Vie de Plotin (trad. Bouillet)

Pour les autres éditions de ce texte, voir Vie de Plotin.

Les Ennéades de Plotin,
Traduction de M. N. Bouillet
Vie de Plotin, par Porphyre | Notes


VIE DE PLOTIN
ET
ORDRE DE SES LIVRES
PAR PORPHYRE[1]

I. Le philosophe Plotin, qui a vécu de nos jours, paraissait honteux d’avoir un corps[2]. Aussi ne parlait-il jamais de sa famille ni de sa patrie[3], et il ne voulut pas souffrir qu’on fît ni son portrait, ni son buste. Un jour qu’Amélius[4] le priait de se laisser peindre : « N’est-ce pas assez, lui dit-il, de porter cette image[5] dans laquelle la nature nous a renfermés ? Faut-il encore transmettre à la postérité l’image de cette image comme un objet qui vaille la peine d’être regardé ? » Ne pouvant obtenir de lui qu’il revînt sur son refus et qu’il consentît à poser, Amélius pria son ami Carterius, le plus fameux peintre de ce temps-là, d’aller au cours de Plotin (car y allait qui voulait) ; à force de le regarder, Carterius se remplit tellement l’imagination de sa figure qu’il le peignit de mémoire. Amélius le dirigeait dans ce travail par ses conseils, en sorte que le portrait fut très-ressemblant. Tout cela se passa sans que Plotin en eût connaissance.

II. Il était sujet à une affection chronique de l’estomac[6] ; cependant il ne voulut jamais prendre de remède, persuadé qu’il était indigne d’un homme âgé de se soulager par un tel moyen. Il ne prit non plus jamais de thériaque parce que, disait-il [loin de manger de la chair de bête sauvage, θηρίον], il ne mangeait pas même de la chair des animaux domestiques[7]. Il ne se baignait point, il se contentait de se faire frotter tous les jours chez lui ; ceux qui lui rendaient cet office étant morts de la peste qui faisait alors de grands ravages[8], il négligea de se faire frotter, et cette interruption lui causa une esquinancie : on ne s’en aperçut pas tant que je demeurai avec lui ; mais après que je l’eus quitté, son mal s’aigrit à un tel point que sa voix, auparavant belle et forte, était toujours enrouée ; en outre, sa vue se troubla, et il lui survint des ulcères aux pieds et aux mains. C’est ce que m’apprit à mon retour mon ami Eustochius, qui demeura avec lui jusqu’à sa mort. Ces incommodités ayant empêché ses amis de le voir avec la même assiduité, parce qu’il se serait fatigué en voulant, selon sa coutume, s’entretenir avec chacun d’eux, il quitta Rome et se retira en Campanie, dans un domaine qui avait appartenu à Zéthus[9], un de ses anciens amis qui était mort. Tout ce dont il avait besoin lui était fourni par la terre même de Zéthus, ou lui était apporté du bien que Castricius[10] possédait à Minturnes. Lorsqu’il fut près de mourir, Eustochius, qui se trouvait à Pouzzoles, fut quelque temps à venir le trouver (c’est lui-même qui me l’a raconté) ; Plotin lui dit : « Je vous attends ; je m’efforce de réunir ce qu’il y a de divin en nous[11] à ce qu’il y a de divin dans l’univers. » Alors un serpent qui se trouvait sous le lit dans lequel il était couché se glissa dans un trou de la muraille[12], et Plotin rendit l’âme. Il avait à cette époque soixante-six ans[13] au rapport d’Eustochius. L’empereur Claude II achevait la seconde année de son règne. J’étais alors à Lilybée ; Amélius se trouvait à Apamée en Syrie, Castricius à Rome ; Eustochius était seul près de Plotin. Si nous remontons depuis la seconde année de Claude II jusqu’à soixante-six ans au delà, nous trouverons que la naissance de Plotin tombe dans la treizième année du règne de Septime-Sévère. Il n’a jamais voulu dire ni le mois, ni le jour où il était né, parce qu’il ne croyait point convenable qu’on célébrât le jour de sa naissance, ni par des sacrifices, ni par des repas. Cependant il faisait lui-même un sacrifice et régalait ses amis les jours de naissance de Platon et de Socrate ; et il fallait que ces jours-là ceux qui le pouvaient composassent un discours pour le lire en présence de l’assemblée.

III. Voici ce que nous avons appris de lui-même, dans les diverses conversations que nous avons eues avec lui.

Il était déjà entre les mains d’un maître de grammaire et était arrivé à l’âge de huit ans, qu’il avait encore une nourrice dont il découvrait le sein pour téter avec avidité ; un jour elle se plaignit de son importunité, ce qui lui fit tant de honte qu’il n’y retourna plus. À partir de l’âge de vingt-huit ans, il se donna tout entier à la philosophie. On le présenta aux maîtres qui avaient alors le plus de réputation dans Alexandrie. Il revenait toujours de leurs leçons triste et découragé. Il fit connaître la cause de son chagrin à un de ses amis : celui-ci, comprenant ce qu’il souhaitait, le conduisit auprès d’Ammonius[14], que Plotin ne connaissait pas. Dès qu’il eut entendu ce philosophe, il dit à son ami : « Voilà celui que je cherchais » ; et depuis ce jour il resta assidûment près d’Ammonius. Il prit un si grand goût pour la philosophie qu’il se proposa d’étudier celle qui était enseignée chez les Perses et celle qui prévalait chez les Indiens. Lorsque l’empereur Gordien se prépara à faire son expédition contre les Perses, Plotin, alors âgé de trente-neuf ans, se mit à la suite de l’armée. Il avait passé dix à onze années entières près d’Ammonius. Gordien ayant été tué en Mésopotamie, Plotin eut assez de peine à se sauver à Antioche. Il vint à Rome à quarante ans, lorsque Philippe était empereur.

Hérennius, Origène[15], et Plotin étaient convenus de tenir secrète la doctrine qu’ils avaient reçue d’Ammonius. Plotin observa cette convention. Hérennius fut le premier qui la viola, ce qui fut imité par Origène. Ce dernier se borna à écrire un livre Sur les Démons ; et sous le règne de Gallien, il en fit un autre pour prouver que Le Roi est seul créateur [ou poëte][16].

Plotin fut longtemps sans rien écrire. Il se contentait d’enseigner de vive voix ce qu’il avait appris d’Ammonius. Il passa de la sorte dix années entières à instruire quelques disciples sans rien mettre par écrit ; mais comme il permettait qu’on lui fît des questions, il arrivait souvent que l’ordre manquait dans son école, et qu’il y avait des discussions oiseuses, ainsi que je l’ai su d’Amélius, qui se mit au nombre de ses disciples la troisième année du séjour de Plotin à Rome (c’était aussi la troisième année du règne de Philippe), et qui resta auprès de lui jusqu’à la première année du règne de Claude II, c’est-à-dire vingt-quatre ans ; il sortait de l’école de Lysimaque[17]. Amélius surpassait tous ses condisciples par son ardeur au travail : il avait copié, rassemblé et savait presque par cœur tous les ouvrages de Numénius[18] ; il composa cent livres des notes qu’il avait recueillies aux cours de Plotin, et il en fit présent à Hostilianus Hésychius d’Apamée, son fils adoptif[19].

IV. La dixième année du règne de Gallien, je partis de Grèce pour Rome avec Antonius de Rhodes[20]. J’y trouvai Amélius, qui depuis dix-huit ans assistait aux leçons de Plotin ; il n’avait encore osé rien écrire, si ce n’est quelques livres de ses notes, dont le nombre n’allait pas encore jusqu’à cent. En cette dixième année du règne de Gallien, Plotin avait cinquante-neuf ans. J’en avais trente lorsque je m’attachai à lui. Il commença, la première année de Gallien, à écrire sur quelques questions qui se présentèrent, et la dixième, qui est celle où je le fréquentai pour la première fois, il avait écrit vingt et un

livres, qui n’avaient été communiqués qu’à un très-petit nombre de personnes : on ne les donnait pas facilement, et il n’était pas aisé d’en prendre connaissance ; on ne les communiquait qu’avec précaution et après s’être assuré du jugement de ceux qui les recevaient.

Je vais indiquer les livres que Plotin avait alors écrits. Comme il n’y avait pas mis de titres, plusieurs personnes leur donnèrent des titres différents. Voici ceux qui ont prévalu[21] :


1. 
Du Beau 
 [I, vi
2. 
De l’Immortalité de l’âme 
 IV, vii
3. 
Du Destin 
 III, i
4. 
De l’Essence de l’âme 
 IV, i
5. 
De l’intelligence, des Idées et de l’Être 
 V, ix
6. 
De la Descente de l’âme dans le corps 
 IV, viii
7. 
Comment procède du Premier ce qui est après lui ? De l’Un 
 V, iv
8. 
Toutes les âmes ne font-elles qu’une seule âme ? 
 IV, ix
9. 
Du Bien ou de l’Un 
 VI, ix
10. 
Des trois Hypostases principales 
 V, i
11. 
De la Génération et de l’ordre des choses qui sont après le Premier 
 V, ii
12. 
Des deux Matières [sensible et intelligible
 II, iv
13. 
Considérations diverses 
 III, i
14. 
Du Mouvement circulaire du ciel 
 II, ii
15. 
Du Démon qui nous est échu en partage 
 III, iv
16. 
Du Suicide raisonnable 
 I, ix
17. 
De la Qualité 
 II, v
18. 
Y a-t-il des Idées des individus ? 
 V, vii
19. 
Des Vertus 
 I, ii
20. 
De la Dialectique 
 I, iii
21. 
Comment l’Âme tient-elle le milieu entre l’essence indivisible et l’essence divisible ? 
 IV, ix]

Ces vingt et un livres étaient déjà écrits quand je me rendis auprès de Plotin ; il était alors dans la cinquante-neuvième année de son âge.

V. Je demeurai avec lui cette année et les cinq suivantes. J’étais bien déjà venu à Rome dix ans auparavant ; mais alors Plotin passait ses étés dans le loisir et se contentait d’instruire de vive voix ceux qui allaient le visiter. Pendant les six années dont je viens de parler, plusieurs questions ayant été approfondies dans les conférences que faisait Plotin, et Amélius et moi l’ayant instamment prié d’écrire, il rédigea deux livres pour prouver que :


22. 
L’Être un et identique est partout tout entier, i 
 [VI, iv
23. 
L’Être un et identique est partout tout entier, ii 
 VI, v]


Il composa ensuite le livre intitulé :


24. 
Le Principe supérieur à l’être ne pense pas. Quel est le premier principe pensant ? quel est le second ? 
 [V, vi


Il écrivit aussi les livres suivants :


25. 
De ce qui est en Puissance et de ce qui est en Acte. 
 [III, v
26. 
De l’Impassibilité des choses incorporelles 
 III, vi
27. 
De l’Âme, i 
 IV, iii
28. 
De l’Âme, ii 
 IV, iv
29. 
De l’Âme, iii, ou Comment voyons-nous ? 
 IV, v
30. 
De la Contemplation 
 III, viii
31. 
De la Beauté intelligible 
 V, viii
32. 
Les Intelligibles ne sont pas hors de l’Intelligence. De l’Intelligence et du Bien 
 V, v
33. 
Contre les Gnostiques 
 II, ix
34. 
Des Nombres 
 VI, vi
35. 
Pourquoi les objets éloignés paraissent-ils petits ? 
 II, viii
36. 
Le Bonheur consiste-t-il dans la durée ? 
 I, v
37. 
Du Mélange où il y a pénétration totale 
 II, vii
38. 
De la Multitude des idées. Du Bien 
 VI, vii
39. 
De la Volonté. 
 VI, viii
40. 
Du Monde 
 II, i
41. 
De la Sensation, de la Mémoire 
 IV, vi
42. 
Des Genres de l’être, i 
 VI, vi
43. 
Des Genres de l’être, ii 
 VI, ii
44. 
Des Genres de l’être, iii 
 VI, iii
45. 
De l’Éternité et du Temps 
 III, vii]

Plotin écrivit ces vingt-quatre livres pendant les six années que je passai auprès de lui ; il prenait pour sujets les questions qui venaient s’offrir à lui, et que nous avons indiquées par le titre de chaque livre. Ces vingt-quatre livres, joints aux vingt et un que Plotin avait composés avant que je me rendisse auprès de lui, font quarante-cinq.

VI. Pendant que j’étais dans la Sicile, où je me rendis vers la quinzième année du règne de Gallien, il rédigea cinq nouveaux livres qu’il m’envoya :


46. 
Du Bonheur 
 [I, iv
47. 
De la Providence, i 
 III, ii
48. 
De la Providence, ii 
 III, iii
49. 
Des Hypostases qui connaissent et du Principe supérieur 
 V, iii
50. 
De l’Amour 
 III, v]

Il m’envoya ces livres la première année du règne de Claude II et au commencement de la seconde.

Peu de temps avant de mourir, il m’envoya les quatre suivants :


51. 
De la Nature des maux 
 [I, viii
52. 
De l’influence des astres 
 II, iii
53. 
Qu’est-ce que l’Animal ? qu’est-ce que l’Homme ? 
 I, i
54. 
Du premier Bien ou Du Bonheur. 
 I, vii]


Ces neuf livres, avec les quarante-cinq précédemment écrits, font en tout cinquante-quatre.

Les uns ont été composés dans la jeunesse de l’auteur, les autres lorsqu’il était dans toute sa force, et enfin les derniers, lorsque son corps était déjà fort affaissé : ils se ressentent de l’état dans lequel il était lorsqu’il les écrivait. Les vingt et un premiers semblent indiquer un esprit qui n’a pas encore toute sa vigueur ni toute sa fermeté. Ceux qu’il a écrits dans le milieu de sa vie montrent que son génie était alors dans toute sa force. On peut regarder ces vingt-quatre livres comme parfaits, si l’on en excepte quelques passages. Les neuf derniers sont moins forts que les autres ; et de ces neuf, les quatre derniers sont les plus faibles.

VII. Plotin eut un grand nombre d’auditeurs et de disciples, que l’amour de la philosophie attirait à ses leçons. De ce nombre était Amélius d’Étrurie, dont le vrai nom était Gentilianus. Il voulait au reste qu’on remplaçât dans son nom la lettre l par la lettre r, qu’on l’appelât Amérius, de ἀμερία (indivisibilité)[22], et non Amélius, de ἀμελεία (négligence). Plotin avait aussi pour disciple très-assidu un médecin de Scythopolis[23] nommé Paulin, dont l’esprit était plein de connaissances mal digérées, et qu’Amélius appelait Miccalus [le petit][24].

Eustochius d’Alexandrie, également médecin, connut Plotin sur la fin de sa vie, et resta avec lui jusqu’à la mort de ce philosophe pour en prendre soin. Tout occupé de la seule doctrine de Plotin, il devint lui-même un vrai philosophe. Zoticus s’attacha aussi à lui. Celui-ci était critique et poëte en même temps : il corrigea les ouvrages d’Antimaque et il mit en très-beaux vers la fable de l’Atlantide. Sa vue baissa, et il mourut peu de temps avant Plotin. Paulin mourut aussi avant ce philosophe. Zéthus était un des disciples de Plotin ; il était originaire d’Arabie, et avait épousé la fille de Théodose, ami d’Ammomtis. Il était médecin, et très cher à Plotin, qui chercha à le retirer des affaires publiques, pour lesquelles il avait de l’aptitude et dont il s’occupait avec ardeur. Notre philosophe vécut avec lui dans une très-grande liaison ; il se retira même à la campagne de Zéthus, éloignée de six milles de Minturnes. Castricius, surnommé Firmus, avait possédé ce bien. Personne, de notre temps, n’a plus aimé la vertu que Firmus : il avait pour Plotin la plus grande vénération ; il rendait à Amélius les mêmes services qu’aurait pu lui rendre un bon domestique ; il avait pour moi les mêmes attentions qu’un frère. Cependant cet homme si attaché à Plotin était engagé dans les affaires publiques.

Plusieurs sénateurs venaient aussi écouter Plotin. Marcellus Orontius, Sabinillus et Rogatianus s’appliquèrent sous lui à l’étude de la philosophie. Ce dernier, qui était également membre du sénat, s’était tellement détaché des choses de la vie, qu’il avait abandonné ses biens, renvoyé tous ses domestiques et renoncé à ses dignités. Nommé préteur, au moment d’entrer en exercice et quand déjà les licteurs l’attendaient, il ne voulut point sortir ni remplir aucune fonction de cette dignité. Il ne voulait pas même habiter dans sa maison : il allait chez ses amis ; il y prenait de la nourriture et il y couchait ; il ne mangeait que de deux jours l’un ; et par ce régime, après avoir été goutteux à un tel point qu’il fallait le porter dans une chaise, il reprit ses forces et étendit les mains avec autant de facilité que ceux qui exercent les arts mécaniques, quoique auparavant il ne pût faire aucun usage de ses mains. Plotin avait beaucoup d’amitié pour lui : il en faisait de grands éloges, et il le proposait comme modèle à tous ceux qui voulaient devenir philosophes. Sérapion d’Alexandrie fut aussi son disciple : il avait d’abord été rhéteur ; il s’appliqua ensuite à la philosophie ; il ne put cependant se guérir de l’avidité des richesses ni de l’usure. Plotin me mit aussi (moi Porphyre, Tyrien de naissance) au nombre de ses amis intimes, et il me chargea de donner la dernière main à ses ouvrages.

VIII. C’est qu’une fois qu’il avait écrit, il ne pouvait pas retoucher ni même relire ce qu’il avait fait, parce que la faiblesse de sa vue lui rendait toute lecture fort pénible. Le caractère de son écriture n’était pas beau. Il ne séparait pas les mots et faisait très-peu d’attention à l’orthographe : il n’était occupé que des idées. Il fut continuellement jusqu’à sa mort dans cette habitude, ce qui était pour nous tous un sujet d’étonnement. Lorsqu’il avait fini de composer quelque chose dans sa tête, et qu’ensuite il écrivait ce qu’il avait médité, il semblait qu’il copiât un livre. En conversant et en discutant, il ne se laissait pas distraire de l’objet de ses pensées, en sorte qu’il pouvait à la fois satisfaire aux besoins de l’entretien et poursuivre la méditation du sujet qui l’occupait. Lorsque son interlocuteur s’en allait, il ne relisait pas ce qu’il avait écrit avant la conversation (c’était pour ménager sa vue, comme nous l’avons déjà dit) ; il reprenait la suite de sa composition comme si la conversation n’eût mis aucun intervalle à son application. Il pouvait donc tout à la fois vivre avec lui-même et avec les autres. Il ne se reposait jamais de cette attention intérieure ; elle cessait à peine durant un sommeil troublé souvent par l’insuffisance de la nourriture (car parfois il ne prenait pas même de pain) et par cette concentration perpétuelle de son esprit.

IX. Il y avait des femmes qui lui étaient fort attachées : Gémina, chez laquelle il demeurait, la fille de celle-ci, qu’on appelait aussi Gémina, Amphiclée, femme d’Ariston, fils d’Iamblique, toutes trois aimant beaucoup la philosophie. Plusieurs hommes et plusieurs femmes de condition, étant près de mourir, lui confièrent leurs enfants de l’un et de l’autre sexe avec tous leurs biens, comme à un dépositaire irréprochable, ce qui faisait que sa maison était remplie de jeunes garçons et de jeunes filles. De ce nombre était Polémon, que Plotin élevait avec soin : il prenait plaisir à entendre ce jeune homme lire des vers de sa composition[25]. Il examinait avec soin les comptes des tuteurs, et il veillait à ce que ceux-ci fussent économes ; il disait que jusqu’à ce que ces jeunes gens s’adonnassent tout entiers à la philosophie, il fallait leur conserver leurs biens et les faire jouir de tous leurs revenus. L’obligation de pourvoir aux besoins de tant de pupilles ne l’empêchait point d’avoir pendant la veille une attention continuelle aux choses intellectuelles. Il était doux et d’un accès facile pour tous ceux qui vivaient avec lui. Aussi, quoiqu’il soit demeuré vingt-six années entières à Rome, et qu’il ait été souvent pris pour arbitre, jamais il ne se brouilla avec aucun personnage politique.

X. Entre ceux qui se donnaient pour philosophes, il y avait un nommé Olympius. Il était d’Alexandrie, et il avait été pendant quelque temps disciple d’Ammonius. Comme il voulait l’emporter sur Plotin, il le traita avec mépris, et s’acharna contre lui au point qu’il essaya de l’ensorceler en recourant à des opérations magiques : mais s’étant aperçu que son entreprise tournait contre lui-même, il convint avec ses amis qu’il fallait que l’âme de Plotin fût bien puissante, puisqu’elle faisait retomber sur ses ennemis les maléfices qu’ils dirigeaient contre lui. La première fois qu’Olympius voulut lui nuire, Plotin s’en étant aperçu, dit : « En ce moment même, le corps d’Olympius éprouve des convulsions et se resserre comme une bourse. » Celui-ci, ayant donc éprouvé plusieurs fois qu’il souffrait les maux mêmes qu’il voulait faire souffrir à Plotin, cessa enfin ses maléfices.

Plotin avait une supériorité naturelle sur les autres hommes. Un prêtre égyptien, dans un voyage à Rome, fit connaissance avec lui par le moyen d’un ami commun. S’étant mis en tête de donner des preuves de sa sagesse, il pria Plotin de venir voir l’apparition d’un démon familier qui lui obéissait dès qu’il l’appelait. L’évocation devait avoir lieu dans une chapelle d’Isis : l’Égyptien assurait n’avoir trouvé que cet endroit qui fût pur dans Rome. Il évoqua donc son démon. Mais à sa place on vit paraître un dieu qui était d’un ordre supérieur à celui des démons, ce qui fit dire à l’Égyptien : « Vous êtes heureux, Plotin, vous avez pour démon un dieu au lieu d’un être d’un ordre inférieur. » On ne put faire aucune question au dieu ni le voir plus longtemps, un ami qui gardait les oiseaux[26] les ayant étouffés soit par jalousie, soit par crainte.

Plotin, qui avait pour démon un dieu, tenait toujours les yeux de son esprit divin attachés sur ce divin gardien. C’est ce qui lui fit écrire le livre intitulé : Du Démon qui nous est échu en partage [Enn. III, liv. iv]. Il tâche d’y expliquer les différences qu’il y a entre les divers démons qui veillent sur les hommes. Amélius, qui était fort exact à sacrifier et qui célébrait avec soin la fête de la nouvelle lune[27], pria un jour Plotin de venir avec lui assister à une cérémonie de ce genre. Plotin lui répondit : « C’est à ces dieux de venir me chercher, et non pas à moi d’aller les trouver. » Nous ne pûmes comprendre pourquoi il tenait un discours dans lequel paraissait tant de fierté, et nous n’osâmes pas lui en demander la raison.

XI. Il avait une si parfaite connaissance du caractère des hommes et de leurs façons de penser, qu’il découvrait les objets volés, et qu’il prévoyait ce que chacun de ceux avec qui il vivait deviendrait un jour. On avait volé un collier magnifique à Chioné, veuve respectable, qui demeurait chez lui avec ses enfants. On fit venir tous les esclaves ; Plotin les envisagea tous, et en montrant l’un d’eux, il dit : « C’est celui-ci qui a commis le vol. » On lui donna les étrivières : il nia longtemps, enfin il avoua et rendit le collier. Plotin prédisait ce que devait être chacun des jeunes gens qui le fréquentaient : il assura que Polémon aurait de la disposition à l’amour, et qu’il vivrait peu de temps ; c’est ce qui arriva. Il s’aperçut que j’avais dessein de sortir de la vie : il vint me trouver dans sa maison, où je demeurais ; il me dit que ce projet ne supposait pas un esprit sain, que c’était l’effet de la mélancolie. Il m’ordonna de voyager. Je lui obéis. J’allai en Sicile[28] pour y écouter Probus, célèbre philosophe, qui demeurait à Lilybée. Je fus guéri ainsi de l’envie de mourir ; mais je fus privé du plaisir de demeurer avec Plotin jusqu’à sa mort.

XII. L’empereur Gallien et l’impératrice Salonine, sa femme, avaient une considération particulière pour Plotin. Comptant donc sur leur bonne volonté, il les pria de faire rebâtir une ville de Campanie qui était ruinée, de la lui donner avec tout son territoire, et de permettre à ceux qui devaient l’habiter d’être régis par les lois de Platon. Son intention était de lui donner le nom de Platonopolis, et d’y aller demeurer avec ses disciples. Il eût facilement obtenu ce qu’il demandait si quelques-uns des courtisans de l’empereur ne s’y fussent opposés, ou par jalousie, ou par dépit, ou par quelque autre mauvaise raison.

XIII. Il parlait fort bien dans ses conférences ; il savait trouver sur-le-champ les réponses qui convenaient. Cependant son langage n’était pas correct : il disait, par exemple, ἀναμνημίσϰεται au lieu de ἀναμιμνήσϰεται ; il commettait les mêmes fautes en écrivant. Mais lorsqu’il parlait, son intelligence semblait briller sur son visage et l’illuminer de ses rayons. Il était beau surtout quand il discutait : on voyait alors comme une légère rosée couler de son front ; la douceur brillait sur son visage ; il répondait avec bonté et cependant avec solidité. Je l’interrogeai pendant trois jours pour apprendre de lui l’union du corps avec l’âme ; il passa tout ce temps à m’expliquer ce que je voulais savoir[29]. Un certain Thaumasius, étant entré dans son école, disait qu’il voulait consigner par écrit les arguments généraux développés dans la discussion[30] et entendre parler Plotin lui-même ; mais il ne pouvait consentir à ce que Porphyre fît des réponses et adressât des questions. « Cependant, répondit Plotin, si Porphyre n’indique point par ses questions les difficultés que nous avons à résoudre, nous n’aurons rien à écrire. »

XIV. Le style de Plotin est vigoureux et substantiel, enfermant plus de pensées que de mots, souvent plein d’enthousiasme et de sensibilité. Ce philosophe suit plutôt ses propres inspirations que des idées transmises par tradition[31]. Les doctrines des Stoïciens et des Péripatéticiens sont secrètement mélangées dans ses écrits ; la Métaphysique (ἡ μετὰ τὰ φυσιϰὰ πραγματεία) d’Aristote y est condensée tout entière. Plotin n’ignorait rien de ce qui se rapporte à la géométrie, à l’arithmétique, à la mécanique, à l’optique et à la musique, quoiqu’il n’eût pas beaucoup de goût pour ces diverses sciences. On lisait dans ses conférences les Commentaires de Sévère, de Cronius[32], de Numénius[33], de Gaius et d’Atticus[34] [philosophes Platoniciens] ; on lisait aussi les ouvrages des Péripatéticiens, ceux d’Aspasius, d’Alexandre [d’Aphrodisie][35], d’Adraste et les autres qui se rencontraient. Cependant aucun d’eux ne fixait exclusivement le choix de Plotin. Il montrait dans la spéculation un génie original et indépendant. Il portait dans ses recherches l’esprit d’Ammonius. Il se pénétrait rapidement [de ce qui lui était lu] ; puis il exposait en peu de mots les idées que lui suggérait une profonde méditation. On lui lut un jour un traité de Longin Sur les Principes et un autre du même auteur Sur l’Homme qui aime les antiquités[36]. « Longin, dit-il, est un littérateur, mais il n’est nullement un philosophe. » Origène vint une fois dans son auditoire[37] ; Plotin rougit, et voulut se lever. Origène le pria de continuer. Plotin répondit que l’envie de parler cessait, lorsqu’on était persuadé que ceux que l’on entretenait savaient ce qu’on avait à leur dire. Et après avoir parlé encore quelque temps, il se leva.

XV. Un jour qu’à la fête de Platon je lisais un poëme sur le Mariage sacré[38], quelqu’un dit que j’étais fou, parce qu’il y avait dans cet ouvrage de l’enthousiasme et du mysticisme. Plotin prit la parole et me dit d’une façon à être entendu de tout le monde : « Vous venez de nous prouver que vous êtes en même temps poëte, philosophe et hiérophante. » Le rhéteur Diophane lut en cette occasion une apologie de ce que dit Alcibiade dans le Banquet de Platon : il voulait y prouver qu’un disciple qui cherche à s’exercer dans la vertu doit montrer une complaisance absolue pour son maître, même si celui-ci a de l’amour pour lui. Plotin se leva plusieurs fois comme pour sortir de l’assemblée ; il se contint cependant, et, après que l’auditoire se fut séparé, il m’ordonna de réfuter ce discours. Diophane n’ayant pas voulu me le donner, je me rappelai les arguments, que je réfutai, et je lus mon ouvrage devant les mêmes auditeurs qui avaient entendu celui de Diophane. Je fis un si grand plaisir à Plotin qu’il répéta plusieurs fois pendant que je lisais : « Frappez ainsi, et vous deviendrez la lumière des hommes[39]. » Eubulus, qui professait à Athènes la doctrine de Platon, lui ayant envoyé des écrits sur quelques questions platoniques, Plotin voulut qu’on me les donnât pour les examiner et pour lui en faire mon rapport. Il étudia aussi les lois de l’astronomie, mais ce ne fut pas en mathématicien ; il s’occupa avec soin de l’art des astrologues, mais ayant reconnu qu’il ne fallait pas se fier à leurs prédictions, il prit la peine de les réfuter plusieurs fois dans ses ouvrages[40].

XVI. Il y avait dans ce temps-là beaucoup de Chrétiens. Parmi eux se trouvaient des Sectaires qui s’écartaient de la philosophie antique[41] : tels étaient Adelphius et Aquilinus. Ils avaient la plupart des ouvrages d’Alexandre de Libye, de Philocomus, de Démostrate et de Lydus. Ils montraient les Révélations de Zoroastre, de Zostrien, de Nicothée, d’Allogène, de Hésus, et de plusieurs autres. Ces Sectaires trompaient un grand nombre de personnes, et se trompaient eux mêmes en soutenant que Platon n’avait pas pénétré la profondeur de l’essence intelligible. C’est pourquoi Plotin les réfuta longuement dans ses conférences, et il écrivit contre eux le livre que nous avons intitulé : Contre les Gnostiques. Il nous laissa le reste à examiner. Amélius composa jusqu’à quarante livres pour réfuter l’ouvrage de Zostrien ; et moi, je fis voir par une foule de preuves que le livre de Zoroastre était apocryphe et composé depuis peu par ceux de cette secte qui voulaient faire croire que leurs dogmes avaient été enseignés par l’ancien Zoroastre[42].

XVII. Les Grecs prétendaient que Plotin s’était approprié les sentiments de Numénius[43]. Tryphon, qui était stoïcien et platonicien, le dit à Amélius, lequel fit un livre auquel nous avons donné pour titre : De la différence entre les dogmes de Plotin et ceux de Numénius. Il me le dédia sous ce titre : À Basile. C’était mon nom avant que je m’appelasse Porphyre. On m’appelait Malchus dans la langue de mon pays ; c’était le nom de mon père, et Malchus se rend en grec par βασιλεύς [Basile][44]. Longin, qui a dédié à Cléodame et à moi son livre De la Véhémence, m’appelle Malchus à la tête de cet ouvrage ; et Amélius a traduit ce nom en grec, comme Numénius a traduit celui de Maximus par Μεγάλος (grand).

[Voici la lettre d’envoi d’Amélius] :

« Amélius à Basile, salut.

Sachez-le bien, je ne voulais pas dire un mot de certaines personnes, honorables d’ailleurs, qui répètent, au point que vous dites en avoir les oreilles rebattues, que les doctrines de notre ami ne sont autres que celles de Numénius d’Apamée : car il est constant que ces reproches ne viennent que de l’envie qu’ils ont de faire briller leur talent oratoire ; poussés par le désir de déchirer Plotin, ils vont jusqu’à prétendre que ses écrits ne renferment que du bavardage, ne sont que des œuvres bâtardes et pleines d’hypothèses inadmissibles. Mais, puisque vous croyez qu’il faut profiter de l’occasion pour rappeler les dogmes que nous approuvons [dans ce système de philosophie], et pour honorer un aussi grand homme que notre ami Plotin en faisant mieux connaître sa doctrine, quoique je sache qu’elle est renommée depuis longtemps, je vous obéis et je viens, selon ma promesse, vous offrir cet ouvrage que j’ai fini en trois jours, comme vous le savez. Vous n’y trouverez point cet ordre ni ce choix de pensées que présente un livre composé avec soin : ce sont seulement des réflexions empruntées aux leçons [que Plotin nous a faites autrefois], et arrangées comme elles se sont présentées à mon esprit. Je réclame donc votre indulgence, d’autant plus que la pensée du philosophe que quelques gens traduisent à notre tribunal commun n’est pas aisée à saisir, parce qu’il exprime de plusieurs manières différentes les mêmes idées selon que cela se rencontre. Je sais que vous aurez la bonté de me réformer, si je m’éloigne des sentiments qui sont propres à Plotin. Accablé d’affaires, comme dit le tragique quelque part, je me vois forcé de me soumettre à la critique et de me corriger, si je viens à altérer la doctrine de notre chef. Vous voyez combien j’ai le désir de vous faire plaisir. Portez-vous bien. »

XVIII. J’ai rapporté cette lettre pour faire voir non-seulement que quelques-uns, du temps même de Plotin, prétendaient que ce philosophe se faisait honneur de la doctrine de Numénius, mais aussi qu’on le traitait de diseur de bagatelles, en un mot qu’on le méprisait, parce qu’on ne l’entendait pas. C’était un homme bien éloigné d’avoir le faste et la vanité des Sophistes. Il semblait converser avec ses disciples lorsqu’il faisait ses conférences. Il ne se pressait pas de vous convaincre par une discussion en règle. Je l’éprouvai bien dans le commencement que j’assistais à ses leçons. Je voulus l’engager à s’expliquer davantage en écrivant un ouvrage contre lui, pour prouver que les intelligibles subsistent hors de l’Intelligence[45]. Plotin se le fit lire par Amélius ; et après que celui-ci lui en eut fait la lecture, il lui dit en riant : « C’est à vous à résoudre ces difficultés, que Porphyre n’a faites que parce qu’il n’entend pas bien ma doctrine. » Amélius fit un assez gros livre pour répondre à mes objections. Je répliquai. Amélius écrivit de nouveau. Ce troisième travail me fit enfin comprendre, mais non sans peine, la pensée de Plotin, et je changeai de sentiment. Je lus ma rétractation dans une assemblée. Depuis ce temps, j’ai eu une confiance entière dans tous les dogmes de Plotin. Je le priai de donner la dernière perfection à ses écrits et d’expliquer un peu plus au long sa doctrine. Je disposai aussi Amélius à faire quelques ouvrages.

XIX. On verra quelle idée Longin avait de Plotin, par une partie d’une lettre qu’il m’adressa. J’étais en Sicile ; il souhaitait que j’allasse le trouver en Phénicie, et que je lui portasse les ouvrages de ce philosophe. Voici ce qu’il m’écrivit à cet effet :

« Envoyez-moi ces ouvrages, je vous prie, ou plutôt apportez-les avec vous ; car je ne me lasserai point de vous prier de voyager dans ce pays plutôt que dans tout autre, quand ce ne serait qu’à cause de notre ancienne amitié et de la douceur de l’air, qui convient si bien à votre santé délabrée[46] (car n’espérez pas, en venant me voir, acquérir quelque science). Quelle que soit votre attente, ne comptez pas trouver ici rien de nouveau, ni même les ouvrages anciens que vous dites perdus[47]. Il y a une si grande disette de copistes qu’à peine ai-je pu, depuis tout le temps que je suis dans ce pays, me procurer ce qui me manquait de Plotin, en engageant mon copiste[48] à abandonner ses occupations ordinaires pour se livrer exclusivement à ce travail. Je crois avoir tous ses ouvrages, maintenant que je possède ceux que vous m’avez envoyés ; mais je les possède dans un état d’imperfection, parce qu’ils sont remplis de fautes. Je m’étais persuadé que notre ami Amélius avait corrigé les erreurs des copistes ; mais il a eu des occupations plus pressantes que celle-là. Je ne sais quel usage faire des livres de Plotin, quelque passion que j’aie d’examiner ce qu’il a écrit sur l’âme et sur l’être : ce sont précisément ceux de ses ouvrages qui sont les plus maltraités par les copistes. Je voudrais donc que vous me les envoyassiez transcrits exactement ; je les collationnerais et je vous les renverrais promptement. Je vous répète encore que je vous prie de ne pas les envoyer, mais de les apporter vous-même avec les autres ouvrages de Plotin, qui auraient pu échapper à Amélius. J’ai fait copier avec soin tous ceux qu’il a apportés ici : car pourquoi ne rechercherais-je pas avec empressement des ouvrages si estimables ? Je vous ai dit de près, comme de loin, et lorsque vous étiez à Tyr, qu’il y avait dans Plotin des raisonnements que je n’approuvais point, mais que j’aimais et que j’admirais sa façon d’écrire, son style serré et plein de force, et la disposition vraiment philosophique de ses dissertations. Je suis persuadé que ceux qui cherchent la vérité doivent mettre les ouvrages de Plotin au nombre des plus savants. »

XX. Je me suis fort étendu pour faire voir ce que pensait de Plotin le plus grand critique de nos jours, l’homme qui avait examiné presque tous les ouvrages de son temps. Il l’avait d’abord méprisé, parce qu’il s’en était rapporté à des ignorants ; il s’était persuadé que l’exemplaire de ses ouvrages qu’il avait eu par Amélius était corrompu, parce qu’il n’était pas encore accoutumé au style de ce philosophe : cependant, si quelqu’un avait les ouvrages de Plotin dans leur pureté, c’était certainement Amélius, qui en possédait une copie faite sur les originaux mêmes. J’ajouterai encore ce que Longin dans un de ses écrits a dit de Plotin, d’Amélius et des autres philosophes de son temps, afin que l’on soit plus au fait de ce que pensait d’eux ce grand critique. Ce livre dirigé contre Plotin et Gentilianus Amélius a pour titre : De la Fin[49]. En voici le commencement :

« Il y a eu, Marcellus[50], beaucoup de philosophes dans notre temps, et surtout dans les premières années de notre enfance (car il est inutile de nous plaindre du petit nombre qu’il y en a présentement) ; mais lorsque nous étions dans l’âge de l’adolescence, il y avait encore un assez grand nombre d’hommes célèbres dans la philosophie. Il nous a été donné de les voir tous, parce que nous avons voyagé de bonne heure avec nos parents dans beaucoup de pays ; en visitant un grand nombre de nations et de villes, nous nous sommes liés avec ceux de ces hommes qui vivaient encore. Parmi ces philosophes, les uns ont mis leur doctrine par écrit dans le dessein d’être utiles à la postérité, les autres ont cru qu’il leur suffisait d’expliquer leurs sentiments à leurs disciples. Du nombre des premiers sont les Platoniciens Euclide, Démocrite[51], Proclinus, qui habitait dans la Troade, Plotin et son disciple Gentilianus Amélius, qui enseignent présentement à Rome ; les Stoïciens Thémistocle, Phébion, ainsi qu’Annius et Médius, qui étaient célèbres il n’y a pas longtemps, et le Péripatéticien Héliodore d’Alexandrie. Quant à ceux qui n’ont pas jugé à propos d’écrire, il faut placer parmi eux Ammonius [Saccas] et Origène[52], Platoniciens, avec lesquels nous avons beaucoup vécu et qui excellaient entre tous les philosophes de leur temps, Théodote et Eubulus, qui professèrent à Athènes. Si quelques-uns d’eux ont écrit, comme Origène qui a composé un traité Des Démons, Eubulus, des Commentaires sur le Philèbe, sur le Gorgias, des Remarques sur ce qu’Aristote a écrit contre la République de Platon, ces ouvrages ne sont pas assez considérables pour que leurs auteurs puissent être mis au rang de ceux qui ont traité de la philosophie : car ce n’est que par occasion qu’ils ont composé ces petits ouvrages, et ils n’ont pas fait leur principale occupation d’écrire. Les Stoïciens Herminus, Lysimaque[53], Athénée et Musonius[54], qui ont vécu à Athènes ; les Péripatéticiens Ammonius et Ptolémée, les plus instruits entre tous ceux qui ont vécu de leur temps, surtout Ammonius, dont nul n’a approché sous le rapport de l’érudition, tous ces philosophes n’ont fait aucun ouvrage sérieux ; ils se sont contentés de composer des poëmes ou des discours du genre démonstratif, qui ont été conservés malgré eux : car je ne crois pas qu’ils eussent voulu être connus de la postérité simplement par de si petits livres, puisqu’ils avaient négligé de nous faire connaître leur doctrine dans des ouvrages plus sérieux. De ceux qui ont écrit, les uns n’ont fait que recueillir ou transcrire ce que les anciens nous ont laissé : de ce nombre sont Euclide, Démocrite et Proclinus ; les autres, se contentant de rappeler quelques détails extraits d’anciennes histoires, ont essayé de composer des livres avec les mêmes matériaux que leurs devanciers : c’est ce qu’ont fait Annius, Médius et Phébion ; ce dernier a cherché à se rendre recommandable plutôt par le style que par la pensée. On peut ajouter à ceux-ci Héliodore, qui n’a rien mis dans ses écrits que ce qui avait été dit par les anciens, sans y ajouter aucune explication philosophique. Mais Plotin et Gentilianus Amélius, par le grand nombre de questions qu’ils ont traitées et par l’originalité de leur doctrine, ont montré qu’ils s’occupaient réellement d’écrire. Plotin a expliqué les principes de Pythagore et de Platon plus clairement que ceux qui l’ont précédé : car ni Numénius, ni Cronius, ni Modératus, ni Thrasyllus n’approchent de la précision de Plotin quand ils traitent les mêmes matières[55]. Amélius a cherché à marcher sur ses traces : il a adopté la plupart de ses idées ; mais il en diffère par la prolixité de ses démonstrations et la diffusion de son style. Nous avons cru que leurs écrits méritaient seuls une attention particulière : car pourquoi prendrait-on la peine de critiquer les autres au lieu d’examiner les auteurs dont ils ont copié les ouvrages, sans y rien ajouter, non-seulement pour les points essentiels, mais encore pour l’argumentation, et en se contentant de choisir ce qu’il y a de meilleur ? Voici comment nous avons aussi procédé en combattant ce que Gentilianus avance au sujet de la justice dans Platon et en examinant le livre de Plotin sur les idées[56] : car notre ami commun, Basile de Tyr [Porphyre][57], qui a beaucoup écrit en prenant Plotin pour modèle, ayant préféré son enseignement au nôtre[58] et ayant entrepris de faire voir que le sentiment de Plotin sur les idées vaut mieux que le nôtre, nous l’avons suffisamment réfuté et nous lui avons prouvé qu’il a eu tort de changer d’opinion à cet égard[59]. Nous avons critiqué plusieurs opinions de ces philosophes, par exemple dans la Lettre à Amélius, qui a l’étendue d’un livre. Nous y répondons à une lettre qu’Amélius nous avait envoyée de Rome et qui avait pour titre : Du Caractère de la philosophie de Plotin[60]. Pour nous, nous nous sommes contenté de donner pour titre à notre ouvrage : Lettre à Amélius. »

XXI. Longin avoue, dans ce que nous venons de voir, que Plotin et Amélius l’emportent sur tous les philosophes de leur temps par le grand nombre de questions qu’ils traitent et par l’originalité de leur système ; que Plotin ne s’était point approprié les sentiments de Numénius et qu’il ne les suivait même pas ; qu’il avait à la vérité profité des idées des Pythagoriciens [et de Platon] ; enfin qu’il avait plus de précision que Numénius, que Cronius et que Thrasyllus. Après avoir dit qu’Amélius suivait les traces de Plotin, mais qu’il était prolixe et diffus dans ses explications, ce qui faisait la différence de leur style, il parle de moi, qui connaissais Plotin depuis peu, et il dit : « Notre ami commun, Basile de Tyr [Porphyre], qui a beaucoup écrit en prenant Plotin pour modèle. » Il déclare par là que j’ai évité les longueurs peu philosophiques d’Amélius et imité la manière de Plotin. Il nous suffit d’avoir cité ici le jugement d’un homme illustre qui est le premier critique de nos jours, pour faire voir ce qu’il faut penser de notre philosophe. Si j’eusse pu aller voir Longin lorsqu’il m’en priait, il n’eût point entrepris la réfutation qu’il écrivit avant d’avoir bien examiné sa doctrine.

XXII. « Mais pourquoi m’arrêter [à causer] ainsi auprès du chêne ou auprès du rocher ? » comme le dit Hésiode[61]. S’il est besoin d’invoquer ici les témoignages des sages, qui peut être plus sage qu’Apollon, qu’un Dieu qui a dit de lui-même avec vérité :

« Je sais le nombre des grains de sable et l’étendue de la mer ; je comprends le muet, j’entends celui qui ne parle pas. »

Amélius consulta ce Dieu pour savoir ce qu’était devenue l’âme de Plotin, et voici en quels termes répondit celui qui avait prononcé que Socrate était le plus sage de tous les hommes : « Je veux chanter un hymne immortel pour un ami qui m’est cher ; je veux tirer de ma lyre des sons mélodieux en la frappant de mon archet d’or. J’appelle les Muses afin qu’unissant leurs voix elles forment par leurs accents variés un harmonieux concert, comme autrefois elles formèrent en l’honneur d’Achille un chœur où leurs divins transports s’allièrent aux chants homériques. Sacré chœur des Muses, célébrons d’un commun accord l’homme qui est le sujet de ce chant ; Apollon à la longue chevelure est au milieu de vous.

Démon qui étais homme, et qui maintenant es dans l’ordre divin des démons, délivré des liens de la nécessité qui enchaîne l’homme et du tumulte que causent les passions du corps[62] ; soutenu par la vigueur de ton esprit, tu te hâtes d’aborder à un rivage qui n’est point submergé par les ondes[63], loin de la foule des impies, pour marcher dans la voie droite d’une âme pure, voie où brille une lumière divine, où la justice demeure dans un lieu saint, loin de l’odieuse injustice. Lorsque jadis tu t’efforçais d’échapper aux vagues amères[64] et à la pénible agitation de cette vie cruelle, au milieu des flots et des sombres tempêtes, souvent les dieux ont fait apparaître à tes yeux un but placé près de toi[65] ; souvent, quand les regards de ton esprit s’égaraient en suivant une voie détournée, les immortels les ont dirigés vers le but véritable, vers la voie éternelle, en éclairant tes yeux par des rayons éclatants au milieu des ténèbres les plus épaisses. Un doux sommeil ne fermait pas tes paupières, et lorsque, ballotté par les tourbillons [de la matière], tu cherchais à écarter de tes yeux la nuit qui s’appesantissait sur eux, tu as contemplé bien des beautés que ne pourrait contempler facilement aucun de ceux qui se livrent à l’étude de la sagesse.

Maintenant que tu t’es dépouillé de ton enveloppe mortelle, que tu es sorti du tombeau de ton âme démonique, tu es entré dans le chœur des démons où souffle un doux zéphyr ; là règnent l’amitié, le désir agréable, toujours accompagné d’une joie pure ; là on s’abreuve d’une divine ambroisie ; là on est enchaîné par les liens de l’amour, on respire un air doux, on a un ciel tranquille. C’est là qu’habitent les fils de Jupiter qui ont vécu dans l’âge d’or, les frères Minos et Rhadamanthe, le juste Éaque, le divin Platon, le vertueux Pythagore, en un mot tous ceux qui ont formé le chœur de l’amour immortel et qui par leur naissance sont de la même race que les plus heureux des démons. Leur âme goûte une joie continuelle au milieu des fêtes. Et toi, homme heureux, après avoir soutenu bien des luttes, tu es au milieu des chastes démons, et tu as atteint une éternelle félicité.

Finissons, Muses, cet hymne en l’honneur de Plotin ; cessez de tourner en formant un chœur agile. Voilà ce que ma lyre d’or allait à dire de cet homme éternellement heureux[66]. »

XXIII. L’oracle dit que Plotin était bon, avait un caractère affable, indulgent, doux[67], tel que nous l’avons connu nous-même par notre propre expérience. Il nous apprend aussi que ce philosophe dormait peu, qu’il avait une âme pure, toujours élevée vers la divinité qu’il aimait de tout son cœur, et qu’il faisait tout pour s’affranchir [de l’existence terrestre], « pour échapper aux vagues amères de cette vie cruelle. »

C’est ainsi surtout que cet homme divin[68], qui par ses pensées s’élevait souvent au Premier [principe], au Dieu supérieur [à l’Intelligence], en gravissant les degrés indiqués par Platon[69], eut la vision du Dieu qui n’a pas de forme, qui n’est pas une idée, qui est édifié au-dessus de l’Intelligence et de tout le monde intelligible[70]. J’ai eu moi-même une fois le bonheur d’approcher de ce Dieu et de m’y unir, lorsque j’avais soixante-huit ans[71].

Ainsi « le but [que Plotin se proposait d’atteindre] lui apparut placé près de lui. » En effet, son but, sa fin était de s’approcher du Dieu suprême et de s’y unir. Pendant que je demeurais avec lui, il eut quatre fois le bonheur de toucher à ce but, non par simple puissance, mais par un acte réel et ineffable. L’oracle ajoute que les dieux remirent souvent Plotin dans la droite voie quand il s’en écartait, « en éclairant ses yeux par des rayons éclatants » : aussi a-t-on pu dire avec vérité que c’est en contemplant les dieux et en jouissant de leur vue que Plotin a composé ses ouvrages. Grâce à cette intuition que tes regards vigilants[72] avaient de l’intérieur aussi bien que de l’extérieur, « tu as contemplé (comme le dit l’oracle) bien des beautés que ne pourrait contempler facilement aucun de ceux qui se livrent à l’étude de la philosophie. » En effet, la contemplation des hommes peut être supérieure à la contemplation humaine ; mais, comparée à la connaissance divine, si elle a quelque valeur, elle ne saurait cependant pénétrer les profondeurs dans lesquelles plongent les regards des dieux.

Jusqu’ici l’oracle s’est borné à indiquer ce que Plotin fit et à quoi il parvint pendant qu’il était enveloppé d’un corps. Il ajoute ensuite : « Il est arrivé à l’assemblée des démons où règnent l’amitié, le désir agréable, la joie, l’amour unis à Dieu, où les fils du Dieu, Minos, Rhadamanthe, Éaque sont établis juges des âmes. » Plotin s’est rendu auprès d’eux, non pour être jugé, mais pour jouir de leur intimité, comme en jouissent les dieux excellents. C’est là que sont en effet « Platon, Pythagore et les autres sages qui ont formé le chœur de l’amour immortel. » C’est là encore que les démons bienheureux ont leur famille et passent leur vie « dans des fêtes et des joies continuelles, » jouissant de la béatitude perpétuelle que leur accorde la bonté divine.

XXIV. Voilà ce que nous avions à raconter de la vie de Plotin. Il m’avait chargé d’arranger et de revoir ses ouvrages. Je lui promis à lui ainsi qu’à ses amis d’y travailler. Je ne jugeai pas à propos de les ranger confusément suivant l’ordre du temps où ils avaient été publiés ; j’ai imité Apollodore d’Athènes et Andronicus le Péripatéticien[73] : le premier a recueilli en dix volumes ce qu’a fait Épicharme le comique, et l’autre a divisé en traités les ouvrages d’Aristote et de Théophraste, réunissant ensemble les écrits qui se rapportaient au même sujet. De même, j’ai partagé les cinquante-quatre livres de Plotin en six Ennéades (neuvaines) en l’honneur des nombres parfaits six et neuf. J’ai réuni dans chaque Ennéade les livres qui traitent de la même matière, mettant toujours en tête ceux qui sont les moins importants.

La Ire Ennéade contient les écrits qui traitent de la Morale. Ce sont[74] :

I. 
Qu’est-ce que l’Animal ? qu’est-ce que l’Homme ? 
 [53
II. 
Des Vertus 
 19
III. 
De la Dialectique 
 20
IV. 
Du Bonheur 
 46
V. 
Le Bonheur consiste-t-il dans la durée ? 
 36
VI. 
Du Beau 
 1
VII. 
Du premier Bien et des autres biens 
 54
VIII. 
De l’Origine des maux 
 51
IX. 
Du Suicide raisonnable 
 16]

Telles sont les matières enfermées dans la Ire Ennéade ; elle contient ainsi ce qui est relatif à la Morale.

Dans la IIe sont rassemblés les écrits qui traitent de la Physique, du Monde et des choses qu’il embrasse. Ce sont :

I. 
Du Monde 
 [40
II. 
Du Mouvement circulaire [du ciel]. 
 14
III. 
De l’influence des astres 
 52
IV. 
Des deux Matières [sensible et intelligible
 12
V. 
De ce qui est en Puissance et de ce qui est en Acte. 
 25
VI. 
De la Qualité et de la Forme 
 17
VII. 
Du Mélange où il y a pénétration totale 
 57
VIII. 
De la Vision. Pourquoi les objets éloignés paraissent-ils petits ? 
 35]
IX. 
Contre ceux qui disent que le Démiurge est mauvais, ainsi que le monde même 
 33]

La IIIe Ennéade, également relative au Monde, renferme diverses spéculations qui se rattachent à ce sujet. Voici les écrits qui la composent :

I. 
Du Destin 
 [3
II. 
De la Providence, i 
 47
III. 
De la Providence, ii 
 48
IV. 
Du Démon qui nous est échu en partage 
 15
V. 
De l’Amour 
 50
VI. 
De l’Impassibilité des choses incorporelles 
 26
VII. 
De l’Éternité et du Temps 
 45
VIII. 
De la Nature, de la Contemplation et de l’Un 
 30
IX. 
Considérations diverses 
 13]

Nous avons réuni ces trois Ennéades en un seul corps. Nous avons placé dans la IIIe Ennéade le livre intitulé Du Démon qui nous est échu en partage, parce que cette question est traitée d’une manière générale et qu’elle se rapporte à l’examen des conditions propres à la génération de l’homme. C’est pour la même raison que nous avons mis dans la même Ennéade le livre De l’Amour. Nous avons également assigné la même place au livre De l’Éternité et du Temps, à cause des réflexions qui, dans cette Ennéade, se rapportent à leur nature. Enfin nous y avons aussi rangé le livre De la Nature, de la Contemplation et de l’Un, à cause de son titre.

Après les livres qui traitent du Monde, la IVe Ennéade renferme ceux qui sont relatifs à l’Âme. Ce sont :

I. 
De l’Essence de l’âme, i 
 [4
II. 
De l’Essence de l’âme, ii 
 21
III. 
Doutes sur l’âme, i 
 27
IV. 
Doutes sur l’âme, ii 
 28
V. 
Doutes sur l’âme, iii ou De la Vue 
 29
VI. 
De la Sensation, de la Mémoire 
 41
VII. 
De l’Immortalité de l’âme 
 2
VIII. 
De la Descente de l’âme dans le corps 
 6
IX. 
Toutes les âmes ne forment-elles qu’une seule âme ? 
 8]

La IVe Ennéade contient donc tout ce qui est relatif à l’Âme.

La Ve Ennéade traite de l’Intelligence. Chaque livre y contient aussi quelque chose sur le Principe supérieur à l’intelligence, sur l’intelligence propre à l’âme et sur les Idées.


I. 
Des trois Hypostases principales 
 [10
II. 
De la Génération et de l’ordre des choses qui sont après le Premier 
 11
III. 
Des Hypostases qui connaissent, et du Principe supérieur 
 49
IV. 
Comment procède du Premier ce qui est après lui ? De l’Un 
 7
V. 
Les Intelligibles ne sont pas hors de l’Intelligence. Du Bien 
 32
VI. 
Le Principe supérieur à l’Être ne pense pas. Quel est le premier principe pensant ? quel est le second ? 
 24
VII. 
Y a-t-il des Idées des individus ? 
 18
VIII. 
De la Beauté intelligible 
 31
IX. 
De l’Intelligence, des Idées, de l’Être 
 5]

Nous avons réuni en un seul corps la IVe Ennéade et la Ve. Nous avons fait enfin un autre corps de la VIe Ennéade, pour que tous les écrits de Plotin fussent divisés en trois parties, dont la 1re contînt trois Ennéades, la 2e deux et la 3e une seule.

Voici les livres qui appartiennent à la VIe Ennéade et à la 3e partie :


I. 
Des Genres de l’être, i 
 [42
II. 
Des Genres de l’être, ii 
 43
III. 
Des Genres de l’être, iii 
 44
IV. 
L’Être un et identique est partout présent tout entier, i 
 22
V. 
L’Être un et identique est partout présent tout entier, ii 
 23
VI. 
Des Nombres 
 34
VII. 
De la multitude des Idées. Du Bien 
 38
VIII. 
De la Volonté et de la liberté de l’Un 
 39
IX. 
Du Bien ou de l’Un 
 9]

Voilà comment nous avons distribué en six Ennéades les cinquante-quatre livres de Plotin. Nous avons ajouté à plusieurs d’entre eux des Commentaires (ὑπομνήματα) sans suivre un ordre régulier, pour satisfaire nos amis qui désiraient avoir des éclaircissements sur quelques points. Nous avons fait des Sommaires (ϰεφάλαια) pour tous les livres, en suivant l’ordre dans lequel ils ont été publiés, à l’exception du livre Du Beau, dont nous ne connaissions pas l’époque. Du reste, nous avons rédigé non-seulement des sommaires séparés pour chaque livre, mais encore des Arguments (ἐπιχειρήματα), qui sont compris dans le nombre des sommaires[75].

Maintenant, nous tâcherons de ponctuer chaque livre et de corriger les expressions fautives. Pour ce que nous aurons pu faire de plus, on le reconnaîtra facilement en lisant ces livres.

FIN DE LA VIE DE PLOTIN.
  1. Nous avons refondu la traduction de Lévesque de Burigny et éclairci par des notes les passages qui présentent quelque obscurité. Pour les Remarques générales, Voy. la Note sur cette vie à la fin du volume.
  2. Selon Eunape, Porphyre éprouvait le même mépris pour son corps : τὸ σῶμα ϰαὶ ἄνθρωπος εἴναι ἐμίσησε.
  3. La patrie de Plotin était Lycopolis (aujourd’hui Syout), ville de Thébaïde, en Égypte, comme nous l’apprennent Eunape et Suidas. Voy. leurs notices sur Plotin à la fin du volume.
  4. Voy. § 7.
  5. Plotin appelle ici le corps une image parce que, selon la doctrine néo-platonicienne, il est l’image de l’âme qui le produit. Voy. Enn. VI, liv. vii, § 5.
  6. Κοιλιαϰῷ. « In ipsius ventriculi porta consistit is morbus, qui et longus esse consuevit, et ϰοιλιαϰὸς à Græcis nominatur. » (Celse, De Medicina, IV, 12).
  7. « On appelait thériaque, θηριαϰὴ ἀντίδοτος, un médicament dans la composition duquel entraient non-seulement des simples tels que le pavot, la myrrhe, etc., mais encore de la chair de vipère, animal que les Grecs appelaient θηρίον par excellence. Nous avons été obligé d’ajouter ce qui est entre crochets pour faire comprendre l’antithèse qui est dans la pensée de Plotin et qui repose tout entière sur le mot thériaque, dérivé de θηρίον, bête sauvage ou venimeuse.
  8. Sous le règne de Gallien, en 262.
  9. Voy. § 7.
  10. Voy. aussi § 7. C’est à Castricius Firmus que Porphyre a dédié son traité De l’Abstinence des viandes. Il avait écrit un Commentaire sur le Parménide de Platon (Fabricius, Bibl. Gr., t. III, p. 79, édit. Harles).
  11. Voy. le sens de cette expression expliqué dans l’Enn. VI, liv. v, § 1.
  12. D’autres écrivains racontent des fables semblables au sujet de personnages célèbres. Pline l’ancien, en parlant de Scipion le 1er Africain, dit : « Subest specus in quo manes ejus custodire draco dicitur. » (Hist. Nat. XV, 44). Ces serpents étaient regardés par les anciens comme de bons génies, ἀγαθοδαίμονες.
  13. Plotin naquit en 205, mourut en 270.
  14. Ammonius Saccas enseigna avec éclat sous Macrin, Héliogabale et Alexandre Sévère. Voy. M. Vacherot, Histoire critique de l’École d’Alexandrie, t. I, p. 341-354.
  15. Quelques-uns, bien à tort, ont voulu retrouver dans cet Origène l’écrivain chrétien. La fausseté de cette conjecture est démontrée, entre autres raisons, par les titres des ouvrages que Porphyre lui attribue. Sur la distinction des deux Origène, Voy. H. De Valois, ad Eusebii Hist. eccl., VI, 14 ; Huet, in Origenianis.
  16. Ὅτι μίνος ποιητὴς ὁ βασιλεύς. Ce titre est assez obscur. Supposer, comme le fait H. De Valois, que ce livre ait été composé pour faire l’éloge du talent poétique d’un empereur tel que Gallien, c’est prêter une lâche flatterie à Origène. Il semble donc plus naturel de chercher à cette expression un sens philosophique et de regarder, avec Brucker et Creuzer, le mot βασιλεύς comme désignant Dieu créateur et roi de l’univers, ainsi qu’on le voit souvent dans Plotin. Dans ce cas, il faut traduire : « Le Roi [de l’univers, c’est-à-dire l’Intelligence divine] est seul créateur [Démiurge]. » Origène pouvait avoir dans ce livre combattu les Gnostiques qui reconnaissaient plusieurs Démiurges, ou Numénius qui avait adopté la même opinion. Voy. M. Vacherot, t. I, p. 354.
  17. C’était un Stoïcien. Voy. plus loin § 20.
  18. Voy. sur Numénius M. Vacherot, ibid., t. I, p. 318-330, et M. Ravaisson, Essai sur la Métaphysique d’Aristote, t. II, p. 341-344.
  19. On trouve de nombreux fragments d’Amélius dans les écrits de Proclus, de Stobée, d’Olympiodore, de Damascius, et dans ceux des Pères de l’Église. Voy. M. Vacherot, t. II, p. 3-11.
  20. Porphyre vint deux fois Rome. Voy. § 5.
  21. Nous indiquons en regard de ces livres la place que chacun d’eux occupe dans les Ennéades. Nous avons mis en italiques les titres qui ne sont pas conformes à ceux qu’on trouve dans le texte actuel de Plotin.
  22. Suidas suppose faussement, pour expliquer ce changement de nom, qu’Amélius était d’Amérie : Porphyre vient de dire qu’Amélius était d’Étrurie, et Amérie est une ville de l’Ombrie. Fabricius, dans une note sur ce passage, propose une autre explication assez plausible : « Amelius refugit nomen ἀπὸ τῆς ἀμελείας sive negligentia ductum, et ἀπὸ τῆς ἀμερίας sive integritate appellari maluit. » Ἀμερίας désignerait dans ce cas l’indivisibilité qui est propre à la nature divine, parce que la division affaiblit toute puissance. Voy. sur ce point Proclus, Inst. Théol., p. 130.
  23. Scythopolis, ville de Judée, appelée auparavant Bethsana.
  24. Μίϰϰαλος, diminutif dérivé de μιϰρός.
  25. Nous adoptons la correction de Creuzer qui propose de lire avec Wyttenbach : Πολέμων (Voy. § 11) μέτρα ποιοῦντος, au lieu de : Ποτάμων... μετὰ ποιοῦντος ; mots qui n’offrent pas de sens raisonnable.
  26. Ces oiseaux servaient à l’opération magique.
  27. Les Romains appelaient cette fête le jour des Calendes.
  28. Voy. ci-dessus, § 6.
  29. Voy. Enn. IV, liv. ii.
  30. Le texte de ce passage est corrompu. Au lieu de : τοὺς ϰαθόλου λόγους πράττοντος ϰαὶ εἰς βιϐλία ἀϰοῦσαι αὐτοῦ λέγοντος θέλειν, Creuzer propose de lire : τοὺς ϰαθόλου λόγους εἰσπράττοντος εἰς βιϐλία ϰαὶ ἀϰοῦσαι αὐτοῦ ou αὐτοῦς ; quum Thaumasius universales disputationes sibi aliisque exigent in scripta transferendas et se eum (vel eos) audire velle diceret. Wyttenbach, dans ses notes manuscrites, corrige ainsi le même passage : τοὺς ϰαθόλου λόγους τάττειν εἰς βιϐλία ϰαὶ ἀϰοῦσαι αὐτοῦ λέγοντος θέλειν ; qui argumenta universalia disputationum scripto consignare et se eum audire velle diceret. Nous avons adopté la correction proposée par Wyttenbach.
  31. Nous traduisons ainsi les mots : τὸ συμπαθείας ἤ τὸ παραδόσεως. Le texte de ce membre de phrase est évidemment altéré. Ne pouvant le corriger, M. Ad. Kirchhoff se borne à le retrancher.
  32. Porphyre cite souvent Cronius dans le De Antro nympharum. Voy. M. Vacherot, Hist. de l’École d’Alex., t. 1, p. 318.
  33. Voy. § 3.
  34. Eusèbe (Prépar. Évang., XI, 2, XV, 4-9 et 12-13) nous a conservé des fragments d’Atticus sur la différence des dogmes de Platon et d’Aristote. Voy. M. Vacherot, t. 1, p. 312-314.
  35. Voy. M. Ravaisson, Essai sur la Métaphysique d’Aristote, t. II, p. 294-319.
  36. Il y a dans le texte : ἀναγνωσθέτος δὲ αὐτοῷ τοῦ τε περὶ ἀρχῶν Λογγίνου, ϰαὶ τοῦ φιλαρχαίου, Creuzer sous-entend λόγου pour expliquer φιλαρχαίου et regarde ce mot comme le titre d’un livre : « Et vero si duo libri lecti erant, quorum allero De principiis rerum egerat Longinus, altero De antiquarum litterarum studioso, provocatum erat judicium Plotini, qui eum in philosophia certe platonica nihil posse pronuntiat, in litterarum disciplina plurimum. » Nous avons adopté cette interprétation. Sur Longin, Voy. M. Vacherot, t. 1, p. 355-360.
  37. Voy. § 3.
  38. Ces mots doivent être pris dans le sens mystique de la théologie antique. Voy. Proclus, Comm. sur le Timée, p. 293 : τὴν ἕνωσιν ϰαὶ συμπλοϰὴν τῶν δυνάμεων άδιαίρετον... εἰώθασι γάμον οἱ θεολόγοι ϰροσαγορεύειν... ϰαθ’ἅ φησιν ὁ θεολόγος (Ὀρφεύς). Πρώτην γὰρ νύμφην αποϰαλεῖ τὴν γῆν, ϰαὶ πρώτιστον γάμον τὴν ἕνωσιν αὐτῆς πρὸς τὸν οὐρανον ϰ. τ. λ.
  39. Il y a dans Homère (Iliade, VIII, 282) : « Βαλλ’ οὔτως, αἴ ϰέν τι φόως Δαναοῖσι γένηαι : frappez ainsi, et vous deviendrez l’honneur des Grecs. » Plotin substitue ἄνδρεσι à Δαναοῖσι et prend le mot φόως dans son sens propre.
  40. Voy. Enn., II, liv. iii ; Enn. III, liv. i, ii, iii.
  41. Ce sont les doctrines de Pythagore et de Platon que Porphyre appelle la philosophie antique.
  42. Voy. Enn., II, liv. ix. On trouvera dans la Note sur ce livre (p. 491-495), tous les éclaircissements qui se rapportent au § 16.
  43. Voy. ci-dessus la traduction des fragments de Numénius, p. xcviii.
  44. Basile [βασιλεύς, rex] et Porphyre [Πορφύριος, purpuratus] sont synonymes et ont en grec le même sens que le mot Malk en langue phénicienne.
  45. Il y attaquait le livre v de l’Ennéade V, intitulé : Les intelligibles ne sont pas hors de l’Intelligence.
  46. Voy. plus haut, § 11.
  47. Quelques interprètes pensent qu’il s’agit d’écrits de Longin même ; Fabricius applique ces mots aux écrits des anciens philosophes : c’est, il nous semble, le véritable sens de ce passage.
  48. « M. Barthélemy Saint-Hilaire (De l’École d’Alexandrie, p. 168) traduit, avec deux autres interprètes, ὑπογραφέα, par secrétaire ; Fabricius rend le même mot par librarium, et s’appuie sur l’autorité de Suidas. C’est ce dernier sens que nous avons adopté.
  49. Cet ouvrage traitait probablement le même sujet que le livre de Cicéron intitulé : De Finibus bonorum et malorum. Il fut composé à l’époque où Porphyre quitta Longin pour s’attacher à Plotin. Voy. § 21.
  50. C’est Marcellus Orontius, disciple de Plotin, dont il a été question § 7.
  51. Auteur d’un Commentaire sur l’Alcibiade cité par Proclus, d’un Commentaire sur le Phédon et d’un Commentaire sur la Métaphysique d’Aristote.
  52. Voy. § 3.
  53. Voy. § 3.
  54. On a des fragments des Mémorables de Musonius rédigés en grec par Claudios Pollio.
  55. Cronius et Numénius ont été déjà nommés plus haut, § 14. Modératus vécut sous Néron et composa une compilation en onze livres (Voy. Porphyre, Vie de Pythagore, 48). Thrasyllus vécut sous Tibère (Voy. Suétone, Vie de Tibère, 14).
  56. Voy. Enn. VI, liv. v.
  57. Voy. § 17.
  58. Porphyre avait été d’abord disciple de Longin.
  59. Voy. § 18.
  60. Voy. § 17.
  61. Ἀλλά τίη μοι ταῦτα περὶ δρῦν ἢ περὶ πέτρην (λέγειν)

    (Hésiode, Théogonie, vers 35.)

    Porphyre, pour la clarté de la phrase, a exprimé le mot λέγειν qui est sous-entendu dans le vers d’Hésiode. C’est une locution proverbiale qui signifie : Pourquoi m’arrêter à causer (c’est-à-dire, dans le passage qui nous occupe : Pourquoi m’arrêter à causer de la lettre de Longin quand j’ai à parler de l’oracle d’Apollon) ? Homère exprime la même idée quand il fait dire à Hector, au moment où ce héros va combattre Achille :

    Οὐ μέν πως νῦν ἔστι ἀπὸ δρυὸς οὐδ’ ἀπὸ πέτρης
    Τῷ ὀαριζέμεναι, ἅτε παρθένος ἠίθεός τε,
    Παρθένος ἠίθεός τ’ ὀαρίζετον ἀλλήλοιν.

    (Iliade, chant XXII, vers 126-129.)

    « Ce n’est pas le moment de causer avec lui sous le chêne ni sous le rocher, comme les vierges et les jeunes hommes dans leurs entretiens secrets. » Ces trois vers d’Homère sont le meilleur commentaire du vers d’Hésiode auquel certains interprètes ont prêté un sens inadmissible.

  62. Pour comprendre le sens de cette phrase, il faut la rapprocher du vers 33 : « Maintenant que tu t’es dépouillé de ton enveloppe mortelle. » L’auteur de l’oracle veut dire que l’âme, par son union avec le corps, est soumise au destin, à la nécessité et ne devient libre qu’en quittant la terre.
  63. L’auteur compare ici Plotin à Ulysse, que les Néoplatoniciens appelaient le philosophe. De même que ce héros, par la protection de Leucothée et de Minerve, échappe aux flots soulevés par la tempête et aborde à l’île des Phéaciens ; de même Plotin échappe aux vagues amères de cette vie et aborde aux îles Fortunées, où, loin de la foule des impies, le chœur des démons goûte une joie continuelle au milieu des fêtes.
  64. Les vagues amères de cette vie cruelle sont la matière corporelle que Plotin appelle une lie amère. Voy. Enn. II, liv. iii, § 17.
  65. Voy. l’explication que Porphyre lui-même donne de ce passage dans le § 23.
  66. Cet oracle n’est qu’un centon des anciennes poésies grecques, principalement des poésies attribuées à Orphée.
  67. On ne trouve pas dans l’oracle précédent les termes auxquels Porphyre fait allusion dans cette phrase.
  68. Ficin traduit τούτῳ τῷ δαιμονίῳ φωτὶ par hos divino lumine. Ce sens ne paraît pas admissible : Porphyre, expliquant l’oracle, emploie le langage poétique, dans lequel φὼς signifie homme ; δαιμονίῳ rappelle le vers 11 où Plotin est appelé δαίμων ; en outre, dans les vers 19-22 de l’oracle, auxquels Porphyre fait ici allusion, φάνθη a pour régime σϰαίροντι, par conséquent Plotin.
  69. Voy. Platon, Banquet, p. 210.
  70. Voy. Enn. VI, liv. vii, § 33.
  71. On voit par ce passage que Porphyre avait environ soixante-dix ans quand il écrivit la vie de Plotin.
  72. Voy. le vers 28 : « Un doux sommeil ne fermait pas tes paupières. »
  73. Voy. M. Ravaisson, Essai sur la Métaph. d’Aristote, t. II, p. 293.
  74. Nous rappelons ici, d’après les indications données dans ce qui précède par Porphyre lui-même, l’ordre chronologique de la composition de ces divers traités. — Dans cette liste, comme ci-dessus (§ 4, 5 et 6), nous mettons en italiques les titres qui ne sent pas conformes à ceux qu’on trouve dans les Ennéades.
  75. On ne retrouve dans l’édition que nous possédons ni les Sommaires, ni les Arguments, ni les Commentaires dont il est ici question. Ils ont été séparés des Ennéades, et leurs débris forment aujourd’hui les Principes de la théorie des intelligibles. Voy. ci-dessus l’Avertissement qui précède la traduction de cet opuscule de Porphyre, p. XLVII. Creuzer a composé une dissertation sur ce sujet (Münchner gelehrten Anzeigen, 1848, no 22, p. 182-184).