CHAPITRE XX.


Le Dante, poëte lyrique.


Quand la poésie lyrique s’est-elle réveillée dans le midi de l’Europe, en dehors de la langue et de l’Église romaines ? quand devint-elle autre chose que l’élan de la prière et de la foi ? La critique moderne a cherché cette date, pour en faire honneur à la Sicile ou à la Provence. Mais ici toute prétention exclusive est vaine ; la poésie lyrique est née partout, avec les premiers et les plus vifs sentiments de l’âme. Si notre Montaigne croyait la reconnaître dans la chanson du cannibale Iroquois célébrant une couleuvre, dont il voudrait dérober les vives couleurs pour en parer le collier de sa maîtresse, si ce chant barbare semble au philosophe français tout anacréontique, même passion, même fantaisie ne dut-elle pas cent fois se produire dans les épreuves de la vie du moyen âge ? L’élégance manquait à l’art, comme aux mœurs. Le goût, le choix, ne faisaient pas vivre cette poésie. Mais, partie souvent du cœur, elle en eut la puissance. À elle appartenait ce premier âge des troubadours, qui sécularisa l’esprit en Europe, suscita devant l’Église une autre puissance d’opinion, commença le débat de la pensée libre contre le plus fort, et forma dans le midi de la France une race de chanteurs hardis et de poëtes populaires.

Ce qui domine la foule devient bientôt un instrument pour le pouvoir. Dans cette société inégale du moyen âge, le prince, le seigneur châtelain, le chevalier, touchèrent par un côté aux plaisirs les plus délicats du peuple ; ils firent des chansons pour lui.

La hiérarchie des rangs se retrouvait dans celle des esprits. Souvent le noble troubadour, le trouvère, parcourant les villes et les châteaux, avait avec lui son chanteur subalterne, comme le chevalier avait son écuyer, et comme jadis dans la Grèce le poëte avait eu son rapsode.

Ainsi, non par l’imitation d’exemples ignorés, mais par une rencontre naturelle, la politesse sociale renaissait parmi nous, sous ces mêmes influences de chants et de poésie que les anciens regardaient comme ayant civilisé le monde. Un seigneur guerrier, Guillaume, comte de Poitiers, commençait dans sa cour féodale ces chansons d’amour qu’un autre châtelain, plus belliqueux encore, Bertrand de Born, devait renouveler avec tant d’éclat et assortir aux tons variés d’une lyre plus savante.

Sous cette forme nouvelle, allait renaître ce que nous avons çà et là recueilli dans les débris de l’art grec, la poésie militante, tour à tour enthousiaste et amère, animant le courage, flétrissant l’injustice et la tyrannie, soulevant les passions à sa voix, et plus puissante à les soulever qu’à les apaiser. Bertrand de Born, ce châtelain de Hautefort, en guerre avec ses voisins, en alliance avec le fils rebelle du roi d’Angleterre, est un poëte de la famille du séditieux Alcée ou de l’injurieux Archiloque. Il a comme le premier la passion de la guerre, l’amour des belles armes et du luxe dans les combats : il est implacable comme le second ; et ses sirventes ne font pas des morsures moins profondes que les ïambes du poëte grec. Enfin, pour justifier ce parallèle, le troubadour du douzième siècle, celui que devait un jour citer et imiter le Dante, avait su plier sa langue naissante à tous les artifices de la mélodie, mêler dans ses sanglants tableaux les teintes graves et douces, être élégiaque enfin comme il était lyrique.

Ce dernier caractère est surtout reconnaissable dans le chant funèbre qu’il a consacré à la mémoire du jeune prince anglais dont il avait excité l’ambition et voulu partager les périls. On croirait entendre un de ces myriologues où se plaisait le poétique génie de la Grèce, mais que la mâle douleur d’un guerrier et d’un ami empreint cette fois d’un pathétique plus attendrissant que les larmes.

La poésie lyrique, cette fleur native de la vie humaine, tour à tour sauvage et cultivée, la poésie lyrique, couronne de la victoire et du cercueil, avait reparu, du jour où le rude guerrier de Limoux avait exhalé sa joie, aux approches du combat, plus doux à ses yeux qu’une journée de printemps, et bientôt après, avait répandu sa douleur, à la mort prématurée du jeune prince d’Angleterre. Le feu de la poésie éclatait là tout entier ; le génie de l’art avait été retrouvé par la passion.

Ailleurs, vers le même temps, sous un autre ciel, mais dans une langue analogue, un guerrier bien autrement célèbre et redoutable, l’héritier d’un des puissants monarques de la croisade, le petit-fils de Frédéric Barberousse, l’empereur Frédéric II, allait protéger la poésie par son exemple autant que par ses bienfaits. Maître à la fois de l’Allemagne, du royaume de Naples et de la Sicile, savant lui-même dans les langues anciennes et dans l’arabe, curieux d’Aristote comme d’Averroès, il fondait à Palerme une académie pour la langue vulgaire ; il y inscrivait et lui-même et ses deux fils, Enze et Mainfroy, tous deux faisant des vers, sans que le génie politique du dernier fût moins perfide et moins cruel.

Ainsi commençait la lumière dans le chaos du moyen âge ; ainsi l’esprit de Dieu, la science et la poésie étaient portées sur les grandes eaux de la barbarie. Mais, par là même, tout demeurait confus ; et souvent, à côté de l’éclair du vrai génie paraissait seulement l’essai maladroit d’un art grossier, qu’on admirait, par inexpérience, autant que le génie même.

Je suis tenté, je l’avoue, de ranger à cette place inférieure ce qui nous est parvenu des chants lyriques de l’empereur Frédéric II et de son chancelier Pierre Desvignes. Tous deux étaient savants ; et Pierre Desvignes, sacrifié, après une longue faveur, aux impitoyables soupçons de Frédéric, semble avoir renouvelé le tragique souvenir de Boèce et de Théodoric. Mais la science ne donne pas l’accent poétique. Dans ce qui nous reste du malheureux ministre de Frédéric II, on ne saurait voir que l’imitation déjà factice de ce langage d’amour dont Pétrarque lui-même devait abuser.

Quant à l’empereur Frédéric, à ce terrible pupille d’Innocent III, qui, maître une fois de l’empire, brava si hardiment les pontifes de Rome, une tendre chanson qu’on lui attribue nous étonne par une humilité langoureuse, mais elle n’a rien de la grâce ni de l’ardeur lyrique ; et c’est ailleurs qu’il faut chercher ces germes de poésie nouvelle déjà semés dans l’Europe, couvés sous les feux du Midi, recueillis dans les cours, et que bientôt allait concentrer dans le miroir ardent de son génie l’Homère du moyen âge.

Singulière fatalité de cette époque qui naissait chargée de tant de souvenirs ! les sentiments subtils, les raffinements du langage précédèrent, dans la poésie nouvelle, l’accent de la passion et les élans de l’âme. À peine la langue italienne, sortant toute vive des ruines de l’idiome romain, fut-elle balbutiée par des chanteurs vulgaires, que toutes les affectations de la pensée, toutes les fadeurs de la fausse passion, vinrent gâter l’art des vers : il semblait que la scolastique pesât même sur l’amour. Nous n’avons pas les chansons qu’Abélard fit pour Héloïse, et qui, répétées sur les places publiques et dans les écoles, trahirent les deux amants. Celle qui en était l’objet en a loué seulement avec orgueil la douceur passionnée et le charme musical ; c’étaient pour elle des odes, comme Horace en adressait à Lydie.

Ce titre poétique d’Abélard s’est perdu dans ses querelles, ses malheurs et sa pénitence. Il n’en est pas ainsi de ses contemporains d’Italie. Leurs chants d’amour se conservaient accueillis par l’admiration ; leur art était déjà célèbre et tenait lieu de naturel et de vérité. Des chefs de parti, des hommes mêlés aux factions de Florence, vainqueurs ou dans l’exil, chantaient les douleurs et les joies d’une passion qu’on pourrait souvent croire imaginaire, tant les expressions en sont discrètes jusqu’à l’obscurité. Ce n’est pas l’élégance et l’harmonie de Pétrarque ; c’est déjà quelquefois sa recherche d’esprit. Guinicelli, Guido Cavalcanti, n’ont de lyrique dans leurs canzoni que la forme des stances et l’enlacement des vers. L’art, du reste, a tué la passion ; et il semble que ces natures si vives, si guerrières, soient soumises à toutes les gênes d’une science technique et raffinée. C’est là, surtout, l’infériorité du moyen âge devant le monde antique : il raisonne trop, et le faux goût de la décadence a devancé pour lui l’éveil du génie.

Voici venir ce génie, cependant ; et, sans avoir secoué tout à fait la poussière du temps, il réunira bien des vertus poétiques : il aura l’accent du drame et de la satire, comme celui de la poésie lyrique et de l’enthousiasme. Il appellera Comédie son œuvre immense, mêlée, turbulente comme le moyen âge. Il aura, dans son langage habilement extrait de tous les dialectes vulgaires de l’Italie, l’énergie populaire et la sublimité, ou la douceur mystique ; il empruntera sans cesse à la riche nature dont il est entouré, au spectacle des champs, au souvenir de ses fuites à travers tous les lieux et parmi toutes les conditions humaines, à ses combats, à ses souffrances, bien des images de la vie réelle et des mœurs de son temps ; et il sera pourtant, à certaines heures de son inspiration, le plus idéal et le plus recueilli des poëtes religieux. Lui qui tenait dans ses mains la malédiction des prophètes et la lançait au gré de sa haine ou de sa justice, il trouvera les accents les plus purs qui jamais aient retenti sur la lyre, pour porter jusqu’à Dieu la prière et l’espérance humaines.

Mais c’est là, dans le voyage miraculeux du Dante, le plus haut point où il soit parvenu ; et notre admiration doit le chercher d’abord au-dessous de ces invisibles grandeurs. Sa première étude de poésie, ses premières pensées, étaient celles de ses contemporains. Avec eux, à l’exemple des Provençaux, il faisait des sonnets subtils sur l’amour ; comme eux, il était raffiné et parfois bizarre. Il n’eut pas seulement un prédécesseur de son nom, auteur de quelques froids sonnets, et cependant admiré jusqu’à la passion par une jeune fille poëte, qui voulut se nommer la Nina di Dante : il crut, dans sa jeunesse, avoir quelques rivaux de poésie, et ne laissa que bien tard échapper l’aveu qu’il espérait les effacer tous, comme le peintre Cimabué surpassait Giotto.

Pardonnons à cette candeur du génie. Sa première forme était celle de son temps. Il avait, peut-être à un plus haut degré, les mêmes études de langue latine, de poésie provençale et de philosophie ; il composait une thèse sur la terre et l’eau considérées comme premiers éléments ; il était venu écouter dans Paris, rue du Fouarre, un grand maître de scolastique, et il avait lui-même discuté contre tout venant. Mais son génie parlait de plus haut. Dante, presqu’au sortir de l’enfance, a senti l’amour pur, vrai, profond ; il en a rendu les illusions et la douleur, avec une force qui rejette bien loin toute la poésie convenue et le langage affecté du siècle ; il en a gardé l’ineffaçable souvenir, comme un sceau de Dieu sur lui ; il a été consacré poëte par la religion et par l’amour.

À cette originalité première du Dante, à cet amour, à ce deuil, à ce culte de Béatrix, craindrons-nous d’ajouter une autre inspiration, qui dément toute une théorie de la critique moderne ? Il faut oser le redire : le poëte créateur du moyen âge est l’élève de l’antiquité. C’est qu’en dépit de la division systématique soutenue dans quelques ouvrages célèbres, il n’y a pas deux mondes distincts pour l’imagination, il n’y a pas deux grandes écoles égales et contraires ; il y a moins et plus. Le génie, sorti par élans de quelques sources qui ne changent pas, a d’infinis détours et des variétés sans fin. Le caractère du Dante, ce grand novateur, fut d’adorer Virgile, ce maître d’un langage si classique et si pur ; et il ne l’adora pas seulement, comme avait fait Stace, en l’imitant mal, en exagérant son élégance, en gâtant sa simplicité, en altérant sa passion. Tout pénétré de cette lumière, tout enchanté de cette poésie, il en réfléchit les rayons dans un idiome naissant à peine, et qu’il façonnait sous ce puissant modèle. L’art savant et passionné de Virgile répandu sans effort dans le langage royal et populaire que le nouveau poëte recueille de tous les coins de l’Italie, voilà l’inimitable beauté de la diction du Dante !

Mais, par là-même, cette diction si variée, si libre, souvent calme et sublime, parfois bizarre, toujours précise et nerveuse, faite pour le cœur et la pensée, ne devait rien avoir des langueurs et de la monotonie de ces premiers chanteurs d’amour qui éveillèrent l’imagination en Italie. Lors même que Dante les imitera et prendra, comme eux, les couleurs de sa Dame, on sentira que c’est une autre voix ; et le titre de son premier écrit célèbre, Vita nuova, n’est pas moins le signe d’un art nouveau que la révélation d’une âme transformée par l’amour.

Ainsi liée aux formes musicales des troubadours, mais animée d’une passion bien autrement mélancolique et sévère, la première poésie du Dante sera toute lyrique. Elle le sera sur des tons variés, parfois simple et naïve, parfois grave et passionnée, gracieuse comme Anacréon, philosophique comme Horace.

Ce terrible Dante, cet implacable vengeur, dont le visage altier et la sombre tristesse semblent, aux yeux du peuple, marquer son mystérieux commerce avec l’enfer, l’auriez-vous pressenti jamais, dans quelques-uns des premiers vers qu’il essaya, peut-être en s’accompagnant sur la lyre de son ami, le musicien Gasella ? Quelle mélodieuse douceur, quelle tendresse et quelle innocence dans ce premier chant prêté sans doute à Béatrix enfant : « Je suis jeune fille, belle et toute nouvelle ; et je suis descendue, pour me montrer à vous, des splendeurs du lieu d’où je viens. J’étais au ciel, et j’y dois retourner encore, pour donner à d’autres le charme de ma lumière. Qui me voit et ne se sent pas amoureux, n’aura jamais l’intelligence de l’amour. Car aucune grâce ne me fut refusée, quand la nature me demanda à celui qui a voulu, ô femmes, m’associer à vous pour compagne. Chaque étoile a versé dans mes yeux quelque chose de sa lumière et de sa vertu. Mes beautés sont nouvelles pour le monde, m’étant venues de là-haut ; et elles ne peuvent être comprises que de l’homme en qui l’amour règne déjà, sous l’attrait d’une autre. »

Ainsi, la passion des troubadours était déjà une divine extase pour la poésie de leur successeur. D’autres accents lyriques la rendront plus expressive encore. Je ne crois pas que, dans le langage des sentiments privés, il y ait rien de plus touchant que la prière du poëte à la Mort, pendant la maladie de Béatrix. La douleur d’Horace sur la perte d’un ami, son effort pour consoler dans un autre une affliction non moins grande que la sienne, attendrit et charme par la pureté des sentiments et la tristesse mélodieuse des paroles. Mais tout se terminait à l’aride résignation de ceux qui n’ont pas d’espérance, comme devait le dire un jour l’Apôtre.

Quelle douleur plus pathétique dans la prière du poëte, suppliant à plusieurs reprises et par toutes les inventions du cœur cette inflexible Mort, et lui disant enfin, dans le culte chrétien de son amour : « Ô Mort ! ne diffère pas d’accorder merci, si tu le peux ; car je vois déjà le ciel s’ouvrir, et les anges de Dieu venir dans ce bas monde pour emporter l’âme sainte. »

On sait combien cette image de Béatrix occupa la pensée du Dante, et revient partout dans ses premiers vers, avant d’être divinisée dans son grand poëme. Parmi les canzoni éparses, les complaintes douloureuses et fières dont il sema sa route, il y a surtout une pièce doublement lyrique par la fiction et par le langage. C’est un témoignage du poëte sur lui-même : « Trois dames, » dit-il, « me sont venues, s’approchant de mon cœur et s’arrêtant au dehors, parce qu’au dedans est entré l’amour qui règne sur ma vie. Leurs vêtements sont déchirés ; la douleur, peinte sur leurs visages. On voit que tout leur manque à la fois, et que la noblesse, comme la vertu, leur est inutile. Il fut un temps où, selon leur récit, elles étaient adorées ; mais aujourd’hui elles sont pour tous objet de haine ou d’indifférence. »

Ces trois femmes mystérieuses, que l’amour interroge sur leurs noms, c’étaient la Justice, la Générosité et la Tempérance, persécutées désormais par les hommes et réduites à une vie errante et pauvre. « Et moi », s’écrie le poëte, « moi qui, dans ce divin langage, entends la consolation et la plainte de si nobles bannies, je tiens à honneur l’exil qui m’est imposé. Souffrir avec la vertu est un destin digne de louange. »

Il n’est pas vrai, toutefois, que ces premières chansons du Dante, ces odes passionnées avec diffusion, eussent élevé déjà le grand poëte au-dessus de tous ses contemporains. Cette gloire n’appartient qu’à la grande œuvre du Dante ; et là même, malgré ce nom de Cantique appliqué par lui-même à cette œuvre, ce n’est pas l’inspiration lyrique qui domine le plus. Protée du moyen âge, revêtant toutes les formes du monde civilisé et du monde barbare, prodiguant tour à tour le raisonnement, l’imagination, la subtilité des allégories, l’invective et la plaisanterie, Dante n’aura que rarement, dans la première partie de son poëme, la pureté de l’accent lyrique. Et pourtant, si nous voulons, après Pindare, après Horace, donner une image de cette poésie sublime et calme qui retraçait, pour les anciens, les révolutions capricieuses du sort et les mettait au-dessous du courage et de la vertu, c’est au poëte de la Divine Comédie qu’il faudrait demander cet exemple. Quelle ode à la Fortune égale l’image et la leçon contenues dans ces vers :

« Maintenant, ô mon fils, tu peux voir la coupe remplie de tous les biens pour lesquels se tourmente la race humaine. Tout l’or qui se rencontre sous la lune, ou qui a jamais appartenu à ces âmes harassées de fatigue, ne pourrait procurer à une seule d’elles un instant de repos.

Maître, lui dis-je, quelle est cette Fortune, dont tu m’as dit un mot ? Qu’est-elle, pour tenir ainsi le monde dans ses mains ? » Il me répondit alors : « Ô créatures insensées ! quelle ignorance vous égare ! Il faut que je vous instruise. Celui dont la science surpasse tout, a fait les cieux et en a réglé l’ordonnance, de sorte que, sous la splendeur d’une lumière également distribuée, chaque partie est visible pour une autre. De même, il a donné aux grandeurs du monde un régulateur et un chef qui transfère à propos ces biens frivoles, d’un peuple à un autre et d’un sang à un autre sang, malgré tout l’effort des conseils humains. C’est ainsi qu’un peuple s’élève et qu’un autre languit, au gré de cette Puissance qui se cache, comme le serpent sous l’herbe. Votre savoir n’a pas de force contre elle : elle pourvoit, elle juge ; elle règle son empire, comme les autres divinités disposent du leur. Ses changements ne s’arrêtent jamais. La nécessité lui donne une course si rapide, que souvent elle atteint le vainqueur ; c’est elle qui est mise en croix par ceux-mêmes qui devraient la célébrer et qui la maudissent à tort. Mais elle, dans sa béatitude, n’entend pas de tels cris. Avec une joie égale à celle des autres créatures du premier ordre, elle roule sa sphère et jouit de son bonheur. »

Vous avez présent cet hymne d’Horace à la divinité d’Antium, à cette Fortune dont les Romains avaient cru sentir les puissantes faveurs, dans les calamités qu’eux-mêmes infligeaient aux vaincus. Vous avez admiré dans le poëte l’appareil de terreur et de vengeance qu’il fait marcher devant elle :

Te semper anteit sæva Necessitas,
Etc., etc.

Quelques autres images du poëte de Tibur, cette courtisane, ces amis qui, fuyant avec la Fortune, disparaissent quand l’amphore est vide, vous faisaient songer seulement à d’humbles catastrophes de la vie privée sous les Césars. Mais la brusque succession des empires, les avènements de peuples nouveaux, tout ce travail de l’Europe depuis la chute de Rome, sont présents au poëte chrétien et grandissent pour lui le symbole païen qu’il emploie.

Une telle poésie ressemble à la chose même qu’elle décrit. Comme le moyen âge, elle hérite de tout le passé : elle le reçoit obscurci, brisé, confondu ; elle le dément tour à tour et le répète ; elle lui prend ses fictions et les éclaire d’une vérité nouvelle ; elle lui prend ses vérités, et les rend plus pathétiques et plus vastes ; elle bâtit Saint-Pierre de Rome avec les débris des temples païens, mais elle place au sommet la coupole de Michel-Ange.

L’ensemble de la Divine Comédie nous offrirait souvent des marques de ce progrès du temps et du génie, malgré les accessoires barbares qui s’y mêlent. Mais à d’autres appartient cette étude, dans sa variété vraiment inépuisable. Qu’il nous suffise ici de retrouver çà et là et de suivre à la trace les blanches lueurs de cette grande poésie, que nous avions admirée dans la Grèce et qui revient, à longs intervalles, pour le monde, comme ces astres dont le poëte a vu

Flammarum longos à tergo albescere tractus.

C’est au sortir du plus célèbre, mais non pas du plus étonnant des poëmes du Dante, que cette lumière apparaîtra le plus souvent à nos yeux. Peut-être deviendra-t-elle parfois monotone, et trop éblouissante pour l’âme qui veut s’en éclairer. Mais, par là même, sous cette voûte resplendissante que le poëte élève au-dessus de vos têtes, vous entendrez mieux la voix de l’admiration et de la foule monter en majestueux accents jusqu’à Dieu. Le Purgatoire du Dante est une aspiration vers le ciel ; le Paradis est l’hymne de reconnaissance de l’imagination, pour un bonheur infini comme son espérance.

Jamais la pensée humaine n’osa si prodigieuse invention, et ce qui en est le défaut en est aussi la merveille : je veux dire la longueur de cette invention et l’inépuisable emploi de la même pensée, l’idéal de la grandeur divine et l’idéal de l’amour humain. Merveilleux et tendresse, sublimité des images et profonde émotion du cœur, il y aura donc là ce que la poésie la plus vraie, la plus naturelle, avait pu concevoir de plus grand, à la pensée de Dieu et sous les rayons de la plus éclatante nature ; et là devait se rencontrer aussi ce que l’âge plus avancé du monde, ce que l’expérience plus triste de la vie, ce que les malheurs réitérés des siècles, auront appris à l’âme humaine.

Je ne m’étonnerais donc pas que le chef-d’œuvre de la poésie lyrique, l’hymne religieux, ou même l’ode philosophique au plus haut degré d’enthousiasme et de grandeur se retrouvât dans les chants de la Divine Comédie du Dante. Ici le Dante aura eu pour précurseurs, non ces poëtes profanes dont il était accueilli, à l’entrée de l’Enfer, mais les poëtes hébreux, le Psalmiste et les Prophètes. Dans la féconde originalité du Dante reconnaissons, en effet, la double inspiration qu’il a reçue. Ce génie créateur a derrière lui l’Orient et l’ancienne Italie. Comme il parle de tout ce qu’il sait, et qu’il n’a point nommé Pindare, Eschyle ni Sophocle, je croirais que, peu versé dans leur langue, de la poésie grecque il ne connaissait guère qu’Homère, le poëte souverain. Mais le génie lyrique dans son ardeur, dans sa passion, lui arrivait avec la parole sainte et les prières de l’Église : c’est là qu’il trouvait à la fois le surnaturel et l’enthousiasme.

Ce n’est pas en effet une seule imagination humaine, quelque riche qu’on la suppose, qui a pu construire ces idéales hiérarchies de douleurs, d’expiations et de béatitudes, où se complaît le poëte de la Divine Comédie ; c’est la pensée chrétienne qui travaillait, depuis des siècles, sur quelques versets de l’Évangile, sur quelques cantiques d’Isaïe ou de saint Jean. Un siècle et demi avant le Dante, quand l’italien à peine naissant ne s’écrivait pas encore, quand la prédication et la poésie étaient encore toutes latines en Italie, un des grands hommes de l’Église, Pierre Damien, ce pur et austère génie, parfois en lutte même contre Grégoire VII, et osant le nommer mon saint tentateur, mon saint satan, avait chanté dans un hymne la gloire du paradis. Et, ce qui n’est pas indigne de remarque, cet hymne, dans une sorte de vers latins mesurés par le nombre de syllabes, non par le rhythme, sauf un ïambe final, se composait de tercets rimés et semblait chercher ainsi dans les décombres du langage romain un relief dont l’Italie nouvelle allait revêtir son idiome populaire. Voici cette ébauche de la transformation commencée :

« Vers la source de l’éternelle vie aspire mon âme altérée ; ces barrières de la chair, mon âme captive cherche à les briser : elle se lève, elle travaille, elle lutte dans l’exil, pour retrouver la patrie, en gémissant sous le poids des afflictions et des maux. Cette gloire que lui a ravie le péché, elle la contemple encore. Le mal présent accroît la mémoire du bien perdu. Qui pourrait dire quelles sont les joies de la paix suprême, là où s’élèvent des palais de vivantes escarboucles, des toits resplendissants de lames d’or, des salles rayonnantes ? Des pierres précieuses forment tout l’édifice ; un or pur, limpide comme le verre, jonche les rues de la cité ; nulle fange, nulle corruption, nulle impureté ne la souille. »

Ad perennis vitæ fontem mens sitivit arida.
Claustra carnis præsto frangi clausà quærit anima ;
Gliscit, ambit, eluctatur exul frui patria.
Etc., etc.

Et cette forme de tercets rimés continue, sauf quelques interruptions, à reproduire en foule les images que la foi rendait vulgaires sans les rendre moins poétiques.

Encore un peu de temps, et les dialectes vulgaires, à peine dégagés des ruines romaines, allaient s’emparer de cette thèse inépuisable, que la religion rendait présente aux cœurs de la foule, et que le beau ciel de l’Italie animait de sa lumière. Ici viennent à nous encore, comme des précurseurs du Dante, ou du moins comme des initiateurs de la langue qu’allait parler son génie, ces poëtes franciscains dont un rare talent de nos jours, un éloquent érudit, a retrouvé d’heureux échos.

Cette fois, ce n’est plus le chant profane et travaillé des troubadours, cette poésie artificielle lors même qu’elle est passionnée, qui aura précédé le grand poëte, lui ouvrira la route, et, par cela même, pourra souvent égarer son mâle et fier génie : ce sera la religion même, par les voix les plus candides et les plus simples ; ce sera le spectacle de la piété populaire, au milieu de la belle nature de l’Italie, alors que, dans la tiède sérénité du soir, après un jour brûlant de Toscane, un humble religieux, frère Pacifique, faisait doucement retentir de simples paroles italiennes, répétées en chœur par le peuple agenouillé dans une vaste plaine des bords de l’Arno.

Un de ces chants était, dit-on, de saint François lui-même, et n’en est pas indigne par la ferveur de l’émotion dans l’abondance négligée des paroles. C’est un hymne à Dieu ; c’est une paraphrase populaire du chant sublime où le Psalmiste appelait tous les objets de la nature à célébrer le Créateur. Rien sans doute ne saurait atteindre à cette voix primitive du prophète hébreu, à ce grand témoignage de l’unité divine proclamée par toutes ces substances matérielles que le monde avait adorées à la place de leur Créateur ; mais la glose vulgaire de cette vérité sublime est belle encore.

Né vers la fin du douzième siècle, dans un village de cette Ombrie dont l’épicurien Horace avait célébré les vertes forêts et les ruisseaux limpides, François d’Assise, mort dès 1226 consumé de la fièvre ardente de l’enthousiasme et de la charité, avait, dans la courte durée de son apostolat, tout employé pour parler au peuple, depuis la poésie jusqu’aux miracles. Parmi les rudes laboureurs et les patres des Apennins, il avait été l’Orphée de ces esprits encore sauvages ; et c’était pour eux qu’un de ses disciples chantait, sur un air simple et puissant comme sa parole, ces strophes à peine distinctes de la prose :

« Très-haut Seigneur ! à vous les louanges ; à vous la gloire et les honneurs ; à vous doivent se reporter toutes les actions de grâces, et nul homme n’est digne de vous nommer. Soyez loué, ô Dieu ! soyez exalté, ô mon Seigneur ! par toutes les créatures et particulièrement par le soleil, votre ouvrage, Seigneur, lui qui fait resplendir le jour, dont nous sommes éclairés. Car, en beauté et en splendeur, il est votre image. Soyez aussi loué par la blanche lune et les étoiles errantes que vous avez répandues dans les cieux ! Que Notre-Seigneur soit loué par le feu, dont les rayons illuminent la nuit, par le feu brillant, rapide, magnifique, inépuisable !

Que Notre-Seigneur soit loué par l’eau, l’élément le plus salutaire aux mortels, humble, pur, limpide ! que Notre-Seigneur soit loué par la terre notre mère, qui nous porte et qui nous entretient d’une si féconde variété de fleurs et de fruits ! Que Notre-Seigneur soit loué de qui pardonne, en amour de lui, et de qui souffre les peines du corps avec patience, et la maladie avec allégresse d’esprit ! Que Notre-Seigneur soit loué par la mort, dont nul ici-bas ne peut éviter l’atteinte ! Pitié pour ceux qui meurent en péché mortel ! Bienheureux ceux qui, à l’heure suprême, se trouveront dans votre grâce, pour avoir obéi à votre sainte volonté ! ils ne verront pas la seconde mort, celle des peines éternelles. Louez, remerciez Notre-Seigneur : soyez-lui reconnaissantes et servez-le, vous toutes, ô créatures, avec l’humilité que vous lui devez ! »

De cette naïve abondance d’images et de prières redites par un peuple, à la voix d’un saint homme, la poésie allait monter aux cieux mystiques du Dante, à ce monde idéal tout parsemé de splendeurs, tout retentissant de voix célestes, mais où les merveilles de l’esprit dominent toujours celles de la matière. C’est là l’incomparable grandeur du poëte. Quels que soient les spectacles dont son imagination nous éblouit, c’est à la pensée pure qu’il emprunte son dernier coup de pinceau. Que sont, en effet, les images extérieures de l’empyrée, les rayons, les flammes, les étoiles, toute la magnificence des cieux ? beaucoup moins qu’un seul sentiment de l’âme élevée jusqu’à Dieu. Toutes les merveilles semées sur la route du poëte, dans son voyage surnaturel, s’effacent devant l’ascension de son âme, qui, regardant les yeux de Béatrix attirée elle-même par l’astre du jour, monte sous cette invincible puissance, et vérifie la parole de l’Écriture : L’amour est plus fort que la mort.

Dans cette Jérusalem céleste, qu’avaient décrite les prophètes et qu’une secte chrétienne, les millénaires, attendait de siècle en siècle sous les nuits lumineuses du désert, le poëte avait ainsi jeté la vie nouvelle de l’amour pur. Cette ardeur de l’âme pouvait-elle ne pas donner l’enthousiasme lyrique ? Le génie transporté par une vraie passion ne doit-il pas atteindre toutes les hauteurs de l’art ? Platon l’eût affirmé ; et sa Diotime, cette image de la sagesse et de l’amour, dont il a fait l’inspiratrice de Socrate, était moins divine que Béatrix.

L’écueil ne se rencontrera que dans la grandeur continue de la fiction, dans cette élévation tout idéale rêvée si longtemps, dans cette uniformité d’éblouissement et d’enthousiasme. Le sublime lyrique, nous a-t-on dit, est un élan rapide, un éclair de l’âme. Mais, sur la route du ciel et dans le ciel même, l’admiration mystique n’a pas de repos, et l’enthousiasme ne peut passer ni renaître. De là, sans doute, l’intérêt moins grand qui s’attache au Purgatoire et au Paradis du Dante. Son génie a pu tout faire, hormis de varier la perfection morale et de passionner la béatitude. Sous les flots de cette poésie rayonnante, sous la monotonie de cet art merveilleux, on finit par demeurer plus étonné qu’ému.

Et toutefois de cette éclatante uniformité la mémoire peut détacher des beautés qu’on n’oublie pas, les plus neuves de la poésie moderne, bien que toutes remplies encore de l’imagination antique. Tour à tour calme et forte, extraordinaire et grave, cette poésie est tantôt un récit, tantôt un hymne. Écoutez le poëte : « Le soleil déjà touchait l’horizon qui, vers midi, environne d’un cercle lumineux tout Jérusalem ; et la Nuit, toujours opposée à cet astre, s’élevait en dehors du Gange, avec le signe de la Balance qui lui tombe de la main quand c’est elle qui règne. Les joues vermeilles de la blanche Aurore brunissaient, sous les feux d’un été trop ardent.

Nous étions encore près de la mer, tels que le voyageur qui songe au départ, et déjà marche dans la pensée, mais demeure immobile : tout à coup, de même qu’au matin, à travers de lourdes vapeurs, Mars vers le couchant reluit d’un rouge écarlate, au-dessus de l’Océan ainsi se leva, et puissé-je la voir encore ! une lumière qui courait sur la mer si vite que nul oiseau n’eût égalé son vol.

Ayant un peu détourné les yeux pour consulter mon guide, je la revis plus éclatante et plus grande. À chaque côté m’apparaissait je ne sais quoi de blanc ; et de là sortaient peu à peu d’autres couleurs. Mon maître ne dit rien, jusqu’au moment où ces premières blancheurs parurent des ailes. Alors, reconnaissant le messager, il s’écria : Tombe, tombe à genoux ; voici l’ange de Dieu. Croise les mains ; désormais tu rencontreras tel secours. Vois ; il dédaigne les instruments humains : il ne veut d’autre rame ni d’autres voiles que ses ailes, à travers de si lointains rivages ; vois comme il les tient droites vers le ciel, battant l’air de ses plumes immortelles, qui ne changent pas, comme les chevelures des hommes.

Après qu’il se fut davantage approché de nous, l’oiseau divin parut plus brillant ; et l’œil, n’en pouvant soutenir l’éclat, s’abaissait ébloui. L’ange aborda le rivage, sur une barque svelte et légère qui à peine effleurait l’onde. À la poupe se tenait le céleste nocher, pareil à un bienheureux ; et plus de cent âmes étaient assises dans la barque ; et toutes ensemble chantaient d’une seule voix : Israël, à sa sortie d’Égypte. »

Ces images peuvent nous rappeler ce que nous avons admiré dans Pindare, et ce que Dante n’avait pas lu, ces îles des bienheureux, où abordent les âmes choisies, où la lumière ne s’éteint jamais, où le souffle léger du zéphir agite les rameaux odorants des arbres. Cette peinture, dans Pindare, efface bien la rudesse de l’Élysée d’Homère ; mais elle est encore tout extérieure ; elle est le charme des sens ; elle n’est pas le bonheur de l’âme. C’est à peindre ce bonheur que s’est complu le banni de Florence, le chef de parti vaincu, le poëte errant forcé d’apprendre « combien est amer au goût le pain de l’étranger, et combien est rude à monter et à descendre l’escalier d’autrui. »

De ce contraste même entre le poëme et l’homme, entre les contemplations de la pensée religieuse et les épreuves de la vie soufferte, de ce contraste sort le pathétique humain qui se mêle à cet idéal. Le poëte nous ramène à la terre par ses douleurs, comme il nous élève à Dieu par son génie ; mais il est théologien, il argumente, il déclame, il accuse, il est implacable dans le ciel.

Par là encore, cette poésie extraordinaire du Dante renouvela et dépassa, dans le moyen âge, un des caractères qu’avait eus la poésie grecque, cette voix éclatante de la passion aidée par l’harmonie. Elle fut l’hymne religieux de Pindare, le chant guerrier de Tyrtée, l’ïambe vengeur d’Archiloque. Elle flétrit le vice, comme elle exaltait la vertu ; elle mit sur les actions des hommes le stigmate de la honte ou la lumière de la gloire, et fit elle-même, dans cette vie, les rétributions pénales qu’elle a décrites pour l’autre.

Elle ne nous représente pas seulement le chœur antique, ce long hymne de la tragédie grecque ; elle renouvelle cette épode rapide et sanglante, ce sévère anathème du génie, que lançait la muse irritée et qui ressemblait à la terrible marche de guerre des Crétois, sous le son de la lyre.

Quelques-unes des plus grandes beautés éparses dans la Divine Comédie sont empruntées à ce caractère militant de l’enthousiasme poétique. La poésie antique avait été parfois homicide. La poésie du Dante alla plus loin : tel homme pervers, qu’elle avait désigné, n’osa se tuer, par effroi même des peintures du poëte, mais traîna la vie sous la damnation de ses remords, dans la solitude que lui faisait la juste horreur de ses concitoyens.

Ce poëte, inexorable pour le vice, la cruauté, la bassesse, est un peintre sublime des plus douces vertus : il est, par moments, le moraliste mélodieux que charment l’innocence de la vie, la simplicité des champs, la pureté des mœurs antiques. Sa douce extase devant de telles images suspend sa colère et ses haines ; et la lyre est, sous ses doigts, pleine de tendresse et de pureté naïves. Quelle ode d’Horace, sur les premiers temps de Rome, égale ce tableau de l’ancienne Florence, dans le xve chant du Paradis : « Florence, aa milieu de cette enceinte antique d’où elle compte encore les heures du jour, vivait en paix, dans la sobriété et la pudeur. Les femmes n’avaient ni chaîne d’or, ni couronne, ni ceinture qui fut à regarder plus que la personne. La fille, en naissant, ne faisait pas peur au père, par l’idée de la fuite rapide du temps et de l’accroissement sans mesure de la dot. Il n’y avait pas de maison sans famille, et Sardanapale n’en était pas venu à montrer ce qui peut s’oser dans une chambre. Devant nos palais ne s’abaissait pas encore le monte Mario, qui, s’il est vaincu en hauteur, n’en sera pas pour cela plus dédaigné. J’ai vu Bellincion Berti marcher ceint d’une pauvre casaque en cuir, et sa femme s’éloigner du miroir sans s’être peint le visage. J’ai vu un Nerli, un del Vecchio, se contenter d’un simple vêtement de peau, et leurs femmes occupées du fuseau et du rouet. Heureuses femmes ! chacune était assurée de sa sépulture, et nulle n’était délaissée pour la France. L’une veillait aux soins du berceau, et, pour consoler l’enfant, usait de ce langage qui ravit de joie les pères et les mères. Une autre, en filant la laine sur la quenouille, devisait avec sa famille des Troyens, de Fiésoles et de Rome. Alors une Cianghella, un Lapo Salterello, auraient passé pour un prodige, tels que le seraient aujourd’hui un Cincinnatus et une Cornélie. Dans cette vie si calme, dans cette belle vie de citoyen, dans cette communauté si pure, dans ce doux hospice, me fit naître Marie invoquée à grands cris ; et, sur votre antique baptistère, je reçus à la fois les noms de chrétien et de Cacciaguida. »

À ces traits naïfs, trop altérés dans toute traduction, à ce langage d’une si maligne et si poétique candeur, on peut comparer les regrets et la verve moqueuse d’Horace, ses louanges des vieux Romains et de leurs chastes épouses, son âpre censure des mœurs dégénérées et de la danse ionienne. Si le poëte lyrique de l’Empire est là plein de grâce et de verve, dans ses admirations ou dans ses colères, a-t-il pour nous cette perfection de naturel, et cette naïve nouveauté de langage qui ne vieillira jamais ?