Ennéades (trad. Bouillet)/I/Livre 7

Les Ennéades de Plotin,
Traduction de M. N. Bouillet
Ennéade I, livre vii :
Du premier Bien et des autres biens | Notes



LIVRE SEPTIÈME.

DU PREMIER BIEN ET DES AUTRES BIENS[1].

I. Peut-on dire que pour chaque être le bien soit autre chose que d’agir et de vivre conformément à la nature[2] ; que, pour un être composé de plusieurs parties, le bien ne consiste pas dans l’action de la meilleure partie de lui-même, action qui lui soit propre, naturelle, et qui ne lui fasse jamais défaut ? S’il en est ainsi, le bien pour l’âme est d’agir conformément à la nature. Si de plus l’âme, étant elle-même un être excellent, dirige son action vers quelque chose d’excellent, le bien qu’elle atteint n’est pas seulement le bien par rapport à elle, c’est le Bien absolu. S’il est donc un principe qui ne dirige son action vers aucune autre chose, parce qu’il est le meilleur des êtres, qu’il est même au-dessus de tous les êtres, que tous les autres êtres tendent vers lui, évidemment c’est là le Bien absolu par la vertu duquel les autres êtres participent du bien. Or les autres êtres ont deux moyens de participer du bien : l’un, c’est de lui devenir semblables ; l’autre, c’est de diriger leur action vers lui. Si diriger son désir et son action vers le meilleur principe est un bien, il en résulte que le Bien absolu lui-même doit ne regarder ni désirer aucune autre chose, rester dans le repos, être la source et le principe de toutes les actions conformes à la nature, donner aux autres choses la forme du bien, sans agir sur elles ; ce sont elles au contraire qui dirigent leur action vers lui.

Ce n’est ni par l’action, ni même par la pensée, mais seulement par la permanence (μονῇ) que ce principe est le Bien. Si le Bien est supérieur à l’être, il doit être aussi supérieur à l’action, à l’intelligence et à la pensée. Car il faut reconnaître comme étant le Bien le principe duquel tout dépend, tandis que lui-même ne dépend de rien. C’est à cette condition que le Bien est vraiment le principe vers lequel toutes choses tendent. Il faut donc qu’il persiste dans son état, et que tout se tourne vers lui, de même que, dans un cercle, tous les rayons aboutissent au centre. Nous pouvons en voir un exemple dans le soleil : il est un centre pour la lumière qui est en quelque sorte suspendue à cet astre. Aussi est-elle partout avec lui et ne s’en sépare-t-elle pas ; et quand même vous voudriez la séparer d’un côté, elle n’en resterait pas moins concentrée autour de lui.

II. Comment toutes les autres choses se rapportent-elles au Bien ? Ce qui est inanimé se rapporte à l’Âme ; ce qui est animé se rapporte au Bien par le moyen de l’Intelligence. Tout être a quelque chose du bien tant qu’il est une unité, un être, et qu’il participe de la forme. Par cela qu’il participe de l’unité, de l’être et de la forme, chaque être participe du bien ; mais en cela il ne participe que d’une image : car les choses dont il participe sont des images de l’unité, de l’être ; il en est de même de la forme. Pour la Première âme[3], comme elle approche de l’Intelligence, elle a une vie qui approche plus de la vérité, et c’est à l’Intelligence qu’elle le doit ; elle a donc la forme du bien [par la vertu de l’Intelligence]. Pour posséder le Bien, elle n’a qu’à tourner vers lui ses regards. L’Intelligence vient immédiatement après le Bien : car l’Intelligence tient le premier rang après le Bien. Ainsi, pour ceux auxquels il est donné de vivre, la vie est le bien. De même, pour ceux qui participent à l’intelligence, l’intelligence est le bien ; en sorte que l’être qui joint l’intelligence à la vie possède un double bien.

III. Si la vie est un bien, ce bien appartient-il ou non à tous les êtres ? Non certes. La vie est incomplète pour le méchant comme pour l’œil qui ne voit pas distinctement : car il n’accomplit pas sa fin.

Si, pour nous, la vie, mêlée comme elle l’est, est un bien, quoiqu’un bien imparfait, comment soutenir [nous dira-t-on] que la mort n’est pas un mal ? Mais pour qui serait-elle un mal ? car il faut que le mal soit l’attribut de quelqu’un. Or pour l’être qui n’est plus, ou qui, même existant, est privé de la vie, il n'y a pas plus de mal que pour une pierre[4]. Mais si après la mort l’être vit encore, s’il est encore animé, il possédera le bien, et d’autant plus qu’il exercera ses facultés sans le corps. S’il est uni à l’Âme universelle, quel mal peut-il y avoir pour lui ? Aucun : car pour les dieux il y a bien sans mélange de mal. Il en est de même pour l’âme qui conserve sa pureté. Pour qui ne la conserve pas, ce n’est pas la mort, c’est la vie qui est un mal. S’il y a des châtiments dans l’enfer, la vie est encore un mal pour l’Âme, parce qu’elle n’est pas pure. Si la vie est l’union de l’âme et du corps, et la mort leur séparation, l’âme peut passer par ces deux états [sans être pour cela malheureuse].

Mais si la vie est un bien, comment la mort n’est-elle pas un mal ? Certes la vie est un bien pour ceux qui possèdent le bien ; [elle est un bien] non parce que l’âme est unie au corps, mais parce qu’elle repousse le mal par la vertu. La mort serait plutôt un bien [parce qu’elle nous délivre du corps]. En un mot, il faut dire que la vie dans un corps est par elle-même un mal ; mais, par la vertu, l’âme se place dans le bien, non en conservant l’union qui existe, mais en se séparant du corps.

  1. Ce livre n’est qu’un faible résumé de quelques-unes des idées développées dans les livres vii, viii, ix de l’Ennéade VI. Voy. à la fin du volume la Note sur ce livre.
  2. C’était la doctrine des Stoïciens.
  3. Le Bien, l’Intelligence, la Première âme sont les trois hypostases. Voy. Enn. II, liv. ix, § 1 ; Enn. V, liv. i.
  4. L’expression de Plotin semble faire allusion à un proverbe.