est ce sentiment-là qui explique les neuf dixièmes de leurs gestes d’audace. Son visage s’était absolument décoloré ; elle était blême. Songez à cette brutale sensation d’être une personne qui doit se sauver devant la police. Je crois que c’est l’indignation qui la faisait surtout pâlir, bien qu’il y eût sans doute aussi chez elle un souci d’intégrité personnelle et la vague appréhension de quelque contact grossier. Et naturellement, elle se tournait vers un homme, l’homme sur qui s’exerçait son charme, et dont elle pouvait exiger l’hommage, l’homme qui ne pouvait se dérober en aucune circonstance.

— Voyons, m’écriai-je, stupéfait de cette analyse subtile, si la surprise eût été sérieuse, sincère, veux-je dire, comme elle le croyait, qu’eût-elle pu attendre de cet-homme ?

Pas un muscle ne tressaillit sur le visage de X…

— Dieu le sait ! J’imagine que cette charmante créature, cette fille généreuse et indépendante n’avait jamais de sa vie conçu une pensée spontanée, j’entends une pensée libérée des petites vanités humaines ou qui ne trouvât sa source dans quelque notion conventionnelle. Tout ce que je sais, c’est qu’après avoir fait quelques pas, elle tendit la main vers Sevrin, qui ne bougeait pas. Cela, au moins, ce n’était pas un geste : ce fut un mouvement spontané. Quant à ce qu’elle attendait de lui, comment le dire ? L’impossible. Et sa plus folle attente n’aurait pu imaginer, je puis le dire sans crainte de démenti, ce qu’il avait résolu de faire, même avant que cette main suppliante se fût si instinctivement tendue vers lui. Ce n’était pas nécessaire. Car au moment même où il l’avait vue pénétrer dans la cave, il avait pris le parti de sacrifier son utilité future et de dépouiller le masque impénétrable et solidement fixé dont il était si fier.

— Que voulez-vous dire ? demandai-je, intrigué. Était-ce donc Sevrin qui…

— Lui-même. Le plus tenace, le plus dangereux, le plus adroit, le plus systématique des indicateurs. Un génie dans le monde des traîtres. Heureusement pour nous, c’était un exemplaire unique, un fanatique, je vous l’ai dit. Heureusement encore, il s’était laissé prendre aux gestes parfaits et innocents de cette donzelle. Cabotin désespérément convaincu lui-même, il avait pris pour argent comptant des gestes conventionnels. Quant à s’être laissé tomber dans un piège trop grossier, expliquez-le par le fait que deux sentiments de pareille amplitude ne sauraient exister simultanément dans un cœur. Le danger couru par cette autre inconsciente comédienne lui ôta sa claire vision, sa perspicacité, son jugement, lui enleva un instant tout empire sur lui-même. Seule, la nécessité, qui lui apparaissait impérieuse, d’agir sans retard, lui rendit son sang-froid. D’agir comment, me demanderez-vous ? En faisant sortir, au plus vite, la jeune fille de la maison. Il en éprouvait le besoin éperdu. Je vous ai dit qu’il était terrifié. Ce ne pouvait être pour son propre compte. Il avait été surpris et agacé par une entreprise imprévue et prématurée, surpris et furieux même. Il savait régler la scène finale de ses trahisons avec un art profond et subtil, qui laissait intacte sa réputation de révolutionnaire. Et malgré cette colère, il voulait évidemment jouer au plus fin et conserver résolument son masque. C’est seulement la constatation de la présence, de son amie dans la maison, qui fit tomber d’un coup, dans une sorte de panique, son masque, son calme forcé et la contrainte de son fanatisme. Pourquoi cette panique, vous demanderez-vous ? La réponse est facile. Il se rappelait… et n’avait jamais oublié, sans doute, le Professeur occupé à ses recherches, dans la solitude du dernier étage, au milieu de ses boîtes et de ses boîtes de Potages en poudre. Certaines de ces boîtes contenaient de quoi nous enfouir tous sur place, sous un monceau de décombres. Sevrin le savait bien. Et il y a lieu de croire qu’il connaissait aussi le caractère de l’ancien étudiant. Il en avait tant jaugé d’hommes de cette trempe ! Ou peut-être attribuait-il seulement au Professeur une décision dont il eût lui-même été capable. En tout cas, l’effet fut produit. Élevant soudain la voix, avec un accent d’autorité :

— « Emmenez cette dame, tout de suite », ordonna-t-il.

L’intense émotion, sans doute, avait rendu sa voix rauque comme celle d’un corbeau. Cet enrouement passa tout de suite, mais la phrase fatale était sortie de sa gorge contractée comme un croassement discordant et ridicule. Il n’y avait rien à répondre : il s’était trahi. Pourtant, le faux officier jugea bon d’affîrmer rudement :

— « On l’emmènera assez vite, avec le reste de la bande. »

Telles furent les dernières paroles qui terminèrent l’épisode comique de l’affaire.

Oublieux de tout et de tous, Sevrin marcha vers l’inspecteur et saisit les revers de sa tunique. Sous le bleu de ses joues minces, on voyait le frémissement furieux de ses mâchoires.

— « Vous avez des hommes dans la rue ? Faites reconduire cette dame chez elle, sans tarder. Entendez-vous. Sur-le-champ. Avant d’essayer d’arrêter le bonhomme là-haut. »

— « Ah ! il y en a un autre en haut ? » ricana ouvertement l’officier. « Eh bien, on le fera descendre à temps pour assister à la fin de l’affaire. »

Sevrin, hors de lui, n’avait pas senti la raillerie.

— « Quel est le brouillon imbécile qui vous a envoyé tout déranger ici ? Vous n’avez pas compris vos ordres ! Vous ne savez donc rien ? C’est inconcevable… Tenez… »

Il lâcha la veste de l’autre et plongeant la main dans son gilet, chercha fébrilement quelque chose sous sa chemise. Il finit par en sortir une petite gaine carrée de cuir souple, qui devait être pendue à son cou, comme un scapulaire, par un ruban dont les bouts rompus tombaient de son poing.

— « Regardez là-dedans. », bredouilla-t-il, en lançant l’objet au visage de l’inspecteur. Puis il se retourna brusquement vers la jeune fille qui se tenait derrière lui, dans une immobilité et un silence parfaits. La rigidité de son visage pâle donnait une illusion de placidité. Seulement ses yeux au regard fixe paraissaient plus grands et plus sombres.

Il se mit à parler rapidement, avec une assurance nerveuse. Je l’entendis affirmer qu’il saurait tout éclaircir pour elle. Je n’en perçus pas davantage. Il se tenait tout près d’elle, sans essayer même de la toucher du bout du petit doigt, et elle le regardait stupidement. Pourtant, ses paupières lentement, douloureusement tombées, pendant une seconde, et ses longs cils nous caressant ses joues livides, elle parut sur le point de s’évanouir. Mais elle ne vacilla même pas sur ses pieds. Cependant Sevrin la pressait à voix haute de le suivre, et se dirigeait, sans regarder derrière lui, vers l’escalier. Elle fit, en effet, un ou deux pas pour le suivre. Bien entendu on ne laissa pas le traître arriver jusqu’à la porte. Il y eut des exclamations de colère, le tumulte d’une lutte brève et furieuse. Violemment repoussé, il fut lancé vers la jeune fille et tomba. Elle jeta les bras en avant, en un geste de terreur, et par un bond de côté évita juste la tête du malheureux, qui heurta violemment le sol à ses pieds.

Le choc le fit gémir. Lorsqu’il se fut redressé, lentement, comme un homme étourdi, ses yeux étaient dessillés. L’homme, aux mains duquel il avait jeté la gaine de cuir, en avait extrait une mince feuille de papier bleuté. Il la tint un instant au-dessus de sa tête, puis dans le silence d’attente inquiète qui suivait la lutte, il le jeta dédaigneusement à terre : — « Je crois, camarades, que cette preuve n’était guère nécessaire. »

Rapide comme la pensée, la jeune fille se pencha pour attraper le papier au vol. Elle le déploya à deux mains, le regarda une seconde, puis, sans lever les yeux, ouvrit lentement les doigts et le laissa tomber.

Je pus examiner plus tard, ce curieux document. Il était signé par un très haut personnage, avec les timbres et les contreseings d’autres grands fonctionnaires de divers pays d’Europe. Dans ce métier — ou faut-il dire dans cette mission ? — pareil talisman pouvait être nécessaire. Même dans la police, en dehors des grands chefs, l’individu était connu seulement comme Sevrin le fameux anarchiste.

Il penchait la tête, et se mordait la lèvre. Son agitation avait fait place à une sorte de calme appliqué et méditatif. Il haletait, pourtant. Ses flancs se soulevaient, et le battement convulsif de ses narines formait un étrange contraste avec son aspect sombre de moine fanatique et pensif, ou d’acteur peut-être, absorbé par les terribles exigences de son rôle. Devant lui, hagard et hirsute, Horne vitupérait, comme un prophète inspiré et menaçant sorti du désert. Deux fanatiques, bien faits pour s’entendre. Vous paraissez surpris ? Sans doute ne vous seriez-vous représenté de tels hommes que l’écume à la bouche et la menace aux lèvres ?

Je protestai vivement : je n’étais pas du tout surpris, et ne me figurais rien de semblable : les anarchistes en général étaient seulement, pour moi, des êtres inconcevables, aux points de vue mental, moral, logique, sentimental et même physique. X… accueillit cette déclaration avec son impassibilité ordinaire, et reprit :

— Horne avait lâché la bonde de son éloquence et des larmes échappées de ses yeux roulaient, sans qu’il s’en aperçût, sur sa barbe noire, tandis qu’il accablait d’invectives méprisantes Sevrin qui haletait de plus en plus convulsivement. Quand le misérable ouvrit la bouche pour parler, tous les assistants tendirent l’oreille :

— « Ne faites pas l’imbécile, Horne », commença-t-il, « vous savez très bien que je n’ai obéi à aucune des raisons que vous invoquez. » Et prenant tout à coup une apparente fermeté de roc sous le sombre regard de l’artiste : « Si je vous ai contrecarré, trompé et trahi, c’est par conviction ! »

Il tourna le dos à Horne et s’adressant à la jeune fille, répéta comme un écho : « … Par conviction ! »

Elle gardait un air de froideur extraordinaire. Sans doute ne trouvait-elle pas le geste nécessaire. Une telle situation ne devait comporter que peu de précédents.

— « C’est clair comme le jour », insista-t-il. « Comprenez-vous ces mots-là : « Par conviction ?… »

Elle ne bougeait toujours pas : elle ne savait que faire. Mais le malheureux allait lui donner l’occasion d’un beau geste, du geste opportun.

— « J’ai senti en moi le pouvoir de vous faire partager cette conviction », protesta-t-il ardemment. Il s’était oublié ; il fit un pas vers elle, ou trébucha, peut-être. Je crus le voir se pencher, comme pour toucher le bord de la robe de la jeune fille. Et c’est alors que vint le geste approprié. Arrachant sa jupe à ce contact impur, elle détourna la tête et redressa le front d’un geste brusque. Ce fut magnifique, ce geste conventionnel de l’honneur impollué, cette attitude de l’amateur au cœur pur.

On n’eût pu mieux faire. Et Sevrin dut en juger ainsi, car il se détourna à nouveau. Et cette fois, il ne regardait personne. Il haletait plus convulsivement que jamais, et fouilla fébrilement dans la poche de son gilet avant de porter la main à sa bouche. Il y avait quelque chose de furtif dans son mouvement, et son attitude changea tout de suite. Sa respiration saccadée lui donnait« la mine d’un homme qui vient de fournir une course forcenée, mais un air singulier de détachement, d’indifférence soudaine et profonde succéda à la tension du douloureux effort. La course était finie. Je ne me souciais pas d’assister à ce qui allait survenir : je ne le savais que trop. Je pris, sans un mot, le bras de la jeune fille sous le mien et sortis de la cave avec elle.

Le frère nous suivait. À mi-chemin du court escalier, elle parut ne plus avoir la force de lever les pieds assez haut pour gravir les marches, et nous dûmes tirer et pousser, pour la hisser jusqu’au sommet. Dans le corridor, elle se traînait, pendue à nos bras, courbée et lourde comme une vieille impotente. Nous sortîmes dans une rue vide par une porte entr’ouverte, en titubant, comme des fêtards abrutis d’ivresse. Au coin de la rue, nous arrêtâmes un fiacre dont le vieux cocher, de son siège, contempla avec un dédain morose nos efforts pour installer notre compagne dans son véhicule. Deux fois, en cours de route, je la sentis s’affaisser, à demi évanouie, sur mon épaule. En face de nous, le jouvenceau en culottes restait muet comme une carpe, figé en une incroyable immobilité, jusqu’au moment où il bondit pour nous faire pénétrer dans sa maison.

À la porte de leur salon, la jeune fille lâcha mon bras et entra la première, en se cramponnant aux chaises et aux tables. Elle détacha son chapeau, puis, épuisée par l’effort, le manteau encore pendu aux épaules, se jeta de côté dans un fauteuil profond, le visage à demi enfoui dans un coussin. Le bon frère se dressa silencieusement devant elle avec un verre d’eau qu’elle repoussa d’un geste. Il but l’eau lui-même et se retira dans un coin éloigné de la pièce, quelque part derrière le piano à queue. Tout était paisible dans cette pièce où j’avais vu, pour la première fois, Sevrin l’anti-anarchiste séduit et ensorcelé par les grimaces parfaites et héréditaires qui, dans certaine sphère, tiennent, avec un excellent effet, la place du sentiment. Les pensées de la jeune fille devaient s’attacher au même souvenir. Ses épaules tremblaient violemment. Pure attaque de nerfs. Quand elle fut un peu calmée, elle affecta la fermeté : — « Que fait-on aux hommes de ce genre ? Que va-t-on lui faire à lui ? »

— « Rien ! on ne peut rien lui faire », affirmai-je avec une sincérité parfaite. J’étais bien certain qu’il avait dû mourir moins de vingt minutes après avoir porté la main à ses lèvres. Car si son fanatisme anti-anarchiste allait jusqu’à porter du poison dans sa poche, pour la seule satisfaction de priver ses adversaires d’une vengeance légitime, je savais qu’il avait dû se procurer un toxique qui ne le trompât point à l’heure du besoin.

La jeune fille eut une aspiration de colère.. Il y avait des marques rouges sur ses joues, et un éclat fiévreux dans ses yeux.

— « Vit-on jamais femme exposée à une si terrible aventure ? Penser qu’il a tenu ma main, cet homme ! » Son visage se crispa ; elle refoula un sanglot pathétique. « Si j’avais jamais été sûre de rien, c’était bien de la noblesse des motifs de Sevrin. »

Sur-quoi, elle se mit à pleurer doucement, ce qui était excellent pour elle. Et avec un accent de colère hésitante, au milieu d’un déluge de larmes : — « Que m’a-t-il donc dit ? » demanda-t-elle. « Par conviction ! Cela faisait l’effet d’une triste ironie. Que pouvait-il vouloir dire ? »

— « Cela, ma chère enfant », répondis-je doucement, c’en est plus que moi ou quiconque ne pourrions vous expliquer. »

M. X… chassa d’une chiquenaude une miette de son habit.

— Et c’était parfaitement exact, en ce qui la concernait, elle. Car Horne, par exemple, déchiffra très bien l’énigme, et moi aussi, surtout après une visite que nous fîmes au logis de Sevrin, dans une lugubre petite rue de quartier éminemment respectable. Horne était connu comme ami de la maison, et nous n’eûmes aucune peine à nous y faire admettre ; la petite souillon qui nous ouvrit la porte se contenta de nous dire que « M. Sevrin n’était pas rentré cette nuit ». Nous forçâmes, par devoir une couple de tiroirs, et y trouvâmes quelques éclaircissements utiles. L’objet le plus intéressant de cette perquisition fut le journal du malheureux, car cet homme, engagé dans sa sinistre besogne, avait la faiblesse de consigner, au jour le jour, des souvenirs parfaitement accablants. Nous avions à nu, devant nous, ses actes et ses pensées. Mais peu importe aux morts : ils ne se soucient plus de rien.

« Par conviction. » Oui. Un humanitarisme vague mais ardent l’avait jeté dès sa première jeunesse aux plus amères extrémités de la négation et de la révolte. Plus tard, son optimisme avait faibli. Il doutait et fut perdu. Vous avez entendu parler d’athées convertis, qui se transforment souvent en fanatiques dangereux, bien que leur âme reste la même. Après qu’il eut fait connaissance de la jeune fille, il confia à son journal d’assez plaisantes divagations politico-amoureuses. Il accueillait avec un sérieux achevé des grimaces souveraines. Il rêvait de convertir sa Dulcinée. Au surplus, tout ceci ne vous intéresse pas. Quant au reste, je ne sais si vous vous souvenez de ce « Mystère d’Hermione Street » qui fit quelque bruit dans les journaux, voici bien des années. On avait trouvé un cadavre d’homme dans la cave d’une maison vide ; il y eut une enquête, des hypothèses multiples, puis ce fut le silence, destinée commune à maints martyrs et confesseurs obscurs. Le fait est que son optimisme n’était pas assez solide. Il faut avoir un optimisme sauvage, tyrannique, impitoyable, à toute épreuve, comme celui de Horne, par exemple pour faire un bon révolté du type extrême.

M. X… se leva. Un garçon se précipitait pour lui apporter son pardessus, tandis qu’un autre lui tendait son chapeau.

— Qu’est devenue la jeune fille ? demandai-je.

— Vous tenez vraiment à le savoir ? répondit-il, en s’enveloppant chaudement dans sa pelisse. Je dois vous avouer que j’eus la petite malice de lui envoyer le journal de Sevrin. Elle se retira loin du monde, et fit une sorte de retraite, avant d’aller à Florence ; après quoi, elle s’est enfermée dans un couvent. Je ne saurais dire où elle ira ensuite. Qu’importe ? Des gestes ! des gestes ! De simples gestes de sa caste !

M. X… mit sur sa tête, avec une extrême précision, son luisant chapeau haut de forme, puis jetant un rapide coup d’œil circulaire sur la salle, pleine d’innocents et élégants dîneurs, il grommela entre ses dents :

— Rien d’autre ! Et c’est pour cela que leur espèce est vouée à la destruction !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Je ne revis jamais plus M. X… Je pris l’habitude de dîner à mon club. Lors de ma première visite à Paris, je trouvai mon ami tout impatient de savoir l’effet produit sur moi par ce précieux numéro de sa collection. Je lui racontai l’histoire, et il me montra un visage rayonnant de l’orgueil d’un échantillon aussi distingué.

— Est-ce que cet X… ne vaut pas d’être connu ? s’écria-t-il, dans une explosion de fierté. Il est unique, stupéfiant, et véritablement terrible.

Cet enthousiasme me blessait dans mes sentiments profonds, et je répliquai assez sèchement que le cynisme de l’individu était tout simplement abominable.

— Oh ! Abominable ! abominable ! acquiesça avec effusion mon ami. Au surplus, vous savez, ajouta-t-il d’un ton confidentiel, il ne craint pas, parfois, de faire une petite farce.

Je n’ai pas pu découvrir l’à-propos de cette dernière remarque. Je me déclare parfaitement inapte à saisir où, dans toute cette histoire, intervient la farce.



LA BRUTE
CONTE D’INDIGNATION

Pour échapper à la pluie qui balayait la rue, j’entrai au bar des Trois Corbeaux et j’échangeai avec Miss Blank, assise à son comptoir, un regard et un sourire. Échange d’une parfaite correction. Je frémis en songeant que Miss Blank, si elle est encore de ce monde, doit avoir dépassé la soixantaine. Comme le temps passe !

En me voyant tourner un regard interrogateur vers la cloison de vitres et de bois verni, Miss Blank eut l’amabilité de me dire, d’un ton encourageant :

— Il n’y a que M. Jermyn et M. Stonor dans la salle, avec un gentleman que je n’ai jamais vu.

Je me dirigeai vers la porte. Derrière la cloison, épaisse comme une allumette, une voix parlait si haut que ses dernières paroles me parvinrent nettement dans leur atrocité :

— Cet animal de Wilmot lui a joliment cassé la tête ; et c’est bien fait pour elle !

L’inhumanité d’un tel sentiment, qui prétendait pourtant n’avoir rien d’impie ou d’incongru, ne suffit pas à contenir le léger bâillement que Miss Blank dissimulait derrière sa main. Et elle continua de regarder fixement les carreaux des fenêtres, ruisselants de pluie.

En ouvrant la porte, j’entendis la voix poursuivra, avec la même violence cruelle :

— J’ai été bien heureux d’apprendre qu’elle avait fini par se faire démolir. J’ai eu du regret pour le pauvre Wilmot, pourtant. Nous avions été copains, dans le temps. Vous comprenez bien que cette affaire-là l’a coulé. Un cas lumineux, s’il en fut ; pas mèche de s’en tirer ; pas mèche !

La voix appartenait au gentleman que Miss Blank n’avait jamais vu. Il écartait ses longues jambes sur le tapis du foyer. Penché en avant, Jermyn tenait son mouchoir étalé devant la grille. Il lança par-dessus son épaule un regard douloureux, et je lui fis un signe de tête, en me glissant derrière une des petites tables de bois. De l’autre côté du feu, M. Stonor, imposant et calme, encastrait sa masse énorme dans un vaste fauteuil Windsor. Il n’y avait rien de petit chez cet homme-là, que des favoris courts, très blancs. Près de lui, des mètres et des mètres de drap superfin, taillé en manteau, gisaient sur une chaise. Sans doute venait-il de chercher quelque navire en mer, car un second siège disparaissait sous un imperméable noir, ample comme un poêle mortuaire, et fait d’une triple épaisseur de toile cirée, piquée et repiquée. Un sac à main de taille ordinaire faisait, à ses pieds, l’effet d’un jouet d’enfant.

Je ne luis fis aucun signe. C’était un homme trop important pour de telles familiarités. Maître pilote, diplômé de la Trinité, il ne condescendait à s’aventurer sur l’eau que pendant les mois d’été. Il avait eu bien souvent la charge de yachts royaux, à l’entrée ou à la sortie de Port Victoria. Au surplus, qui songerait à faire des signes de tête à un monument ? Et c’était bien un monument. Il ne parlait ni ne bougeait. Il se contentait de rester assis, immobile, presque plus grand que nature, tenant tout droit sa belle vieille tête. C’était un spectacle magnifique. La présence de M. Stonor réduisait le pauvre Jermyn à l’état d’un petit bout d’homme et donnait à l’étranger, débout devant le feu, un air d’absurde jeunesse. Vêtu d’un complet de drap, ce dernier devait avoir une trentaine d’années ou un peu davantage ; il était certainement de ces individus que n’émeut pas le son de leur propre voix, car sans s’interrompre un instant, il m’invita, pour ainsi dire, d’un coup d’œil amical, à me mêler à la conversation.

— Oui, j’ai été heureux, répétait-il avec emphase, et si ça vous étonne, c’est que vous n’avez pas connu cette rosse-là comme moi. Ah ! on pouvait se souvenir d’elle ! Elle n’a pas eu ma peau, c’est vrai, mais elle a bien fait tout ce qu’elle a pu pour m’enlever tout mon courage. Et elle a bien failli faire entrer dans un asile d’aliénés le plus chic type du monde. Qu’est-ce que vous dites de ça, hein ?

Pas un muscle ne tressaillit dans l’énorme visage de M. Stonor. Monumental ! L’homme me regarda droit dans les yeux.

— Ça me rendait malade de penser à cette garce qui s’en allait de par le monde en massacrant des gens.

Jermyn approcha encore un peu son mouchoir de la grille et poussa un gémissement ; c’était une habitude chez lui.

— Je l’ai vue une fois…, intervint-il avec une indifférence larmoyante ; elle avait un rouf…

L’étranger se retourna pour abaisser sur lui un regard de surprise.

— Elle en avait trois, corrigea-t-il avec autorité. Mais Jermyn n’entendait pas se laisser contredire.

— Une grande vilaine bâtisse blanche, répéta-t-il avec une morne obstination, qui se dressait vers le ciel et se voyait à des milles de distance.

— C’est vrai, acquiesça vivement l’autre, c’était l’idée du vieux Colchester. Il avait pourtant assez de la vie qu’elle menait et déclarait à chaque instant qu’il voulait la lâcher. C’étaient trop de faveurs pour lui ; il ne demandait qu’à s’en laver les mains dès qu’il pourrait en trouver une autre. Et ainsi de suite. Je crois bien qu’il l’aurait lâchée, en effet, seulement, le croiriez-vous, c’est sa femme qui ne voulait rien savoir. C’est épatant, hein ? On ne sait jamais comment les femmes prendront les choses, et, avec ses moustaches et ses gros sourcils, Mrs. Colchester faisait bien l’une des plus décidées qu’on puisse voir. Elle se promenait en robe de soie brune, avec un gros câble d’or qui lui bringueballait sur la poitrine. J’aurais voulu que vous l’entendissiez glapir : « Idioties », ou « Balivernes, tout ça ! ». Elle avait conscience de sa petite fortune. Les Colchester n’avaient pas d’enfant, et ne s’étaient jamais fixés nulle part. Lorsqu’ils étaient en Angleterre, elle allait s’installer dans un hôtel médiocre ou une pension de famille. Elle était bien contente, — en rentrant à bord, de retrouver ses aises. Elle savait bien qu’elle n’aurait pas eu à gagner au change. D’ailleurs, en dépit de ses qualités, Colchester n’était pas de première jeunesse et peu-être songeait-elle qu’il aurait eu peine, malgré ses dires, à mettre la main sur une occasion nouvelle. En tout cas, pour quelque raison que ce fût, la bonne dame ne ménageait ni ses « Balivernes », ni ses « Idioties » ! Un jour, j’entendis le jeune Mr. Apse lui-même lui confier en grand mystère : « Je vous assure, Mrs. Colchester, que je commence à me tourmenter fort du renom qu’elle s’attire. » « Oh ! répondit-elle avec son petit rire gras et enroué, où irait-on si on faisait attention à toutes les inepties qu’on colporte ? », et elle montrait du coup toutes ses vilaines dents fausses, en ajoutant : « Il en faudrait plus que cela pour me faire perdre confiance, je vous l’affirme. »

À ce moment, sans un mouvement du visage, M. Stonor poussa un éclat de rire bref et sardonique. L’effet de ce rire était saisissant, mais je ne voyais rien de drôle dans l’histoire. Je regardais les trois hommes. L’étranger avait un vilain sourire.

— Mr. Apse serra les deux mains de Mrs. Colchester, tant il était heureux d’entendre une bonne parole sur le compte de leur favorite. Tous les Apses, jeunes et vieux, vous savez, étaient entichés de cette abominable et dangereuse…

— Mais pardon, interrompis-je avec exaspération, car il semblait s’adresser exclusivement à moi. De qui donc parlez-vous donc ?

— Je parle de la Famille Apse, répondit-il avec courtoisie.

Je faillis laisser échapper un gros juron. Mais à ce moment précis, l’honorable Miss Blank passa la tête par la porte en disant que la voiture était arrivée et qu’il était temps pour M. Stonor de partir, s’il voulait attraper le train dé 11 h. 3.

Sur quoi, le maître pilote, se dressant dans toute son énormité, se mit à lutter, avec des soulèvements terrifiants pour entrer dans son manteau. L’étranger et moi courûmes instinctivement à son aide ; à peine eûmes-nous posé les mains sur lui qu’il se calma. Il nous fallut lever les bras très haut, avec de gros efforts ; on aurait dit que nous harnachions un éléphant domestiqué. Il lança un « Merci, Messieurs », et se pencha pour passer sous la porte en grande hâte.

Nous échangeâmes un sourire de sympathie. — Je me demande comment il fait pour se hisser sur une échelle ? fit l’homme au complet de drap, et le pauvre Jermyn, qui était pilote de la mer du Nord, sans aucun statut ou diplôme officiel, pilote par faveur, poussa un gémissement.

— Il se fait huit cents livres par an !

— Vous êtes marin ? demandai-je à l’étranger qui avait repris sa place devant le feu.

— Je l’ai été jusqu’à mon mariage, il y a deux ans d’ici, répondit ce personnage communicatif. C’est même sur le bateau dont nous parlions quand vous êtes entré que j’ai embarqué pour la première fois.

— Quel bateau ? demandai-je, d’un ton intrigué. Je ne vous ai jamais entendu parler d’un bateau.

— Je viens de vous dire son nom, mon cher Monsieur, répondit-il : la Famille Apse. Vous avez certainement entendu parler de la grande maison Apse et Fils, Armateurs. Ils possédaient une assez belle flotte. Il y avait la Lucie Apse, le Harold Apse, et des Anne, John, Malcolm, Clara, Juliette, toute une série d’Apses. Chacun des frères, sœurs, tantes, cousines, femmes, jusqu’à la grand’mère de la maison avait donné son nom à l’un de leurs bateaux, C’étaient de bons bâtiments, à vrai dire, solidement construits à l’ancienne mode, pour porter du fret et vivre longtemps. Ils ne comportaient pas toutes vos machines modernes qui épargnent la peine des hommes, mais ils embarquaient de gros équipages, avec de belles provisions de bœuf salé et de biscuit, et s’en allaient gaîment pour revenir de même.

Le triste Jermyn lança un murmure d’approbation qui sonna comme un gémissement douloureux. Voilà de vrais bateaux ! Il fit remarquer d’un ton lamentable que ce n’était pas à des machines qu’on pouvait dire :

— Allons, les enfants, de l’ensemble ! Les machines, ça ne grimpait pas dans la mâture, par une sale nuit, avec des bas fonds sous le vent.

— Non, approuva l’étranger, en clignant de l’œil à mon intention. Les Apses n’avaient pas confiance non plus dans toutes ces inventions-là, apparemment. Ils traitaient bien les hommes, mieux qu’on ne les traite de nos jours, et ils étaient extraordinairement fiers de leurs bateaux. Il ne leur arrivait jamais rien. Ce dernier-là, la Famille Apse, devait être comme les autres, mais plus fort encore, plus solide, plus grand et plus confortable. Je crois qu’ils rêvaient de le voir durer pour l’éternité. Ils le firent construire en matériaux variés : fer, bois de teck et green-heart, et ses proportions avaient quelque chose de fabuleux. Si jamais construction de navire fui entreprise dans un esprit d’orgueil, c’est bien celle-là. On prit en tout ce qu’il y avait de meilleur. C’est le premier capitaine de leur flotte qui devait le commander, et on lui réserva un appartement vaste comme une maison, sous une énorme dunette qui allait presque jusqu’au grand mât. Pas étonnant que Mrs. Colchester ne voulût pas laisser son vieux ni lâcher ce sacré bateau. Elle n’avait jamais connu pareil domicile depuis son mariage. Et c’était une femme de poigne, vous savez. Les histoires qu’on a menées autour de la construction de ce navire ! On allait renforcer ce côté-ci et épaissir celui-là, et ne ferait-on pas bien de changer cette cloison pour quelque chose de plus solide ? Les constructeurs avaient fini par se laisser prendre au jeu, et faisaient, au vu de tous, mais sans que personne s’en avisât, le bâtiment le plus lourd et le plus mastoc qu’on ait jamais vu. Il était enregistré pour 2.000 tonnes ou un peu plus, pas moins en tout cas. Et voyez l’histoire ! En le jaugeant on trouva 1.999 tonnes et une fraction. Consternation générale. On dit que, de chagrin, le vieux Mr, Apse s’alita et mourut. À vrai dire, le vieux gentleman, «retiré des affaires depuis un quart de siècle, avait au moins quatre-vingt-seize ans, de sorte que sa mort n’avait, somme toute, pas de quoi surprendre. Mais Mr. Lucien Apse resta convaincu que, sans cette déception, son père aurait vécu jusqu’à cent ans. On peut donc l’inscrire en tête de liste. La seconde victime fut un pauvre diable de charpentier que cette brute accrocha et écrasa en glissant sur les couettes. On a parlé de lancement, mais à en croire les gens qui ont vu la rosse filer à tort et à travers avec des cris et des gémissements, on aurait plutôt cru voir lâcher un démon sur la rivière. Elle fit claquer ses amarres comme des fils d’araignée et se précipita avec fureur sur les remorqueurs qui l’attendaient. Avant qu’on ait pu savoir de quoi il retournait, la brute en avait envoyé un au fond, et arrangé si bien l’autre qu’il était bon pour trois mois de réparations. Un de ses câbles se rompit, et tout à coup, sans qu’on pût dire comment, elle fit tête sur sa seconde ancre, avec une docilité d’agneau.

Voilà comment elle était. On ne pouvait jamais deviner ce qu’elle allait faire. Il y a des bateaux difficiles à manœuvrer, mais en général, on peut compter sur une certaine logique de leur part. Avec cette brute-là, il n’y avait, en aucun cas, à savoir comment elle allait réagir. C’était une sale bête. Ou peut-être était-elle folle, tout simplement.

Il lança cette idée avec un tel accent de conviction que je ne pus réprimer un sourire. Il cessa de se mordre les lèvres pour m’apostropher :

— Et pourquoi pas, dites donc ? Pourquoi n’y aurait-il pas eu, dans ses lignes, dans sa structure, quelque chose qui correspondît à… Qu’est-ce que la folie ? Un détail minime détraqué dans le cerveau. Pourquoi n’y aurait-il pas un bateau fou, fou dans sa nature de bateau, s’entend, assez fou pour qu’en aucun cas on pût être sûr qu’il dût se comporter comme le ferait un bateau raisonnable ? Il y a des bateaux trop sensibles à la barre et d’aucuns qu’il faut tenir à l’œil pour virer ; avec d’autres, il faut se méfier dès qu’on rencontre un grain, et certains aussi font une tempête du moindre coup de chien. Mais on sait qu’il en sera toujours de même avec chaque bateau, et on rapporte la chose à sa nature de bateau, comme on tient compte des traits de caractère d’un homme à qui l’on a affaire. Seulement avec cette brute-là, c’était impossible ; elle était incompréhensible. Si elle n’était pas folle, c’était bien la brute la plus méchante, la plus sournoise, la plus sauvage qui ait jamais été sur mer. Je l’ai vue se comporter magnifiquement pendant deux jours, pour venir dans le vent, deux fois de suite, l’après-midi du troisième. La première fois elle lança le timonier en plein par-dessus la barre, puis, comme elle n’avait pas réussi à l’assommer tout à fait, elle recommença le coup trois heures plus tard. Submergée de l’avant à l’arrière, elle fit sauter tout ce que nous avions installé de toile, sema la panique chez tout l’équipage et épouvanta jusqu’à Mrs. Colchester, dans son bel appartement de l’arrière dont elle était si fière. Quand on fit l’appel, il manquait un homme. Balayé pardessus bord, bien entendu. Ce qui m’étonne, c’est que nous n’ayons pas été plus nombreux à filer avec lui !

Et c’étaient toujours des histoires de ce genre. Toujours ! J’ai entendu un vieux second dire un jour au Capitaine Colchester qu’il en était arrivé à ne plus oser ouvrir la bouche pour donner un ordre. Et la rosse semait la terreur dans les ports aussi bien que sur mer. On ne savait jamais ce qui la ferait tenir tranquille. Sans la moindre provocation, elle se mettait à claquer comme fétus de paille, cordes, câbles et aussières de métal. Elle était lourde, mal fichue, gauche, mais tout ça ne suffit pas à expliquer sa puissance maléfique. Savez-vous ? Quand je pense à elle, je ne puis m’empêcher de songer à ces fous incurables qui s’échappent de temps à autre.

Il fixait sur moi un regard interrogateur. Mais je n’allais pas admettre, vous le pensez bien, qu’un bateau pût être fou.

— Elle était devenue la terreur des ports où on la connaissait, reprit-il. Elle vous enlevait, en se jouant, vingt pieds de revêtement de quai en pierres massives, ou fauchait le bout d’une jetée de bois. Elle devait avoir perdu des milles de chaînes et des centaines de tonnes d’ancres. Quand elle abordait, un pauvre navire inoffensif, c’était une histoire de tous les diables pour la ramener en arrière. Et elle ne se faisait jamais abîmer ; elle s’en tirait avec quelques écorchures, à peine. On avait voulu la faire forte ! Ah ! elle l’était, forte ! Assez pour enfoncer toutes les banquises du Pôle ! Et comme elle avait commencé, elle continua. Du jour de son lancement, elle ne laissa pas passer une année sans massacrer quelqu’un. Je crois que les armateurs finissaient par en être las. Mais c’étaient des gens obstinés que ces Apses, et ils n’auraient jamais voulu admettre qu’il pût y avoir quelque chose de mauvais dans leur Famille Apse. Ils ne consentirent même pas à changer son nom. « Idioties ! » comme disait Mrs. Colchester. Au moins auraient-ils dû l’enfermer, pour le reste de ses jours, dans un bassin d’échouage, quelque part sur la rivière, et ne jamais lui laisser sentir l’eau salée. Je vous affirme, mon cher Monsieur, qu’elle tuait quelqu’un à chacun de ses voyages. C’était chose bien connue. Elle s’était fait une réputation universelle.

J’exprimai ma surprise de ce qu’un navire aussi fâcheusement famé pût trouver des équipages.

— Ah ! voilà qui montre que vous ne connaissez pas les marins, mon cher Monsieur ! Laissez-moi vous donner un exemple. Un jour, au bassin, à Londres, je me baladais sur le gaillard d’avant, quand je vis s’avancer deux braves loups de mer, l’un d’un certain âge, homme manifestement sérieux et capable, l’autre jeune gars bien découplé. Lisant sur le bossoir le nom du navire, ils s’arrêtèrent pour le regarder. Alors le vieux : — « La Famille Apse, c’est cette vache de bateau (sauf votre respect) qui tue un homme à chacun de ses voyages. Eh bien, mon vieux Jack, je ne m’engagerais pas dessus pour un empire, tu peux me croire ! » Et l’autre : — « Si cette salope-la était à moi, je la ferais échouer dans la vase et je lui ficherais le feu, nom de nom ! ». Alors le premier reprend : — « Qu’-est-ce que ça peut bien leur fiche ? Les hommes, ça ne coûte pas cher, Dieu le sait ! » Et le jeune crache dans l’eau de notre côté : — « Ils ne m’auront pas, quand même ils m’offriraient double paye ! »

Ils traînèrent quelque temps avant de remonter le long du quai. Et une demi-heure plus tard, je les voyais tous deux sur le pont, à la recherche du second, et apparemment désireux de se faire engager. Ils le furent, d’ailleurs.

— Comment expliquez-vous cela ? demandai-je.

— Comment ? riposta-t-il. Insouciance. Désir de se vanter, le soir, devant les copains : « Nous venons de nous engager sur la Famille Apse. Au diable ! Elle ne nous fait pas peur ! » Simple perversité de marin. Un peu de tout cela, sans doute. Je leur ai posé la question au cours du voyage. Le vieux m’a répondu : « Bah ! On ne meurt qu’une fois ! » et l’autre me déclara, d’un ton moqueur, qu’il voulait voir comment elle allait s’y prendre ce coup-ci. Mais je vais vous le dire, moi ; cette brute-là exerçait une sorte de fascination !

Jermyn qui paraissait avoir connu tous les bateaux du monde, intervint d’un ton maussade :

— Je l’ai vue un jour, de cette fenêtre même, remonter la rivière, à la remorque. Une grande, vilaine carcasse noire, qui s’avançait comme un énorme corbillard.

— Il y avait quelque chose de sinistre dans son allure, hein ? fit l’homme au costume de drap en abaissant sur Jermyn un regard bienveillant. Je l’ai toujours eue en horreur. Elle m’avait donné une sale secousse quand je n’avais que quatorze ans, au jour, à l’heure mêmes où je venais de monter à bord. Mon père était venu assister à mon départ, et devait nous accompagner jusqu’à Gravesend. J’étais le second de ses fils qui prenait la mer. Mon grand frère était déjà officier. Embarqués vers onze heures du matin, nous trouvâmes notre bateau prêt à sortir du bassin par l’arrière. Nous n’avions pas avancé de trois longueurs que, sur une petite secousse donnée par le remorqueur pour la tirer dans l’écluse, la rosse fit une de ses folles embardées, et pesa si bien sur son amarre, — une aussière neuve de six pouces pourtant — que les hommes de l’avant ne purent pas mollir à temps et qu’elle claqua. Je vis le bout brisé voler très haut en l’air, et une seconde plus tard, la brute donnait de la hanche, contre le musoir, avec un choc qui fit tituber tout le monde sur le pont. Elle ne se fit pas le moindre mal, pas de danger ! Mais un des mousses que le second avait envoyé faire quelque chose dans la misaine tomba sur la dunette — ploff ! — juste devant moi. Nous avions échangé des sourires quelques minutes plus tôt. Il ne devait pas se tenir assez fort, n’ayant aucune raison d’attendre pareille secousse. J’entendis le cri d’horreur : « Aha » qu’il lança en se sentant partir, et levai les yeux à temps pour le voir tomber comme une masse. Oh ! mon pauvre père était blême quand nous nous serrâmes la main à Gravesend. — « Tu te sens d’aplomb ? » me demanda-t-il en me regardant fixement. — « Oui, papa. — Bien vrai ? — Oui, papa. — Eh bien alors, au revoir, mon garçon ! » Il m’a avoué plus tard que sur un mot de moi, il m’aurait, sans hésitation aucune, ramené à la maison. Je suis le benjamin, vous savez, ajouta l’étranger, en se lissant la moustache avec un sourire ingénu.

J’accueillis d’un murmure de sympathie cette intéressante nouvelle. Il fit un geste négligent.

— Il y avait de quoi ôter à jamais à un gosse tout courage pour monter dans la mâture, à jamais. Il était tombé à deux pas de moi, et s’était fracassé la tête sur une bitte d’amarrage. Il ne fit pas un mouvement. Mort du coup ! C’était un gentil garçon et je m’étais promis que nous serions bons copains. Mais ce n’était pas encore le pis de ce qu’elle pouvait faire, cette brute ! Je restai trois ans à son bord, après quoi je passai pour un an sur la Lucie Apse. L’ancien voilier de la Famille Apse vint bientôt m’y rejoindre, et je me souviens de lui avoir entendu dire, un soir, après une semaine de navigation « Quel gentil petit bateau, hein ? » Rien d’étonnant à ce qu’il tînt la Lucie Apse pour un petit bâtiment adorable et docile, au sortir de cette grosse brute sauvage et excitée. C’était le ciel de naviguer dessus, et les officiers me semblaient les hommes les plus heureux du monde. À moi qui n’avais connu encore que la Famille Apse, la Lucie Apse faisait l’effet d’un navire enchanté qui obéissait de lui-même aux moindres ordres. Un soir, nous nous fîmes assez proprement masquer, droit de l’avant. Dix minutes après, nous portions plein, de nouveau, écoutes bordées, amures basses, les ponts nets et l’officier de quart tranquillement adossé à la rambarde. Cela m’apparut comme un vrai prodige. L’autre serait restée empêtrée pendant une demi-heure, roulant ses ponts pleins d’eau, culbutant l’équipage, craquant ses espars, brisant les manœuvres, apiquant les vergues, semant à l’arrière une affreuse panique, parce que le gouvernail avait une façon de fouetter la mer qui faisait dresser les cheveux sur la tête. Il me fallut plusieurs jours pour me remettre de ma surprise.

Eh bien, j’achevai ma dernière année de noviciat sur ce bon petit bâtiment, qui n’était pas si petit, d’ailleurs, mais qui, après l’autre grosse diablesse, paraissait un joujou à manier. Je finis mon temps et décrochai mon brevet. Puis, au moment même où je me réjouissais de trois bonnes semaines à passer à terre, je reçus à déjeuner une lettre me demandant quand je pourrais être prêt au plus tôt, pour embarquer sur la Famille Apse en qualité de troisième officier. Je repoussai si vivement mon assiette que je l’envoyai au milieu de la table ; mon père jeta les yeux par-dessus son journal, ma mère leva les mains d’étonnement. Moi, je sortis tête nue dans notre petit bout de jardin, que j’arpentai pendant une grande heure.

Quand je rentrai, ma mère avait quitté la salle à manger, et mon père était installé dans son grand fauteuil ; la lettre s’étalait sur la cheminée.

— « Une pareille proposition est toute à ton honneur, et ces Messieurs sont bien aimables de t’offrir ce poste, dit-il. Et tu vois que Charles va faire aussi le voyage sur ce bateau-là, comme premier lieutenant. »

Il y avait, au verso de la lettre, un post-scriptum, de la main même de M. Apse, que je n’avais pas aperçu. Charles, c’était mon grand frère.

— « Je n’aime pas beaucoup avoir mes deux fils à la fois sur le même bateau, reprit mon père, de son ton solennel et décidé. Et je t’assure que je n’hésiterais pas à écrire à M. Apse dans ce sens. »

Mon vieux Papa ! Quel brave père ! Mais qu’aurais-je pu faire ? La seule perspective de remettre les pieds sur cette brute, et comme officier encore ! de me faire tarabuster, éreinter, et de passer nuits et jours sur le qui-vive, suffisait à me rendre malade ; mais ce n’était pas un de ces navires dont on ose faire fi, et l’on n’aurait pu invoquer la plus valable des excuses, sans offenser mortellement MM. Apse et Fils. La maison et toute la famille, je crois, jusqu’aux tantes, vieilles filles du Lancashire, souffraient d’une susceptibilité terrible pour tout ce qui touchait à ce maudit navire. C’était un de ces cas où il faut répondre « Présent ! » jusque sur son lit de mort, si l’on ne veut pas mourir en disgrâce. Et c’est précisément ce que je répondis, par dépêche, pour en finir plus vite.

L’idée d’embarquer avec mon grand frère me consolait pourtant fort, tout en me causant aussi une sorte d’inquiétude. Du plus loin que je me reporte à mes souvenirs d’enfance, il avait été gentil pour moi, et je le tenais pour le plus chic type du monde. À juste titre d’ailleurs. Jamais bateau de commerce n’eut meilleur officier. C’était un beau garçon, fort, droit, tout hâlé de soleil, avec des cheveux bruns ondulés, et un œil d’aigle. Magnifique, je vous dis. Il y avait des années que nous ne nous étions vus, et cette fois-ci, bien qu’en Angleterre depuis trois semaines, il ne s’était pas montré à la maison. Il passait ses jours de liberté dans un coin du Surrey, où il faisait la cour à Maggie Colchester, la nièce du vieux Colchester. Le père de la jeune fille, vieil ami de notre propre paternel, travaillait dans les sucres, et Charley avait trouvé dans sa maison un second foyer. Je me demandai ce que mon grand frère allait penser de moi. Il y avait sur son visage une sorte de sévérité qui ne le quittait jamais, même au cours d’équipées un peu folles.

Il m’accueillit avec un grand éclat de rire. L’idée de m’avoir comme camarade semblait lui faire l’effet, de la plus belle des plaisanteries. Il y avait dix ans de différence entre nous, et sans doute me voyait-il encore en tablier. J’avais quatre ans à peine quand il était parti en mer pour la première fois. Je fus surpris de son exubérance.

— « Maintenant, nous allons voir ce que tu as dans le « ventre », cria-t-il. Et me prenant par les épaules, il m’allongea des bourrades dans les côtes, en me poussant sur sa couchette. « Assieds-toi, Ned. Je suis heureux de t’avoir sous mes ordres. Je te donnerai le dernier coup de fion, mon jeune officier, si tu vaux la peine qu’on s’occupe de toi. Et, pour commencer, mets-toi bien dans la tête que nous n’allons pas laisser, cette fois-ci, la brute tuer personne. Nous lui riverons son clou. »

Je vis que cette pensée lui tenait à cœur. Il avait un air grave pour parler du navire, et me dit qu’il faudrait veiller à ne pas nous laisser prendre sans vert par cette sale brute et ses maudites fantaisies.

Il me fit tout un cours de manœuvre, à l’usage spécial de la Famille Apse ; après quoi, changeant de ton, il se mit à bavarder à tort et à travers, et à conter des histoires absurdes et si drôles que les côtes me faisaient mal de rire. Je sentais bien que sa gaîté était un peu inhabituelle, et ne pouvais l’attribuer tout à fait à ma présence, mais je n’aurais pas rêvé, bien entendu, de lui demander la cause d’un tel entrain. J’avais du respect pour mon grand frère, je vous l’affirme. D’ailleurs, je fus éclairé, un ou deux jours plus tard, quand j’appris que Miss Maggie Colchester devait faire partie du voyage. Son oncle le lui offrait pour raisons de santé.

Je ne sais pas, d’ailleurs, ce qui pouvait clocher dans sa santé. Elle avait un teint superbe et une belle masse de cheveux blonds. Elle ne craignait vents ni marées, pluies ni embruns, ni soleil. C’était une gentille fille aux yeux bleus, une fille de la bonne espèce, bien que son impertinence avec mon frère m’épouvantât. J’avais toujours peur que cela finît par une vilaine querelle. Pourtant il n’arriva rien de décisif avant la fin de notre première semaine de Sydney. Un jour, pendant le dîner des hommes, Charley passa la tête par la porte de ma cabine, où je fumais en paix, allongé sur ma couchette.

— « Viens à terre avec moi, Ned », me dit-il, de son ton bref.

Je sautai sur mes pieds, pour le suivre par la coupée et jusqu’au haut de George Street. Il marchait à pas de géant, et je trottais hors d’haleine, à son côté. Il faisait mortellement chaud. — « Où diable me mènes-tu si vite, Charley ? », pris-je enfin le courage de demander.

— « Ici », dit-il.

Ici, c’était dans une bijouterie. Je ne pouvais imaginer ce qu’il voulait y faire et croyais à quelque folle lubie. Mais me mettant sous le nez trois bagues qui paraissaient bien menues dans sa grande main brune :

— « Pour Maggie. Laquelle ? » grogna-t-il.

Je restais tout décontenancé. Je ne pus prononcer une parole, et me contentai de désigner celle qui brillait le plus, avec des pierres blanches et bleues. Il la fourra dans la poche de son gilet, allongea une poignée de souverains et bondit dans la rue. En arrivant à bord, j’étais époumonné. — « Félicitations, mon vieux », haletai-je. Il me flanqua une grande tape sur le dos. — « Tu donneras les ordres au maître d’équipage quand les hommes remonteront », dit-il. « Moi, cet après-midi, j’ai campo. »

Il disparut un instant, puis sortit bientôt de la grande cabine avec Maggie ; ils s’en allèrent tous deux par la coupée, au vu et au su de tout l’équipage, sous le soleil aveuglant et les flots de poussière qui volaient dans le ciel torride. Ils rentrèrent quelques heures plus tard avec un air très sage, et sans la moindre notion apparente des endroits où ils avaient pu aller. Du moins est-ce ce qu’ils répondirent tous deux à Mrs. Colchester à l’heure du thé.

J’aurais voulu que vous l’entendiez attraper Charley avec sa voix de vieux cocher de nuit : — « Idioties ! Ils ne savent pas où ils ont été. En voilà des histoires. Vous avez fait trotter cette fille-là à lui user les jambes. Tâchez de ne pas recommencer, hein ? »

C’est étonnant ce que Charley pouvait avoir de patience avec cette vieille peste. Je ne l’ai entendu m’en parler qu’une fois. — « Je suis rudement content », me souffla-t-il, « qu’elle soit seulement par alliance la tante de Maggie. Ce n’est pas une parenté, cela. » Je crois aussi qu’il laissait Maggie, en faire un peu trop à sa tête. Elle sautillait d’un bout à l’autre du navire avec sa jupe, blanche de yachting et un béret rouge qui la faisait ressembler à un oiseau brillant sur un arbre mort. Les vieux loups de mer échangeaient des sourires en la voyant approcher, et voulaient lui montrer à faire des nœuds et des épissures. Je crois qu’elle les aimait bien, par considération pour Charley, sans doute.

Vous imaginez qu’on n’ouvrait jamais la bouche à bord, sur les propensions diaboliques de notre maudit bateau. Un jour seulement, au retour, Charley déclara, par mégarde, que nous allions, pour une fois, ramener l’équipagè en entier. Le Capitaine prit un air gêné, et sa stupide femme à langue de vipère attrapa Charley comme s’il avait dit une inconvenance. J’en étais confondu, et quant à Maggie, parfaitement mystifiée, elle ouvrait tout grands ses yeux bleus. Naturellement, le lendemain, elle me tira les vers du nez ; c’était une petite personne à qui il n’était pas facile de mentir.

— « Quelle horreur ! » fit-elle d’un ton grave. « Tous ces pauvres gens ! Je suis heureuse que le voyage tire à sa fin. Je ne vais plus avoir un instant de tranquillité sur le compte de Charley, maintenant ! »

Je lui affirmai qu’elle n’avait rien à craindre de ce côté. Il aurait fallu plus de malice encore que ce bateau-là n’en avait, pour trouver en défaut un marin comme Charley. Et elle en convint avec moi.

Le lendemain, le remorqueur nous prenait à Dungeness ; quand l’aussière fut fixée, Charley se frotta les mains et me dit à mi-voix :

— « Nous l’avons eue, cette fois, Neddy ! »

— « On le dirait, » répondis-je en riant. Il faisait un temps superbe et la mer était unie comme une mare. Nous remontâmes la rivière sans l’ombre d’un accroc, sauf au moment où, en face de Hole Haven, la brute fit une brusque embardée et faillit éventrer un chaland ancré à côté du chenal. Mais je me tenais à l’arrière, l’œil à la barre, et elle ne me prit pas en défaut. Charley monta sur la dunette, l’air soucieux : — « Nous l’avons échappée belle ! » fit-il.

— « Pas de danger, Charley », répondis-je gaiement, « tu l’as matée. »

Nous devions remonter droit au bassin. Le pilote de la Tamise nous accosta au-dessous de Gravesend, et les premiers mots que je lui entendis prononcer furent : — « Vous feriez bien de rentrer tout de suite votre ancre de bâbord, Monsieur ».

On avait exécuté la manœuvre quand je passai à l’avant. J’y trouvai Maggie qui s’amusait du mouvement du fleuve ; je la priai de s’en aller à l’arrière, et naturellement, elle ne tint aucun compte de mes paroles. Alors Charley, qui avait fort à faire avec la timonerie, lui cria de sa plus grosse voix : — « Sortez du gaillard d’avant, Maggie ; vous gênez la manœuvre. » Pour toute réponse, elle lui adressa une grimace, et je vis mon pauvre frère se détourner pour dissimuler un sourire. Elle était rouge d’émotion de revoir son pays, et ses yeux semblaient lancer des étincelles électriques, tandis qu’elle regardait le fleuve. Un charbonnier vint virer devant nous et notre remorqueur n’eut que le temps de stopper pour éviter de lui entrer en plein dedans.

En un instant, comme il arrive toujours, tous les bateaux du bief parurent s’emmêler en une inextricable confusion. Une goélette et une quaiche s’offrirent une petite collision juste au milieu du chenal. C’était un spectacle intéressant, et notre remorqueur restait immobile. Tout autre navire que la brute aurait consenti à courir droit sur son erre pendant deux minutes, mais allez donc lui demander cela ! Son élan soudain brisé, elle partit à la dérive, et entraîna son remorqueur. À un quart de mille plus bas, j’aperçus un groupe de caboteurs à l’ancre, et je jugeai bon d’avertir le pilote : — « Si vous la laissez descendre jusque là-bas », lui dis-je tranquillement, « elle va réduire en miettes quelques-uns de ces bateaux, sans que nous puissions la retenir. »

— « Comme si je ne la connaissais pas ! » s’écria-t-il en tapant du pied avec une véritable fureur. Et il se mit à faire signe au remorqueur de nous redresser au plus vite. Il sifflait comme un possédé en agitant le bras vers bâbord et nous vîmes le mécanicien du remorqueur remettre sa machine en marche. Les pales battaient l’eau, mais c’est comme si on avait tiré sur un roc ; le petit vapeur ne pouvait faire bouger d’un pouce notre maudit navire. Le pilote se remit à siffler et à agiter le bras. Nous voyions les roues du remorqueur tourner de plus plus en vite en avant de notre étrave.

Pendant une minute, remorqueur et navire restèrent immobiles, puis tout à coup l’effroyable tension que cette sale brute à cœur de pierre faisait toujours subir à tout, fit sauter net la bitte de remorque. L’aussière lâcha en arrachant l’un après l’autre, comme des bâtons de cire à cacheter, les étançons de fer du bastingage. C’est alors seulement que j’aperçus Maggie qui, pour mieux voir par-dessus nos têtes s’était perchée sur l’ancre de bâbord, posée à plat sur le gaillard d’avant.

On l’avait amenée sur son bâtis de bois, dur, puis on n’avait plus eu le temps de s’en occuper. Elle était d’ailleurs fort bien là pour entrer au bassin, mais je vis tout de suite que, dans une seconde, la remorque allait passer sous sa patte. Le cœur me monta à la gorge, non sans m’avoir laissé crier pourtant : — « Sautez de cette ancre ! »

Je n’eus pas le temps de dire son nom. Je ne pense pas que Maggie m’ait entendu du tout. Le premier choc de l’aussière la renversa. Rapide comme l’éclair, elle bondit sur ses pieds, mais elle se trouvait du mauvais côté ; j’entendis un raclement atroce ; l’ancre se renversait, se soulevait comme une chose vivante ; son gros bras attrapa brutalement Maggie à la taille, parut la serrer dans une effroyable étreinte, et se précipita avec elle par-dessus bord dans un affreux vacarme de ferraille, suivi de coups sourds qui secouèrent le bateau d’un bout à l’autre, parce que la bosse de bout avait résisté.

— Quelle horreur, m’écriai-je.

— Pendant des années j’ai vu en rêve des ancres se jeter sur des jeunes filles, fit l’étranger d’un air un peu égaré. Il frissonna. Charley avait plongé, avec un cri pitoyable, au moment même où Maggie disparaissait. Mais, Seigneur ! il ne vit pas même un reflet de son béret rouge dans l’eau. Rien ! Rien ! En un instant, nous avions une demi-douzaine de canots autour de nous, et on tira mon pauvre frère de l’eau. Avec le maître d’équipage et le charpentier, je mouillai précipitamment la seconde ancre, et nous pûmes faire tête tant bien que mal. Le pilote était affolé. Il arpentait le gaillard d’avant, se tordait les mains et grommelait entre ses dents :

— « Voilà qu’elle tue des femmes, maintenant, des femmes ! » Il n’y eut pas moyen d’en tirer autre chose. Le crépuscule tombait, puis ce fut la nuit, une nuit de poix. Je sondais l’ombre des yeux, lorsque j’entendis un long cri lugubre : — « Ho ! du navire ! » Deux bateliers de Gravesend nous abordèrent. Ils avaient une lanterne dans leur bateau, et longeant notre flanc, se hâlèrent sans mot dire jusqu’à l’échelle. Je vis, dans la nappe de lumière, une masse de beaux cheveux blonds dénoués. Il frissonna de nouveau.

— Le jusant avait emporté le cadavre de la pauvre Maggie qui s’était engagé sous une grosse bouée de corps mort, expliqua-t-il. Je me glissai à l’arrière et lançai une fusée pour avertir ceux qui cherchaient encore. Après quoi, filant à l’avant comme un chien galeux, je passai la nuit assis sur l’emplanture du beaupré, pour me trouver aussi loin que possible du chemin de Charley.

— Pauvre garçon, murmurai-je.

— Oui, pauvre garçon, répéta-t-il, d’un air rêveur.

Cette brute n’avait pas voulu se laisser frustrer de sa proie par lui…, pas même par lui ! Mais le lendemain matin, il la mena vivement au dock. Ah oui ! Nous n’avions pas changé une parole, pas même un coup d’œil. Je n’osais pas le regarder ! Quand la dernière amarre eut été fixée, il porta les mains à sa tête et baissa les yeux, comme s’il eût cherché à se rappeler quelque chose. Sur le pont principal, les hommes attendaient les paroles qui terminent le voyage. Peut-être était-ce cela qu’il cherchait. Je dis à sa place : — « Ça va bien, les enfants. »

Je n’ai jamais vu équipage quitter aussi tranquillement un navire. Les hommes se glissaient l’un après l’autre par la coupée et prenaient garde de ne pas cogner trop fort leurs coffres de mer. Ils jetaient les yeux de notre côté, mais aucun n’eut le courage de venir, selon la coutume, serrer la main du second.

Je le suivais pas à pas sur le bateau où nous ne rencontrions plus âme qui vive, car le vieux gardien s’était enfermé dans la cuisine dont il avait verrouillé les deux portes. Tout à coup mon pauvre Charley murmure d’une voix brisée : — « Je n’ai plus rien à faire ici », et descend sur le quai. Il remonte les docks, en franchit la porte, et m’ayant toujours sur ses talons, se dirige vers le quartier de la Tour. Il prenait pension d’habitude chez une bonne vieille logeuse dû Square d’Amérique, pour n’être pas loin de son travail.

Brusquement il s’arrête court, fait demi-tour, et revient droit sur moi. — « Ned », me dit-il, « je vais à la maison ! » J’eus la chance d’apercevoir une voiture, où je pus l’installer juste à temps. Ses jambes ne le soutenaient plus. Dans le vestibule, chez nous, il tomba sur une chaise, et je n’oublierai jamais la stupeur ahurie des visages que nos parents penchaient sur lui. Ils ne comprenaient pas ce qui avait pu lui arriver, et je dus balbutier entre mes larmes : — « Maggie s’est noyée hier soir, dans la Tamise ».

Ma mère poussa un petit cri. Mon père nous regardait tour à tour, comme s’il avait voulu comparer nos visages, car Dieu sait que Charley ne se ressemblait plus du tout. Personne ne bougeait, quand le pauvre garçon, levant lentement sa grande main brune à sa gorge, arracha d’un seul coup col, chemise, gilet, en les réduisant en loques. Une vraie ruine, une épave humaine. Mon père et moi le transportâmes tant bien que mal dans sa chambre, et maman faillit se tuer, en le soignant d’une fièvre cérébrale.

L’homme me fit un signe significatif.

— Ah ! il n’y avait rien à faire de cette brute. Elle avait un démon dans le corps !

— Qu’est devenu votre frère ? demandai-je, m’attendant à apprendre sa mort. Mais non ; il commandait un bon vapeur sur les côtes de Chine et ne rentrait plus jamais au pays.

Jermyn poussa un gros soupir, et jugea son mouchoir assez sec pour l’appliquer tendrement contre son pauvre nez rouge.

— C’était une bête vorace, reprit l’homme au complet de drap. Le vieux Colchester mit les pieds dans le plat et donna sa démission. Eh bien, le croiriez-vous ? Apse et Fils lui écrivirent pour le prier de revenir sur sa décision ! Tout pour sauver le bon renom de leur Famille Apse. Le vieux alla les voir au bureau et dit qu’il consentait à remonter sur leur navire, à la condition de le conduire dans la Mer du Nord pour l’y saborder. Il avait perdu la boule. Gris de fer, jusque-là, ses cheveux étaient devenus tout blancs en quinze jours. Et Mr. Apse qui le connaissait depuis leur première jeunesse, fit semblant de ne pas s’en apercevoir. Hein, voilà bien de l’engouement et de l’orgueil !

Ils sautèrent sur le premier bonhomme venu ; c’eût été un scandale que la Famille Apse ne pût trouver de capitaine. C’était, je crois, un bon vivant, qui se maintint sur le bateau envers et contre tous. Il avait Wilmot pour second lieutenant. Une espèce de braque qui affichait un parfait mépris pour toutes les filles. La vérité, c’est qu’il était affreusement timide, mais que l’une d’elles levât seulement le petit doigt en manière d’encouragement, et il n’y avait plus à le tenir. Comme novice déjà, il avait déserté à la suite d’un jupon, et aurait été perdu pour toujours, si son capitaine n’avait pas pris la peine d’aller le chercher dans une maison de perdition quelconque, et de le ramener par les oreilles.

Il paraît qu’un des chefs de la maison avait un jour exprimé l’espoir de voir bientôt cette brute de bateau se perdre en mer. J’ai peine, je l’avoue, à croire pareille chose, à moins qu’il ne s’agît de Mr. Alfred Apse, dont on ne faisait pas grand cas dans la famille. On lui avait réservé une place dans les bureaux, où on le tenait pour un triste sire ; il filait à chaque instant pour aller jouer aux courses et rentrait ivre à la maison. On eût pu croire qu’un navire si inventif en tours pendables allait se jeter un jour à la côte par simple perversité. Ah ouat ! La rosse était bâtie pour durer éternellement. Elle avait un nez pour flairer le fond.

Jermyn poussa un grognement approbatif.

— La favorite des pilotes, hein ? ricana l’autre. Eh bien, c’est Wilmot qui a fini par la démolir. C’était bien l’homme voulu pour cela, mais il n’en serait pas venu à bout, peut-être, sans cette institutrice aux yeux verts, cette gouvernante ou ce que vous voudrez l’appeler, des enfants de M. et Mme Pamphilius.

C’étaient des passagers d’Adélaïde au Cap. Le navire, sorti du port, passa une journée à l’ancre dans la rade. Le capitaine, en homme hospitalier, avait, selon son habitude, invité à un déjeuner d’adieu un tas de gens de la ville. Il était cinq heures du soir quand le dernier canot quitta le bord, et le ciel était noir et menaçant au-dessus du golfe. Le capitaine n’avait aucune raison sérieuse pour appareiller ce soir-là. Mais comme il avait dit à tout le monde qu’il allait partir ; il ne voulut pas s’en dédire ; seulement, après ces agapes, il ne se souciait guère de se risquer la nuit dans les détroits, avec un vent capricieux, et il donna l’ordre de serrer le vent au plus près sous misaines et huniers inférieurs, jusqu’au matin. Après quoi, il regagna sa couche vertueuse, Le second était sur le pont et se faisait fouetter le visage par les averses. Wilmot le releva à minuit.

La Famille Apse avait, comme on vous l’a dit, une construction sur sa dunette…

— Une vilaine machine blanche qui se dressait vers le ciel, soupira tristement Jermyn.

— C’est bien cela : un capot pour les escaliers des cabines et une sorte de kiosque de veille combinés. Les rafales de pluie fouettaient mon Wilmot engourdi de sommeil. Serré au plus près, le navire se dirigeait lentement vers le sud, avec la côte à quelque trois milles sous le vent. Il n’y avait rien à craindre dans cette partie du golfe, et Wilmot alla se placer à l’abri des bourrasques, derrière le kiosque de veille, dont la porte était ouverte de ce côté. La nuit était noire comme un tonneau de goudron. Tout à coup, il entendit une voix de femme qui lui parlait dans l’oreille.

Cette maudite gouvernante aux yeux verts avait depuis longtemps couché les gosses Pamphilius, et ne pouvait pas dormir, probablement. Elle avait entendu sonner minuit, et le second était descendu dans sa cabine. Elle attendit un instant, enfila sa robe de chambre, se glissa à travers le salon vide et monta l’escalier du kiosque de veille. Elle s’assit sur le divan, près de la porte ouverte, pour se rafraîchir sans doute.

Son murmure dut faire, sur Wilmot, l’effet d’une allumette enflammée dans son cerveau. Je ne sais pas comment ces deux-là étaient arrivés à être si bien ensemble. Je crois qu’il l’avait déjà rencontrée quelquefois à terre. Je n’ai jamais pu tirer l’affaire au clair, parce qu’en racontant l’histoire, Wilmot ne disait pas deux mots sans lancer un affreux juron. Je l’ai aperçu un jour sur un quai de Sydney ; il avait un tablier de toile jusqu’au menton et un grand fouet à la main. Il était devenu toucheur de bœufs, trop content encore de trouver quelque chose pour ne pas crever de faim. Voilà où il en était arrivé !

En tout cas, cette nuit-là, il était sur le pont, la tête passée par la porte, et sur l’épaule de la fille, je suppose. Un officier de quart ! Plus tard, l’homme de barre déposa qu’il avait, à diverses reprises, signalé l’extinction de la lampe de l’habitacle. Peu importait, pour lui, puisque la consigne était de serrer le vent. — « Je trouvais bien drôle, expliqua-t-il, que le bateau continuât à arriver pendant les grains, mais je lofais chaque fois pour le ramener aussi près que possible du vent. La nuit était si noire que je ne voyais pas ma main devant mes yeux, et la pluie me tombait à seaux sur la tête. »

La vérité, c’est qu’à chaque rafale, la brise adonnait un peu et que le bateau finit par avoir progressivement le cap en plein sur la côte, sans que personne s’en doutât. Wilmot avoua qu’il n’avait pas, de tout une heure, Jeté un coup d’œil au compas. Il pouvait bien avouer ! La première chose qui le réveilla, ce furent les cris de la vigie qui hurlait comme un possédé, à l’avant.

Il s’arracha des bras de la donzelle. — « Qu’est-ce que vous dites ? »

— « Je crois entendre des brisants à l’avant, Monsieur », répondit l’homme en se précipitant à l’arrière avec ses camarades de veille, sous le plus abominable et aveuglant déluge qui soit jamais tombé du ciel, à en croire Wilmot. Pendant une ou deux secondes, il resta affolé, éberlué au point de ne plus savoir de quel côté du golfe se trouvait le navire. Mais s’il n’était pas bon officier, il était marin tout de même. Il se ressaisit soudain et les ordres voulus lui montèrent spontanément aux lèvres : — « La barre au vent, toute ! Brassez en ralingue le grand hunier et le petit perroquet ! »

Les voiles prirent le vent. Il ne les voyait pas, mais il les entendit battre et claquer au-dessus de sa tête. Inutile : — « La garce n’a pas obéi assez vite », expliquait-il en tordant son visage osseux, cependant que son fouet de charretier tremblait dans sa main. « On aurait dit que nous étions rivés sur place. » Le frémissement de la toile cessa tout à coup au-dessus de sa tête. À ce moment critique, le vent, tourné à nouveau en une brusque rafale, emplit les voiles et lança avec violence la Famille Apse à la côte, par son bossoir sous le vent. Elle avait poussé la plaisanterie un peu loin, pour une fois. Son heure était venue, l’heure, l’homme, la nuit noire, la bourrasque traîtresse, la femme fatale qui devaient mettre fin à ses exploits. La brute ne méritait pas mieux. Les instruments de la Providence sont étranges ! Il y a une sorte de justice poétique…

L’homme au complet de drap me regarda fixement.

— La première rangée d’écueils lui arracha sa fausse quille : Rip !… Le capitaine se précipita sur le pont et vit une femme courir affolée, en robe de flanelle rouge, autour du kiosque de veille, avec des cris de cacatoès.

Le second choc atteignit la brute sous la grande cabine, démolit l’étambot et emporta le gouvernail, après quoi elle se lança à l’assaut des rochers en pente, y ouvrit sa coque, et s’arrêta net en brisant son mât de misaine, qui tomba par-dessus la lisse, et forma un passavant naturel.

— Pas de victimes ? demandai-je.

— Personne, excepté cet animal de Wilrnot, répondit le gentleman inconnu de Miss Blank, qui cherchait des yeux sa casquette. Et mieux eût valu pour lui y rester. Tout le monde débarqua sans encombre. La tempête n’éclata que le lendemain, soufflant de plein ouest, et démolit la brute avec une rapidité extraordinaire. On aurait dit qu’elle était pourrie jusqu’aux moelles… Il changea de ton. La pluie a cessé. Il faut que je prenne ma bécane et que je file déjeuner chez moi. J’habite Hernie Bay et j’étais venu ce matin bavarder un peu…

Il me fit un signe de tête amical et sortit vivement.

— Savez-vous qui c’est, Jermyn ? demandai-je.

Le pilote de la Mer du Nord eut un hochement de tête douloureux. — Perdre un navire d’une façon aussi stupide ! Mon Dieu, mon Dieu ! pensez donc ! gémit-il avec des accents lugubres, en étalant à nouveau, comme un rideau, son mouchoir humide devant la grille rouge.

En sortant, j’échangeai un coup d’œil et un sourire (en toute correction), avec la respectable Miss Blank, demoiselle de comptoir aux Trois Corbeaux.




UN ANARCHISTE
CONTE DE DÉSESPOIR

Cette année-là, je passai les deux plus beaux mois de la saison sèche sur l’un des domaines, — sur le principal domaine, devrais-je dire,  — d’une célèbre société de fabrication d’extrait de viande.

B. O. S. BOS. Vous avez lu les trois lettres magiques sur les pages de réclame des journaux et des revues, à la devanture des marchands de comestibles et dans les calendriers de l’année à venir que la poste vous apporte au mois de novembre. Vous avez lu ces brochures rédigées en plusieurs langues, en un style d’un pâle enthousiasme, et dont les statistiques de massacre et de sang ont de quoi faire pâlir un Turc. La partie « artistique », destinée à illustrer cette « littérature », représente, en couleurs brutales et luisantes, un énorme taureau noir qui piétine furieusement un serpent jaune convulsé d’agonie dans une herbe vert émeraude : le tout se détache sur un ciel de cobalt. C’est atroce et allégorique. Le serpent représente la maladie, la faiblesse, peut-être simplement la faim, cette maladie chronique de la plus grande partie de l’humanité. Naturellement, tout le monde connaît la B. O. S. Co Ltd, avec ses produits sans rivaux. Vinibos, Jellybos, et la suprême, l’inégalable perfection, le Tribos, dont les vertus nutritives, non contentes de se présenter sous un haut degré de concentration, se targuent d’une digestion à demi achevée déjà. Tel est apparemment l’amour que la Compagnie Limited porte à ses contemporains, amour pareil à celui des père et mère pingouins pour leurs rejetons affamés. Évidemment, il faut bien employer de façon convenable les capitaux d’un pays, et je n’ai rien à dire contre la Compagnie. Mais, étant moi-même animé de sentiments affectifs pour mes frères en humanité, je suis attristé par les excès de la réclame moderne. Malgré tout ce qu’elle peut attester d’énergie, d’ingéniosité, de trouvailles et d’impudence chez certains individus, elle trahit surtout, à mon sens, la triste prédominance de cette forme de dégradation mentale qui s’appelle crédulité.

J’ai dû, en maintes régions du monde civilisé ou non, avaler du B. 0. S. avec plus ou moins de profit pour moi-même, mais toujours sans grand plaisir. Dissous dans de l’eau chaude, et abondamment poivré pour en faire ressortir le goût, cet extrait n’est pas absolument déplaisant. Mais je n’ai jamais pu avaler sa réclame. Peut-être n’a-t-elle pas une audace suffisante. Autant que je m’en souvienne, les annonces ne promettent pas une jeunesse éternelle à ceux qui font usage du B. O. S., et n’ont pas encore attribué à leur estimable produit le pouvoir de ressusciter les morts. Pourquoi cette réserve austère, je me le demande. Je ne crois d’ailleurs pas que, même à ce prix, je me laisse séduire. De quelque forme de la dégradation humaine que je souffre (étant humain moi-même), ce n’est pas de la forme populaire. Je ne suis pas gobeur.

J’ai voulu affirmer nettement cette vérité, au début du récit qui va suivre. J’en ai, dans la mesure du possible, contrôlé les données. J’ai parcouru des collections de journaux français, et j’ai causé, lorsque le hasard de mes voyages m’amena à Cayenne, avec l’officier qui commande la garde militaire de l’île Royale. Je crois l’histoire vraie, au fond. Ce n’est pas une de ces aventures qu’un homme puisse inventer sur son propre compte, car elle n’est ni grandiose ni glorieuse, ni assez drôle non plus pour flatter une vanité pervertie.

Elle a trait au mécanicien d’un petit vapeur, appartenant à la Compagnie B. 0. S. Ltd., dans son domaine du Marañon. Ce gigantesque parc à bestiaux est une île, une île grande comme une petite province, située dans l’estuaire d’un grand fleuve de l’Amérique du Sud. Elle est déserte et sans beauté, mais l’herbe qui pousse sur ses plaines basses paraît douée de qualités nutritives exceptionnelles et d’un parfum particulier. Elle retentit des beuglements de troupeaux innombrables, et ce bruit sourd et déchirant monte sous le vaste ciel comme une protestation formidable de prisonniers condamnés à mort. Sur la terre ferme, par delà vingt milles d’eau boueuse et décolorée, dort une ville que nous appellerons, si vous voulez, Horta.

Le trait le plus intéressant de cette île, qui fait l’effet d’une sorte de « pénitencier pour animaux », c’est qu’elle abrite exclusivement un papillon parfaitement rare et somptueux. L’espèce en est même plus rare que belle, ce qui n’est pas peu dire. J’ai déjà fait allusion à mes voyages. Je voyageais à cette époque, mais strictement pour moi, et avec une modération inconnue à ce temps d’excursions autour du monde. Je voyageais même avec un but. En fait je suis : — ha ! ha ! un terrible tueur de papillons, ha ! ha ! ha !

C’est en ces termes et sur ce ton que M. Harry Gee, régisseur du domaine, parlait de mes travaux. Il semblait tenir mes recherches pour la plus parfaite absurdité du monde, alors qu’à ses yeux la Compagnie B. O. S. Limited représentait au contraire la suprême pensée du xixe siècle. Je crois qu’il couchait en bottes et en éperons. Il passait ses journées en selle, et volait par la plaine, suivi d’une escorte de cavaliers à demi sauvages qui l’appelaient Don Enrique et ne se faisaient pas une idée bien nette de la Compagnie B. 0. S. Ltd qui payait leurs gages. C’était un excellent directeur, bien que je ne m’explique pas pourquoi il s’obstinait, quand nous nous retrouvions aux repas, à me donner de grandes tapes dans le dos, en me demandant avec des accents de bruyante dérision : — Comment marche votre sacrée chasse aujourd’hui ? Les papillons vont fort ? ha ! ha ! ha ! Surtout qu’il me comptait au prix de deux dollars par jour l’hospitalité de la B. 0. S. Co Ltd, au capital de 1.500.000 livres sterling entièrement versé, dont le bilan pour cette année-là doit sans doute faire état de ces sommes. — Je ne crois pas, en toute justice pour la Compagnie, pouvoir vous demander moins, m’avait-il expliqué avec une gravité extrême, en débattant avec moi les conditions de mon séjour dans l’île.

Ces bouffonneries auraient été assez inoffensives, s’il n’y avait toujours quelque chose de détestable dans une intimité qui ne comporte aucun sentiment amical. Et puis ses plaisanteries n’étaient pas des plus amusantes : elles consistaient en une répétition lassante et soulignée d’éclats de rire des épithètes descriptives appliquées à ses victimes : — Terrible tueur de papillons ! Ha ! ha ! ha ! Voilà un échantillon de cet esprit que le directeur prisait si fort. C’est dans une disposition d’humeur aussi exquise qu’il attira mon attention sur le mécanicien du vapeur, un jour que nous arpentions le sentier qui longe la baie.

La tête et les épaules de l’homme émergeaient au-dessus du pont, où gisaient divers outils et quelques pièces de mécanique. Il faisait une réparation aux machines. Au bruit de nos pas, il leva avec inquiétude un visage sale, au menton pointu et à la petite moustache blonde. Ce que je distinguai de ses traits délicats sous les zébrures noires, m’apparut livide et épuisé, dans l’ombre verdâtre de l’arbre énorme qui étendait son feuillage au-dessus du bateau amarré à la berge.

À ma grande surprise, Harry Gee interpella le mécanicien sous le nom de « Crocodile », avec ce ton mi-blagueur, mi-brutal qui traduit chez les gens de son acabit une parfaite satisfaction de soi :

— Comment va l’ouvrage, Crocodile ?

J’aurais dû vous dire déjà que l’aimable Harry Gee avait appris un peu de français, — dans une colonie quelconque, — et qu’il le prononçait avec une précision déplaisante et forcée, comme une langue guindée et morte. L’homme du bateau lui répondit vivement, avec une voix agréable. Ses yeux avaient une douceur liquide et ses dents luisaient d’un éclat extraordinaire entre ses lèvres minces et flétries. Le directeur se tourna vers moi, pour m’expliquer d’un ton jovial et bruyant :

— Je l’appelle Crocodile parce qu’il vit à moitié dans l’eau, à moitié sur terre. Un amphibie, quoi ! Il n’y a pas d’autres amphibies sur l’île que les crocodiles ; alors il faut qu’il appartienne à cette espèce-là, hein ? En réalité, ce n’est rien moins qu’un citoyen anarchiste de Barcelone !

— Un citoyen anarchiste de Barcelone ? répétai-je stupidement, les yeux baissés sur l’homme qui s’était remis à l’ouvrage et se penchait vers la machine en nous tournant le dos. Je l’entendis protester à voix très intelligible, sans changer de position :

— Je ne sais même pas l’espagnol.

— Hein ? Comment ? Vous osez nier que vous venez de là-bas ? se récria brutalement le directeur modèle.

Sur quoi l’homme se redressant, laissa choir une clé anglaise dont il venait de se servir, et nous regarda. Il tremblait de tous ses membres.

— Je ne nie rien, rien, rien du tout, fit-il nerveusement. Et ramassant son outil, il se remit à son travail sans prêter plus d’attention à notre présence. Après l’avoir regardé une ou deux minutes nous nous éloignâmes.

— Est-ce vraiment un anarchiste ? demandai-je, une fois hors de portée de l’oreille.

— Je m’en fiche comme de l’an quarante, répondit le jovial fonctionnaire de la B. 0. S. Je lui ai donné ce nom-là parce qu’il me convenait de le désigner ainsi. C’est l’intérêt de la Compagnie.

— De la Compagnie ? m’écriai-je en m’arrêtant court.

— Aha ! triompha-t-il, en levant son museau glabre et en écartant ses grandes jambes maigres. Ça vous épate ? Je me crois tenu à faire de mon mieux pour la Compagnie, qui a d’énormes frais. Tenez ! notre représentant de Horta me dit qu’on dépense 50.000 livres par an rien qu’en réclames, de par le monde. Il ne faut pas lésiner pour le tape-à-l’œil ! Eh bien, écoutez. Quand je suis arrivé ici, il n’y avait pas de vedette de service : j’en ai demandé une tout de suite, et n’ai pas cessé de réclamer par chaque courrier jusqu’à ce qu’on m’en ait donné une. Seulement le bonhomme qu’on avait envoyé avec, nous a lâchés au bout de deux mois, en laissant son bateau amarré au ponton de Horta. Il avait trouvé un poste plus avantageux dans une scierie du fleuve, l’animal ! Et depuis ce temps-là, ça a toujours été la même histoire. Par ici, le moindre vagabond Écossais ou Yankee qui s’intitule mécanicien, vous demande dix-huit livres par mois, et à peine avez-vous eu le temps de vous retourner qu’il décampe, après avoir démoli quelque chose, en général. Je vous donne ma parole que quelques-uns des jean-foutres que j’ai eus comme mécaniciens ne distinguaient pas la chaudière de la cheminée. Quant à celui-là, il connaît son affaire, et je n’ai pas envie de le laisser filer, comprenez-vous ?

Il me donna un petit coup sur la poitrine pour accentuer l’effet de ses paroles. Sans m’arrêtera cette familiarité, je lui demandai ce que venait faire là-dedans la profession d’anarchiste de son mécanicien.

— Tiens ! ricana le directeur. Si vous voyiez un beau jour un va-nu-pieds en loques se cacher dans les fourrés du côté de la mer, et que vous aperceviez du même coup, à moins d’un mille de la côte, une petite goélette pleine de nègres filer à toutes voiles, vous ne croiriez pas le gars tombé du ciel, peut-être ? Et il ne pourrait venir que du ciel ou de Cayenne. Moi, je ne perds pas le nord. Dès que j’eus compris de quoi il retournait, je me dis : — « Un forçat évadé ! » J’en étais aussi certain que de vous voir là, devant moi, en ce moment. Je poussai mon cheval droit sur lui. Perché sur un monticule de sable, il resta un moment immobile, il criait :

— « Monsieur ! Monsieur ! Arrêtez ! » puis, au dernier moment, il tourna le dos et prit les jambes à son cou. Je me dis : — « Toi, je te materai avant de te laisser en paix ! » et sans un mot, je continuai la poursuite et le pourchassai à droite et à gauche. Je finis par l’amener à la côte, et à l’acculer sur une petite langue de terre ; les talons dans l’eau, il n’avait derrière lui que le ciel et la mer, et devant, à moins d’un mètre, mon cheval qui s’ébrouait et piétinait le sable.

Il croisa les bras sur sa poitrine, et leva le menton avec un geste de désespoir. Je n’allais pas me laisser attendrir par ces façons de mendigot.

— « Vous êtes un forçat échappé ? » lui dis-je. En entendant parler français, son menton tomba et il changea de figure.

— « Je ne nie rien », répondit-il, encore tout haletant, car je l’avais fait courir plutôt vite devant mon cheval. Je lui demandai ce qu’il faisait là. Il avait retrouvé le souffle, et m’expliqua qu’il voulait gagner une ferme du voisinage, dont probablement les gens de la goélette lui avaient parlé. Je me mis à rire, ce qui l’inquiéta. L’aurait-on trompé ? N’y avait-il pas de ferme où l’on pût arriver ?

Je riais de plus en plus fort. Il était à pied, et le premier troupeau qu’il aurait rencontré l’aurait réduit en charpie à coups de sabots. Un homme surpris à pied dans les pâturages n’a pas l’ombre d’une chance de se tirer d’affaire.

— « Vous devez certainement la vie à notre rencontre », lui dis-je, et il répondit que c’était bien possible, bien qu’il eût plutôt cru d’abord que je voulais l’écraser sous les sabots de mon cheval. Je lui affirmai que rien n’aurait été plus facile, si j’en avais eu envie. Sur quoi, il y eut un trou dans l’entretien. Je ne pouvais imaginer ce que j’allais faire du forçat, à moins de le pousser à l’eau. Je m’avisai de lui demander ce qui l’avait fait déporter. Il pencha la tête — « Voyons », insistai-je : « cambriolage, assassinat, viol ou quoi ? » Je voulais savoir ce qu’il allait trouver à raconter, tout en attendant un mensonge. Mais il se contenta de dire :

— « Imaginez ce, qu’il vous plaira. Je ne nie rien. Ça ne sert à rien de nier. » Je le regardai fixement et une idée me vint.

— « II y a des anarchistes là-bas », dis-je. « Peut-être que vous en êtes un ? »

— « Je ne nie rien du tout, Monsieur », répéta-t-il.

Cette réponse me fit douter qu’il fût réellement anarchiste. Je crois que ces sacrés toqués-là sont plutôt fiers d’eux-mêmes. S’il avait été anarchiste, il l’aurait certainement proclamé tout de suite.

— « Qu’est-ce que vous étiez avant d’être forçat ? »

— « Ouvrier », répondit-il « et bon ouvrier, encore ! »

— Je me dis qu’il devait bien être anarchiste, en somme. C’est la classe d’où ils sortent presque tous, n’est-ce pas ? J’ai horreur de ces lâches brutes-là, de ces lanceurs de bombes. J’étais presque décidé à tourner bride et à laisser le bonhomme se noyer ou crever de faim à son gré. Quant à traverser l’île pour venir m’embêter, les bêtes sauraient bien l’en empêcher. Je ne sais ce qui me poussa à lui demander :

— « Quelle espèce d’ouvrier ? »

Je ne me souciais pas le moins du monde de sa réponse. Mais quand je l’entendis répliquer : — « Mécanicien, Monsieur », je faillis tomber de selle, de saisissement. La vedette restait désemparée et inutilisable dans la baie, depuis trois semaines. Mon devoir envers la Compagnie était bien clair ; il avait remarqué mon sursaut, et nous restâmes une grande minute à nous regarder dans les yeux comme des hommes ensorcelés.

— « Montez en croupe derrière moi », commandai-je. « Vous arrangerez ma vedette à vapeur. »

C’est en ces termes que le digne régisseur des domaines du Marañon me raconta l’arrivée du prétendu anarchiste. Il voulait le tenir, — au nom des intérêts de la Compagnie, — et le titre qu’il lui avait donné devait empêcher l’homme de trouver jamais une place à Horta. Les vaqueros du domaine répandaient l’histoire dans toute la ville, quand ils partaient en congé. Ils ne savaient pas ce que c’était qu’un anarchiste, pas plus qu’ils ne connaissaient Barcelone. Ils l’appelaient : « Anarchiste de Barcelona » comme ils eussent dit son nom et son prénom. Quant aux gens de la ville, ils avaient lu dans leurs journaux les exploits des anarchistes européens, et se montraient fort émus. L’épithète colorée « de Barcelona » faisait glousser M. Harry Gee de satisfaction. — C’est une espèce particulièrement dangereuse, hein ? Tous les propriétaires de scieries ont une frousse d’autant plus grande d’un homme pareil, comprenez-vous ? exultait-il avec candeur. Je le tiens mieux avec ce nom-là que si je le gardais enchaîné par la jambe au pont de ma vedette.

— Remarquez bien d’ailleurs, ajoutait-il après un instant de silence, qu’il ne proteste pas. Je ne lui fais aucun tort. C’est un forçat d’ailleurs, à tout prendre.

— Je suppose cependant que vous lui donnez un salaire ? demandai-je.

— Un salaire ! qu’a-t-il besoin d’argent ici ? il trouve à manger chez moi et des vêtements au magasin. Bien sûr, je lui ferai un cadeau à la fin de l’année, mais vous ne croyez pas que je vais employer un forçat et lui donner les mêmes gages qu’à un honnête homme ? Je regarde avant tout aux intérêts de la Compagnie.

Je reconnus qu’à une compagnie qui dépensait cinquante mille livres par an en annonces, la plus stricte économie s’imposait de façon péremptoire. Le régisseur de l’estancia du Marañon poussa un grognement approbatif.

— Et puis, écoutez, reprit-il, si j’étais certain que ce fût un anarchiste et qu’il eût le toupet de me réclamer de l’argent, je lui enverrais le bout de ma botte quelque part. Je lui accorde le bénéfice du doute. Je veux bien admettre qu’il se soit contenté de planter son couteau dans un dos quelconque, — avec circonstances atténuantes, — à la française, vous savez. Ces histoires sanguinaires et subversives, cette façon de vouloir renverser toutes les lois et l’ordre du monde, ça me fait bouillir le sang. C’est couper l’herbe sous le pied à tous les travailleurs honnêtes et respectables. Je vous dis qu’il faut protéger la conscience chez les gens qui en possèdent, comme vous et moi, sans quoi la première fripouille venue pourrait à tous égards me valoir. Jugez un peu : quelle absurdité ! Il me regardait fixement. Je fis un petit signe de tête et murmurai qu’il y avait certainement beaucoup de vérité subtile dans cette façon de voir.

La première vérité que l’on pouvait démêler dans les idées de Paul le mécanicien, c’est qu’un détail futile suffit à causer la ruine d’un malheureux.

— Il n’en faut pas beaucoup pour perdre un homme, me dit-il un soir d’un ton pensif.

Je rapporte cette réflexion en français, car le pauvre garçon venait de Paris et pas du tout de Barcelone. Au Marañon, il vivait à l’écart de la ferme, dans un petit appentis à toit métallique et à parois de paille qu’il appelait mon atelier. On y avait placé un établi, plusieurs couvertures de cheval et une selle, non qu’il eût jamais l’occasion de monter à cheval, mais parce que tous les employés de l’établissement : vaqueros et bouviers, ne connaissaient pas d’autre literie. Et comme un fils des plaines, il dormait sur ce harnais de cavalier, couché au milieu de ses outils, sur une litière de ferraille rouillée, avec une forge portative pour chevet, et l’établi pour supporter sa moustiquaire crasseuse. De temps à autre, je lui apportais quelque bout de chandelle arraché à la maigre provision de la maison directoriale ; il m’était très reconnaissant de ce cadeau : il n’aimait pas rester éveillé dans l’ombre ; — le sommeil me fuit, déplorait-il avec l’habituel accent de stoïcisme résigné qui le rendait sympathique et touchant. Je lui avais fait comprendre que je n’attachais pas une importance excessive à sa qualité d’ancien forçat.

C’est ce qui l’amena un soir à me parler de lui-même. Comme un des bouts de bougie placé sur l’établi menaçait de s’éteindre, il en alluma vivement un autre.

Il avait fait son service militaire dans une garnison de province, et était rentré à Paris pour exercer son métier. C’était un travail bien payé. Il me conta avec orgueil qu’il était arrivé, en peu de temps, à se faire ses dix francs par jour. Il songeait à s’établir bientôt à son compte et à se marier.

Il poussa un profond soupir et se tut un instant. Puis avec un renouveau de stoïcisme :

— Il faut croire que je ne me connaissais pas assez. Le jour de ses vingt-cinq, ans, deux camarades l’atelier où il travaillait, lui offrirent à dîner. Il fut profondément touché de cette attention. — J’étais un homme sérieux, m’expliqua-t-il, mais j’aimais autant la société qu’un autre.

La fête projetée eut lieu dans un petit café du boule­vard de la Chapelle. On but du vin cacheté, du vin excellent. Tout était excellent, et le monde, — selon son expression, — semblait un bon endroit pour vivre. Il avait un bel avenir, un peu d’argent de côté, et l’affection de deux excellents amis. Il offrit de payer toutes les consommations, après le dîner, ce qui était seulement convenable de sa part.

Ils burent du vin, puis des liqueurs, du cognac, de la bière, des liqueurs encore, et encore du cognac. Deux étrangers assis à la table voisine le regardaient avec tant de cordialité qu’il les invita à se joindre à leur groupe.

De sa vie, il n’avait tant bu. Il se trouvait rempli d’un enthousiasme sans borne et si délicieux que, dès qu’il le sentait mollir, il se dépêchait de commander de nouvelles consommations.

— Il me semblait, disait-il de son ton paisible, en regardant à ses pieds dans le triste local plein d’ombre, il me semblait que j’allais décrocher un grand, un prodigieux bonheur. Il suffirait d’un dernier verre pour y atteindre. Les autres lui tenaient bravement tête, verre pour verre.

Puis il se passa quelque chose d’extraordinaire. Sur un mot des étrangers, son exaltation tomba. Des idées noires se pressaient dans sa tête. Le monde, en dehors du café, lui faisait l’effet d’un lieu sinistre et méchant, où une multitude de pauvres diables devaient travailler en esclaves, pour permettre à quelques individus de se pavaner dans des équipages, et de mener dans des palais une vie d’orgies. Il eut honte de son bonheur. La grande pitié de l’humanité douloureuse lui torturait le cœur. Il tenta, d’une voix étranglée par l’affliction, d’exprimer ces sentiments. Il pleurait et jurait tour à tour.

Les deux nouveaux venus se hâtèrent d’applaudir à son indignation humaine. Oui, la somme d’injustices du monde était scandaleuse. Il n’y avait qu’une façon de traiter une société pourrie ; il fallait démolir toute la sacrée boutique, faire sauter un monde d’iniquités. Leurs têtes se rapprochaient par-dessus la table. Ils lui soufflaient à l’oreille des paroles enflammées, sans s’attendre sans doute à l’effet de leur éloquence. Il était extrêmement ivre, fou d’ivresse. Tout à coup, avec un cri de rage, il bondit sur la table. Renversant à coups de pieds verres et bouteilles, il clama : « Vive l’anarchie ! Mort aux capitalistes ! » II poussa ce cri à diverses reprises. Autour de lui, il y avait un vacarme de verre brisé, de chaises lancées en l’air, de gens qui se prenaient à la gorge. La police fit irruption. Il cogna, mordit, griffa, lutta, et sentit tout à coup quelque chose craquer dans sa tête.

Il revint à lui dans une cellule, emprisonné sous l’inculpation de voies de fait, de cris séditieux et de propagande anarchiste.

Il fixait sur moi le regard de ses yeux liquides et brillants qui semblaient très grands dans la pénombre.

— Mauvaise affaire, fit-il lentement, mais j’aurais peut-être encore pu m’en tirer.

J’en doute. En tout cas, ses chances furent compromises par un jeune avocat socialiste qui s’offrit bénévolement à le défendre. Il eut beau affirmer qu’il n’était pas anarchiste, qu’il était un brave ouvrier paisible, uniquement soucieux de faire ses dix heures de travail : on le présenta au tribunal comme une victime de la société. On interpréta ses clameurs d’ivrogne comme l’expression d’une souffrance infinie. Le jeune avocat avait son chemin à faire, et cherchait comme marchepied une affaire ce ce genre. Sa plaidoirie fut fort admirée. Le pauvre garçon se tut, avala sa salive, et conclut :

— J’ai été condamné au maximum pour un premier délit.

Je fis entendre un murmure apitoyé. Il pencha la tête et croisa les bras. — Quand on me relâcha, reprit-il doucement, je retournai naturellement à mon ancien atelier. Mon patron avait toujours eu pour moi une estime particulière, du plus loin qu’il me vit, il verdit de terreur, et me montra la porte, d’une main tremblante.

Tandis qu’il restait dans la rue, inquiet et déconfit, il fut abordé par un homme d’un certain âge, qui se présenta comme mécanicien ajusteur. — Je te connais, dit-il ; j’ai assisté à ton procès. Tu es un bon camarade et tu as des idées saines. Le diable, c’est que tu ne trouveras plus de travail nulle part, maintenant. Ces bourgeois vont conspirer pour te faire crever de faim. C’est comme ça qu’ils sont. Pas de pitié à attendre des riches.

Il se sentit réconforté par ces paroles amicales. C’était évidemment un de ces êtres qui ont besoin d’appui et de sympathie. L’idée de ne pas pouvoir trouver d’ouvrage l’avait complètement démoralisé. Si son patron, qui le connaissait pour un ouvrier paisible, rangé et habile, ne voulait plus entendre parler de lui, personne d’autre ne l’emploierait, sûrement. C’était bien clair. La police qui le tenait à l’œil, s’empresserait de prévenir tous les patrons qui pourraient être tentés de lui donner de l’ouvrage. Désemparé tout à coup, inquiet et vide de désirs, il suivit l’homme dans un estaminet du coin, où il trouva d’autres bons compagnons. On lui affirma qu’on ne le laisserait pas jeûner, avec ou sans travail. On but à la ronde, à la ruine de tous les exploiteurs du travail et à la destruction de la société.

Il se mordait la lèvre.

— Voilà comment je suis devenu compagnon, Monsieur, fit-il, en passant sur son front une main tremblante. Tout de même, il faut qu’il y ait quelque chose de mauvais dans un monde où un type peut être perdu pour un verre de trop.

Il ne levait pas les yeux, mais je voyais qu’il commençait à s’animer, malgré sa tristesse. Il frappa le banc de sa main ouverte.

— Non ! cria-t-il, c’était une existence impossible. Surveillé par la police, surveillé par les camarades, je ne m’appartenais plus. Je ne pouvais plus aller retirer quelques francs sur mes économies sans trouver un camarade rôdant près de la porte, pour voir si je n’allais pas prendre la poudre d’escampette ! Et la plupart d’entre eux n’étaient ni plus ni moins que des cambrioleurs. Les plus intelligents en tout cas. Ils volaient les riches : ils ne faisaient que reprendre leur dû, proclamaient-ils. Quand j’avais bu, je les croyais. Il y avait aussi des imbéciles et des fous. Des exaltés, quoi ! Quand j’étais saoul, je les aimais, et si je buvais davantage, j’entrais en fureur contre le monde. C’étaient les meilleurs moments. La rage devenait un refuge contra la misère. Mais on ne peut pas toujours être saoul, n’est-ce pas, Monsieur ? Et quand j’avais retrouvé ma tête, je n’osais pas m’échapper. Ils m’auraient saigné comme un cochon.

Il croisa de nouveau les bras et leva son menton osseux avec un sourire amer.

— Un jour, on me dit qu’il était temps de me mettre à l’ouvrage. L’ouvrage, c’était le sac d’une banque. L’affaire faite, on jetterait une bombe pour démolir l’immeuble. Mon rôle de débutant serait de faire le guet dans une rue de derrière, et de veiller sur un sac noir qui contenait la bombe jusqu’à ce qu’on en eût besoin. Après la réunion où l’affaire avait été arrangée, un camarade de confiance ne me lâcha plus d’une semelle. Je n’avais pas osé protester ; j’avais peur de me faire estourbir en douce dans la pièce ; seulement, en marchant à côté du compagnon, je me demandais si je ne ferais pas mieux de me jeter tout à coup dans la Seine. Mais le temps de retourner cette idée dans ma tête, nous avions passé le pont, et l’occasion ne se retrouva plus.

Dans la lueur du bout de chandelle, avec ses traits osseux, sa petite moustache hérissée et son visage ovale, il évoquait tour à tour une jeunesse fine et joyeuse, et la vieillesse d’un être décrépit, douloureux, aux bras serrés sur la poitrine.

Comme il restait silencieux, je sentis la nécessité d’insister.

— Eh bien ? Comment cela a-t-il fini ?

— Par la déportation à Cayenne ! répondit-il.

Il semblait croire qu’on avait dénoncé le complot. Pendant qu’il montait la garde dans la rue, sac en main, la police lui tomba dessus. Ces imbéciles le flanquèrent par terre sans faire attention à ce qu’il tenait dans la main. Il se demanda comment la bombe avait pu ne pas exploser. En tout cas, elle n’explosa pas.

— J’ai essayé de raconter mon histoire aux assises ; y a des idiots qui riaient dans l’auditoire.

J’exprimai l’espoir que d’autres de ses compagnons avaient été pris du même coup. Il eut un léger frisson avant de répondre que deux d’entre eux avaient été arrêtés, aussi, en effet : Simon, dit Biscuit, l’ajusteur qui lui avait parlé dans la rue, et un nommé Mafide, un des étrangers sympathiques qui avaient applaudi à ses sentiments et apaisé ses chagrins humanitaires, au café quand il était saoul.

— Oui, poursuivit-il avec un effort, j’ai eu l’avantage de leur compagnie, là-bas, sur l’Ile de Saint-Joseph, où nous étions relégués avec quatre-vingts ou quatre-vingt-dix autres forçats ; nous étions tous classés comme dangereux.

L’Ile de Saint-Joseph est la plus pittoresque des Iles du Salut. C’est un îlot rocheux et verdoyant, avec des ravins, des buissons, des fourrés, des massifs de manguiers, et des bouquets de palmiers aériens. Six-gardiens armés de revolvers et de carabines sont préposés à la garde des forçats.

Une chaloupe à huit rameurs assure pendant le jour, à travers un bras de mer de quatre à cinq cents mètres, les communications avec l’Ile Royale, où se tient un poste militaire. Elle fait son premier voyage à six heures du matin. À quatre heures, le service est fini, et on l’amarre à une petite jetée de l’Ile Royale. Une sentinelle veille sur la chaloupe et d’autres petits canots. Depuis cette heure-là jusqu’au lendemain matin, l’Ile Saint-Joseph est séparée du reste du monde : les gardiens patrouillent à tour de rôle sur le sentier qui va de la maison de garde aux baraques des forçats, et autour de l’île, une multitude de requins font le guet dans la mer.

C’est dans ces conditions que les forçats projetèrent une révolte. On n’avait encore jamais rêvé rien de pareil au pénitencier. Pourtant leur plan pouvait avoir quelques chances de succès. Les gardiens devaient être assaillis à l’improviste et expédiés pendant la nuit. Avec leurs armes, les forçats pourraient tuer les rameurs de la chaloupe, à leur premier voyage du matin. Cette barque une fois en leur possession, il leur serait facile de se saisir d’autres bateaux, et toute la bande s’en irait le long de la côte.

À la nuit tombante, les deux gardiens de service firent l’appel de rigueur, puis procédèrent à l’inspection des baraques pour s’assurer que tout était en ordre. Dans la seconde où ils entrèrent, ils furent attaqués, et littéralement étouffés sous le nombre des assaillants. L’ombre descendait rapidement. On était en période de nouvelle lune, et un gros nuage noir étalé sur la côte ajoutait encore à l’épaisseur des ténèbres.

Rassemblés en plein air, les forçats discutaient la suite de leur entreprise, et délibéraient à voix basse.

— Vous avez joué un rôle dans la rébellion ? demandai-je.

— Non. Je savais, naturellement, ce qui allait se passer. Mais pourquoi aurais-je tué ces gardiens ? Je n’avais rien contre eux. Seulement, j’avais peur des autres. Quoi qu’il advînt, je ne pouvais pas leur échapper. Je me tenais à l’écart, assis sur une souche, la tête dans les mains, écœuré à la pensée d’une liberté qui ne pouvait être qu’une dérision pour moi. Tout à coup, je tressaillis en voyant une ombre sur le sentier tout proche. C’était un homme parfaitement immobile ; il s’éloigna bientôt, et sa silhouette s’effaça dans la nuit. Ce devait être le gardien-chef, venu voir ce que faisaient ses deux hommes. Personne ne l’aperçut. Les forçats continuaient à se quereller sur leurs projets respectifs. Les meneurs ne pouvaient pas se faire obéir. Le murmure féroce de cette masse sombre était terrifiant.

Ils finirent par se diviser en deux groupes, et se mirent en route. Quand ils passèrent devant moi, je me levai, le corps tout endolori. Le sentier qui menait à la maison des gardiens était sombre et silencieux, et de chaque côté, les fourrés frémissaient doucement. Tout à coup, j’aperçus devant moi un mince filet de lumière. Le gardien-chef, suivi par ses trois hommes, s’avançait prudemment. Mais il n’avait pas bien fermé sa lanterne sourde. Les forçats virent comme moi la petite lueur. Il y eut une terrible explosion de cris sauvages, une confusion sur le sentier, le bruit de branches brisées, puis, avec des cris d’oiseaux de proie et des clameurs de bêtes traquées, la chasse à l’homme, la chasse au gardien, passa devant moi, pour s’éloigner vers le cœur de l’île. J’étais seul, et je vous assure, Monsieur, que j’étais indifférent à tout. Je restai un instant immobile, puis je me mis à suivre machinalement le sentier. Tout à coup, mon pied buta contre un objet dur. Je me baissai et ramassai un revolver de gardien. Je sentis à tâtons qu’il était encore chargé de cinq balles. Les bouffées de vent m’apportaient les cris des forçats qui se hélaient dans le lointain, puis de brusques roulements de tonnerre éteignaient le sifflement et la chanson des branches. Soudain, je vis courir au ras du sol uns grosse lumière, qui me laissa distinguer une jupe de femme et le bord d’un tablier.

Je savais que la personne qui portait la lanterne devait être la femme du gardien-chef. Les forçats l’avaient oubliée, probablement. Un coup de feu, parti de l’intérieur de l’île, lui arracha un cri. Elle passa devant moi en courant. Je la suivais, et la revis bientôt. Elle tirait d’une main la cloche d’alarme pendue au bout de la jetée, et de l’autre balançait sa grosse lanterne. C’était le signal convenu avec l’Ile Royale, en cas d’alarme nocturne. Le vent emportait le bruit de la cloche et la lumière était cachée par un rideau d’arbres plantés près de la maison des gardiens.

Je m’approchai d’elle par derrière. Elle continuait à tirer sa cloche sans arrêt, sans un regard de côté, comme si elle avait été seule sur l’île. Une femme courageuse, Monsieur. Je cachai le revolver sous ma blouse bleue, et j’attendis. Un éclair et un coup de tonnerre éteignirent un instant la lumière et le bruit, tandis que la femme continuait sans défaillance à tirer sa corde et balancer sa lanterne, avec une régularité de machine. C’était une belle femme de trente ans, pas plus. Je me dis : « Tout ça ne sert à rien par une nuit pareille. » Et je résolus, si un groupe de forçats arrivait à la jetée, ce qui ne pouvait guère tarder, de lui brûler la cervelle avant de me casser la tête à moi-même. Je connaissais trop les « camarades ». Cette idée-là donnait un intérêt tout nouveau à la vie, Monsieur. Et soudain, au lieu de rester stupidement en vue sur la jetée, je reculai de quelques pas et me cachai derrière un buisson. Je ne voulais pas me laisser surprendre, pour être empêché de rendre au moins ce suprême service à une créature humaine avant de mourir.

Il faut croire que le signal avait été perçu, car la chaloupe de l’Ile Royale arriva en un temps incroyablement court.

La femme n’avait plus besoin de moi. Je ne bougeai pas. Certains des soldats étaient en manches de chemises, d’autres pieds nus, comme l’appel aux armes les avait trouvés. Ils passèrent à côté de ma cachette au pas accéléré. La chaloupe était repartie en quête d’un second peloton, et la femme pleurait, toute seule au bout de la jetée, la lanterne posée à terre à côté d’elle.

Alors, tout à coup, je distinguai dans la lumière le rouge de deux pantalons. J’en restai stupéfait. Les soldats partirent au pas de course. Leurs tuniques déboutonnées battaient au vent et ils avaient la tête nue. L’un d’eux cria à l’autre d’une voix essoufflée : « Tout droit ! Tout droit ! »

D’où avaient-ils pu sortir ? Je n’en savais rien. Je m’avançai furtivement sur la courte jetée. Je vis la silhouette de la femme toute secouée de sanglots, et je perçus de plus en plus distinctement sa lamentation : « Oh ! mon pauvre homme ! mon pauvre homme ! mon pauvre homme ! » Je m’avançai tout doucement. Elle ne voyait et n’entendait rien : le tablier jeté sur la tête, elle se balançait d’avant en arrière, douloureusement. Et soudain, j’aperçus un canot, au bout de la jetée.

Les deux hommes, des sous-officiers sans doute, avaient dû sauter dans le canot, après avoir manqué le départ de la chaloupe. Il était incroyable que le sentiment du devoir leur eût ainsi fait violer toutes les consignes. Ils avaient agi stupidement, d’ailleurs, et je ne pouvais en croire mes yeux, quand je mis le pied dans la petite barque.

Je longeai lentement le rivage. Un nuage noir surplombait les Iles du Salut. J’entendis des coups de feu, des cris. C’était une nouvelle chasse, la chasse aux forçats. Les avirons étaient trop longs pour se laisser manier convenablement, et j’avais peine à faire avancer le canot, malgré sa légèreté. Puis, lorsque j’eus contourné l’île et gagné son extrémité opposée, je fus assailli par une bourrasque de vent et de pluie à laquelle je ne pus tenir tête. Je laissai le bateau dériver jusqu’à la berge, et l’y amarrai.

Je connaissais l’endroit. Il y avait un vieux hangar en ruines, près de l’eau. Je m’y glissai, et j’entendis bientôt, à travers le vacarme du vent et des averses, le bruit de gens qui se frayaient un chemin à travers les fourrés. Ils descendaient à la côte. Des soldats, peut-être ? Un éclair donna un relief saisissant à tout ce qui m’entourait. C’étaient deux forçats !

— Et aussitôt, une voix s’écria avec un accent de stupeur : — « Un miracle ! » C’était la voix de Simon, dit Biscuit.

Une autre voix gronda : — « Qu’est-ce que c’est, ton miracle ? »

— « II y a un canot, là ! »

— « Tu es fou, Simon. Eh si, c’est vrai… Un canot ? » Le saisissement les fit taire un instant. Le second forçat était Manie. Il reprit, avec circonspection :

— « II est attaché ; il doit y avoir quelqu’un tout près. »

Alors j’élevai la voix à mon tour : — « Je suis ici », fis-je, du hangar.

— Ils me rejoignirent et me firent comprendre que le canot était à eux, non à moi. — « Nous sommes deux contre toi seul », dit Mafile.

Je sortis en plein air et m’écartai d’eux, de crainte d’un coup de traîtrise. J’aurais pu les tuer sur place de deux coups de revolver. Mais je ne dis rien, et contins le rire qui me montait aux lèvres. Je me fis très humble, et les suppliai de m’emmener avec eux. Ils se consultèrent à voix basse sur mon sort, pendant que, grâce au revolver que je tenais sous ma blouse, j’avais leur vie entre mes mains. Je les laissai vivre. Je voulais leur faire tirer le canot. Je leur représentai, avec une humilité abjecte, que je connaissais le maniement d’une barque et qu’étant trois à ramer, nous pourrions nous reposer à tour de rôle. Cet argument finit par les décider. Il était temps. Un peu plus j’aurais éclaté, tant la chose était drôle.

À ce moment, son excitation se donna libre cours. Il sauta du banc, tout gesticulant. Les grandes ombres de ses bras qui couraient sur le toit et les murs faisaient paraître l’appentis trop petit pour son agitation.

— Je ne nie rien, éclata-t-il. J’étais transporté de joie, Monsieur, je goûtais une sorte de félicité. Et je me tenais coi. Toute la nuit je pris mon tour aux avirons. Nous tirions vers le large, et mettions notre espoir dans la rencontre d’un navire. C’était une hardiesse absurde, à laquelle je les avais entraînés. Quand le soleil se leva, l’immensité de la mer était calme, et les Iles du Salut n’apparaissaient plus que sous forme de petits points noirs dont chacun représentait un sommet. C’est moi qui barrais à ce moment-là. Mafile, qui ramait en avant, lâcha un juron et dit : — « Il faut nous reposer. »

L’heure de rire était venue enfin. Et je m’en donnai à cœur joie, vous pouvez me croire. Je me tenais les côtes, je me roulais sur mon banc, devant leurs visages stupéfaits. — « Qu’est-ce qui le prend, celui-là ? » s’écria Mafile.

Et Simon, qui était le plus près de moi, dit par-dessus son épaule : — « Le diable m’emporte s’il n’est pas devenu maboul ! »

À ce moment, je sortis mon revolver. Aha ! Si vous aviez vu, du coup, leur regard se figer. Ha ! ha ! Ils avaient la frousse. Et ils tiraient ! Oh oui ! Ils tirèrent toute la journée, tantôt avec un air épuisé, tantôt avec des mines de fous. Je ne perdais rien du spectacle, parce qu’il fallait les tenir à l’œil tout le temps, sans quoi, — crac ! — en un clin d’œil, ils me seraient tombés dessus. Je reposais sur mon genou la main qui tenait mon revolver tout armé, et gouvernais de l’autre. Leurs visages commençaient à se fendiller. Ciel et mer semblaient en feu autour de nous, et la mer fumait sous le soleil. La barque faisait un petit sifflement en fendant l’eau. Mafile avait de l’écume à la bouche, par moments, puis se mettait à gémir. Mais il tirait toujours. Il n’osait pas s’arrêter. Ses yeux étaient injectés de sang, et il s’était déchiré la lèvre inférieure à force de la mordre. Simon était enroué comme un corbeau.

— « Camarade… » commença-t-il.

— « Il n’y a pas de camarade ici, je suis votre patron. »

— « Patron, alors ! au nom de l’humanité laissez-nous nous reposer ! »

Je le leur permis. Il y avait un peu d’eau de pluie qui courait au fond du bateau. Je les autorisai à en ramasser dans le creux de leurs mains. Puis, quand je donnai l’ordre : — « En route ! » je les vis échanger un coup d’œil significatif. Ils pensaient que je finirais bien par dormir. Aha ! Je n’avais pas la moindre envie de dormir. Je me sentais plus que jamais éveillé. C’est eux qui finirent par s’endormir, en ramant, et qui tombèrent de leur banc, cul par-dessus tête, comme deux masses, l’un après l’autre. Je les laissai à leur sommeil. Toutes les étoiles brillaient. C’était un monde de paix. Le soleil se leva. Un autre jour. Allons ! en route !

Ils tiraient mal. Leurs yeux roulaient dans leurs orbites et leurs langues pendaient. Vers le milieu de l’après-midi, Maille croassa : — « Si on se jetait sur lui, Simon ? Autant recevoir un pruneau tout de suite que de crever de soif, de faim et de fatigue.

Il n’en continuait pas moins à souquer, et Simon tirait aussi. Cela me faisait sourire. Ah ! ils aimaient la vie, ces deux-là, dans leur monde pourri, comme je l’aimais moi-même avant qu’ils ne me l’eussent gâtée avec leurs phrases. Je les laissai ramer jusqu’à la limite de leurs forces, et c’est alors seulement que je leur montrai les voiles d’un navire à l’horizon.

Ah ! j’aurais voulu que vous les vissiez revivre et s’appliquer à leur tâche ! Car je les faisais ramer encore pour couper la route du navire. Ils étaient tout changés. L’espèce de pitié que j’avais ressentie pour eux se dissipa. Ils redevenaient eux-mêmes de minute en minute. Ils me lançaient les regards dont je me souvenais trop bien. Ils étaient heureux. Ils souriaient.

— « Eh bien ! » fit Simon, « l’énergie de ce gars-là nous a sauvé la vie. S’il ne nous y avait pas forcés, nous n’aurions jamais ramé assez loin pour couper la route des navires. Camarade, je te pardonne. Je t’admire. »

Et Mafile grogna de son banc : — « On te doit une belle dette de reconnaissance, camarade. Tu es taillé pour faire un chef. »

Camarade, Monsieur ! Ah ! le beau mot ! et ces gens-là, et d’autres comme eux en avaient fait un mot maudit. Je les regardai. Je me rappelai leurs mensonges, leurs promesses, leurs menaces, et tous mes jours de misère. Pourquoi ne pouvaient-ils pas me laisser tranquille à ma sortie de prison ? Je les regardais en me disant que je ne serais jamais libre tant qu’ils vivraient. Jamais. Ni moi ni d’autres, des hommes au cœur chaud et à la tête faible, comme moi. Car je sais bien que je n’ai pas la tête bien forte, Monsieur. Une rage furieuse me secoua, la rage de l’extrême ivresse, — mais pas une rage contre l’injustice de la société, ah non !

— « Je veux être libre ! » criai-je furieusement.

— « Vive la liberté ! » hurla ce bandit de Mafile. ; « Mort aux bourgeois qui nous envoient à Cayenne. Ils s’apercevront bientôt que nous sommes libres ! »

La mer, le ciel, l’horizon tout entier étaient devenus routes autour du bateau, rouge sang. Je m’étonnais qu’ils n’entendissent pas les coups de mes tempes, tant elles battaient fort. Comment cela se faisait-il ? Comment ne comprenaient-ils pas ?

J’entendis Simon demander : — « On est peut-être assez loin, maintenant ? »

— « Oui, cela suffît », dis-je. J’étais fâché pour lui, c’est l’autre que je haïssais. Il remonta son aviron avec un gros soupir et au moment où il levait la main pour s’essuyer le front, avec la mine d’un homme qui a fini sa tâche, je pressai la détente de mon revolver, et l’atteignis en plein cœur.

Il s’affala, la tête pendant au-dessus du plat-bord. Je ne lui accordai pas un regard. L’autre poussa un cri perçant, un seul cri d’horreur. Puis tout se tut.

Il se laissa tomber du banc sur les genoux, et leva devant son visage ses mains jointes en un geste de supplication. — « Grâce », soupira-t-il, « grâce pour moi, camarade ! »

— « Camarade ! » fis-je d’un ton sourd. « Oui, camarade, évidemment. Eh bien, alors, crie : Vive l’anarchie ! »

Il leva les bras, le visage dressé vers le ciel, et la bouche ouverte en un grand cri de désespoir : « Vive l’anarchie ! Vive… »

Il s’effondra d’un coup, une balle dans la tête.

Je lançai les deux cadavres à la mer. Je jetai le revolver aussi. Puis je restai tranquillement assis. J’étais libre ; enfin ! Je ne regardai même pas du côté du bateau. Je n’y faisais nulle attention. Je dus m’endormir, car tout à coup il y eut des cris, et j’aperçus le navire presque sur moi. On me hissa à bord, et on prit la barque en remorque. C’était un équipage de nègres, avec un capitaine mulâtre qui savait seul quelques mots de français. Je ne pus découvrir où ils allaient ni qui ils étaient. Ils me donnaient à manger tous les jours, mais je n’aimais pas leur façon de parler de moi dans leur langue. Peut-être complotaient-ils de me flanquer par-dessus bord pour pouvoir garder le canot. Comment le saurais-je ? En passant devant cette île, je demandai si elle était habitée. Je compris, à ce que me dit le mulâtre, qu’elle contenait une maison. Une ferme, voulait-il dire, sans doute. Alors je le priai de me débarquer sur la grève, et de garder le canot pour sa peine. C’était sans doute ce qu’il demandait. Vous savez le reste.

Ce récit achevé, l’homme perdit brusquement tout empire sur lui-même. Il se mit à arpenter fiévreusement le hangar, et finit par courir. Il agitait ses bras comme des ailes de moulin, et ses exclamations, qui tenaient du délire, ramenaient cette protestation en incessant refrain : — Je ne nie rien… rien… Je ne pouvais que le regarder et, assis à l’écart, je me contentai de répéter de temps en temps : — Calmez-vous.. : Calmez-vous !… jusqu’à ce que son agitation cédât.

Je dois avouer que je demeurai longtemps près de lui, longtemps encore après qu’il se fût glissé sous sa moustiquaire. Il m’avait supplié de ne pas le quitter ; alors, comme on veille un enfant nerveux, je me tins près de lui, au nom de l’humanité, jusqu’à ce qu’il dormît.

Somme toute, j’ai l’impression qu’il était beaucoup plus anarchiste qu’il ne le croyait ou ne l’avouait lui-même. Et mis à part les traits particuliers de son histoire, il ressemblait fort à bien d’autres anarchistes. Cœur chaud et tête faible, c’est le mot de l’énigme ; et il est bien certain que les plus amères contradictions et les plus sanglants conflits du monde naissent dans l’âme de tout être, capable de sentiment et de passion.

Mon enquête personnelle me permet d’affirmer que tous les détails apportés par lui sur la révolte des forçats sont exacts.

En repassant par Horta, au retour de Cayenne, je revis l’anarchiste, et le trouvai assez mal en point. Il était plus usé, plus frêle que jamais. Sous les souillures du métier, son visage avait encore blêmi. Évidemment, la viande de la Compagnie, sous sa forme non concentrée, ne lui convenait pas du tout.

C’est sur le ponton de Horta que nous nous rencontrâmes, et je tâchai de le convaincre de laisser la vedette en plan, et de me suivre sans tarder en Europe. Je me serais fort réjoui à la pensée du dégoût et de la surprise de l’excellent régisseur, devant la fuite du pauvre diable. Mais il m’opposa un refus d’une invincible obstination.

— Voyons ! Vous n’allez pas vivre éternellement ici, m’écriai-je.

Il hocha la ‘tête.

— J’y mourrai, fit-il ; puis il ajouta d’un ton sombre : Loin d’eux.

Quelquefois, je le revois, les yeux grands ouverts, allongé sur sa selle, dans l’appentis bas, plein d’outils et de ferraille, — cet esclave anarchiste du Marañon, attendant avec résignation le sommeil « qui le fuit », comme il disait avec son accent inexprimable.




LE DUEL
CONTE MILITAIRE

I

Napoléon Ier dont la carrière eut le caractère d’un combat singulier contre toute l’Europe, détestait le duel entre officiers de son armée. Le grand empereur militaire n’était pas un spadassin et n’avait que peu de respect pour la tradition.

Cependant, une histoire de duel, qui prit à l’armée une ampleur légendaire, traversa l’épopée des guerres impériales. Comme des artistes déments, acharnés à dorer un bloc d’or fin ou à peindre un lis, deux officiers, à la surprise et à l’admiration de leurs camarades, poursuivirent à travers les années d’universel carnage, une querelle particulière. C’étaient des officiers de cavalerie, et leurs liens avec l’ardent mais fantasque animal qui porte l’homme dans les combats semblent tout spécialement appropriés. On se représente mal les héros de cette légende sous la forme de deux officiers d’infanterie de ligne par exemple, dont la fantaisie serait tempérée par les marches forcées, et la valeur forcément plus terre à terre. Quant aux artilleurs ou aux officiers du génie, dont le régime mathématique rafraîchit la cervelle, pareille aventure ne saurait leur advenir.

Les deux officiers se nommaient Féraud et d’Hubert, et ils étaient tous deux lieutenants de hussards, sans appartenir d’ailleurs au même régiment.

Féraud était officier de troupe, tandis que le lieutenant d’Hubert avait la bonne fortune d’être attaché en qualité d’officier d’ordonnance à la personne du général commandant la division. On était à Strasbourg, et dans cette agréable et grosse garnison, ces messieurs goûtaient fort un court moment de paix. A vrai dire, s’ils en jouissaient malgré leurs natures essentiellement guerrières, c’est parce que c’était une de ces paix qui affûtent les épées et fourbissent les fusils, une de ces paix chères aux cœurs de soldats, qui laissent intact le prestige militaire, parce que personne ne croit à leur solidité ou à leur durée.

Dans des circonstances historiques si propices à l’appréciation d’un repos bien gagné, le lieutenant d’Hubert suivait, un bel après-midi, une rue paisible de faubourg ensoleillé. Il gagnait le logis du lieutenant Féraud, qui habitait, chez une vieille demoiselle, une maison particulière, flanquée d’un jardin.

Une jeune servante en costume d’Alsacienne répondit sans tarder à son coup de sonnette. Son teint frais et de longs cils modestement baissés à la vue du bel officier, incitèrent le lieutenant d’Hubert, qui était accessible aux sensations esthétiques, à tempérer la froide et sévère gravité de son visage. Il remarquait en même temps que la jolie fille portait sur son bras une culotte de hussard : bleue à bande rouge.

— Le lieutenant Féraud est-il là ? demanda-t-il, d’un ton aimable.

— Oh, non, monsieur ! Il est parti à six heures du matin.

La jolie servante s’efforçait de fermer la porte. Le lieutenant d’Hubert, s’opposant à cette tentative avec une douce fermeté, pénétra dans le vestibule et fit sonner ses éperons.

— Voyons, petite ! Vous n’allez pas me faire croire qu’il ne soit pas rentré depuis six heures du matin !

Ce disant, le lieutenant d’Hubert ouvrait, sans cérémonie la porte d’une pièce si nette, si bien tenue, si plaisante, qu’il lui fallut l’évidence des uniformes, bottes et autres accoutrements militaires, pour croire que ce fût bien la chambre du lieutenant Féraud. Il se convainquit du même coup que Féraud n’était pas chez lui. La fidèle servante l’avait suivi dans la pièce, et levait vers lui des yeux candides.

— Hum ! fit le lieutenant d’Hubert. Il était fort désappointé, car il venait de passer successivement dans tous les endroits où l’on a chance de trouver un lieutenant de hussards par un bel après-midi. Alors il est sorti ? Sauriez-vous par hasard, ma belle, où il a pu aller à six heures du matin ?

— Non, répondit-elle promptement. Il est rentré tard la nuit dernière, et s’est mis bientôt à ronfler. Je l’ai entendu en me levant à cinq heures. Il a mis son plus vieil uniforme pour sortir. Affaire de service, je suppose.

— De service ! Pas le moins du monde ! s’écria le lieutenant d’Hubert. Sachez mon ange, que s’il est sorti si tôt, c’était pour aller se battre en duel avec un civil.

La jeune fille accueillit cette nouvelle sans un tressaillement : ses longs cils sombres ne battirent même pas. Manifestement, les gestes du lieutenant Féraud étaient pour elle au-dessus de toute critique. Elle se contenta de lever un instant les yeux avec une muette expression de surprise, et cette absence d’émotion fit conclure au lieutenant d’Hubert qu’elle avait dû revoir Féraud depuis le matin. Il jeta les yeux tout autour de la pièce.

— Voyons ! insista-t —il avec une familiarité confiante. Il est peut-être quelque part dans la maison ?

Elle fit un geste de dénégation.

— Tant pis pour lui ! continua d’Hubert, avec un accent de conviction inquiète. Il est bien rentré dans la matinée ?

— Cette fois, la jolie fille hocha légèrement la tête.

— Ah, vous voyez bien ! cria d’Hubert. Et il est reparti ? Pourquoi faire ? Il ne pouvait donc pas rester tranquillement chez lui ? Quel fou ! Ma chère petite…

La bienveillance naturelle au lieutenant d’Hubert et un sentiment très marqué de camaraderie accentuaient ses talents d’observation. Il prit un accent de la plus insinuante douceur, et regardant la culotte de hussard passée sur le bras de la soubrette, fit appel à tout l’intérêt qu’elle pouvait prendre au bonheur et au bien-être du lieutenant Féraud. Il se fit pressant et persuasif. Son désir de rejoindre sans délai le lieutenant Féraud, dans l’intérêt même du jeune homme, paraissait si sincère, qu’il fit céder les scrupules de la jeune fille. Malheureusement elle ne savait pas grand’chose. Rentré un peu avant dix heures, le lieutenant était allé droit à sa chambre, et s’était jeté sur son lit pour reprendre son somme. Elle l’avait entendu ronfler plus fort encore que le matin jusqu’à une heure avancée de l’après-midi. Il s’était alors levé, avait endossé son plus bel uniforme, et était sorti. C’est tout ce qu’elle savait.

Elle leva des yeux que d’Hubert contempla avec incrédulité.

— C’est incroyable ! Parti pour se montrer en ville en uniforme numéro un ! Ma chère enfant, croiriez-vous qu’il a pourfendu son bonhomme ce matin : de part en part, comme un lièvre à la broche !

La jolie servante apprit la lugubre nouvelle sans le moindre signe de détresse. Elle serra les lèvres d’un air pensif.

— Il n’est pas en ville, fit-elle à voix basse ; pas du tout.

— La famille du pékin fait un vacarme affreux, continua le lieutenant d’Hubert qui poursuivait le cours de ses pensées. Et le général est furieux. C’est une des meilleures familles de la ville. Féraud aurait dû rester chez lui, au moins.

— Qu’est-ce que le général va lui faire ? interrompit la jeune fille avec inquiétude.

— On ne lui coupera pas la tête, bien sûr, grogna le lieutenant d’Hubert. Mais sa conduite est positivement indécente. Il va s’attirer toutes sortes d’ennuis, avec cette espèce de bravade.

— Je vous dis qu’il ne se promène pas en ville, insista timidement l’Alsacienne.

— Eh, c’est vrai, maintenant que j’y pense ; je ne l’ai vu nulle part. Où a-t-il donc pu se fourrer ?

— Il est allé faire une visite, hasarda la servante après un moment de silence.

Le lieutenant d’Hubert tressaillit.

— Une visite ? Une visite à une dame, voulez-vous dire. Le toupet de cet homme-là ! Et comment pouvez-vous le savoir, ma belle ?

Sans cacher son mépris de femme pour l’épaisse sottise de l’esprit masculin, la jolie servante lui rappela que le lieutenant Féraud avait endossé son meilleur uniforme, avant de sortir. Il avait aussi mis son plus beau dolman, ajouta-t-elle, en se détournant brusquement, comme si la conversation eût commencé à lui agacer les nerfs.

Sans discuter le bien-fondé d’une telle déduction, le lieutenant d’Hubert ne voyait pas en quoi elle pouvait l’aider dans son enquête officielle. Car sa chasse avait un caractère officiel. Il ne connaissait aucune dame chez qui cet homme, qui avait tué un adversaire dans la matinée, eût chance de se trouver l’après-midi. Les deux jeunes gens ne se connaissaient que de loin. Il mordillait ses gants avec une mine de perplexité.

— Une visite ! s’écria-t —il. Une visite au diable ?

La jeune fille qui lui tournait le dos, et pliait la culotte de hussards sur une chaise, eut un petit rire vexé.

— Oh Seigneur non ! A madame de Lionnel !

D’Hubert siffla doucement. Madame de Lionnel, femme d’un haut fonctionnaire, tenait un salon bien connu, et avait quelques prétentions à la sensibilité et à l’élégance. Le mari était un vieux civil, mais la société du salon était jeune et militaire. Si le lieutenant d’Hu­bert avait sifflé, ce n’était pas parce que l’idée de pour­suivre le lieutenant Féraud dans ce salon lui était désa­gréable, mais parce que, nouvel arrivé à Strasbourg, il n’avait pas encore eu le temps de se faire présenter à madame de Lionnel. Et que pouvait bien faire là ce bretteur de Féraud ? se demandait-il. Ce n ’était pas un homme à...

— Vous êtes certaine de ce que vous avancez ? insista-t-il.

La jeune fille en était tout à fait certaine. Sans se retourner pour le regarder, elle expliqua que le cocher de la maison voisine connaissait le maître d’hôtel de madame de Lionnel. C’est de lui qu’elle tenait ses infor­mations. Et elle était parfaitement certaine. En donnant cette assurance elle poussa un soupir. Le lieutenant Fé­raud allait là-bas, presque chaque après-midi, ajouta-t-elle.

— Ah bah ! s’écria d’Hubert, avec ironie. Son estime pour madame de Lionnel baissait de plusieurs points. Le lieutenant Féraud ne lui semblait pas spécialement digne de l’attention d’une femme douée d’une réputa­tion de sensibilité et d’élégance. Mais comment savoir, avec les femmes ? Au fond elles étaient toutes les mêmes : plus pratiques qu’idéalistes. Cependant le lieu­tenant d’Hubert ne s’arrêta pas à de telles considéra­tions.

— Tonnerre ! s’écria-t-il. Le général va quelquefois dans la maison. S’il trouve ce bonhomme-là en train de faire les yeux doux à la dame, ça fera une histoire de tous les diables. Notre général n'est pas des plus commodes, je vous en réponds.

— Dépêchez-vous alors ! Ne restez pas en plan puisque Je vous ai dit où le trouver, s’écria la soubrette, en rougissant jusqu’aux yeux.

— Merci, mon enfant. Je ne sais pas ce que j’aurais fait sans vous.

Après avoir manifesté sa gratitude de façon agressive et avoir vu la jeune fille repousser son attaque avec une violence qui fit soudain place à une indifférence plus déconcertante encore, le lieutenant d’Hubert quitta la maison.

Il parcourait les rues avec une crânerie martiale, dans un cliquetis de sabre et d’éperons. La perspective d’aller relancer un camarade dans un salon où il n’était pas connu ne le troublait pas le moins du monde. L’uni­forme est un passeport. Son titre d’officier d’ordonnance du général ajoutait à son assurance. Au surplus, main­tenant qu’il savait où trouver le lieutenant Féraud, il n’avait plus le choix. C’était une affaire de service.

La maison de madame de Lionnel avait grande appa­rence. Un domestique en livrée, ouvrant la porte d’un vaste salon au paquet ciré, lança le nom du lieutenant d’Hubert, et s’effaça pour le laisser passer. C’était jour de réception. Les dames portaient de grands chapeaux surchargés d’une profusion de plumes; leurs corps serrés dans des gaines blanches, plaquées des aisselles au bout des souliers de satin découverts, leur donnaient la mine de fraîches sylphides, avec, grand déploiement de cous et de bras nus. Les hommes qui causaient avec elles, au contraire, étaient lourdement vêtus d’uniformes bariolés; leurs cois montaient, jusqu’aux oreilles, et de gros ceinturons ceignaient leur taille. Le lieutenant d’Hubert traversa la pièce sans la moindre gêne et s’in­clina très bas devant une des sylphides allongées sur un divan : il s’excusa d ’une intrusion que pouvait seule faire pardonner l’extrême urgence d’un ordre de ser­vice dont il était chargé pour son camarade Féraud. Il se proposait de revenir bientôt de façon plus régulière, et d’implorer son pardon pour avoir interrompu un intéressant entretien…

Un bras nu se tendit vers lui avec une gracieuse nonchalance, et il pressa respectueusement ses lèvres sur une main, que dans son for intérieur il qualifia d’osseuse. Madame de Lionnel était une blonde à la peau trop fine et au long visage.

— J’y compte, fit-elle avec un sourire éthéré, qui découvrit une rangée de longues dents. Venez ce soir chercher votre pardon.

— Je n’y manquerai pas, Madame.

Cependant le lieutenant Féraud, magnifique dans son dolman neuf et ses bottes d’ordonnance prodigieusement luisantes, se tenait sur une chaise, à un pied du divan, une main sur la cuisse, l’autre effilant sa moustache. Sur un regard significatif de son camarade, il se leva sans empressement, et le suivit dans une embrasure de fenêtre.

— Que voulez-vous ? demanda-t-il, avec une indifférence surprenante. Le lieutenant d’Hubert ne pouvait imaginer que, dans l’innocence de son cœur et la simplicité de sa conscience, Féraud pût considérer son duel sans le moindre remords ou sans une légitime appréhension des conséquences. Sans garder un souvenir bien clair des origines de la querelle (commencée dans un établissement où l’on boit de la bière et du vin jusqu’à des heures avancées de la nuit), le jeune homme ne doutait pas le moins du monde de sa qualité d’offensé. Il avait choisi pour seconds deux amis d’expérience, et tout s’était passé conformément aux règles qui régissent cette sorte d’aventure. Un duel est bien fait pour que l’un des adversaires soit un peu abîmé, sinon tué du coup. C’est le pékin qui avait été blessé. Cela aussi était dans l’ordre. Le lieutenant Féraud était parfaitement tranquille ; mais d’Hubert prit cette attitude pour de l’affectation et lui parla avec une certaine vivacité.

— Je suis chargé par le général de vous donner l’ordre de vous rendre à votre chambre, pour y prendre des arrêts de rigueur.

C’était au tour de Féraud d’être étonné. — Que diable me racontez-vous là ? grommela-t-il avec une stupeur telle qu’il ne pût qu’imiter machinalement les gestes de son camarade. Les deux officiers, l’un grand avec une moustache couleur de blé mûr, l’autre court et vigoureux avec un nez busqué et une toison de cheveux noirs frisés, s’approchèrent de la maîtresse de maison pour prendre congé d’elle. Madame de Lionnel, en femme de goût éclectique, sourit aux deux lieutenants avec une sensibilité impartiale et un égal intérêt. Madame de Lionnel faisait ses délices des variétés infinies de l’espèce humaine.

Tous les yeux du salon suivirent la retraite des deux officiers, et quand ils furent sortis, un ou deux messieurs, déjà au courant du duel, en informèrent les aimables sylphides qui accueillirent cette nouvelle à petits cris d’effroi.

Cependant les deux hussards marchaient côte à côte, Féraud s’efforçant de scruter la raison cachée de choses qui, en l’occurrence, échappaient à sa compréhension, Hubert assez gêné de son rôle, car le général l’avait prié de s’assurer en personne que le lieutenant Féraud exécuterait ses ordres à la lettre et sur-le-champ.

— Le patron a l’air de connaître l’animal, se disait-il en regardant son compagnon dont le visage brun, les yeux ronds, et jusqu’à la petite moustache de jais retroussée, semblaient animés par une exaspération intérieure contre l’incompréhensible. Et il remarqua à haute voix, sur un ton de reproche :

— Le général est dans une colère furieuse contre vous !

Féraud arrêté court sur le bord du trottoir, s’écria sur un ton d’évidente sincérité :

— Et pour quelle raison, que diable ?

L’innocence de la bouillante âme gasconne s’accusait dans le geste qui lui fit saisir sa tête à deux mains, comme pour l’empêcher d’éclater de perplexité.

— A cause de votre duel, fit sèchement d’Hubert, fort agacé par cette espèce d’ineptie perverse.

— De mon duel ! De...

Le lieutenant passait d’un paroxysme d’étonnement à l’autre. Il laissa tomber ses mains et se remit lentement en marche, s’efforçant de concilier une pareille information avec ses propres sentiments. Mais c’était chose impossible. Il éclata d’indignation :

— Fallait-il laisser un pékin mangeur de choucroute s’essuyer les pieds sur l’uniforme du 7e hussards ?

D’Hubert ne pouvait rester tout à fait insensible à ce sentiment naïf. Le Gascon était un fou, mais il y avait tout de même du vrai dans ses paroles.

— J’ignore évidemment jusqu’à quel point vous étiez dans votre droit, commença-t-il d’un ton conciliant, et le général a pu, lui-même, n’être pas exactement informé. On est venu l’assourdir de lamentations.

— Ah ! le général n’est pas exactement informé, marmonna le lieutenant Féraud qui marchait de plus en plus vite, à mesure que montait en lui la colère soulevée par l’injustice de son sort... Pas exactement... Et il me flanque des arrêts de rigueur, avec Dieu sait quoi par derrière !

— Ne vous agitez pas comme cela, remontra l’autre. La famille de votre adversaire est très influente, vous le savez, et l’affaire se présente assez mal, au premier abord. Le général a dû, sans tarder, faire état de la plainte. Je ne crois pas qu’il veuille user à votre égard d’une sévérité excessive. Rien de mieux pour vous que de rester quelque temps à l’écart.

— Bien obligé au général, grommela Féraud entre ses dents. Et peut-être pensez-vous que je vous dois de la reconnaissance, pour avoir pris la peine de venir me relancer dans le salon d’une dame qui...

— Franchement, je le crois, interrompit d’Hubert avec un rire ingénu. J’ai eu une peine de tous les diables à vous dénicher. Vous n’auriez pas pu trouver de meilleur endroit pour passer votre temps dans les circonstances actuelles. Si le général vous avait trouvé faisant les yeux doux à la déesse du temple... oh, mon Dieu ! Il a horreur de recevoir des plaintes contre ses officiers, vous le savez. Et votre attitude aurait pu lui faire l’effet d’une véritable bravade.

Les deux jeunes gens étaient arrivés devant le logis de Féraud. Celui-ci se tourna vers son compagnon :

— Lieutenant d’Hubert, fit-il, j’ai à vous dire quelque chose qui ne peut pas très bien se dire dans la rue. Vous ne refuserez pas d’entrer.

La jolie servante avait ouvert la porte. Féraud passa brusquement devant elle, et elle leva des yeux alarmés et interrogateurs sur le lieutenant d’Hubert qui se contenta de hausser légèrement les épaules, et suivit l’autre avec une répugnance marquée.

Dans sa chambre, Féraud dégrafa son nouveau dolman qu’il lança sur le lit, et croisant les bras sur sa poitrine, se tourna vers l’autre hussard :

— Me croyez-vous homme à céder comme un pleutre à l’injustice ? demanda-t-il d’une voix furieuse.

— Oh ! soyez raisonnable ! fit doucement d’Hubert.

— Raisonnable ! je le suis ; parfaitement raisonnable ! riposta le Méridional qui avait peine à se contenir. Je ne puis pas demander compte au général de sa conduite, mais vous allez me répondre de la vôtre.

— Je ne saurais écouter de pareilles sornettes, murmura d’Hubert avec une grimace un peu méprisante.

— Vous appelez cela des sornettes ? La chose me paraît pourtant bien claire. A moins que vous ne compreniez pas le français ?

— Où diable voulez-vous en venir ?

— Je veux, éclata brusquement Féraud, vous couper les oreilles pour vous apprendre à venir me déranger quand je suis auprès d’une dame.

Un profond silence suivit cette déclaration, et par la fenêtre ouverte, d’Hubert entendit les petits oiseaux chanter paisiblement dans le jardin. Il fit appel à tout son calme pour dire :

— Si vous le prenez sur ce ton, je me tiendrai naturellement à votre disposition dès que vous serez libre de donner suite à l’affaire. Et je ne crois pas que vous me coupiez les oreilles.

— Je vais lui donner suite sans tarder, cria Féraud, avec une violence extrême. Si vous croyez pouvoir déployer vos mines et vos grâces ce soir dans le salon de madame de Lionnel, vous vous trompez fort.

— Vraiment, fit d’Hubert qui commençait à sentir monter sa colère ; vous êtes un homme bien insociable. Les ordres du général étaient de vous mettre aux arrêts, et non pas de vous couper en morceaux. Au revoir !

Et tournant le dos au petit Gascon qui, toujours ferme dans les beuveries, paraissait ivre de naissance et grisé par le soleil de son pays de vignes, l’homme du Nord, qui savait boire sec à l’occasion, mais était né sobre sous les ciels mouillés de Picardie, se dirigea vers la porte. En entendant derrière son dos le bruit caractéristique d’un sabre tiré du fourreau, il fut pourtant obligé de s’arrêter.

— Le diable emporte ce maudit Méridional, pensa-t-il en faisant volte-face, et en contemplant avec placidité la posture belliqueuse de Féraud.

— Tout de suite, tout de suite ! bredouillait le Gascon hors de lui.

— Je vous ai donné ma réponse, fit l’autre avec le plus grand calme.

Il s’était d’abord senti un peu vexé, avec un soupçon de gaieté, mais son visage commençait à se couvrir : il se demandait sérieusement comment il allait s’esquiver... Il était impossible de fuir devant un énergumène qui brandissait un sabre, et quant à se battre avec lui, c’était plus inadmissible encore. Il attendit un instant, puis dit exactement ce qu’il éprouvait :

— Lâchez ça ! Je ne me battrai pas avec vous. Je ne me laisserai pas ridiculiser.

— Ah ! vous ne vous laisserez pas... grinça Féraud. Vous préférez sans doute être infâme. Entendez-vous ce que je vous dis : Infâme ! Infâme ! Infâme ! cria-t-il, en se dressant sur les pieds et en se laissant retomber tour à tour. Il était devenu très rouge.

Le lieutenant avait un moment blêmi sous l’épithète odieuse, puis il rougit à son tour jusqu’à la racine de ses cheveux blonds.

— Vous ne pouvez pas vous battre ! Vous êtes aux arrêts, espèce de fou ! objecta-t-il, avec un mépris courroucé.

— Et le jardin ? Il est bien assez grand pour y coucher votre grande carcasse, bredouilla l’autre si furieusement que la colère de son interlocuteur s’en apaisa.

— C’est parfaitement absurde ! fit-il, heureux d’avoir trouvé une échappatoire. Nous ne dénicherons jamais de camarades pour nous servir de seconds. C’est une plaisanterie !

— Des seconds ! Au diable les seconds ! Nous n’avons pas besoin de témoins. Ne vous tourmentez pas de ça ! Je préviendrai vos amis de venir vous enterrer, une fois l’affaire finie. Et si vous voulez absolument des témoins, je dirai à la vieille logeuse de passer la tête par une de ses fenêtres. Tenez ! Voilà le jardinier. Il fera l’affaire. Il est sourd comme un pot, mais il a deux yeux dans la tête. Venez ! Je vous apprendrai, mon bel oiseau d’état-major, que la transmission des ordres d’un général n’est pas toujours un jeu d’enfant.

Tout en parlant, il avait débouclé son fourreau vide qu’il expédia sous le lit, puis abaissant la pointe de son sabre, il passa devant d’Hubert perplexe, en criant :

— Suivez-moi ! A peine eut-il ouvert la porte qu’on entendit un petit cri, et que la jeune soubrette, qui avait écouté par la serrure, recula en trébuchant, le dos de ses mains sur les yeux. Féraud ne parut pas la voir, mais elle courut à sa poursuite et lui saisit le bras gauche. Il l’écarta rudement ; elle se précipita alors sur le lieutenant d’Hubert, et s’agrippa à la manche de son uniforme.

— Misérable ! sanglota-t-elle. Voilà donc pourquoi vous le cherchiez ?

— Laissez-moi, supplia d’Hubert qui s’efforçait de se dégager doucement. On se croirait dans un asile d’aliénés! protesta-t-il avec exaspération. Laissez-moi, je ne lui ferai pas de mal.

Un rire diabolique de Féraud souligna cette affirmation :

— Arrivez ! hurlait-il, en tapant du pied.

Et le lieutenant d’Hubert le suivit, faute de pouvoir faire autrement ; disons pourtant, pour rendre justice à son bon sens, qu’en passant dans le vestibule, l’idée lui vint d’ouvrir la porte de la rue et de se précipiter dehors ; mais il la repoussa aussitôt, convaincu que l’autre le poursuivrait sans honte ni vergogne. La perspective d’un officier de hussards pourchassé dans les rues par un autre officier de hussards, sabre en main, ne pouvait être un seul instant envisagée. Il suivit donc Féraud au jardin. Derrière eux, marchait la jeune fille toute chancelante : les yeux et les lèvres blêmes, elle cédait à une affreuse curiosité. Elle songeait aussi, si le besoin s’en présentait, à s’interposer entre le lieutenant Féraud et la mort.

Le jardinier sourd, parfaitement inconscient du bruit des pas qui s’approchaient, continuait à arroser ses fleurs, quand le lieutenant Féraud lui allongea une bourrade dans le dos. A la vue de ce furieux qui agitait un grand sabre, le vieillard, tremblant de tous ses membres, lâcha son arrosoir. Féraud fit rouler l’instrument d’un coup de pied rageur, et saisissant le jardinier à la gorge, l’appliqua contre un arbre. Il l’y maintint et lui cria dans l’oreille :

— Reste-là et regarde ! Tu comprends ? Il faut que tu regardes ! Tâche de ne pas bouger !

Le lieutenant d’Hubert descendait lentement l’allée et déboutonnait son dolman avec un dégoût non dissimulé. A ce moment même, la main sur la poignée de son sabre, il hésitait à dégainer, lorsque l’exclamation :

— En garde, fichtre. Pourquoi vous croyez-vous donc ici ? et la ruée de son adversaire l’obligèrent à se mettre au plus vite en posture de défense.

Le fracas des armes remplissait le jardin correct qui n’avait jusque-là connu de bruit plus martial que le cliquetis du sécateur : tout à coup le buste de la vieille propriétaire émergea d’une des fenêtres du premier. Elle levait les bras au-dessus de son bonnet blanc, et criait d’une voix chevrotante. Le jardinier restait collé à l’arbre et ouvrait, d’étonnement stupide, une bouche édentée ; un peu plus haut, la jolie fille, apparemment rivée par un charme magique au coin de la pelouse, faisait quelques pas à droite et à gauche, et se tordait les mains, avec un flot de paroles sans suite. Elle ne se précipita pas entre les combattants : les attaques du lieutenant Féraud étaient si féroces que le cœur lui manqua. D’Hubert, ses facultés concentrées sur la défensive, avait besoin de toute son adresse et de sa science du sabre pour parer les coups de son adversaire. Deux fois déjà, il avait dû rompre. Il était agacé de sentir son équilibre menacé par les graviers ronds de l’allée qui roulaient sous les semelles épaisses de ses bottes, — Mauvais terrain, se disait-il, non sans tenir sur le regard furieux de son robuste adversaire, ses yeux attentifs, rétrécis par des paupières aux longs cils. Cette absurde affaire allait compromettre sa réputation naissante de jeune officier raisonnable et bien élevé. Elle ruinerait en tout cas ses espoirs immédiats, et lui aliènerait les bonnes grâces du général. Ces préoccupations mondaines étaient évidemment déplacées en un moment aussi solennel. Le duel, qu’on le tienne pour une cérémonie du culte de l’honneur, ou qu’on le réduise, dans son essence morale, à une forme de jeu viril, réclame une parfaite unité d’intention, et une austérité homicide. Par ailleurs, ce souci aigu de son avenir n’eut pas un mauvais effet sur le lieutenant d’Hubert, en ce qu’il commença d’exciter sa colère. Quelque soixante-dix secondes s’étaient écoulées depuis qu’ils avaient croisé le fer, et d’Hubert dut rompre une fois de plus pour ne pas transpercer son téméraire adversaire, comme un scarabée dans une boîte de naturaliste. Sur quoi, se méprenant à son motif, Féraud redoubla ses attaques avec un ricanement de triomphe.

— Cet enragé-là va m’acculer au mur, se disait d’Hubert. Il se croyait bien plus près de la maison qu’il n’en était en réalité et n’osait pas tourner la tête ; il lui semblait tenir son adversaire en respect avec ses yeux mieux qu’avec sa pointe. Féraud se tassait et bondissait avec une agilité féroce de tigre bien faite pour troubler le cœur le mieux accroché. Et ce qu’il y avait dans son attitude de plus effroyable que l’élan de la bête sauvage, qui accomplit dans l’innocence de son cœur une fonction naturelle, c’était cette frénésie de froide férocité dont l’homme est seul susceptible. Au milieu de ses préoccupations mondaines, d’Hubert s’en avisa tout à coup. Il s’était laissé attirer dans une affaire absurde et préjudiciable, car quelles que fussent à l’origine les intentions stupides de son antagoniste, il était évident maintenant qu’il voulait tuer, sans plus. Il le voulait avec une intensité de volonté parfaitement étrangère aux facultés inférieures du tigre.

Comme il arrive aux hommes naturellement braves, la claire vision du danger intéressait d’Hubert. Et dès que son intérêt fut nettement éveillé, la longueur de son bras et le calme de sa tête agirent en sa faveur. Ce fut au tour de Féraud de rompre, avec un grognement de rage déconfite. Il fit une feinte rapide et se lança en avant.

— Ah ! c’est comme ça, vraiment ? s’écria d’Hubert, en lui-même. Le combat avait duré près de deux minutes, temps suffisant pour énerver le plus calme des hommes, en dehors même des motifs de la querelle. Et brusquement, tout fut fini. En venant au corps à corps, sous la garde de son adversaire, Féraud reçut une estafilade sur son bras raccourci. Il ne s’en aperçut même pas, mais le coup brisa son élan ; son pied glissa sur le gravier, et il tomba à la renverse avec une extrême violence. Le choc plongea sa cervelle bouillante dans la quiétude d’une parfaite insensibilité ; en le voyant tomber la jeune Alsacienne poussa un grand cri, tandis qu’à la fenêtre, la vieille dame interrompait ses gémissements pour se signer dévotement.

A la vue de son adversaire immobile, le visage levé vers le ciel, le lieutenant d’Hubert crut l’avoir tué net. L’impression d’avoir donné un coup de taille assez violent pour couper son homme en deux, le hanta un instant, avec le souvenir exagéré de toute la vigueur qu’il avait mise dans ce coup. Il se laissa vivement tomber à genoux devant le corps inanimé. Quand il constata que le bras n’était même pas détaché, il éprouva un soulagement mitigé d’un certain désappointement. L’animal méritait davantage. Pourtant, d’Hubert n’avait jamais souhaité la mort de ce pécheur ; l’affaire était déjà bien assez vilaine, et il s’efforça au plus vite d’étancher le sang de la blessure. Sa mauvaise fortune voulut que dans cette posture, il fût ridiculement empêtré par la servante. Avec des cris d’horreur, elle l’assaillit par derrière, et l’empoigna aux cheveux pour lui tirer la tête. Il ne concevait pas la raison qui pouvait pousser la jeune fille à l’embarrasser à ce moment précis. Il n’essaya même pas de comprendre. Toute l’affaire n’était qu’un vilain et obsédant cauchemar. Deux fois, pour ne pas être renversé, il dut se lever et la repousser. Il le faisait stoïquement, sans un mot, pour s’agenouiller à nouveau et reprendre sa besogne aussitôt. Mais la troisième fois, le sang arrêté, il saisit la jeune fille et lui tint les mains collées au corps. La coiffe de travers, elle avait les joues écarlates, et ses yeux étincelaient de folle colère. D’Hubert la regarda doucement, pendant qu’elle le traitait de misérable, de traître et d’assassin. Ces accusations le troublaient moins que la conviction qu’elle lui avait abondamment griffé le visage. Le ridicule allait s’ajouter au scandale de l’affaire. Il entendait l’histoire passer, enjolivée de bouche en bouche, par toute la garnison ; elle gagnerait l’armée d’un bout à l’autre de la frontière, avec toutes les déformations possibles, de sentiments, de motifs et de circonstances, et finirait par jeter un doute jusque dans les cœurs de son honorable famille sur sa conduite et la distinction de ses goûts. C’était très bien pour cet imbécile de Féraud qui n’avait ni relations ni famille ; son courage faisait sa seule qualité et c’était là un don simplement naturel, apanage du dernier des cavaliers de toute la cavalerie française. Sans cesser de maintenir dans sa poigne les bras de la jeune fille, d’Hubert jeta un coup d’œil par-dessus son épaule. Le lieutenant Féraud avait ouvert les yeux. Il ne bougeait pas. Comme un homme qui sort d’un profond sommeil, il regardait sans expression le ciel du soir.

Les appels véhéments que d’Hubert adressait au vieux jardinier restaient sans effets et ne lui faisaient même plus fermer sa bouche édentée. Le jeune homme se souvint brusquement que le vieillard était parfaitement sourd. Pendant tout ce temps, la servante se débattait, et lui envoyait des coups de pied dans les jambes avec une rage muette de furie plus qu’avec une réserve de jeune fille. Il continuait à la tenir ferme, averti par son instinct que s’il la lâchait, elle lui sauterait aux yeux. Et cette situation l’humiliait singulièrement. La jeune fille finit pourtant par rester tranquille, moins par raison que par épuisement. D’Hubert essaya de se tirer du cauchemar par la voie des négociations.

— Écoutez-moi, fit-il avec tout le calme qu’il put trouver en lui. Voulez-vous me promettre de courir à la recherche d’un chirurgien, si je vous laisse aller ?

Il éprouva une affliction sincère à entendre la jeune fille déclarer qu’elle n’en ferait rien. Au contraire, elle affirma, entre ses sanglots, son intention de rester dans le jardin, et de lutter bec et ongles pour la protection du vaincu. Une telle obstination était désolante.

— Ma chère enfant, cria-t-il avec désespoir, est-il possible que vous me croyiez capable d’assassiner un adversaire blessé ?... Quelle... Voulez-vous rester tranquille, espèce de petit chat sauvage !

Ils luttaient. Une voix épaisse, endormie, dit derrière leur dos :

— Qu’est-ce que vous faites à cette fille ?

Le lieutenant Féraud s’était arc-bouté sur son bras valide. Il regardait d’un air hébété son autre bras, le désordre de son uniforme ensanglanté, une petite flaque rouge étalée à terre, et son sabre tombé à deux pas dans l’allée. Puis il se recoucha doucement pour réfléchir à tous ces problèmes, autant du moins que le lui permettait un affreux mal de tête.

D’Hubert lâcha l’Alsacienne qui s’accroupit aussitôt près de l’autre lieutenant. Les ombres de la nuit tombaient sur le joli jardin et noyaient le tendre groupe, d’où s’échappaient des murmures étouffés de chagrin et de compassion, mêlés à des bruits faibles d’un autre caractère, qui rappelaient la voix d’un malade mal éveillé, et, qui se fût essayé à jurer. Le lieutenant d’Hubert s’esquiva.

Il traversa la maison silencieuse et, sorti dans la rue, se félicita du crépuscule qui dissimulait aux passants ses mains ensanglantées et les égratignures de son visage. On ne pouvait espérer pourtant tenir l’affaire secrète. Et redoutant par-dessus tout le discrédit et le ridicule, il se reprochait douloureusement de se glisser par les rues détournées avec une mine d’assassin. Soudain, le son d’une flûte, sorti par la fenêtre ouverte du premier étage d’une maison modeste, interrompit ses réflexions lugubres. Le virtuose apportait à son étude un véritable acharnement, et, sous les fioritures de la mélodie, on percevait le battement régulier du pied qui battait la mesure sur le plancher.

D’Hubert lança le nom d’un chirurgien-major qu’il connaissait bien. La flûte se tut, et le musicien paraissant à la fenêtre, son instrument en main, jeta les yeux dans la rue.

— Qui va là ? Vous, d’Hubert ? Qu’est-ce qui vous amène par ici ?

Il n’aimait pas être dérangé à l’heure où il jouait de la flûte. C’était un homme dont les cheveux avaient blanchi à panser les blessés sur les champs de bataille, et qui s’était consacré à l’ingrate besogne, en laissant les autres récolter honneurs et avancement.

— Je voudrais que vous alliez sans tarder voir Féraud. Vous connaissez le lieutenant Féraud ? Il habite à deux pas d’ici ; quelques minutes à peine.

— Qu’est-ce qu’il a donc ?

— Blessé.

— Vous en êtes sûr ?

— Sûr ? Je le quitte à l’instant.

— C’est amusant ! fit le vieux chirurgien.

Amusant était son terme favori, mais l’expression de son visage, quand il le prononçait n’était jamais en harmonie avec le mot. C’était un homme placide.

— Entrez, ajouta-t-il. Je me prépare à l’instant.

— Merci bien. Je voudrais me laver les mains dans votre chambre.

D’Hubert trouva le chirurgien en train de dévisser sa flûte et d’en ranger méthodiquement les morceaux dans un étui. L’autre tourna la tête.

— Il y a de l’eau là., dans le coin. Vos mains en ont besoin, en effet.

— J’ai arrêté l’hémorragie, fit le lieutenant. Vous feriez bien de vous hâter. Il y a plus de dix minutes que j’ai quitté le blessé, vous savez.

Le chirurgien se préparait avec lenteur.

— De quoi s’agit-il ? Un pansement défait ? C’est amusant. J’ai travaillé à l’hôpital toute la journée, et on m’avait dit, ce matin, qu’il s’était tiré d’affaire sans égratignure.

— Ce n’est pas le même duel apparemment, grogna sourdement d’Hubert qui essuyait ses mains à un gros torchon.

— Pas le même... Comment cela ? Un autre. Il faudrait le diable pour me faire aller deux fois le même jour sur le terrain.

Le chirurgien examinait attentivement le lieutenant d’Hubert.

— Qu’est-ce qui vous a griffé le visage de la sorte ? Des deux côtés... symétriquement. C’est amusant !

— Très amusant ! grommela d’Hubert. Et vous trouverez amusante aussi l’estafilade de son bras. Il y a de quoi vous amuser tous les deux quelque temps.

Le chirurgien fut saisi et impressionné par l’amertume soudaine de ces paroles. Les deux hommes sortirent ensemble de la maison, et le docteur fut encore plus intrigué par la conduite de son compagnon.

— Vous ne venez pas avec moi? demanda-t-il.

— Non ! répondit d’Hubert ; vous trouverez bien la maison tout seul. Vous verrez sans doute la porte ouverte sur la rue.

— Très bien ; où est sa chambre ?

— Au rez-de-chaussée ; seulement, vous ferez bien de traverser la maison et d’aller d’abord voir dans le jardin.

Ce singulier avis incita le chirurgien à courir sans plus de paroles. D’Hubert rentra chez lui débordant de pensées indignées, inquiètes et véhémentes. Presque autant que la colère de ses supérieurs, il redoutait les brocards de ses camarades. L’affaire était affreusement grotesque et embarrassante, même sans tenir compte de l’irrégularité d’un combat qui la rapprochait odieusement d’un crime. Comme tous les hommes médiocrement doués d’imagination, cette faculté qui favorise tant la marche des pensées, le lieutenant d’Hubert se sentit accablé par les aspects divers de la situation. Il était certainement heureux de n’avoir pas tué Féraud en dehors de toutes règles, et sans les témoins nécessaires à un telle opération. Fort heureux. Ce qui ne l’empêchait pas d’éprouver le désir de lui tordre le cou sans cérémonie.


Il était encore sous l’empire de ces sentiments contradictoires, quand le chirurgien amateur de flûte vint le voir. Plus de trois jours s’étaient écoulés. Le lieutenant d’Hubert n’était plus officier d’ordonnance du général commandant la division. Il avait été rendu à son régiment. Et pour renouer connaissance avec la grande famille militaire, il avait pris des arrêts de rigueur dans une chambre du quartier, et non dans son logement de ville. La gravité du cas lui avait fait interdire toute visite. Il ne savait pas ce qui s’était passé, ce qui se disait ou ce que l’on pensait. L’arrivée du chirurgien constitua une surprise fort inattendue pour le prisonnier accablé. L’amateur de flûte commença par expliquer que sa visite était due à une faveur spéciale du colonel.

— Je lui ai représenté qu’il n’était que juste de vous apporter des nouvelles authentiques de votre adversaire, poursuivit-il. Vous serez heureux d’apprendre qu’il se rétablit rapidement.

Le visage du lieutenant d’Hubert n’exprima aucune des marques ordinaires de la joie. Il continuait d’arpenter la pièce poussiéreuse et nue.

— Prenez donc un siège, docteur, grommela-t-il.

Le chirurgien s’assit.

— L’affaire a été appréciée de façons diverses, tant en ville qu’à l’armée. A vrai dire, les divergences d’opinion sont amusantes.

— A coup sûr ! marmonna d’Hubert, sans interrompre sa promenade monotone, et non sans s’étonner, en secret, qu’il pût y avoir deux opinions sur l’affaire.

Le chirurgien reprit :

— Évidemment, on ne connaît pas exactement les faits.

— Je pensais, interrompit d’Hubert, que cet individu vous aurait mis au courant.

— Il a bien dit quelque chose, la première fois que je l’ai vu, concéda l’autre. Et, à propos, c’est bien dans le jardin que je l’ai trouvé. Le coup qu’il avait reçu sur le derrière de la tête l’avait rendu un peu incohérent. Par la suite, il s’est montré plutôt réticent.

— Je ne m’attendais pas à ce qu’il eût le bon sens de témoigner quelque honte, grommela d’Hubert, qui reprit sa promenade, tandis que le chirurgien murmurait :

— Très amusant ! De la honte ? Ce n’était pas précisément son état d’esprit. Vous, évidemment, vous pouvez considérer les choses sous un angle différent.

— Les choses ? De quoi parlez-vous ? demanda d’Hubert, avec un coup d’œil oblique sur l’homme au visage lourd et au poil grisonnant.

— En tout cas, fît le chirurgien avec une certaine impatience, je ne veux pas formuler d’opinion sur votre conduite...

— Par le ciel, vous ferez bien!... éclata d’Hubert.

— Là ! là ! Ne prenez pas feu comme cela. Ça ne rapporte guère, à la longue. Comprenez, une fois pour toutes, jouvenceau que vous êtes, que je ne me soucie pas de vous entamer la peau avec d’autres outils que ceux de mon métier. Mais mon conseil est bon. Si vous continuez de la sorte, vous vous ferez une vilaine réputation.

— Continuer comment ? demanda le lieutenant, tout à fait sidéré. Moi ! moi ! me faire une réputation... ? Qu’est-ce que vous imaginez donc ?

— Je vous ai déjà dit que je ne prétendais pas déterminer les torts dans cet incident. Ce n’est pas mon affaire. Cependant...

— Que diable a-t-il pu vous raconter ? interrompit d’Hubert avec un ahurissement parfait.

— Je vous ai déjà dit qu’au premier abord, lorsque je l’ai trouvé dans le jardin, il était incohérent. Après, il s’est montré naturellement réticent. Du moins ai-je cru comprendre qu’il n’y avait pas de sa faute dans l’affaire.

— Pas de sa faute ! clama le lieutenant du haut de sa voix. Puis baissant le ton, et d’un accent ému : Et moi, y avait-il de ma faute ?

Le chirurgien se leva. Ses pensées allaient à la flûte, fidèle compagne à la voix consolatrice. Au voisinage des ambulances du front, après vingt-quatre heures de rude labeur, on l’avait entendu troubler de ses doux accents l’horrible paix des champs de bataille abandonnés au silence et à la mort.

L’heure exquise de sa vie quotidienne approchait, et, en temps de paix, il tenait à cette heure-là comme un avare à son trésor.

— Bien sûr ! bien sûr ! fit-il négligemment. Vous ne sauriez en juger autrement. Quant à moi, parfaitement neutre et animé des meilleures intentions à votre double endroit, j’ai consenti à vous transmettre son message. Dites que je me prête aux fantaisies d’un malade, si vous voulez. Il veut que vous sachiez que l’affaire n’est nullement close. Il vous adressera ses témoins dès qu’il aura repris des forces, à condition, bien entendu, que l’armée ne soit pas en campagne à l’époque.

— Ses témoins, vraiment ? Eh bien, c’est entendu ! bredouilla d’Hubert avec fureur.

Le visiteur ne pouvait deviner le motif d’une telle exaspération, mais cette colère le confirma dans l’opinion qui commençait à se faire jour qu’un débat très sérieux s’était élevé entre les jeunes gens, un motif assez important pour réclamer un air de mystère, un fait de la plus haute gravité. Pour vider leur querelle, les deux jeunes officiers avaient risqué, au seuil de leur carrière, disgrâce et rétrogradation. Le chirurgien craignait que l’enquête prochaine déçût la curiosité générale. Les deux adversaires n’allaient pas livrer à la curiosité publique un différend assez grave pour leur faire risquer une accusation de meurtre. De quoi pouvait-il s’agir ?

Le docteur n’était pas très curieux par tempérament, mais la question qui harcelait son esprit lui fit retirer à deux reprises ce soir-là l’instrument de ses lèvres, en plein milieu d’un morceau, et il resta un moment silencieux, à la recherche d’une théorie plausible.


II


Il n’y réussit pas mieux que le reste de la garnison ni la société tout entière. Les deux officiers, dont on avait, jusque-là, fait assez médiocre cas, devinrent l’objet d’une curiosité universelle, qui s’attachait au motif de leur querelle. Le salon de madame de Lionnel était le centre des hypothèses ingénieuses : cette dame elle-même fut, pendant quelque temps, assaillie de questions, pour avoir été la dernière à parler à ces deux malheureux et téméraires jeunes gens avant leur départ pour le jardin fermé où ils s’étaient livré, à la nuit tombante, ce duel féroce. Elle affirmait n’avoir rien observé d’inaccoutumé dans leur attitude. Évidemment, le lieutenant Féraud était marri de se voir éloigné du salon. Rien de plus naturel : un homme n’aime jamais être dérangé au cours d’un entretien avec une dame réputée pour son élégance et sa sensibilité. D’ailleurs, le sujet importuna vite madame de Lionnel, car les bavardages les plus audacieux ne trouvaient à établir aucune corrélation entre cette affaire et sa personnalité. Et elle s’agaçait d’entendre avancer qu’il devait bien y avoir une femme au fond de l’histoire. Cette irritation, qui ne tenait ni à son élégance ni à sa sensibilité, mais à un côté plus instinctif de sa nature, devint si forte qu’elle finit par interdire toute allusion à l’histoire sous son toit. Près de son divan, on lui obéissait, mais dans le salon, à l’écart, on continuait à soulever plus ou moins le manteau d’un silence imposé. Un personnage à qui son long et pâle visage donnait un air ovin, opinait, en hochant la tête, qu’il s’agissait d’une affaire ancienne, envenimée par le temps. On lui objectait que la jeunesse des deux adversaires ne justifiait guère une telle théorie, et qu’ils sortaient, au surplus, de régions lointaines et bien différentes de la France. Un sous-intendant militaire, célibataire aimable et cultivé, en culotte de casimir, bottes à la Hessoise et tunique bleue brodée d’argent, qui affectait de croire à la transmigration des âmes, suggérait que les jeunes gens avaient pu se rencontrer dans une existence antérieure. Leur discorde datait d’un passé oublié. Elle pouvait rester parfaitement inconcevable dans l’état présent de leur être, mais leurs âmes qui se souvenaient de leur haine, manifestaient un antagonisme instinctif. A tout prendre, l’affaire était si absurde, tant du point de vue militaire et mondain que de celui de l’honorabilité et de la sagesse, que cette explication fantastique paraissait plus raison nable que toute autre.

Les deux officiers n’avaient fait à personne de confidences précises. L’humiliation d’avoir eu le dessous dans un combat singulier et le sentiment inquiet de s’être laissé attirer dans une mauvaise affaire par l’injustice du sort, imposaient au lieutenant Féraud un mutisme féroce. Il se méfiait de toutes les sympathies qui devaient aller naturellement au freluquet d’état-major. Il déversait ses imprécations dans le sein de la jolie soubrette qui le soignait avec dévouement et assistait avec terreur à ses affreux délires. Elle trouvait parfaitement juste que le lieutenant d’Hubert dût un jour « payer tout cela », mais sa préoccupation première restait que Féraud ne s’excitât pas trop. Il paraissait si admirable et si fascinant à l’humilité de son cœur, que son seul souci était de le voir promptement rétabli, dût-il reprendre aussitôt ses visites au salon de madame de Lionnel.

Le lieutenant d’Hubert garda le silence pour la raison bien claire qu’il n’avait, en dehors d’un jeune brosseur stupide, personne à qui parler. Au surplus, il sentait que l’épisode, si grave professionnellement, avait aussi son côté comique. A la réflexion, il se disait encore qu’il eût aimé tordre le cou au lieutenant Féraud. C’était là, d’ailleurs, façon de parler plus imagée que précise, et qui traduisait un état d’esprit plutôt qu’une impulsion physique véritable. Il subsistait en même temps, chez ce jeune homme, un sentiment de camaraderie et une bienveillance naturelle qui lui faisaient répugner à aggraver la situation du lieutenant Féraud. Il n’allait pas répandre, à droite et à gauche, cette maudite histoire. A l’enquête, il devrait dire la vérité pour se défendre, et cette seule perspective l’agaçait.

Il n’y eut pas d’enquête, car l’armée entra en campagne et d’Hubert, relâché sans observations, prit son service au régiment. Féraud, le bras à peine sorti de l’écharpe, retrouva sa place dans l’escadron, et sans essuyer de questions indiscrètes, acheva sa convalescence dans la fumée des champs de bataille et la fraîcheur des bivouacs nocturnes. Ce traitement fortifiant lui réussit si bien, qu’aux premières rumeurs d’un armistice, il put songer sans crainte à son duel particulier.

Cette fois, il s’agissait d’un combat en règle. Il dépêcha deux amis au lieutenant d’Hubert, dont le régiment campait à petite distance du sien. Ces amis n’avaient posé aucune question à leur commettant. —Il me doit une revanche, le bel officier d’état-major, avait-il dit d’un ton sombre, et ils étaient tranquillement partis pour leur mission. D’Hubert n’eut pas de peine à trouver deux amis également discrets et dévoués à leur camarade. Voilà un écervelé qui a besoin d’une leçon, déclara-t-il sèchement, et ils ne demandèrent pas de meilleures raisons.

Dans ces conditions, une rencontre à l’épée de combat fut décidée pour un matin, dans un champ propice. A la troisième reprise, d’Hubert se trouva allongé sur l’herbe humide de rosée, avec un trou au côté. Un clair soleil se levait à sa gauche, sur un paysage de prés et de bois. Un chirurgien, non l’amateur de flûte, mais un autre, se penchait sur lui pour examiner la blessure.

— Vous l’avez échappé belle, mais ce ne sera rien, affirma-t-il.

D’Hubert entendit ces paroles avec plaisir. Un de ses témoins, assis dans l’herbe mouillée, lui soutenait la tête sur ses genoux, et disait :

— C’est la fortune de la guerre, mon pauvre vieux ! Que veux-tu ? Vous feriez mieux de vous réconcilier comme deux bons bougres, allons !

— Tu ne sais pas ce que tu demandes, murmura le lieutenant d’Hubert, d’une voix faible. Pourtant s’il...

Dans un autre coin de la prairie, les témoins de Féraud le pressaient d’aller serrer la main de son adversaire :

— Vous êtes quittes, que diable ! Il n’y a rien de mieux à faire. Ce d’Hubert est un brave garçon...

— Je les connais, ces beaux favoris de généraux ! grommelait entre ses dents le lieutenant Féraud, dont la sombre expression découragea chez ses amis toutes tentatives de réconciliation.

Les témoins se saluèrent de loin en emmenant leurs hommes. L’après-midi, le lieutenant d’Hubert, qu’une grande bravoure unie à un caractère franc et égal rendait très populaire, reçut de nombreuses visites. On remarqua que, contrairement à l’habitude, Féraud ne sortit guère pour recevoir les compliments de ses amis. Les félicitations ne lui auraient pourtant pas fait défaut, car lui aussi était aimé pour l’exubérance de sa nature méridionale et la simplicité de son caractère. Partout où les officiers avaient coutume de se réunir à la fin de la journée, on discuta, à tous points de vue, le duel du matin. Bien que le lieutenant d’Hubert eût eu cette fois le dessous, on louait fort son jeu, à coup sûr très serré et très scientifique. On chuchotait même que, s’il avait été touché, c’était pour avoir voulu épargner son adversaire. Maints connaisseurs affirmaient pourtant que la vigueur et le cran du lieutenant Féraud étaient irrésistibles.

Si l’on discutait ouvertement les mérites des deux officiers comme combattants, on passait rapidement et avec circonspection sur leur attitude après le duel. Ils paraissaient irréconciliables, et tout le monde le déplorait.

Mais ils savaient bien, somme toute, ce que leur dictait le souci de leur honneur, et ce n’était pas aux camarades à aller fourrer le nez dans leurs affaires. Quant à l’origine de la querelle, l’impression générale était qu’elle devait dater de leur séjour à Strasbourg. Cette opinion faisait pourtant hocher la tête au chirurgien flûtiste : c’était une affaire bien plus ancienne, à son sens.

— Voyons ! Vous devez connaître toute l’histoire, crièrent plusieurs voix avec une ardente curiosité. De quoi s’agissait-il donc?

Il leva délibérément les yeux au-dessus de son verre :

— A supposer que je connusse les faits, vous ne pourriez pas me demander de vous les raconter, quand les deux? intéressés ne veulent rien en dire !

Il sortit en laissant derrière lui une atmosphère de mystère. Il ne pouvait s’attarder davantage, car l’heure magique de la flûte était proche.

Après qu’il fut parti, un jeune officier déclara solennellement :

— C’est évident ; il a les lèvres scellées.

Personne ne discuta la haute probabilité d’une telle assertion qui ajouta encore à l’impressionnant secret de l’affaire. Guidés par leur seule bienveillance et leur désir de bonne harmonie, plusieurs anciens des deux régiments proposèrent de constituer un tribunal d’honneur, auquel les deux jeunes gens s’en remettraient du soin de leur réconciliation. Malheureusement, ils s’adressèrent d’abord à Féraud, qu’ils pensaient devoir trouver apaisé par sa victoire récente, et porté à la modération.

Bien que le raisonnement fût plausible, la tentative fut malheureuse. Grâce à ce relâchement de la tension morale qui suit une satisfaction de vanité, Féraud avait, dans le secret de son cœur, consenti à revenir sur le cas, et était arrivé à douter, sinon de la justice de sa cause., au moins de la sagesse de sa conduite. Il n’en répugnait que mieux à parler de l’affaire. La proposition des anciens le mettait dans une situation délicate. Il en fut agacé, et, par une logique paradoxale, cet agacement réveilla son animosité contre le lieutenant d’Hubert. Allait-il être éternellement poursuivi par cet individu, qui avait un talent infernal pour circonvenir le public ? Il était pourtant difficile de s’opposer tout net à une médiation sanctionnée par le code de l’honneur.

Il se tira de cette difficulté par une attitude de sombre réserve. Il tortillait ses moustaches et proférait des paroles dilatoires. Le cas était parfaitement clair, et il n’aurait pas plus de vergogne à l’exposer devant un Tribunal d’honneur qu’à le défendre sur le terrain. Cependant, il ne voyait pas de raisons de sauter sur la proposition avant de savoir comment son adversaire allait l’accueillir.

Plus tard dans la soirée, il déclara en public, dans un renouveau d’exaspération, « que ce serait la meilleure solution pour le lieutenant d’Hubert, car, à la prochaine rencontre, il ne devait pas compter s’en tirer avec trois pauvres semaines de lit ».

Cette vantardise aurait pu être dictée par le plus pur machiavélisme. Les natures méridionales cachent souvent, sous une exubérance apparente de gestes et de langage, un certain degré de cautèle.

Féraud qui se méfiait de la justice des hommes, n’avait que faire d’un tribunal d’honneur, et les paroles qui s’accordaient si bien avec son tempérament, avaient aussi l’avantage de travailler pour lui. Prononcées à bon escient ou non, elles furent rapportées en moins de vingt-quatre heures au lieutenant d’Hubert. Aussi le blessé, soutenu sur son lit par un tas d’oreillers, opposa-t-il le lendemain aux offres de conciliation l’assurance que l’affaire n’était pas de nature à supporter la discussion.

La pâleur du jeune officier, la faiblesse d’une voix qu’il devait encore ménager, et la dignité courtoise de son accent impressionnèrent fort les auditeurs. Ces détails, rapportés en tous lieux, firent plus pour épaissir le mystère que les fanfaronnades de Féraud. Celui-ci fut très soulagé d’une telle conclusion. Il commençait à goûter fort la curiosité générale, et se plaisait à l’aiguiser par son attitude de discrétion farouche.

Le colonel du lieutenant d’Hubert était un vieux soldat grisonnant et tanné qui envisageait très simplement ses responsabilités : — Je ne puis, se disait-il, laisser les meilleurs de mes subalternes se faire abîmer pour rien. Il faut que je tire moi-même cette affaire-là au clair. Il parlera, quand le diable y serait. Le colonel doit être mieux qu’un père pour ces jeunes gens. Et il portait, en réalité, à tous ses hommes l’affection que le père d’une nombreuse famille peut éprouver pour chacun de ses membres. Si une erreur de la Providence faisait naître les humains sous l’espèce de simples pékins, ils renaissaient au régiment comme les enfants d’une même famille, et cette naissance militaire comptait seule.

A la vue du visage blême et des yeux creux du lieutenant d’Hubert, le cœur du vieux soldat ressentit une compassion sincère. Toute sa tendresse pour son régiment — ce corps qu’il tenait dans sa main pour le lancer ou le ramener en arrière à son gré, qui exaltait son orgueil et résumait toutes ses pensées, — se concentra en un instant sur la personne de ce jeune subalterne si riche de promesses. Il s’éclaircit la gorge de façon menaçante et fronça des sourcils ténébreux :

— Vous comprenez, commença-t-il, que je me moque parfaitement de la vie du dernier de mes hommes. Je vous lancerais au galop dans un abîme de perdition, avec vos chevaux, les huit cent quarante-trois cavaliers que vous êtes, sans plus de remords que je n’en ai à tuer une mouche !

— Oui, mon colonel. Et vous nous montreriez le chemin, fit d’Hubert avec un pâle sourire.

Le colonel, qui sentait la nécessité de la diplomatie faillit éclater.

— Je veux vous faire comprendre, lieutenant d’Hubert, que je saurais, s’il le fallait, rester à l’écart et vous laisser tous tomber en enfer. Je suis homme à faire pareil sacrifice si le bien du service et mon devoir envers la patrie l’exigent. D’ailleurs, c’est chose inconcevable et ce n’est pas la peine d’en parler. Il roulait des yeux féroces, mais son accent s’adoucit. Vous avez encore une goutte de lait sur votre belle moustache, mon garçon. Vous ne savez pas ce dont un homme comme moi est capable. Je me cacherais derrière une meule de foin si... Ne ricanez pas comme cela, jeune homme. Vous osez ? S’il ne s’agissait pas d’une conversation d’homme à homme, je vous... Écoutez ! Je suis responsable des vies qui me sont confiées, et ne dois les consacrer qu’à la gloire de notre patrie, et à l’honneur du régiment. Comprenez-vous cela ? Eh bien, à quoi diable songez-vous, en vous laissant embrocher de la sorte par un lieutenant du 7e hussards? C’est une véritable honte.

D’Hubert éprouvait une mortification excessive. Il haussa légèrement les épaules, sans répondre. Il ne pouvait ignorer tout ce qu’il portait de responsabilités.

Le colonel baissa les paupières et adoucit encore sa voix.

— C’est déplorable, murmura-t-il. Puis changeant d’attitude : Voyons ! fit-il, d’un ton persuasif, mais avec cet accent d’autorité qui appartient aux vrais meneurs d’hommes ; il faut arranger cette affaire. Je veux en être informé tout au long. Je demande, comme votre meilleur ami, à tout savoir.

La haute puissance de l’autorité, l’influence persuasive de la bonté affectèrent fort le blessé qui sortait de son lit de douleur. La main que d’Hubert appuyait sur le pommeau d’une canne trembla légèrement. Cependant son tempérament de septentrional, sentimental mais prudent, et clairvoyant dans son idéalisme, contint le désir qui le poussait à raconter toute la monstrueuse et imbécile affaire. Selon le précepte d’une sagesse transcendante, il tourna sept fois sa langue dans sa bouche avant de parler, et ne prononça que des paroles de gratitude.

Le colonel l’écoutait, intéressé d’abord, puis il parut intrigué. A la fin, fronçant les sourcils.

— Vous hésitez, mille tonnerres ? Ne vous ai-je pas dit que je consentais à discuter avec vous en ami?

— Oui, mon colonel ! répondit doucement d’Hubert. Mais j’ai peur qu’après m’avoir écouté en ami, vous n’agissiez en supérieur.

Le colonel fit claquer ses mâchoires d’un air soucieux.

— Et alors, fit-il nettement. L’affaire serait-elle donc si terriblement honteuse ?

— Pas du tout, déclara d’Hubert d’une voix faible mais nette.

— Évidemment j’agirai pour le bien du service. Rien ne saurait m’en empêcher. Pourquoi pensez-vous que je vous demande de me raconter votre histoire ?

— Je sais que ce n’est pas par vaine curiosité, protesta le lieutenant. Je suis sûr que vous agirez pour le mieux. Songez seulement au bon renom du régiment.

— Il ne saurait être compromis par une folie juvénile de lieutenant, remontra sévèrement le colonel.

— C’est vrai, mais il peut l’être par les ragots. On dira qu’un lieutenant du 4e hussards se cache derrière son colonel pour ne pas rencontrer un adversaire. Et ce serait pis que de se mettre derrière une meule... pour le bien du service. Je ne puis y consentir, mon colonel.

— Personne n’oserait rien dire de pareil, commença avec fureur le colonel, dont la phrase s’acheva en un murmure dubitatif.

La bravoure du Lieutenant d’Hubert était bien connue.

Et le colonel savait parfaitement que le courage en duel, en combat singulier, passe, à tort ou à raison, pour un courage d’espèce particulière. Il était éminemment nécessaire qu’un officier de son régiment possédât toutes les espèces de courage et le prouvât aussi. Le colonel avança la lèvre inférieure, et fixa au loin un regard immobile. C’était là chez lui marque de perplexité, expression pratiquement inconnue à son régiment, car la perplexité est un sentiment incompatible avec les fonctions de colonel de cavalerie. L’officier était accablé par la nouveauté déplaisante d’une telle sensation. Comme il n’était pas habitué à réfléchir, en dehors de questions professionnelles, ayant trait au bien-être des hommes et des chevaux et de leur utilisation sur le champ de gloire, ses efforts intellectuels dégénéraient en une simple répétition d’expressions violentes : — Mille tonnerres ! pensait-il. Sacré nom de nom !

D’Hubert fut secoué par une quinte de toux douloureuse et ajouta, d’un ton las :

— Il y aura assez de méchantes langues pour dire que j’ai eu peur. Et je pense que vous ne me demanderez pas de laisser passer une telle imputation. Je puis me trouver, d’un moment à l’autre, avec une douzaine de duels sur les bras au lieu de cette unique affaire.

La simplicité directe d’un tel argument frappa le colonel. Il regarda fixement son subordonné.

— Asseyez-vous, lieutenant, grommela-t-il, voilà une sacrée diable de... Asseyez-vous !

— Mon colonel, reprit d’Hubert, je n’ai pas peur des mauvaises langues. Il y a une façon de les faire taire. Songez seulement à ma tranquillité d’esprit. Je ne pourrais me défaire de l’idée que j’aurais causé la perte d’un camarade. Si vous agissez, l’affaire ira plus loin. L’enquête a été abandonnée ; n’en parlons plus. Elle aurait été absolument fatale à Féraud !

— Hein ? Vous dites ? Il s’est donc si mal conduit ?

— Oui, assez mal ! murmura d’Hubert, à qui sa faiblesse persistante donnait envie de pleurer.

Comme l’autre officier n’appartenait pas à son régiment, le colonel n’eut pas grand’peine à croire son subordonné. Il se mit à arpenter la pièce. C’était un bon chef, un ami capable de discrète sympathie. Pourtant, il était homme aussi et le laissa voir, car il était étranger à tout artifice.

— Le diable, lieutenant, bredouilla-t-il, dans la simplicité de son cœur, c’est que j’ai déclaré mon intention d’aller jusqu’au bout de l’affaire. Et quand un colonel affirme une chose, vous comprenez...

— Mon colonel, interrompit vivement d’Hubert, laissez-moi vous supplier de vous contenter de ma parole d’honneur. Je vous affirme avoir été entraîné dans une maudite histoire qui ne me laissait pas de choix ; il n’y avait pas d’autre alternative compatible avec ma dignité d’homme et d’officier. Voilà, en somme, le fond de l’affaire, mon colonel ; je vous le montre. Le reste n’est que détails sans importance.

Le colonel s’arrêta court. La réputation de bon sens et de bonne humeur du lieutenant d’Hubert pesait dans la balance. Tête froide, cœur chaud et sincère. Toujours correct dans sa conduite. Il fallait lui faire confiance. Le colonel contint virilement une immense curiosité.

— Hum ! vous affirmez que comme homme et comme officier... Vous n’aviez pas le choix dites-vous ?

— Comme officier, officier du 4e hussards, surtout, insista d’Hubert. Non, mon colonel ; et c’est le fond de l’affaire.

— Soit ! Bien que tout de même, je ne voie pas pourquoi, à votre colonel... Un colonel est un père, que diable !

Le colonel n’aurait pas dû laisser échapper d’Hubert, qui prenait, avec humiliation et désespoir, conscience de son insuffisance physique. Il cédait à un entêtement de malade, et sentait avec terreur ses yeux se remplir de larmes. L’affaire était trop lourde pour lui. Une larme roula sur sa joue pâle et amaigrie.

Le chef se détourna brusquement ; on eût entendu tomber une épingle :

— C’est une stupide histoire de femme, sans doute ?

En prononçant ces paroles, le colonel se retourna vivement, pour surprendre la vérité, qui n’est pas une belle femme cachée au fond d’un puits, mais un oiseau timide que la ruse seule peut saisir. Ce fut le dernier effort de sa diplomatie. Il discerna l’incontestable vérité dans l’attitude du lieutenant, qui levait au ciel ses yeux et son bras affaibli, en une protestation suprême.

— Pas une histoire de femme, hein ? gronda le colonel avec un regard perçant. Je ne vous demande ni quoi ni quelle. Tout ce que je veux savoir, c’est s’il y a une femme dans l’affaire ?

Les bras du lieutenant tombèrent, et d’une voix brisée :

— Rien de pareil, mon colonel !

— Sur votre honneur ? insista le vieux soldat.

— Sur mon honneur !

— Très bien ! fit le colonel, en se mordant la lèvre d’un air pensif. Les arguments du lieutenant, joints à son propre penchant pour le jeune homme, l’avaient convaincu. Il retint encore un instant d’Hubert, puis le congédia avec bonté.

— Gardez le lit quelques jours de plus, lieutenant. A quoi diable a pu penser le major, qui vous dit en état de reprendre votre service ?

Au sortir de l’entrevue, d’Hubert ne dit rien à l’ami qui l’attendait pour le ramener chez lui. Il ne dit rien à personne ; le lieutenant n’était pas communicatif. Mais ce soir-là, en se promenant sous les ormes qui poussaient près de son logis, en compagnie de son second, le colonel ouvrit les lèvres :

— Je connais le fin mot de l’histoire, affirma-t-il.

Le lieutenant-colonel, petit bonhomme sec et noir, à favoris courts, dressa l’oreille, sans laisser échapper un signe de curiosité.

— Ce n’est pas une vétille, ajouta le colonel, avec gravité.

L’autre attendit un long moment, avant de murmurer :

— Vraiment, mon colonel ?

— Pas une vétille ! répéta le chef, qui regardait droit devant lui. Mais j’ai interdit à d’Hubert d’envoyer un défi à ce Féraud, ou d’en relever un avant un an.

Il avait trouvé cette échappatoire pour sauvegarder son prestige. Cette interdiction eut pour résultat de donner un sceau officiel au mystère dont s’enveloppait la terrible querelle. D’Hubert opposa un silence glacial à toutes les tentatives faites pour lui arracher la vérité. Féraud, secrètement inquiet d’abord, retrouva peu à peu son assurance. Il dissimulait sous des éclats de rire sardoniques son ignorance des raisons de la trêve imposée, comme s’il avait trouvé un motif de joie dans des faits qu’il entendait garder pour lui seul. — Qu’est-ce que tu vas donc faire ? lui demandaient ses camarades, pour s’entendre répondre avec un accent farouche : — Qui vivra verra. Et chacun admirait sa réserve..

Avant la fin de la trêve, le lieutenant d’Hubert obtint une compagnie. C’était une promotion bien méritée, que personne ne semblait pourtant attendre. Quand Féraud apprit la nouvelle, dans une réunion d’officiers, il grommela entre ses dents : — Ah ! vraiment ? Saisissant son sabre accroché près de la porte, il l’agrafa soigneusement, et quitta le cercle sans un mot. Il rentra chez lui à pas mesurés, battit le briquet et alluma sa chandelle. Puis, empoignant un malheureux verre sur la cheminée, il le jeta violemment à terre.

Maintenant que d’Hubert était son supérieur, il n’y avait pas à songer au duel. Les adversaires n’eussent pu envoyer ou relever un appel sans encourir le conseil de guerre, et c’était chose impossible. Féraud, qui n’éprouvait plus depuis longtemps aucun désir sincère de rencontrer d’Hubert les armes à la main, s’emporta à nouveau contre l’injustice systématique du sort. — Alors, il espère s’en tirer comme cela ? se disait-il avec indignation. Il voyait dans cette promotion une intrigue, une conspiration, une lâche manœuvre. Le colonel savait bien ce qu’il faisait ; il s’était dépêché de recommander son favori pour l’avancement. Il était scandaleux qu’un homme pût échapper, de cette façon sournoise et tortueuse, aux conséquences de ses actes.

Joyeux luron jusque-là, et de tempérament plus combatif que militaire, le lieutenant Féraud s’était contenté de donner et de recevoir des coups par simple goût de violence et sans grand souci d’avancement, quand une ambition ardente lui poussa tout à coup. Ce sabreur de vocation décida de saisir toutes les occasions de se faire valoir, et de briguer, comme un intrigant, la faveur de ses chefs. Il se savait aussi brave que quiconque, et n’avait jamais douté de son charme personnel. Pourtant ni la bravoure ni le charme ne semblaient agir bien vite. L’exubérance de bon garçon qui valait des amitiés à Féraud, fit place chez lui à une humeur chagrine. Il se mit à accabler d’allusions amères « les malins qui sont capables-de tout pour avancer plus vite ». L’armée en était pleine, disait-il ; il n’y avait qu’à regarder autour de soi. A vrai dire, il ne pensait qu’à un seul homme, à son adversaire, à d’Hubert. Un jour, il déclara à un ami sympathique : — Moi, vois-tu, je ne sais pas faire les courbettes ; ça n’est pas dans mon caractère.

C’est seulement après Austerlitz qu’il fut promu. La cavalerie légère de la Grande Armée eut des semaines de belle besogne sur les bras. Dès que fut un peu calmée la fièvre des opérations militaires, le capitaine Féraud se mit en mesure d’organiser une rencontre sans perdre de temps. — Je connais mon oiseau, fit-il remarquer d’un air sombre ; si je n’ouvre pas l’œil, il s’arrangera pour avancer par-dessus la tête d’une douzaine de camarades. Il a le chic pour ce genre de choses.

Le duel eut lieu en Silésie. S’il ne fut pas poussé à mort, il dura au moins jusqu’à épuisement des deux adversaires. L’arme était le sabre de cavalerie, et l’adresse, la science, la vigueur et la résolution déployées par les deux hommes forcèrent l’admiration des spectateurs. Le duel défraya les conversations sur les deux rives du Danube, jusqu’aux garnisons de Gratz et de Laybach. Il comporta sept reprises. Malgré maintes estafilades d’où le sang coulait abondamment, les deux officiers refusèrent plusieurs fois, et avec une apparence d’effroyable haine, de laisser arrêter le combat. Cette fureur tenait, chez le capitaine d’Hubert, au désir naturel d’en finir, une fois pour toutes, avec cette triste histoire, et chez Féraud à une exaltation extrême de ses instincts combatifs, comme à l’incitation d’une vanité blessée. A la fin, échevelés, chemises en lambeaux, couverts de sang, et à peine capables de se tenir debout, ils furent emmenés de force par leurs témoins, muets d’horreur et d’épouvante. Plus tard, assaillis par des camarades avides de détails, ces messieurs déclarèrent que l’on ne pouvait laisser se poursuivre indéfiniment une telle boucherie. Quand on leur demanda si la querelle était enfin vidée, ils laissèrent entendre qu’un différend pareil ne pouvait se terminer que par la mort de l’un des adversaires. L’intérêt que suscita la rencontre passa d’un corps d’armée à l’autre, et gagna jusqu’aux petits détachements cantonnés entre Rhin et Save. Dans les cafés de Vienne, on estimait en général, d’après les derniers détails, que les adversaires pourraient se rencontre dans quelque trois semaines. On escomptait quelque chose de transcendant, en fait de duel.

Cette attente fut trompée par les nécessités du service qui séparèrent les deux officiers. On n’avait prêté aucune attention officielle à leur discorde, qui était devenue la chose de l’armée, et dont on ne pouvait se mêler à la légère. L’histoire du duel, ou plutôt de la rage de combat des deux ennemis dut nuire un peu à leur avancement, car la guerre de Prusse les trouva encore tous les deux capitaines, quand elle les réunit. Détachés, après Iéna, à l’armée du Nord, sous les ordres du maréchal Bernadotte, prince de Ponte-Corvo, ils entrèrent ensemble à Lubeck.

C’est seulement après l’occupation de cette ville que le capitaine Féraud trouva le loisir de songer à sa conduite future vis-à-vis de d’Hubert, qui venait d’être nommé troisième aide de camp du maréchal. Il y réfléchit une grande partie de la nuit et, au matin, pria deux amis éprouvés de venir causer avec lui.

— J’ai examiné l’affaire avec le plus grand calme, fit-il, en fixant sur eux des yeux las et injectés de sang, et je vois qu’il me faut en finir avec cet intrigant. Le voilà qui a réussi à s’insinuer dans l’état-major personnel du maréchal. C’est une provocation directe à mon endroit. Je ne puis tolérer une situation qui m’expose, d’un jour à l’autre, à recevoir un ordre par son intermédiaire. Et Dieu sait quel ordre, encore ! Cette sorte d’affaire s’est déjà produite une fois, et c’est une fois de trop. Il s’en rend parfaitement compte, soyez tranquilles. Je ne puis vous en dire plus, et vous savez ce qu’il vous reste à faire.

La rencontre eut lieu en dehors de Lubeck, sur un terrain découvert, spécialement choisi pour complaire au sentiment général de la division de cavalerie attachée au corps d’armée, qui estimait que cette fois les deux officiers devaient se battre à cheval. Après tout, ce duel était affaire de cavalerie, et en s’obstinant à combattre à pied, les adversaires paraîtraient faire fi de leur arme. Les seconds, surpris de la nouveauté d’une telle perspective, se hâtèrent d’en référer à leurs hommes. Le capitaine Féraud adoptait l’idée avec enthousiasme. Pour quelque raison obscure, dépendant sans doute de sa psychologie, il s’estimait invincible à cheval. Seul entre les quatre murs de sa chambre, il se frottait les mains, et grommelait d’un ton triomphant : — Ah ! mon bel officier d’état-major. Je te tiens cette fois !

Quant à d’Hubert, après avoir longuement regardé ses amis, il haussa légèrement les épaules. Cette affaire avait stupidement et désastreusement compliqué son existence. On n’en était plus à une absurdité près, et toutes les absurdités lui déplaisaient fort ; mais avec son urbanité habituelle, il eut un sourire légèrement ironique et dit de sa voix calme : — Ce sera évidemment une façon de rompre la monotonie de l’affaire.

Laissé seul, il s’assit à sa table et se prit la tête à deux mains. Il ne s’était pas ménagé, depuis quelque temps, et le maréchal avait beaucoup exigé de ses aides de camp. Les trois dernières semaines d’une campagne menée par un temps affreux avaient affecté sa santé. Quand il était surmené, il souffrait d’un point dans son côté blessé, et cette sensation gênante l’accablait toujours. — C’est encore la faute de cette brute, se disait-il amèrement.

Il avait reçu la veille une lettre de France, qui lui annonçait le mariage de sa sœur unique. Il réfléchit que depuis son départ pour Strasbourg, quand il avait vingt-six ans et elle dix-neuf, il ne l’avait aperçue que deux fois, à la hâte. Dans leur jeune âge, ils avaient été grands amis et confidents et maintenant, on la donnait à un homme, très digne garçon, sans doute, mais certainement pas de moitié assez bon pour elle. Il ne reverrait jamais sa chère Léonie. Elle avait une petite tête solide et beaucoup de tact ; elle saurait mener son mari, à coup sûr. Il était rassuré sur son bonheur futur, mais se sentait évincé de la première place dans un cœur qui avait été à lui depuis que la fillette avait su parler. Un regret nostalgique de ses années d’enfance attrista le capitaine d’Hubert, troisième aide de camp du prince de Ponte Corvo.

Il jeta de côté la lettre de félicitations qu’il avait commencée sans aucun enthousiasme, puis prenant une feuille de papier blanc, il y traça ces mots : Mon testament et mes dernières volontés. Absorbé devant son papier, il s’abandonna à des réflexions douloureuses ; le pressentiment qu’il ne reverrait jamais les scènes de son enfance pesait sur son esprit pondéré. Bondissant tout à coup, et repoussant sa chaise, il bâilla longuement, pour bien se prouver qu’il n’attachait pas la moindre importance aux pressentiments. Il se jeta sur son lit et s’endormit. Pendant la nuit, il frissonna, à diverses reprises, sans s’éveiller. Au matin, il sortit de la ville, en parlant de choses indifférentes avec ses deux témoins, et en jetant, avec un détachement apparent, le yeux à droite et à gauche, sur le lourd brouillard du matin qui couvrait les prairies plates, bordées de haies. Il sauta un fossé et aperçut plusieurs silhouettes de cavaliers dans la brume. — Il paraît que nous allons nous battre en public, murmura-t-il, amèrement.

Ses seconds s’inquiétaient de l’état de l’atmosphère, mais bientôt un pauvre soleil pâle émergea des vapeurs, et d’Hubert distingua dans le lointain trois cavaliers, un peu à l’écart des autres. C’étaient le capitaine Féraud et ses témoins. Il tira son sabre pour s’assurer qu’il était bien fixé à son poignet. Les seconds, qui s’étaient réunis au centre du terrain, en rapprochant les têtes de leurs chevaux, se séparèrent au petit galop, et laissèrent un vaste champ libre entre les deux adversaires. D’Hubert regarda le soleil pâle et les champs tristes, et l’imbécillité de ce nouveau duel le remplit d’une immense désolation. D’un coin éloigné du champ, une voix de stentor lançait des commandements à intervalles réguliers : Au pas... au trot... Charrrgez!... On n’a pas pour rien des pressentiments de mort, se dit d’Hubert, en éperonnant son cheval.

Aussi fut-il plus que surpris lorsque dès le premier choc il vit le capitaine Féraud affligé d’une balafre au front qui l’aveuglait de sang et le mit hors de combat ; le duel se terminait avant même d’être sérieusement entamé. On ne pouvait songer à continuer. Le capitaine d’Hubert laissa sur le terrain son ennemi qui jurait horriblement et vacillait sur sa selle entre ses témoins atterrés. Il sauta à nouveau le fossé et trotta jusqu’à son logis avec ses deux amis qui paraissaient très frappés d’une issue aussi expéditive. Le soir, d’Hubert termina la lettre de félicitations qu’il écrivait à sa sœur pour son mariage.

Il l’acheva à une heure avancée. C’était une longue lettre, et d’Hubert lâcha la bride à sa fantaisie. Il disait qu’il allait se sentir un peu solitaire après un tel changement dans la vie de sa sœur ; mais l’heure viendrait sans doute bientôt pour lui de se marier aussi. En fait, il envisageait déjà l’époque où il n’y aurait plus personne à combattre en Europe, et où le règne des guerres serait terminé. « J’espère à cette heure-là, écrivait-il, me trouver à distance raisonnable du bâton de maréchal. Toi, qui seras une épouse d’expérience, tu me chercheras une femme. Je serai sans doute chauve et un peu blasé. Il me faudra une jeune fille, jolie bien entendu et dotée d’une grosse fortune, pour m’aider à clore ma glorieuse carrière avec une splendeur en accord avec mon rang élevé. » Il racontait pour terminer qu’il venait de donner une leçon à un imbécile hargneux et importun qui croyait avoir sujet de se plaindre de lui. « Mais si tu entendais jamais, au fond de ta province, taxer ton frère de tempérament querelleur, n’en crois rien. On ne peut jamais savoir quel ragot pourrait atteindre tes oreilles innocentes. En, tout cas, dis-toi bien que ton frère toujours tendre n’a rien d’un bretteur. » Sur quoi le capitaine d’Hubert froissant la feuille de papier sur laquelle il avait écrit : Mon testament et mes dernières volontés, la jeta au feu avec un grand éclat de rire. Il se moquait bien de ce que pouvait faire l’énergumène. Il venait d’acquérir la soudaine conviction que son adversaire ne saurait en rien affecter sa vie, si ce n’est pour mettre une animation particulière dans les intervalles joyeux et charmants qui séparaient les campagnes.

Mais, de ce moment, il ne devait plus y avoir d’intervalle paisible dans la carrière du capitaine d’Hubert. Il vit les champs de bataille d’Eylau et de Friedland, fit marches et contremarches dans la neige, la boue et la poussière des plaines de Pologne, acquit honneurs et avancement sur toutes les routes de l’Europe septentrionale. Cependant, le capitaine Féraud, envoyé en Espagne avec son régiment, y prenait part à une guerre odieuse. C’est seulement quand commencèrent les préparatifs de la campagne de Russie, qu’il repartit pour le Nord. Il quitta sans regret le pays des mantilles et des oranges.

Les premières atteintes d’une calvitie qui n’était pas messéante, donnaient au front du colonel d’Hubert une ampleur nouvelle. Son visage n’était plus blanc et lisse comme au temps de sa jeunesse ; le regard ouvert et doux de ses yeux bleus s’était un peu durci, à percer la fumée des batailles. La toison d’ébène du colonel Féraud, rude et feutrée comme un casque de crin, était semée de nombreux fils d’argent près des tempes. Une guerre détestable d’embuscades et de surprises sans gloire n’avait pas amélioré son caractère. La courbure de son nez aquilin s’encadrait rudement de plis profonds qui descendaient de chaque côté de sa bouche. Des rides irradiaient autour de ses orbites ronds. Plus que jamais il évoquait l’image d’un oiseau irritable, aux yeux fixes, croisement de perroquet et de hibou. Il clamait toujours avec la même acrimonie sa haine pour « les intrigants » et se prévalait de toutes les occasions pour affirmer qu’il n’avait pas ramassé ses galons dans les antichambres des maréchaux. Les malavisés, civils ou militaires, qui, pour être aimables, demandaient où il avait ramassé la cicatrice très visible qui lui barrait le front, étaient surpris de s’entendre rabrouer de façons diverses, tantôt avec une simple grossièreté, tantôt sur un ton de mystère sardonique. Les jeunes officiers se laissaient conseiller par leurs anciens, mieux instruits, de ne pas regarder trop fixement la cicatrice du colonel. Il fallait, d’ailleurs, qu’un officier fût bien neuf dans le métier, pour ne pas connaître l’histoire légendaire de cette discorde, née d’une offense mystérieuse et impardonnable.


III


La retraite de Russie submergea tous les ressentiments particuliers sous un océan de désastres et de misères. Colonels sans régiments, d’Hubert et Féraud portaient le fusil dans les rangs du fameux bataillon sacré, formé d’officiers de toutes armes, qui n’avaient plus de troupes à commander.

Dans ce bataillon, les colonels tenaient lieu de sergents, les généraux commandaient les compagnies, et avaient à leur tête un maréchal de France, prince de l’Empire. Tous s’étaient munis de fusils ramassés en route et de cartouches dérobées aux morts. Dans la destruction générale des notions de discipline et de devoir, qui cimentent compagnies, bataillons, régiments, brigades et divisions d’une armée, cette petite troupe mettait son orgueil à conserver un semblant d’ordre et de formation. Les seuls traînards étaient ceux qui tombaient pour céder au froid leurs âmes épuisées. Ils marchaient sans que leur passage troublât le mortel silence des plaines baignées de la lumière livide des neiges, sous un ciel de cendres. Des rafales qui couraient sur les champs, se jetaient à l’assaut de la sombre colonne, l’enveloppaient d’un tourbillon de grêlons, puis s’apaisaient, pour la laisser ramper sur la route tragique, sans le rythme et la cadence du pas militaire. Elle se frayait un rude chemin ; les hommes n’échangeaient paroles ni regards ; des rangs entiers marchaient coude à coude, jour après jour, sans jamais lever les yeux du sol, perdus dans des réflexions désespérantes. Dans les noires forêts muettes, en n’entendait que le craquement des branches surchargées. Souvent, de l’aube au crépuscule, personne n’avait élevé la voix, d’un bout à l’autre de la colonne. On eût dit d’une armée macabre de cadavres marchant vers une tombe lointaine. Seule une attaque de Cosaques réveillait dans les yeux un semblant de résolution martiale. Le bataillon faisait face et se déployait ou formait le carré sous le vol incessant des flocons de neige. Une nuée de cavaliers coiffés de toques de fourrure abaissaient leurs longues lances et poussaient des « Hourrah ! Hourrah ! » autour du mur immobile, d’où, avec des détonations assourdies, des centaines de flammes rouges dardaient à travers l’air épaissi de neige. Très vite, les cavaliers s’évanouissaient, comme emportés par la tempête, et debout sous les bourrasques, seul et immobile, le bataillon sacré écoutait les hurlements du vent, dont les rafales le glaçaient jusqu’au cœur. Alors, avec un ou deux cris de « Vive l’Empereur ! » il reprenait sa marche, en laissant derrière lui quelques corps rigides, taches minuscules sur l’immensité blanche des neiges.

Bien que marchant souvent dans les rangs, ou combattant côte à côte dans les bois, les deux officiers s’ignoraient, moins par intention hostile que par totale indifférence. Ils n’avaient pas trop de toute leur énergie morale pour résister à l’hostilité terrifiante de la nature et au sentiment écrasant d’un irrémédiable désastre. Jusqu’au bout, ils comptèrent parmi les plus actifs, les moins démoralisés des officiers du bataillon ; leur ardente vitalité leur donnait, aux yeux de leurs camarades, la réputation de deux héros. Et ils n’échangèrent jamais que de rares paroles indifférentes, sauf le jour où, luttant en avant du bataillon contre une harcelante attaque de cavalerie, ils se trouvèrent traqués dans un bois par une petite bande de Cosaques. Une vingtaine de cavaliers velus et couverts de fourrures tournaient autour d’eux et brandissaient leurs lances dans un silence impressionnant ; mais les deux officiers n’entendaient pas poser les armes, et le colonel Féraud éleva tout à coup une voix rauque et grondante en épaulant son fusil :

— Chargez-vous du premier de ces crétins-là, colonel d’Hubert ; je réglerai l’affaire de son voisin ; je tire mieux que vous.

D’Hubert acquiesça par-dessus son fusil. Leurs épaules s’appuyaient au tronc d’un gros arbre ; d’énormes tas de neige les protégeaient contre une attaque de front. Deux coups bien dirigés déchirèrent l’air glacé, et deux Cosaques chancelèrent sur leurs selles. Les autres, jugeant que le jeu ne valait pas la chandelle, se groupèrent autour de leurs camarades blessés, et s’enfuirent hors de portée. Les deux officiers purent rejoindre leur bataillon au bivouac nocturne. Pendant l’après-midi, ils s’étaient plus d’une fois appuyés l’un sur l’autre, et vers le soir, le colonel d’Hubert, dont les longues jambes facilitaient la marche dans la neige molle, avait, d’autorité, pris à Féraud son fusil pour le porter sur l’épaule, tandis qu’il se servait du sien en guise de canne.

Aux confins, d’un village à demi enfoui sous la neige, une vieille grange de bois brûlait avec une flamme claire. Le bataillon sacré de squelettes vêtus de haillons se pressait ardemment à l’abri du vent et tendait vers la flamme des centaines de mains gourdes et osseuses. Personne n’avait remarqué l’arrivée des deux officiers. Avant d’entrer dans le cercle de lumière qui jouait sur les visages hâves et les yeux vitreux, le colonel d’Hubert parla à son tour :

— Voici votre fusil, colonel Féraud ; je marche plus facilement que vous.

Féraud fit un signe de tête approbatif et se fraya un chemin jusqu’à la chaleur. Pour agir moins brutalement, le colonel d’Hubert ne mit pas moins d’énergie à se faire une place au premier rang. Ceux qu’ils coudoyaient accueillirent par un faible vivat le retour des deux indomptables compagnons d’activité et d’endurance. Ces qualités viriles n’avaient peut-être jamais obtenu tribut plus haut que ces pauvres acclamations.

Telle est la relation fidèle des phrases échangées, pendant la retraite de Russie, entre les colonels d’Hubert et Féraud. La taciturnité de Féraud était la marque d’une fureur concentrée. Court, velu, le visage noir de crasse et d’une poussée de rude barbe, une main gelée en écharpe et enveloppée d’ignobles chiffons, il accusait le sort d’une perfidie sans pareille à l’égard de l’homme sublime du destin. D’Hubert, ses longues moustaches pendant en glaçons de chaque côté de ses lèvres bleuies et fendues, les paupières enflammées par l’éclat des neiges, portait, comme principale pièce de costume, une peau de mouton, péniblement arrachée au cadavre d’un traînard gelé dans une charrette abandonnée ; il considérait les événements avec plus de sérénité. Son beau visage aux traits réguliers se dissimulait à demi sous une capote de femme en velours noir, par-dessus laquelle il faisait entrer à force un bicorne ramassé sous les roues d’un fourgon militaire qui devait avoir contenu le bagage d’un officier général. Trop courte pour un homme de sa taille, la peau de mouton finissait très haut, et laissait voir, à travers les loques de son pantalon, la peau bleuie de ses jambes. Ce spectacle ne provoquait, d’ailleurs, ni raillerie ni pitié. Nul ne se préoccupait de la mine ou des misères de son voisin. Quant à d’Hubert, il était endurci à la peine, mais son amour-propre souffrait fort de l’indécence lamentable de son costume. On pourrait croire étourdiment qu’avec une véritable armée de morts semés sur le chemin de la retraite, il ne fût pas difficile de suppléer à de telles défectuosités. Seulement, il n’est pas aussi facile en pratique qu’en théorie, d’arracher une paire de bretelles à un cadavre gelé. Il faut s’attarder pendant que les camarades avancent, et le colonel d’Hubert se serait fait scrupule de rester en arrière. Une fois sorti du rang, il n’était jamais sûr de rejoindre son bataillon, et l’horrible perspective d’un cadavre opposant à sa violence une inflexible rigidité, répugnait à la délicatesse de ses sentiments. Par bonheur, un jour qu’il creusait un monticule de neige, entre les baraques d’un village, dans l’espoir de trouver une pomme de terre gelée ou quelque débris de légume à se mettre sous la dent, le colonel d’Hubert découvrit une paire de ces nattes dont les paysans russes garnissent les côtés de leurs charrettes. Débarrassées de la neige gelée qui les recouvrait, pliées autour de son élégante personne et fixées autour de sa taille, elles formèrent une sorte de jupe raide, en forme de cloche, qui donna au colonel d’Hubert, un aspect parfaitement décent, mais attira encore plus l’attention sur sa personne.

Ainsi accoutré, il acheva la retraite, sans jamais douter de son salut personnel, mais avec un cœur assailli de craintes. La belle foi de sa jeunesse était éteinte. Lorsqu’une route de gloire menait à des passages aussi imprévus, on pouvait se demander, — et il aimait à réfléchir —, si le guide était tout à fait digne de confiance. C’était là, chez lui, tristesse patriotique mêlée aussi de quelque souci personnel, et tout à fait différente de l’indignation féroce contre les hommes et les choses que nourrissait le colonel Féraud. Dans la petite ville d’Allemagne où il reprit des forces pendant trois semaines, le colonel d’Hubert fut surpris de découvrir en lui un désir de repos. Sa vigueur recouvrée était étrangement pacifique dans ses aspirations. Il méditait en silence sur ce bizarre changement d’humeur. Maints de ses camarades éprouvèrent probablement le même sentiment. Mais ce n’était pas le moment d’en parler. Dans une de ses lettres à sa sœur, d’Hubert écrivait :

La réalisation de tes plans pour me faire épouser la charmante voisine que tu as dénichée dans ton voisinage, paraît plus que jamais douteuse, ma chère Léonie. La paix n’est pas encore là ; l’Europe a besoin d’une nouvelle leçon. Ce sera pour nous une rude tâche, mais nous en viendrons à bout, car l’Empereur est invincible.

C’est en ces termes que, de Poméranie, le colonel d’Hubert écrivait à sa sœur Léonie établie dans le Midi de la France. Jusque-là, ses sentiments n’auraient pas été désavoués par le colonel Féraud, qui n’écrivait à personne, dont le père avait été un forgeron illettré, qui n’avait ni frère ni sœur, et que nul ne souhaitait ardemment unir pour la vie à une charmante jeune fille. Mais la lettre du colonel d’Hubert comportait aussi quelques généralités philosophiques, touchant l’incertitude de tous les espoirs personnels, quand ils sont exclusivement liés à la prestigieuse fortune d’un homme incomparablement grand à coup sûr, mais qui reste homme dans sa grandeur. Cette restriction eût semblé au colonel Féraud une affreuse hérésie, et il aurait tenu pour haute trahison l’expression prudente de pressentiments mélancoliques sur l’avenir des opérations militaires. Au contraire, Léonie, la sœur du colonel d’Hubert, en accueillit la lecture avec une satisfaction profonde, et se dit, en pliant pensivement sa lettre « qu’Armand allait finir par devenir raisonnable. »

Depuis son mariage dans une famille du Midi, elle avait acquis une foi ardente dans le retour du souverain légitime. Pleine d’anxieux espoir, elle priait matin et soir et faisait brûler des cierges dans les églises pour le salut et la prospérité de son frère.

Elle eut tout lieu de croire que ses prières avaient été entendues. Le colonel d’Hubert passa par Lutzen, Bautzen, et Leipzig sans une égratignure et y acquit une réputation nouvelle. Adaptant sa conduite aux nécessités de cette période désespérée, il n’avait jamais soufflé mot à quiconque de ses appréhensions. Il les dissimulait sous la courtoisie enjouée d’un caractère si aimable que ses interlocuteurs étaient tentés de se demander si le colonel d’Hubert saisissait bien toute la portée des désastres. Ses regards, pas plus que son attitude ne témoignaient d’aucun trouble. La calme aménité de ses yeux bleus déconcertait tous les mécontents et faisait hésiter le désespoir même.

Ce calme fut remarqué avec faveur par l’Empereur en personne, car le colonel d’Hubert, maintenant attaché à la personne du Major Général, eut plusieurs fois l’honneur d’attirer le regard impérial. Mais il exaspérait la nature impétueuse du colonel Féraud. Passant à Magdebourg, pour affaire de service, ce dernier se permit, en dînant mélancoliquement chez le Commandant de Place, de dire de son adversaire : — Cet homme-là n’a jamais aimé l’Empereur ! et cette déclaration fut accueillie dans un profond silence par les autres convives. Troublé dans sa conscience par l’atrocité d’une telle accusation, le colonel Féraud éprouva le besoin de l’étayer d’un argument solide : — Je puis bien le connaître, cria-t-il, en jurant ; on étudie son adversaire. Je l’ai rencontré une demi-douzaine de fois sur le terrain, comme toute l’armée le sait. Que demandez-vous de plus ? Si cela ne suffit pas au dernier des imbéciles pour juger son homme, je veux que le diable m’emporte ! Et il lançait autour de la table un regard têtu et farouche.

Plus tard, à Paris, où il était fort occupé à réorganiser son régiment, Féraud apprit que le colonel d’Hubert venait d’être nommé général. Fixant sur son informateur un regard incrédule, il croisa les bras, et marmonna en tournant le dos :

— Rien ne me surprend, de la part de cet homme.

Et il ajouta à haute voix, par-dessus son épaule :

— Vous m’obligeriez fort en disant au général d’Hubert à la prochaine occasion, que cet avancement le sauve, pour un temps, d’une belle rencontre. Je n’attendais que son arrivée !

L’autre officier se récria :

— Pouvez-vous y songer, mon colonel, à une époque où toutes les vies devraient être consacrées à la gloire et au salut de la France !

Mais la déception des revers militaires avait aigri le caractère du colonel Féraud. Comme bien d’autres, le malheur le rendait méchant.

— Je ne puis considérer que l’existence du général d’Hubert ait rien à voir avec la grandeur ou le salut de la France, lança-t-il sèchement. Vous n’allez pas prétendre le connaître mieux que moi, peut-être, qui l’ai rencontré une demi-douzaine de fois sur le terrain !

Son jeune interlocuteur fut réduit au silence. Féraud arpentait rageusement la pièce.

— Ce n’est pas le moment de mâcher ses paroles, dit-il. Je ne puis croire que cet homme-là ait jamais aimé l’Empereur. Il a ramassé ses étoiles sous les bottes du maréchal Berthier. Parfait ! Je gagnerai les miennes d’autre façon, et nous réglerons une affaire qui a trop longtemps traîné !

Indirectement informé de cette attitude, le général d’Hubert fit un geste d’ennui comme pour repousser un importun. Il était sollicité par des soucis plus graves. Il n’avait pas eu le temps d’aller voir sa famille. Sa sœur, dont les espoirs royalistes prenaient de jour en jour plus de force, regrettait un peu, malgré sa fierté, un avancement récent, où elle voyait une marque évidente de la faveur de l’usurpateur, qui pourrait par la suite nuire à la carrière de son frère. D’Hubert lui répondit qu’un ennemi irréconciliable pouvait seul attribuer sa promotion à la faveur, et quant à sa carrière, il ne regardait pas plus loin dans l’avenir que la prochaine bataille.

Commençant la campagne de France dans cette disposition chagrine, le général d’Hubert fut blessé au second jour de la bataille de Laon. Comme on l’emportait, il apprit que le colonel Féraud, promu général à l’instant, venait d’être envoyé pour le remplacer à la tête de sa brigade. Il se laissa aller à maudire sa malchance, sans voir du premier coup d’œil, tous les avantages d’une mauvaise blessure. C’est pourtant par cette héroïque méthode que la Providence assurait sa fortune. En gagnant lentement avec un vieux domestique de confiance la maison de sa sœur, le général d’Hubert échappait aux contacts humiliants et aux perplexités de conduite qui assaillirent les serviteurs de l’Empire au jour de sa chute. Couché sur son lit, avec les fenêtres de sa chambre larges ouvertes au soleil de Provence, il comprit l’évidente faveur conférée par ce fragment déchiqueté d’obus prussien qui, en tuant son cheval et en déchirant sa cuisse, lui avait épargné un conflit actif de conscience. Après quatorze années passées en selle et sabre au clair, et avec le sentiment du devoir accompli jusqu’au dernier jour, le général d’Hubert trouva dans la résignation une vertu facile. Sa sœur était ravie de sa sagesse. — Je me remets entièrement entre tes mains, ma chère Léonie, lui avait-il dit.

Il était encore couché lorsque, grâce au crédit de la belle famille de sa sœur, il reçut du gouvernement royal non seulement la confirmation de son grade, mais l’assurance de son maintien en activité. A cette faveur s’ajoutait l’octroi d’un congé de convalescence illimité. L’opinion défavorable nourrie sur son compte par les cercles bonapartistes ne reposait sur rien de plus solide que les affirmations sans fondement du général Féraud, et fut pourtant cause du maintien de d’Hubert sur la liste d’activité. Quant au général Féraud, son grade lui fut également confirmé. C’est plus qu’il n’osait espérer, mais le maréchal Soult, alors ministre de la Guerre de la Restauration, tenait en faveur les officiers qui avaient servi en Espagne. Seulement, la protection même du maréchal ne put le faire maintenir en activité. Il resta irréconciliable, oisif, sinistre. Il cherchait, dans des restaurants obscurs, la société d’autres demi-soldes, qui gardaient sur leurs poitrines de vieilles cocardes tricolores ternies mais glorieuses, et boutonnaient avec des boutons aux aigles interdits, leurs uniformes fripés, en se déclarant trop pauvres pour supporter les frais du changement imposé.

Le triomphal retour de l’Ile d’Elbe, fait historique aussi merveilleux et aussi incroyable que les exploits de quelque demi-dieu de la mythologie, trouva le général d’Hubert toujours hors d’état de monter à cheval. Il ne marchait encore qu’avec difficulté. Ces incapacités que madame Léonie tenait pour providentielles, l’aidèrent à retenir son frère loin de tout. Pourtant elle remarqua avec terreur que son état d’esprit à l’époque, était loin d’être satisfaisant. Cet officier général, encore menacé de la perte d’un membre, fut trouvé un soir dans les écuries du château par un domestique qui, voyant une lumière, avait semé l’alarme. Sa béquille jetée dans la litière d’un box, d’Hubert sautillait sur une jambe autour d’un cheval apeuré qu’il s’efforçait de seller. Tels étaient les effets du charme impérial sur un tempérament calme et un esprit pondéré. En proie, sous la lueur des lanternes, aux pleurs, aux prières, aux indignations, aux remontrances et aux reproches de sa famille, il se tira d’un pas difficile en s’évanouissant dans les bras de ses proches, et fut emporté dans son lit. Il n’en sortit pas avant que le second règne de Napoléon, les Cent-Jours d’agitation fiévreuse et d’effort suprême eussent passé comme un rêve terrifiant. La tragique année 1815 commencée dans le trouble et l’inquiétude de conscience, se terminait en proscription vengeresse.

Comment le général Féraud échappa aux griffes de la commission spéciale, et au suprême office du peloton d’exécution, il ne le sut jamais lui-même. Il le dut en partie au rôle effacé qui lui avait été assigné pendant les Cent-Jours. L’Empereur ne lui donna pas de commandement actif, mais l’employa au dépôt de cavalerie de Paris, à remonter et à expédier vivement au front les troupiers exercés. Considérant sa tâche comme indigne de ses talents, il s’en acquitta sans zèle excessif. Mais ce qui contribua surtout à le sauver des excès de la réaction royaliste, ce fut l’intervention du général d’Hubert.

Encore en congé de convalescence, bien qu’en état de voyager, ce dernier avait été dépêché par sa sœur à Paris, pour se présenter à son souverain légitime. Comme personne ne pouvait avoir eu vent, dans la capitale, de l’épisode de l’écurie, il fut reçu avec honneur. Militaire au fond de l’âme, la perspective de s’élever dans sa carrière le consolait de se trouver en butte à la malveillance des bonapartistes, qui le poursuivait avec une inexplicable insistance. Toute la rancœur de ce parti aigri et persécuté désignait en lui l’homme qui n’avait jamais aimé l’Empereur, une sorte de monstre pire que le dernier des traîtres.

Le général d’Hubert haussait les épaules sans colère devant cette féroce calomnie. Repoussé par ses anciens amis, et fort méfiant des avances de la société royaliste, le jeune et beau général (il avait quarante ans à peine) adopta une attitude de froide et cérémonieuse courtoisie que le moindre soupçon d’hostilité transformait en une hauteur sévère. Ainsi armé, le général d’Hubert vaqua à ses affaires, éprouvant en secret ce bonheur particulier qui soulève les cœurs très amoureux. La charmante fille découverte par sa sœur était entrée en scène, et l’avait conquis, comme une jeune fille conquiert un homme de quarante ans, en se contentant de paraître. Ils devaient se marier dès que le général d’Hubert aurait obtenu sa nomination à un poste promis.

Un soir, à la terrasse du café Tortoni, d’Hubert apprit, par la conversation de deux étrangers assis à une table voisine, que le général Féraud, compris dans la fournée d’officiers supérieurs arrêtés après le second retour du roi, était en danger de passer devant la Commission spéciale. Comme la plupart des amoureux dans l’attente, d’Hubert passait tous ses moments perdus en avance d’un jour sur la réalité, et dans un état d’hallucination éthérée, et il ne fallait rien moins que le nom de son ancien adversaire lancé à voix haute, pour arracher le plus jeune des généraux de Napoléon à la contemplation mentale de sa fiancée. Il jeta les yeux autour de lui. Les étrangers portaient des effets civils. Maigres et hâlés, renversés sur leurs chaises, ils regardaient les gens avec une hauteur morose et méfiante, par-dessous leurs chapeaux tirés bas sur les yeux. Il n’était pas difficile de reconnaître en eux deux officiers de la Vieille Garde, démissionnaires par force. Comme la bravade ou l’insouciance leur faisait élever la voix, le général d’Hubert qui ne voyait pas de raison de changer de place, entendit toute leur conversation. Ils ne paraissaient pas être des amis personnels du général Féraud, et ne prononçaient son nom que parmi d’autres. Les tendres anticipations de bonheur domestique que le général d’Hubert paraît de grâces féminines, furent soudain traversées par le regret de son passé guerrier, de ce fracas d’armes prolongé et grisant, unique dans la grandeur de sa gloire et de ses désastres, œuvre prodigieuse et propriété particulière de sa génération. Il se sentit une tendresse irraisonnée pour son éternel adversaire et chérit dans son cœur l’absurdité meurtrière que leur discorde avait imposée à sa vie. C’était comme une pincée d’épices dans un plat chaud, dont il évoquait le parfum avec une mélancolie soudaine. Il ne retrouverait jamais tout cela ; c’était fini ! — Je crois que c’est d’être resté tout de son long dans le jardin qui l’avait si fort exaspéré contre moi, songeait-il avec indulgence.

Les deux étrangers de la table voisine s’étaient tus, après avoir, pour la troisième fois, prononcé le nom de Féraud. Tout à coup, le plus âgé des deux, reprenant la parole avec un accent d’amertume, affirma que le compte du général était réglé. Et pourquoi ? Simplement parce qu’il n’était pas un de ces grands personnages qui n’aimaient qu’eux-mêmes. Les royalistes savaient bien qu’il n’y avait rien à en tirer. Il aimait trop l’Autre.

L’Autre, c’était l’homme de Sainte-Hélène. Les deux officiers hochèrent la tête et trinquèrent avant de boire à un impossible retour. Alors, celui qui venait déjà de parler, ajouta, avec un rire sardonique :

— Son adversaire s’est montré plus habile !

— Quel adversaire ? demanda le plus jeune, d’un air intrigué.

— Vous ne savez pas ? Ils étaient hussards tous les deux. A chacune de leurs promotions, ils se sont battus. Vous n’avez pas entendu parler de ce duel, poursuivi depuis 1801 ?

L’autre connaissait naturellement l’histoire et comprenait maintenant l’allusion. Le général baron d’Hubert allait pouvoir vivre en paix de la faveur de son gros roi.

— Grand bien lui fasse ! grommela le vieux. C’étaient deux braves. Je ne connais pas ce d’Hubert, une espèce de bel intrigant, m’a-t-on dit ; mais je n’ai aucune peine à croire ce que Féraud dit de lui, qu’il n’a jamais aimé l’Empereur !

Ils se levèrent et partirent.

Le général d’Hubert éprouva l’horreur d’un somnambule, qui sort d’un rêve de délicieuse activité pour se trouver au milieu d’une fondrière. Un dégoût profond du terrain sur lequel il marchait le submergea. Une image charmante fut même balayée de sa vue par ce flot de détresse morale. Tout ce qu’il avait été ou souhaitait devenir aurait un goût amer d’ignominie s’il ne pouvait sauver le général Féraud du sort qui menaçait tant de braves. Sous l’impulsion de ce besoin presque morbide d’assurer le salut de son adversaire, d’Hubert travailla si bien des pieds et des mains qu’en moins de vingt-quatre heures il avait trouvé le moyen d’obtenir une audience particulière du ministre de la Police.

Le général baron d’Hubert fut introduit brusquement et sans préliminaires dans un cabinet semé de chaises et de tables. Derrière un bureau, entre deux faisceaux de bougies brûlant dans des candélabres, il aperçut dans la pénombre un personnage revêtu d’un uniforme somptueux et occupé à faire des mines devant un grand miroir. Le vieux conventionnel Fouché, sénateur de l’Empire, traître à tous les hommes, à tous les principes, à tous les mobiles de la conduite humaine, duc d’Otrante, et artisan diabolique de la seconde Restauration, essayait un costume de cour sous lequel sa jeune et charmante fiancée avait manifesté l’intention de faire peindre son portrait sur porcelaine. C’était un caprice, une fantaisie exquise, à quoi le premier ministre de la Police de la seconde Restauration était désireux de complaire. Car cet homme que son astuce fit souvent comparer au renard, Mais dont l’épithète de lâche chacal suffit seule à symboliser la morale, était autant que le général d’Hubert possédé par l’amour.

Vexé de se voir ainsi trahi par la balourdise d’un domestique, il surmonta sa petite gêne avec l’impudence caractéristique qui l’avait toujours si bien servi dans les intrigues sans fin de son ambitieuse carrière. Sans bouger d’un pouce, avançant une jambe gainée de soie et la tête légèrement tournée sur l’épaule gauche, il dit d’un ton calme :

— Par ici, général. Voulez-vous approcher. Eh bien ? Je suis tout attention.

Tandis que d’Hubert, mal à l’aise comme s’il eût exposé une de ses petites faiblesses, présentait aussi brièvement que possible sa requête, le duc d’Otrante continuait à examiner le tour de son col, à lisser ses revers, à tourner la tête pour jeter un coup d’œil sur les basques brodées d’or de son frac. Son visage immobile, ses yeux attentifs n’auraient pas exprimé un intérêt plus marqué s’il avait été seul.

— Soustraire aux opérations de la Commission spéciale un certain Féraud, Gabriel-Florian, général de brigade de la promotion 1814 ? répéta-t-il avec un léger accent de surprise. Puis tournant le dos au miroir : Et pourquoi celui-là précisément ?

— Je suis surpris que Votre Excellence, si compétente dans l’évaluation des hommes de son temps, ait jugé nécessaire de porter son nom sur la liste.

— Un Bonapartiste enragé !

Comme le dernier grenadier et le dernier troupier de l’armée, ainsi que le sait Votre Excellence. Et l’individualité du général Féraud ne peut avoir plus de poids que celle d’un grenadier quelconque. C’est un homme sans portée mentale, sans aucune capacité. Il est inconcevable qu’il ait jamais pu avoir la moindre influence.

— Il a la langue bien pendue, au moins, déclara Fouché.

— Il est bavard, je le concède, mais pas dangereux.

— Je ne discuterai pas avec vous. Je ne sais à peu près rien de lui. C’est à peine si je connais son nom.

— Pourtant, Votre Excellence doit présider la Commission chargée par le Roi de désigner les inculpés, fit d’Hubert avec une emphase qui n’échappa pas aux oreilles du ministre.

— Oui, général, fit-il, en se dirigeant vers la partie sombre de la vaste pièce, et en se jetant dans un grand fauteuil qui l’enfouit tout entier, et ne laissa voir que la lueur douce des broderies d’or et la tache pâle de son visage. Oui, général. Asseyez-vous là.

Le général d’Hubert s’assit.

— Oui, général, reprit le maître dans l’art de l’intrigue et des trahisons, dont la duplicité, comme si elle lui fût par moments devenue intolérable, se soulageait par des explosions de cynique franchise. J’ai hâté la formation de ce Tribunal, en en prenant la présidence. Et savez-vous pourquoi ? Uniquement par crainte, si je ne la prenais pas tout de suite en mains, de trouver mon propre nom en tête de la liste. Voilà les temps où nous vivons. Mais je suis encore ministre du Roi, et je vous demande franchement pourquoi vous souhaitez de me voir rayer de la liste le nom de cet obscur Féraud ? Vous vous étonnez qu’il y ait été inscrit. Est-il possible que vous connaissiez si mal les hommes ? Mon cher général, à la première séance de la Commission, les noms sont tombés sur nous comme la pluie sur le toit des Tuileries. Des noms ! Nous en avions des milliers au choix ! Comment savez-vous si le nom de ce Féraud, dont la vie ou la mort importent si peu à la France, n’en écarte pas un autre ?

La voix se tut. D’Hubert restait immobile, sombre et silencieux. Son sabre seul était animé d’un léger tremblement. La voix reprit, du fauteuil :

— Et nous devons nous efforcer de satisfaire aux exigences des souverains alliés, encore. Pas plus tard qu’hier, le prince de Talleyrand m’avertissait que Nesselrode l’avait officiellement informé du mécontentement de Sa Majesté l’empereur Alexandre, devant le petit nombre d’exemples que le gouvernement royal se propose de faire, surtout parmi les militaires ; je vous dis cela en confidence.

— Ma parole, gronda entre ses dents le général d’Hubert, si Votre Excellence daigne me faire encore des confidences de ce genre, je ne sais ce que je ferai. Il y a de quoi briser son épée sur son genou, et en jeter les morceaux.

— Quel gouvernement croyez-vous donc servir ? interrompit sèchement le ministre.

Après une brève hésitation, la voix abattue du général d’Hubert répondit :

— Le gouvernement de la France !

— C’est une façon de payer de mots votre conscience, général. La vérité, c’est que vous servez un gouvernement d’anciens exilés, d’hommes qui ont vécu vingt ans sans patrie. D’hommes aussi qui viennent de subir une terreur affreuse et fort humiliante... Ne vous faites donc pas d’illusions à ce sujet.

Le duc d’Otrante se tut. Il était soulagé et avait atteint son but, en blessant un peu l’amour-propre de l’homme qui l’avait malencontreusement trouvé en train de faire des poses devant un miroir, dans son costume de cour brodé d’or. Mais ces militaires étaient des têtes chaudes ; il songea qu’il serait fâcheux qu’un officier général de bonnes dispositions, reçu en audience sur la recommandation d’un des Princes, fît un affreux scandale au sortir d’une entrevue particulière avec le ministre. D’un ton changé, il alla droit au fait et s’enquit :

— Un de vos parents, ce Féraud ?

— Non, pas du tout.

— Un ami intime ?

— Intime, oui... Il y a entre nous un lien intime qui m’impose comme un point d’honneur de tenter...

Sans écouter la fin de la phrase, le ministre tira une sonnette. Quand le valet fut parti, après avoir apporté sur le bureau une paire de lourds candélabres d’argent, le duc d’Otrante se leva, la poitrine ruisselante d’or sous l’éclat des flambeaux, et sortant un papier d’un tiroir, le tint ostensiblement à la main, en disant avec une douceur persuasive :

— Ne parlez plus de briser votre épée sur votre genou, général ; vous pourriez n’en pas trouver d’autre ! l’Empereur ne reviendra plus, cette fois-ci. Diable d’homme! Il y a un moment, ici à Paris, où il m’a effrayé. On aurait dit qu’il était prêt à tout recommencer. Heureusement, les choses ne recommencent jamais! Ne songez pas à briser votre épée, général.

Le général d’Hubert, le visage baissé, fit de la main un geste désolé de renoncement. Le ministre de la police détourna les yeux, et parcourut délibérément le papier qu’il n’avait pas cessé de tenir.

— On n’a désigné que vingt officiers généraux pour faire un exemple. Vingt : un nombre rond ! Et voyons... Féraud... Ah ! le voici ! Gabriel-Florian... Parfaitement! Voilà votre homme ! Eh bien, il n’y aura que dix-neuf exemples !

Le général d’Hubert se redressa, avec le sentiment de sortir d’une maladie épuisante.

— Je prierai Votre Excellence de garder le plus profond secret sur mon intervention. J’attache la plus grande importance à ce qu’il n’apprenne jamais...

— Qui pourrait donc l’informer, je voudrais le savoir ? dit Fouché en levant un regard curieux sur le visage figé et immobile de d’Hubert. Prenez une de ces plumes, et passez-la vous-même sur le nom. Cette liste est unique. Si vous, avez soin de prendre assez d’encre, personne ne pourra lire le nom qui a été biffé. Mais par exemple, je ne suis pas responsable de ce que Clarke fera de lui. S’il continue à être enragé, il recevra du ministre de la Guerre l’ordre d’aller résider dans une ville de province, sous la surveillance de la police.

Quelques jours plus tard, le général d’Hubert disait à sa sœur, après les premières expansions du retour :

— Ah ! ma chère Léonie, il me semblait que je ne pourrais jamais quitter Paris assez vite.

— Effet de l’amour? suggéra-t-elle avec un sourire malicieux.

— Et de l’horreur, ajouta d’Hubert avec une profonde gravité. J’ai failli mourir là-bas, mourir de nausée.

Son visage se contractait de dégoût. Et sous le regard attentif de sa sœur, il poursuivit :

— J’ai dû voir Fouché ; j’ai obtenu une audience et j’ai été dans son cabinet. D’avoir eu le malheur de respirer dans la même pièce que cet homme, on conserve un sentiment de dignité diminuée, un sentiment inquiet de n’être pas en somme tout à fait aussi propre qu’on le croyait. Ah ! tu ne peux pas comprendre...

Elle hocha vivement la tête, à plusieurs reprises. Elle comprenait parfaitement, au contraire. Elle connaissait son frère à fond, et l’aimait tel qu’il était. Au surplus, le mépris et le dégoût de l’humanité s’attachaient au jacobin Fouché, qui, exploitant au mieux de sa fortune, toutes les faiblesses, toutes les vertus, toutes les illusions généreuses des hommes de sa génération, en fit éternellement des dupes, et mourut obscurément duc d’Otrante.

— Mon pauvre Armand, fit-elle, avec compassion, que pouvais-tu demander à un homme pareil ?

— Rien moins qu’une vie, répondit d’Hubert. Et je l’ai obtenue. Il le fallait ! Mais il me semble que je ne pourrai jamais pardonner cette épreuve à l’homme que j’ai voulu sauver.

Le général Féraud, parfaitement incapable de comprendre ce qui lui arrivait (c’est le cas de la plupart d’entre nous), reçut du ministre de la Guerre l’ordre de se rendre sans délai dans une petite ville du centre de la France. Il donna libre cours à ses sentiments, avec roulements d’yeux furieux et sauvages grincements de dents. La cessation de l’état de guerre, seule condition d’existence qu’il eût encore connue, et l’affreuse perspective d’un monde en paix l’épouvantaient. Il gagna sa petite ville avec la conviction arrêtée qu’un tel état de choses ne pouvait durer. Il apprit, en arrivant dans sa nouvelle résidence, sa radiation des cadres de l’armée, et que l’octroi de sa pension (calculée sur l’échelle du grade de colonel) dépendrait de la correction de sa conduite et des rapports favorables de la police. Ne plus faire partie de l’armée ! Il se sentait singulièrement étranger à la terre, comme un esprit désincarné. Impossible de vivre dans de telles conditions. Pour commencer, il réagit par pure incrédulité. Cela ne pouvait pas être ! Il attendait tonnerre, tremblements de terre et cataclysmes naturels, et ne vit rien venir. Le manteau de plomb d’une irrémédiable oisiveté tomba sur le général Féraud, qui, ne trouvant en lui aucune ressource, sombra dans un état d’hébétude terrifiante. Il parcourait les rues de la petite ville, en fixant devant lui des yeux sans éclat, et ne voyait pas les chapeaux levés sur son passage ; les gens se poussaient du coude et chuchotaient :

— Regardez le pauvre général Féraud. Il a le cœur brisé. Voyez comme il aimait l’Empereur.

Les autres ruines de la tempête napoléonienne se groupaient avec un respect infini autour du général Féraud. Il se croyait lui-même le cœur broyé par le chagrin. Il éprouvait, en succession rapide, des besoins de pleurer, de hurler, de se mordre les poings jusqu’au sang, de passer des journées entières sur son lit, la tête sous l’oreiller. A vrai dire, cela n’était que de l’ennui, l’angoisse d’une immense, d’une indescriptible, d’une inconcevable nostalgie. Son incapacité à comprendre la nature désespérée et définitive de son mal le sauva du suicide. L’idée ne l’en effleura jamais. Il perdit seulement l’appétit, et la difficulté qu’il éprouvait à exprimer son accablement (les plus furieux jurons n’y réussissaient pas) le réduisit au silence, sorte de mort pour un tempérament méridional.

Grande fut donc la sensation parmi les anciens militaires, habitués d’un petit café infesté de mouches, quand par un lourd après-midi, « ce pauvre général Féraud » lâcha tout à coup une bordée de jurons formidables.

Tranquillement assis dans un coin privilégié, il parcourait les gazettes de Paris, avec l’intérêt qu’un condamné pourrait apporter, la veille de son exécution, aux nouvelles du jour. Un groupe de figures bronzées et martiales, dont l’une n’avait qu’un œil et une autre montrait un nez à demi gelé en Russie, l’entourèrent avec sollicitude :

— Qu’y a-t-il, général ?

Très droit, le général Féraud tenait la feuille pliée à bout de bras, pour en mieux distinguer les petits caractères. Il lut et relut la nouvelle qui avait déterminé ce que l’on pourrait appeler sa résurrection.

— Nous apprenons que le général d’Hubert, actuellement en congé de convalescence dans le Midi, va être appelé au commandement de la 5e brigade de cavalerie, à...

Il laissa tomber le journal, avec accablement... « Appelé au commandement... » puis se frappant violemment le front :

— Je l’avais presque oublié ! grommela-t-il avec remords.

Un vétéran à la large poitrine cria à travers le café :

— Encore une nouvelle infamie du Gouvernement, mon général ?

— Les infamies de ces coquins ne se comptent plus, tonna Féraud. Une de plus ou de moins... Il baissa la voix. Il y en a au moins une à laquelle je mettrai bon ordre.

Et regardant tout autour de lui :

— Voilà un officier d’état-major, un de ces mignons frisés et pommadés des maréchaux qui ont vendu leur père pour une poignée d’or anglais. Il s’apercevra bientôt que je vis encore, déclara-t-il d’un ton dogmatique. C’est une affaire particulière, une vieille affaire d’honneur. Bah ! notre honneur ne compte pas. On nous parque ici, l’oreille fendue, comme un troupeau de chevaux réformés, bons pour l’équarrisseur. Mais ce serait une façon de frapper un coup pour l’Empereur. Messieurs, j’aurai besoin de deux d’entre vous.

Tous s’offrirent. Profondément touché de cette démonstration, le général Féraud choisit avec émotion le cuirassier borgne et l’officier de chasseurs à cheval qui avait laissé le bout de son nez en Russie. Il s’excusa auprès des autres.

— C’est une affaire de cavalerie, vous comprenez.

Un tumulte d’acclamations lui répondit :

— Parfaitement, mon général !... C’est juste... Parbleu, c’est connu...

Tout le monde était satisfait. Les trois hommes quittèrent le café, salués par des souhaits de « Bonne chance ».

Dans la rue ils se prirent le bras, le général au milieu. Les trois chapeaux roussis portés en bataille, avec une obliquité sinistre, barraient presque entièrement la rue étroite. Surchauffée, la petite ville aux murs gris et aux toits rouges dormait son sommeil d’après-midi provincial sous le ciel bleu. Les coups sonores et réguliers d’un tonnelier qui cerclait une futaille se répercutaient entre les maisons. Le général retira un peu son pied gauche dans l’ombre du mur.

— Ce maudit hiver de 1813 m’est rentré jusqu’au fond des os. N’importe ; on prendra des pistolets, voilà tout. Un peu de lumbago. Des pistolets, oui. Cela fera du beau gibier pour ma carnassière. J’ai l’œil aussi vif que jamais. J’aurais voulu que vous me vissiez, en Russie, décrocher au vol des Cosaques avec un vieux fusil d’infanterie. J’ai des dons naturels de tireur.

Le général pérorait, redressant sa tête aux yeux de chouette et au nez d’oiseau de proie. Simple combattant toute sa vie, cavalier, sabreur, il concevait la guerre avec la plus grande simplicité, comme une foule de combats singuliers, une sorte de duel collectif. Et voilà qu’il retrouvait sa propre guerre. Il revivait. L’ombre de la paix s’écartait de lui comme une ombre de mort. C’était la résurrection merveilleuse du nommé Féraud, Gabriel-Florian, engagé volontaire de 1793, général de 1814, enterré sans cérémonie par un ordre de service du ministère de la Guerre de la seconde Restauration.


IV


Aucun de nous ne réussit dans toutes ses entreprises, et notre existence à tous comporte quelque faillite ; l’essentiel, c’est de ne pas flancher au moment d’une tentative, et de soutenir jusqu’au bout l’effort de notre vie. D’ordinaire, c’est la vanité qui nous égare et nous lance dans les aventures d’où nous ne pouvons sortir indemnes. L’orgueil, au contraire, est notre sauvegarde, par la réserve qu’il impose au choix de nos tentatives, autant que par la force qu’il nous assure.

Le général d’Hubert était fier et réservé. Il s’était toujours tiré sans dommage d’amours passagères, heureuses ou non. Dans son corps, couvert de cicatrices guerrières, son cœur de quarante ans restait intact. Entré avec circonspection dans les projets matrimoniaux de sa sœur, il s’était irrémédiablement jeté dans l’amour, comme on tombe d’un toit. Il était trop fier pour être épouvanté, et la sensation était trop délicieuse pour être alarmante.

L’inexpérience de la quarantaine est bien plus grave que celle de la vingtième année, parce qu’elle n’est pas compensée par l’ardeur d’un sang chaud. La jeune fille était mystérieuse, comme le sont les jeunes filles, par le seul effet de leur réserve ingénue, mais le mystère de celle-là lui semblait exceptionnel et fascinant. Au moins n’y avait-il rien de mystérieux dans les projets de mariage échafaudés par madame Léonie, et rien de particulier non plus. C’était une union des mieux assorties, parfaitement accueillie par la mère de la jeune fille (le père était mort) et acceptée par son oncle, vieil émigré récemment rentré d’Allemagne, et qui parcourait, canne en main, les allées du jardin ancestral, comme un fantôme émacié de l’ancien régime.

Le général d’Hubert n’était pas homme à se satisfaire d’une femme et d’une fortune. Son orgueil (et l’orgueil cherche toujours le vrai succès) ne pouvait se contenter que de l’amour. Et comme l’amour exclut aussi la vanité, il n’imaginait guère que cette mystérieuse créature aux yeux brillants et profonds de violette éprouvât pour lui un sentiment plus chaud que de l’indifférence. La jeune fille (elle s’appelait Adèle) déjouait toutes ses tentatives de claire entente sur ce point. Il est vrai que ces tentatives étaient gauches et timides, parce que le général se rendait un compte trop précis du nombre de ses années, de ses blessures et de ses imperfections morales, de son indignité totale, en un mot, et apprenait par expérience le sens du mot « peur ». Il avait cru comprendre, à entendre Adèle, qu’avec une confiance sans bornes dans l’affection et la sagesse maternelles, elle n’éprouvait pas pour sa personne une insurmontable aversion, et que l’on ne saurait exiger plus d’une jeune fille bien élevée, pour inaugurer l’existence conjugale. Cette idée blessait et tourmentait l’orgueil du général. Qu’aurait-il pu attendre de plus, pourtant, se demandait-il avec une sorte de désespoir. Elle avait le front lisse et lumineux et ses yeux de violette riaient, tandis que ses lèvres et son menton gardaient une gravité admirable. Tout cela était complété par une masse si glorieuse de cheveux blonds, par un teint si merveilleux, par une telle grâce d’expression, que d’Hubert ne trouvait jamais le temps d’examiner avec un détachement suffisant les exigences altières de son orgueil. A vrai dire, il redoutait un peu cette sorte d’enquête intérieure qui l’avait conduit une ou deux fois à une crise de frénésie solitaire, et lui avait fait sentir qu’il aimait assez la jeune fille pour la tuer plutôt que de la perdre. Ces crises, fréquentes chez les hommes de quarante ans, le laissaient épuisé, brisé, repentant, un peu épouvanté aussi. Il trouvait heureusement une consolation puissante dans la pratique quiétiste de longues stations nocturnes à sa fenêtre ouverte, et de méditations sur le prodige de l’existence de sa fiancée, comme un croyant perdu dans la contemplation mystique de sa foi.

Il ne faudrait pas croire que toutes ces variations de son humeur intime se reflétassent à l’extérieur. D’Hubert n’éprouvait aucune peine à paraître tout épanoui de sourires. Et en fait, il était très heureux. Il obéissait aux règles établies des fiançailles, envoyait chaque matin des fleurs cueillies dans le jardin ou les serres de sa sœur, puis, un peu plus tard, s’en allait déjeuner avec sa fiancée, sa mère et son émigré d’oncle. On passait le milieu de la journée à l’ombre des arbres ou en lentes promenades. Une déférence vigilante, toute voisine d’une frémissante tendresse, caractérisait l’attitude du général, avec un tour enjoué destiné à masquer le trouble profond que causait à son être tout entier une inaccessible proximité. A la fin de l’après-midi, d’Hubert regagnait son logis entre les champs de vignes, certains jours affreusement malheureux, d’autres suprêmement heureux, le lendemain en proie à une tristesse pensive ; au moins éprouvait-il toujours une intensité particulière de vie, cette exaltation commune aux artistes, aux poètes et aux amoureux, aux hommes hantés par une grande passion, une noble pensée, ou la vision nouvelle de la beauté plastique.

Le monde extérieur n’avait pas, à cette époque, d’existence réelle pour le général d’Hubert. Un soir pourtant, du sommet d’une crête qui commandait la vue sur les deux domaines, il distingua deux silhouettes dans le lointain de la route. La journée avait été divine. Le décor somptueux d’un ciel enflammé paraît d’un éclat doux les lignes sobres du paysage méridional. Rochers gris, champs bruns, lointains violets et onduleux s’harmonisaient en un lumineux accord, et exhalaient déjà les parfums du soir. Les deux silhouettes se détachaient en noir sur le ruban blanc de la route poussiéreuse, comme deux pantins de bois rigides. D’Hubert distingua les longues capotes militaires toutes droites, boutonnées jusqu’au menton, les chapeaux retroussés, les traits accusés et amaigris ; c’étaient de vieux soldats, de vieilles moustaches. Le plus âgé des deux portait un carré noir sur un œil ; le visage sec et dur de l’autre offrait une particularité bizarre et inquiétante qui, à plus ample examen, se révélait comme l’absence d’un morceau de nez. Levant la main d’un seul mouvement pour saluer le civil qui appuyait sur une grosse canne sa boiterie légère, ils s’enquirent de la maison où habitait le général baron d’Hubert, et de la meilleure façon de lui parler tranquillement.

— Vous vous trouverez peut-être assez tranquilles ici, répondit le général en regardant les vignes baignées de teintes de pourpre et dominées par les murs jaunes et gris d’un village niché sur une colline conique, où le clocher trapu d’une église affectait la silhouette d’un sommet rocheux. Vous pouvez donc me parler, et je vous prie, camarades, de le faire ouvertement, en toute confiance.

Ils reculèrent d’un pas, et levèrent à nouveau la main à leur chapeau, en un salut cérémonieux. Alors l’homme au nez gelé, parlant en leur nom à tous deux, fit observer que l’affaire était confidentielle et exigeait de la discrétion. Ils avaient établi leur quartier général là-bas dans ce village, où les maudits croquants — le diable emporte leurs cœurs de damnés royalistes — regardaient de travers trois militaires modestes. Pour le moment, il ne pouvait que demander le nom de deux amis du général d’Hubert.

— Deux amis ? fit avec stupeur le général, tout désorienté. J’habite chez mon beau-frère, là-bas.

— Eh bien, celui-là fera l’affaire, fit le vétéran mutilé.

— Nous sommes les amis du général Féraud, intervint l’autre, qui avait jusque-là gardé le silence, et se contentait de dévorer du regard de son œil unique l’homme qui n’avait jamais aimé l’Empereur.

C’était un spectacle qui en valait la peine. Car même les Judas brodés d’or, qui l’avaient vendu aux Anglais, les maréchaux et les princes l’avaient aimé un jour ou l’autre. Mais cet homme-là n’avait jamais aimé l’Empereur, le général Féraud l’affirmait péremptoirement.

Le général d’Hubert ressentit un coup dans la poitrine. Pendant une imperceptible fraction de seconde, il lui sembla que le mouvement de la terre était devenu perceptible, sous forme d’un frémissement subtil et terrible dans l’immobilité éternelle des espaces. Mais le bruit de sang se tut presque aussitôt dans ses oreilles. Il murmura involontairement :

— Féraud... ; j’avais oublié son existence.

— Il existe pourtant, bien qu’assez mal en point, à vrai dire, dans l’infâme auberge de ce nid de sauvages, fit sèchement le cuirassier borgne. Nous sommes arrivés tout à l’heure dans votre pays sur des chevaux de poste. Il attend notre retour avec impatience. Nous sommes pressés, vous savez. Le général a contrevenu aux ordres ministériels pour vous demander la satisfaction à laquelle lui donnent droit les lois de l’honneur, et naturellement il a envie de finir la chose avant que la gendarmerie ne soit à ses trousses.

L’autre élucida un peu mieux la question :

— Revenir en douce, comprenez-vous ? Fuitt... Ni vu, ni connu. Nous avons pris la poudre d’escampette, nous aussi. Votre ami le roi serait heureux de nous supprimer notre maigre pitance sous le premier prétexte venu. C’est un risque. Mais l’honneur avant tout.

D’Hubert avait retrouvé la parole.

— Alors, vous venez comme cela, sur cette route, pour m’inviter à me couper la gorge avec ce... ce... Un rire de fureur le secoua : Ha ! Ha ! Ha !

Les poings sur les hanches, il riait sans arrêt, devant ces hommes efflanqués, qui se tenaient tout droits, comme s’ils eussent été lancés par un ressort à travers une trappe. Maîtres de l’Europe, vingt-quatre mois plus tôt, ils prenaient déjà la mine de fantômes antédiluviens, et paraissaient moins consistants, dans leurs capotes fanées, que leurs ombres étriquées, toutes noires sur la route blanche. Ombres militaires et grotesques de vingt ans de guerres et de conquêtes. Ils avaient l’aspect étrange de deux bonzes imperturbables de la religion du sabre. Et le général d’Hubert, l’un des anciens maîtres de l’Europe aussi, riait de ces fossiles solennels, dressés sur son chemin.

L’un d’eux fit, en désignant le général d’un hochement de tête :

— Voilà un joyeux compagnon.

— Il y en a parmi nous qui n’ont plus souri, depuis le jour où l’Autre est parti, remarqua son camarade.

Une violente envie de sauter sur ces deux spectres irréels et de les abattre épouvanta le général d’Hubert. Il cessa brusquement de rire. Tout son désir était maintenant d’en finir avec ces hommes, de les soustraire à sa vue, avant de perdre tout empire sur lui-même. Il s’étonna de la fureur qu’il sentait monter dans sa poitrine. Mais il n’avait pas, pour le moment, le temps d’analyser ses sensations : — Je comprends que vous désiriez régler cette affaire au plus vite. Ne perdons pas de temps en cérémonies oiseuses. Voyez-vous ce bois, là-bas, au pied de la côte ? Oui, le bois de pins. Rencontrons-nous là-bas au lever du soleil. J’apporterai épées ou pistolets, à moins que vous ne préfériez les deux.

Les témoins de Féraud se regardèrent.

— Des pistolets, général, fit le cuirassier.

— Soit ! Au revoir ; à demain matin. Jusque-là, laissez-moi vous conseiller de vous tenir cois, si vous ne voulez pas que la gendarmerie vienne faire une enquête sur votre compte avant la nuit. On ne voit pas souvent d’étrangers par ici.

Ils saluèrent silencieusement et s’éloignèrent.

Le général d’Hubert leur tourna le dos et resta longuement planté au milieu de la route, en se mordant les lèvres et en regardant à ses pieds. Puis il se mit à marcher droit devant lui, revenant sur ses pas jusqu’à la grille du parc de sa fiancée. Le crépuscule tombait. Immobile, il regardait à travers les barreaux la façade de la maison toute claire derrière les massifs. Des pas sonnèrent sur le gravier, et bientôt une haute silhouette voûtée émergea d’une allée latérale pour suivre à l’intérieur la clôture du parc.

Le chevalier de Valmassigue, oncle de l’adorable Adèle, ex-général de l’armée des Princes, relieur à Alton (plus tard bottier avec grande réputation d’élégance pour la façon des chaussures de dames dans une autre petite ville d’Allemagne), portait des bas de soie sur ses jambes maigres, des souliers à boucles d’argent et un gilet à ramages. Un habit à longues basques à la française épousait la courbure de son dos maigre. Un petit tricorne reposait sur son abondante chevelure grise nouée en queue.

— Monsieur le Chevalier, — héla doucement d’Hubert.

— Quoi ! Encore ici, mon ami ? Auriez-vous oublié quelque chose ?

— C’est cela, tonnerre ! J’avais oublié quelque chose que je suis venu vous dire. Non... dehors. Derrière le mur. C’est une chose trop affreuse pour la raconter dans un endroit où elle habite.

Le Chevalier sortit tout de suite, avec cette résignation bienveillante dont font montre certains vieillards pour les fugues de la jeunesse. Plus âgé d’un quart de siècle que le général d’Hubert, il le tenait, dans le fond de son cœur, pour un jeune amoureux assez fâcheux. Il avait bien entendu ses paroles énigmatiques, mais n’attachait pas une importance excessive à ce que peut raconter un quadragénaire si durement touché. L’état d’esprit de la génération française mûrie pendant ses années d’exil lui restait à peu près inintelligible. Les sentiments de ces gens-là avaient pour lui une absurde violence, manquaient de tact et de mesure, leur langage était inutilement exagéré. Il rejoignit tranquillement le général sur la route, et ils firent quelques pas en silence ; d’Hubert s’efforçait de maîtriser son agitation et de retrouver le calme de sa voix.

— C’est parfaitement exact ; j’avais oublié quelque chose ; j’avais oublié, jusqu’à l’heure dernière, que j’avais une affaire d’honneur urgente sur les bras. C’est incroyable, mais c’est vrai.

Il y eut un instant de profond silence. Puis dans la paix vespérale de la campagne, la vieille voix claire du chevalier s’éleva, légèrement chevrotante :

— Monsieur, c’est une indignité !

Telle fut sa première pensée. L’enfant née pendant son exil, la fille posthume de son pauvre frère, assassiné par une bande de Jacobins, était devenue, depuis son retour, très chère à son vieux cœur, qui n’avait vécu tant d’années que des souvenirs d’anciennes tendresses.

— C’est une chose inconcevable, vous savez ! Un homme règle les affaires de ce genre, avant de demander la main d’une jeune fille. Eh ! si vous aviez oublié votre histoire dix jours de plus, vous auriez été marié avant que la mémoire ne vous fût revenue. De mon temps les hommes n’oubliaient ni de telles obligations, ni le respect dû aux sentiments d’une enfant innocente. Si je ne les respectais pas moi-même, je qualifierais votre conduite d’une façon qui ne vous plairait guère.

Le général d’Hubert laissa échapper un gémissement :

— Que cette considération ne vous retienne pas. Vous ne courez pas grand, risque de l’offenser mortellement.

Le vieillard ne faisait pas attention à cette ineptie d’amoureux. Peut-être ne l’entendit-il même pas.

— De quoi s’agit-il ? demanda-t-il. Quelle est la nature de cette...

— Dites de cette folie de jeunesse, monsieur le Chevalier. C’est le résultat incroyable, inconcevable de... Il s’arrêta court. Il ne voudra jamais me croire, se dit-il. Il va penser que je le prends pour un imbécile, et se jugera offensé. D’Hubert reprit : Oui, née d’une folie de jeunesse, elle est devenue...

— Eh bien, il faut arranger les choses, interrompit le chevalier.

— Arranger ?

— Oui, dût-il en coûter à votre amour-propre. Vous auriez dû vous rappeler que vous étiez fiancé. Vous l’avez oublié aussi, sans doute. Et voilà que vous oubliez votre querelle. C’est le plus déplorable exemple de légèreté dont j’aie jamais entendu parler.

— Grands dieux, monsieur ! Vous ne vous figurez pas que j’aie été ramasser ce duel lors de mon dernier séjour à Paris, peut-être, ou depuis quelques jours.

— Eh ! qu’importe la date précise de votre folie, monsieur! s’écria sèchement le chevalier. Le principal, c’est d’arranger l’affaire.

Voyant le général tressaillir, et chercher à placer un mot, le vieil émigré leva la main et ajouta avec dignité :

— J’ai été soldat aussi. Je n’oserais pas proposer une démarche douteuse à l’homme dont ma nièce doit porter le nom. Je vous affirme qu’entre galants hommes, une affaire peut toujours s’arranger.

— Mais, saperlotte, monsieur le Chevalier, celle-là date de quinze ou seize ans ! J’étais lieutenant de hussards, à l’époque.

Le vieux chevalier resta confondu devant l’accent de véhément désespoir de cette affirmation.

— Vous étiez lieutenant de hussards, il y a seize ans ? balbutia-t-il avec stupeur.

— Évidemment. Vous ne pensez pas que j’aie été nommé général au berceau, comme un prince du sang ?

Dans le crépuscule mauve qui s’épaississait sur les vignes, avec une sombre bande pourpre très bas au couchant, la voix de l’ex-officier à l’armée des Princes se fit très nette, méticuleusement polie.

— Je rêve. Est-ce que vous plaisantez, ou dois-je comprendre que vous avez laissé dormir une affaire d’honneur pendant seize ans ?

— Elle m’a poursuivi tout ce temps-là, voilà ce que je veux dire. Son origine n’est pas facile à expliquer. Nous nous sommes rencontrés plusieurs fois sur le terrain depuis le début de l’affaire.

— Quelles manières! Quelle horrible perversion du courage ! Il faut la folie sanguinaire de la Révolution, qui a marqué toute une génération, pour expliquer une telle inhumanité, murmura le vieil émigré d’un ton pensif. Comment s’appelle votre adversaire ?

— Mon adversaire ? Féraud.

Diaphane, sous le tricorne et les vêtements anciens, comme un fantôme voûté et émacié de l’ancien régime, le chevalier évoqua des souvenirs défunts :

— Je me souviens des démêlés, au sujet de la petite Sophie Derval, entre monsieur de Brissac, capitaine aux Gardes du Corps, et d’Anjorrant (pas le grêlé, l’autre, le beau d’Anjorrant, comme on disait). Ils se rencontrèrent trois fois en dix-huit mois, le plus galamment du monde. C’était la faute de cette petite Sophie, qui s’obstinait à jouer...

— Il n’y a rien de pareil ici, interrompit le général d’Hubert avec un rire sardonique. L’affaire n’est pas du tout aussi simple, de moitié aussi raisonnable, ajouta-t-il, en grinçant des dents avec rage.

Il y eut un long moment de silence, que le chevalier rompit pour demander, sans animation :

— Qui est-ce, ce Féraud ?

— Un lieutenant de hussards, aussi... pardon ; il est général maintenant. C’est un Gascon ; le fils d’un forgeron, je crois.

— Là ! Je le pensais bien. Ce Bonaparte avait une prédilection pour la canaille. Je ne dis pas cela pour vous, d’Hubert. Vous êtes des nôtres, quoique vous ayez servi cet usurpateur qui...

— Laissez-le donc tranquille ; il n’a rien à voir là-dedans, s’écria d’Hubert.

Le chevalier haussa ses maigres épaules.

— Des Féraud ! Des enfants de forgeron et de traînées de village. Voyez ce que l’on gagne à se mêler à cette sorte de gens.

— Vous avez fait des souliers, vous, chevalier.

— D’accord ; je ne suis pas fils de savetier. Ni vous non plus, monsieur d’Hubert. Nous avons l’un et l’autre quelque chose que n’ont pas tous les princes, tous les ducs, tous les maréchaux de votre Bonaparte, parce que nul pouvoir sur terre n’aurait pu le leur donner, riposta le vieil émigré avec l’animation croissante de l’homme qui a trouvé un argument solide. Ça n’existe pas, ces Féraud ! Féraud ! Qu’est-ce que c’est que Féraud ? Un va-nu-pieds transformé en général par un aventurier Corse déguisé en empereur. Il n’y a pas de raison plausible pour qu’un d’Hubert aille s’encanailler en se battant avec un individu de cette espèce. Vous pouvez parfaitement lui faire des excuses. Et si le manant s’avise de les repousser, vous n’avez qu’à refuser de le rencontrer.

— Vous dites que je puis faire cela ?

— Oui, je le dis, en toute conscience.

— Monsieur le Chevalier, à quoi vous-croyez-vous donc revenu, au retour de votre émigration ?

D’Hubert avait prononcé ces paroles avec un accent si vibrant que le vieillard redressa vivement la tête où l’argent des cheveux brillait sous le petit tricorne. Il resta un instant interdit, puis montrant, d’un geste lent et grave, une grande croix de carrefour dressée sur un bloc de pierre, et qui dessinait en noir ses bras de fer forgé contre la bande rouge du ciel assombri :

— Dieu le sait, fit-il enfin ; Dieu le sait ! N’était cet emblème, que je me souviens d’avoir vu en ce même endroit dans mon enfance, je me demanderais à quoi nous sommes revenus, en effet, nous les fidèles à notre Dieu et à notre roi ? La voix même des gens a changé !

— Oui, c’est une France nouvelle, fit le général d’Hubert. Il semblait avoir recouvré son calme et son accent se faisait légèrement ironique. — Et c’est pourquoi je ne saurais suivre votre conseil. Comment, d’ailleurs refuser d’être mordu par un chien qui veut mordre ? C’est impossible. Croyez-moi, Féraud n’est pas homme à se laisser arrêter par des excuses ou des refus. Évidemment, il y a d’autres moyens. Je pourrais, par exemple, faire tenir un mot au brigadier de gendarmerie de Soulac ; le général et ses amis seraient arrêtés sur un simple ordre de ma part. Cela ferait jaser dans l’armée, chez les officiers en service ou en disponibilité..., surtout chez les demi-soldes. De la canaille, tout cela ; d’anciens compagnons d’armes d’Armand d’Hubert. Mais un d’Hubert se souciera-t-il de gens sans existence ? Mieux encore, je pourrais envoyer prévenir le maire du village par mon beau-frère. Il n’en faudrait pas plus pour faire assaillir les trois brigands à coups de fléaux et de fourches, et pour les faire flanquer dans un bon fossé bien creux et bien humide. Personne n’en saurait rien. On l’a fait, à moins de quatre lieues d’ici, à trois pauvres diables, trois lanciers rouges de la Garde qui rentraient chez eux. Que dit votre conscience, Chevalier ? Un d’Hubert peut-il agir ainsi avec trois hommes qui n’existent pas ?

Quelques étoiles trouaient l’obscurité bleue du ciel de cristal. La petite voix sèche du chevalier demanda aigrement :

— Pourquoi me racontez-vous tout cela ?

Le général saisit et serra violemment la vieille main desséchée :

— Parce que je vous dois toute franchise. Qui pourrait dire la vérité à Adèle, sinon vous ? Vous comprenez pourquoi je n’ose pas me confier à mon beau-frère ni à ma sœur, Chevalier. J’ai été si près de faire tout ce que je viens de vous dire que j’en tremble. Et il n’y a pas moyen d’y échapper. — Puis murmurant, après un silence : C’est une fatalité ! il lâcha la main inerte du chevalier, et dit de son ton habituel :

— Il faudra que je me passe de témoins. Si je dois rester sur le terrain, vous saurez vous, au moins, tout ce que l’on peut savoir de cette affaire.

Le fantôme falot de l’ancien régime semblait s’être voûté encore pendant cet entretien :

— Comment ferai-je pour garder ce soir un visage paisible devant ces deux femmes ? gémit-il. Général, j’ai bien de la peine à vous pardonner !

D’Hubert ne répondit pas.

— Votre cause est-elle bonne, au moins ?

— Je suis parfaitement innocent.

Et, saisissant le bras du chevalier au-dessus du coude, il lui infligea une brusque secousse :

— Il faut que je le tue ! siffla-t-il, puis ouvrant la main, il descendit la route.

Les attentions délicates d’une sœur très aimante avaient assuré au général une parfaite liberté de mouvements dans la maison dont il était l’hôte. Il avait même sa propre entrée par une petite porte percée au coin de l’orangerie. Aussi n’eut-il pas, ce soir-là, à dissimuler son agitation devant la calme ignorance de ses hôtes. Il en fut heureux. Il lui semblait que, s’il devait ouvrir la bouche, ce serait pour éclater en imprécations affreuses et vaines, pour saccager les meubles, briser les verres et la vaisselle. En ouvrant sa porte particulière, et en gravissant les vingt-huit marches d’un escalier tournant qui donnait accès au couloir où s’ouvrait sa chambre, il vit se jouer une scène horrible et humiliante, où un fou furieux aux yeux injectés et à la bouche écumante faisait des dégâts inouïs et brisait les objets inanimés qui peuvent se trouver dans une salle à manger bien ordonnée. Quand il franchit la porte de son appartement, la crise était passée, mais sa fatigue physique était telle qu’il dut s’appuyer au dossier des sièges pour traverser la pièce, et s’affaler sur un divan bas et large. Sa prostration morale était plus grande encore. Cette brutalité de sentiments qu’il n’avait connue qu’en chargeant l’ennemi sabre en main, stupéfiait cet homme de quarante ans, qui n’y reconnaissait pas la furie instinctive de sa passion menacée. Car, dans son épuisement mental et physique, cette passion s’éclaircissait, se distillait, se raffinait en un sentiment de désespoir mélancolique, à l’idée de devoir mourir peut-être, avant d’avoir appris à l’adorable fille à l’aimer.

Cette nuit-là, allongé sur le dos, les mains sur les yeux, ou couché sur le ventre, le visage enfoui dans les coussins, le général d’Hubert fît tout le pèlerinage des émotions. Écœurant dégoût devant l’absurdité de la situation, doute de sa propre aptitude à la conduite de la vie, défiance de ses meilleurs sentiments (que diable avait-il besoin d’aller chez Fouché ?), il connut tout cela tour à tour. — Je suis un idiot, ni plus ni moins, se dit-il. Un idiot, susceptible. Parce que j’ai entendu deux mécontents parler dans un café... Je suis un idiot qui a peur des mensonges, alors que dans la vie la vérité compte seule !

Il se leva à diverses reprises, et marchant en chaussettes pour n’être pas entendu, but toute l’eau qu’il put trouver dans la nuit. Il connaissait les tourments de la jalousie. Elle épouserait un autre homme. Son âme tressaillait d’angoisse. La ténacité de ce Féraud, l’atroce insistance de cette brute imbécile l’accablaient avec la force terrifiante d’une impitoyable destinée. D’Hubert tremblait en reposant le pot à eau. — Il finira par m’avoir, se dit-il. Il goûtait toutes les émotions que la vie peut donner. Il sentait dans sa bouche le goût subtil et nauséeux de la peur, non pas de la peur excusable devant un regard candide et amusé de jeune fille, mais la peur de la mort, et la peur de la lâcheté que connaît l’homme d’honneur.

Si le véritable courage consiste à affronter un danger odieux, dont la seule pensée fait cabrer notre corps, notre cœur et notre âme, le général d’Hubert eut l’occasion de le mettre en pratique pour la première fois de sa vie. Il avait avec ivresse chargé batteries ou carrés d’infanterie, et, sans même y penser, porté des messages sous des grêles de balles. Son rôle, aujourd’hui, était de marcher en tapinois, au lever du jour, vers une mort obscure et révoltante. Il n’hésita pas un instant. Il portait deux pistolets dans un sac de cuir qu’il passa en bandoulière. Avant de sortir du jardin, il se sentit à nouveau la touche sèche ; il cueillit deux oranges. C’est seulement après avoir refermé la grille derrière lui qu’il eut un moment de faiblesse.

Il se força à avancer quand même, et retrouva l’usage de ses jambes après quelques pas. Dans l’aube incolore et transparente, le bois de pins détachait avec netteté contre les rochers gris de la colline les colonnes de ses troncs et la masse sombre de sa verdure. D’Hubert regardait fixement devant lui, et suçait une orange en marchant. Le calme souriant, en face du danger, qui avait fait de lui un officier aimé de ses hommes et apprécié de ses supérieurs, lui revenait peu à peu. Il marchait à une bataille. À l’orée du bois, il s’assit sur un rocher, la seconde orange dans sa main, et se reprocha d’être arrivé si ridiculement tôt sur le terrain. Il ne fut pourtant pas long à entendre un sifflement de branches, des pas sur le sol dur, et le bruit d’une conversation entrecoupée. Une voix disait quelque part, derrière lui, avec un accent vantard :

— C’est un beau gibier pour ma carnassière !

— Les voici, se dit-il. Que parlent-ils de gibier ? Serait-ce de moi qu’il s’agit? Et voyant le fruit qu’il tenait à la main : Bonnes oranges, se dit-il ; c’est l’arbre de Léonie ; autant manger celle-là que de la jeter !

Émergeant d’un désert de rochers et de buissons, Féraud et ses seconds aperçurent le général d’Hubert en train de peler l’orange. Il s’arrêtèrent, attendant de lui voir redresser la tête. Alors les témoins levèrent leur chapeau, tandis que Féraud s’écartait un peu, les mains derrière le dos.

— Je suis obligé, messieurs, de prier l’un de vous de se mettre à ma disposition, fit d’Hubert ; je n’ai pas amené d’ami. Y consentez-vous ?

— Cela ne se refuse pas, fit sentencieusement le cuirassier borgne, tandis que l’autre vétéran remarquait :

— C’est gênant, tout de même.

— L’état d’esprit des gens, dans cette partie du pays, m’interdisait d’avertir personne des motifs de votre présence, expliqua courtoisement d’Hubert.

Ils saluèrent, regardèrent autour d’eux, et firent observer tous deux en même temps :

— Fichu terrain !

— Rien à faire ici.

— Pourquoi nous tourmenter de terrain, de mesures, d’un tas d’embarras ? Simplifions les choses. Chargez les deux paires de pistolets. Je prendrai ceux du général Féraud et il prendra les miens. Ou mieux encore ; prenons une paire mixte, un de chaque paire. Puis nous entrerons dans le bois et nous tirerons à vue, pendant que vous resterez sur la lisière. Nous ne sommes pas ici pour faire des cérémonies, mais pour un combat à mort. Le premier terrain venu est assez bon pour cela. Si je tombe, laissez-moi où je serai et sauvez-vous ; il ne serait pas prudent pour vous d’être découverts dans les environs.

Après une courte discussion, Féraud accepta ces conditions. Pendant que les seconds chargeaient les pistolets, on l’entendit siffler et on le vit se frotter les mains avec une parfaite satisfaction. Il défit vivement sa capote, tandis que le général ôtait la sienne, et la posait soigneusement sur un rocher.

— Vous pourrez conduire votre homme à l’autre lisière du bois et l’y laisser entrer exactement dans dix minutes, proposa d’Hubert avec calme, mais avec le sentiment qu’il donnait des ordres pour son exécution. Ce fut d’ailleurs son dernier moment de faiblesse. Attendez. Comparons d’abord nos montres..

Il sortit la sienne. L’homme au nez gelé alla emprunter celle du général Féraud. Ils penchèrent un instant la tête sur les aiguilles.

— Entendu ! à six heures moins quatre à la vôtre ; moins sept à la mienne.

C’est le cuirassier qui resta près du général d’Hubert, son œil unique immuablement fixé sur le cadran blanc de la montre qu’il tenait dans le creux de sa main. Il ouvrit la bouche, attendant le battement de la dernière seconde pour lancer le mot :

— Avancez.

Le général d’Hubert se mit en marche et passa de l’éclat d’un matin ensoleillé de Provence à l’ombre fraîche et aromatique des pins. Le soleil était net entre les troncs rougeâtres dont la multitude, inclinée sous des angles variés, lui fit d’abord un peu tourner la tête. Il lui semblait être au début d’une bataille, et la confiance en lui qui faisait sa force dominante se réveilla dans son cœur. Il se sentait tout à son affaire maintenant, et le problème n’était plus que de tuer son adversaire. Il ne fallait rien moins pour le délivrer de ce cauchemar imbécile. Il ne servirait à rien de blesser une brute pareille. Il avait une réputation d’ingéniosité et ses camarades, bien des années auparavant, aimaient l’appeler le stratégiste. En fait, il savait penser en face de l’ennemi. Féraud, au contraire, n’était qu’un combattant, mais un tireur émérite, malheureusement.

— Il faut que j’essuie son feu à la plus grande distance possible, se dit-il.

A ce moment il vit quelque chose de blanc remuer au loin entre les arbres, la chemise de son adversaire. Il fit résolument un pas entre les troncs, s’exposant en plein. Puis, rapide comme l’éclair, il bondit en arrière. La tentative était hasardeuse, mais elle fut couronnée de succès. D’Hubert entendit le bruit sec d’un coup de feu, en même temps qu’un petit morceau d’écorce détaché par la balle lui piquait douloureusement l’oreille.

Le général Féraud, avec une balle perdue, devenait prudent. D’Hubert hasarda un œil hors de son abri, et n’aperçut rien. Une telle ignorance de la situation de son adversaire comportait un sentiment d’insécurité. D’Hubert se sentait affreusement exposé sur le flanc. Tout à coup il vit de nouveau quelque chose de blanc passer devant lui. Ha ! l’ennemi était encore en face, alors. Il avait eu peur d’un mouvement tournant. Mais sans doute le général Féraud n’y avait-il même pas songé. D’Hubert le vit passer sans précipitation d’un arbre à l’autre, en droite ligne. Avec un grand calme, il affermit sa main. Trop loin encore. Il se savait tireur médiocre. Il devait jouer une partie d’attente... pour tuer.

Voulant profiter de la plus forte épaisseur du tronc, il s’allongea sur le sol. Ainsi étendu, la tête du côté de son adversaire, il se trouvait entièrement protégé. Il ne s’agissait plus de s’exposer, maintenant ; l’ennemi était trop près. La conviction que Féraud ne tarderait pas à faire un geste téméraire était un baume à l’âme du général d’Hubert. Mais il était bien gênant, et médiocrement utile de tenir le menton levé au-dessus du sol. Il pencha un peu la tête de côté, et en exposa une petite partie avec une certaine appréhension, bien que, somme toute, sans grand péril. Son adversaire ne pouvait pas le chercher si près de la terre. Il aperçut au vol le général Féraud qui passait d’arbre en arbre avec une prudente résolution. — Il se moque de mon tir, se dit-il, avec cette compréhension de l’âme de l’adversaire qui aide si bien à gagner les batailles. Il s’en trouva confirmé dans sa tactique d’immobilité. — Si je pouvais voir derrière moi aussi bien que devant, se disait-il avec anxiété, en souhaitant l’impossible.

Il lui fallut une certaine force de caractère pour lâcher ses pistolets, mais, obéissant à une impulsion soudaine, il les posa pourtant, très doucement, à droite et à gauche. A l’armée, on l’accusait volontiers de jouer au petit-maître parce qu’il se rasait et mettait une chemise propre les jours de bataille. Il s’était toujours en effet montré très soigneux de sa personne. Chez un homme qui frise la quarantaine, et qui tombe amoureux d’une jeune et charmante fille, ce louable amour-propre peut conduire à de menues faiblesses, telles que la possession d’un élégant écrin contenant un petit peigne d’ivoire et nanti sur le couvercle d’un bout de miroir. De ses mains libres, le général d’Hubert fouilla dans les poches de son pantalon pour chercher cet ustensile d’une vanité innocente, bien excusable chez le possesseur de longues moustaches soyeuses. Il le sortit, puis, avec un parfait sang-froid et une promptitude égale, il se retourna sur le dos. Dans cette attitude, la tête légèrement redressée, et le miroir un peu en dehors du tronc d’arbre, il y louchait de l’œil gauche, tandis que son œil droit s’ouvrait sur ses derrières. Il démontrait de la sorte le bien-fondé de la parole de Napoléon, « que pour un soldat français, le mot impossible n’existe pas ». L’ombre qu’il surveillait remplissait presque le champ de son petit miroir.

— S’il fait un pas, se dit-il avec satisfaction, je verrai forcément ses jambes. En tout cas, il ne pourra pas me tomber dessus à l’improviste.

Et en effet, il distingua bientôt les bottes du général Féraud, qui brillaient une seconde pour disparaître aussitôt, et éclipsaient un instant toute autre image dans le petit miroir. Il changea de position, mais, avant d’adopter au jugé une direction nouvelle, il ne se rendit pas compte que ses pieds et une partie de ses jambes étaient maintenant en pleine vue de son adversaire.

Le général Féraud s’était peu à peu laissé impressionner par l’adresse stupéfiante avec laquelle son ennemi se dissimulait. Il était absolument certain d’avoir, avec une précision meurtrière, touché l’arbre qu’il avait visé. Et pourtant il n’avait pu distinguer le bout d’une oreille. Comme il le cherchait à cinq pieds dix pouces du sol, le fait n’était pas très surprenant, mais n’en paraissait pas moins étrange au général Féraud.

— La vue de ces pieds et de ces jambes lui fit monter à la tête un brusque flot de sang. Il chancela littéralement derrière son arbre, et dut se retenir de la main. L’autre était à terre, alors. A terre. Parfaitement immobile. En pleine vue. Qu’est-ce que cela voulait dire ? L’idée qu’il avait abattu son adversaire du premier coup se fit jour dans la tête de Féraud et y prit consistance de seconde en seconde, étouffant toute autre supposition, irrésistible, triomphante, féroce.

— Quel idiot j’étais de croire que j’avais pu le manquer, grommela-t-il entre ses dents ; il est resté exposé en plein, l’imbécile, pendant deux bonnes secondes.

Féraud regardait les membres immobiles, et sentait les derniers vestiges de surprise faire place en lui à une admiration sans bornes pour sa propre adresse de tireur.

— Les pieds en l’air ! Par le dieu de la guerre, voilà un coup ! exultait-il en lui-même. Il l’a évidemment reçu en plein dans la tête, et est venu tomber derrière cet arbre, pour mourir.

Il ouvrait de grands yeux, oubliant le danger, avec une sorte d’épouvante et presque de regret. Pour rien au monde, cependant, il n’aurait voulu revenir sur un coup pareil.

— Roulé sur le dos pour mourir !

C’était cette position désespérée d’un homme sur le dos qui criait l’évidence au général Féraud. Il ne pouvait s’imaginer qu’une semblable attitude eût été délibérément adoptée par un homme vivant. C’était inconcevable, en dehors de toute supposition raisonnable. On ne pouvait invoquer de raison plausible pour une telle folie. Il faut reconnaître que les pieds dressés du général d’Hubert paraissaient étrangement morts. Le général Féraud gonfla ses poumons pour lancer à ses témoins un appel de stentor, mais il se retint un instant, obéissant à ce qu’il prenait pour un excès de scrupule.

— Je vais aller voir s’il vit encore, grommela-t-il en abandonnant sans crainte le couvert, de son arbre. Ce mouvement fut immédiatement décelé par l’ingénieux d’Hubert. Il crut à un nouveau bond, mais ne voyant pas les bottes dans le champ du miroir, il conçut quelque inquiétude. Féraud s’était seulement un peu écarté de sa ligne de visée, et d’Hubert ne pouvait se représenter qu’il vînt à lui avec une insouciance parfaite. Il commençait à se demander ce qu’était devenu son adversaire, et fut pris tout à fait à l’improviste : le premier signal d’un danger fut pour lui l’apparition de l’ombre de son ennemi qui tombait allongée par l’obliquité du soleil matinal, sur ses jambes étendues. Il n’avait pas entendu le moindre bruit de pas sur la terre meuble entre les arbres.

C’en était trop pour son sang-froid. Il bondit brusquement, abandonnant ses pistolets sur le sol. L’instinct irrésistible d’un homme ordinaire (à moins qu’il ne fût paralysé par la terreur) eût été de se baisser pour ramasser ses armes, au risque de se faire fusiller dans cette position. L’instinct est irréfléchi, bien entendu ; c’est sa définition même. Mais il vaudrait la peine de rechercher si, dans une humanité pensante, les impulsions machinales de l’instinct ne sont pas affectées par le mode ordinaire de la pensée. Dans sa jeunesse, Armand d’Hubert, officier sérieux et d’avenir, avait exprimé l’opinion qu’à la guerre il ne faut jamais se retrancher derrière une faute. Cette idée, développée et défendue en maintes discussions, s’était implantée dans son cerveau comme une notion fondamentale, pour devenir partie de son individualité. Qu’elle l’eût assez profondément imprégné pour affecter les réflexes de son instinct ou qu’il fût simplement « trop stupéfait pour se souvenir des maudits pistolets » comme il le déclara lui-même plus tard, le fait est que le général d’Hubert ne songea pas à se pencher pour les ramasser. Au lieu de revenir sur son erreur, il saisit à deux mains le tronc rugueux et se jeta derrière avec une telle impétuosité qu’il en fit le tour. Une flamme, un coup de feu. Il se retrouva face à face avec le général Féraud qui, complètement déconcerté par un tel déploiement d’agi lité chez un mort, restait tout tremblant. Un léger nuage de fumée volait devant son visage qui prenait un aspect extraordinaire, comme si la mâchoire en eût été déboîtée.

— Je ne l’ai pas raté ? croassa-t-il d’une voix rauque, sortie des profondeurs de sa gorge sèche.

Ce cri sinistre rompit le charme qui semblait paralyser le général d’Hubert.

— Si, vous m’avez raté... à bout portant ! s’écria-t-il, sans avoir encore retrouvé tout à fait ses esprits. Le retour de la conscience s’accompagna chez lui d’une bouffée de fureur homicide, dont la violence était faite de tous les ressentiments accumulés au cours d’une vie. Pendant des années, le général d’Hubert avait été exaspéré et humilié par une absurdité atroce que lui imposait le caprice sauvage de cet homme. Au surplus, d’Hubert avait été, en cette dernière circonstance, trop révolté par l’idée de la mort prochaine pour que la réaction de son angoisse n’affectât pas la forme d’un désir de meurtre. — Et j’ai encore mes deux balles, ajouta-t-il impitoyablement.

Féraud grinça des dents et son visage prit une expression furieuse et implacable.

— Allez-y ! fit-il sourdement.

Telles eussent été ses dernières paroles, si son adversaire eût tenu ses pistolets à la main. Heureusement, les pistolets étaient à terre, au pied d’un pin. D’Hubert eut la seconde de réflexion nécessaire pour songer que ce n’est pas l’homme en lui, mais l’amoureux qui avait redouté la mort ; en elle il voyait non le danger, mais le rival possible, non l’ennemie de la vie, mais l’obstacle à son mariage. Et voilà que la mort était vaincue et le rival écarté, entièrement écarté, écrasé...

Il ramassa machinalement ses pistolets, et au lieu de tirer dans la poitrine de Féraud, il exprima la pensée qui obsédait son esprit :

— Vous ne vous battrez plus en duel, dorénavant !

Son accent de satisfaction paisible et ineffable fut intolérable au stoïcisme du général Féraud :

— Ne musardez pas, alors, maudit muguet d’état-major ! hurla-t-il tout à coup, sans cesser de dresser fièrement son visage impassible sur un corps très droit.

Le général d’Hubert désarma soigneusement ses pistolets. Ce geste fut observé avec des sentiments contradictoires par son adversaire.

— Vous m’avez manqué deux fois, dit froidement le vainqueur, qui prit les deux pistolets dans une seule main, et la seconde fois à un pied à peine de distance. Par toutes les règles du combat singulier, votre vie m’appartient. Cela ne veut pas dire que je veuille en disposer maintenant.

— Je n’ai que faire de votre longanimité, grommela d’un ton farouche le général Féraud.

— Laissez-moi vous faire observer que cela ne me regarde pas, fît d’Hubert, dont toutes les paroles étaient dictées par une délicatesse consommée. La colère lui aurait fait tuer cet homme, mais, de sang-froid, il répugnait à humilier, par un déploiement de générosité, cet être absurde, ce vieux soldat de la Grande Armée, ce compagnon des prodiges et des terreurs de la grande épopée militaire. Vous n’avez pas la prétention de m’indiquer ce que je dois faire de ce qui m’appartient !

Le général Féraud tressaillit, et l’autre continua :

Vous m’avez forcé, au nom de l’honneur, à tenir ma vie à votre disposition, pendant quinze ans. Très bien. Maintenant que l’affaire est terminée à mon avantage, je réclame du même principe pour disposer de votre vie comme je l’entendrai. Vous la tiendrez à ma disposition, tant qu’il me plaira, ni plus ni moins. Vous êtes mon prisonnier sur parole, jusqu’à ce que je vous donne la liberté.

— Voilà une situation absurde pour un général de l’Empire, s’écria Féraud avec une conviction profonde et effarée. Alors je vais passer le reste de ma vie à attendre votre bon plaisir, avec un pistolet chargé dans mon tiroir. C’est... c’est idiot ! Je serai un objet de... dérision !

— Absurde ? Idiot ? Croyez-vous ? demanda le général d’Hubert, avec une feinte gravité. C’est possible ; mais je n’y peux rien. Pourtant, il est peu probable que j’aille causer beaucoup de cette aventure, et personne n’a besoin d’en savoir plus que l’on n’en a su jusqu’à ce jour, sur l’origine de notre querelle. Pas un mot de plus, ajouta-t-il vivement. Je ne puis discuter cette question avec un homme qui, en ce qui me concerne, n’a plus d’existence.

Quand les deux duellistes sortirent du bois, Féraud un peu en arrière et apparemment plongé dans une sorte de léthargie, les deux témoins accoururent, chacun de leur côté. Le général d’Hubert prit la parole, d’une voix forte et distincte :

— Messieurs, je me fais un devoir d’affirmer solennellement ici, en présence du général Féraud, que notre différend est enfin réglé pour de bon. Vous pourrez en informer tous ceux que la chose intéresse.

— Une réconciliation, après tout ? s’écrièrent-ils en même temps.

— Une réconciliation ? Pas tout à fait. Quelque chose de beaucoup plus solide. N’est-ce pas, général Féraud ?

Le général Féraud se contenta de baisser la tête en signe d’assentiment. Plus tard dans la journée, se trouvant seuls hors de portée des oreilles de leur irascible ami, le cuirassier déclara tout à coup :

— D’ordinaire, j’y vois aussi bien avec mon seul œil que tout le monde. Mais cette histoire me dépasse ; il ne veut rien dire.

— Dans cette affaire, je me suis laissé dire qu’il y avait eu, du commencement à la fin, quelque chose que personne à l’armée ne comprenait tout à fait, commenta le chasseur au nez incomplet. Elle a commencé dans le mystère, s’est poursuivie dans le mystère et doit apparemment finir dans le mystère.

Le général d’Hubert retournait chez lui à grands pas pressés. Il ne se sentait soulevé par aucun sentiment de triomphe ; il avait vaincu, et ne croyait pas avoir gagné beaucoup par sa victoire. La nuit précédente, il répugnait à risquer une vie qui lui apparaissait délicieuse et digne d’être conservée pour conquérir un amour de jeune fille. Il avait traversé des minutes où, par une merveilleuse illusion, cet amour lui semblait déjà conquis, et où son existence compromise acquérait une capacité d’adoration plus prodigieuse encore. Sa vie maintenant assurée perdait toute magnificence et prenait un aspect particulièrement alarmant ; on eût dit d’un piège destiné à faire éclater son indignité. Quant à la merveilleuse illusion d’amour dont il s’était un instant leurré dans l’agitation d’une nuit qui aurait pu être sa dernière sur terre, il en comprenait maintenant l’ironie. Ce n’était que le paroxysme d’une vanité en délire. Ainsi, à cet homme calmé par l’heureuse issue d’un duel, la vie paraissait dépouillée de tout charme, simplement parce qu’elle n’était plus menacée.

Abordant la vieille demeure par le verger et le potager, il ne put remarquer l’agitation qui régnait sur la façade. Il ne rencontra pas une âme. Mais dans le corridor où il étouffait ses pas, il s’avisa soudain que la maison était éveillée et plus animée que de coutume. Dans un bruit confus d’allées et venues, on entendait héler des domestiques. Il s’aperçut avec chagrin que la porte de sa chambre était grande ouverte, bien que les persiennes en fussent encore closes. Il avait espéré que son escapade matinale passerait inaperçue. Il croyait trouver un domestique dans la chambre, mais un rayon de lumière filtré par une fente des volets lui laissa distinguer sur un divan bas une masse confuse, où il crut déceler deux silhouettes de femmes étroitement embrassées, et d’où sortaient mystérieusement des sanglots et des murmures désolés. Le général d’Hubert poussa violemment les volets de la plus proche fenêtre. Une des femmes bondit. C’était sa soeur. Elle resta un instant immobile, les cheveux sur le dos et les bras levés au-dessus de sa tête, puis, avec un cri étouffé, elle se jeta contre sa poitrine. Il lui rendit son étreinte, tout en s’efforçant de se dégager. L’autre femme ne s’était pas levée, et semblait au contraire se tapir davantage sur le divan, et cacher son visage dans les coussins. Sa chevelure défaite également était d’un blond admirable. Le général d’Hubert la reconnut avec une émotion poignante. Mademoiselle de Valmassigue ! Adèle ! dans une pareille détresse !

Fort inquiet, il s’arracha délibérément à l’étreinte de sa sœur. Madame Léonie étendit alors son beau bras nu sous la manche du peignoir, et montrant le divan d’un geste tragique :

— Cette pauvre enfant terrifiée est accourue ici, de chez elle à pied ; une demi-lieue en courant tout le temps.

— Qu’est-ce qui a donc pu arriver ? demanda le général d’Hubert d’une voix basse et agitée.

Madame Léonie continuait intrépidement :

— Elle a sonné à la grande porte, et éveillé toute la maison. Nous dormions encore tous. Tu peux imaginer l’horrible secousse... Adèle, mon enfant, remettez-vous.

L’expression du général d’Hubert n’était pas celle d’un homme qui « imagine » facilement. Dans le chaos des suppositions, il s’arrêta un instant à l’idée que sa future belle-mère avait dû mourir subitement. Il la repoussa d’ailleurs tout de suite ; il ne concevait pas la nature d’un événement ou d’une catastrophe qui pût inciter mademoiselle de Valmassigue à quitter une maison pleine de domestiques pour apporter elle-même la nouvelle, et faire, à travers champ, une demi-lieue au galop.

— Que faites-vous donc dans cette chambre ? demanda-t-il avec stupeur.

— Je suis montée quatre à quatre et cette enfant m’a suivie à mon insu. C’est cet absurde chevalier, poursuivit madame Léonie en regardant le divan. Pauvre enfant, ses cheveux sont tout défaits. Tu penses bien qu’elle n’a pas appelé sa femme de chambre pour la coiffer avant de partir... Adèle, ma chérie, remettez-vous. Il lui a tout raconté à cinq heures et demie du matin. Elle s’était éveillée de bonne heure et ouvrait ses croisées pour respirer l’air frais, quand elle l’aperçut effondré sur un banc du jardin au bout de la grande allée. A cette heure, pense un peu ! Et la veille au soir, il s’était dit indisposé. Elle a passé en hâte une robe, et a couru à lui. On serait inquiète à moins. Il l’aime fort, mais sans grande intelligence. Il était resté debout toute la nuit, tout habillé, le pauvre homme, et complètement épuisé. Il n’était pas en état d’inventer une histoire plausible... Ah ! tu as choisi un beau confident ! Mon mari était furieux. Il m’a dit : — Nous ne pouvons plus intervenir maintenant ! Alors nous nous sommes assises pour attendre. C’était affreux. Et cette pauvre petite accourant ici, les cheveux défaits, aux yeux de tous. Elle a été vue par des paysans dans les champs. Ici aussi, elle a réveillé tout, le monde. C’est gênant pour elle. Heureusement que vous devez vous marier la semaine prochaine.., Adèle, remettez-vous... Il est revenu sur ses jambes... Nous nous attendions à te voir rapporter sur une civière peut-être ; que sais-je ? Va voir si la voiture est prête. Il faut que je reconduise tout de suite cette enfant-là chez elle. Il n’est pas convenable qu’elle reste ici une minute de plus.

D’Hubert ne bougeait pas d’une ligne, comme s’il n’eût pas entendu un mot. Madame Léonie changea d’idée. — Je vais aller voir moi-même, cria-t-elle. Je veux mon manteau aussi. Adèle... commença-t-elle, sans ajouter : remettez-vous. Elle partit en criant à voix haute et joyeuse : — Je laisse la porte ouverte.

Le général fit un pas vers le divan, mais Adèle se releva, et ce mouvement l’arrêta net. Il se dit : — Je ne suis pas rasé ce matin. Je dois avoir une mine de bandit. Il y a de la boue sur le dos de ma capote, et des aiguilles de pin dans mes cheveux. Il songea que la situation exigeait de sa part beaucoup de circonspection.

— Je suis fâché, mademoiselle..., commença-t-il, pour renoncer aussitôt à sa phrase.

Assise sur le divan, elle avait les joues anormalement roses, et ses cheveux brillants, dénoués sur les épaules, offraient au général un spectacle tout nouveau. Il se mit à arpenter la chambre, non sans garder prudemment les yeux sur la fenêtre. — Je crains que vous ne m’accusiez de folie, fît-il avec un accent de désespoir sincère. Il se retourna brusquement et vit les yeux de la jeune fille fixés sur lui. Elle ne les baissa pas devant son regard. Et l’expression du jeune visage était nouvelle aussi pour lui, inversée pour ainsi dire. Les yeux le contemplaient avec un grave regard, tandis que les lignes exquises de la bouche évoquaient l’idée d’un sourire contenu. Cette transformation rendait sa transcendante beauté bien moins mystérieuse, bien plus accessible à une compréhension d’homme. Une extraordinaire liberté d’esprit surprit le général et lui donna même une grande aisance d’attitudes. Il marchait à travers la pièce avec autant de plaisir qu’il en aurait trouvé à marcher contre une batterie vomissant mort, flamme et fumée ; puis s’arrêtant avec des yeux souriants devant la jeune fille dont l’union avec lui avait été si habilement arrangée par la sage, la bonne, l’admirable Léonie :

— Ah ! mademoiselle ! fît-il sur un ton de regret courtois, si seulement je pouvais croire que vous n’ayez pas fait ce matin une demi-lieue en courant, par simple affection pour madame votre mère !

Imperturbable dans son exaltation secrète, il attendait une réponse qui vint dans un murmure, en une attitude ensorcelante de modestie et de paupières baissées.

— Il ne faut pas être aussi méchant que fou !

Sur quoi le général déclencha vers le divan une offensive que rien n’aurait pu contenir. Le meuble n’était pas exactement en vue de la porte ouverte. Pourtant, madame Léonie qui revenait enveloppée d’un léger manteau et portait sur son bras une écharpe de dentelle destinée à cacher la compromettante chevelure d’Adèle, eut une vision furtive d’un frère à genoux qui se relevait brusquement.

Allons, venez, ma chère enfant, cria-t-elle de la porte.

Le général, pleinement revenu à lui-même, montra l’ingénieuse promptitude d’esprit d’un officier de cavalerie et l’autorité d’un meneur d’hommes :

— Tu ne penses pas qu’elle va descendre toute seule à la voiture, cria-t-il, avec indignation. Elle n’est pas en état de le faire. Je vais la porter.

Suivi par sa sœur respectueuse et stupéfaite, il la porta doucement dans ses bras, puis remonta comme un tourbillon pour effacer de son visage toutes les traces d’une nuit d’angoisse et d’un matin de combat ; il endossa les vêtements de fête du conquérant avant de se précipiter vers la demeure de sa fiancée. S’il n’eût été aussi occupé, le général se fût senti capable de monter à cheval, pour se lancer à la poursuite de son adversaire et l’embrasser, dans l’excès de son bonheur. — C’est à ce butor que je dois tout, se disait-il ; il m’a fait saisir en une heure ce qu’il m’eût peut-être fallu des années pour découvrir, timide imbécile que je suis ! Pas la moindre confiance en moi. Le dernier des poltrons. Et le chevalier ! Ah ! le vieux brave homme ! Le général avait hâte de l’embrasser aussi.

Le chevalier était au lit. Pendant plusieurs jours il fut très mal. Les hommes de l’Empire et les jeunes filles de la Révolution l’interloquaient. Il se leva la veille du mariage, et en curieux qu’il était, emmena sa nièce à l’écart pour causer tranquillement avec elle. Il lui conseilla d’exiger de son mari la véritable histoire de l’affaire d’honneur si impérative et si tenace qui avait failli se terminer pour elle en tragédie. — Il est juste que sa femme en soit informée et, le mois prochain, tu pourras savoir tout ce que tu voudras, mon enfant.

Plus tard, quand le jeune couple vint en visite chez la mère de la mariée, madame la générale d’Hubert rapporta à son cher vieil oncle le récit qu’elle avait obtenu sans peine de son mari. Le chevalier l’écouta jusqu’au bout avec une attention profonde, huma une pincée de tabac, chassa les grains de son jabot, et demanda d’un ton calme :

— C’est tout ?

— Oui, oncle, répondit la jeune femme, en ouvrant très grands ses jolis yeux. C’est drôle, n’est-ce pas ? C’est insensé de songer à ce dont les hommes sont capables !

— Hum ! commenta le vieil émigré. Cela dépend de quels hommes ! Ces soldats de Bonaparte étaient des sauvages. C’est insensé, en effet. En tant que femme, mon enfant, tu dois croire implicitement tout ce que te dit ton mari.

Mais au mari de Léonie, le chevalier confia sa véritable opinion :

— Si c’est là l’histoire que le général a inventée pour sa femme, et pendant la lune de miel encore, vous pouvez bien être sûr que personne ne connaîtra jamais le fin mot de cette affaire.

Beaucoup plus tard encore, le général d’Hubert jugea le moment venu et l’occasion propice pour écrire au général Féraud. Il commençait sa lettre en se défendant de toute animosité.

Jamais, écrivait-il, pendant toute notre déplorable querelle, je n’ai souhaité votre mort. Permettez-moi de vous rendre formellement une vie qui m’appartenait. Il est nécessaire que deux compagnons de gloire comme nous soient en bons termes aux yeux du public.

La même lettre contenait encore un mot personnel d’information domestique. C’est en réponse que le général Féraud adressa à son ancien adversaire une lettre datée d’un petit village des bords de la Garonne :

Si parmi les noms de votre fils, — écrivait-il, — j’avais lu celui de Napoléon, de Joseph, voire de Joachim, je vous féliciterais avec plus de cœur. Comme vous avez jugé bon de lui donner les noms de Charles-Henri-Armand, je me sens confirmé dans mon opinion que vous n’avez JAMAIS aimé l’Empereur. La pensée de ce héros sublime enchaîné sur un rocher au milieu de l’Océan sauvage enlève si bien pour moi toute saveur à la vie, que je recevrais avec une véritable joie votre ordre de me brûler la cervelle. Je considère que l’honneur m’interdit le suicide. Mais je conserve un pistolet chargé dans mon tiroir. Madame la générale d’Hubert leva des mains désespérées à la lecture de cette réponse.

— Vous voyez ; il ne veut pas entendre parler de réconciliation, fit son mari. Il ne faut jamais qu’il risque d’apprendre d’où vient l’argent. Ce serait épouvantable ; il n’y résisterait pas !

— Vous êtes un brave homme, Armand, fit madame la générale, d’un ton approbateur.

— Ma chérie, j’avais le droit de lui briser le crâne, mais puisque je ne l’ai pas fait, je ne puis pas le laisser mourir de faim. Il a perdu sa pension et est parfaitement incapable de faire quoi que ce soit en ce monde. Il faut que nous veillions sur lui, en secret, jusqu’à ses derniers jours. N’est-ce pas à lui que je dois le plus beau moment de bonheur de ma vie ? Ha ! Ha ! Ha !... A travers champs ! Une demi-lieue ! En courant d’un bout à l’autre ! Je ne pouvais en croire mes oreilles... Sans la stupide férocité de cet animal, il m’aurait fallu des années pour vous découvrir ! C’est, extraordinaire : d’une façon ou de l’autre, cet homme a trouvé le moyen de s’immiscer aux sentiments les plus profonds de mon cœur !

IL CONTE
CONTE PATHÉTIQUE

« Vedi Napoli e poi mori. »


C’est au Musée National de Naples que nous liâmes conversation pour la première fois, dans les salles du rez-de-chaussée où se trouvent les fameuses collections des bronzes d’Herculanum et de Pompéi, merveilleux legs de l’art antique dont la furie catastrophique d’un volcan nous a conservé la délicate perfection.

C’est lui qui m’adressa la parole, par-dessus le célèbre Hermès au repos que nous regardions chacun de notre côté. Il me dit, sur ce morceau parfaitement admirable, des paroles justes. Rien de profond. Son goût était plus naturel que cultivé. Il avait évidemment vu dans sa vie bien des choses belles, et savait les apprécier sans user du jargon du dilettante ou du connaisseur. Race détestable. Il parlait en homme du monde intelligent, sans aucune pose.

Nous nous connaissions de vue depuis quelques jours. Dans l’hôtel, bon, sans rien d’extraordinairement « dernier cri », où nous logions tous les deux, je l’avais vu traverser le vestibule pour entrer ou sortir. Il m’avait fait l’effet d’un client connu et honoré. Le salut de l’hôtelier était cordial dans sa déférence, et il y répondait avec une courtoisie familière. Les domestiques l’appelaient Il Conte. Il y eut un jour des discussions autour d’un parasol, — instrument de soie jaune doublé de blanc, — que les garçons avaient trouvé à la porte de la salle à manger. Le portier chamarré d’or le reconnut, et je l’entendis ordonner à l’un des grooms de l’ascenseur de courir le porter au Conte. Peut-être était-il le seul comte résidant à l’hôtel, ou peut-être sa fidélité à la maison lui valait-elle la distinction d’être le comte par excellence.

Après notre entretien de la galerie des Maîtres, — dont, entre parenthèses, il m’avait dit n’aimer guère les bustes et les statues d’empereurs romains, aux traits trop vigoureux et trop prononcés pour son goût, — après notre causerie de la matinée, je ne crus pas indiscret, le soir, devant la salle à manger très pleine, de lui demander à partager sa petite table. À juger de la douce urbanité de son assentiment, il ne tint pas non plus ma présence pour importune. Son sourire était très attrayant.

Il dînait en smoking, gilet de soirée, et cravate noire. Le tout de coupe parfaite et pas trop neuf, comme il convient aux vêtements de ce genre. Matin ou soir, il était toujours très correct dans sa mise. Je suis certain que toute son existence était correcte, ordonnée et conventionnelle, et que nul événement frappant n’en avait troublé le cours. Ses cheveux blancs, rejetés en arrière d’un front élevé, lui donnaient un air d’idéaliste, d’imaginatif. Sa lourde moustache blanche, soigneusement taillée et brossée, prenait, en son centre, une teinte jaune d’or qui n’était pas déplaisante. Des bouffées subtiles d’un parfum excellent et de bons cigares (odeur bien remarquable, en Italie) me parvenaient par dessus la table. Ce sont ses yeux qui accusaient le plus son âge. Ils étaient un peu las, sous les paupières fanées. Il devait avoir soixante ans, ou un peu plus. Il était communicatif. Je n’irai pas jusqu’à dire bavard, — mais nettement communicatif.

Il avait tâté de divers climats, me dit-il ; d’Abbazia, de la Riviera, d’autres endroits encore, mais le seul climat qui lui convînt vraiment était celui du golfe de Naples. Les anciens Romains qui étaient experts dans l’art de la vie, savaient bien ce qu’ils faisaient lorsqu’ils bâtissaient leurs villas sur ces rives, à Baïes, à Vico, à Capri. Ils venaient demander la santé à ce golfe, et emmenaient avec eux, pour charmer leurs loisirs, leur suite de mimes et de joueurs de flûte. Il estimait que les Romains des hautes classes devaient être fort prédisposés à de douloureuses affections rhumatismales.

C’est la seule opinion personnelle que je lui aie entendu exprimer. Elle ne reposait sur aucune érudition spéciale. Il ne savait rien de plus des Romains que ne doit en savoir un homme du monde un peu instruit. Il parlait par expérience personnelle, pour avoir lui-même souffert d’une dangereuse et pénible affection rhumatismale, jusqu’au jour où il avait trouvé le soulagement dans ce coin particulier de l’Europe méridionale.

C’est trois ans auparavant qu’il y était venu pour la première fois, et depuis, il était toujours resté fidèle aux rives du golfe, soit dans un des hôtels de Sorrente, soit dans une petite villa louée à Capri. Il possédait un piano, quelques livres, et nouait des relations passagères d’un jour, d’une semaine, d’un mois, parmi le flot des voyageurs d’Europe. On le voyait se promenant dans les rues ou les ruelles, bientôt familier aux mendiants, aux boutiquiers, aux bambins, aux gens de la campagne, causant aimablement par-dessus les murs avec les contadini, et rentrant dans son hôtel ou sa villa pour s’asseoir au piano et « se faire un peu de musique », avec sa blanche chevelure retroussée et sa grosse moustache militaire. Quand il éprouvait un besoin de distractions, Naples était tout près, avec sa vie, son mouvement, son animation.

— Il faut un peu de plaisir pour se bien porter, disait-il ; des mimes et des joueurs de flûte, en somme. Seulement, à l’inverse des grands de l’ancienne Rome, il n’avait aucune affaire d’État pour l’arracher à ces sages délices. Il n’avait pas d’affaires du tout. Sans doute, n’avait-il, de sa vie, jamais eu d’affaires sérieuses à régler. Il menait une existence douce, avec des joies et des chagrins réglés par le cours de la Nature : mariages, naissances, morts, réglés par les usages de la bonne société, et protégés par l’État.

Il était veuf, mais pendant les mois de juillet et d’août, il se risquait à franchir les Alpes pour faire un séjour de six semaines chez sa fille mariée. Il me dit son nom : c’était celui d’une famille très aristocratique. Elle possédait un château en Bohême, je crois. C’était là le détail le plus précis que je pus obtenir sur la nationalité du comte. Il est étrange qu’il ne m’ait jamais dit son nom. Peut-être pensait-il que je l’avais lu sur la liste des pensionnaires de l’hôtel. A vrai dire, je n’avais jamais eu cette curiosité. En tout cas c’était un bon Européen, — il parlait quatre langues, à ma connaissance, — et un homme bien pourvu. Il ne possédait pourtant pas une grosse fortune. Être excessivement riche eût été évidemment pour lui une sorte d’inconvenance, une chose outrée et voyante. Manifestement aussi, il n’avait pas fait lui-même sa fortune. On n’acquiert pas une fortune sans une certaine âpreté. C’est affaire de tempérament. Sa nature était trop polie pour la lutte. Dans le courant de la conversation, il fit un jour une allusion toute fortuite à sa propriété, à propos de cette douloureuse et inquiétante affection rhumatismale. Il avait imprudemment prolongé une fois son séjour au nord des Alpes jusqu’à la mi-septembre, et avait dû rester alité pendant trois mois, dans sa maison de campagne solitaire, sans autre compagnie que celle de son valet de chambre et du ménage des gardiens du domaine. Il ne tenait pas là « maison ouverte », comme il le disait, et avait seulement voulu y passer une couple de jours, pour causer avec son intendant. Il se promettait de ne jamais plus commettre à l’avenir pareille imprudence. Les premières semaines de septembre le trouvèrent sur les rives de son golfe bien-aimé.

On rencontre parfois, en voyage, des solitaires de cette espèce, dont la seule occupation semble être d’attendre l’inévitable. Morts et mariages ont fait la solitude autour d’eux, et l’on ne peut vraiment blâmer leurs efforts pour rendre l’attente aussi douce que possible. Comme il me le disait : — A mon âge, l’absence de douleur physique est chose fort importante.

Qu’on ne se le représente pas, pourtant, comme un hypocondriaque tâtillon. Il était beaucoup trop bien élevé pour être « fâcheux ». Il savait voir les petites faiblesses de l’humanité, et les considérer d’un œil bienveillant. C’était un compagnon d’après-dîner aimable et enjoué, et de commerce facile. Nous avions passé ensemble trois soirées, quand je dus quitter Naples pour rejoindre un ami qui venait de tomber sérieusement malade à Taormina. N’ayant rien à faire, il Conte vint m’accompagner à la gare. J’étais assez inquiet, et son oisiveté était toujours prête à prendre une forme bienveillante. Ce n’était pas du tout un indolent.

Il inspecta le train pour me chercher une bonne place, puis resta sur le quai à bavarder doucement. Il me déclara que j’allais lui manquer, et me fit part de son intention d’aller, après dîner, au jardin public, la Villa Nazionale. Cela l’amuserait d’entendre de bonne musique, et de regarder la meilleure société. Il y aurait beaucoup de monde, comme toujours.

Je crois voir encore son visage éclairé par un sourire cordial, sous la lourde moustache, et le regard doux de ses yeux las. Quand le train s’ébranla, il me souhaita d’abord : — Bon voyage, en français ; puis, voyant mon inquiétude, m’encouragea en son anglais très correct et un peu emphatique : — Tout ira pour le mieux..., pour le mieux... vous verrez !

La maladie de mon ami ayant pris un tour décidément favorable, je rentrai à Naples dix jours plus tard. Je ne puis dire que j’eusse beaucoup pensé au Conte pendant mon absence, mais en entrant dans la salle à manger, je le cherchai à sa place habituelle. Je pensais qu’il avait pu retourner à Sorrente, à son piano, à ses livres et à sa pêche. Il était grand ami des bateliers, et pêchait souvent à la ligne, de leurs barques. Mais je distinguai tout de suite sa tête blanche entre toutes les autres, et perçus de loin quelque chose d’insolite dans son attitude. Au lieu de se tenir droit et de regarder autour de lui, avec son urbanité ordinaire, il s’affalait sur son assiette. Je restai quelque temps devant lui avant de lui voir lever des yeux un peu égarés, si la correction de son esprit me permet d’employer un terme aussi fort.

— Ah ! c’est vous, cher monsieur, me dit-il. J’espère que tout va bien ?

Il se montra très aimable sur le compte de mon ami. Il était toujours aimable, d’ailleurs, de cette amabilité des gens dont le cœur est sincèrement humain. Ce soir-là, pourtant, il l’était avec effort. Ses tentatives de conversation aboutissaient à de longs silences. Je m’avisai qu’il pouvait avoir été indisposé. Mais sans me laisser formuler de question, il murmura :

— Vous me voyez bien attristé.

— J’en suis fâché, dis-je. Vous n’avez pas reçu de mauvaises nouvelles, j’espère ?

Il me remercia de l’intérêt que je lui témoignais. Non, Dieu merci, il n’avait pas reçu de mauvaises nouvelles.

Non. Il resta coi, comme s’il avait retenu son souffle. Puis, se penchant un peu en avant, il me confia, avec un accent singulier d’embarras apeuré :

— La vérité, c’est que j’ai été la victime d’une très.., très... comment dire ?... d’une abominable aventure !

L’énergie d’une telle épithète avait de quoi surprendre chez ce raffiné aux sentiments policés et au vocabulaire châtié. Le mot « déplaisant » m’eût paru bien suffisant pour s’appliquer à la pire des épreuves que pût subir un homme de son espèce. Et une aventure, encore ! C’était incroyable. Mais la nature humaine aime à s’abandonner aux pires imaginations, et j’avoue que je le regardai à la dérobée, non sans me demander dans quel pétrin il avait pu se fourrer. Il me suffit d’un instant, cependant, pour chasser mes indignes soupçons. Il y avait, chez ce vieillard, une élégance de nature qui me fit repousser l’idée de toute histoire douteuse.

— C’est très sérieux, très sérieux, reprit-il, nerveusement. Je vous raconterai cela après dîner, si vous me le permettez.

J’exprimai mon acquiescement par une légère inclinaison, sans plus. Je voulais lui faire comprendre que je ne le croyais pas lié par cette promesse, s’il en jugeait autrement tout à l’heure. Nous parlâmes de choses et d’autres, avec une impression de malaise toute différente de nos anciens entretiens coulants et enjoués. Je vis trembler légèrement la main qui portait à sa bouche un morceau de pain, et ce symptôme me stupéfia, étant donné ce que je connaissais de l’homme.

Au fumoir, il n’usa pas de réticences. A peine avions-nous pris nos places accoutumées, qu’il se pencha sur le bras de son fauteuil, et me regarda fixement dans les yeux.

— Vous vous souvenez, commença-t-il, du jour de votre départ ? Je vous avais dit mon intention, d’aller, le soir, écouter la musique à la Villa Nationale.

Je me souvenais. Son vieux visage, si beau et si frais pour son âge, si calme de n’avoir pas subi les marques de dures épreuves, prit un instant un air égaré. Ce fut bref, comme l’ombre d’un nuage qui passe. Je fixai sur lui un long regard, en avalant une gorgée de café noir. Il commença son récit, avec une précision systématique et un ordre serré, pour ne pas laisser sans doute l’émotion le troubler.

En quittant la gare, il avait pris une glace et lu le journal dans un café. Puis il était rentré à l’hôtel pour s’habiller et manger de bon appétit. Après le dîner, il s’attarda dans le hall, où il y avait des tables et des chaises, à fumer son cigare ; il parla à la petite fille du Primo Tenore du théâtre de San Carlo, et échangea quelques mots avec « l’aimable dame » qui était la femme du Primo Tenore. Il n’y avait pas de représentation ce soir-là, et ces gens allaient comme lui à la Villa Nazionale. Ils sortirent de l’hôtel. Très bien.

Au moment de suivre leur exemple, — il était déjà neuf heures et demie, — il se souvint qu’il avait une assez grosse somme dans son portefeuille. Il entra au bureau, et en déposa la majeure partie entre les mains du caissier. Ceci fait, il prit un carozella, et se fit mener à la mer. Il quitta sa voiture, et entra à pied à la Villa, par le bout du Largo de Vittoria.

Il me regardait fixement. Et je compris combien il était impressionnable. Le moindre fait, le moindre événement de cette soirée restait gravé dans sa mémoire comme s’il eût été doué d’une signification mystique. S’il ne me dit pas la couleur du cheval qui tirait le carozella et l’aspect du cocher, ce fut, de sa part, simple omission, due à une agitation qu’il contenait avec courage.

Il était donc entré à la Villa Nazionale par le bout du Largo de Vittoria. La Villa Nazionale est un jardin public dont les pelouses, les fourrés et les corbeilles de fleurs s’étendent entre les maisons de la Riviera di Chiaja et les eaux de la baie. Des allées d’arbres plus ou moins parallèles s’étendent sur toute sa longueur, qui est considérable. Du côté de la Chiaja, des tramways électriques courent tout près des grilles. Entre le jardin et la mer s’allonge l’élégante promenade, route large bordée d’un parapet bas, sous lequel la Méditerranée déferle avec des murmures assoupis, quand le temps est doux.

La vie nocturne se poursuit tard à Naples, et la large promenade était sillonnée d’un brillant essaim de lanternes de voitures, qui avançaient par paires, les unes doucement, les autres très vite, sous la ligne mince et immobile des lampes électriques qui dessinent le rivage. Un autre essaim brillant, un essaim d’étoiles, surplombait ce coin de terre bourdonnant de voix, encombré de maisons, étincelant de lumières, et dominait, au loin, les ombres plates de la mer silencieuse.

Les jardins eux-mêmes sont assez faiblement éclairés. Notre ami s’avançait dans l’ombre tiède, les yeux fixés sur une bande de lumière lointaine qui s’étendait sur presque toute la largeur de la Villa, comme si l’air eût brillé là de sa propre lumière, dans un froid éblouissement. Derrière les troncs noirs et les masses sombres, cet endroit magique laissait échapper des lambeaux de douces mélodies, coupées de bruyants éclats de cuivre, de brusques fracas métalliques, et de coups sourds et vibrants.

A mesure que le Comte s’avançait, tous ces bruits se fondaient en une savante mélodie dont les phrases harmonieuses et suaves dominaient un tumulte étouffé de voix et le vacarme des pas sur le gravier de la clairière. Une foule énorme, plongée dans un bain de fluide rayonnant et subtil, que les globes lumineux déversaient sur elle, se pressait par groupes autour de la musique. Des centaines d’autres auditeurs, assis sur des chaises, en cercles plus ou moins concentriques, accueillaient imperturbablement les grandes vagues qui allaient se perdre dans l’ombre. Le Comte se mêla à la foule, et se laissa, avec un plaisir paisible, entraîner par elle. Il écoutait et regardait les visages. Tous ces gens appartenaient à la bonne société ; c’étaient des mères avec leurs filles, des groupes de famille, des jeunes gens et des jeunes femmes, qui causaient, souriaient, s’adressaient des signes de tête. Beaucoup de jolis visages et beaucoup de jolies toilettes. Il y avait évidemment nombre de types divers : vieux beaux ostentatoires à moustaches blanches, hommes gros ou décharnés, officiers en uniforme, mais ce qui dominait, c’était le type du jeune Italien du Sud, avec son teint clair et mat, ses lèvres rouges, sa petite moustache de jais, et ces yeux noirs mouillés, si prodigieusement éloquents dans la tendresse ou la colère.

Le Comte se retira un peu à l’écart, et s’assit, devant le café, à une petite table, en face d’un jeune homme de ce type parfait. Notre ami prit une limonade. Le jeune homme regardait d’un air maussade son verre vide. Il leva un instant les yeux pour les abaisser aussitôt. Son chapeau était tiré en avant, « comme ceci... »

Le Comte fit le geste d’un homme qui enfonce son chapeau sur son front, et poursuivit :

— Je me dis : il est triste ; il y a quelque chose qui ne va pas. Les jeunes gens ont leurs ennuis. Je ne m’occupe pas de lui, bien entendu. Je paie ma limonade et je m’en vais.

En se promenant à portée de la musique, le Comte crut voir à une ou deux reprises le jeune homme errer seul dans la foule. Leurs yeux se croisèrent une fois. Ce devait être le même jeune homme, mais il y en avait tant d’autres de ce type, qu’il ne pouvait en être certain. Au surplus, il n’avait de ce visage remarqué que la maussaderie prononcée.

Bientôt, las de cette impression d’étouffement que l’on éprouve dans une foule, le Comte s’écarta de la musique. Une allée, très sombre par contraste, offrait, de façon tentante, ses promesses de solitude et de fraîcheur. Il s’y engagea, et s’avança jusqu’à ce que le bruit de l’orchestre ne lui parvînt plus que fort assourdi. Il revint alors sur ses pas, pour s’éloigner ensuite à nouveau. Il recommença plusieurs fois le même manège, avant de s’apercevoir qu’un des bancs était occupé.

C’était à mi-chemin entre deux réverbères, et il faisait assez sombre. Le vieillard vit pourtant que l’homme avait reculé sur une extrémité du banc. Les jambes allongées, il croisait les bras sur sa poitrine, et laissait tomber sa tête en avant. Il ne bougeait pas, comme s’il se fût endormi, mais lorsque le Comte passa devant lui, il avait changé d’attitude. Il se penchait en avant, les coudes aux genoux, et roulait une cigarette. Il ne leva pas les yeux.

Le promeneur tournait le dos à la foule. Il revint lentement. Je me le représente, goûtant pleinement, bien qu’avec sa placidité ordinaire, le parfum de cette nuit méridionale et les sons de la musique délicieusement adoucis par la distance.

Il allait, pour la troisième fois, passer devant l’homme toujours penché en avant, les coudes aux genoux, dans une attitude d’abattement. Dans la demi-obscurité de l’allée, son col haut et ses manchettes mettaient de petites taches de blancheur vive. Le comte le vit se lever brusquement, comme pour s’éloigner, puis tout à coup, sans presque qu’il s’en fût aperçu, l’homme se dressa devant lui et lui demanda, d’une voix sourde et douce, si le Signore voudrait avoir l’amabilité de lui donner un peu de feu.

Le Comte répondit par un « certainement » poli, et abaissa les mains pour explorer les deux poches de son pantalon et y chercher des allumettes.

— J’abaissai les mains, fit-il, mais je ne les mis pas dans mes poches. Je sentis une pression, là...

Il mettait le bout de son doigt sur la pointe du sternum, à l’endroit précis du corps que choisissent les gentlemen du Japon pour commencer l’opération du hara-kiri, forme de suicide que commande le déshonneur ou tout outrage irréparable à des sentiments délicats.

— Je regarde, poursuivit le Comte d’une voix apeurée, et qu’est-ce que je vois ?... Un poignard ! un long poignard !

— Vous n’allez pas prétendre, m’écriai-je avec stupeur, que vous ayez été ainsi assailli dans la Villa, à dix heures et demie et à vingt pas d’une foule !

Il hocha la tête à diverses reprises en me regardant avec des yeux très grands.

— La clarinette achevait son solo, affirma-t-il solennellement, et je vous assure que j’entendais la moindre note. L’orchestre attaquait un fortissimo, et l’individu, roulant des yeux et grinçant des dents, sifflait avec un accent d’affreuse férocité : « Taisez-vous ! Pas de bruit, ou... »

Je ne revenais pas de mon étonnement.

— Quelle espèce de poignard était-ce ? demandai-je stupidement.

— Une longue lame. Un stiletto. Peut-être un couteau de cuisine. Une longue lame étroite. Elle luisait. Et ses yeux brillaient aussi, comme ses dents blanches. Je les voyais. Il avait une mine féroce. Je me dis : « Si je le frappe, il va me tuer ! Comment lutter dans ces conditions ? Il avait son couteau et j’étais sans arme. J’ai près de soixante-dix ans, vous savez, et c’était un jeune homme. Il me sembla même le reconnaître. Le jeune homme maussade du café, celui que j’avais croisé dans la foule. Je n’en étais pas certain, cependant. Il y a tant de gens comme cela, dans ce pays. » La détresse de cette minute se reflétait encore sur le visage du vieillard. Évidemment, il devait avoir été paralysé par la stupeur. Mais ses pensées restaient extrêmement actives et envisageaient toutes les possibilités atroces. L’idée lui vint de lancer un vigoureux appel. Il n’en fit rien, cependant, et la raison de son abstention me donna une bonne idée de sa lucidité. Il comprit en un clin d’œil que rien n’empêchait l’autre de crier aussi.

— Ce jeune homme aurait pu jeter son poignard et prétendre que c’était moi l’agresseur. Pourquoi pas ? Il aurait pu affirmer que je l’avais attaqué. Pourquoi pas ? C’était une réponse incroyable à une histoire impossible. Il aurait pu dire n’importe quoi, lancer contre moi une accusation infamante, que sais-je ? A juger de son costume, ce n’était pas un bandit ordinaire. Il semblait appartenir à la meilleure société. Qu’aurais-je dit ? Il était Italien, je suis étranger. Évidemment, j’ai mon passeport et me serais adressé à mon consul... Mais être arrêté la nuit et traîné au poste de police comme un criminel...

Il frémissait. Il était dans sa nature de reculer devant le scandale plus que devant la mort. Et certainement, pour bien des gens, une telle histoire serait toujours — étant donné certaines particularités des mœurs napolitaines — bien sujette à caution. Le Comte n’était pas un imbécile. Sa foi dans la respectabilité placide de la vie ayant subi cette rude secousse, il croyait tout possible à l’avenir. L’idée lui traversa en même temps la tête que ce jeune homme pouvait n’être qu’un fou furieux.

Cette supposition commença à éclairer pour moi son attitude en cette circonstance. Son excessive délicatesse de sentiments lui suggérait que la frénésie d’un énergumène ne saurait causer de blessure d’amour-propre. Pourtant cette consolation devait lui être refusée. Il insistait sur la façon sauvage et abominable dont le jeune homme roulait ses yeux luisants et faisait grincer ses dents blanches. La musique, dans un unisson solennel de tous ses trombones, jouait une marche lente, délibérément rythmée à coups de grosse caisse.

— Qu’avez-vous donc fait ? demandai-je avec vivacité.

— Rien, répondit le Comte. J’ai laissé mes mains bien tranquilles et j’ai déclaré tout doucement au bandit que je n’allais pas faire de bruit. Il a grondé comme un chien, puis a dit, d’une voix normale :

— Vostro portofolio.

— Alors, naturellement... poursuivit le Comte... et depuis ce moment il mima toute la scène. Sans me quitter des yeux, il fouillait la poche intérieure de sa veste, en tirait un portefeuille et le tendait... Mais le jeune homme appuyait toujours sur le couteau et refusait d’y toucher.

Il obligea le Comte à sortir lui-même l’argent, le prit dans la main gauche et fit signe à sa victime de remettre le portefeuille en place. Tout cela s’accompagnait d’un trémolo adouci de flûtes et de clarinettes et d’une note plaintive des hautbois. Le « jeune homme », comme l’appelait le Comte, se plaignit : « C’est bien peu de chose !»

— La somme était médiocre, en effet, reprit le Comte, 340 ou 360 lires, à peine. J’avais laissé mon argent à l’hôtel, vous le savez. Je lui affirmai n’avoir rien de plus sur moi. Il hocha la tête avec impatience, et reprit :

— Vostro orologio.

Le Comte fit le geste de tirer sa montre et de la détacher. Le hasard voulait qu’il eût laissé chez un horloger, pour un nettoyage, son précieux chronomètre d’or habituel. Il portait, ce soir-là, à une gourmette de cuir, une montre de bazar qu’il emportait dans ses expéditions de pêche. En voyant l’instrument, l’élégant bandit eut un clappement de langue méprisant, comme ceci : « Tse ! » et l’écarta avec un geste d’impatience. Comme le Comte remettait dans son gousset la montre dédaignée, l’autre demanda en pesant avec une insistance menaçante sur l’épigastre de sa victime, en manière de réminiscence :

— Vostri anelli.

— Une de mes bagues, m’expliqua le Comte, m’a été donnée il y a bien des années par ma femme ; l’autre est un cachet de mon père. Je dis : « Non, cela, vous ne l’aurez pas ! »

Ici, le Comte reproduisit le geste correspondant à cette déclaration, en serrant ses mains l’une contre l’autre et en les pressant contre sa poitrine. Geste touchant dans sa résignation. « Cela vous ne l’aurez pas ! » insista-t-il avec fermeté, et il ferma les yeux s’attendant — je ne sais si j’ai le droit de raconter qu’un aussi vilain mot sortit de sa bouche — s’attendant à se sentir — j’hésite vraiment à le dire — éventré par un coup de la longue lame aiguë, traîtreusement appliquée au creux de sa poitrine, siège, chez tous les humains, des sensations d’angoisse.

De grandes vagues d’harmonie passaient sur le jardin.

Tout à coup, le Comte se sentit délivré du cauchemar de l’horrible pression. Il ouvrit les yeux. Il était seul. Il n’avait rien entendu. Il est probable que « le jeune homme » était parti à pas feutrés, depuis quelques instants, mais que le sentiment de l’atroce sensation avait persisté chez le Comte, bien que la lame ne pesât plus sur sa poitrine. Une faiblesse l’accabla. Il eut juste le temps de s’avancer jusqu’au banc. Il lui semblait qu’il avait retenu très longtemps son haleine. Il s’affala, tout pantelant du choc de la réaction.

L’orchestre exécutait, avec une admirable bravoure, un finale échevelé qui se termina en un grand éclat de cuivre. Le vieillard entendit un son confus et éloigné, comme si ses oreilles avaient été bouchées, puis perçut les claquements de mille paires de mains comme une averse de grêle passant dans le lointain. Le profond silence qui s’établit le rappela à lui.

Un tramway, pareil à une longue cage de verre avec des gens assis la tête en pleine lumière, courait vivement à soixante pas de l’endroit où il avait été assailli. Puis une seconde voiture passa, et une autre encore, en sens inverse. Le public se dispersait et s’éloignait du kiosque à musique, pour s’engager dans l’allée par petits groupes bavards. Assis très droit, le Comte essayait de songer avec calme à ce qui venait de lui arriver. La laideur de cet attentat lui coupa de nouveau le souffle. Autant que j’en puis juger, il était écœuré de lui-même. Je ne veux pas dire de sa conduite. Évidemment, si je devais me fier à la mimique qu’il m’en avait donnée, sa conduite avait été parfaite, tout simplement. Non, ce n’était pas cela. Il n’avait pas honte. Il était écœuré d’avoir été l’objet d’un pareil mépris, plutôt que du vol même. Sa placidité avait été lâchement secouée. C’en était fait du regard bienveillant et serein qu’il avait, toute sa vie durant, jeté sur le monde.

Pourtant, à ce moment encore, avant que le fer n’eût pénétré trop loin, il put encore, à force de raisonnement, retrouver une équanimité relative. Et à mesure que s’apaisait son agitation, il prit conscience d’une faim violente. Oui, il avait faim ; l’émotion lui avait donné une véritable fringale. Il quitta son banc, marcha quelques minutes et quittant les jardins, se trouva devant un tramway arrêté, sans savoir très bien comment il était arrivé là. Il entra dans la voiture par une sorte d’instinct somnambulique. Il eut la chance de trouver dans la poche de son pantalon une piécette de cuivre pour le conducteur. Le tramway s’arrêta, et, en voyant en descendre tous les occupants, il descendit aussi. Il reconnut la Piazza San Fernandino, mais ne s’avisa évidemment pas de prendre un fiacre pour se faire conduire à l’hôtel. Il restait ahuri sur la Piazza, comme un chien perdu, songeant vaguement à la meilleure façon de se procurer sans retard quelque chose à manger.

Tout à coup, il se souvint de sa pièce de vingt francs. Il m’expliqua qu’il avait conservé cette pièce d’or française depuis trois ans. Il la gardait sur lui comme une sorte de réserve en cas d’accident. On peut toujours se faire vider les poches, ce qui n’a d’ailleurs aucun rapport avec un vol effronté et insultant.

L’arche monumentale de la galerie Umberto se dressait devant lui, au sommet d’un noble escalier de pierre.

Il en gravit les marches sans perdre de temps et se dirigea vers le café Umberto. Toutes les places de la terrasse étaient occupées par des consommateurs. Mais comme il voulait manger, il pénétra dans le café, que des piliers carrés, garnis de glaces sur toutes leurs faces divisaient en plusieurs parties. Le Comte s’assit sur une banquette de peluche rouge et attendit son rizotto en s’adossant à l’un des piliers. Et son esprit revint à son abominable aventure.

Il pensait au jeune homme élégant et maussade, dont le regard avait croisé le sien dans la foule, près du kiosque à musique, et qu’il considérait, dans son for intérieur, comme son voleur. Le reconnaîtrait-il s’il le voyait ? Probablement. Il n’éprouvait d’ailleurs aucun désir de le revoir. Le mieux était pour lui d’oublier cet épisode humiliant.

Le Comte tournait des yeux impatients vers le rizotto attendu, lorsque brusquement, à sa gauche, contre le mur, il aperçut le jeune homme. Il était assis seul à une table, avec une bouteille d’un vin ou d’un sirop quelconque devant lui, et une carafe frappée. Ces joues lisses et olivâtres, ces lèvres rouges, cette petite moustache de jais au pli agressif, ces beaux yeux noirs un peu lourds et bordés de longs cils, cette expression particulière de mécontentement cruel que l’on n’observe que sur certains bustes d’empereurs romains, c’était lui, sans aucun doute. C’était un type banal, pourtant. Le Comte détourna vivement les yeux. Ce jeune officier qui lisait son journal, là-bas, avait la même mine. Et deux jeunes gens qui jouaient aux dames, un peu plus loin, ressemblaient aussi...

Le Comte baissa la tête avec la terreur secrète d’être éternellement hanté par la vision de cet individu. Il se mit à manger son rizotto. Tout à coup, il entendit le jeune homme, à sa gauche, interpeller le garçon avec un accent de colère.

A cet appel, le garçon de sa table et deux autres serveurs encore, qui baguenaudaient dans une tout autre partie de la salle, se précipitèrent vers lui avec une vivacité obséquieuse qui n’est pas la caractéristique ordinaire des garçons du café Umberto. Le jeune homme murmura quelques mots, et l’un des garçons, se dirigeant rapidement vers la porte la plus proche, cria dans la galerie : — Pasquale ! Eh ! Pasquale !

Tout le monde connaît Pasquale, le vieux bonhomme râpé qui se glisse entre les tables pour offrir aux clients du café, cigares, cigarettes, boîtes d’allumettes et cartes postales illustrées. C’est, à plus d’un titre, un aimable forban. Le Comte vit le vieux coquin grisonnant et hirsute entrer dans le café, l’éventaire pendu au cou par une courroie de cuir, et, sur un mot du garçon, se précipiter de son pas glissant vers la table du jeune homme. Celui-ci voulait un cigare que Pasquale lui offrit servilement. Le vieux colporteur allait sortir, lorsque le Comte, obéissant à une impulsion subite, lui fit signe de rester.

Pasquale s’approcha avec un sourire de familiarité déférente, qui se combinait de façon singulière à l’expression de cynisme scrutateur de ses yeux. Il posa sa boîte sur la table, et en leva le couvercle sans mot dire. Le Comte choisit une boîte de cigarettes, et poussé par une curiosité apeurée, demanda, avec autant de calme qu’il le put :

— Dites-moi donc, Pasquale, qui est ce jeune homme assis là ?

L’autre se pencha, d’un air mystérieux, par-dessus la table :

— Ce jeune homme, Signor Conte, répondit-il en arrangeant activement et sans lever les yeux de ses articles, ce jeune homme est un Cavalière d’une très bonne famille de Bari. Il étudie à l’Université, et c’est le chef, — capo, — d’une association de jeunes gens, — de très gentils jeunes gens...

Il s’arrêta, et avec un mélange de discrétion et d’orgueilleuse expérience, souffla le mot explicatif de « Camorra » avant d’abaisser son couvercle. — Une Camorra très puissante, murmura-t-il. Les professeurs eux-mêmes la respectent fort... Una lira e cinquenti centesimi, Signor Conte...

Notre ami paya de sa pièce d’or. Tandis que Pasquale lui rendait sa monnaie, il vit que le jeune homme sur lequel il venait de tant apprendre en si peu de mots surveillait l’opération du coin de l’œil. Après que le vieux vagabond se fut éloigné en saluant, le Comte régla le garçon et resta immobile. Un engourdissement l’accablait.

Le jeune homme paya aussi, se leva et traversa la salle avec l’intention apparente de se mirer dans la glace encastrée dans le pilier le plus proche de la place du Comte. Il était tout en noir, avec un nœud de cravate vert sombre. Le Comte leva les yeux, et fut effrayé de voir l’autre fixer sur lui un regard oblique et cruel. Le jeune « Cavalière » de Bari, (à croire Pasquale, mais Pasquale est naturellement un menteur fieffé), continuait d’arranger sa cravate et de mettre son chapeau devant la glace, tout en parlant juste assez haut pour se faire entendre du vieillard. Il parlait entre ses dents, avec l’expression du mépris le plus insultant, et sans cesser de regarder droit dans le miroir.

— Ah ! Alors vous aviez de l’or sur vous, vieux menteur, — vieux birba, vieux furfante ; allez, nous nous retrouverons.

L’infernale malice de son expression s’évanouit comme par enchantement, et il sortit tranquillement du café, le visage impassible et sombre.

Le pauvre Comte, après avoir rapporté ce dernier épisode, se renversa tout tremblant dans son fauteuil. Son front ruisselait de sueur. Il y avait, dans cet outrage prémédité, une insolence gratuite qui m’effarait comme lui. L’effet qu’il pouvait produire sur la délicatesse du Comte, je ne puis même essayer de l’imaginer. Je suis certain que, s’il n’avait été trop raffiné pour faire une chose aussi odieusement vulgaire que de mourir d’apoplexie dans un café, il aurait eu, du coup, une attaque fatale. Toute ironie à part, j’eus bien de la peine à dissimuler l’étendue de ma commisération. Il répugnait à tout sentiment excessif, et ma sympathie était sans limites. Je ne fus pas surpris d’apprendre qu’il venait de passer la semaine au lit. Il s’était levé pour prendre ses dispositions et quitter à jamais l’Italie du Sud.

Or, le pauvre homme était convaincu de ne pouvoir vivre une année sous un autre climat. Tous mes arguments restèrent sans effet. Ce n’était pas lâcheté de sa part malgré ce qu’il me dit :

— Vous ne savez pas ce que c’est qu’une Camorra, mon cher Monsieur ; je suis une victime désignée.

Il n’avait pas peur des menaces, mais sa dignité était salie par un outrage odieux. Il ne pouvait le supporter. Nul gentleman japonais blessé dans son sentiment expressif de l’honneur n’eût mené avec une plus ferme résolution les préparatifs du hara-kiri. Retourner dans son pays, c’était un véritable suicide pour le pauvre Comte.

Il y a un dicton de l’orgueil napolitain, fait je suppose à l’usage des étrangers : « Voir Naples, et puis mourir. » « Vedi Napoli, e poi mori. » C’est un mot d’excessive vanité, et tout excès était odieux à la modération policée du pauvre Comte. Pourtant, à la gare où je l’avais accompagné, je songeai qu’il montrait une fidélité singulière à l’esprit d’orgueil de ce proverbe. « Vedi Napoli... » Il avait vu Naples ! Il l’avait vue avec une netteté stupéfiante... et maintenant il s’en allait vers son tombeau. Il y courait par le train de luxe de la Compagnie Internationale des Wagons-Lits, via Trieste et Vienne. Au moment où les quatre longues voitures sombres sortaient de la gare, je levai mon chapeau, avec le sentiment solennel de payer un ultime tribut de respect à un convoi funèbre. Le profil du Comte, déjà très vieilli, s’éloignait dans une immobilité de pierre, derrière la vitre lumineuse ! Vedi Napoli e poi mori !


TABLE


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IMPRIMERIE DE LAGNY EMMANUEL GREVIN ET FILS .... 1-1949 ......

Dépôt légal : 9 Juillet 1928.

N° d ’Éd. 4521.

— N° d’imp. 4839

Imprimé en France.

ŒUVRES COMPLÈTES DÉ JOSEPH CONRAD

traduites de l’anglais sous la direction
d'André Gide et G. Jean-Aubry

La Folie Almayer (trad. Geneviève Séligman-Luï).
Un paria des îles (trad. G. Jean-Aubry).
Le Nègre du « Narcisse » (trad. Robert d’Humières).
Histoires inquiètes (trad. G. Jean-Aubry).
Typhon (trad. André Gide).
Falk (trad. G. Jean-Aubry).
Lord Jim (trad. Philippe Neel).
Jeunesse, suivi de Cœur des Ténèbres (trad. G. Jean-Aubry et André Ruijters).
Au bout du rouleau (trad. Gabrialle d’Harcourt).
Nostromo (trad. Philippe Neel).

  • L’Agent secret.

Gaspar Ruiz (trad. Philippe Neel).
Sous les yeux d’Occident (trad. Philippe Neel).
Des Souvenirs (trad. G. Jean-Aubry).
LeMiroir dela mer (trad. G. Jean-Aubry).
Entre terre et mer (trad. G. Jean-Aubry).
Fortune (trad. Philippe Neel).
La Ligne d’ombre (trad. H. et H.Hoppenot).
En marge des marées (trad. G. Jean-Aubry).
Une Victoire (trad. Philippe Neel et I. Rivière).
La Flèche d’or (trad. G. Jean-Aubny).
La Rescousse (trad. G. Jean-Aubry).
Le Frère de la côte (trad. G. Jean-Aubry).
Derniers contes et notes sur les lettres (trad. G. Jean-Aubry).

  • Suspens.

Lettres françaises (introduction et notes de G. Jean-Aubry).

(Les volumes dont les noms sont précédés d’un astérisque
paraîtront ultérieurement.)

  1. Correspondance inédite.
  2. Il s’agit du capitaine E. W . Blake, sous les ordres de qui Conrad servit comme second, à bord du « Tilkurst » du 18 avril 1886 au 7 juin 1886. (Note du traducteur.)
  3. Vraisemblablement Montpellier où Conrad écrivit ce texte en 1907. (Note du traducteur.)