Ennéades (trad. Bouillet)/I/Livre 8

Les Ennéades de Plotin,
Traduction de M. N. Bouillet
Ennéade I, livre viii :
De la Nature et de l’Origine des maux | Notes



LIVRE HUITIÈME.

DE LA NATURE ET DE L’ORIGINE DES MAUX[1].

I. Quand on cherche quelle est l’origine des maux que peuvent éprouver soit tous les êtres en général, soit une classe d’êtres en particulier, il est raisonnable de commencer par dire ce qu’est le Mal, par déterminer sa nature : c’est le moyen de connaître d’où il vient, où il réside, à qui il peut arriver, de constater en général s’il est quelque chose de réel. Mais quelle est celle de nos facultés qui peut nous faire connaître la nature du Mal ? Cette question n’est pas facile à résoudre, parce qu’il doit y avoir analogie entre le sujet qui connaît et l’objet qui est connu[2]. L’intelligence et l’âme peuvent connaître les formes [essences] et aspirer à elles dans leurs désirs, parce qu’elles sont des formes elles-mêmes. Mais on ne saurait se représenter comme une forme le Mal, qui consiste dans l’absence de tout bien[3]. Cependant, comme il ne peut y avoir pour les contraires qu’une seule et même science, et que le Mal est le contraire du Bien, il en résulte que quand on connaît le Bien, on connaît également le Mal, et que, pour déterminer la nature du Mal, il faut d’abord déterminer celle du Bien : car les choses qui sont supérieures doivent précéder les inférieures, parce que les unes sont des formes et que les autres n’en sont pas, qu’elles en sont plutôt la privation. Il faut aussi chercher en quel sens le Mal est le contraire du Bien : si c’est en ce sens que l’un est le Premier, et l’autre le Dernier[4] ; l’un, la forme, et l’autre, la privation de la forme. Mais nous en parlerons plus loin[5].

II. Déterminons maintenant la nature du Bien, autant du moins que l’exige la présente discussion. Le Bien est le principe dont tout dépend, auquel tout aspire, d’où tout sort et dont tout a besoin. Quant à lui, il est complet, il se suffit à lui-même, il n’a besoin de rien, il est la mesure[6] et le terme de toutes choses ; il tire de son sein l’Intelligence, l’Essence, l’Âme, la Vie, et la contemplation intellectuelle.

Toutes ces choses sont belles ; mais il est un principe possédant une Beauté suprême, principe supérieur aux choses qui sont les meilleures[7] ; il règne dans le monde intelligible[8], étant l’Intelligence même, bien différente de ce que nous appelons les intelligences humaines. Ces dernières en effet sont tout occupées de propositions, discutent sur le sens des mots, raisonnent, examinent la validité des conclusions, contemplent les choses dans leur enchaînement, incapables qu’elles sont de posséder la vérité à priori, et vides de toute idée avant d’avoir été instruites par l’expérience, quoiqu’elles soient cependant des intelligences. Telle n’est pas l’Intelligence première : tout au contraire, elle possède toutes choses ; elle est toutes choses, mais en restant en elle-même ; elle possède toutes choses, mais sans les posséder à la manière ordinaire], les choses qui subsistent en elle ne différant pas d’elle et n’étant pas non plus séparées entre elles : car chacune d’elles est toutes les autres[9], est tout et partout, quoiqu’elle ne se confonde pas avec les autres et qu’elle en reste distincte.

La puissance qui participe de l’Intelligence [l’Âme universelle][10] n’en participe pas de manière à lui être égale, mais seulement dans la mesure où elle est capable d’en participer : elle est le premier acte de l’Intelligence, la première essence que l’Intelligence engendre tout en restant en elle-même. Elle dirige vers l’Intelligence suprême toute son activité et ne vit en quelque sorte que par elle. Se mouvant hors d’elle et autour d’elle suivant les lois de l’harmonie, l’Âme universelle attache ses regards sur elle, et pénétrant par la contemplation jusqu’à ses profondeurs les plus intimes, elle voit par elle Dieu lui-même [le Bien]. C’est en cela que consiste la vie sereine et heureuse des dieux, vie où le mal n’a aucune place.

Si tout s’arrêtait là [et qu’il n’y eût rien au delà des principes décrits jusqu’ici], le mal n’existerait pas [il n’y aurait que des biens]. Mais il y a des biens du premier, du deuxième et du troisième rang. Tous se rapportent [il est vrai] au roi de toutes choses, qui est leur auteur et dont ils tiennent leur bonté ; mais les biens du second rang se rapportent [plus spécialement] au second principe ; les biens du troisième rang, au troisième principe[11].

III. Si ce sont là les êtres véritables, et si le Premier principe leur est supérieur, le Mal ne saurait exister dans de tels êtres, et bien moins encore dans Celui qui leur est supérieur : car toutes ces choses sont bonnes. Reste que le Mal se trouve dans le non-être, qu’il en soit en quelque sorte la forme, qu’il se rapporte aux choses qui s’y mêlent ou qui ont quelque communauté avec lui. Ce non-être n’est pas le non-être absolu[12] ; seulement il diffère de l’être, non pas comme en diffèrent le mouvement et le repos[13], qui se rapportent à l’être, mais comme l’image ou quelque chose de plus éloigné encore de la réalité. Dans ce non-être sont compris tous les objets sensibles, toutes leurs modifications passives ; ou bien, il est quelque chose d’inférieur encore, comme leur accident, ou leur principe, ou l’une des choses qui concourent à le constituer. Pour mieux déterminer le Mal, on peut se le représenter comme le manque de mesure par rapport à la mesure, comme l’indétermination par rapport au terme, comme le manque de forme par rapport au principe créateur de la forme, comme le défaut par rapport à ce qui se suffit à soi-même, comme l’illimitation et la mutabilité perpétuelle, enfin comme la passivité, l’insatiabilité et l’indigence absolues[14]. Ce ne sont pas là de simples accidents du Mal, c’est pour ainsi dire son essence même : quelque portion du Mal qu’on examine, on y découvre tout cela. Les autres objets, lorsqu’ils participent du Mal et lui ressemblent, deviennent mauvais sans être cependant le Mal absolu.

Toutes ces choses appartiennent à une substance : elles n’en diffèrent pas ; elles sont identiques avec elle et la constituent. Car si le mal se trouve comme accident dans un objet, il faut d’abord que le Mal soit quelque chose par lui-même, tout en n’étant pas une véritable essence. De même que, pour le bien, il y a le Bien en soi et le bien envisagé comme attribut d’un sujet étranger, de même, pour le mal, on distingue le Mal en soi et le mal comme accident.

Mais [dira-t-on], on ne peut concevoir l’indétermination (ἀμετρία) hors de l’indéterminé, pas plus que la détermination, la mesure (μέτρον), hors du déterminé, du mesuré. [Nous répondrons] : De même que la détermination ne réside pas dans le déterminé [que la mesure ne réside pas dans le mesuré], l’indétermination n’existe pas non plus dans l’indéterminé. Si elle peut être dans une chose autre qu’elle-même, ce sera ou dans l’indéterminé : mais par cela même qu’il est naturellement indéterminé, celui-ci n’a pas besoin de l’indétermination pour devenir tel ; ou bien dans le déterminé : mais, par cela même qu’il est déterminé, le déterminé ne peut admettre l’indétermination. Il doit donc exister quelque chose qui soit l’infini en soi (ἄπειρον ϰαθ’ αὐτό), l’informe en soi (ἀνειδεον), et qui réunisse tous les caractères que nous avons indiqués plus haut comme constituant la nature du Mal[15]. Quant aux choses mauvaises, elles sont telles soit parce que le mal s’y trouve mêlé, soit parce qu’elles contemplent le mal, soit enfin parce qu’elles l’accomplissent.

Ce qui est le sujet de la figure, de la forme, de la détermination, de la limitation, ce qui doit à autrui ses ornements, mais qui n’a rien de bon par soi-même, ce qui n’est par rapport aux êtres véritables qu’une vaine image, en un mot l’essence du Mal, s’il peut y avoir une telle essence, voilà ce que la raison nous oblige à reconnaître pour le Premier mal, le Mal en soi.

IV. La nature des corps, en tant qu’elle participe de la matière, est un mal ; cependant elle ne saurait être le Premier mal : car elle a une certaine forme ; mais cette forme n’a rien de réel ; en outre, elle est privée de la vie[16] : car les corps se corrompent mutuellement ; agités d’un mouvement déréglés[17], ils empêchent l’âme d’accomplir son action propre ; ils sont dans un flux perpétuel, contraire à la nature immuable des essences : aussi constituent-ils le second mal.

Quant à l’âme, elle n’est pas mauvaise par elle-même, et toute âme n’est pas mauvaise. Quelle est donc celle qui mérite ce nom ? Celle de l’homme qui, selon l’expression de Platon[18], est esclave du corps, chez qui la méchanceté de l’âme est naturelle. En effet, la partie irraisonnable de l’âme admet tout ce qui constitue le mal, l’indétermination, l’excès, le défaut, d’où proviennent l’intempérance, la lâcheté et les autres vices de l’âme, les passions involontaires, mères des fausses opinions, qui nous font regarder comme des biens ou des maux les choses que nous recherchons ou que nous évitons. Mais qu’est-ce qui produit ce mal ? comment en faire une cause, un principe ? D’abord, l’âme n’est ni indépendante de la matière, ni perverse par elle-même. En vertu de son union avec le corps, qui est matériel, elle est mêlée à l’indétermination, et jusqu’à un certain point privée de la forme qui embellit et qui donne la mesure. Ensuite, si la raison est gênée dans ses opérations, si elle ne peut bien voir, c’est qu’elle est entravée par les passions, obscurcie par les ténèbres dont l’environne la matière ; c’est qu’elle incline[19] vers celle-ci ; enfin, c’est qu’elle fixe ses regards, non sur ce qui est essence, mais sur ce qui est simple génération[20] : or le principe de la génération, c’est la matière, dont la nature est si mauvaise qu’elle la communique aux êtres qui, même sans lui être unis, la regardent seulement. Comme elle est entièrement dépourvue du bien, qu’elle en est la privation, le manque complet, la matière rend semblable à elle-même tout ce qui la touche. Donc, l’âme parfaite, tournée vers l’Intelligence, toujours pure, éloigne d’elle la matière, l’indéterminé, le défaut de mesure, le Mal en un mot ; elle n’en approche pas, n’y abaisse pas ses regards ; elle demeure pure et déterminée par l’Intelligence. L’âme qui ne reste pas dans cet état et qui sort d’elle-même [pour s’unir au corps], n’étant pas déterminée par le Premier, le Parfait, n’est plus qu’une image de l’âme parfaite parce qu’elle manque [du Bien] et qu’elle est remplie d’indétermination ; elle ne voit que ténèbres ; elle a déjà en elle de la matière parce qu’elle regarde ce qu’elle ne peut voir, parce qu’elle regarde les ténèbres, comme on le dit ordinairement[21].

V. Puisque le manque de bien est cause que l’âme regarde les ténèbres et s’y mêle, le manque du bien et les ténèbres sont pour l’âme le premier mal. Le second mal sera les ténèbres et la nature du Mal (ἡ φύσις τοῦ ϰαϰοῦ), considérées, non dans la matière, mais avant la matière. Ce n’est pas dans le manque de telle ou telle chose, mais de toute chose en général que consiste le Mal. Une chose qui ne manque du bien qu’un peu n’est donc pas mauvaise par cela seul ; elle peut même être parfaite pour sa nature. Mais ce qui, comme la matière, manque complètement du bien est le Mal par essence et n’a rien de bon. La matière en effet ne possède pas l’être, sinon elle participerait ainsi du bien ; on ne dit qu’elle est que par homonymie, comme on dit, mais avec vérité, qu’elle est le non-être absolu. Ainsi un simple manque [de bien] a pour caractère de n’être pas le bien ; mais le manque complet est le Mal ; le manque moyen consiste à pouvoir tomber dans le mal et est déjà un mal. Le Mal n’est donc pas tel ou tel mal, comme l’injustice ou tel autre vice : le Mal est ce qui n’est encore rien de cela, rien de déterminé. Quant à l’injustice et aux autres vices, il faut les regarder comme des espèces de mal distinguées entre elles par des accidents : c’est ce qui a lieu pour la méchanceté, par exemple. De plus, les diverses espèces du mal diffèrent entre elles soit par la

matière où le mal réside, soit par les parties de l’âme auxquelles il se rapporte, comme la vue, le désir, la passion.

Si l’on admet qu’il y a aussi des maux hors de l’âme, on doit se demander comment s’y ramènent la maladie, la laideur, la pauvreté. Or on dit que la maladie est un défaut ou un excès des corps matériels qui ne supportent ni l’ordre ni la mesure ; on dit aussi que la cause de la laideur, c’est que la matière se prête mal à la forme, que la pauvreté provient du besoin et du manque des objets nécessaires à la vie par suite de notre union avec la matière dont la nature est l’indigence même[22]. Si ces assertions sont vraies, nous ne sommes pas le principe du Mal, nous ne sommes pas mauvais par nous-mêmes ; les maux existent avant nous. Si les hommes s’abandonnent au vice, c’est malgré eux. On peut éviter les maux de l’âme, mais cela exige une fermeté que n’ont pas tous les hommes. Le Mal a donc pour cause la présence de la matière dans les choses sensibles ; il n’est pas identique avec la méchanceté des hommes : car il n’y a pas de méchanceté dans tous les hommes ; il en est qui triomphent de la méchanceté ; ceux qui n’ont pas besoin d’en triompher sont par cela même meilleurs encore. En tout cas, les hommes triomphent du mal par celle de leurs facultés qui n’est pas engagée dans la matière.

VI. Examinons en quel sens on a dit que les maux ne peuvent être détruits, qu’ils sont nécessaires, qu’ils ne se trouvent pas chez les dieux, mais qu’ils assiégent toujours la nature mortelle et le lieu que nous habitons[23]. Assurément le ciel est pur de tout mal parce qu’il se meut éternellement avec régularité, dans un ordre parfait, parce que dans les astres il n’y a ni injustice ni aucune autre espèce de mal, qu’ils ne se nuisent pas réciproquement dans leur cours et qu’à leurs révolutions préside la plus belle harmonie ; tandis que la terre offre le spectacle de l’injustice, du désordre, parce que notre nature est mortelle et que nous habitons un lieu inférieur. Mais quand Platon dit : il faut fuir d’ici-bas[24], cela ne signifie pas qu’il faille quitter la terre ; il suffit, tout en y restant, de s’y montrer juste, pieux, sage. C’est la méchanceté qu’il faut fuir parce que c’est en elle et dans ses conséquences que consiste le mal de l’homme.

Quand l’interlocuteur [Théodore][25] dit à Socrate que les maux seraient anéantis si les hommes faisaient ce que prescrit ce sage, Socrate répond que cela n’est pas possible, que le Mal est nécessaire parce qu’il faut que le Bien ait son contraire. Mais comment se fait-il que le mal de l’homme, que la méchanceté soit le contraire du bien ? c’est que c’est le contraire de la vertu. Or la vertu, sans être le Bien en soi, est un bien cependant, un bien qui nous fait dominer la matière. Mais comment le Bien en soi peut-il avoir un contraire ? car il n’est pas une qualité. En outre, pourquoi l’existence d’une chose nécessite-t-elle celle de son contraire ? Admettons toutefois que cela soit possible, que quand une chose existe, son contraire puisse exister aussi, que par exemple, quand un homme est en bonne santé, il puisse tomber malade : il ne s’en suit pas cependant que ce soit nécessaire. Aussi Platon ne prétend-il pas que l’existence de chaque chose de cette espèce entraîne nécessairement celle de son contraire : il n’affirme cela que du Bien[26]. Mais comment le Bien peut-il avoir un contraire s’il est l’essence, ou plutôt s’il est au-dessus de l’essence ? Qu’il n’y ait rien de contraire à l’essence, c’est ce qui paraît évident quand il s’agit d’essences particulières et ce que démontre l’induction ; mais on ne l’a pas prouvé pour l’essence universelle. Quel sera donc le contraire de l’essence universelle et des premiers principes en général ? Le contraire de l’essence, c’est le non-être ; le contraire de la nature du Bien, c’est la nature et le principe du Mal. En effet ces deux natures sont l’une, le principe des maux, et l’autre, le principe des biens. Tous leurs éléments sont opposés entre eux, en sorte que ces deux natures, considérées dans leur ensemble, sont encore plus opposées que les autres contraires. Ces derniers en effet appartiennent à la même forme, au même genre, et, quels que soient les sujets où ils se trouvent, ils ont entre eux quelque chose de commun. Quant aux contraires qui sont séparés par nature, qui ont chacun leur essence constituée par des éléments opposés aux éléments constitutifs de l’essence de l’autre, ils sont absolument opposés entre eux, puisqu’on appelle opposées les choses qui sont aussi éloignées que possible. Or à la mesure, à la détermination, et aux autres caractères de la nature divine[27] sont opposés le défaut de mesure, l’indétermination, et les autres contraires qui constituent la nature du Mal. Chaque tout est donc le contraire de l’autre. L’être de l’un est ce qui est essentiellement et absolument faux ; celui de l’autre est l’être véritable ; la fausseté de l’un est donc le contraire de la vérité de l’autre. De même, ce qui appartient à l’essence de l’un est le contraire de ce qui appartient à l’essence de l’autre. Nous voyons aussi qu’il n’est pas toujours vrai de dire que l’essence n’a pas de contraire : car nous reconnaissons que l’eau et le feu sont contraires, lors même qu’ils n’auraient pas une commune matière dont le chaud et le froid, l’humide et le sec sont des accidents. S’ils existaient seuls par eux-mêmes, si leur essence était complète sans avoir un sujet commun, il y aurait encore opposition, et ce serait une opposition d’essence. Donc les choses qui sont complètement séparées, qui n’ont rien de commun, qui sont aussi éloignées que possible, sont contraires par leur nature ; ce n’est pas une opposition de qualité, ni d’aucun genre des êtres ; c’est une opposition fondée sur ce que ces deux choses sont aussi éloignées que possible, sont composées de contraires, et communiquent ce caractère à leurs éléments.

VII. Pourquoi l’existence du Bien implique-t-elle nécessairement celle du Mal ? Est-ce parce que la matière est nécessaire à l’existence du monde ? Est-ce parce que celui-ci est nécessairement composé de contraires, et que par conséquent il ne saurait exister sans la matière ? Dans ce cas, la nature de ce monde est mêlée d’intelligence et de nécessité. Ses biens sont ce qu’elle reçoit de la divinité ; ses maux proviennent de la nature primordiale[28], ainsi que s’exprime Platon pour désigner la matière comme une simple substance qui n’est pas encore ornée par une divinité[29]. Mais qu’entend-il par nature mortelle[30] ? Quand il dit que les maux assiégent la région d’ici-bas, il veut parler de l’univers. On peut citer à l’appui ce passage : « Puisque vous êtes nés, vous n’êtes pas immortels, mais par mon secours vous ne périrez pas.[31] » S’il en est ainsi, on a raison de dire que les maux ne peuvent être anéantis. Comment donc peut-on les fuir[32] ? Ce n’est pas en changeant de lieu, dit Platon, mais en acquérant la vertu et en se séparant du corps : car c’est en même temps se séparer de la matière, puisque quiconque est attaché au corps l’est aussi à la matière. Platon explique également ce que c’est qu’être séparé du corps ou n’en être pas séparé ; enfin ce que c’est qu’être auprès des dieux : c’est être uni aux objets intelligibles ; car c’est à ces objets qu’appartient l’immortalité.

Voici encore une raison qui montre la nécessité du Mal. Puisque le Bien ne reste pas seul, il est nécessaire que le Mal existe par l’éloignement du Bien (τῇ ἐϰϐάσει τῇ παρ’ αὐτὸ) [c’est-à-dire par l’infériorité relative des êtres qui, procédant les uns des autres, s’éloignent de plus en plus du Bien]. Ou, si on l’aime mieux, par l’effet de l’abaissement et de l’épuisement (ὑποϐάσει ϰαὶ ἀποστάσει) [de la puissance divine qui, dans la série de ses émanations successives, s’affaiblit de degré en degré], il y a un dernier degré de l’être (τὸ ἔσχατον au delà duquel rien ne peut plus être engendré[33] : c’est là le Mal. De même que l’existence de ce qui vient après le Premier [le Bien] est nécessaire, celle du dernier degré de l’être l’est également ; or le dernier degré est la matière qui n’a plus rien du Premier ; donc l’existence du Mal est nécessaire.

VIII. Mais, objectera-t-on peut-être, ce n’est pas la matière qui nous rend méchants : car ce n’est pas elle qui produit l’ignorance et les appétits pervers. En eflfet, si c’est par suite de la méchanceté du corps que ces appétits nous entraînent au mal, il faut en chercher la cause, non dans la matière, mais dans la forme [dans les qualités du corps] : ce sont, par exemple, la chaleur, le froid, l’amertume, l’âcreté et les autres qualités des humeurs, c’est l’état de vacuité ou de plénitude de certains organes, ce sont en un mot certaines dispositions qui produisent la différence des appétits, et, si l’on veut, des fausses opinions. Le Mal est donc la forme plutôt que la matière. — Dans cette hypothèse même on n’en est pas moins forcé de convenir que c’est la matière qui est le Mal. Ce qu’une qualité produit quand elle est dans la matière, elle ne le produit plus quand elle en est séparée : ainsi la forme de la hache ne coupe pas sans le fer. D’ailleurs les formes qui sont dans la matière ne sont pas ce qu’elles seraient si elles se trouvaient hors d’elle ; les raisons [séminales][34] unies à la matière sont corrompues par elle et remplies de sa nature. Comme le feu séparé de la matière ne brûle pas, aucune forme, lorsqu’elle reste en elle-même, ne fait ce qu’elle fait quand elle est dans la matière. Celle-ci, maîtrisant tout principe qui y apparaît, l’altère et le corrompt en lui donnant sa propre nature, qui est contraire au Bien. Ce n’est pas qu’elle substitue le froid à la chaleur ; mais elle adjoint à la forme, par exemple à la forme du feu, sa substance informe, à la figure son manque de figure, à la mesure son excès et son défaut, procédant ainsi jusqu’à ce qu’elle ait fait perdre aux choses leur nature et ait transformé cette nature en la sienne propre. C’est ainsi que, dans la nutrition des animaux, ce qui a été ingéré ne reste pas tel qu’il était auparavant : les aliments qui entrent dans le corps d’un chien, par exemple, sont par l’assimilation transformés en sang et en humeurs de chien, et en général se modifient selon la nature de l’animal qui les reçoit. Ainsi c’est la matière qui est la cause des maux dans l’hypothèse même où l’on rapporterait les maux au corps.

On dira peut-être qu’il faut maîtriser ces dispositions du corps. Mais le principe qui peut en triompher n’est pur que s’il fuit d’ici-bas. Les appétits qui ont le plus de force proviennent d’une certaine complexion du corps, et diffèrent selon sa nature : il en résulte qu’il n’est pas facile de les maîtriser. Il est des hommes qui n’ont pas de jugement parce qu’à cause de leur mauvaise complexion ils sont froids et lourds. Il en est d’autres au contraire que leur tempérament rend légers et inconstants. On a la preuve de ce que nous avançons dans la diversité des dispositions où nous nous trouvons successivement nous-mêmes. Quand nous sommes dans un état de plénitude, nous avons d’autres appétits, d’autres pensées que lorsque nous sommes dans un état de vacuité ; enfin nos dispositions varient même selon la nature de cet état de plénitude.

En un mot, le premier mal, c’est ce qui par soi-même manque de mesure ; le second, c’est ce qui tombe dans la défaut de mesure par accident, soit par assimilation, soit par participation. Au premier rang sont les ténèbres ; au second, ce qui est devenu ténébreux. Ainsi le vice, étant dans l’âme l’effet de l’ignorance et d’un défaut de mesure, tient le second rang ; il n’est pas le Mal absolu, parce que de son côté la vertu n’est pas le Bien absolu : elle n’est bonne que par son assimilation, par sa participation au Bien.

IX. Comment connaissons-nous le vice et la vertu[35] ? Pour la vertu, nous la connaissons par l’intelligence même et par la sagesse : car la sagesse se connaît elle-même. Mais le vice, comment pouvons-nous le connaître ? Le voici : De même que nous nous apercevons qu’un objet n’est pas droit en lui appliquant une règle, nous discernons le vice à ce caractère qu’il n’est pas d’accord avec la vertu. Mais en avons-nous ou non l’intuition directe ? Nous n’avons pas l’intuition du vice absolu parce qu’il est infini. Nous le connaissons donc par une sorte d’abstraction (ἀφαιρέσει), en remarquant que la vertu manque tout à fait ; et nous connaissons le vice relatif, en remarquant qu’il manque quelque partie de la vertu : voyant une partie de la vertu et jugeant, par cette partie, de ce qui manque pour constituer complètement la forme [de la vertu], nous appelons vice ce qu’il en manque, laissant dans l’indéterminé [le mal] ce qui est privé de la vertu. Il en est de même de la matière : si nous apercevons, par exemple, une figure qui est laide parce que la raison [séminale], faute de dominer la matière, n’a pu en cacher la difformité, nous nous représentons la laideur par ce qui manque de la forme.

Mais comment connaissons-nous ce qui est absolument sans forme ? Nous faisons abstraction de toute espèce de forme, et nous appelons matière ce qui reste ; nous laissons pénétrer ainsi en nous une sorte de manque de forme (ἀμορφία), par cela seul que nous faisons abstraction de toute forme pour nous représenter la matière[36]. Aussi, l’intelligence devient-elle autre, cesse-t-elle d’être la véritable intelligence quand elle ose regarder de cette façon ce qui n’est pas de son domaine. Elle ressemble à l’œil qui s’éloigne de la lumière pour voir les ténèbres, et qui par cela même ne voit pas : car il ne peut voir les ténèbres avec la lumière, et cependant sans elle il ne voit pas ; de cette manière, en ne voyant pas, il voit les ténèbres autant qu’il est naturellement capable de les voir. Ainsi l’intelligence qui cache dans son sein sa lumière et qui sort d’elle-même pour ainsi dire, en s’avançant vers des choses étrangères à sa nature sans emporter sa lumière avec elle, se place dans un état contraire à son essence pour connaître une nature contraire à la sienne.

X. En voici assez sur ce sujet. — On demandera sans doute comment la matière peut être mauvaise puisqu’elle est sans qualité [ἄποιος][37]. Si l’on dit qu’elle n’a pas de qualité, c’est en ce sens qu’elle n’a par elle-même aucune des qualités qu’elle recevra, auxquelles elle servira de sujet ; ce n’est pas en ce sens qu’elle n’aurait aucune nature. Or si elle a une nature, qui empêche que cette nature ne soit mauvaise, sans que cependant être mauvaise soit pour elle une qualité ? En effet rien n’est qualité que ce qui sert à qualifier une chose différente de soi ; une qualité est donc un accident : c’est ce qui s’affirme comme l’attribut d’un sujet autre que soi-même[38]. Mais la matière n’est pas l’attribut d’une chose étrangère ; elle est le sujet auquel on rapporte les accidents. Donc, puisque toute qualité est accident, la matière, dont la nature n’est pas d’être accident, est sans qualité[39]. Si de plus la qualité [prise en général] est elle-même sans qualité, comment pourrait-on dire de la matière, tant qu’elle n’a pas encore reçu de qualité, qu’elle est qualifiée de quelque manière ? On a donc le droit d’affirmer à la fois et qu’elle n’a pas de qualité et qu’elle est mauvaise ; ce n’est pas pour avoir une qualité qu’elle est mauvaise, c’est pour n’en avoir aucune. Elle serait peut-être mauvaise si elle était une forme, mais elle ne serait pas une nature contraire à toute forme.

XI. Mais, objectera-t-on, la nature contraire à toute forme, c’est la privation (στέρησις). Or la privation est toujours l’attribut d’une substance, au lieu d’être soi-même une substance. Si donc le Mal consiste dans la privation, il est l’attribut du sujet privé de forme ; et dès lors, il ne saurait exister par lui-même. Si c’est dans l’âme que l’on considère le mal, la privation constituera en elle le vice, la méchanceté, et pour en rendre raison il ne sera nul besoin de recourir à rien d’extérieur. — On nous objecte ailleurs[40] que la matière n’existe pas ; on veut nous prouver ici que, si elle existe, elle n’est pas mauvaise. [S’il en est ainsi], il ne faut pas chercher hors de l’âme l’origine du mal ; il faut la placer dans l’âme même : le mal y consiste dans l’absence du bien. Mais si l’on admet que la privation de la forme soit un accident de l’être qui désire recevoir la forme, que par conséquent la privation du bien soit un accident de l’âme, qu’enfin celle-ci produise en elle-même la méchanceté par sa raison [séminale], il en résulte qu’elle ne doit avoir rien de bien. Il en résulte encore qu’elle n’aura pas de vie, qu’elle sera une âme inanimée ; ce qui conduit à cette contradiction : l’âme n’est pas âme.

On se trouve ainsi forcé d’admettre que l’âme possède la vie en vertu de sa raison [séminale], de sorte qu’elle n’a pas par elle-même la privation du bien. Mais alors elle tient de l’intelligence une trace de bien, elle a la forme du bien ; elle n’est donc pas le Mal par elle-même ; ainsi elle n’est pas le premier Mal, et elle ne le renferme pas non plus comme accident, puisqu’elle n’est pas absolument privée du bien.

XII. Dira-t-on que dans l’âme la méchanceté et le mal ne sont pas une privation absolue, mais une privation relative du bien ? Dans ce cas, s’il y a dans l’âme tout à la fois possession et privation du bien, elle aura un sentiment mêlé de bien et de mal, et non le Mal sans mélange, et nous n’aurons pas encore trouvé le premier Mal, le Mal absolu. Le bien de l’âme sera dans son essence ; le mal n’en sera qu’un accident.

XIII. Dira-t-on que le mal ne doit son caractère qu’à ce qu’il est un obstacle pour l’âme, comme certains objets sont mauvais pour l’œil parce qu’ils l’empêchent de voir ? Dans cette hypothèse, le mal de l’âme sera la cause qui produira le mal, et il le produira sans être le Mal absolu. Si donc le vice est un obstacle pour l’âme, il ne sera pas le Mal absolu, mais la cause du Mal, comme la vertu n’est pas le Bien et contribue seulement à le faire obtenir. Si la vertu n’est pas le Bien, ni le vice le Mal, il en résulte que, puisque la vertu n’est ni le Beau absolu, ni le Bien absolu, le vice n’est ni la Laideur absolue, ni le Mal absolu. Nous disons que la vertu n’est ni le Beau absolu, ni le Bien absolu, parce qu’il y a au-dessus d’elle et avant elle le Beau absolu, le Bien absolu. C’est seulement parce qu’elle en participe que la vertu est regardée comme un bien, comme une beauté. Or, comme l’âme, en s’ élevant au-dessus de la vertu, rencontre le Beau absolu, le Bien absolu, ainsi en descendant au-dessous de la méchanceté, elle rencontre le Mal absolu. Elle part donc de la méchanceté pour arriver à l’intuition du Mal, si toutefois l’intuition du Mal est possible. Enfin, quand elle est descendue, elle participe du Mal. Elle se précipite complètement dans la région de la diversité[41], et en s’y plongeant, elle tombe dans un bourbier ténébreux. Si elle tombait dans la Méchanceté absolue, ce n’est plus la méchanceté qu’elle aurait pour caractère ; elle l’échangerait contre une nature inférieure encore. En effet, la méchanceté a encore quelque chose d’humain tout en étant mêlée à une nature contraire. L’homme vicieux meurt donc autant que l’âme peut mourir. Or mourir pour l’âme, c’est, quand elle est plongée dans le corps, s’enfoncer dans la matière et s’en remplir ; puis, quand elle a quitté le corps, retomber encore dans la même boue jusqu’à ce qu’elle opère son retour dans le monde intelligible et qu’elle détache ses regards de ce bourbier. Tant qu’elle y reste, on dit qu’elle est descendue aux enfers et qu’elle y sommeille[42].

XIV. On dira peut-être que la méchanceté est la faiblesse de l’âme. Car l’âme mauvaise est impressionnable, mobile, facile à entraîner au mal, portée à écouter ses passions, également prompte à se mettre en colère et à se réconcilier ; elle cède inconsidérément à de vaines idées ; semblable aux ouvrages les plus faibles de l’art et de la nature, qui sont facilement détruits par les vents et par les tourbillons. — Il serait bon de demander à celui qui fait cette objection en quoi consiste la faiblesse de l’âme, et d’où elle vient : car la faiblesse n’est pas dans l’âme ce qu’elle est dans le corps. Mais, de même que dans le corps la faiblesse consiste à ne pouvoir remplir une fonction, à être trop impressionnable, le même défaut dans l’âme s’appelle aussi faiblesse, par analogie, à moins que la matière ne soit également la cause de l’une et l’autre faiblesse. Mais il faut par le secours de la raison aller plus loin, et chercher quelle est la cause du défaut de l’âme qu’on nomme faiblesse.

Dans l’âme, la faiblesse ne provient pas d’un excès de densité ou de raréfaction, de maigreur ou d’embonpoint, ni de quelque maladie telle que la fièvre. Elle doit se rencontrer ou dans les âmes qui sont entièrement séparées de la matière, ou dans celles qui s’y trouvent unies, ou dans les unes et les autres à la fois. Or, comme elle ne se rencontre pas dans les âmes qui sont séparées de la matière (car toutes sont pures, ailées[43], comme on le dit, parfaites, et remplissent leurs fonctions sans obstacle), il reste que cette faiblesse se trouve dans les âmes qui sont tombées, qui ne sont ni pures ni purifiées. Pour elles, la faiblesse consiste, non dans la privation de quelque chose, mais dans la présence d’une chose étrangère, comme pour le corps la faiblesse consiste dans la présence, par exemple, de la pituite ou de la bile. Si donc nous pouvons comprendre clairement quelle est la cause de la chute de l’âme, nous connaîtrons ce que nous cherchons, nous saurons en quoi consiste la faiblesse de l’âme.

La matière est dans l’ordre des êtres aussi bien que l’âme, et il n’y a pour toutes les deux en quelque sorte qu’un seul lieu ; car il n’y a pas deux lieux différents, l’un pour la matière et l’autre pour l’âme, comme seraient, par exemple, la terre pour la matière et l’air pour l’âme. Cette expression : l’âme occupe un lieu séparé de la matière, signifie qu’elle n’est pas dans la matière, c’est-à-dire, qu’elle ne lui est pas unie, qu’elle ne constitue pas avec la matière une chose qui soit une, enfin que la matière n’est pas pour l’âme un sujet qui la contienne. Voilà comment l’âme est séparée de la matière. Mais l’âme possède plusieurs puissances, puisqu’elle renferme en elle-même le principe, le milieu et la fin[44]. Or, comme l’indigent qui se présente à la porte du banquet et qui demande avec importunité d’y être admis[45], la matière essaie de pénétrer dans le lieu qu’occupe l’âme. Mais tout le lieu est saint, parce que rien n’y est privé de la présence de l’âme. La matière, en s’exposant à ses rayons, est illuminée par elle, mais elle ne peut recevoir en elle le principe qui l’illumine. En effet, celui-ci ne soutient pas la matière, quoiqu’elle soit présente[46], et ne la voit même pas parce qu’elle est mauvaise. La matière obscurcit, affaiblit la lumière qui rayonne sur elle parce qu’elle y mêle ses ténèbres. Elle donne à l’âme l’occasion de produire la génération[47] en lui offrant un libre accès vers elle : car si la matière n’était pas présente, l’âme ne s’en approcherait pas. Descendre ainsi dans la matière, voilà la chute de l’âme : de là dérive aussi sa faiblesse : elle consiste en ce que toutes ses facultés ne s’exercent pas, parce que la matière entrave leur action, en remplissant le lieu que l’âme occupe et en la forçant pour ainsi dire à se resserrer. D’ailleurs elle rend mauvais ce qu’elle lui a dérobé jusqu’à ce que cette dernière puisse opérer son retour dans le monde intelligible. La matière est donc pour l’âme une cause de faiblesse, une cause de vice. Donc elle est primitivement mauvaise par elle-même, elle est le premier Mal. C’est la matière qui, par sa présence, est cause que l’âme exerce sa puissance génératrice, et qu’elle est ainsi conduite à pâtir ; c’est la matière qui est cause que l’âme est entrée en commerce avec elle et est devenue mauvaise. L’âme en effet ne se serait jamais approchée de la matière si la présence de celle-ci ne lui avait donné occasion de produire la génération.

XV. Prétendra-t-on que la matière n’existe pas ? Nous rappellerons dans ce cas la discussion approfondie à laquelle nous nous sommes livrés ailleurs[48] pour prouver la nécessité de son existence. Affirmera-t-on que le Mal n’est nullement au nombre des êtres ? On sera conduit à nier aussi

l’existence du Bien, à nier qu’il y ait rien de désirable, et par conséquent à anéantir le désir même ainsi que l’aversion, enfin la pensée : car on a le désir du Bien, l’aversion du Mal. On a la pensée et la connaissance du Bien tout à la fois et du Mal ; la pensée est elle-même un bien.

Il faut donc reconnaître qu’il y a d’abord le Bien, le Bien sans mélange, puis la nature mélangée de bien et de mal ; que ce qui participe plus du mal tend par cela même au Mal absolu, et que ce qui y participe moins tend par cela même au Bien. Car qu’est-ce que le mal pour l’âme ? c’est d’être en contact avec la nature inférieure ; sans cela, il n’y aurait pour elle ni appétit, ni douleur, ni crainte. En effet, c’est pour le composé [de l’âme et du corps] que nous éprouvons de la crainte : nous craignons qu’il ne soit dissous ; la cause de nos douleurs et de nos souffrances, c’est sa dissolution ; enfin le but de tout appétit, c’est d’écarter ce qui le trouble ou de prévenir ce qui pourrait le troubler. Quant à la représentation sensible (φαντασία), c’est l’impression faite par un objet extérieur sur la partie irraisonnable de l’âme, partie qui ne peut recevoir cette impression que parce qu’elle n’est pas indivisible. L’opinion fausse vient à l’âme de ce qu’elle n’est plus au sein de la vérité, et elle n’y est plus parce qu’elle n’est plus pure. Tout au contraire, le désir de l’intelligible conduit l’âme à s’unir intimement avec l’intelligence, comme elle le doit, à y rester solidement édifiée en quelque sorte, sans incliner vers ce qui est inférieur. Si le Mal ne reste pas le Mal pur, c’est par la nature et par la puissance du Bien. Il est comme un captif que la Beauté couvre de ses chaînes d’or, afin que les dieux ne le voient pas dans sa nudité, et que les hommes ne l’aient pas toujours sous les yeux, ou que, s’ils l’ont quelquefois sous les yeux, ils se rappellent le Beau lorsqu’ils en aperçoivent une image affaiblie.

  1. Pour les Remarques générales, Voy. à la fin du volume, la Note sur ce livre.
  2. Le principe que Plotin pose ici était admis comme un axiome par la philosophie antique, ainsi que le prouvent ces vers d’Empédocle souvent cités : Γαίῃ μέν γὰρ γαῖαν ὀπώπαμεν ὕδατι δ’ὕδωρ, ϰ. τ. λ., vers 318 à 320.
  3. Voy. liv. vi, § 2, p. 102.
  4. Voy. § 7.
  5. Voy. § 3.
  6. Voy. Platon, Lois, IV, p. 716 : ὁ δὴ θεὸς πάντων ϰρημάτων μέτρον. C’est le principe opposé à celui de Protagoras qui fait l’homme la mesure de tout. »
  7. Dans cette phrase Plotin passe brusquement du Bien à l’Intelligence en la désignant par un simple changement de genre : Τὸ δ’ ἐστίν ανεδεὲς, ιϰανὸν ἐαυτῷ.... αὐτόστε γὰρ ὑπέρϰαλος.
  8. Cette expression est empruntée à Platon (Philèbe, p. 28) : ὡς γὰρ ἐστι βασιλεῦς.
  9. Voy. Enn. V, liv. i ; VI, liv. ix, § 2.
  10. On sait que le premier principe est le Bien ou l’Un, le deuxième l’Intelligence divine, le troisième l’Âme universelle.
  11. Voy. Platon, Lettre 2, p. 313.
  12. Voy. Enn. III, liv. viii, § 9 ; Enn. IV, liv. vii, § 14 ; Enn. VI, liv. iv, § 2, et liv. ix, § 2.
  13. Voy. Enn. VI, liv. ii.
  14. Toutes ces expressions sont empruntées à Platon. Voy. le Parménide et le l’Alcibiade, passim.
  15. Plotin identifie le mal avec la matière et lui donne les mêmes attributs. Il en résulte que pour comprendre la théorie que notre philosophe expose ici, il est nécessaire de connaître ses idées sur la nature de la matière. On les trouvera développées plus loin, dans le livre iv de l’Ennéade II (De la Matière), et nous prions le lecteur d’y recourir toutes les fois que nous y renvoyons, pour éviter d’inutiles citations. Les termes dont Plotin se sert dans ce passage pour désigner le mal : l’infini en soi, l’informe en soi, etc., sont expliqués § 8-16 du livre cité.
  16. Tout ce passage paraît altéré. Nous avons traduit, avec Ficin et Taylor, comme s’il y avait ἐστέρηται δὲ ζωῆς, bien que le texte porte ἐστέρηται οὔτε ζωῆς. Creuzer, tout en conservant la négation dans son texte, déclare dans ses notes en préférer la suppression. Cette correction est autorisée par deux Mss. Si l’on maintenait la négation, comme l’a fait Engelhardt, on pourrait traduire : « Les corps ne sont pas privés de la vie, mais ils se corrompent, etc. »
  17. Au lieu de φορᾷ ἄταϰτος, que porte ici le texte, il faut lire ou φορὰ ἄταϰτος, ou φορᾷ ἄταϰτῳ.
  18. Δουλευσαμένῳ, expression familière à Platon quand il parle de l’âme qui s’est placée dans la dépendance du corps. On la trouve notamment dans le Ier Alcibiade.
  19. Voy. liv. i, § 12, p. 49.
  20. Dans cette phrase, la génération signifie les choses engendrées, qui n’ont qu’une existence contingente ou périssable ; aussi Plotin joint-il souvent l’expression de γένεσις à celle de θνητὴ φύσις et de φθορά. Voy. Enn. II, liv. iv, § 5, 6.
  21. Pour l’intelligence de ce passage, Voy. Enn. II, liv. iv, § 10-12. Plotin assimile l’être, l’âme, l’intelligence, le Bien à la Lumière (p. 57, 110, 112, etc., de notre traduction), le non-être, la matière, le Mal aux Ténèbres (p. 106, 123, 132, 135, etc.). Il explique par une irradiation de l’âme la formation du corps : les puissances sensitive, génératrice, nutritive, sont l’image de l’âme qui produit le corps en illuminant la matière, en s’y reflétant comme dans un miroir (p. 45, 47, 49, 137, etc.). Il est impossible de ne pas reconnaître dans ces idées l’esprit oriental, surtout l’influence des dogmes persans. Nous nous bornerons à une seule citation. Voici comment Ormuzd parle à Zoroastre dans les livres zends : « Apprends à tous les hommes que tout objet brillant et lumineux est l’éclat de ma propre lumière... Rien dans le monde n’est au-dessus de la lumière, dont j’ai créé le paradis, les anges et tout ce qui est agréable, tandis que l’enfer est une production des ténèbres. » (Voy. M. Franck, Dictionnaire des Sciences philosophiques, tome v : Doctrines religieuses et philosophiques des Perses.) On trouvera aussi plus loin, dans les notes du liv. ix de l’Ennéade II, des rapprochements curieux entre la doctrine de Plotin sur Dieu et celle que contient la Kabbale sur le même sujet. Du reste, le goût que notre philosophe avait pour les idées orientales est attesté par Porphyre lui-même (Voy. Vie de Plotin, § 3).
  22. C’est l’expression employée par Héraclite et par les Stoïciens pour désigner l’état du monde après la conflagration universelle.
  23. Voy. Platon : Théétète, p. 176 ; République, II, p. 279. Plotin a déjà cité et commenté cette pensée, au début du livre ii de cette même Ennéade, où nous ayons cité le passage entier de Platon.
  24. Voy. Théétète p. 176.
  25. Voy. Théétète, ibid.
  26. Voy. Théétète, ibid.
  27. Voy. Platon, Philèbe, p. 23.
  28. Allusion à l’un des dogmes fondamentaux de Platon, que l’on trouve surtout exposé dans le Timée.
  29. Pour l’interprétation de la fin de cette phrase, nous lisons avec Creuzer : ἐϰ θεοῦ του, par une divinité, au lieu de εἰ θεῷτο, qui n’offre pas un sens satisfaisant.
  30. Voy. le passage déjà cité ci-dessus, p. 41, note.
  31. Voy. Platon, Timée, p. 41.
  32. Pour une réponse développée à cette question, Voy. ci-dessus le livre Des Vertus, § 1, et le livre Du Beau, § 8.
  33. Dans le système de Plotin, la création s’explique par la procession des êtres (πρόοδος). Du Bien procède l’Intelligence, de l’Intelligence l’Âme, de l’Âme la Matière, qui est le Mal. Cette procession est nécessaire, et chaque être est inférieur à celui dont il procède. Voy. Enn. II, liv. v, § 5, et liv. ix, § 8, 13 ; Enn. V, liv. i. On trouve aussi dans Philon cette pensée que la matière est le degré infime de la puissance divine, et que le Mal est la conséquence de la procession des êtres : « Il fallait, pour manifester le meilleur, que le pire fût engendré par la puissance que possède la bonté de Dieu. » (Allégorie de la loi, liv. ii, p. 74.)
  34. Λόγοι. Pour le sens de ce mot, Voy. ci-dessus la note sur le § 2 du vie livre, p. 101.
  35. Plotin revient à la deuxième des questions qu’il avait posées dans le § Ier de ce livre : « Par laquelle de nos facultés connaissons-nous la nature du mal ? »
  36. C’est cette opération que Platon nomme λογισμὸς νόθος, raisonnement bâtard. Voy. Enn. II, liv. iv, § 12.
  37. C’était la doctrine des Stoïciens, Voy. Diogène Laërce, liv. vii, p. 134.
  38. Voy. Enn. II, liv. vi.
  39. Voy. Enn. II, liv. iv, § 13.
  40. Voy. § 15 de ce même livre.
  41. Voy. Platon, Banquet, p. 211.
  42. Voy. Platon, République, liv. vii, p. 534.
  43. Voy. Platon, Phèdre, p. 246.
  44. Le principe, le milieu et la fin sont les trois facultés principales de l’âme : l’intelligence (νοῦς), la raison discursive (διάνοια), la puissance sensitive (αἴσθησις) unie aux puissances génératrice et nutritive (γεννητιϰή, θρεπτιϰή).
  45. Allusion au Banquet de Platon, p. 203. Voy. l’explication de ce mythe dans Plotin, Enn. III, liv. vii, 14 ; liv. V, § 5-9 et liv. VI, § 14.
  46. Οὐ γὰρ ἀνέχεται αὐτήν... παροῦσαν. Nous traduisons littéralement ce passage, nous conformant à l’interprétation donnée par Ficin : Illud enim eam [materiam], quamvis prœsentem, minime sustinet. Ἀνέχεται paraît avoir ici le sens d’aider, comme quand on soutient quelqu’un qui chancelle ; ce qui revient à dire que l’âme, quoique présente à la matière, ne lui est ici d’aucun secours. M. Creuzer, après s’être étonné de l’embarras qu’éprouve ici Engelhardt, loue Taylor d’avoir suivi la traduction de Ficin : Consultius Taylor Ficini vestigia legit (vol. iii, p. 77 de son édition). C’est là une singulière inadvertance : car Taylor a dit précisément le contraire du traducteur latin : It [matter] cannot sustain the irradiations of the soul though present.
  47. Voy. p. 123, note.
  48. Voy. Enn. II, liv. iv, De la Matière.