Gaspar Ruiz et autres récits/Le Duel (Conrad)

Traduction par Philippe Neel.
Gaspar RuizGallimard (p. 184-288).
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LE DUEL
CONTE MILITAIRE

I

Napoléon Ier dont la carrière eut le caractère d’un combat singulier contre toute l’Europe, détestait le duel entre officiers de son armée. Le grand empereur militaire n’était pas un spadassin et n’avait que peu de respect pour la tradition.

Cependant, une histoire de duel, qui prit à l’armée une ampleur légendaire, traversa l’épopée des guerres impériales. Comme des artistes déments, acharnés à dorer un bloc d’or fin ou à peindre un lis, deux officiers, à la surprise et à l’admiration de leurs camarades, poursuivirent à travers les années d’universel carnage, une querelle particulière. C’étaient des officiers de cavalerie, et leurs liens avec l’ardent mais fantasque animal qui porte l’homme dans les combats semblent tout spécialement appropriés. On se représente mal les héros de cette légende sous la forme de deux officiers d’infanterie de ligne par exemple, dont la fantaisie serait tempérée par les marches forcées, et la valeur forcément plus terre à terre. Quant aux artilleurs ou aux officiers du génie, dont le régime mathématique rafraîchit la cervelle, pareille aventure ne saurait leur advenir.

Les deux officiers se nommaient Féraud et d’Hubert, et ils étaient tous deux lieutenants de hussards, sans appartenir d’ailleurs au même régiment.

Féraud était officier de troupe, tandis que le lieutenant d’Hubert avait la bonne fortune d’être attaché en qualité d’officier d’ordonnance à la personne du général commandant la division. On était à Strasbourg, et dans cette agréable et grosse garnison, ces messieurs goûtaient fort un court moment de paix. A vrai dire, s’ils en jouissaient malgré leurs natures essentiellement guerrières, c’est parce que c’était une de ces paix qui affûtent les épées et fourbissent les fusils, une de ces paix chères aux cœurs de soldats, qui laissent intact le prestige militaire, parce que personne ne croit à leur solidité ou à leur durée.

Dans des circonstances historiques si propices à l’appréciation d’un repos bien gagné, le lieutenant d’Hubert suivait, un bel après-midi, une rue paisible de faubourg ensoleillé. Il gagnait le logis du lieutenant Féraud, qui habitait, chez une vieille demoiselle, une maison particulière, flanquée d’un jardin.

Une jeune servante en costume d’Alsacienne répondit sans tarder à son coup de sonnette. Son teint frais et de longs cils modestement baissés à la vue du bel officier, incitèrent le lieutenant d’Hubert, qui était accessible aux sensations esthétiques, à tempérer la froide et sévère gravité de son visage. Il remarquait en même temps que la jolie fille portait sur son bras une culotte de hussard : bleue à bande rouge.

— Le lieutenant Féraud est-il là ? demanda-t-il, d’un ton aimable.

— Oh, non, monsieur ! Il est parti à six heures du matin.

La jolie servante s’efforçait de fermer la porte. Le lieutenant d’Hubert, s’opposant à cette tentative avec une douce fermeté, pénétra dans le vestibule et fit sonner ses éperons.

— Voyons, petite ! Vous n’allez pas me faire croire qu’il ne soit pas rentré depuis six heures du matin !

Ce disant, le lieutenant d’Hubert ouvrait, sans cérémonie la porte d’une pièce si nette, si bien tenue, si plaisante, qu’il lui fallut l’évidence des uniformes, bottes et autres accoutrements militaires, pour croire que ce fût bien la chambre du lieutenant Féraud. Il se convainquit du même coup que Féraud n’était pas chez lui. La fidèle servante l’avait suivi dans la pièce, et levait vers lui des yeux candides.

— Hum ! fit le lieutenant d’Hubert. Il était fort désappointé, car il venait de passer successivement dans tous les endroits où l’on a chance de trouver un lieutenant de hussards par un bel après-midi. Alors il est sorti ? Sauriez-vous par hasard, ma belle, où il a pu aller à six heures du matin ?

— Non, répondit-elle promptement. Il est rentré tard la nuit dernière, et s’est mis bientôt à ronfler. Je l’ai entendu en me levant à cinq heures. Il a mis son plus vieil uniforme pour sortir. Affaire de service, je suppose.

— De service ! Pas le moins du monde ! s’écria le lieutenant d’Hubert. Sachez mon ange, que s’il est sorti si tôt, c’était pour aller se battre en duel avec un civil.

La jeune fille accueillit cette nouvelle sans un tressaillement : ses longs cils sombres ne battirent même pas. Manifestement, les gestes du lieutenant Féraud étaient pour elle au-dessus de toute critique. Elle se contenta de lever un instant les yeux avec une muette expression de surprise, et cette absence d’émotion fit conclure au lieutenant d’Hubert qu’elle avait dû revoir Féraud depuis le matin. Il jeta les yeux tout autour de la pièce.

— Voyons ! insista-t —il avec une familiarité confiante. Il est peut-être quelque part dans la maison ?

Elle fit un geste de dénégation.

— Tant pis pour lui ! continua d’Hubert, avec un accent de conviction inquiète. Il est bien rentré dans la matinée ?

— Cette fois, la jolie fille hocha légèrement la tête.

— Ah, vous voyez bien ! cria d’Hubert. Et il est reparti ? Pourquoi faire ? Il ne pouvait donc pas rester tranquillement chez lui ? Quel fou ! Ma chère petite…

La bienveillance naturelle au lieutenant d’Hubert et un sentiment très marqué de camaraderie accentuaient ses talents d’observation. Il prit un accent de la plus insinuante douceur, et regardant la culotte de hussard passée sur le bras de la soubrette, fit appel à tout l’intérêt qu’elle pouvait prendre au bonheur et au bien-être du lieutenant Féraud. Il se fit pressant et persuasif. Son désir de rejoindre sans délai le lieutenant Féraud, dans l’intérêt même du jeune homme, paraissait si sincère, qu’il fit céder les scrupules de la jeune fille. Malheureusement elle ne savait pas grand’chose. Rentré un peu avant dix heures, le lieutenant était allé droit à sa chambre, et s’était jeté sur son lit pour reprendre son somme. Elle l’avait entendu ronfler plus fort encore que le matin jusqu’à une heure avancée de l’après-midi. Il s’était alors levé, avait endossé son plus bel uniforme, et était sorti. C’est tout ce qu’elle savait.

Elle leva des yeux que d’Hubert contempla avec incrédulité.

— C’est incroyable ! Parti pour se montrer en ville en uniforme numéro un ! Ma chère enfant, croiriez-vous qu’il a pourfendu son bonhomme ce matin : de part en part, comme un lièvre à la broche !

La jolie servante apprit la lugubre nouvelle sans le moindre signe de détresse. Elle serra les lèvres d’un air pensif.

— Il n’est pas en ville, fit-elle à voix basse ; pas du tout.

— La famille du pékin fait un vacarme affreux, continua le lieutenant d’Hubert qui poursuivait le cours de ses pensées. Et le général est furieux. C’est une des meilleures familles de la ville. Féraud aurait dû rester chez lui, au moins.

— Qu’est-ce que le général va lui faire ? interrompit la jeune fille avec inquiétude.

— On ne lui coupera pas la tête, bien sûr, grogna le lieutenant d’Hubert. Mais sa conduite est positivement indécente. Il va s’attirer toutes sortes d’ennuis, avec cette espèce de bravade.

— Je vous dis qu’il ne se promène pas en ville, insista timidement l’Alsacienne.

— Eh, c’est vrai, maintenant que j’y pense ; je ne l’ai vu nulle part. Où a-t-il donc pu se fourrer ?

— Il est allé faire une visite, hasarda la servante après un moment de silence.

Le lieutenant d’Hubert tressaillit.

— Une visite ? Une visite à une dame, voulez-vous dire. Le toupet de cet homme-là ! Et comment pouvez-vous le savoir, ma belle ?

Sans cacher son mépris de femme pour l’épaisse sottise de l’esprit masculin, la jolie servante lui rappela que le lieutenant Féraud avait endossé son meilleur uniforme, avant de sortir. Il avait aussi mis son plus beau dolman, ajouta-t-elle, en se détournant brusquement, comme si la conversation eût commencé à lui agacer les nerfs.

Sans discuter le bien-fondé d’une telle déduction, le lieutenant d’Hubert ne voyait pas en quoi elle pouvait l’aider dans son enquête officielle. Car sa chasse avait un caractère officiel. Il ne connaissait aucune dame chez qui cet homme, qui avait tué un adversaire dans la matinée, eût chance de se trouver l’après-midi. Les deux jeunes gens ne se connaissaient que de loin. Il mordillait ses gants avec une mine de perplexité.

— Une visite ! s’écria-t —il. Une visite au diable ?

La jeune fille qui lui tournait le dos, et pliait la culotte de hussards sur une chaise, eut un petit rire vexé.

— Oh Seigneur non ! A madame de Lionnel !

D’Hubert siffla doucement. Madame de Lionnel, femme d’un haut fonctionnaire, tenait un salon bien connu, et avait quelques prétentions à la sensibilité et à l’élégance. Le mari était un vieux civil, mais la société du salon était jeune et militaire. Si le lieutenant d’Hu­bert avait sifflé, ce n’était pas parce que l’idée de pour­suivre le lieutenant Féraud dans ce salon lui était désa­gréable, mais parce que, nouvel arrivé à Strasbourg, il n’avait pas encore eu le temps de se faire présenter à madame de Lionnel. Et que pouvait bien faire là ce bretteur de Féraud ? se demandait-il. Ce n ’était pas un homme à...

— Vous êtes certaine de ce que vous avancez ? insista-t-il.

La jeune fille en était tout à fait certaine. Sans se retourner pour le regarder, elle expliqua que le cocher de la maison voisine connaissait le maître d’hôtel de madame de Lionnel. C’est de lui qu’elle tenait ses infor­mations. Et elle était parfaitement certaine. En donnant cette assurance elle poussa un soupir. Le lieutenant Fé­raud allait là-bas, presque chaque après-midi, ajouta-t-elle.

— Ah bah ! s’écria d’Hubert, avec ironie. Son estime pour madame de Lionnel baissait de plusieurs points. Le lieutenant Féraud ne lui semblait pas spécialement digne de l’attention d’une femme douée d’une réputa­tion de sensibilité et d’élégance. Mais comment savoir, avec les femmes ? Au fond elles étaient toutes les mêmes : plus pratiques qu’idéalistes. Cependant le lieu­tenant d’Hubert ne s’arrêta pas à de telles considéra­tions.

— Tonnerre ! s’écria-t-il. Le général va quelquefois dans la maison. S’il trouve ce bonhomme-là en train de faire les yeux doux à la dame, ça fera une histoire de tous les diables. Notre général n'est pas des plus commodes, je vous en réponds.

— Dépêchez-vous alors ! Ne restez pas en plan puisque Je vous ai dit où le trouver, s’écria la soubrette, en rougissant jusqu’aux yeux.

— Merci, mon enfant. Je ne sais pas ce que j’aurais fait sans vous.

Après avoir manifesté sa gratitude de façon agressive et avoir vu la jeune fille repousser son attaque avec une violence qui fit soudain place à une indifférence plus déconcertante encore, le lieutenant d’Hubert quitta la maison.

Il parcourait les rues avec une crânerie martiale, dans un cliquetis de sabre et d’éperons. La perspective d’aller relancer un camarade dans un salon où il n’était pas connu ne le troublait pas le moins du monde. L’uni­forme est un passeport. Son titre d’officier d’ordonnance du général ajoutait à son assurance. Au surplus, main­tenant qu’il savait où trouver le lieutenant Féraud, il n’avait plus le choix. C’était une affaire de service.

La maison de madame de Lionnel avait grande appa­rence. Un domestique en livrée, ouvrant la porte d’un vaste salon au paquet ciré, lança le nom du lieutenant d’Hubert, et s’effaça pour le laisser passer. C’était jour de réception. Les dames portaient de grands chapeaux surchargés d’une profusion de plumes; leurs corps serrés dans des gaines blanches, plaquées des aisselles au bout des souliers de satin découverts, leur donnaient la mine de fraîches sylphides, avec, grand déploiement de cous et de bras nus. Les hommes qui causaient avec elles, au contraire, étaient lourdement vêtus d’uniformes bariolés; leurs cois montaient, jusqu’aux oreilles, et de gros ceinturons ceignaient leur taille. Le lieutenant d’Hubert traversa la pièce sans la moindre gêne et s’in­clina très bas devant une des sylphides allongées sur un divan : il s’excusa d ’une intrusion que pouvait seule faire pardonner l’extrême urgence d’un ordre de ser­vice dont il était chargé pour son camarade Féraud. Il se proposait de revenir bientôt de façon plus régulière, et d’implorer son pardon pour avoir interrompu un intéressant entretien…

Un bras nu se tendit vers lui avec une gracieuse nonchalance, et il pressa respectueusement ses lèvres sur une main, que dans son for intérieur il qualifia d’osseuse. Madame de Lionnel était une blonde à la peau trop fine et au long visage.

— J’y compte, fit-elle avec un sourire éthéré, qui découvrit une rangée de longues dents. Venez ce soir chercher votre pardon.

— Je n’y manquerai pas, Madame.

Cependant le lieutenant Féraud, magnifique dans son dolman neuf et ses bottes d’ordonnance prodigieusement luisantes, se tenait sur une chaise, à un pied du divan, une main sur la cuisse, l’autre effilant sa moustache. Sur un regard significatif de son camarade, il se leva sans empressement, et le suivit dans une embrasure de fenêtre.

— Que voulez-vous ? demanda-t-il, avec une indifférence surprenante. Le lieutenant d’Hubert ne pouvait imaginer que, dans l’innocence de son cœur et la simplicité de sa conscience, Féraud pût considérer son duel sans le moindre remords ou sans une légitime appréhension des conséquences. Sans garder un souvenir bien clair des origines de la querelle (commencée dans un établissement où l’on boit de la bière et du vin jusqu’à des heures avancées de la nuit), le jeune homme ne doutait pas le moins du monde de sa qualité d’offensé. Il avait choisi pour seconds deux amis d’expérience, et tout s’était passé conformément aux règles qui régissent cette sorte d’aventure. Un duel est bien fait pour que l’un des adversaires soit un peu abîmé, sinon tué du coup. C’est le pékin qui avait été blessé. Cela aussi était dans l’ordre. Le lieutenant Féraud était parfaitement tranquille ; mais d’Hubert prit cette attitude pour de l’affectation et lui parla avec une certaine vivacité.

— Je suis chargé par le général de vous donner l’ordre de vous rendre à votre chambre, pour y prendre des arrêts de rigueur.

C’était au tour de Féraud d’être étonné. — Que diable me racontez-vous là ? grommela-t-il avec une stupeur telle qu’il ne pût qu’imiter machinalement les gestes de son camarade. Les deux officiers, l’un grand avec une moustache couleur de blé mûr, l’autre court et vigoureux avec un nez busqué et une toison de cheveux noirs frisés, s’approchèrent de la maîtresse de maison pour prendre congé d’elle. Madame de Lionnel, en femme de goût éclectique, sourit aux deux lieutenants avec une sensibilité impartiale et un égal intérêt. Madame de Lionnel faisait ses délices des variétés infinies de l’espèce humaine.

Tous les yeux du salon suivirent la retraite des deux officiers, et quand ils furent sortis, un ou deux messieurs, déjà au courant du duel, en informèrent les aimables sylphides qui accueillirent cette nouvelle à petits cris d’effroi.

Cependant les deux hussards marchaient côte à côte, Féraud s’efforçant de scruter la raison cachée de choses qui, en l’occurrence, échappaient à sa compréhension, Hubert assez gêné de son rôle, car le général l’avait prié de s’assurer en personne que le lieutenant Féraud exécuterait ses ordres à la lettre et sur-le-champ.

— Le patron a l’air de connaître l’animal, se disait-il en regardant son compagnon dont le visage brun, les yeux ronds, et jusqu’à la petite moustache de jais retroussée, semblaient animés par une exaspération intérieure contre l’incompréhensible. Et il remarqua à haute voix, sur un ton de reproche :

— Le général est dans une colère furieuse contre vous !

Féraud arrêté court sur le bord du trottoir, s’écria sur un ton d’évidente sincérité :

— Et pour quelle raison, que diable ?

L’innocence de la bouillante âme gasconne s’accusait dans le geste qui lui fit saisir sa tête à deux mains, comme pour l’empêcher d’éclater de perplexité.

— A cause de votre duel, fit sèchement d’Hubert, fort agacé par cette espèce d’ineptie perverse.

— De mon duel ! De...

Le lieutenant passait d’un paroxysme d’étonnement à l’autre. Il laissa tomber ses mains et se remit lentement en marche, s’efforçant de concilier une pareille information avec ses propres sentiments. Mais c’était chose impossible. Il éclata d’indignation :

— Fallait-il laisser un pékin mangeur de choucroute s’essuyer les pieds sur l’uniforme du 7e hussards ?

D’Hubert ne pouvait rester tout à fait insensible à ce sentiment naïf. Le Gascon était un fou, mais il y avait tout de même du vrai dans ses paroles.

— J’ignore évidemment jusqu’à quel point vous étiez dans votre droit, commença-t-il d’un ton conciliant, et le général a pu, lui-même, n’être pas exactement informé. On est venu l’assourdir de lamentations.

— Ah ! le général n’est pas exactement informé, marmonna le lieutenant Féraud qui marchait de plus en plus vite, à mesure que montait en lui la colère soulevée par l’injustice de son sort... Pas exactement... Et il me flanque des arrêts de rigueur, avec Dieu sait quoi par derrière !

— Ne vous agitez pas comme cela, remontra l’autre. La famille de votre adversaire est très influente, vous le savez, et l’affaire se présente assez mal, au premier abord. Le général a dû, sans tarder, faire état de la plainte. Je ne crois pas qu’il veuille user à votre égard d’une sévérité excessive. Rien de mieux pour vous que de rester quelque temps à l’écart.

— Bien obligé au général, grommela Féraud entre ses dents. Et peut-être pensez-vous que je vous dois de la reconnaissance, pour avoir pris la peine de venir me relancer dans le salon d’une dame qui...

— Franchement, je le crois, interrompit d’Hubert avec un rire ingénu. J’ai eu une peine de tous les diables à vous dénicher. Vous n’auriez pas pu trouver de meilleur endroit pour passer votre temps dans les circonstances actuelles. Si le général vous avait trouvé faisant les yeux doux à la déesse du temple... oh, mon Dieu ! Il a horreur de recevoir des plaintes contre ses officiers, vous le savez. Et votre attitude aurait pu lui faire l’effet d’une véritable bravade.

Les deux jeunes gens étaient arrivés devant le logis de Féraud. Celui-ci se tourna vers son compagnon :

— Lieutenant d’Hubert, fit-il, j’ai à vous dire quelque chose qui ne peut pas très bien se dire dans la rue. Vous ne refuserez pas d’entrer.

La jolie servante avait ouvert la porte. Féraud passa brusquement devant elle, et elle leva des yeux alarmés et interrogateurs sur le lieutenant d’Hubert qui se contenta de hausser légèrement les épaules, et suivit l’autre avec une répugnance marquée.

Dans sa chambre, Féraud dégrafa son nouveau dolman qu’il lança sur le lit, et croisant les bras sur sa poitrine, se tourna vers l’autre hussard :

— Me croyez-vous homme à céder comme un pleutre à l’injustice ? demanda-t-il d’une voix furieuse.

— Oh ! soyez raisonnable ! fit doucement d’Hubert.

— Raisonnable ! je le suis ; parfaitement raisonnable ! riposta le Méridional qui avait peine à se contenir. Je ne puis pas demander compte au général de sa conduite, mais vous allez me répondre de la vôtre.

— Je ne saurais écouter de pareilles sornettes, murmura d’Hubert avec une grimace un peu méprisante.

— Vous appelez cela des sornettes ? La chose me paraît pourtant bien claire. A moins que vous ne compreniez pas le français ?

— Où diable voulez-vous en venir ?

— Je veux, éclata brusquement Féraud, vous couper les oreilles pour vous apprendre à venir me déranger quand je suis auprès d’une dame.

Un profond silence suivit cette déclaration, et par la fenêtre ouverte, d’Hubert entendit les petits oiseaux chanter paisiblement dans le jardin. Il fit appel à tout son calme pour dire :

— Si vous le prenez sur ce ton, je me tiendrai naturellement à votre disposition dès que vous serez libre de donner suite à l’affaire. Et je ne crois pas que vous me coupiez les oreilles.

— Je vais lui donner suite sans tarder, cria Féraud, avec une violence extrême. Si vous croyez pouvoir déployer vos mines et vos grâces ce soir dans le salon de madame de Lionnel, vous vous trompez fort.

— Vraiment, fit d’Hubert qui commençait à sentir monter sa colère ; vous êtes un homme bien insociable. Les ordres du général étaient de vous mettre aux arrêts, et non pas de vous couper en morceaux. Au revoir !

Et tournant le dos au petit Gascon qui, toujours ferme dans les beuveries, paraissait ivre de naissance et grisé par le soleil de son pays de vignes, l’homme du Nord, qui savait boire sec à l’occasion, mais était né sobre sous les ciels mouillés de Picardie, se dirigea vers la porte. En entendant derrière son dos le bruit caractéristique d’un sabre tiré du fourreau, il fut pourtant obligé de s’arrêter.

— Le diable emporte ce maudit Méridional, pensa-t-il en faisant volte-face, et en contemplant avec placidité la posture belliqueuse de Féraud.

— Tout de suite, tout de suite ! bredouillait le Gascon hors de lui.

— Je vous ai donné ma réponse, fit l’autre avec le plus grand calme.

Il s’était d’abord senti un peu vexé, avec un soupçon de gaieté, mais son visage commençait à se couvrir : il se demandait sérieusement comment il allait s’esquiver... Il était impossible de fuir devant un énergumène qui brandissait un sabre, et quant à se battre avec lui, c’était plus inadmissible encore. Il attendit un instant, puis dit exactement ce qu’il éprouvait :

— Lâchez ça ! Je ne me battrai pas avec vous. Je ne me laisserai pas ridiculiser.

— Ah ! vous ne vous laisserez pas... grinça Féraud. Vous préférez sans doute être infâme. Entendez-vous ce que je vous dis : Infâme ! Infâme ! Infâme ! cria-t-il, en se dressant sur les pieds et en se laissant retomber tour à tour. Il était devenu très rouge.

Le lieutenant avait un moment blêmi sous l’épithète odieuse, puis il rougit à son tour jusqu’à la racine de ses cheveux blonds.

— Vous ne pouvez pas vous battre ! Vous êtes aux arrêts, espèce de fou ! objecta-t-il, avec un mépris courroucé.

— Et le jardin ? Il est bien assez grand pour y coucher votre grande carcasse, bredouilla l’autre si furieusement que la colère de son interlocuteur s’en apaisa.

— C’est parfaitement absurde ! fit-il, heureux d’avoir trouvé une échappatoire. Nous ne dénicherons jamais de camarades pour nous servir de seconds. C’est une plaisanterie !

— Des seconds ! Au diable les seconds ! Nous n’avons pas besoin de témoins. Ne vous tourmentez pas de ça ! Je préviendrai vos amis de venir vous enterrer, une fois l’affaire finie. Et si vous voulez absolument des témoins, je dirai à la vieille logeuse de passer la tête par une de ses fenêtres. Tenez ! Voilà le jardinier. Il fera l’affaire. Il est sourd comme un pot, mais il a deux yeux dans la tête. Venez ! Je vous apprendrai, mon bel oiseau d’état-major, que la transmission des ordres d’un général n’est pas toujours un jeu d’enfant.

Tout en parlant, il avait débouclé son fourreau vide qu’il expédia sous le lit, puis abaissant la pointe de son sabre, il passa devant d’Hubert perplexe, en criant :

— Suivez-moi ! A peine eut-il ouvert la porte qu’on entendit un petit cri, et que la jeune soubrette, qui avait écouté par la serrure, recula en trébuchant, le dos de ses mains sur les yeux. Féraud ne parut pas la voir, mais elle courut à sa poursuite et lui saisit le bras gauche. Il l’écarta rudement ; elle se précipita alors sur le lieutenant d’Hubert, et s’agrippa à la manche de son uniforme.

— Misérable ! sanglota-t-elle. Voilà donc pourquoi vous le cherchiez ?

— Laissez-moi, supplia d’Hubert qui s’efforçait de se dégager doucement. On se croirait dans un asile d’aliénés! protesta-t-il avec exaspération. Laissez-moi, je ne lui ferai pas de mal.

Un rire diabolique de Féraud souligna cette affirmation :

— Arrivez ! hurlait-il, en tapant du pied.

Et le lieutenant d’Hubert le suivit, faute de pouvoir faire autrement ; disons pourtant, pour rendre justice à son bon sens, qu’en passant dans le vestibule, l’idée lui vint d’ouvrir la porte de la rue et de se précipiter dehors ; mais il la repoussa aussitôt, convaincu que l’autre le poursuivrait sans honte ni vergogne. La perspective d’un officier de hussards pourchassé dans les rues par un autre officier de hussards, sabre en main, ne pouvait être un seul instant envisagée. Il suivit donc Féraud au jardin. Derrière eux, marchait la jeune fille toute chancelante : les yeux et les lèvres blêmes, elle cédait à une affreuse curiosité. Elle songeait aussi, si le besoin s’en présentait, à s’interposer entre le lieutenant Féraud et la mort.

Le jardinier sourd, parfaitement inconscient du bruit des pas qui s’approchaient, continuait à arroser ses fleurs, quand le lieutenant Féraud lui allongea une bourrade dans le dos. A la vue de ce furieux qui agitait un grand sabre, le vieillard, tremblant de tous ses membres, lâcha son arrosoir. Féraud fit rouler l’instrument d’un coup de pied rageur, et saisissant le jardinier à la gorge, l’appliqua contre un arbre. Il l’y maintint et lui cria dans l’oreille :

— Reste-là et regarde ! Tu comprends ? Il faut que tu regardes ! Tâche de ne pas bouger !

Le lieutenant d’Hubert descendait lentement l’allée et déboutonnait son dolman avec un dégoût non dissimulé. A ce moment même, la main sur la poignée de son sabre, il hésitait à dégainer, lorsque l’exclamation :

— En garde, fichtre. Pourquoi vous croyez-vous donc ici ? et la ruée de son adversaire l’obligèrent à se mettre au plus vite en posture de défense.

Le fracas des armes remplissait le jardin correct qui n’avait jusque-là connu de bruit plus martial que le cliquetis du sécateur : tout à coup le buste de la vieille propriétaire émergea d’une des fenêtres du premier. Elle levait les bras au-dessus de son bonnet blanc, et criait d’une voix chevrotante. Le jardinier restait collé à l’arbre et ouvrait, d’étonnement stupide, une bouche édentée ; un peu plus haut, la jolie fille, apparemment rivée par un charme magique au coin de la pelouse, faisait quelques pas à droite et à gauche, et se tordait les mains, avec un flot de paroles sans suite. Elle ne se précipita pas entre les combattants : les attaques du lieutenant Féraud étaient si féroces que le cœur lui manqua. D’Hubert, ses facultés concentrées sur la défensive, avait besoin de toute son adresse et de sa science du sabre pour parer les coups de son adversaire. Deux fois déjà, il avait dû rompre. Il était agacé de sentir son équilibre menacé par les graviers ronds de l’allée qui roulaient sous les semelles épaisses de ses bottes, — Mauvais terrain, se disait-il, non sans tenir sur le regard furieux de son robuste adversaire, ses yeux attentifs, rétrécis par des paupières aux longs cils. Cette absurde affaire allait compromettre sa réputation naissante de jeune officier raisonnable et bien élevé. Elle ruinerait en tout cas ses espoirs immédiats, et lui aliènerait les bonnes grâces du général. Ces préoccupations mondaines étaient évidemment déplacées en un moment aussi solennel. Le duel, qu’on le tienne pour une cérémonie du culte de l’honneur, ou qu’on le réduise, dans son essence morale, à une forme de jeu viril, réclame une parfaite unité d’intention, et une austérité homicide. Par ailleurs, ce souci aigu de son avenir n’eut pas un mauvais effet sur le lieutenant d’Hubert, en ce qu’il commença d’exciter sa colère. Quelque soixante-dix secondes s’étaient écoulées depuis qu’ils avaient croisé le fer, et d’Hubert dut rompre une fois de plus pour ne pas transpercer son téméraire adversaire, comme un scarabée dans une boîte de naturaliste. Sur quoi, se méprenant à son motif, Féraud redoubla ses attaques avec un ricanement de triomphe.

— Cet enragé-là va m’acculer au mur, se disait d’Hubert. Il se croyait bien plus près de la maison qu’il n’en était en réalité et n’osait pas tourner la tête ; il lui semblait tenir son adversaire en respect avec ses yeux mieux qu’avec sa pointe. Féraud se tassait et bondissait avec une agilité féroce de tigre bien faite pour troubler le cœur le mieux accroché. Et ce qu’il y avait dans son attitude de plus effroyable que l’élan de la bête sauvage, qui accomplit dans l’innocence de son cœur une fonction naturelle, c’était cette frénésie de froide férocité dont l’homme est seul susceptible. Au milieu de ses préoccupations mondaines, d’Hubert s’en avisa tout à coup. Il s’était laissé attirer dans une affaire absurde et préjudiciable, car quelles que fussent à l’origine les intentions stupides de son antagoniste, il était évident maintenant qu’il voulait tuer, sans plus. Il le voulait avec une intensité de volonté parfaitement étrangère aux facultés inférieures du tigre.

Comme il arrive aux hommes naturellement braves, la claire vision du danger intéressait d’Hubert. Et dès que son intérêt fut nettement éveillé, la longueur de son bras et le calme de sa tête agirent en sa faveur. Ce fut au tour de Féraud de rompre, avec un grognement de rage déconfite. Il fit une feinte rapide et se lança en avant.

— Ah ! c’est comme ça, vraiment ? s’écria d’Hubert, en lui-même. Le combat avait duré près de deux minutes, temps suffisant pour énerver le plus calme des hommes, en dehors même des motifs de la querelle. Et brusquement, tout fut fini. En venant au corps à corps, sous la garde de son adversaire, Féraud reçut une estafilade sur son bras raccourci. Il ne s’en aperçut même pas, mais le coup brisa son élan ; son pied glissa sur le gravier, et il tomba à la renverse avec une extrême violence. Le choc plongea sa cervelle bouillante dans la quiétude d’une parfaite insensibilité ; en le voyant tomber la jeune Alsacienne poussa un grand cri, tandis qu’à la fenêtre, la vieille dame interrompait ses gémissements pour se signer dévotement.

A la vue de son adversaire immobile, le visage levé vers le ciel, le lieutenant d’Hubert crut l’avoir tué net. L’impression d’avoir donné un coup de taille assez violent pour couper son homme en deux, le hanta un instant, avec le souvenir exagéré de toute la vigueur qu’il avait mise dans ce coup. Il se laissa vivement tomber à genoux devant le corps inanimé. Quand il constata que le bras n’était même pas détaché, il éprouva un soulagement mitigé d’un certain désappointement. L’animal méritait davantage. Pourtant, d’Hubert n’avait jamais souhaité la mort de ce pécheur ; l’affaire était déjà bien assez vilaine, et il s’efforça au plus vite d’étancher le sang de la blessure. Sa mauvaise fortune voulut que dans cette posture, il fût ridiculement empêtré par la servante. Avec des cris d’horreur, elle l’assaillit par derrière, et l’empoigna aux cheveux pour lui tirer la tête. Il ne concevait pas la raison qui pouvait pousser la jeune fille à l’embarrasser à ce moment précis. Il n’essaya même pas de comprendre. Toute l’affaire n’était qu’un vilain et obsédant cauchemar. Deux fois, pour ne pas être renversé, il dut se lever et la repousser. Il le faisait stoïquement, sans un mot, pour s’agenouiller à nouveau et reprendre sa besogne aussitôt. Mais la troisième fois, le sang arrêté, il saisit la jeune fille et lui tint les mains collées au corps. La coiffe de travers, elle avait les joues écarlates, et ses yeux étincelaient de folle colère. D’Hubert la regarda doucement, pendant qu’elle le traitait de misérable, de traître et d’assassin. Ces accusations le troublaient moins que la conviction qu’elle lui avait abondamment griffé le visage. Le ridicule allait s’ajouter au scandale de l’affaire. Il entendait l’histoire passer, enjolivée de bouche en bouche, par toute la garnison ; elle gagnerait l’armée d’un bout à l’autre de la frontière, avec toutes les déformations possibles, de sentiments, de motifs et de circonstances, et finirait par jeter un doute jusque dans les cœurs de son honorable famille sur sa conduite et la distinction de ses goûts. C’était très bien pour cet imbécile de Féraud qui n’avait ni relations ni famille ; son courage faisait sa seule qualité et c’était là un don simplement naturel, apanage du dernier des cavaliers de toute la cavalerie française. Sans cesser de maintenir dans sa poigne les bras de la jeune fille, d’Hubert jeta un coup d’œil par-dessus son épaule. Le lieutenant Féraud avait ouvert les yeux. Il ne bougeait pas. Comme un homme qui sort d’un profond sommeil, il regardait sans expression le ciel du soir.

Les appels véhéments que d’Hubert adressait au vieux jardinier restaient sans effets et ne lui faisaient même plus fermer sa bouche édentée. Le jeune homme se souvint brusquement que le vieillard était parfaitement sourd. Pendant tout ce temps, la servante se débattait, et lui envoyait des coups de pied dans les jambes avec une rage muette de furie plus qu’avec une réserve de jeune fille. Il continuait à la tenir ferme, averti par son instinct que s’il la lâchait, elle lui sauterait aux yeux. Et cette situation l’humiliait singulièrement. La jeune fille finit pourtant par rester tranquille, moins par raison que par épuisement. D’Hubert essaya de se tirer du cauchemar par la voie des négociations.

— Écoutez-moi, fit-il avec tout le calme qu’il put trouver en lui. Voulez-vous me promettre de courir à la recherche d’un chirurgien, si je vous laisse aller ?

Il éprouva une affliction sincère à entendre la jeune fille déclarer qu’elle n’en ferait rien. Au contraire, elle affirma, entre ses sanglots, son intention de rester dans le jardin, et de lutter bec et ongles pour la protection du vaincu. Une telle obstination était désolante.

— Ma chère enfant, cria-t-il avec désespoir, est-il possible que vous me croyiez capable d’assassiner un adversaire blessé ?... Quelle... Voulez-vous rester tranquille, espèce de petit chat sauvage !

Ils luttaient. Une voix épaisse, endormie, dit derrière leur dos :

— Qu’est-ce que vous faites à cette fille ?

Le lieutenant Féraud s’était arc-bouté sur son bras valide. Il regardait d’un air hébété son autre bras, le désordre de son uniforme ensanglanté, une petite flaque rouge étalée à terre, et son sabre tombé à deux pas dans l’allée. Puis il se recoucha doucement pour réfléchir à tous ces problèmes, autant du moins que le lui permettait un affreux mal de tête.

D’Hubert lâcha l’Alsacienne qui s’accroupit aussitôt près de l’autre lieutenant. Les ombres de la nuit tombaient sur le joli jardin et noyaient le tendre groupe, d’où s’échappaient des murmures étouffés de chagrin et de compassion, mêlés à des bruits faibles d’un autre caractère, qui rappelaient la voix d’un malade mal éveillé, et, qui se fût essayé à jurer. Le lieutenant d’Hubert s’esquiva.

Il traversa la maison silencieuse et, sorti dans la rue, se félicita du crépuscule qui dissimulait aux passants ses mains ensanglantées et les égratignures de son visage. On ne pouvait espérer pourtant tenir l’affaire secrète. Et redoutant par-dessus tout le discrédit et le ridicule, il se reprochait douloureusement de se glisser par les rues détournées avec une mine d’assassin. Soudain, le son d’une flûte, sorti par la fenêtre ouverte du premier étage d’une maison modeste, interrompit ses réflexions lugubres. Le virtuose apportait à son étude un véritable acharnement, et, sous les fioritures de la mélodie, on percevait le battement régulier du pied qui battait la mesure sur le plancher.

D’Hubert lança le nom d’un chirurgien-major qu’il connaissait bien. La flûte se tut, et le musicien paraissant à la fenêtre, son instrument en main, jeta les yeux dans la rue.

— Qui va là ? Vous, d’Hubert ? Qu’est-ce qui vous amène par ici ?

Il n’aimait pas être dérangé à l’heure où il jouait de la flûte. C’était un homme dont les cheveux avaient blanchi à panser les blessés sur les champs de bataille, et qui s’était consacré à l’ingrate besogne, en laissant les autres récolter honneurs et avancement.

— Je voudrais que vous alliez sans tarder voir Féraud. Vous connaissez le lieutenant Féraud ? Il habite à deux pas d’ici ; quelques minutes à peine.

— Qu’est-ce qu’il a donc ?

— Blessé.

— Vous en êtes sûr ?

— Sûr ? Je le quitte à l’instant.

— C’est amusant ! fit le vieux chirurgien.

Amusant était son terme favori, mais l’expression de son visage, quand il le prononçait n’était jamais en harmonie avec le mot. C’était un homme placide.

— Entrez, ajouta-t-il. Je me prépare à l’instant.

— Merci bien. Je voudrais me laver les mains dans votre chambre.

D’Hubert trouva le chirurgien en train de dévisser sa flûte et d’en ranger méthodiquement les morceaux dans un étui. L’autre tourna la tête.

— Il y a de l’eau là., dans le coin. Vos mains en ont besoin, en effet.

— J’ai arrêté l’hémorragie, fit le lieutenant. Vous feriez bien de vous hâter. Il y a plus de dix minutes que j’ai quitté le blessé, vous savez.

Le chirurgien se préparait avec lenteur.

— De quoi s’agit-il ? Un pansement défait ? C’est amusant. J’ai travaillé à l’hôpital toute la journée, et on m’avait dit, ce matin, qu’il s’était tiré d’affaire sans égratignure.

— Ce n’est pas le même duel apparemment, grogna sourdement d’Hubert qui essuyait ses mains à un gros torchon.

— Pas le même... Comment cela ? Un autre. Il faudrait le diable pour me faire aller deux fois le même jour sur le terrain.

Le chirurgien examinait attentivement le lieutenant d’Hubert.

— Qu’est-ce qui vous a griffé le visage de la sorte ? Des deux côtés... symétriquement. C’est amusant !

— Très amusant ! grommela d’Hubert. Et vous trouverez amusante aussi l’estafilade de son bras. Il y a de quoi vous amuser tous les deux quelque temps.

Le chirurgien fut saisi et impressionné par l’amertume soudaine de ces paroles. Les deux hommes sortirent ensemble de la maison, et le docteur fut encore plus intrigué par la conduite de son compagnon.

— Vous ne venez pas avec moi? demanda-t-il.

— Non ! répondit d’Hubert ; vous trouverez bien la maison tout seul. Vous verrez sans doute la porte ouverte sur la rue.

— Très bien ; où est sa chambre ?

— Au rez-de-chaussée ; seulement, vous ferez bien de traverser la maison et d’aller d’abord voir dans le jardin.

Ce singulier avis incita le chirurgien à courir sans plus de paroles. D’Hubert rentra chez lui débordant de pensées indignées, inquiètes et véhémentes. Presque autant que la colère de ses supérieurs, il redoutait les brocards de ses camarades. L’affaire était affreusement grotesque et embarrassante, même sans tenir compte de l’irrégularité d’un combat qui la rapprochait odieusement d’un crime. Comme tous les hommes médiocrement doués d’imagination, cette faculté qui favorise tant la marche des pensées, le lieutenant d’Hubert se sentit accablé par les aspects divers de la situation. Il était certainement heureux de n’avoir pas tué Féraud en dehors de toutes règles, et sans les témoins nécessaires à un telle opération. Fort heureux. Ce qui ne l’empêchait pas d’éprouver le désir de lui tordre le cou sans cérémonie.


Il était encore sous l’empire de ces sentiments contradictoires, quand le chirurgien amateur de flûte vint le voir. Plus de trois jours s’étaient écoulés. Le lieutenant d’Hubert n’était plus officier d’ordonnance du général commandant la division. Il avait été rendu à son régiment. Et pour renouer connaissance avec la grande famille militaire, il avait pris des arrêts de rigueur dans une chambre du quartier, et non dans son logement de ville. La gravité du cas lui avait fait interdire toute visite. Il ne savait pas ce qui s’était passé, ce qui se disait ou ce que l’on pensait. L’arrivée du chirurgien constitua une surprise fort inattendue pour le prisonnier accablé. L’amateur de flûte commença par expliquer que sa visite était due à une faveur spéciale du colonel.

— Je lui ai représenté qu’il n’était que juste de vous apporter des nouvelles authentiques de votre adversaire, poursuivit-il. Vous serez heureux d’apprendre qu’il se rétablit rapidement.

Le visage du lieutenant d’Hubert n’exprima aucune des marques ordinaires de la joie. Il continuait d’arpenter la pièce poussiéreuse et nue.

— Prenez donc un siège, docteur, grommela-t-il.

Le chirurgien s’assit.

— L’affaire a été appréciée de façons diverses, tant en ville qu’à l’armée. A vrai dire, les divergences d’opinion sont amusantes.

— A coup sûr ! marmonna d’Hubert, sans interrompre sa promenade monotone, et non sans s’étonner, en secret, qu’il pût y avoir deux opinions sur l’affaire.

Le chirurgien reprit :

— Évidemment, on ne connaît pas exactement les faits.

— Je pensais, interrompit d’Hubert, que cet individu vous aurait mis au courant.

— Il a bien dit quelque chose, la première fois que je l’ai vu, concéda l’autre. Et, à propos, c’est bien dans le jardin que je l’ai trouvé. Le coup qu’il avait reçu sur le derrière de la tête l’avait rendu un peu incohérent. Par la suite, il s’est montré plutôt réticent.

— Je ne m’attendais pas à ce qu’il eût le bon sens de témoigner quelque honte, grommela d’Hubert, qui reprit sa promenade, tandis que le chirurgien murmurait :

— Très amusant ! De la honte ? Ce n’était pas précisément son état d’esprit. Vous, évidemment, vous pouvez considérer les choses sous un angle différent.

— Les choses ? De quoi parlez-vous ? demanda d’Hubert, avec un coup d’œil oblique sur l’homme au visage lourd et au poil grisonnant.

— En tout cas, fît le chirurgien avec une certaine impatience, je ne veux pas formuler d’opinion sur votre conduite...

— Par le ciel, vous ferez bien!... éclata d’Hubert.

— Là ! là ! Ne prenez pas feu comme cela. Ça ne rapporte guère, à la longue. Comprenez, une fois pour toutes, jouvenceau que vous êtes, que je ne me soucie pas de vous entamer la peau avec d’autres outils que ceux de mon métier. Mais mon conseil est bon. Si vous continuez de la sorte, vous vous ferez une vilaine réputation.

— Continuer comment ? demanda le lieutenant, tout à fait sidéré. Moi ! moi ! me faire une réputation... ? Qu’est-ce que vous imaginez donc ?

— Je vous ai déjà dit que je ne prétendais pas déterminer les torts dans cet incident. Ce n’est pas mon affaire. Cependant...

— Que diable a-t-il pu vous raconter ? interrompit d’Hubert avec un ahurissement parfait.

— Je vous ai déjà dit qu’au premier abord, lorsque je l’ai trouvé dans le jardin, il était incohérent. Après, il s’est montré naturellement réticent. Du moins ai-je cru comprendre qu’il n’y avait pas de sa faute dans l’affaire.

— Pas de sa faute ! clama le lieutenant du haut de sa voix. Puis baissant le ton, et d’un accent ému : Et moi, y avait-il de ma faute ?

Le chirurgien se leva. Ses pensées allaient à la flûte, fidèle compagne à la voix consolatrice. Au voisinage des ambulances du front, après vingt-quatre heures de rude labeur, on l’avait entendu troubler de ses doux accents l’horrible paix des champs de bataille abandonnés au silence et à la mort.

L’heure exquise de sa vie quotidienne approchait, et, en temps de paix, il tenait à cette heure-là comme un avare à son trésor.

— Bien sûr ! bien sûr ! fit-il négligemment. Vous ne sauriez en juger autrement. Quant à moi, parfaitement neutre et animé des meilleures intentions à votre double endroit, j’ai consenti à vous transmettre son message. Dites que je me prête aux fantaisies d’un malade, si vous voulez. Il veut que vous sachiez que l’affaire n’est nullement close. Il vous adressera ses témoins dès qu’il aura repris des forces, à condition, bien entendu, que l’armée ne soit pas en campagne à l’époque.

— Ses témoins, vraiment ? Eh bien, c’est entendu ! bredouilla d’Hubert avec fureur.

Le visiteur ne pouvait deviner le motif d’une telle exaspération, mais cette colère le confirma dans l’opinion qui commençait à se faire jour qu’un débat très sérieux s’était élevé entre les jeunes gens, un motif assez important pour réclamer un air de mystère, un fait de la plus haute gravité. Pour vider leur querelle, les deux jeunes officiers avaient risqué, au seuil de leur carrière, disgrâce et rétrogradation. Le chirurgien craignait que l’enquête prochaine déçût la curiosité générale. Les deux adversaires n’allaient pas livrer à la curiosité publique un différend assez grave pour leur faire risquer une accusation de meurtre. De quoi pouvait-il s’agir ?

Le docteur n’était pas très curieux par tempérament, mais la question qui harcelait son esprit lui fit retirer à deux reprises ce soir-là l’instrument de ses lèvres, en plein milieu d’un morceau, et il resta un moment silencieux, à la recherche d’une théorie plausible.


II


Il n’y réussit pas mieux que le reste de la garnison ni la société tout entière. Les deux officiers, dont on avait, jusque-là, fait assez médiocre cas, devinrent l’objet d’une curiosité universelle, qui s’attachait au motif de leur querelle. Le salon de madame de Lionnel était le centre des hypothèses ingénieuses : cette dame elle-même fut, pendant quelque temps, assaillie de questions, pour avoir été la dernière à parler à ces deux malheureux et téméraires jeunes gens avant leur départ pour le jardin fermé où ils s’étaient livré, à la nuit tombante, ce duel féroce. Elle affirmait n’avoir rien observé d’inaccoutumé dans leur attitude. Évidemment, le lieutenant Féraud était marri de se voir éloigné du salon. Rien de plus naturel : un homme n’aime jamais être dérangé au cours d’un entretien avec une dame réputée pour son élégance et sa sensibilité. D’ailleurs, le sujet importuna vite madame de Lionnel, car les bavardages les plus audacieux ne trouvaient à établir aucune corrélation entre cette affaire et sa personnalité. Et elle s’agaçait d’entendre avancer qu’il devait bien y avoir une femme au fond de l’histoire. Cette irritation, qui ne tenait ni à son élégance ni à sa sensibilité, mais à un côté plus instinctif de sa nature, devint si forte qu’elle finit par interdire toute allusion à l’histoire sous son toit. Près de son divan, on lui obéissait, mais dans le salon, à l’écart, on continuait à soulever plus ou moins le manteau d’un silence imposé. Un personnage à qui son long et pâle visage donnait un air ovin, opinait, en hochant la tête, qu’il s’agissait d’une affaire ancienne, envenimée par le temps. On lui objectait que la jeunesse des deux adversaires ne justifiait guère une telle théorie, et qu’ils sortaient, au surplus, de régions lointaines et bien différentes de la France. Un sous-intendant militaire, célibataire aimable et cultivé, en culotte de casimir, bottes à la Hessoise et tunique bleue brodée d’argent, qui affectait de croire à la transmigration des âmes, suggérait que les jeunes gens avaient pu se rencontrer dans une existence antérieure. Leur discorde datait d’un passé oublié. Elle pouvait rester parfaitement inconcevable dans l’état présent de leur être, mais leurs âmes qui se souvenaient de leur haine, manifestaient un antagonisme instinctif. A tout prendre, l’affaire était si absurde, tant du point de vue militaire et mondain que de celui de l’honorabilité et de la sagesse, que cette explication fantastique paraissait plus raison nable que toute autre.

Les deux officiers n’avaient fait à personne de confidences précises. L’humiliation d’avoir eu le dessous dans un combat singulier et le sentiment inquiet de s’être laissé attirer dans une mauvaise affaire par l’injustice du sort, imposaient au lieutenant Féraud un mutisme féroce. Il se méfiait de toutes les sympathies qui devaient aller naturellement au freluquet d’état-major. Il déversait ses imprécations dans le sein de la jolie soubrette qui le soignait avec dévouement et assistait avec terreur à ses affreux délires. Elle trouvait parfaitement juste que le lieutenant d’Hubert dût un jour « payer tout cela », mais sa préoccupation première restait que Féraud ne s’excitât pas trop. Il paraissait si admirable et si fascinant à l’humilité de son cœur, que son seul souci était de le voir promptement rétabli, dût-il reprendre aussitôt ses visites au salon de madame de Lionnel.

Le lieutenant d’Hubert garda le silence pour la raison bien claire qu’il n’avait, en dehors d’un jeune brosseur stupide, personne à qui parler. Au surplus, il sentait que l’épisode, si grave professionnellement, avait aussi son côté comique. A la réflexion, il se disait encore qu’il eût aimé tordre le cou au lieutenant Féraud. C’était là, d’ailleurs, façon de parler plus imagée que précise, et qui traduisait un état d’esprit plutôt qu’une impulsion physique véritable. Il subsistait en même temps, chez ce jeune homme, un sentiment de camaraderie et une bienveillance naturelle qui lui faisaient répugner à aggraver la situation du lieutenant Féraud. Il n’allait pas répandre, à droite et à gauche, cette maudite histoire. A l’enquête, il devrait dire la vérité pour se défendre, et cette seule perspective l’agaçait.

Il n’y eut pas d’enquête, car l’armée entra en campagne et d’Hubert, relâché sans observations, prit son service au régiment. Féraud, le bras à peine sorti de l’écharpe, retrouva sa place dans l’escadron, et sans essuyer de questions indiscrètes, acheva sa convalescence dans la fumée des champs de bataille et la fraîcheur des bivouacs nocturnes. Ce traitement fortifiant lui réussit si bien, qu’aux premières rumeurs d’un armistice, il put songer sans crainte à son duel particulier.

Cette fois, il s’agissait d’un combat en règle. Il dépêcha deux amis au lieutenant d’Hubert, dont le régiment campait à petite distance du sien. Ces amis n’avaient posé aucune question à leur commettant. —Il me doit une revanche, le bel officier d’état-major, avait-il dit d’un ton sombre, et ils étaient tranquillement partis pour leur mission. D’Hubert n’eut pas de peine à trouver deux amis également discrets et dévoués à leur camarade. Voilà un écervelé qui a besoin d’une leçon, déclara-t-il sèchement, et ils ne demandèrent pas de meilleures raisons.

Dans ces conditions, une rencontre à l’épée de combat fut décidée pour un matin, dans un champ propice. A la troisième reprise, d’Hubert se trouva allongé sur l’herbe humide de rosée, avec un trou au côté. Un clair soleil se levait à sa gauche, sur un paysage de prés et de bois. Un chirurgien, non l’amateur de flûte, mais un autre, se penchait sur lui pour examiner la blessure.

— Vous l’avez échappé belle, mais ce ne sera rien, affirma-t-il.

D’Hubert entendit ces paroles avec plaisir. Un de ses témoins, assis dans l’herbe mouillée, lui soutenait la tête sur ses genoux, et disait :

— C’est la fortune de la guerre, mon pauvre vieux ! Que veux-tu ? Vous feriez mieux de vous réconcilier comme deux bons bougres, allons !

— Tu ne sais pas ce que tu demandes, murmura le lieutenant d’Hubert, d’une voix faible. Pourtant s’il...

Dans un autre coin de la prairie, les témoins de Féraud le pressaient d’aller serrer la main de son adversaire :

— Vous êtes quittes, que diable ! Il n’y a rien de mieux à faire. Ce d’Hubert est un brave garçon...

— Je les connais, ces beaux favoris de généraux ! grommelait entre ses dents le lieutenant Féraud, dont la sombre expression découragea chez ses amis toutes tentatives de réconciliation.

Les témoins se saluèrent de loin en emmenant leurs hommes. L’après-midi, le lieutenant d’Hubert, qu’une grande bravoure unie à un caractère franc et égal rendait très populaire, reçut de nombreuses visites. On remarqua que, contrairement à l’habitude, Féraud ne sortit guère pour recevoir les compliments de ses amis. Les félicitations ne lui auraient pourtant pas fait défaut, car lui aussi était aimé pour l’exubérance de sa nature méridionale et la simplicité de son caractère. Partout où les officiers avaient coutume de se réunir à la fin de la journée, on discuta, à tous points de vue, le duel du matin. Bien que le lieutenant d’Hubert eût eu cette fois le dessous, on louait fort son jeu, à coup sûr très serré et très scientifique. On chuchotait même que, s’il avait été touché, c’était pour avoir voulu épargner son adversaire. Maints connaisseurs affirmaient pourtant que la vigueur et le cran du lieutenant Féraud étaient irrésistibles.

Si l’on discutait ouvertement les mérites des deux officiers comme combattants, on passait rapidement et avec circonspection sur leur attitude après le duel. Ils paraissaient irréconciliables, et tout le monde le déplorait.

Mais ils savaient bien, somme toute, ce que leur dictait le souci de leur honneur, et ce n’était pas aux camarades à aller fourrer le nez dans leurs affaires. Quant à l’origine de la querelle, l’impression générale était qu’elle devait dater de leur séjour à Strasbourg. Cette opinion faisait pourtant hocher la tête au chirurgien flûtiste : c’était une affaire bien plus ancienne, à son sens.

— Voyons ! Vous devez connaître toute l’histoire, crièrent plusieurs voix avec une ardente curiosité. De quoi s’agissait-il donc?

Il leva délibérément les yeux au-dessus de son verre :

— A supposer que je connusse les faits, vous ne pourriez pas me demander de vous les raconter, quand les deux? intéressés ne veulent rien en dire !

Il sortit en laissant derrière lui une atmosphère de mystère. Il ne pouvait s’attarder davantage, car l’heure magique de la flûte était proche.

Après qu’il fut parti, un jeune officier déclara solennellement :

— C’est évident ; il a les lèvres scellées.

Personne ne discuta la haute probabilité d’une telle assertion qui ajouta encore à l’impressionnant secret de l’affaire. Guidés par leur seule bienveillance et leur désir de bonne harmonie, plusieurs anciens des deux régiments proposèrent de constituer un tribunal d’honneur, auquel les deux jeunes gens s’en remettraient du soin de leur réconciliation. Malheureusement, ils s’adressèrent d’abord à Féraud, qu’ils pensaient devoir trouver apaisé par sa victoire récente, et porté à la modération.

Bien que le raisonnement fût plausible, la tentative fut malheureuse. Grâce à ce relâchement de la tension morale qui suit une satisfaction de vanité, Féraud avait, dans le secret de son cœur, consenti à revenir sur le cas, et était arrivé à douter, sinon de la justice de sa cause., au moins de la sagesse de sa conduite. Il n’en répugnait que mieux à parler de l’affaire. La proposition des anciens le mettait dans une situation délicate. Il en fut agacé, et, par une logique paradoxale, cet agacement réveilla son animosité contre le lieutenant d’Hubert. Allait-il être éternellement poursuivi par cet individu, qui avait un talent infernal pour circonvenir le public ? Il était pourtant difficile de s’opposer tout net à une médiation sanctionnée par le code de l’honneur.

Il se tira de cette difficulté par une attitude de sombre réserve. Il tortillait ses moustaches et proférait des paroles dilatoires. Le cas était parfaitement clair, et il n’aurait pas plus de vergogne à l’exposer devant un Tribunal d’honneur qu’à le défendre sur le terrain. Cependant, il ne voyait pas de raisons de sauter sur la proposition avant de savoir comment son adversaire allait l’accueillir.

Plus tard dans la soirée, il déclara en public, dans un renouveau d’exaspération, « que ce serait la meilleure solution pour le lieutenant d’Hubert, car, à la prochaine rencontre, il ne devait pas compter s’en tirer avec trois pauvres semaines de lit ».

Cette vantardise aurait pu être dictée par le plus pur machiavélisme. Les natures méridionales cachent souvent, sous une exubérance apparente de gestes et de langage, un certain degré de cautèle.

Féraud qui se méfiait de la justice des hommes, n’avait que faire d’un tribunal d’honneur, et les paroles qui s’accordaient si bien avec son tempérament, avaient aussi l’avantage de travailler pour lui. Prononcées à bon escient ou non, elles furent rapportées en moins de vingt-quatre heures au lieutenant d’Hubert. Aussi le blessé, soutenu sur son lit par un tas d’oreillers, opposa-t-il le lendemain aux offres de conciliation l’assurance que l’affaire n’était pas de nature à supporter la discussion.

La pâleur du jeune officier, la faiblesse d’une voix qu’il devait encore ménager, et la dignité courtoise de son accent impressionnèrent fort les auditeurs. Ces détails, rapportés en tous lieux, firent plus pour épaissir le mystère que les fanfaronnades de Féraud. Celui-ci fut très soulagé d’une telle conclusion. Il commençait à goûter fort la curiosité générale, et se plaisait à l’aiguiser par son attitude de discrétion farouche.

Le colonel du lieutenant d’Hubert était un vieux soldat grisonnant et tanné qui envisageait très simplement ses responsabilités : — Je ne puis, se disait-il, laisser les meilleurs de mes subalternes se faire abîmer pour rien. Il faut que je tire moi-même cette affaire-là au clair. Il parlera, quand le diable y serait. Le colonel doit être mieux qu’un père pour ces jeunes gens. Et il portait, en réalité, à tous ses hommes l’affection que le père d’une nombreuse famille peut éprouver pour chacun de ses membres. Si une erreur de la Providence faisait naître les humains sous l’espèce de simples pékins, ils renaissaient au régiment comme les enfants d’une même famille, et cette naissance militaire comptait seule.

A la vue du visage blême et des yeux creux du lieutenant d’Hubert, le cœur du vieux soldat ressentit une compassion sincère. Toute sa tendresse pour son régiment — ce corps qu’il tenait dans sa main pour le lancer ou le ramener en arrière à son gré, qui exaltait son orgueil et résumait toutes ses pensées, — se concentra en un instant sur la personne de ce jeune subalterne si riche de promesses. Il s’éclaircit la gorge de façon menaçante et fronça des sourcils ténébreux :

— Vous comprenez, commença-t-il, que je me moque parfaitement de la vie du dernier de mes hommes. Je vous lancerais au galop dans un abîme de perdition, avec vos chevaux, les huit cent quarante-trois cavaliers que vous êtes, sans plus de remords que je n’en ai à tuer une mouche !

— Oui, mon colonel. Et vous nous montreriez le chemin, fit d’Hubert avec un pâle sourire.

Le colonel, qui sentait la nécessité de la diplomatie faillit éclater.

— Je veux vous faire comprendre, lieutenant d’Hubert, que je saurais, s’il le fallait, rester à l’écart et vous laisser tous tomber en enfer. Je suis homme à faire pareil sacrifice si le bien du service et mon devoir envers la patrie l’exigent. D’ailleurs, c’est chose inconcevable et ce n’est pas la peine d’en parler. Il roulait des yeux féroces, mais son accent s’adoucit. Vous avez encore une goutte de lait sur votre belle moustache, mon garçon. Vous ne savez pas ce dont un homme comme moi est capable. Je me cacherais derrière une meule de foin si... Ne ricanez pas comme cela, jeune homme. Vous osez ? S’il ne s’agissait pas d’une conversation d’homme à homme, je vous... Écoutez ! Je suis responsable des vies qui me sont confiées, et ne dois les consacrer qu’à la gloire de notre patrie, et à l’honneur du régiment. Comprenez-vous cela ? Eh bien, à quoi diable songez-vous, en vous laissant embrocher de la sorte par un lieutenant du 7e hussards? C’est une véritable honte.

D’Hubert éprouvait une mortification excessive. Il haussa légèrement les épaules, sans répondre. Il ne pouvait ignorer tout ce qu’il portait de responsabilités.

Le colonel baissa les paupières et adoucit encore sa voix.

— C’est déplorable, murmura-t-il. Puis changeant d’attitude : Voyons ! fit-il, d’un ton persuasif, mais avec cet accent d’autorité qui appartient aux vrais meneurs d’hommes ; il faut arranger cette affaire. Je veux en être informé tout au long. Je demande, comme votre meilleur ami, à tout savoir.

La haute puissance de l’autorité, l’influence persuasive de la bonté affectèrent fort le blessé qui sortait de son lit de douleur. La main que d’Hubert appuyait sur le pommeau d’une canne trembla légèrement. Cependant son tempérament de septentrional, sentimental mais prudent, et clairvoyant dans son idéalisme, contint le désir qui le poussait à raconter toute la monstrueuse et imbécile affaire. Selon le précepte d’une sagesse transcendante, il tourna sept fois sa langue dans sa bouche avant de parler, et ne prononça que des paroles de gratitude.

Le colonel l’écoutait, intéressé d’abord, puis il parut intrigué. A la fin, fronçant les sourcils.

— Vous hésitez, mille tonnerres ? Ne vous ai-je pas dit que je consentais à discuter avec vous en ami?

— Oui, mon colonel ! répondit doucement d’Hubert. Mais j’ai peur qu’après m’avoir écouté en ami, vous n’agissiez en supérieur.

Le colonel fit claquer ses mâchoires d’un air soucieux.

— Et alors, fit-il nettement. L’affaire serait-elle donc si terriblement honteuse ?

— Pas du tout, déclara d’Hubert d’une voix faible mais nette.

— Évidemment j’agirai pour le bien du service. Rien ne saurait m’en empêcher. Pourquoi pensez-vous que je vous demande de me raconter votre histoire ?

— Je sais que ce n’est pas par vaine curiosité, protesta le lieutenant. Je suis sûr que vous agirez pour le mieux. Songez seulement au bon renom du régiment.

— Il ne saurait être compromis par une folie juvénile de lieutenant, remontra sévèrement le colonel.

— C’est vrai, mais il peut l’être par les ragots. On dira qu’un lieutenant du 4e hussards se cache derrière son colonel pour ne pas rencontrer un adversaire. Et ce serait pis que de se mettre derrière une meule... pour le bien du service. Je ne puis y consentir, mon colonel.

— Personne n’oserait rien dire de pareil, commença avec fureur le colonel, dont la phrase s’acheva en un murmure dubitatif.

La bravoure du Lieutenant d’Hubert était bien connue.

Et le colonel savait parfaitement que le courage en duel, en combat singulier, passe, à tort ou à raison, pour un courage d’espèce particulière. Il était éminemment nécessaire qu’un officier de son régiment possédât toutes les espèces de courage et le prouvât aussi. Le colonel avança la lèvre inférieure, et fixa au loin un regard immobile. C’était là chez lui marque de perplexité, expression pratiquement inconnue à son régiment, car la perplexité est un sentiment incompatible avec les fonctions de colonel de cavalerie. L’officier était accablé par la nouveauté déplaisante d’une telle sensation. Comme il n’était pas habitué à réfléchir, en dehors de questions professionnelles, ayant trait au bien-être des hommes et des chevaux et de leur utilisation sur le champ de gloire, ses efforts intellectuels dégénéraient en une simple répétition d’expressions violentes : — Mille tonnerres ! pensait-il. Sacré nom de nom !

D’Hubert fut secoué par une quinte de toux douloureuse et ajouta, d’un ton las :

— Il y aura assez de méchantes langues pour dire que j’ai eu peur. Et je pense que vous ne me demanderez pas de laisser passer une telle imputation. Je puis me trouver, d’un moment à l’autre, avec une douzaine de duels sur les bras au lieu de cette unique affaire.

La simplicité directe d’un tel argument frappa le colonel. Il regarda fixement son subordonné.

— Asseyez-vous, lieutenant, grommela-t-il, voilà une sacrée diable de... Asseyez-vous !

— Mon colonel, reprit d’Hubert, je n’ai pas peur des mauvaises langues. Il y a une façon de les faire taire. Songez seulement à ma tranquillité d’esprit. Je ne pourrais me défaire de l’idée que j’aurais causé la perte d’un camarade. Si vous agissez, l’affaire ira plus loin. L’enquête a été abandonnée ; n’en parlons plus. Elle aurait été absolument fatale à Féraud !

— Hein ? Vous dites ? Il s’est donc si mal conduit ?

— Oui, assez mal ! murmura d’Hubert, à qui sa faiblesse persistante donnait envie de pleurer.

Comme l’autre officier n’appartenait pas à son régiment, le colonel n’eut pas grand’peine à croire son subordonné. Il se mit à arpenter la pièce. C’était un bon chef, un ami capable de discrète sympathie. Pourtant, il était homme aussi et le laissa voir, car il était étranger à tout artifice.

— Le diable, lieutenant, bredouilla-t-il, dans la simplicité de son cœur, c’est que j’ai déclaré mon intention d’aller jusqu’au bout de l’affaire. Et quand un colonel affirme une chose, vous comprenez...

— Mon colonel, interrompit vivement d’Hubert, laissez-moi vous supplier de vous contenter de ma parole d’honneur. Je vous affirme avoir été entraîné dans une maudite histoire qui ne me laissait pas de choix ; il n’y avait pas d’autre alternative compatible avec ma dignité d’homme et d’officier. Voilà, en somme, le fond de l’affaire, mon colonel ; je vous le montre. Le reste n’est que détails sans importance.

Le colonel s’arrêta court. La réputation de bon sens et de bonne humeur du lieutenant d’Hubert pesait dans la balance. Tête froide, cœur chaud et sincère. Toujours correct dans sa conduite. Il fallait lui faire confiance. Le colonel contint virilement une immense curiosité.

— Hum ! vous affirmez que comme homme et comme officier... Vous n’aviez pas le choix dites-vous ?

— Comme officier, officier du 4e hussards, surtout, insista d’Hubert. Non, mon colonel ; et c’est le fond de l’affaire.

— Soit ! Bien que tout de même, je ne voie pas pourquoi, à votre colonel... Un colonel est un père, que diable !

Le colonel n’aurait pas dû laisser échapper d’Hubert, qui prenait, avec humiliation et désespoir, conscience de son insuffisance physique. Il cédait à un entêtement de malade, et sentait avec terreur ses yeux se remplir de larmes. L’affaire était trop lourde pour lui. Une larme roula sur sa joue pâle et amaigrie.

Le chef se détourna brusquement ; on eût entendu tomber une épingle :

— C’est une stupide histoire de femme, sans doute ?

En prononçant ces paroles, le colonel se retourna vivement, pour surprendre la vérité, qui n’est pas une belle femme cachée au fond d’un puits, mais un oiseau timide que la ruse seule peut saisir. Ce fut le dernier effort de sa diplomatie. Il discerna l’incontestable vérité dans l’attitude du lieutenant, qui levait au ciel ses yeux et son bras affaibli, en une protestation suprême.

— Pas une histoire de femme, hein ? gronda le colonel avec un regard perçant. Je ne vous demande ni quoi ni quelle. Tout ce que je veux savoir, c’est s’il y a une femme dans l’affaire ?

Les bras du lieutenant tombèrent, et d’une voix brisée :

— Rien de pareil, mon colonel !

— Sur votre honneur ? insista le vieux soldat.

— Sur mon honneur !

— Très bien ! fit le colonel, en se mordant la lèvre d’un air pensif. Les arguments du lieutenant, joints à son propre penchant pour le jeune homme, l’avaient convaincu. Il retint encore un instant d’Hubert, puis le congédia avec bonté.

— Gardez le lit quelques jours de plus, lieutenant. A quoi diable a pu penser le major, qui vous dit en état de reprendre votre service ?

Au sortir de l’entrevue, d’Hubert ne dit rien à l’ami qui l’attendait pour le ramener chez lui. Il ne dit rien à personne ; le lieutenant n’était pas communicatif. Mais ce soir-là, en se promenant sous les ormes qui poussaient près de son logis, en compagnie de son second, le colonel ouvrit les lèvres :

— Je connais le fin mot de l’histoire, affirma-t-il.

Le lieutenant-colonel, petit bonhomme sec et noir, à favoris courts, dressa l’oreille, sans laisser échapper un signe de curiosité.

— Ce n’est pas une vétille, ajouta le colonel, avec gravité.

L’autre attendit un long moment, avant de murmurer :

— Vraiment, mon colonel ?

— Pas une vétille ! répéta le chef, qui regardait droit devant lui. Mais j’ai interdit à d’Hubert d’envoyer un défi à ce Féraud, ou d’en relever un avant un an.

Il avait trouvé cette échappatoire pour sauvegarder son prestige. Cette interdiction eut pour résultat de donner un sceau officiel au mystère dont s’enveloppait la terrible querelle. D’Hubert opposa un silence glacial à toutes les tentatives faites pour lui arracher la vérité. Féraud, secrètement inquiet d’abord, retrouva peu à peu son assurance. Il dissimulait sous des éclats de rire sardoniques son ignorance des raisons de la trêve imposée, comme s’il avait trouvé un motif de joie dans des faits qu’il entendait garder pour lui seul. — Qu’est-ce que tu vas donc faire ? lui demandaient ses camarades, pour s’entendre répondre avec un accent farouche : — Qui vivra verra. Et chacun admirait sa réserve..

Avant la fin de la trêve, le lieutenant d’Hubert obtint une compagnie. C’était une promotion bien méritée, que personne ne semblait pourtant attendre. Quand Féraud apprit la nouvelle, dans une réunion d’officiers, il grommela entre ses dents : — Ah ! vraiment ? Saisissant son sabre accroché près de la porte, il l’agrafa soigneusement, et quitta le cercle sans un mot. Il rentra chez lui à pas mesurés, battit le briquet et alluma sa chandelle. Puis, empoignant un malheureux verre sur la cheminée, il le jeta violemment à terre.

Maintenant que d’Hubert était son supérieur, il n’y avait pas à songer au duel. Les adversaires n’eussent pu envoyer ou relever un appel sans encourir le conseil de guerre, et c’était chose impossible. Féraud, qui n’éprouvait plus depuis longtemps aucun désir sincère de rencontrer d’Hubert les armes à la main, s’emporta à nouveau contre l’injustice systématique du sort. — Alors, il espère s’en tirer comme cela ? se disait-il avec indignation. Il voyait dans cette promotion une intrigue, une conspiration, une lâche manœuvre. Le colonel savait bien ce qu’il faisait ; il s’était dépêché de recommander son favori pour l’avancement. Il était scandaleux qu’un homme pût échapper, de cette façon sournoise et tortueuse, aux conséquences de ses actes.

Joyeux luron jusque-là, et de tempérament plus combatif que militaire, le lieutenant Féraud s’était contenté de donner et de recevoir des coups par simple goût de violence et sans grand souci d’avancement, quand une ambition ardente lui poussa tout à coup. Ce sabreur de vocation décida de saisir toutes les occasions de se faire valoir, et de briguer, comme un intrigant, la faveur de ses chefs. Il se savait aussi brave que quiconque, et n’avait jamais douté de son charme personnel. Pourtant ni la bravoure ni le charme ne semblaient agir bien vite. L’exubérance de bon garçon qui valait des amitiés à Féraud, fit place chez lui à une humeur chagrine. Il se mit à accabler d’allusions amères « les malins qui sont capables-de tout pour avancer plus vite ». L’armée en était pleine, disait-il ; il n’y avait qu’à regarder autour de soi. A vrai dire, il ne pensait qu’à un seul homme, à son adversaire, à d’Hubert. Un jour, il déclara à un ami sympathique : — Moi, vois-tu, je ne sais pas faire les courbettes ; ça n’est pas dans mon caractère.

C’est seulement après Austerlitz qu’il fut promu. La cavalerie légère de la Grande Armée eut des semaines de belle besogne sur les bras. Dès que fut un peu calmée la fièvre des opérations militaires, le capitaine Féraud se mit en mesure d’organiser une rencontre sans perdre de temps. — Je connais mon oiseau, fit-il remarquer d’un air sombre ; si je n’ouvre pas l’œil, il s’arrangera pour avancer par-dessus la tête d’une douzaine de camarades. Il a le chic pour ce genre de choses.

Le duel eut lieu en Silésie. S’il ne fut pas poussé à mort, il dura au moins jusqu’à épuisement des deux adversaires. L’arme était le sabre de cavalerie, et l’adresse, la science, la vigueur et la résolution déployées par les deux hommes forcèrent l’admiration des spectateurs. Le duel défraya les conversations sur les deux rives du Danube, jusqu’aux garnisons de Gratz et de Laybach. Il comporta sept reprises. Malgré maintes estafilades d’où le sang coulait abondamment, les deux officiers refusèrent plusieurs fois, et avec une apparence d’effroyable haine, de laisser arrêter le combat. Cette fureur tenait, chez le capitaine d’Hubert, au désir naturel d’en finir, une fois pour toutes, avec cette triste histoire, et chez Féraud à une exaltation extrême de ses instincts combatifs, comme à l’incitation d’une vanité blessée. A la fin, échevelés, chemises en lambeaux, couverts de sang, et à peine capables de se tenir debout, ils furent emmenés de force par leurs témoins, muets d’horreur et d’épouvante. Plus tard, assaillis par des camarades avides de détails, ces messieurs déclarèrent que l’on ne pouvait laisser se poursuivre indéfiniment une telle boucherie. Quand on leur demanda si la querelle était enfin vidée, ils laissèrent entendre qu’un différend pareil ne pouvait se terminer que par la mort de l’un des adversaires. L’intérêt que suscita la rencontre passa d’un corps d’armée à l’autre, et gagna jusqu’aux petits détachements cantonnés entre Rhin et Save. Dans les cafés de Vienne, on estimait en général, d’après les derniers détails, que les adversaires pourraient se rencontre dans quelque trois semaines. On escomptait quelque chose de transcendant, en fait de duel.

Cette attente fut trompée par les nécessités du service qui séparèrent les deux officiers. On n’avait prêté aucune attention officielle à leur discorde, qui était devenue la chose de l’armée, et dont on ne pouvait se mêler à la légère. L’histoire du duel, ou plutôt de la rage de combat des deux ennemis dut nuire un peu à leur avancement, car la guerre de Prusse les trouva encore tous les deux capitaines, quand elle les réunit. Détachés, après Iéna, à l’armée du Nord, sous les ordres du maréchal Bernadotte, prince de Ponte-Corvo, ils entrèrent ensemble à Lubeck.

C’est seulement après l’occupation de cette ville que le capitaine Féraud trouva le loisir de songer à sa conduite future vis-à-vis de d’Hubert, qui venait d’être nommé troisième aide de camp du maréchal. Il y réfléchit une grande partie de la nuit et, au matin, pria deux amis éprouvés de venir causer avec lui.

— J’ai examiné l’affaire avec le plus grand calme, fit-il, en fixant sur eux des yeux las et injectés de sang, et je vois qu’il me faut en finir avec cet intrigant. Le voilà qui a réussi à s’insinuer dans l’état-major personnel du maréchal. C’est une provocation directe à mon endroit. Je ne puis tolérer une situation qui m’expose, d’un jour à l’autre, à recevoir un ordre par son intermédiaire. Et Dieu sait quel ordre, encore ! Cette sorte d’affaire s’est déjà produite une fois, et c’est une fois de trop. Il s’en rend parfaitement compte, soyez tranquilles. Je ne puis vous en dire plus, et vous savez ce qu’il vous reste à faire.

La rencontre eut lieu en dehors de Lubeck, sur un terrain découvert, spécialement choisi pour complaire au sentiment général de la division de cavalerie attachée au corps d’armée, qui estimait que cette fois les deux officiers devaient se battre à cheval. Après tout, ce duel était affaire de cavalerie, et en s’obstinant à combattre à pied, les adversaires paraîtraient faire fi de leur arme. Les seconds, surpris de la nouveauté d’une telle perspective, se hâtèrent d’en référer à leurs hommes. Le capitaine Féraud adoptait l’idée avec enthousiasme. Pour quelque raison obscure, dépendant sans doute de sa psychologie, il s’estimait invincible à cheval. Seul entre les quatre murs de sa chambre, il se frottait les mains, et grommelait d’un ton triomphant : — Ah ! mon bel officier d’état-major. Je te tiens cette fois !

Quant à d’Hubert, après avoir longuement regardé ses amis, il haussa légèrement les épaules. Cette affaire avait stupidement et désastreusement compliqué son existence. On n’en était plus à une absurdité près, et toutes les absurdités lui déplaisaient fort ; mais avec son urbanité habituelle, il eut un sourire légèrement ironique et dit de sa voix calme : — Ce sera évidemment une façon de rompre la monotonie de l’affaire.

Laissé seul, il s’assit à sa table et se prit la tête à deux mains. Il ne s’était pas ménagé, depuis quelque temps, et le maréchal avait beaucoup exigé de ses aides de camp. Les trois dernières semaines d’une campagne menée par un temps affreux avaient affecté sa santé. Quand il était surmené, il souffrait d’un point dans son côté blessé, et cette sensation gênante l’accablait toujours. — C’est encore la faute de cette brute, se disait-il amèrement.

Il avait reçu la veille une lettre de France, qui lui annonçait le mariage de sa sœur unique. Il réfléchit que depuis son départ pour Strasbourg, quand il avait vingt-six ans et elle dix-neuf, il ne l’avait aperçue que deux fois, à la hâte. Dans leur jeune âge, ils avaient été grands amis et confidents et maintenant, on la donnait à un homme, très digne garçon, sans doute, mais certainement pas de moitié assez bon pour elle. Il ne reverrait jamais sa chère Léonie. Elle avait une petite tête solide et beaucoup de tact ; elle saurait mener son mari, à coup sûr. Il était rassuré sur son bonheur futur, mais se sentait évincé de la première place dans un cœur qui avait été à lui depuis que la fillette avait su parler. Un regret nostalgique de ses années d’enfance attrista le capitaine d’Hubert, troisième aide de camp du prince de Ponte Corvo.

Il jeta de côté la lettre de félicitations qu’il avait commencée sans aucun enthousiasme, puis prenant une feuille de papier blanc, il y traça ces mots : Mon testament et mes dernières volontés. Absorbé devant son papier, il s’abandonna à des réflexions douloureuses ; le pressentiment qu’il ne reverrait jamais les scènes de son enfance pesait sur son esprit pondéré. Bondissant tout à coup, et repoussant sa chaise, il bâilla longuement, pour bien se prouver qu’il n’attachait pas la moindre importance aux pressentiments. Il se jeta sur son lit et s’endormit. Pendant la nuit, il frissonna, à diverses reprises, sans s’éveiller. Au matin, il sortit de la ville, en parlant de choses indifférentes avec ses deux témoins, et en jetant, avec un détachement apparent, le yeux à droite et à gauche, sur le lourd brouillard du matin qui couvrait les prairies plates, bordées de haies. Il sauta un fossé et aperçut plusieurs silhouettes de cavaliers dans la brume. — Il paraît que nous allons nous battre en public, murmura-t-il, amèrement.

Ses seconds s’inquiétaient de l’état de l’atmosphère, mais bientôt un pauvre soleil pâle émergea des vapeurs, et d’Hubert distingua dans le lointain trois cavaliers, un peu à l’écart des autres. C’étaient le capitaine Féraud et ses témoins. Il tira son sabre pour s’assurer qu’il était bien fixé à son poignet. Les seconds, qui s’étaient réunis au centre du terrain, en rapprochant les têtes de leurs chevaux, se séparèrent au petit galop, et laissèrent un vaste champ libre entre les deux adversaires. D’Hubert regarda le soleil pâle et les champs tristes, et l’imbécillité de ce nouveau duel le remplit d’une immense désolation. D’un coin éloigné du champ, une voix de stentor lançait des commandements à intervalles réguliers : Au pas... au trot... Charrrgez!... On n’a pas pour rien des pressentiments de mort, se dit d’Hubert, en éperonnant son cheval.

Aussi fut-il plus que surpris lorsque dès le premier choc il vit le capitaine Féraud affligé d’une balafre au front qui l’aveuglait de sang et le mit hors de combat ; le duel se terminait avant même d’être sérieusement entamé. On ne pouvait songer à continuer. Le capitaine d’Hubert laissa sur le terrain son ennemi qui jurait horriblement et vacillait sur sa selle entre ses témoins atterrés. Il sauta à nouveau le fossé et trotta jusqu’à son logis avec ses deux amis qui paraissaient très frappés d’une issue aussi expéditive. Le soir, d’Hubert termina la lettre de félicitations qu’il écrivait à sa sœur pour son mariage.

Il l’acheva à une heure avancée. C’était une longue lettre, et d’Hubert lâcha la bride à sa fantaisie. Il disait qu’il allait se sentir un peu solitaire après un tel changement dans la vie de sa sœur ; mais l’heure viendrait sans doute bientôt pour lui de se marier aussi. En fait, il envisageait déjà l’époque où il n’y aurait plus personne à combattre en Europe, et où le règne des guerres serait terminé. « J’espère à cette heure-là, écrivait-il, me trouver à distance raisonnable du bâton de maréchal. Toi, qui seras une épouse d’expérience, tu me chercheras une femme. Je serai sans doute chauve et un peu blasé. Il me faudra une jeune fille, jolie bien entendu et dotée d’une grosse fortune, pour m’aider à clore ma glorieuse carrière avec une splendeur en accord avec mon rang élevé. » Il racontait pour terminer qu’il venait de donner une leçon à un imbécile hargneux et importun qui croyait avoir sujet de se plaindre de lui. « Mais si tu entendais jamais, au fond de ta province, taxer ton frère de tempérament querelleur, n’en crois rien. On ne peut jamais savoir quel ragot pourrait atteindre tes oreilles innocentes. En, tout cas, dis-toi bien que ton frère toujours tendre n’a rien d’un bretteur. » Sur quoi le capitaine d’Hubert froissant la feuille de papier sur laquelle il avait écrit : Mon testament et mes dernières volontés, la jeta au feu avec un grand éclat de rire. Il se moquait bien de ce que pouvait faire l’énergumène. Il venait d’acquérir la soudaine conviction que son adversaire ne saurait en rien affecter sa vie, si ce n’est pour mettre une animation particulière dans les intervalles joyeux et charmants qui séparaient les campagnes.

Mais, de ce moment, il ne devait plus y avoir d’intervalle paisible dans la carrière du capitaine d’Hubert. Il vit les champs de bataille d’Eylau et de Friedland, fit marches et contremarches dans la neige, la boue et la poussière des plaines de Pologne, acquit honneurs et avancement sur toutes les routes de l’Europe septentrionale. Cependant, le capitaine Féraud, envoyé en Espagne avec son régiment, y prenait part à une guerre odieuse. C’est seulement quand commencèrent les préparatifs de la campagne de Russie, qu’il repartit pour le Nord. Il quitta sans regret le pays des mantilles et des oranges.

Les premières atteintes d’une calvitie qui n’était pas messéante, donnaient au front du colonel d’Hubert une ampleur nouvelle. Son visage n’était plus blanc et lisse comme au temps de sa jeunesse ; le regard ouvert et doux de ses yeux bleus s’était un peu durci, à percer la fumée des batailles. La toison d’ébène du colonel Féraud, rude et feutrée comme un casque de crin, était semée de nombreux fils d’argent près des tempes. Une guerre détestable d’embuscades et de surprises sans gloire n’avait pas amélioré son caractère. La courbure de son nez aquilin s’encadrait rudement de plis profonds qui descendaient de chaque côté de sa bouche. Des rides irradiaient autour de ses orbites ronds. Plus que jamais il évoquait l’image d’un oiseau irritable, aux yeux fixes, croisement de perroquet et de hibou. Il clamait toujours avec la même acrimonie sa haine pour « les intrigants » et se prévalait de toutes les occasions pour affirmer qu’il n’avait pas ramassé ses galons dans les antichambres des maréchaux. Les malavisés, civils ou militaires, qui, pour être aimables, demandaient où il avait ramassé la cicatrice très visible qui lui barrait le front, étaient surpris de s’entendre rabrouer de façons diverses, tantôt avec une simple grossièreté, tantôt sur un ton de mystère sardonique. Les jeunes officiers se laissaient conseiller par leurs anciens, mieux instruits, de ne pas regarder trop fixement la cicatrice du colonel. Il fallait, d’ailleurs, qu’un officier fût bien neuf dans le métier, pour ne pas connaître l’histoire légendaire de cette discorde, née d’une offense mystérieuse et impardonnable.


III


La retraite de Russie submergea tous les ressentiments particuliers sous un océan de désastres et de misères. Colonels sans régiments, d’Hubert et Féraud portaient le fusil dans les rangs du fameux bataillon sacré, formé d’officiers de toutes armes, qui n’avaient plus de troupes à commander.

Dans ce bataillon, les colonels tenaient lieu de sergents, les généraux commandaient les compagnies, et avaient à leur tête un maréchal de France, prince de l’Empire. Tous s’étaient munis de fusils ramassés en route et de cartouches dérobées aux morts. Dans la destruction générale des notions de discipline et de devoir, qui cimentent compagnies, bataillons, régiments, brigades et divisions d’une armée, cette petite troupe mettait son orgueil à conserver un semblant d’ordre et de formation. Les seuls traînards étaient ceux qui tombaient pour céder au froid leurs âmes épuisées. Ils marchaient sans que leur passage troublât le mortel silence des plaines baignées de la lumière livide des neiges, sous un ciel de cendres. Des rafales qui couraient sur les champs, se jetaient à l’assaut de la sombre colonne, l’enveloppaient d’un tourbillon de grêlons, puis s’apaisaient, pour la laisser ramper sur la route tragique, sans le rythme et la cadence du pas militaire. Elle se frayait un rude chemin ; les hommes n’échangeaient paroles ni regards ; des rangs entiers marchaient coude à coude, jour après jour, sans jamais lever les yeux du sol, perdus dans des réflexions désespérantes. Dans les noires forêts muettes, en n’entendait que le craquement des branches surchargées. Souvent, de l’aube au crépuscule, personne n’avait élevé la voix, d’un bout à l’autre de la colonne. On eût dit d’une armée macabre de cadavres marchant vers une tombe lointaine. Seule une attaque de Cosaques réveillait dans les yeux un semblant de résolution martiale. Le bataillon faisait face et se déployait ou formait le carré sous le vol incessant des flocons de neige. Une nuée de cavaliers coiffés de toques de fourrure abaissaient leurs longues lances et poussaient des « Hourrah ! Hourrah ! » autour du mur immobile, d’où, avec des détonations assourdies, des centaines de flammes rouges dardaient à travers l’air épaissi de neige. Très vite, les cavaliers s’évanouissaient, comme emportés par la tempête, et debout sous les bourrasques, seul et immobile, le bataillon sacré écoutait les hurlements du vent, dont les rafales le glaçaient jusqu’au cœur. Alors, avec un ou deux cris de « Vive l’Empereur ! » il reprenait sa marche, en laissant derrière lui quelques corps rigides, taches minuscules sur l’immensité blanche des neiges.

Bien que marchant souvent dans les rangs, ou combattant côte à côte dans les bois, les deux officiers s’ignoraient, moins par intention hostile que par totale indifférence. Ils n’avaient pas trop de toute leur énergie morale pour résister à l’hostilité terrifiante de la nature et au sentiment écrasant d’un irrémédiable désastre. Jusqu’au bout, ils comptèrent parmi les plus actifs, les moins démoralisés des officiers du bataillon ; leur ardente vitalité leur donnait, aux yeux de leurs camarades, la réputation de deux héros. Et ils n’échangèrent jamais que de rares paroles indifférentes, sauf le jour où, luttant en avant du bataillon contre une harcelante attaque de cavalerie, ils se trouvèrent traqués dans un bois par une petite bande de Cosaques. Une vingtaine de cavaliers velus et couverts de fourrures tournaient autour d’eux et brandissaient leurs lances dans un silence impressionnant ; mais les deux officiers n’entendaient pas poser les armes, et le colonel Féraud éleva tout à coup une voix rauque et grondante en épaulant son fusil :

— Chargez-vous du premier de ces crétins-là, colonel d’Hubert ; je réglerai l’affaire de son voisin ; je tire mieux que vous.

D’Hubert acquiesça par-dessus son fusil. Leurs épaules s’appuyaient au tronc d’un gros arbre ; d’énormes tas de neige les protégeaient contre une attaque de front. Deux coups bien dirigés déchirèrent l’air glacé, et deux Cosaques chancelèrent sur leurs selles. Les autres, jugeant que le jeu ne valait pas la chandelle, se groupèrent autour de leurs camarades blessés, et s’enfuirent hors de portée. Les deux officiers purent rejoindre leur bataillon au bivouac nocturne. Pendant l’après-midi, ils s’étaient plus d’une fois appuyés l’un sur l’autre, et vers le soir, le colonel d’Hubert, dont les longues jambes facilitaient la marche dans la neige molle, avait, d’autorité, pris à Féraud son fusil pour le porter sur l’épaule, tandis qu’il se servait du sien en guise de canne.

Aux confins, d’un village à demi enfoui sous la neige, une vieille grange de bois brûlait avec une flamme claire. Le bataillon sacré de squelettes vêtus de haillons se pressait ardemment à l’abri du vent et tendait vers la flamme des centaines de mains gourdes et osseuses. Personne n’avait remarqué l’arrivée des deux officiers. Avant d’entrer dans le cercle de lumière qui jouait sur les visages hâves et les yeux vitreux, le colonel d’Hubert parla à son tour :

— Voici votre fusil, colonel Féraud ; je marche plus facilement que vous.

Féraud fit un signe de tête approbatif et se fraya un chemin jusqu’à la chaleur. Pour agir moins brutalement, le colonel d’Hubert ne mit pas moins d’énergie à se faire une place au premier rang. Ceux qu’ils coudoyaient accueillirent par un faible vivat le retour des deux indomptables compagnons d’activité et d’endurance. Ces qualités viriles n’avaient peut-être jamais obtenu tribut plus haut que ces pauvres acclamations.

Telle est la relation fidèle des phrases échangées, pendant la retraite de Russie, entre les colonels d’Hubert et Féraud. La taciturnité de Féraud était la marque d’une fureur concentrée. Court, velu, le visage noir de crasse et d’une poussée de rude barbe, une main gelée en écharpe et enveloppée d’ignobles chiffons, il accusait le sort d’une perfidie sans pareille à l’égard de l’homme sublime du destin. D’Hubert, ses longues moustaches pendant en glaçons de chaque côté de ses lèvres bleuies et fendues, les paupières enflammées par l’éclat des neiges, portait, comme principale pièce de costume, une peau de mouton, péniblement arrachée au cadavre d’un traînard gelé dans une charrette abandonnée ; il considérait les événements avec plus de sérénité. Son beau visage aux traits réguliers se dissimulait à demi sous une capote de femme en velours noir, par-dessus laquelle il faisait entrer à force un bicorne ramassé sous les roues d’un fourgon militaire qui devait avoir contenu le bagage d’un officier général. Trop courte pour un homme de sa taille, la peau de mouton finissait très haut, et laissait voir, à travers les loques de son pantalon, la peau bleuie de ses jambes. Ce spectacle ne provoquait, d’ailleurs, ni raillerie ni pitié. Nul ne se préoccupait de la mine ou des misères de son voisin. Quant à d’Hubert, il était endurci à la peine, mais son amour-propre souffrait fort de l’indécence lamentable de son costume. On pourrait croire étourdiment qu’avec une véritable armée de morts semés sur le chemin de la retraite, il ne fût pas difficile de suppléer à de telles défectuosités. Seulement, il n’est pas aussi facile en pratique qu’en théorie, d’arracher une paire de bretelles à un cadavre gelé. Il faut s’attarder pendant que les camarades avancent, et le colonel d’Hubert se serait fait scrupule de rester en arrière. Une fois sorti du rang, il n’était jamais sûr de rejoindre son bataillon, et l’horrible perspective d’un cadavre opposant à sa violence une inflexible rigidité, répugnait à la délicatesse de ses sentiments. Par bonheur, un jour qu’il creusait un monticule de neige, entre les baraques d’un village, dans l’espoir de trouver une pomme de terre gelée ou quelque débris de légume à se mettre sous la dent, le colonel d’Hubert découvrit une paire de ces nattes dont les paysans russes garnissent les côtés de leurs charrettes. Débarrassées de la neige gelée qui les recouvrait, pliées autour de son élégante personne et fixées autour de sa taille, elles formèrent une sorte de jupe raide, en forme de cloche, qui donna au colonel d’Hubert, un aspect parfaitement décent, mais attira encore plus l’attention sur sa personne.

Ainsi accoutré, il acheva la retraite, sans jamais douter de son salut personnel, mais avec un cœur assailli de craintes. La belle foi de sa jeunesse était éteinte. Lorsqu’une route de gloire menait à des passages aussi imprévus, on pouvait se demander, — et il aimait à réfléchir —, si le guide était tout à fait digne de confiance. C’était là, chez lui, tristesse patriotique mêlée aussi de quelque souci personnel, et tout à fait différente de l’indignation féroce contre les hommes et les choses que nourrissait le colonel Féraud. Dans la petite ville d’Allemagne où il reprit des forces pendant trois semaines, le colonel d’Hubert fut surpris de découvrir en lui un désir de repos. Sa vigueur recouvrée était étrangement pacifique dans ses aspirations. Il méditait en silence sur ce bizarre changement d’humeur. Maints de ses camarades éprouvèrent probablement le même sentiment. Mais ce n’était pas le moment d’en parler. Dans une de ses lettres à sa sœur, d’Hubert écrivait :

La réalisation de tes plans pour me faire épouser la charmante voisine que tu as dénichée dans ton voisinage, paraît plus que jamais douteuse, ma chère Léonie. La paix n’est pas encore là ; l’Europe a besoin d’une nouvelle leçon. Ce sera pour nous une rude tâche, mais nous en viendrons à bout, car l’Empereur est invincible.

C’est en ces termes que, de Poméranie, le colonel d’Hubert écrivait à sa sœur Léonie établie dans le Midi de la France. Jusque-là, ses sentiments n’auraient pas été désavoués par le colonel Féraud, qui n’écrivait à personne, dont le père avait été un forgeron illettré, qui n’avait ni frère ni sœur, et que nul ne souhaitait ardemment unir pour la vie à une charmante jeune fille. Mais la lettre du colonel d’Hubert comportait aussi quelques généralités philosophiques, touchant l’incertitude de tous les espoirs personnels, quand ils sont exclusivement liés à la prestigieuse fortune d’un homme incomparablement grand à coup sûr, mais qui reste homme dans sa grandeur. Cette restriction eût semblé au colonel Féraud une affreuse hérésie, et il aurait tenu pour haute trahison l’expression prudente de pressentiments mélancoliques sur l’avenir des opérations militaires. Au contraire, Léonie, la sœur du colonel d’Hubert, en accueillit la lecture avec une satisfaction profonde, et se dit, en pliant pensivement sa lettre « qu’Armand allait finir par devenir raisonnable. »

Depuis son mariage dans une famille du Midi, elle avait acquis une foi ardente dans le retour du souverain légitime. Pleine d’anxieux espoir, elle priait matin et soir et faisait brûler des cierges dans les églises pour le salut et la prospérité de son frère.

Elle eut tout lieu de croire que ses prières avaient été entendues. Le colonel d’Hubert passa par Lutzen, Bautzen, et Leipzig sans une égratignure et y acquit une réputation nouvelle. Adaptant sa conduite aux nécessités de cette période désespérée, il n’avait jamais soufflé mot à quiconque de ses appréhensions. Il les dissimulait sous la courtoisie enjouée d’un caractère si aimable que ses interlocuteurs étaient tentés de se demander si le colonel d’Hubert saisissait bien toute la portée des désastres. Ses regards, pas plus que son attitude ne témoignaient d’aucun trouble. La calme aménité de ses yeux bleus déconcertait tous les mécontents et faisait hésiter le désespoir même.

Ce calme fut remarqué avec faveur par l’Empereur en personne, car le colonel d’Hubert, maintenant attaché à la personne du Major Général, eut plusieurs fois l’honneur d’attirer le regard impérial. Mais il exaspérait la nature impétueuse du colonel Féraud. Passant à Magdebourg, pour affaire de service, ce dernier se permit, en dînant mélancoliquement chez le Commandant de Place, de dire de son adversaire : — Cet homme-là n’a jamais aimé l’Empereur ! et cette déclaration fut accueillie dans un profond silence par les autres convives. Troublé dans sa conscience par l’atrocité d’une telle accusation, le colonel Féraud éprouva le besoin de l’étayer d’un argument solide : — Je puis bien le connaître, cria-t-il, en jurant ; on étudie son adversaire. Je l’ai rencontré une demi-douzaine de fois sur le terrain, comme toute l’armée le sait. Que demandez-vous de plus ? Si cela ne suffit pas au dernier des imbéciles pour juger son homme, je veux que le diable m’emporte ! Et il lançait autour de la table un regard têtu et farouche.

Plus tard, à Paris, où il était fort occupé à réorganiser son régiment, Féraud apprit que le colonel d’Hubert venait d’être nommé général. Fixant sur son informateur un regard incrédule, il croisa les bras, et marmonna en tournant le dos :

— Rien ne me surprend, de la part de cet homme.

Et il ajouta à haute voix, par-dessus son épaule :

— Vous m’obligeriez fort en disant au général d’Hubert à la prochaine occasion, que cet avancement le sauve, pour un temps, d’une belle rencontre. Je n’attendais que son arrivée !

L’autre officier se récria :

— Pouvez-vous y songer, mon colonel, à une époque où toutes les vies devraient être consacrées à la gloire et au salut de la France !

Mais la déception des revers militaires avait aigri le caractère du colonel Féraud. Comme bien d’autres, le malheur le rendait méchant.

— Je ne puis considérer que l’existence du général d’Hubert ait rien à voir avec la grandeur ou le salut de la France, lança-t-il sèchement. Vous n’allez pas prétendre le connaître mieux que moi, peut-être, qui l’ai rencontré une demi-douzaine de fois sur le terrain !

Son jeune interlocuteur fut réduit au silence. Féraud arpentait rageusement la pièce.

— Ce n’est pas le moment de mâcher ses paroles, dit-il. Je ne puis croire que cet homme-là ait jamais aimé l’Empereur. Il a ramassé ses étoiles sous les bottes du maréchal Berthier. Parfait ! Je gagnerai les miennes d’autre façon, et nous réglerons une affaire qui a trop longtemps traîné !

Indirectement informé de cette attitude, le général d’Hubert fit un geste d’ennui comme pour repousser un importun. Il était sollicité par des soucis plus graves. Il n’avait pas eu le temps d’aller voir sa famille. Sa sœur, dont les espoirs royalistes prenaient de jour en jour plus de force, regrettait un peu, malgré sa fierté, un avancement récent, où elle voyait une marque évidente de la faveur de l’usurpateur, qui pourrait par la suite nuire à la carrière de son frère. D’Hubert lui répondit qu’un ennemi irréconciliable pouvait seul attribuer sa promotion à la faveur, et quant à sa carrière, il ne regardait pas plus loin dans l’avenir que la prochaine bataille.

Commençant la campagne de France dans cette disposition chagrine, le général d’Hubert fut blessé au second jour de la bataille de Laon. Comme on l’emportait, il apprit que le colonel Féraud, promu général à l’instant, venait d’être envoyé pour le remplacer à la tête de sa brigade. Il se laissa aller à maudire sa malchance, sans voir du premier coup d’œil, tous les avantages d’une mauvaise blessure. C’est pourtant par cette héroïque méthode que la Providence assurait sa fortune. En gagnant lentement avec un vieux domestique de confiance la maison de sa sœur, le général d’Hubert échappait aux contacts humiliants et aux perplexités de conduite qui assaillirent les serviteurs de l’Empire au jour de sa chute. Couché sur son lit, avec les fenêtres de sa chambre larges ouvertes au soleil de Provence, il comprit l’évidente faveur conférée par ce fragment déchiqueté d’obus prussien qui, en tuant son cheval et en déchirant sa cuisse, lui avait épargné un conflit actif de conscience. Après quatorze années passées en selle et sabre au clair, et avec le sentiment du devoir accompli jusqu’au dernier jour, le général d’Hubert trouva dans la résignation une vertu facile. Sa sœur était ravie de sa sagesse. — Je me remets entièrement entre tes mains, ma chère Léonie, lui avait-il dit.

Il était encore couché lorsque, grâce au crédit de la belle famille de sa sœur, il reçut du gouvernement royal non seulement la confirmation de son grade, mais l’assurance de son maintien en activité. A cette faveur s’ajoutait l’octroi d’un congé de convalescence illimité. L’opinion défavorable nourrie sur son compte par les cercles bonapartistes ne reposait sur rien de plus solide que les affirmations sans fondement du général Féraud, et fut pourtant cause du maintien de d’Hubert sur la liste d’activité. Quant au général Féraud, son grade lui fut également confirmé. C’est plus qu’il n’osait espérer, mais le maréchal Soult, alors ministre de la Guerre de la Restauration, tenait en faveur les officiers qui avaient servi en Espagne. Seulement, la protection même du maréchal ne put le faire maintenir en activité. Il resta irréconciliable, oisif, sinistre. Il cherchait, dans des restaurants obscurs, la société d’autres demi-soldes, qui gardaient sur leurs poitrines de vieilles cocardes tricolores ternies mais glorieuses, et boutonnaient avec des boutons aux aigles interdits, leurs uniformes fripés, en se déclarant trop pauvres pour supporter les frais du changement imposé.

Le triomphal retour de l’Ile d’Elbe, fait historique aussi merveilleux et aussi incroyable que les exploits de quelque demi-dieu de la mythologie, trouva le général d’Hubert toujours hors d’état de monter à cheval. Il ne marchait encore qu’avec difficulté. Ces incapacités que madame Léonie tenait pour providentielles, l’aidèrent à retenir son frère loin de tout. Pourtant elle remarqua avec terreur que son état d’esprit à l’époque, était loin d’être satisfaisant. Cet officier général, encore menacé de la perte d’un membre, fut trouvé un soir dans les écuries du château par un domestique qui, voyant une lumière, avait semé l’alarme. Sa béquille jetée dans la litière d’un box, d’Hubert sautillait sur une jambe autour d’un cheval apeuré qu’il s’efforçait de seller. Tels étaient les effets du charme impérial sur un tempérament calme et un esprit pondéré. En proie, sous la lueur des lanternes, aux pleurs, aux prières, aux indignations, aux remontrances et aux reproches de sa famille, il se tira d’un pas difficile en s’évanouissant dans les bras de ses proches, et fut emporté dans son lit. Il n’en sortit pas avant que le second règne de Napoléon, les Cent-Jours d’agitation fiévreuse et d’effort suprême eussent passé comme un rêve terrifiant. La tragique année 1815 commencée dans le trouble et l’inquiétude de conscience, se terminait en proscription vengeresse.

Comment le général Féraud échappa aux griffes de la commission spéciale, et au suprême office du peloton d’exécution, il ne le sut jamais lui-même. Il le dut en partie au rôle effacé qui lui avait été assigné pendant les Cent-Jours. L’Empereur ne lui donna pas de commandement actif, mais l’employa au dépôt de cavalerie de Paris, à remonter et à expédier vivement au front les troupiers exercés. Considérant sa tâche comme indigne de ses talents, il s’en acquitta sans zèle excessif. Mais ce qui contribua surtout à le sauver des excès de la réaction royaliste, ce fut l’intervention du général d’Hubert.

Encore en congé de convalescence, bien qu’en état de voyager, ce dernier avait été dépêché par sa sœur à Paris, pour se présenter à son souverain légitime. Comme personne ne pouvait avoir eu vent, dans la capitale, de l’épisode de l’écurie, il fut reçu avec honneur. Militaire au fond de l’âme, la perspective de s’élever dans sa carrière le consolait de se trouver en butte à la malveillance des bonapartistes, qui le poursuivait avec une inexplicable insistance. Toute la rancœur de ce parti aigri et persécuté désignait en lui l’homme qui n’avait jamais aimé l’Empereur, une sorte de monstre pire que le dernier des traîtres.

Le général d’Hubert haussait les épaules sans colère devant cette féroce calomnie. Repoussé par ses anciens amis, et fort méfiant des avances de la société royaliste, le jeune et beau général (il avait quarante ans à peine) adopta une attitude de froide et cérémonieuse courtoisie que le moindre soupçon d’hostilité transformait en une hauteur sévère. Ainsi armé, le général d’Hubert vaqua à ses affaires, éprouvant en secret ce bonheur particulier qui soulève les cœurs très amoureux. La charmante fille découverte par sa sœur était entrée en scène, et l’avait conquis, comme une jeune fille conquiert un homme de quarante ans, en se contentant de paraître. Ils devaient se marier dès que le général d’Hubert aurait obtenu sa nomination à un poste promis.

Un soir, à la terrasse du café Tortoni, d’Hubert apprit, par la conversation de deux étrangers assis à une table voisine, que le général Féraud, compris dans la fournée d’officiers supérieurs arrêtés après le second retour du roi, était en danger de passer devant la Commission spéciale. Comme la plupart des amoureux dans l’attente, d’Hubert passait tous ses moments perdus en avance d’un jour sur la réalité, et dans un état d’hallucination éthérée, et il ne fallait rien moins que le nom de son ancien adversaire lancé à voix haute, pour arracher le plus jeune des généraux de Napoléon à la contemplation mentale de sa fiancée. Il jeta les yeux autour de lui. Les étrangers portaient des effets civils. Maigres et hâlés, renversés sur leurs chaises, ils regardaient les gens avec une hauteur morose et méfiante, par-dessous leurs chapeaux tirés bas sur les yeux. Il n’était pas difficile de reconnaître en eux deux officiers de la Vieille Garde, démissionnaires par force. Comme la bravade ou l’insouciance leur faisait élever la voix, le général d’Hubert qui ne voyait pas de raison de changer de place, entendit toute leur conversation. Ils ne paraissaient pas être des amis personnels du général Féraud, et ne prononçaient son nom que parmi d’autres. Les tendres anticipations de bonheur domestique que le général d’Hubert paraît de grâces féminines, furent soudain traversées par le regret de son passé guerrier, de ce fracas d’armes prolongé et grisant, unique dans la grandeur de sa gloire et de ses désastres, œuvre prodigieuse et propriété particulière de sa génération. Il se sentit une tendresse irraisonnée pour son éternel adversaire et chérit dans son cœur l’absurdité meurtrière que leur discorde avait imposée à sa vie. C’était comme une pincée d’épices dans un plat chaud, dont il évoquait le parfum avec une mélancolie soudaine. Il ne retrouverait jamais tout cela ; c’était fini ! — Je crois que c’est d’être resté tout de son long dans le jardin qui l’avait si fort exaspéré contre moi, songeait-il avec indulgence.

Les deux étrangers de la table voisine s’étaient tus, après avoir, pour la troisième fois, prononcé le nom de Féraud. Tout à coup, le plus âgé des deux, reprenant la parole avec un accent d’amertume, affirma que le compte du général était réglé. Et pourquoi ? Simplement parce qu’il n’était pas un de ces grands personnages qui n’aimaient qu’eux-mêmes. Les royalistes savaient bien qu’il n’y avait rien à en tirer. Il aimait trop l’Autre.

L’Autre, c’était l’homme de Sainte-Hélène. Les deux officiers hochèrent la tête et trinquèrent avant de boire à un impossible retour. Alors, celui qui venait déjà de parler, ajouta, avec un rire sardonique :

— Son adversaire s’est montré plus habile !

— Quel adversaire ? demanda le plus jeune, d’un air intrigué.

— Vous ne savez pas ? Ils étaient hussards tous les deux. A chacune de leurs promotions, ils se sont battus. Vous n’avez pas entendu parler de ce duel, poursuivi depuis 1801 ?

L’autre connaissait naturellement l’histoire et comprenait maintenant l’allusion. Le général baron d’Hubert allait pouvoir vivre en paix de la faveur de son gros roi.

— Grand bien lui fasse ! grommela le vieux. C’étaient deux braves. Je ne connais pas ce d’Hubert, une espèce de bel intrigant, m’a-t-on dit ; mais je n’ai aucune peine à croire ce que Féraud dit de lui, qu’il n’a jamais aimé l’Empereur !

Ils se levèrent et partirent.

Le général d’Hubert éprouva l’horreur d’un somnambule, qui sort d’un rêve de délicieuse activité pour se trouver au milieu d’une fondrière. Un dégoût profond du terrain sur lequel il marchait le submergea. Une image charmante fut même balayée de sa vue par ce flot de détresse morale. Tout ce qu’il avait été ou souhaitait devenir aurait un goût amer d’ignominie s’il ne pouvait sauver le général Féraud du sort qui menaçait tant de braves. Sous l’impulsion de ce besoin presque morbide d’assurer le salut de son adversaire, d’Hubert travailla si bien des pieds et des mains qu’en moins de vingt-quatre heures il avait trouvé le moyen d’obtenir une audience particulière du ministre de la Police.

Le général baron d’Hubert fut introduit brusquement et sans préliminaires dans un cabinet semé de chaises et de tables. Derrière un bureau, entre deux faisceaux de bougies brûlant dans des candélabres, il aperçut dans la pénombre un personnage revêtu d’un uniforme somptueux et occupé à faire des mines devant un grand miroir. Le vieux conventionnel Fouché, sénateur de l’Empire, traître à tous les hommes, à tous les principes, à tous les mobiles de la conduite humaine, duc d’Otrante, et artisan diabolique de la seconde Restauration, essayait un costume de cour sous lequel sa jeune et charmante fiancée avait manifesté l’intention de faire peindre son portrait sur porcelaine. C’était un caprice, une fantaisie exquise, à quoi le premier ministre de la Police de la seconde Restauration était désireux de complaire. Car cet homme que son astuce fit souvent comparer au renard, Mais dont l’épithète de lâche chacal suffit seule à symboliser la morale, était autant que le général d’Hubert possédé par l’amour.

Vexé de se voir ainsi trahi par la balourdise d’un domestique, il surmonta sa petite gêne avec l’impudence caractéristique qui l’avait toujours si bien servi dans les intrigues sans fin de son ambitieuse carrière. Sans bouger d’un pouce, avançant une jambe gainée de soie et la tête légèrement tournée sur l’épaule gauche, il dit d’un ton calme :

— Par ici, général. Voulez-vous approcher. Eh bien ? Je suis tout attention.

Tandis que d’Hubert, mal à l’aise comme s’il eût exposé une de ses petites faiblesses, présentait aussi brièvement que possible sa requête, le duc d’Otrante continuait à examiner le tour de son col, à lisser ses revers, à tourner la tête pour jeter un coup d’œil sur les basques brodées d’or de son frac. Son visage immobile, ses yeux attentifs n’auraient pas exprimé un intérêt plus marqué s’il avait été seul.

— Soustraire aux opérations de la Commission spéciale un certain Féraud, Gabriel-Florian, général de brigade de la promotion 1814 ? répéta-t-il avec un léger accent de surprise. Puis tournant le dos au miroir : Et pourquoi celui-là précisément ?

— Je suis surpris que Votre Excellence, si compétente dans l’évaluation des hommes de son temps, ait jugé nécessaire de porter son nom sur la liste.

— Un Bonapartiste enragé !

Comme le dernier grenadier et le dernier troupier de l’armée, ainsi que le sait Votre Excellence. Et l’individualité du général Féraud ne peut avoir plus de poids que celle d’un grenadier quelconque. C’est un homme sans portée mentale, sans aucune capacité. Il est inconcevable qu’il ait jamais pu avoir la moindre influence.

— Il a la langue bien pendue, au moins, déclara Fouché.

— Il est bavard, je le concède, mais pas dangereux.

— Je ne discuterai pas avec vous. Je ne sais à peu près rien de lui. C’est à peine si je connais son nom.

— Pourtant, Votre Excellence doit présider la Commission chargée par le Roi de désigner les inculpés, fit d’Hubert avec une emphase qui n’échappa pas aux oreilles du ministre.

— Oui, général, fit-il, en se dirigeant vers la partie sombre de la vaste pièce, et en se jetant dans un grand fauteuil qui l’enfouit tout entier, et ne laissa voir que la lueur douce des broderies d’or et la tache pâle de son visage. Oui, général. Asseyez-vous là.

Le général d’Hubert s’assit.

— Oui, général, reprit le maître dans l’art de l’intrigue et des trahisons, dont la duplicité, comme si elle lui fût par moments devenue intolérable, se soulageait par des explosions de cynique franchise. J’ai hâté la formation de ce Tribunal, en en prenant la présidence. Et savez-vous pourquoi ? Uniquement par crainte, si je ne la prenais pas tout de suite en mains, de trouver mon propre nom en tête de la liste. Voilà les temps où nous vivons. Mais je suis encore ministre du Roi, et je vous demande franchement pourquoi vous souhaitez de me voir rayer de la liste le nom de cet obscur Féraud ? Vous vous étonnez qu’il y ait été inscrit. Est-il possible que vous connaissiez si mal les hommes ? Mon cher général, à la première séance de la Commission, les noms sont tombés sur nous comme la pluie sur le toit des Tuileries. Des noms ! Nous en avions des milliers au choix ! Comment savez-vous si le nom de ce Féraud, dont la vie ou la mort importent si peu à la France, n’en écarte pas un autre ?

La voix se tut. D’Hubert restait immobile, sombre et silencieux. Son sabre seul était animé d’un léger tremblement. La voix reprit, du fauteuil :

— Et nous devons nous efforcer de satisfaire aux exigences des souverains alliés, encore. Pas plus tard qu’hier, le prince de Talleyrand m’avertissait que Nesselrode l’avait officiellement informé du mécontentement de Sa Majesté l’empereur Alexandre, devant le petit nombre d’exemples que le gouvernement royal se propose de faire, surtout parmi les militaires ; je vous dis cela en confidence.

— Ma parole, gronda entre ses dents le général d’Hubert, si Votre Excellence daigne me faire encore des confidences de ce genre, je ne sais ce que je ferai. Il y a de quoi briser son épée sur son genou, et en jeter les morceaux.

— Quel gouvernement croyez-vous donc servir ? interrompit sèchement le ministre.

Après une brève hésitation, la voix abattue du général d’Hubert répondit :

— Le gouvernement de la France !

— C’est une façon de payer de mots votre conscience, général. La vérité, c’est que vous servez un gouvernement d’anciens exilés, d’hommes qui ont vécu vingt ans sans patrie. D’hommes aussi qui viennent de subir une terreur affreuse et fort humiliante... Ne vous faites donc pas d’illusions à ce sujet.

Le duc d’Otrante se tut. Il était soulagé et avait atteint son but, en blessant un peu l’amour-propre de l’homme qui l’avait malencontreusement trouvé en train de faire des poses devant un miroir, dans son costume de cour brodé d’or. Mais ces militaires étaient des têtes chaudes ; il songea qu’il serait fâcheux qu’un officier général de bonnes dispositions, reçu en audience sur la recommandation d’un des Princes, fît un affreux scandale au sortir d’une entrevue particulière avec le ministre. D’un ton changé, il alla droit au fait et s’enquit :

— Un de vos parents, ce Féraud ?

— Non, pas du tout.

— Un ami intime ?

— Intime, oui... Il y a entre nous un lien intime qui m’impose comme un point d’honneur de tenter...

Sans écouter la fin de la phrase, le ministre tira une sonnette. Quand le valet fut parti, après avoir apporté sur le bureau une paire de lourds candélabres d’argent, le duc d’Otrante se leva, la poitrine ruisselante d’or sous l’éclat des flambeaux, et sortant un papier d’un tiroir, le tint ostensiblement à la main, en disant avec une douceur persuasive :

— Ne parlez plus de briser votre épée sur votre genou, général ; vous pourriez n’en pas trouver d’autre ! l’Empereur ne reviendra plus, cette fois-ci. Diable d’homme! Il y a un moment, ici à Paris, où il m’a effrayé. On aurait dit qu’il était prêt à tout recommencer. Heureusement, les choses ne recommencent jamais! Ne songez pas à briser votre épée, général.

Le général d’Hubert, le visage baissé, fit de la main un geste désolé de renoncement. Le ministre de la police détourna les yeux, et parcourut délibérément le papier qu’il n’avait pas cessé de tenir.

— On n’a désigné que vingt officiers généraux pour faire un exemple. Vingt : un nombre rond ! Et voyons... Féraud... Ah ! le voici ! Gabriel-Florian... Parfaitement! Voilà votre homme ! Eh bien, il n’y aura que dix-neuf exemples !

Le général d’Hubert se redressa, avec le sentiment de sortir d’une maladie épuisante.

— Je prierai Votre Excellence de garder le plus profond secret sur mon intervention. J’attache la plus grande importance à ce qu’il n’apprenne jamais...

— Qui pourrait donc l’informer, je voudrais le savoir ? dit Fouché en levant un regard curieux sur le visage figé et immobile de d’Hubert. Prenez une de ces plumes, et passez-la vous-même sur le nom. Cette liste est unique. Si vous, avez soin de prendre assez d’encre, personne ne pourra lire le nom qui a été biffé. Mais par exemple, je ne suis pas responsable de ce que Clarke fera de lui. S’il continue à être enragé, il recevra du ministre de la Guerre l’ordre d’aller résider dans une ville de province, sous la surveillance de la police.

Quelques jours plus tard, le général d’Hubert disait à sa sœur, après les premières expansions du retour :

— Ah ! ma chère Léonie, il me semblait que je ne pourrais jamais quitter Paris assez vite.

— Effet de l’amour? suggéra-t-elle avec un sourire malicieux.

— Et de l’horreur, ajouta d’Hubert avec une profonde gravité. J’ai failli mourir là-bas, mourir de nausée.

Son visage se contractait de dégoût. Et sous le regard attentif de sa sœur, il poursuivit :

— J’ai dû voir Fouché ; j’ai obtenu une audience et j’ai été dans son cabinet. D’avoir eu le malheur de respirer dans la même pièce que cet homme, on conserve un sentiment de dignité diminuée, un sentiment inquiet de n’être pas en somme tout à fait aussi propre qu’on le croyait. Ah ! tu ne peux pas comprendre...

Elle hocha vivement la tête, à plusieurs reprises. Elle comprenait parfaitement, au contraire. Elle connaissait son frère à fond, et l’aimait tel qu’il était. Au surplus, le mépris et le dégoût de l’humanité s’attachaient au jacobin Fouché, qui, exploitant au mieux de sa fortune, toutes les faiblesses, toutes les vertus, toutes les illusions généreuses des hommes de sa génération, en fit éternellement des dupes, et mourut obscurément duc d’Otrante.

— Mon pauvre Armand, fit-elle, avec compassion, que pouvais-tu demander à un homme pareil ?

— Rien moins qu’une vie, répondit d’Hubert. Et je l’ai obtenue. Il le fallait ! Mais il me semble que je ne pourrai jamais pardonner cette épreuve à l’homme que j’ai voulu sauver.

Le général Féraud, parfaitement incapable de comprendre ce qui lui arrivait (c’est le cas de la plupart d’entre nous), reçut du ministre de la Guerre l’ordre de se rendre sans délai dans une petite ville du centre de la France. Il donna libre cours à ses sentiments, avec roulements d’yeux furieux et sauvages grincements de dents. La cessation de l’état de guerre, seule condition d’existence qu’il eût encore connue, et l’affreuse perspective d’un monde en paix l’épouvantaient. Il gagna sa petite ville avec la conviction arrêtée qu’un tel état de choses ne pouvait durer. Il apprit, en arrivant dans sa nouvelle résidence, sa radiation des cadres de l’armée, et que l’octroi de sa pension (calculée sur l’échelle du grade de colonel) dépendrait de la correction de sa conduite et des rapports favorables de la police. Ne plus faire partie de l’armée ! Il se sentait singulièrement étranger à la terre, comme un esprit désincarné. Impossible de vivre dans de telles conditions. Pour commencer, il réagit par pure incrédulité. Cela ne pouvait pas être ! Il attendait tonnerre, tremblements de terre et cataclysmes naturels, et ne vit rien venir. Le manteau de plomb d’une irrémédiable oisiveté tomba sur le général Féraud, qui, ne trouvant en lui aucune ressource, sombra dans un état d’hébétude terrifiante. Il parcourait les rues de la petite ville, en fixant devant lui des yeux sans éclat, et ne voyait pas les chapeaux levés sur son passage ; les gens se poussaient du coude et chuchotaient :

— Regardez le pauvre général Féraud. Il a le cœur brisé. Voyez comme il aimait l’Empereur.

Les autres ruines de la tempête napoléonienne se groupaient avec un respect infini autour du général Féraud. Il se croyait lui-même le cœur broyé par le chagrin. Il éprouvait, en succession rapide, des besoins de pleurer, de hurler, de se mordre les poings jusqu’au sang, de passer des journées entières sur son lit, la tête sous l’oreiller. A vrai dire, cela n’était que de l’ennui, l’angoisse d’une immense, d’une indescriptible, d’une inconcevable nostalgie. Son incapacité à comprendre la nature désespérée et définitive de son mal le sauva du suicide. L’idée ne l’en effleura jamais. Il perdit seulement l’appétit, et la difficulté qu’il éprouvait à exprimer son accablement (les plus furieux jurons n’y réussissaient pas) le réduisit au silence, sorte de mort pour un tempérament méridional.

Grande fut donc la sensation parmi les anciens militaires, habitués d’un petit café infesté de mouches, quand par un lourd après-midi, « ce pauvre général Féraud » lâcha tout à coup une bordée de jurons formidables.

Tranquillement assis dans un coin privilégié, il parcourait les gazettes de Paris, avec l’intérêt qu’un condamné pourrait apporter, la veille de son exécution, aux nouvelles du jour. Un groupe de figures bronzées et martiales, dont l’une n’avait qu’un œil et une autre montrait un nez à demi gelé en Russie, l’entourèrent avec sollicitude :

— Qu’y a-t-il, général ?

Très droit, le général Féraud tenait la feuille pliée à bout de bras, pour en mieux distinguer les petits caractères. Il lut et relut la nouvelle qui avait déterminé ce que l’on pourrait appeler sa résurrection.

— Nous apprenons que le général d’Hubert, actuellement en congé de convalescence dans le Midi, va être appelé au commandement de la 5e brigade de cavalerie, à...

Il laissa tomber le journal, avec accablement... « Appelé au commandement... » puis se frappant violemment le front :

— Je l’avais presque oublié ! grommela-t-il avec remords.

Un vétéran à la large poitrine cria à travers le café :

— Encore une nouvelle infamie du Gouvernement, mon général ?

— Les infamies de ces coquins ne se comptent plus, tonna Féraud. Une de plus ou de moins... Il baissa la voix. Il y en a au moins une à laquelle je mettrai bon ordre.

Et regardant tout autour de lui :

— Voilà un officier d’état-major, un de ces mignons frisés et pommadés des maréchaux qui ont vendu leur père pour une poignée d’or anglais. Il s’apercevra bientôt que je vis encore, déclara-t-il d’un ton dogmatique. C’est une affaire particulière, une vieille affaire d’honneur. Bah ! notre honneur ne compte pas. On nous parque ici, l’oreille fendue, comme un troupeau de chevaux réformés, bons pour l’équarrisseur. Mais ce serait une façon de frapper un coup pour l’Empereur. Messieurs, j’aurai besoin de deux d’entre vous.

Tous s’offrirent. Profondément touché de cette démonstration, le général Féraud choisit avec émotion le cuirassier borgne et l’officier de chasseurs à cheval qui avait laissé le bout de son nez en Russie. Il s’excusa auprès des autres.

— C’est une affaire de cavalerie, vous comprenez.

Un tumulte d’acclamations lui répondit :

— Parfaitement, mon général !... C’est juste... Parbleu, c’est connu...

Tout le monde était satisfait. Les trois hommes quittèrent le café, salués par des souhaits de « Bonne chance ».

Dans la rue ils se prirent le bras, le général au milieu. Les trois chapeaux roussis portés en bataille, avec une obliquité sinistre, barraient presque entièrement la rue étroite. Surchauffée, la petite ville aux murs gris et aux toits rouges dormait son sommeil d’après-midi provincial sous le ciel bleu. Les coups sonores et réguliers d’un tonnelier qui cerclait une futaille se répercutaient entre les maisons. Le général retira un peu son pied gauche dans l’ombre du mur.

— Ce maudit hiver de 1813 m’est rentré jusqu’au fond des os. N’importe ; on prendra des pistolets, voilà tout. Un peu de lumbago. Des pistolets, oui. Cela fera du beau gibier pour ma carnassière. J’ai l’œil aussi vif que jamais. J’aurais voulu que vous me vissiez, en Russie, décrocher au vol des Cosaques avec un vieux fusil d’infanterie. J’ai des dons naturels de tireur.

Le général pérorait, redressant sa tête aux yeux de chouette et au nez d’oiseau de proie. Simple combattant toute sa vie, cavalier, sabreur, il concevait la guerre avec la plus grande simplicité, comme une foule de combats singuliers, une sorte de duel collectif. Et voilà qu’il retrouvait sa propre guerre. Il revivait. L’ombre de la paix s’écartait de lui comme une ombre de mort. C’était la résurrection merveilleuse du nommé Féraud, Gabriel-Florian, engagé volontaire de 1793, général de 1814, enterré sans cérémonie par un ordre de service du ministère de la Guerre de la seconde Restauration.


IV


Aucun de nous ne réussit dans toutes ses entreprises, et notre existence à tous comporte quelque faillite ; l’essentiel, c’est de ne pas flancher au moment d’une tentative, et de soutenir jusqu’au bout l’effort de notre vie. D’ordinaire, c’est la vanité qui nous égare et nous lance dans les aventures d’où nous ne pouvons sortir indemnes. L’orgueil, au contraire, est notre sauvegarde, par la réserve qu’il impose au choix de nos tentatives, autant que par la force qu’il nous assure.

Le général d’Hubert était fier et réservé. Il s’était toujours tiré sans dommage d’amours passagères, heureuses ou non. Dans son corps, couvert de cicatrices guerrières, son cœur de quarante ans restait intact. Entré avec circonspection dans les projets matrimoniaux de sa sœur, il s’était irrémédiablement jeté dans l’amour, comme on tombe d’un toit. Il était trop fier pour être épouvanté, et la sensation était trop délicieuse pour être alarmante.

L’inexpérience de la quarantaine est bien plus grave que celle de la vingtième année, parce qu’elle n’est pas compensée par l’ardeur d’un sang chaud. La jeune fille était mystérieuse, comme le sont les jeunes filles, par le seul effet de leur réserve ingénue, mais le mystère de celle-là lui semblait exceptionnel et fascinant. Au moins n’y avait-il rien de mystérieux dans les projets de mariage échafaudés par madame Léonie, et rien de particulier non plus. C’était une union des mieux assorties, parfaitement accueillie par la mère de la jeune fille (le père était mort) et acceptée par son oncle, vieil émigré récemment rentré d’Allemagne, et qui parcourait, canne en main, les allées du jardin ancestral, comme un fantôme émacié de l’ancien régime.

Le général d’Hubert n’était pas homme à se satisfaire d’une femme et d’une fortune. Son orgueil (et l’orgueil cherche toujours le vrai succès) ne pouvait se contenter que de l’amour. Et comme l’amour exclut aussi la vanité, il n’imaginait guère que cette mystérieuse créature aux yeux brillants et profonds de violette éprouvât pour lui un sentiment plus chaud que de l’indifférence. La jeune fille (elle s’appelait Adèle) déjouait toutes ses tentatives de claire entente sur ce point. Il est vrai que ces tentatives étaient gauches et timides, parce que le général se rendait un compte trop précis du nombre de ses années, de ses blessures et de ses imperfections morales, de son indignité totale, en un mot, et apprenait par expérience le sens du mot « peur ». Il avait cru comprendre, à entendre Adèle, qu’avec une confiance sans bornes dans l’affection et la sagesse maternelles, elle n’éprouvait pas pour sa personne une insurmontable aversion, et que l’on ne saurait exiger plus d’une jeune fille bien élevée, pour inaugurer l’existence conjugale. Cette idée blessait et tourmentait l’orgueil du général. Qu’aurait-il pu attendre de plus, pourtant, se demandait-il avec une sorte de désespoir. Elle avait le front lisse et lumineux et ses yeux de violette riaient, tandis que ses lèvres et son menton gardaient une gravité admirable. Tout cela était complété par une masse si glorieuse de cheveux blonds, par un teint si merveilleux, par une telle grâce d’expression, que d’Hubert ne trouvait jamais le temps d’examiner avec un détachement suffisant les exigences altières de son orgueil. A vrai dire, il redoutait un peu cette sorte d’enquête intérieure qui l’avait conduit une ou deux fois à une crise de frénésie solitaire, et lui avait fait sentir qu’il aimait assez la jeune fille pour la tuer plutôt que de la perdre. Ces crises, fréquentes chez les hommes de quarante ans, le laissaient épuisé, brisé, repentant, un peu épouvanté aussi. Il trouvait heureusement une consolation puissante dans la pratique quiétiste de longues stations nocturnes à sa fenêtre ouverte, et de méditations sur le prodige de l’existence de sa fiancée, comme un croyant perdu dans la contemplation mystique de sa foi.

Il ne faudrait pas croire que toutes ces variations de son humeur intime se reflétassent à l’extérieur. D’Hubert n’éprouvait aucune peine à paraître tout épanoui de sourires. Et en fait, il était très heureux. Il obéissait aux règles établies des fiançailles, envoyait chaque matin des fleurs cueillies dans le jardin ou les serres de sa sœur, puis, un peu plus tard, s’en allait déjeuner avec sa fiancée, sa mère et son émigré d’oncle. On passait le milieu de la journée à l’ombre des arbres ou en lentes promenades. Une déférence vigilante, toute voisine d’une frémissante tendresse, caractérisait l’attitude du général, avec un tour enjoué destiné à masquer le trouble profond que causait à son être tout entier une inaccessible proximité. A la fin de l’après-midi, d’Hubert regagnait son logis entre les champs de vignes, certains jours affreusement malheureux, d’autres suprêmement heureux, le lendemain en proie à une tristesse pensive ; au moins éprouvait-il toujours une intensité particulière de vie, cette exaltation commune aux artistes, aux poètes et aux amoureux, aux hommes hantés par une grande passion, une noble pensée, ou la vision nouvelle de la beauté plastique.

Le monde extérieur n’avait pas, à cette époque, d’existence réelle pour le général d’Hubert. Un soir pourtant, du sommet d’une crête qui commandait la vue sur les deux domaines, il distingua deux silhouettes dans le lointain de la route. La journée avait été divine. Le décor somptueux d’un ciel enflammé paraît d’un éclat doux les lignes sobres du paysage méridional. Rochers gris, champs bruns, lointains violets et onduleux s’harmonisaient en un lumineux accord, et exhalaient déjà les parfums du soir. Les deux silhouettes se détachaient en noir sur le ruban blanc de la route poussiéreuse, comme deux pantins de bois rigides. D’Hubert distingua les longues capotes militaires toutes droites, boutonnées jusqu’au menton, les chapeaux retroussés, les traits accusés et amaigris ; c’étaient de vieux soldats, de vieilles moustaches. Le plus âgé des deux portait un carré noir sur un œil ; le visage sec et dur de l’autre offrait une particularité bizarre et inquiétante qui, à plus ample examen, se révélait comme l’absence d’un morceau de nez. Levant la main d’un seul mouvement pour saluer le civil qui appuyait sur une grosse canne sa boiterie légère, ils s’enquirent de la maison où habitait le général baron d’Hubert, et de la meilleure façon de lui parler tranquillement.

— Vous vous trouverez peut-être assez tranquilles ici, répondit le général en regardant les vignes baignées de teintes de pourpre et dominées par les murs jaunes et gris d’un village niché sur une colline conique, où le clocher trapu d’une église affectait la silhouette d’un sommet rocheux. Vous pouvez donc me parler, et je vous prie, camarades, de le faire ouvertement, en toute confiance.

Ils reculèrent d’un pas, et levèrent à nouveau la main à leur chapeau, en un salut cérémonieux. Alors l’homme au nez gelé, parlant en leur nom à tous deux, fit observer que l’affaire était confidentielle et exigeait de la discrétion. Ils avaient établi leur quartier général là-bas dans ce village, où les maudits croquants — le diable emporte leurs cœurs de damnés royalistes — regardaient de travers trois militaires modestes. Pour le moment, il ne pouvait que demander le nom de deux amis du général d’Hubert.

— Deux amis ? fit avec stupeur le général, tout désorienté. J’habite chez mon beau-frère, là-bas.

— Eh bien, celui-là fera l’affaire, fit le vétéran mutilé.

— Nous sommes les amis du général Féraud, intervint l’autre, qui avait jusque-là gardé le silence, et se contentait de dévorer du regard de son œil unique l’homme qui n’avait jamais aimé l’Empereur.

C’était un spectacle qui en valait la peine. Car même les Judas brodés d’or, qui l’avaient vendu aux Anglais, les maréchaux et les princes l’avaient aimé un jour ou l’autre. Mais cet homme-là n’avait jamais aimé l’Empereur, le général Féraud l’affirmait péremptoirement.

Le général d’Hubert ressentit un coup dans la poitrine. Pendant une imperceptible fraction de seconde, il lui sembla que le mouvement de la terre était devenu perceptible, sous forme d’un frémissement subtil et terrible dans l’immobilité éternelle des espaces. Mais le bruit de sang se tut presque aussitôt dans ses oreilles. Il murmura involontairement :

— Féraud... ; j’avais oublié son existence.

— Il existe pourtant, bien qu’assez mal en point, à vrai dire, dans l’infâme auberge de ce nid de sauvages, fit sèchement le cuirassier borgne. Nous sommes arrivés tout à l’heure dans votre pays sur des chevaux de poste. Il attend notre retour avec impatience. Nous sommes pressés, vous savez. Le général a contrevenu aux ordres ministériels pour vous demander la satisfaction à laquelle lui donnent droit les lois de l’honneur, et naturellement il a envie de finir la chose avant que la gendarmerie ne soit à ses trousses.

L’autre élucida un peu mieux la question :

— Revenir en douce, comprenez-vous ? Fuitt... Ni vu, ni connu. Nous avons pris la poudre d’escampette, nous aussi. Votre ami le roi serait heureux de nous supprimer notre maigre pitance sous le premier prétexte venu. C’est un risque. Mais l’honneur avant tout.

D’Hubert avait retrouvé la parole.

— Alors, vous venez comme cela, sur cette route, pour m’inviter à me couper la gorge avec ce... ce... Un rire de fureur le secoua : Ha ! Ha ! Ha !

Les poings sur les hanches, il riait sans arrêt, devant ces hommes efflanqués, qui se tenaient tout droits, comme s’ils eussent été lancés par un ressort à travers une trappe. Maîtres de l’Europe, vingt-quatre mois plus tôt, ils prenaient déjà la mine de fantômes antédiluviens, et paraissaient moins consistants, dans leurs capotes fanées, que leurs ombres étriquées, toutes noires sur la route blanche. Ombres militaires et grotesques de vingt ans de guerres et de conquêtes. Ils avaient l’aspect étrange de deux bonzes imperturbables de la religion du sabre. Et le général d’Hubert, l’un des anciens maîtres de l’Europe aussi, riait de ces fossiles solennels, dressés sur son chemin.

L’un d’eux fit, en désignant le général d’un hochement de tête :

— Voilà un joyeux compagnon.

— Il y en a parmi nous qui n’ont plus souri, depuis le jour où l’Autre est parti, remarqua son camarade.

Une violente envie de sauter sur ces deux spectres irréels et de les abattre épouvanta le général d’Hubert. Il cessa brusquement de rire. Tout son désir était maintenant d’en finir avec ces hommes, de les soustraire à sa vue, avant de perdre tout empire sur lui-même. Il s’étonna de la fureur qu’il sentait monter dans sa poitrine. Mais il n’avait pas, pour le moment, le temps d’analyser ses sensations : — Je comprends que vous désiriez régler cette affaire au plus vite. Ne perdons pas de temps en cérémonies oiseuses. Voyez-vous ce bois, là-bas, au pied de la côte ? Oui, le bois de pins. Rencontrons-nous là-bas au lever du soleil. J’apporterai épées ou pistolets, à moins que vous ne préfériez les deux.

Les témoins de Féraud se regardèrent.

— Des pistolets, général, fit le cuirassier.

— Soit ! Au revoir ; à demain matin. Jusque-là, laissez-moi vous conseiller de vous tenir cois, si vous ne voulez pas que la gendarmerie vienne faire une enquête sur votre compte avant la nuit. On ne voit pas souvent d’étrangers par ici.

Ils saluèrent silencieusement et s’éloignèrent.

Le général d’Hubert leur tourna le dos et resta longuement planté au milieu de la route, en se mordant les lèvres et en regardant à ses pieds. Puis il se mit à marcher droit devant lui, revenant sur ses pas jusqu’à la grille du parc de sa fiancée. Le crépuscule tombait. Immobile, il regardait à travers les barreaux la façade de la maison toute claire derrière les massifs. Des pas sonnèrent sur le gravier, et bientôt une haute silhouette voûtée émergea d’une allée latérale pour suivre à l’intérieur la clôture du parc.

Le chevalier de Valmassigue, oncle de l’adorable Adèle, ex-général de l’armée des Princes, relieur à Alton (plus tard bottier avec grande réputation d’élégance pour la façon des chaussures de dames dans une autre petite ville d’Allemagne), portait des bas de soie sur ses jambes maigres, des souliers à boucles d’argent et un gilet à ramages. Un habit à longues basques à la française épousait la courbure de son dos maigre. Un petit tricorne reposait sur son abondante chevelure grise nouée en queue.

— Monsieur le Chevalier, — héla doucement d’Hubert.

— Quoi ! Encore ici, mon ami ? Auriez-vous oublié quelque chose ?

— C’est cela, tonnerre ! J’avais oublié quelque chose que je suis venu vous dire. Non... dehors. Derrière le mur. C’est une chose trop affreuse pour la raconter dans un endroit où elle habite.

Le Chevalier sortit tout de suite, avec cette résignation bienveillante dont font montre certains vieillards pour les fugues de la jeunesse. Plus âgé d’un quart de siècle que le général d’Hubert, il le tenait, dans le fond de son cœur, pour un jeune amoureux assez fâcheux. Il avait bien entendu ses paroles énigmatiques, mais n’attachait pas une importance excessive à ce que peut raconter un quadragénaire si durement touché. L’état d’esprit de la génération française mûrie pendant ses années d’exil lui restait à peu près inintelligible. Les sentiments de ces gens-là avaient pour lui une absurde violence, manquaient de tact et de mesure, leur langage était inutilement exagéré. Il rejoignit tranquillement le général sur la route, et ils firent quelques pas en silence ; d’Hubert s’efforçait de maîtriser son agitation et de retrouver le calme de sa voix.

— C’est parfaitement exact ; j’avais oublié quelque chose ; j’avais oublié, jusqu’à l’heure dernière, que j’avais une affaire d’honneur urgente sur les bras. C’est incroyable, mais c’est vrai.

Il y eut un instant de profond silence. Puis dans la paix vespérale de la campagne, la vieille voix claire du chevalier s’éleva, légèrement chevrotante :

— Monsieur, c’est une indignité !

Telle fut sa première pensée. L’enfant née pendant son exil, la fille posthume de son pauvre frère, assassiné par une bande de Jacobins, était devenue, depuis son retour, très chère à son vieux cœur, qui n’avait vécu tant d’années que des souvenirs d’anciennes tendresses.

— C’est une chose inconcevable, vous savez ! Un homme règle les affaires de ce genre, avant de demander la main d’une jeune fille. Eh ! si vous aviez oublié votre histoire dix jours de plus, vous auriez été marié avant que la mémoire ne vous fût revenue. De mon temps les hommes n’oubliaient ni de telles obligations, ni le respect dû aux sentiments d’une enfant innocente. Si je ne les respectais pas moi-même, je qualifierais votre conduite d’une façon qui ne vous plairait guère.

Le général d’Hubert laissa échapper un gémissement :

— Que cette considération ne vous retienne pas. Vous ne courez pas grand, risque de l’offenser mortellement.

Le vieillard ne faisait pas attention à cette ineptie d’amoureux. Peut-être ne l’entendit-il même pas.

— De quoi s’agit-il ? demanda-t-il. Quelle est la nature de cette...

— Dites de cette folie de jeunesse, monsieur le Chevalier. C’est le résultat incroyable, inconcevable de... Il s’arrêta court. Il ne voudra jamais me croire, se dit-il. Il va penser que je le prends pour un imbécile, et se jugera offensé. D’Hubert reprit : Oui, née d’une folie de jeunesse, elle est devenue...

— Eh bien, il faut arranger les choses, interrompit le chevalier.

— Arranger ?

— Oui, dût-il en coûter à votre amour-propre. Vous auriez dû vous rappeler que vous étiez fiancé. Vous l’avez oublié aussi, sans doute. Et voilà que vous oubliez votre querelle. C’est le plus déplorable exemple de légèreté dont j’aie jamais entendu parler.

— Grands dieux, monsieur ! Vous ne vous figurez pas que j’aie été ramasser ce duel lors de mon dernier séjour à Paris, peut-être, ou depuis quelques jours.

— Eh ! qu’importe la date précise de votre folie, monsieur! s’écria sèchement le chevalier. Le principal, c’est d’arranger l’affaire.

Voyant le général tressaillir, et chercher à placer un mot, le vieil émigré leva la main et ajouta avec dignité :

— J’ai été soldat aussi. Je n’oserais pas proposer une démarche douteuse à l’homme dont ma nièce doit porter le nom. Je vous affirme qu’entre galants hommes, une affaire peut toujours s’arranger.

— Mais, saperlotte, monsieur le Chevalier, celle-là date de quinze ou seize ans ! J’étais lieutenant de hussards, à l’époque.

Le vieux chevalier resta confondu devant l’accent de véhément désespoir de cette affirmation.

— Vous étiez lieutenant de hussards, il y a seize ans ? balbutia-t-il avec stupeur.

— Évidemment. Vous ne pensez pas que j’aie été nommé général au berceau, comme un prince du sang ?

Dans le crépuscule mauve qui s’épaississait sur les vignes, avec une sombre bande pourpre très bas au couchant, la voix de l’ex-officier à l’armée des Princes se fit très nette, méticuleusement polie.

— Je rêve. Est-ce que vous plaisantez, ou dois-je comprendre que vous avez laissé dormir une affaire d’honneur pendant seize ans ?

— Elle m’a poursuivi tout ce temps-là, voilà ce que je veux dire. Son origine n’est pas facile à expliquer. Nous nous sommes rencontrés plusieurs fois sur le terrain depuis le début de l’affaire.

— Quelles manières! Quelle horrible perversion du courage ! Il faut la folie sanguinaire de la Révolution, qui a marqué toute une génération, pour expliquer une telle inhumanité, murmura le vieil émigré d’un ton pensif. Comment s’appelle votre adversaire ?

— Mon adversaire ? Féraud.

Diaphane, sous le tricorne et les vêtements anciens, comme un fantôme voûté et émacié de l’ancien régime, le chevalier évoqua des souvenirs défunts :

— Je me souviens des démêlés, au sujet de la petite Sophie Derval, entre monsieur de Brissac, capitaine aux Gardes du Corps, et d’Anjorrant (pas le grêlé, l’autre, le beau d’Anjorrant, comme on disait). Ils se rencontrèrent trois fois en dix-huit mois, le plus galamment du monde. C’était la faute de cette petite Sophie, qui s’obstinait à jouer...

— Il n’y a rien de pareil ici, interrompit le général d’Hubert avec un rire sardonique. L’affaire n’est pas du tout aussi simple, de moitié aussi raisonnable, ajouta-t-il, en grinçant des dents avec rage.

Il y eut un long moment de silence, que le chevalier rompit pour demander, sans animation :

— Qui est-ce, ce Féraud ?

— Un lieutenant de hussards, aussi... pardon ; il est général maintenant. C’est un Gascon ; le fils d’un forgeron, je crois.

— Là ! Je le pensais bien. Ce Bonaparte avait une prédilection pour la canaille. Je ne dis pas cela pour vous, d’Hubert. Vous êtes des nôtres, quoique vous ayez servi cet usurpateur qui...

— Laissez-le donc tranquille ; il n’a rien à voir là-dedans, s’écria d’Hubert.

Le chevalier haussa ses maigres épaules.

— Des Féraud ! Des enfants de forgeron et de traînées de village. Voyez ce que l’on gagne à se mêler à cette sorte de gens.

— Vous avez fait des souliers, vous, chevalier.

— D’accord ; je ne suis pas fils de savetier. Ni vous non plus, monsieur d’Hubert. Nous avons l’un et l’autre quelque chose que n’ont pas tous les princes, tous les ducs, tous les maréchaux de votre Bonaparte, parce que nul pouvoir sur terre n’aurait pu le leur donner, riposta le vieil émigré avec l’animation croissante de l’homme qui a trouvé un argument solide. Ça n’existe pas, ces Féraud ! Féraud ! Qu’est-ce que c’est que Féraud ? Un va-nu-pieds transformé en général par un aventurier Corse déguisé en empereur. Il n’y a pas de raison plausible pour qu’un d’Hubert aille s’encanailler en se battant avec un individu de cette espèce. Vous pouvez parfaitement lui faire des excuses. Et si le manant s’avise de les repousser, vous n’avez qu’à refuser de le rencontrer.

— Vous dites que je puis faire cela ?

— Oui, je le dis, en toute conscience.

— Monsieur le Chevalier, à quoi vous-croyez-vous donc revenu, au retour de votre émigration ?

D’Hubert avait prononcé ces paroles avec un accent si vibrant que le vieillard redressa vivement la tête où l’argent des cheveux brillait sous le petit tricorne. Il resta un instant interdit, puis montrant, d’un geste lent et grave, une grande croix de carrefour dressée sur un bloc de pierre, et qui dessinait en noir ses bras de fer forgé contre la bande rouge du ciel assombri :

— Dieu le sait, fit-il enfin ; Dieu le sait ! N’était cet emblème, que je me souviens d’avoir vu en ce même endroit dans mon enfance, je me demanderais à quoi nous sommes revenus, en effet, nous les fidèles à notre Dieu et à notre roi ? La voix même des gens a changé !

— Oui, c’est une France nouvelle, fit le général d’Hubert. Il semblait avoir recouvré son calme et son accent se faisait légèrement ironique. — Et c’est pourquoi je ne saurais suivre votre conseil. Comment, d’ailleurs refuser d’être mordu par un chien qui veut mordre ? C’est impossible. Croyez-moi, Féraud n’est pas homme à se laisser arrêter par des excuses ou des refus. Évidemment, il y a d’autres moyens. Je pourrais, par exemple, faire tenir un mot au brigadier de gendarmerie de Soulac ; le général et ses amis seraient arrêtés sur un simple ordre de ma part. Cela ferait jaser dans l’armée, chez les officiers en service ou en disponibilité..., surtout chez les demi-soldes. De la canaille, tout cela ; d’anciens compagnons d’armes d’Armand d’Hubert. Mais un d’Hubert se souciera-t-il de gens sans existence ? Mieux encore, je pourrais envoyer prévenir le maire du village par mon beau-frère. Il n’en faudrait pas plus pour faire assaillir les trois brigands à coups de fléaux et de fourches, et pour les faire flanquer dans un bon fossé bien creux et bien humide. Personne n’en saurait rien. On l’a fait, à moins de quatre lieues d’ici, à trois pauvres diables, trois lanciers rouges de la Garde qui rentraient chez eux. Que dit votre conscience, Chevalier ? Un d’Hubert peut-il agir ainsi avec trois hommes qui n’existent pas ?

Quelques étoiles trouaient l’obscurité bleue du ciel de cristal. La petite voix sèche du chevalier demanda aigrement :

— Pourquoi me racontez-vous tout cela ?

Le général saisit et serra violemment la vieille main desséchée :

— Parce que je vous dois toute franchise. Qui pourrait dire la vérité à Adèle, sinon vous ? Vous comprenez pourquoi je n’ose pas me confier à mon beau-frère ni à ma sœur, Chevalier. J’ai été si près de faire tout ce que je viens de vous dire que j’en tremble. Et il n’y a pas moyen d’y échapper. — Puis murmurant, après un silence : C’est une fatalité ! il lâcha la main inerte du chevalier, et dit de son ton habituel :

— Il faudra que je me passe de témoins. Si je dois rester sur le terrain, vous saurez vous, au moins, tout ce que l’on peut savoir de cette affaire.

Le fantôme falot de l’ancien régime semblait s’être voûté encore pendant cet entretien :

— Comment ferai-je pour garder ce soir un visage paisible devant ces deux femmes ? gémit-il. Général, j’ai bien de la peine à vous pardonner !

D’Hubert ne répondit pas.

— Votre cause est-elle bonne, au moins ?

— Je suis parfaitement innocent.

Et, saisissant le bras du chevalier au-dessus du coude, il lui infligea une brusque secousse :

— Il faut que je le tue ! siffla-t-il, puis ouvrant la main, il descendit la route.

Les attentions délicates d’une sœur très aimante avaient assuré au général une parfaite liberté de mouvements dans la maison dont il était l’hôte. Il avait même sa propre entrée par une petite porte percée au coin de l’orangerie. Aussi n’eut-il pas, ce soir-là, à dissimuler son agitation devant la calme ignorance de ses hôtes. Il en fut heureux. Il lui semblait que, s’il devait ouvrir la bouche, ce serait pour éclater en imprécations affreuses et vaines, pour saccager les meubles, briser les verres et la vaisselle. En ouvrant sa porte particulière, et en gravissant les vingt-huit marches d’un escalier tournant qui donnait accès au couloir où s’ouvrait sa chambre, il vit se jouer une scène horrible et humiliante, où un fou furieux aux yeux injectés et à la bouche écumante faisait des dégâts inouïs et brisait les objets inanimés qui peuvent se trouver dans une salle à manger bien ordonnée. Quand il franchit la porte de son appartement, la crise était passée, mais sa fatigue physique était telle qu’il dut s’appuyer au dossier des sièges pour traverser la pièce, et s’affaler sur un divan bas et large. Sa prostration morale était plus grande encore. Cette brutalité de sentiments qu’il n’avait connue qu’en chargeant l’ennemi sabre en main, stupéfiait cet homme de quarante ans, qui n’y reconnaissait pas la furie instinctive de sa passion menacée. Car, dans son épuisement mental et physique, cette passion s’éclaircissait, se distillait, se raffinait en un sentiment de désespoir mélancolique, à l’idée de devoir mourir peut-être, avant d’avoir appris à l’adorable fille à l’aimer.

Cette nuit-là, allongé sur le dos, les mains sur les yeux, ou couché sur le ventre, le visage enfoui dans les coussins, le général d’Hubert fît tout le pèlerinage des émotions. Écœurant dégoût devant l’absurdité de la situation, doute de sa propre aptitude à la conduite de la vie, défiance de ses meilleurs sentiments (que diable avait-il besoin d’aller chez Fouché ?), il connut tout cela tour à tour. — Je suis un idiot, ni plus ni moins, se dit-il. Un idiot, susceptible. Parce que j’ai entendu deux mécontents parler dans un café... Je suis un idiot qui a peur des mensonges, alors que dans la vie la vérité compte seule !

Il se leva à diverses reprises, et marchant en chaussettes pour n’être pas entendu, but toute l’eau qu’il put trouver dans la nuit. Il connaissait les tourments de la jalousie. Elle épouserait un autre homme. Son âme tressaillait d’angoisse. La ténacité de ce Féraud, l’atroce insistance de cette brute imbécile l’accablaient avec la force terrifiante d’une impitoyable destinée. D’Hubert tremblait en reposant le pot à eau. — Il finira par m’avoir, se dit-il. Il goûtait toutes les émotions que la vie peut donner. Il sentait dans sa bouche le goût subtil et nauséeux de la peur, non pas de la peur excusable devant un regard candide et amusé de jeune fille, mais la peur de la mort, et la peur de la lâcheté que connaît l’homme d’honneur.

Si le véritable courage consiste à affronter un danger odieux, dont la seule pensée fait cabrer notre corps, notre cœur et notre âme, le général d’Hubert eut l’occasion de le mettre en pratique pour la première fois de sa vie. Il avait avec ivresse chargé batteries ou carrés d’infanterie, et, sans même y penser, porté des messages sous des grêles de balles. Son rôle, aujourd’hui, était de marcher en tapinois, au lever du jour, vers une mort obscure et révoltante. Il n’hésita pas un instant. Il portait deux pistolets dans un sac de cuir qu’il passa en bandoulière. Avant de sortir du jardin, il se sentit à nouveau la touche sèche ; il cueillit deux oranges. C’est seulement après avoir refermé la grille derrière lui qu’il eut un moment de faiblesse.

Il se força à avancer quand même, et retrouva l’usage de ses jambes après quelques pas. Dans l’aube incolore et transparente, le bois de pins détachait avec netteté contre les rochers gris de la colline les colonnes de ses troncs et la masse sombre de sa verdure. D’Hubert regardait fixement devant lui, et suçait une orange en marchant. Le calme souriant, en face du danger, qui avait fait de lui un officier aimé de ses hommes et apprécié de ses supérieurs, lui revenait peu à peu. Il marchait à une bataille. À l’orée du bois, il s’assit sur un rocher, la seconde orange dans sa main, et se reprocha d’être arrivé si ridiculement tôt sur le terrain. Il ne fut pourtant pas long à entendre un sifflement de branches, des pas sur le sol dur, et le bruit d’une conversation entrecoupée. Une voix disait quelque part, derrière lui, avec un accent vantard :

— C’est un beau gibier pour ma carnassière !

— Les voici, se dit-il. Que parlent-ils de gibier ? Serait-ce de moi qu’il s’agit? Et voyant le fruit qu’il tenait à la main : Bonnes oranges, se dit-il ; c’est l’arbre de Léonie ; autant manger celle-là que de la jeter !

Émergeant d’un désert de rochers et de buissons, Féraud et ses seconds aperçurent le général d’Hubert en train de peler l’orange. Il s’arrêtèrent, attendant de lui voir redresser la tête. Alors les témoins levèrent leur chapeau, tandis que Féraud s’écartait un peu, les mains derrière le dos.

— Je suis obligé, messieurs, de prier l’un de vous de se mettre à ma disposition, fit d’Hubert ; je n’ai pas amené d’ami. Y consentez-vous ?

— Cela ne se refuse pas, fit sentencieusement le cuirassier borgne, tandis que l’autre vétéran remarquait :

— C’est gênant, tout de même.

— L’état d’esprit des gens, dans cette partie du pays, m’interdisait d’avertir personne des motifs de votre présence, expliqua courtoisement d’Hubert.

Ils saluèrent, regardèrent autour d’eux, et firent observer tous deux en même temps :

— Fichu terrain !

— Rien à faire ici.

— Pourquoi nous tourmenter de terrain, de mesures, d’un tas d’embarras ? Simplifions les choses. Chargez les deux paires de pistolets. Je prendrai ceux du général Féraud et il prendra les miens. Ou mieux encore ; prenons une paire mixte, un de chaque paire. Puis nous entrerons dans le bois et nous tirerons à vue, pendant que vous resterez sur la lisière. Nous ne sommes pas ici pour faire des cérémonies, mais pour un combat à mort. Le premier terrain venu est assez bon pour cela. Si je tombe, laissez-moi où je serai et sauvez-vous ; il ne serait pas prudent pour vous d’être découverts dans les environs.

Après une courte discussion, Féraud accepta ces conditions. Pendant que les seconds chargeaient les pistolets, on l’entendit siffler et on le vit se frotter les mains avec une parfaite satisfaction. Il défit vivement sa capote, tandis que le général ôtait la sienne, et la posait soigneusement sur un rocher.

— Vous pourrez conduire votre homme à l’autre lisière du bois et l’y laisser entrer exactement dans dix minutes, proposa d’Hubert avec calme, mais avec le sentiment qu’il donnait des ordres pour son exécution. Ce fut d’ailleurs son dernier moment de faiblesse. Attendez. Comparons d’abord nos montres..

Il sortit la sienne. L’homme au nez gelé alla emprunter celle du général Féraud. Ils penchèrent un instant la tête sur les aiguilles.

— Entendu ! à six heures moins quatre à la vôtre ; moins sept à la mienne.

C’est le cuirassier qui resta près du général d’Hubert, son œil unique immuablement fixé sur le cadran blanc de la montre qu’il tenait dans le creux de sa main. Il ouvrit la bouche, attendant le battement de la dernière seconde pour lancer le mot :

— Avancez.

Le général d’Hubert se mit en marche et passa de l’éclat d’un matin ensoleillé de Provence à l’ombre fraîche et aromatique des pins. Le soleil était net entre les troncs rougeâtres dont la multitude, inclinée sous des angles variés, lui fit d’abord un peu tourner la tête. Il lui semblait être au début d’une bataille, et la confiance en lui qui faisait sa force dominante se réveilla dans son cœur. Il se sentait tout à son affaire maintenant, et le problème n’était plus que de tuer son adversaire. Il ne fallait rien moins pour le délivrer de ce cauchemar imbécile. Il ne servirait à rien de blesser une brute pareille. Il avait une réputation d’ingéniosité et ses camarades, bien des années auparavant, aimaient l’appeler le stratégiste. En fait, il savait penser en face de l’ennemi. Féraud, au contraire, n’était qu’un combattant, mais un tireur émérite, malheureusement.

— Il faut que j’essuie son feu à la plus grande distance possible, se dit-il.

A ce moment il vit quelque chose de blanc remuer au loin entre les arbres, la chemise de son adversaire. Il fit résolument un pas entre les troncs, s’exposant en plein. Puis, rapide comme l’éclair, il bondit en arrière. La tentative était hasardeuse, mais elle fut couronnée de succès. D’Hubert entendit le bruit sec d’un coup de feu, en même temps qu’un petit morceau d’écorce détaché par la balle lui piquait douloureusement l’oreille.

Le général Féraud, avec une balle perdue, devenait prudent. D’Hubert hasarda un œil hors de son abri, et n’aperçut rien. Une telle ignorance de la situation de son adversaire comportait un sentiment d’insécurité. D’Hubert se sentait affreusement exposé sur le flanc. Tout à coup il vit de nouveau quelque chose de blanc passer devant lui. Ha ! l’ennemi était encore en face, alors. Il avait eu peur d’un mouvement tournant. Mais sans doute le général Féraud n’y avait-il même pas songé. D’Hubert le vit passer sans précipitation d’un arbre à l’autre, en droite ligne. Avec un grand calme, il affermit sa main. Trop loin encore. Il se savait tireur médiocre. Il devait jouer une partie d’attente... pour tuer.

Voulant profiter de la plus forte épaisseur du tronc, il s’allongea sur le sol. Ainsi étendu, la tête du côté de son adversaire, il se trouvait entièrement protégé. Il ne s’agissait plus de s’exposer, maintenant ; l’ennemi était trop près. La conviction que Féraud ne tarderait pas à faire un geste téméraire était un baume à l’âme du général d’Hubert. Mais il était bien gênant, et médiocrement utile de tenir le menton levé au-dessus du sol. Il pencha un peu la tête de côté, et en exposa une petite partie avec une certaine appréhension, bien que, somme toute, sans grand péril. Son adversaire ne pouvait pas le chercher si près de la terre. Il aperçut au vol le général Féraud qui passait d’arbre en arbre avec une prudente résolution. — Il se moque de mon tir, se dit-il, avec cette compréhension de l’âme de l’adversaire qui aide si bien à gagner les batailles. Il s’en trouva confirmé dans sa tactique d’immobilité. — Si je pouvais voir derrière moi aussi bien que devant, se disait-il avec anxiété, en souhaitant l’impossible.

Il lui fallut une certaine force de caractère pour lâcher ses pistolets, mais, obéissant à une impulsion soudaine, il les posa pourtant, très doucement, à droite et à gauche. A l’armée, on l’accusait volontiers de jouer au petit-maître parce qu’il se rasait et mettait une chemise propre les jours de bataille. Il s’était toujours en effet montré très soigneux de sa personne. Chez un homme qui frise la quarantaine, et qui tombe amoureux d’une jeune et charmante fille, ce louable amour-propre peut conduire à de menues faiblesses, telles que la possession d’un élégant écrin contenant un petit peigne d’ivoire et nanti sur le couvercle d’un bout de miroir. De ses mains libres, le général d’Hubert fouilla dans les poches de son pantalon pour chercher cet ustensile d’une vanité innocente, bien excusable chez le possesseur de longues moustaches soyeuses. Il le sortit, puis, avec un parfait sang-froid et une promptitude égale, il se retourna sur le dos. Dans cette attitude, la tête légèrement redressée, et le miroir un peu en dehors du tronc d’arbre, il y louchait de l’œil gauche, tandis que son œil droit s’ouvrait sur ses derrières. Il démontrait de la sorte le bien-fondé de la parole de Napoléon, « que pour un soldat français, le mot impossible n’existe pas ». L’ombre qu’il surveillait remplissait presque le champ de son petit miroir.

— S’il fait un pas, se dit-il avec satisfaction, je verrai forcément ses jambes. En tout cas, il ne pourra pas me tomber dessus à l’improviste.

Et en effet, il distingua bientôt les bottes du général Féraud, qui brillaient une seconde pour disparaître aussitôt, et éclipsaient un instant toute autre image dans le petit miroir. Il changea de position, mais, avant d’adopter au jugé une direction nouvelle, il ne se rendit pas compte que ses pieds et une partie de ses jambes étaient maintenant en pleine vue de son adversaire.

Le général Féraud s’était peu à peu laissé impressionner par l’adresse stupéfiante avec laquelle son ennemi se dissimulait. Il était absolument certain d’avoir, avec une précision meurtrière, touché l’arbre qu’il avait visé. Et pourtant il n’avait pu distinguer le bout d’une oreille. Comme il le cherchait à cinq pieds dix pouces du sol, le fait n’était pas très surprenant, mais n’en paraissait pas moins étrange au général Féraud.

— La vue de ces pieds et de ces jambes lui fit monter à la tête un brusque flot de sang. Il chancela littéralement derrière son arbre, et dut se retenir de la main. L’autre était à terre, alors. A terre. Parfaitement immobile. En pleine vue. Qu’est-ce que cela voulait dire ? L’idée qu’il avait abattu son adversaire du premier coup se fit jour dans la tête de Féraud et y prit consistance de seconde en seconde, étouffant toute autre supposition, irrésistible, triomphante, féroce.

— Quel idiot j’étais de croire que j’avais pu le manquer, grommela-t-il entre ses dents ; il est resté exposé en plein, l’imbécile, pendant deux bonnes secondes.

Féraud regardait les membres immobiles, et sentait les derniers vestiges de surprise faire place en lui à une admiration sans bornes pour sa propre adresse de tireur.

— Les pieds en l’air ! Par le dieu de la guerre, voilà un coup ! exultait-il en lui-même. Il l’a évidemment reçu en plein dans la tête, et est venu tomber derrière cet arbre, pour mourir.

Il ouvrait de grands yeux, oubliant le danger, avec une sorte d’épouvante et presque de regret. Pour rien au monde, cependant, il n’aurait voulu revenir sur un coup pareil.

— Roulé sur le dos pour mourir !

C’était cette position désespérée d’un homme sur le dos qui criait l’évidence au général Féraud. Il ne pouvait s’imaginer qu’une semblable attitude eût été délibérément adoptée par un homme vivant. C’était inconcevable, en dehors de toute supposition raisonnable. On ne pouvait invoquer de raison plausible pour une telle folie. Il faut reconnaître que les pieds dressés du général d’Hubert paraissaient étrangement morts. Le général Féraud gonfla ses poumons pour lancer à ses témoins un appel de stentor, mais il se retint un instant, obéissant à ce qu’il prenait pour un excès de scrupule.

— Je vais aller voir s’il vit encore, grommela-t-il en abandonnant sans crainte le couvert, de son arbre. Ce mouvement fut immédiatement décelé par l’ingénieux d’Hubert. Il crut à un nouveau bond, mais ne voyant pas les bottes dans le champ du miroir, il conçut quelque inquiétude. Féraud s’était seulement un peu écarté de sa ligne de visée, et d’Hubert ne pouvait se représenter qu’il vînt à lui avec une insouciance parfaite. Il commençait à se demander ce qu’était devenu son adversaire, et fut pris tout à fait à l’improviste : le premier signal d’un danger fut pour lui l’apparition de l’ombre de son ennemi qui tombait allongée par l’obliquité du soleil matinal, sur ses jambes étendues. Il n’avait pas entendu le moindre bruit de pas sur la terre meuble entre les arbres.

C’en était trop pour son sang-froid. Il bondit brusquement, abandonnant ses pistolets sur le sol. L’instinct irrésistible d’un homme ordinaire (à moins qu’il ne fût paralysé par la terreur) eût été de se baisser pour ramasser ses armes, au risque de se faire fusiller dans cette position. L’instinct est irréfléchi, bien entendu ; c’est sa définition même. Mais il vaudrait la peine de rechercher si, dans une humanité pensante, les impulsions machinales de l’instinct ne sont pas affectées par le mode ordinaire de la pensée. Dans sa jeunesse, Armand d’Hubert, officier sérieux et d’avenir, avait exprimé l’opinion qu’à la guerre il ne faut jamais se retrancher derrière une faute. Cette idée, développée et défendue en maintes discussions, s’était implantée dans son cerveau comme une notion fondamentale, pour devenir partie de son individualité. Qu’elle l’eût assez profondément imprégné pour affecter les réflexes de son instinct ou qu’il fût simplement « trop stupéfait pour se souvenir des maudits pistolets » comme il le déclara lui-même plus tard, le fait est que le général d’Hubert ne songea pas à se pencher pour les ramasser. Au lieu de revenir sur son erreur, il saisit à deux mains le tronc rugueux et se jeta derrière avec une telle impétuosité qu’il en fit le tour. Une flamme, un coup de feu. Il se retrouva face à face avec le général Féraud qui, complètement déconcerté par un tel déploiement d’agi lité chez un mort, restait tout tremblant. Un léger nuage de fumée volait devant son visage qui prenait un aspect extraordinaire, comme si la mâchoire en eût été déboîtée.

— Je ne l’ai pas raté ? croassa-t-il d’une voix rauque, sortie des profondeurs de sa gorge sèche.

Ce cri sinistre rompit le charme qui semblait paralyser le général d’Hubert.

— Si, vous m’avez raté... à bout portant ! s’écria-t-il, sans avoir encore retrouvé tout à fait ses esprits. Le retour de la conscience s’accompagna chez lui d’une bouffée de fureur homicide, dont la violence était faite de tous les ressentiments accumulés au cours d’une vie. Pendant des années, le général d’Hubert avait été exaspéré et humilié par une absurdité atroce que lui imposait le caprice sauvage de cet homme. Au surplus, d’Hubert avait été, en cette dernière circonstance, trop révolté par l’idée de la mort prochaine pour que la réaction de son angoisse n’affectât pas la forme d’un désir de meurtre. — Et j’ai encore mes deux balles, ajouta-t-il impitoyablement.

Féraud grinça des dents et son visage prit une expression furieuse et implacable.

— Allez-y ! fit-il sourdement.

Telles eussent été ses dernières paroles, si son adversaire eût tenu ses pistolets à la main. Heureusement, les pistolets étaient à terre, au pied d’un pin. D’Hubert eut la seconde de réflexion nécessaire pour songer que ce n’est pas l’homme en lui, mais l’amoureux qui avait redouté la mort ; en elle il voyait non le danger, mais le rival possible, non l’ennemie de la vie, mais l’obstacle à son mariage. Et voilà que la mort était vaincue et le rival écarté, entièrement écarté, écrasé...

Il ramassa machinalement ses pistolets, et au lieu de tirer dans la poitrine de Féraud, il exprima la pensée qui obsédait son esprit :

— Vous ne vous battrez plus en duel, dorénavant !

Son accent de satisfaction paisible et ineffable fut intolérable au stoïcisme du général Féraud :

— Ne musardez pas, alors, maudit muguet d’état-major ! hurla-t-il tout à coup, sans cesser de dresser fièrement son visage impassible sur un corps très droit.

Le général d’Hubert désarma soigneusement ses pistolets. Ce geste fut observé avec des sentiments contradictoires par son adversaire.

— Vous m’avez manqué deux fois, dit froidement le vainqueur, qui prit les deux pistolets dans une seule main, et la seconde fois à un pied à peine de distance. Par toutes les règles du combat singulier, votre vie m’appartient. Cela ne veut pas dire que je veuille en disposer maintenant.

— Je n’ai que faire de votre longanimité, grommela d’un ton farouche le général Féraud.

— Laissez-moi vous faire observer que cela ne me regarde pas, fît d’Hubert, dont toutes les paroles étaient dictées par une délicatesse consommée. La colère lui aurait fait tuer cet homme, mais, de sang-froid, il répugnait à humilier, par un déploiement de générosité, cet être absurde, ce vieux soldat de la Grande Armée, ce compagnon des prodiges et des terreurs de la grande épopée militaire. Vous n’avez pas la prétention de m’indiquer ce que je dois faire de ce qui m’appartient !

Le général Féraud tressaillit, et l’autre continua :

Vous m’avez forcé, au nom de l’honneur, à tenir ma vie à votre disposition, pendant quinze ans. Très bien. Maintenant que l’affaire est terminée à mon avantage, je réclame du même principe pour disposer de votre vie comme je l’entendrai. Vous la tiendrez à ma disposition, tant qu’il me plaira, ni plus ni moins. Vous êtes mon prisonnier sur parole, jusqu’à ce que je vous donne la liberté.

— Voilà une situation absurde pour un général de l’Empire, s’écria Féraud avec une conviction profonde et effarée. Alors je vais passer le reste de ma vie à attendre votre bon plaisir, avec un pistolet chargé dans mon tiroir. C’est... c’est idiot ! Je serai un objet de... dérision !

— Absurde ? Idiot ? Croyez-vous ? demanda le général d’Hubert, avec une feinte gravité. C’est possible ; mais je n’y peux rien. Pourtant, il est peu probable que j’aille causer beaucoup de cette aventure, et personne n’a besoin d’en savoir plus que l’on n’en a su jusqu’à ce jour, sur l’origine de notre querelle. Pas un mot de plus, ajouta-t-il vivement. Je ne puis discuter cette question avec un homme qui, en ce qui me concerne, n’a plus d’existence.

Quand les deux duellistes sortirent du bois, Féraud un peu en arrière et apparemment plongé dans une sorte de léthargie, les deux témoins accoururent, chacun de leur côté. Le général d’Hubert prit la parole, d’une voix forte et distincte :

— Messieurs, je me fais un devoir d’affirmer solennellement ici, en présence du général Féraud, que notre différend est enfin réglé pour de bon. Vous pourrez en informer tous ceux que la chose intéresse.

— Une réconciliation, après tout ? s’écrièrent-ils en même temps.

— Une réconciliation ? Pas tout à fait. Quelque chose de beaucoup plus solide. N’est-ce pas, général Féraud ?

Le général Féraud se contenta de baisser la tête en signe d’assentiment. Plus tard dans la journée, se trouvant seuls hors de portée des oreilles de leur irascible ami, le cuirassier déclara tout à coup :

— D’ordinaire, j’y vois aussi bien avec mon seul œil que tout le monde. Mais cette histoire me dépasse ; il ne veut rien dire.

— Dans cette affaire, je me suis laissé dire qu’il y avait eu, du commencement à la fin, quelque chose que personne à l’armée ne comprenait tout à fait, commenta le chasseur au nez incomplet. Elle a commencé dans le mystère, s’est poursuivie dans le mystère et doit apparemment finir dans le mystère.

Le général d’Hubert retournait chez lui à grands pas pressés. Il ne se sentait soulevé par aucun sentiment de triomphe ; il avait vaincu, et ne croyait pas avoir gagné beaucoup par sa victoire. La nuit précédente, il répugnait à risquer une vie qui lui apparaissait délicieuse et digne d’être conservée pour conquérir un amour de jeune fille. Il avait traversé des minutes où, par une merveilleuse illusion, cet amour lui semblait déjà conquis, et où son existence compromise acquérait une capacité d’adoration plus prodigieuse encore. Sa vie maintenant assurée perdait toute magnificence et prenait un aspect particulièrement alarmant ; on eût dit d’un piège destiné à faire éclater son indignité. Quant à la merveilleuse illusion d’amour dont il s’était un instant leurré dans l’agitation d’une nuit qui aurait pu être sa dernière sur terre, il en comprenait maintenant l’ironie. Ce n’était que le paroxysme d’une vanité en délire. Ainsi, à cet homme calmé par l’heureuse issue d’un duel, la vie paraissait dépouillée de tout charme, simplement parce qu’elle n’était plus menacée.

Abordant la vieille demeure par le verger et le potager, il ne put remarquer l’agitation qui régnait sur la façade. Il ne rencontra pas une âme. Mais dans le corridor où il étouffait ses pas, il s’avisa soudain que la maison était éveillée et plus animée que de coutume. Dans un bruit confus d’allées et venues, on entendait héler des domestiques. Il s’aperçut avec chagrin que la porte de sa chambre était grande ouverte, bien que les persiennes en fussent encore closes. Il avait espéré que son escapade matinale passerait inaperçue. Il croyait trouver un domestique dans la chambre, mais un rayon de lumière filtré par une fente des volets lui laissa distinguer sur un divan bas une masse confuse, où il crut déceler deux silhouettes de femmes étroitement embrassées, et d’où sortaient mystérieusement des sanglots et des murmures désolés. Le général d’Hubert poussa violemment les volets de la plus proche fenêtre. Une des femmes bondit. C’était sa soeur. Elle resta un instant immobile, les cheveux sur le dos et les bras levés au-dessus de sa tête, puis, avec un cri étouffé, elle se jeta contre sa poitrine. Il lui rendit son étreinte, tout en s’efforçant de se dégager. L’autre femme ne s’était pas levée, et semblait au contraire se tapir davantage sur le divan, et cacher son visage dans les coussins. Sa chevelure défaite également était d’un blond admirable. Le général d’Hubert la reconnut avec une émotion poignante. Mademoiselle de Valmassigue ! Adèle ! dans une pareille détresse !

Fort inquiet, il s’arracha délibérément à l’étreinte de sa sœur. Madame Léonie étendit alors son beau bras nu sous la manche du peignoir, et montrant le divan d’un geste tragique :

— Cette pauvre enfant terrifiée est accourue ici, de chez elle à pied ; une demi-lieue en courant tout le temps.

— Qu’est-ce qui a donc pu arriver ? demanda le général d’Hubert d’une voix basse et agitée.

Madame Léonie continuait intrépidement :

— Elle a sonné à la grande porte, et éveillé toute la maison. Nous dormions encore tous. Tu peux imaginer l’horrible secousse... Adèle, mon enfant, remettez-vous.

L’expression du général d’Hubert n’était pas celle d’un homme qui « imagine » facilement. Dans le chaos des suppositions, il s’arrêta un instant à l’idée que sa future belle-mère avait dû mourir subitement. Il la repoussa d’ailleurs tout de suite ; il ne concevait pas la nature d’un événement ou d’une catastrophe qui pût inciter mademoiselle de Valmassigue à quitter une maison pleine de domestiques pour apporter elle-même la nouvelle, et faire, à travers champ, une demi-lieue au galop.

— Que faites-vous donc dans cette chambre ? demanda-t-il avec stupeur.

— Je suis montée quatre à quatre et cette enfant m’a suivie à mon insu. C’est cet absurde chevalier, poursuivit madame Léonie en regardant le divan. Pauvre enfant, ses cheveux sont tout défaits. Tu penses bien qu’elle n’a pas appelé sa femme de chambre pour la coiffer avant de partir... Adèle, ma chérie, remettez-vous. Il lui a tout raconté à cinq heures et demie du matin. Elle s’était éveillée de bonne heure et ouvrait ses croisées pour respirer l’air frais, quand elle l’aperçut effondré sur un banc du jardin au bout de la grande allée. A cette heure, pense un peu ! Et la veille au soir, il s’était dit indisposé. Elle a passé en hâte une robe, et a couru à lui. On serait inquiète à moins. Il l’aime fort, mais sans grande intelligence. Il était resté debout toute la nuit, tout habillé, le pauvre homme, et complètement épuisé. Il n’était pas en état d’inventer une histoire plausible... Ah ! tu as choisi un beau confident ! Mon mari était furieux. Il m’a dit : — Nous ne pouvons plus intervenir maintenant ! Alors nous nous sommes assises pour attendre. C’était affreux. Et cette pauvre petite accourant ici, les cheveux défaits, aux yeux de tous. Elle a été vue par des paysans dans les champs. Ici aussi, elle a réveillé tout, le monde. C’est gênant pour elle. Heureusement que vous devez vous marier la semaine prochaine.., Adèle, remettez-vous... Il est revenu sur ses jambes... Nous nous attendions à te voir rapporter sur une civière peut-être ; que sais-je ? Va voir si la voiture est prête. Il faut que je reconduise tout de suite cette enfant-là chez elle. Il n’est pas convenable qu’elle reste ici une minute de plus.

D’Hubert ne bougeait pas d’une ligne, comme s’il n’eût pas entendu un mot. Madame Léonie changea d’idée. — Je vais aller voir moi-même, cria-t-elle. Je veux mon manteau aussi. Adèle... commença-t-elle, sans ajouter : remettez-vous. Elle partit en criant à voix haute et joyeuse : — Je laisse la porte ouverte.

Le général fit un pas vers le divan, mais Adèle se releva, et ce mouvement l’arrêta net. Il se dit : — Je ne suis pas rasé ce matin. Je dois avoir une mine de bandit. Il y a de la boue sur le dos de ma capote, et des aiguilles de pin dans mes cheveux. Il songea que la situation exigeait de sa part beaucoup de circonspection.

— Je suis fâché, mademoiselle..., commença-t-il, pour renoncer aussitôt à sa phrase.

Assise sur le divan, elle avait les joues anormalement roses, et ses cheveux brillants, dénoués sur les épaules, offraient au général un spectacle tout nouveau. Il se mit à arpenter la chambre, non sans garder prudemment les yeux sur la fenêtre. — Je crains que vous ne m’accusiez de folie, fît-il avec un accent de désespoir sincère. Il se retourna brusquement et vit les yeux de la jeune fille fixés sur lui. Elle ne les baissa pas devant son regard. Et l’expression du jeune visage était nouvelle aussi pour lui, inversée pour ainsi dire. Les yeux le contemplaient avec un grave regard, tandis que les lignes exquises de la bouche évoquaient l’idée d’un sourire contenu. Cette transformation rendait sa transcendante beauté bien moins mystérieuse, bien plus accessible à une compréhension d’homme. Une extraordinaire liberté d’esprit surprit le général et lui donna même une grande aisance d’attitudes. Il marchait à travers la pièce avec autant de plaisir qu’il en aurait trouvé à marcher contre une batterie vomissant mort, flamme et fumée ; puis s’arrêtant avec des yeux souriants devant la jeune fille dont l’union avec lui avait été si habilement arrangée par la sage, la bonne, l’admirable Léonie :

— Ah ! mademoiselle ! fît-il sur un ton de regret courtois, si seulement je pouvais croire que vous n’ayez pas fait ce matin une demi-lieue en courant, par simple affection pour madame votre mère !

Imperturbable dans son exaltation secrète, il attendait une réponse qui vint dans un murmure, en une attitude ensorcelante de modestie et de paupières baissées.

— Il ne faut pas être aussi méchant que fou !

Sur quoi le général déclencha vers le divan une offensive que rien n’aurait pu contenir. Le meuble n’était pas exactement en vue de la porte ouverte. Pourtant, madame Léonie qui revenait enveloppée d’un léger manteau et portait sur son bras une écharpe de dentelle destinée à cacher la compromettante chevelure d’Adèle, eut une vision furtive d’un frère à genoux qui se relevait brusquement.

Allons, venez, ma chère enfant, cria-t-elle de la porte.

Le général, pleinement revenu à lui-même, montra l’ingénieuse promptitude d’esprit d’un officier de cavalerie et l’autorité d’un meneur d’hommes :

— Tu ne penses pas qu’elle va descendre toute seule à la voiture, cria-t-il, avec indignation. Elle n’est pas en état de le faire. Je vais la porter.

Suivi par sa sœur respectueuse et stupéfaite, il la porta doucement dans ses bras, puis remonta comme un tourbillon pour effacer de son visage toutes les traces d’une nuit d’angoisse et d’un matin de combat ; il endossa les vêtements de fête du conquérant avant de se précipiter vers la demeure de sa fiancée. S’il n’eût été aussi occupé, le général se fût senti capable de monter à cheval, pour se lancer à la poursuite de son adversaire et l’embrasser, dans l’excès de son bonheur. — C’est à ce butor que je dois tout, se disait-il ; il m’a fait saisir en une heure ce qu’il m’eût peut-être fallu des années pour découvrir, timide imbécile que je suis ! Pas la moindre confiance en moi. Le dernier des poltrons. Et le chevalier ! Ah ! le vieux brave homme ! Le général avait hâte de l’embrasser aussi.

Le chevalier était au lit. Pendant plusieurs jours il fut très mal. Les hommes de l’Empire et les jeunes filles de la Révolution l’interloquaient. Il se leva la veille du mariage, et en curieux qu’il était, emmena sa nièce à l’écart pour causer tranquillement avec elle. Il lui conseilla d’exiger de son mari la véritable histoire de l’affaire d’honneur si impérative et si tenace qui avait failli se terminer pour elle en tragédie. — Il est juste que sa femme en soit informée et, le mois prochain, tu pourras savoir tout ce que tu voudras, mon enfant.

Plus tard, quand le jeune couple vint en visite chez la mère de la mariée, madame la générale d’Hubert rapporta à son cher vieil oncle le récit qu’elle avait obtenu sans peine de son mari. Le chevalier l’écouta jusqu’au bout avec une attention profonde, huma une pincée de tabac, chassa les grains de son jabot, et demanda d’un ton calme :

— C’est tout ?

— Oui, oncle, répondit la jeune femme, en ouvrant très grands ses jolis yeux. C’est drôle, n’est-ce pas ? C’est insensé de songer à ce dont les hommes sont capables !

— Hum ! commenta le vieil émigré. Cela dépend de quels hommes ! Ces soldats de Bonaparte étaient des sauvages. C’est insensé, en effet. En tant que femme, mon enfant, tu dois croire implicitement tout ce que te dit ton mari.

Mais au mari de Léonie, le chevalier confia sa véritable opinion :

— Si c’est là l’histoire que le général a inventée pour sa femme, et pendant la lune de miel encore, vous pouvez bien être sûr que personne ne connaîtra jamais le fin mot de cette affaire.

Beaucoup plus tard encore, le général d’Hubert jugea le moment venu et l’occasion propice pour écrire au général Féraud. Il commençait sa lettre en se défendant de toute animosité.

Jamais, écrivait-il, pendant toute notre déplorable querelle, je n’ai souhaité votre mort. Permettez-moi de vous rendre formellement une vie qui m’appartenait. Il est nécessaire que deux compagnons de gloire comme nous soient en bons termes aux yeux du public.

La même lettre contenait encore un mot personnel d’information domestique. C’est en réponse que le général Féraud adressa à son ancien adversaire une lettre datée d’un petit village des bords de la Garonne :

Si parmi les noms de votre fils, — écrivait-il, — j’avais lu celui de Napoléon, de Joseph, voire de Joachim, je vous féliciterais avec plus de cœur. Comme vous avez jugé bon de lui donner les noms de Charles-Henri-Armand, je me sens confirmé dans mon opinion que vous n’avez JAMAIS aimé l’Empereur. La pensée de ce héros sublime enchaîné sur un rocher au milieu de l’Océan sauvage enlève si bien pour moi toute saveur à la vie, que je recevrais avec une véritable joie votre ordre de me brûler la cervelle. Je considère que l’honneur m’interdit le suicide. Mais je conserve un pistolet chargé dans mon tiroir. Madame la générale d’Hubert leva des mains désespérées à la lecture de cette réponse.

— Vous voyez ; il ne veut pas entendre parler de réconciliation, fit son mari. Il ne faut jamais qu’il risque d’apprendre d’où vient l’argent. Ce serait épouvantable ; il n’y résisterait pas !

— Vous êtes un brave homme, Armand, fit madame la générale, d’un ton approbateur.

— Ma chérie, j’avais le droit de lui briser le crâne, mais puisque je ne l’ai pas fait, je ne puis pas le laisser mourir de faim. Il a perdu sa pension et est parfaitement incapable de faire quoi que ce soit en ce monde. Il faut que nous veillions sur lui, en secret, jusqu’à ses derniers jours. N’est-ce pas à lui que je dois le plus beau moment de bonheur de ma vie ? Ha ! Ha ! Ha !... A travers champs ! Une demi-lieue ! En courant d’un bout à l’autre ! Je ne pouvais en croire mes oreilles... Sans la stupide férocité de cet animal, il m’aurait fallu des années pour vous découvrir ! C’est, extraordinaire : d’une façon ou de l’autre, cet homme a trouvé le moyen de s’immiscer aux sentiments les plus profonds de mon cœur !