CHAPITRE XIX.


Lyrisme latin sous l’inspiration chrétienne. — Prudence. — Saint Paulin, évèque de Nole.


Nous retrouvons en Occident ce que l’Orient nous offrait, la transformation chrétienne s’appliquant à tout, à la poésie comme à la vie réelle. Mais d’abord imitatrice du passé, cette poésie, dans sa nouveauté même, gardera les formes de l’art, les règles de l’harmonie, que l’ignorance populaire et l’invasion barbare devaient plus tard confondre et détruire. Ce n’est pas à Rome que cette école, déjà chrétienne, mais classique, parut avec le plus d’éclat. Porté si loin par la conquête, l’idiome romain recevait de points fort opposés ses orateurs et ses poëtes. La belliqueuse Espagne, cette contrée qu’une affinité méridionale avait mêlée de bonne heure au génie de ses maîtres italiques, célébrait sur la lyre latine le culte nouveau. Comme elle avait donné jadis Lucain et Martial à la monstrueuse grandeur et aux vices de Rome, elle offrait aux vertus de l’Église sortant des catacombes un chantre harmonieux et pur.

Né dans la province de Tarragone vers l’an 348 de notre ère, tour-à-tour avocat, juge, préfet, puis appelé par ses talents à Rome et à la cour de Théodose, Prudence, dans sa vie toute laïque, ne pouvait atteindre à l’autorité et à la gloire des grands évêques dont s’honorait alors l’Église. Il était au quatrième siècle ce qu’avait été Minutius Félix au second, un mondain néophyte servant de sa parole la foi de ses frères, et célébrant la Rome nouvelle avec la tradition littéraire d’un ancien Romain. Poëte lyrique, mais non pontife inspiré, Prudence décrit d’abord la vie chrétienne dans ses devoirs de chaque jour et dans ses plus glorieux souvenirs. Comme l’évêque de Ptolémaïs, sous l’impression du spectacle de la nature mis en rapport avec le cœur de l’homme, il marquait par des hymnes les principales heures et les divisions du temps.

Le charme de ces préludes était dans leur sainteté, dans le rappel de l’âme à elle-même, dans le contraste de cette pureté religieuse avec les vices du monde profane, et enfin dans les espérances de la vie spirituelle supérieure à tous les sentiments de l’existence ici-bas. Tel est, ce semble, cet hymne matinal composé sur un des mètres élégants d’Horace :

« Ô nuit, ténèbres[1], sombres vapeurs, confus et trouble apanage du monde ! le jour se lève, le ciel blanchit, le Christ vient ; disparaissez.

L’obscurité de la terre se dissipe sous le dard enflammé du soleil ; et la couleur est rendue aux objets, avec la lumière de l’astre étincelant.

Ainsi notre propre nuit, l’obscurité de nos cœurs complices de la fraude, bientôt mise à découvert, pâlira devant le règne de Dieu.

Alors ne pourra plus se cacher ce que chacun médite de noirceur ; mais, à cette aube nouvelle, brilleront les secrets dévoilés de l’âme.

Avant le jour, le voleur pèche impunément, sous le honteux abri des ténèbres ; mais la lumière, ennemie de la fraude, ne permet plus de cacher le larcin.

Voici venir le soleil enflammé : maintenant, regret, honte, repentir. Personne, devant la lumière, n’a la même fermeté dans le mal.

Maintenant, maintenant, vie laborieuse. À cette heure, nul ne s’avise de jouer ; tous colorent d’un aspect sérieux même leurs soins les plus frivoles.

Cette heure, utile à tous, appelle chacun à faire ce qu’il sait, le soldat, le magistrat, le nautonier, l’artisan, le laboureur.

La gloire du barreau séduit l’un ; le clairon fatal entraîne l’autre. Ici le marchand, là le métayer, poursuivent leurs avares profits.

Mais nous, ignorants du gain et de l’usure, étrangers à l’art de la parole, non redoutés dans l’art de la guerre, nous ne connaissons que toi seul, ô Christ !

Avec une âme pure et simple, une voix pieuse, agenouillés devant toi, nous apprenons à t’invoquer par les larmes et les chants.

C’est le prix de nos journées ; c’est l’art dont nous vivons ; c’est notre première œuvre, quand le soleil ranimé se lève. »

Les strophes suivantes languissent et deviennent bizarres, dans quelques détails sur la lutte nocturne de Jacob contre un ange. La parabole est ici mêlée d’une sorte d’indécence mystique. Mais bientôt l’élévation morale reparaît dans le vœu du chrétien, pour que le nouveau jour qui lui est accordé passe irréprochable, que la langue n’y fasse pas de mensonge, que la main, que les yeux n’y pèchent pas.

« Un surveillant nous assiste d’en haut, et chaque jour voit tous nos actes, de l’aube jusqu’au soir. C’est le spectateur et le juge de tout ce que conçoit l’âme humaine : personne ne trompe ce témoin. »

L’hymne du soir, pour demander une nuit paisible, l’éloignement des songes et la pureté de l’âme, n’est pas d’un tour moins naturel. Après une invocation au Père et à la Trinité, le poëte dit en strophes alcaïques enlacées avec art :

« Le labeur du jour est passé[2], l’heure du repos revenue ; et le sommeil à son tour détend les corps harassés.

L’âme, troublée d’orages et blessée de soucis, boit à pleine gorge la coupe de l’oubli.

Un calme puissant pénètre tous les membres, et ne laisse aux malheureux nul sentiment de douleur.

C’est la loi donnée de Dieu à notre fragile nature, que ce plaisir qui guérit et tempère la souffrance.

Le repos salutaire circule dans les veines, et calme par la fraîcheur du sommeil le cœur dégagé de soucis ; mais l’intelligence s’échappe d’un rapide essor, et sous des images diverses elle voit les choses cachées.

Une fois libre de soins, l’âme, née du ciel, et dont l’éther est la source pure, ne saurait languir oisive.

Elle se fait à elle-même, par imitation, de multiples fantômes, et, les parcourant à la hâte, retrouve une sorte d’activité.

Celui que la pureté de ses mœurs a rarement laissé faillir, un éclatant rayon le frappe et lui montre les choses invisibles.

Mais celui qui souilla son cœur de la contagion des vices, jouet de frayeurs sans nombre, voit de menaçantes images. »

D’autres incidents de la vie étaient consacrés par les chants du poëte. On sait ce qu’avaient été chez les Hellènes la plainte et la prière funèbres. Rome en avait exagéré l’expression par ses pleureuses à gages, aux obsèques des puissants et des riches. La poésie la plus élégante, dans le siècle poli qui succédait aux proscriptions romaines, ne s’était pas refusé ce langage du deuil dans l’élégie et dans l’ode, et les noms d’Ovide et d’Horace nous le disent assez. Il n’est besoin de rappeler ce que même l’épicurien Horace a trouvé de touchant sur la brièveté de la vie et les regrets de l’amitié qui survit. Sa poésie moqueuse devient douce et charmante. La mélancolie qu’elle inspire, sans être la vertu, fortifie du moins les âmes par la résignation.

Mais combien cette philosophie manque à la fois de grandeur et de tendresse ! combien elle ôte à l’imagination et au cœur ! S’agit-il du noble orgueil de l’esprit, dans sa croyance à l’immortalité, quel mécompte devaient lui donner ces vers d’Horace sur un sage illustre :

« Ô toi qui mesurais la mer, et la terre, et le sable infini, Archytas, te voilà réduit à un peu de poussière, sur le rivage de Matine ! il ne te sert de rien d’avoir abordé les régions de l’éther, et promené dans le cercle des cieux ton esprit qui devait mourir ! »

S’agit-il des meilleurs sentiments de l’homme, de la fidélité des souvenirs, le poëte n’attend pour l’ami qu’il a perdu qu’un perpétuel sommeil[3]. Ailleurs il ne se promet à lui-même qu’une première larme sur sa cendre tiède encore. Tout cela est bien peu pour soutenir l’âme à la dernière heure, et l’inspirer durant la vie. Mieux vaut, même dans les ruines du génie des Romains, recueillir une de ces épitaphes qu’avaient laissées les martyrs. Mieux vaut entendre de la bouche du lyrique chrétien sa belle invocation au Créateur, foyer des âmes humaines, et sa confiance dans la vie éternelle qui leur est promise :

« La mort[4], ô Dieu ! tu es prêt à la détruire pour tes serviteurs ; et tu leur montres l’inaltérable voie par où le corps même doit renaître.

Viennent seulement les temps où Dieu doit accomplir toute espérance ! il faudra, ô terre ! que tu me rendes l’image que je te livre. Quand même la carie des âges aurait dispersé la poudre de mes ossements et n’en laisserait qu’une poignée de cendre, quand même les eaux courantes des fleuves, les souffles épars dans l’air, auraient emporté mes fibres avec ma poussière, l’homme ne pourra périr.

Mais tandis, ô Dieu ! que tu rappelles et que tu recomposes ce corps dispersé, où feras-tu reposer l’âme innocente ? Recueillie dans le sein du bienheureux patriarche, sera-t-elle, comme Lazare, entourée de fleurs, sous les yeux du riche consumé par les flammes ?

Nous croyons les paroles, ô Rédempteur ! alors que, triomphant de la mort, tu appelles à ta suite le larron associé à la croix. Voici ouverte aux fidèles la voie brillante du paradis. Il est permis à l’homme d’entrer dans ce bois, que le serpent lui avait ravi. Je t’en supplie, divin guide ! reçois et sanctifie l’âme pieuse dans la demeure natale, qu’elle avait quittée pour l’exil et l’égarement. — Nous cependant, nous couvrirons ces restes de violettes et de verdure ; et nous arroserons de parfums l’épitaphe et la froide pierre. »

À ces élévations religieuses, à cette métaphysique chrétienne qui est une poésie, Prudence avait allié les souvenirs récents du martyre. Plusieurs héros de la foi sont célébrés dans ses hymnes puissantes sur les contemporains, mais longues et parfois étranges pour nous. Sa palme lyrique, la fleur inaltérable de son génie, ce sont quelques vers touchants et naïfs sur le premier martyre, celui des enfants innocents immolés par Hérode :

Salvete, flores martyrum,
Quos, lucis ipso in limine,
Christi insecutor sustulit,
Ceu turbo nascentes rosas :

Vos prima Christi victima,
Grex immolatorum tener,
Aram ante ipsam simplices,
Palmâ et coronis luditis.

Ces vers, on peut le dire, ne périront jamais, et seront chantés sur la dernière terre barbare que le christianisme aura conquise et bénie.

Quelques années après la naissance du poëte de Tarragone, un autre chantre de la foi chrétienne s’élevait dans ces provinces méridionales de la Gaule, la conquête et la continuation de l’Italie ; c’était Paulin, l’élève, l’ami, le contradicteur d’Ausone, et associé comme lui quelque temps aux dignités de l’empire. Par une affinité de plus avec le poëte Prudence, Paulin, jeune encore, avait reçu la foi dans cette province d’Espagne si passionnée pour elle. Il vécut là plusieurs années, s’y maria dans une opulente famille chrétienne, et fut converti par l’exemple et les prières de sa femme, impatiente de le gagner tout à fait à son culte, et de se délivrer, ainsi que lui, des richesses qu’elle lui avait apportées en dot. Docile à cette voix aimée, Paulin, quittant le sénat de Rome, vendit ses vastes domaines pour en distribuer le prix aux malheureux et entrer dans la pauvreté religieuse.

On craint presque d’associer les idées de littérature et d’art à ces œuvres d’une vertu si fervente ; mais oublier ce mélange serait altérer la vérité. Paulin (son débat poétique avec Ausone nous l’atteste) était un esprit élégant, nourri des plus gracieux souvenirs de la poésie profane. Seulement ce qui était pour Ausone une idolâtrie n’était pour lui qu’une distraction, aimée longtemps et combattue. Paulin d’ailleurs ne s’arrêtait pas, pour ainsi dire, à la grandeur extérieure de la foi pour la célébrer : il s’en faisait l’humble et zélé ministre. Et quand il deviendra quelque jour évêque, il consacrera, dans son inépuisable charité, au rachat des captifs, et les vases de son église et sa propre liberté. Merveilleuse légende ! soit qu’elle rappelle un fait véritable, soit qu’elle atteste une croyance populaire que tant de vertu avait rendue vraisemblable.

Mais empruntons d’abord quelques souvenirs d’imagination et d’harmonie à cette vertu chrétienne, digne de lutter contre l’invasion barbare. Est-ce le chrétien, le poëte, l’époux séparé mais tendre, qui se montre le plus dans ces vers de Paulin à Thérésia :

« Viens, compagne inséparable de mon sort ! cette vie tremblante et courte, dédions-la toute au Seigneur. Tu vois les jours passer en tourbillons rapides, et les éléments de ce monde périssable s’user, mourir, disparaître. Tout échappe de nos mains, et ce qui prend fin n’a pas de retour. De vaines images trompaient nos âmes avides et légères. Où est maintenant cette apparence de grandeur ? où sont les richesses des puissants ? »

Consacré prêtre en Espagne, revenu en Italie pour se rapprocher de quelques amis, en commerce avec saint Jérôme et Augustin, Paulin passa seize années aux portes de la ville de Nole, dans une petite métairie, près du tombeau de l’ancien évêque saint Félix. Ce fut là que le vœu du peuple de Nole l’élut évêque. C’est pour la fête du martyr, dont il occupait la chaire épiscopale, qu’il revint aux goûts poétiques de sa jeunesse, et exprima dans un des mètres d’Horace ces sentiments d’un ordre si nouveau.

Les strophes de Paulin s’adressaient à un prêtre comme lui, à Nicétas, évêque de Dacie, venu pour assister à la fête funèbre d’un saint d’Italie, et retournant à ses climats glacés et barbares. Rien ne marque mieux l’union hospitalière qui rapprochait alors tant d’âmes inspirées par la même espérance. Quel charme sévère dans ces strophes d’adieu :

« T’en vas-tu déjà, nous délaissant à la hâte, dans cette contrée solitaire, nous qui sommes unis à toi pour jamais ?

Pars-tu déjà, rappelé par la terre lointaine dont tu es le pasteur ? Ah ! tu restes encore ici : nos cœurs te possèdent.

Va, plein de notre souvenir ! laisse en ce lieu quelque chose de toi, présent par l’esprit, et en revanche emporte avec toi nos âmes.

Ô trop heureux les pays et les peuples que tu aborderas en nous quittant, et que le Christ visitera de tes pas et de ta parole !

Tu iras chez les Daces, au Septentrion ; et, à travers les flots de la mer Égée, tu toucheras Thessalonique.

Qui me donnera les ailes de la colombe, pour me mêler vite à ces chœurs, dont les voix, à ton exemple, célébreront le Christ Dieu ?

Retenus que nous sommes par les entraves du corps, nos âmes s’envolent après toi ; et avec toi nous chantons les hymnes du Seigneur.

Liés à toi, à ta vie intérieure, nous éclatons au dehors par la prière et le chant.

À partir du rivage qu’elle effleure, l’Adriatique soumise te portera sur ses flots paisibles ; et tes voiles s’enfleront d’un doux zéphir.

Tu glisseras sur la mer aplanie, et, triomphant, du haut de ta poupe armée de la croix, tu vogueras à l’abri des flots et des vents.

Les matelots chanteront l’antienne accoutumée, en vers modulés comme des hymnes ; et, par leurs pieux accents, ils appelleront des souffles favorables.

En avant de toutes les voix sonnera, comme un clairon, la voix de Nicétas célébrant le Christ ; et, sur la mer, répondra David et sa harpe[5]. »

C’étaient les Argonautes et l’Orphée de ces temps nouveaux. La poésie renaissait avec l’enthousiasme. La lyre, associée à des offrandes plus pures, à l’amour de Dieu et de l’humanité, retrouvait d’austères et gracieux accents. Mais les flots de la barbarie, mal contenus par le despotisme usé du vieux monde, allaient pour un temps tout submerger et tout détruire, sauf les croix immortelles des églises, qui apparaîtraient encore çà et là sur l’abîme.

  1. Prud. Oper. ; Hymn. matut.
  2. Prud. Oper. ; Cathemer. hymn.
  3. ......Ergo Quinctilium
    Perpetuus sopor urget.

  4. Prud. Oper. ; Cathemer. hymn.
  5. Div. Paul. Poemat. p. 633.