Ennéades (trad. Bouillet)/I/Livre 1

Les Ennéades de Plotin,
Traduction de M. N. Bouillet
Ennéade I, livre i :
Qu’est-ce que l’animal, qu’est-ce que l’homme ? | Notes
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PREMIÈRE ENNÉADE

LIVRE PREMIER.
QU’EST-CE QUE L’ANIMAL, QU’EST-CE QUE L’HOMME[1] ?

I. À quel principe appartiennent le plaisir et la peine, la crainte et la hardiesse, le désir et l’aversion, enfin la douleur ? Est-ce à l’âme [pure][2], ou à l’âme se servant du corps comme d’un instrument[3], ou bien à une troisième chose formée des deux premières ? Et cette troisième chose elle-même, on peut encore la concevoir de deux manières : car elle peut être ou le simple mélange de l’âme et du corps[4], ou quelque autre chose, d’une nature toute différente, provenant de ce mélange[5].

On doit se poser les mêmes questions au sujet de tout ce qui naît des passions énumérées plus haut, au sujet des actes, des opinions[6] : ainsi, le raisonnement (διάνοια), l’opinion (δόξα), appartiennent-ils tous deux au même principe que les passions[7], ou l’une de ces opérations seulement appartient-elle à ce principe et l’autre à un principe différent ? Il faut aussi examiner, au sujet de la pensée (νοήσις)[8], quelle en est la nature et à qui elle appartient. Enfin, on aura à rechercher ce qu’est ce principe même qui se livre à un tel examen, qui pose de telles questions et qui en donne la solution[9].

Avant tout, à qui appartient la faculté de sentir ? Car c’est par là qu’il convient de commencer, puisque les passions sont des manières de sentir ou que du moins elles ne sauraient exister sans la sensation[10].

II. Considérons d’abord l’âme [pure]. L’âme et l’essence de l’âme (ψυχῇ εἶναι) sont-elles deux choses différentes ?

Si ce sont deux choses différentes, l’âme est un composé, et dès lors il n’y a plus à s’étonner que l’âme et son essence éprouvent à la fois, autant du moins que la raison permet d’en admettre la possibilité, les passions que nous venons d’énumérer et en général les dispositions et les affections de toute sorte, bonnes ou mauvaises.

Si l’âme et l’essence de l’âme sont identiques, l’âme est une forme (εἴδος), et à ce titre elle ne saurait tenir d’autrui toutes ces affections qu’au contraire elle communique à autrui, possédant par elle-même une activité naturelle (συμφυὴς ἐνέργεια) que la raison nous découvre en elle. Dans ce cas, il faut la reconnaître pour immortelle : car c’est le propre d’un principe immortel et incorruptible que d’être impassible et de donner à autrui sans en rien recevoir, ou du moins de ne rien tenir que de principes supérieurs et plus parfaits, dont il n’est point réellement séparé.

Que pourrait craindre une pareille essence, puisqu’elle ne reçoit rien du dehors ? Celui-là seul peut craindre qui peut subir quelque modification. Elle ne connaîtra pas non plus la hardiesse : car pour éprouver ce sentiment, il faut se sentir à l’abri de ce que l’on peut craindre. Quant à ces appétits grossiers que l’on satisfait en emplissant le corps ou en le vidant, ils ne conviennent qu’à une nature tout à fait différente de la sienne, qui puisse s’emplir et se vider. Désirera-t-elle se mêler à quelque chose d’étranger ? Mais il est dans la nature d’une essence de rester sans mélange. Voudra-t-elle introduire quelque chose en elle ? Mais ce serait désirer de n’être pas ce qu’elle est. Elle sera également étrangère à la douleur : comment en effet pourrait-elle s’affliger, et à quel sujet ? Un être simple par essence se suffit à lui même tant qu’il reste dans sa nature. Se réjouira-t-elle de l’approche de quelque chose ? Nullement, pas même de la venue du bien : car toute essence est immuable [ne peut rien gagner]. On ne saurait non plus attribuer à l’âme pure la sensation, ni le raisonnement, ni l’opinion : car d’un côté, la sensation est la perception d’une forme (εἴδους) ou d’un corps impassible (ἀπαθοῦς σώματος), et de l’autre, le raisonnement et l’opinion se rapportent à la sensation.

Quant à la pensée, il reste à examiner si nous ne l’attribuerons pas à l’âme. C’est aussi une question de savoir si le plaisir pur convient à l’âme tant qu’elle reste isolée[11].

III. Supposons l’âme, comme le veut sa nature, placée dans le corps, soit au-dessus de lui, soit en lui, et formant avec lui ce tout qu’on nomme l’animal[12]. Dans ce cas, l’âme, en se servant du corps comme d’un instrument, n’est pas forcée de participer à ses passions, pas plus que les artisans ne participent à ce qu’éprouvent leurs instruments. Quant aux sensations, il est nécessaire qu’elle les perçoive, puisque, pour se servir de son instrument, il faut qu’elle connaisse, au moyen de la sensation, les modifications que cet instrument peut recevoir du dehors. C’est ainsi que l’âme se sert des yeux pour voir et qu’elle ressent en même temps les maux qui peuvent affecter la vue. Il en est de même pour les autres douleurs, pour toutes les souffrances, et en général pour tout ce qui peut arriver au corps ; il en est de même enfin des appétits, qui naissent du besoin que l’âme a de recourir au ministère du corps[13].

Comment alors les passions pourront-elles passer du corps dans l’âme ? Le corps peut bien communiquer à un autre corps ses propriétés ; mais comment les communiquera-t-il à l’âme ? C’est comme si on supposait qu’un individu souffre quand un individu tout différent est affecté.

En effet, tant que l’on considère l’âme comme le principe qui se sert du corps et le corps comme l’instrument de l’âme, il y a entre eux séparation[14], cette séparation qui s’opère en donnant à l’âme le pouvoir de se servir du corps comme d’un instrument [c’est-à-dire de lui commander : ce que fait la philosophie[15]]. Mais avant que l’âme fût ainsi séparée du corps par la philosophie, dans quel état se trouvait-elle ? Était-elle mêlée au corps ? Si elle y était mêlée, ou elle formait avec lui une espèce de mixtion[16], ou elle était répandue dans tout le corps, ou elle était une forme inséparable du corps[17], ou elle était une forme gouvernant le corps, comme le pilote gouverne son navire[18], ou enfin elle était en partie attachée au corps, en partie séparée. J’appelle partie séparée du corps celle qui se sert du corps comme d’un instrument, partie attachée au corps celle qui s’abaisse au rang d’instrument. Or la philosophie élève cette deuxième partie au rang de la première ; quant à la première partie, elle la détourne, autant que nos besoins le permettent, du corps dont elle se sert, en sorte qu’elle ne s’en serve pas toujours.

IV. Supposons l’âme mêlée au corps. Dans ce mélange, la partie inférieure, le corps, devra gagner, et la partie supérieure, l’âme, devra perdre : le corps gagnera en participant à la vie, l’âme perdra en participant à une nature mortelle et irraisonnable. L’âme, en perdant la vie jusqu’à un certain point, recevra-t-elle, comme un accessoire, la faculté de sentir ? Le corps au contraire, en participant à la vie, ne devra-t-il pas recevoir la sensation et les passions qui en dérivent ? C’est donc le corps qui éprouvera le désir : car c’est lui qui jouira des objets désirés ; c’est le corps qui éprouvera la crainte : car c’est lui qui pourra voir échapper les plaisirs qu’il recherche, c’est lui enfin qui sera exposé à périr[19].

En admettant le mélange de l’âme et du corps, si toutefois ce mélange n’est pas impossible, comme le serait par exemple celui d’une ligne et de la couleur blanche, c’est-à-dire de deux natures hétérogènes, il faut encore rechercher quel est le mode de ce mélange. Si l’on suppose l’âme répandue dans le corps, il ne s’ensuit pas qu’elle en partage les passions : car ce qui est répandu dans une substance peut rester impassible ; donc l’âme, tout en pénétrant le corps, peut être étrangère à ses passions, comme la lumière, partout répandue, n’en demeure pas moins impassible[20]. Ainsi, pour être répandue par tout le corps, l’âme ne doit pas nécessairement en subir les passions.

L’âme sera-t-elle dans le corps comme la forme est dans la matière ? Alors, en sa qualité d’essence et surtout de cause qui se sert du corps comme d’un instrument, elle y sera une forme séparable. Si elle est dans le corps comme la figure est dans le fer pour constituer avec lui une hache et lui donner, par la vertu qui lui est propre, le pouvoir de faire ce que fait le fer ainsi façonné, nous aurons une raison de plus pour attribuer au corps les passions communes : elles appartiendront au corps vivant, à ce corps naturel organisé qui possède la vie en puissance[21]. Car, « s’il est absurde, comme l’a dit Platon[22], de prétendre que c’est l’âme qui tisse, » il n’est pas plus raisonnable de dire que c’est elle qui désire, qui s’afflige ; c’est bien plutôt à l’animal qu’il faut rapporter tout cela.

V. Il faut appeler animal ou le corps organisé, ou le composé de l’âme et du corps, ou une troisième chose qui procède des deux premières. De quelque manière que l’on conçoive l’existence de l’animal, il faut admettre, ou que l’âme reste impassible tout en donnant à une autre substance la faculté d’éprouver des passions, ou qu’elle partage les passions du corps, et que, dans ce dernier cas, elle éprouve soit les mêmes passions, soit des passions analogues, de telle sorte qu’à un désir de l’animal corresponde un acte ou une passion de l’appétit concupiscible.

Nous examinerons ultérieurement ce qui concerne le corps organisé. Pour le moment, voyons comment le composé de l’âme et du corps peut éprouver la souffrance. Est-ce parce que, en vertu de la disposition du corps, la modification éprouvée produit une sensation et que cette sensation elle-même aboutit à l’âme ? Mais on ne voit pas encore clairement comment naît la sensation. Admettrons-nous que la souffrance a son principe dans cette opinion ou ce jugement qu’un malheur nous arrive à nous-mêmes ou à quelqu’un des nôtres, qu’alors il en résulte une émotion désagréable dans le corps et par suite dans tout l’animal ? Mais on ne voit pas non plus à qui appartient l’opinion, si c’est à l’âme ou au composé de l’âme et du corps. D’ailleurs, l’opinion de la présence d’un mal n’entraîne pas toujours la souffrance : il est possible que, malgré une telle opinion, on n’éprouve aucune affliction, que par exemple on ne s’irrite pas en se croyant méprisé, de même qu’on peut n’éprouver aucun désir, même dans l’attente d’un bien.

Comment donc naissent ces affections communes à l’âme et au corps ? Dira-t-on que la concupiscence dérive de l’appétit concupiscible[23], la colère de l’appétit irascible, en un mot, chaque affection de l’appétit correspondant ? Mais en concevant ainsi les choses, ces affections ne seront pas encore communes : elles appartiendront soit à l’âme seule, soit au corps seul. Il en est qui, pour naître, ont besoin que le sang et la bile s’échauffent et que le corps soit dans un certain état qui excite le désir, comme dans l’amour physique. D’un autre côté, l’amour du bien n’est pas une affection commune ; c’est une affection propre à l’âme, ainsi que plusieurs autres. La raison ne permet donc pas de rapporter toutes les affections au composé de l’âme et du corps.

Mais, dans l’amour physique par exemple, l’homme[24] éprouvera-t-il un désir, et l’appétit concupiscible en éprouvera-t-il autant de son côté ? Mais alors, comment ? Dira-t-on que l’homme commencera à éprouver le désir et que l’appétit concupiscible s’exercera à la suite ? Comment alors l’homme pourra-t-il éprouver un désir sans que l’appétit concupiscible soit en jeu ? Dira-t-on que c’est l’appétit concupiscible qui commencera ? Mais comment entrera-t-il en exercice si le corps ne se trouve préalablement dans les dispositions convenables ?

VI. Peut-être vaut-il mieux dire en général que par leur présence les facultés de l’âme font agir les organes qui les possèdent, et que, tout en restant immobiles, elles leur donnent le pouvoir d’entrer en mouvement[25]. Mais, s’il en est ainsi, il est nécessaire que, lorsque l’animal éprouve une passion, la cause qui lui communique la vie reste elle-même impassible, les passions et les actions devant appartenir seulement à la substance qui reçoit la vie. Dans ce cas, la vie n’appartiendra pas à l’âme, mais au composé, ou du moins la vie du composé ne sera pas la vie de l’âme ; ce ne sera pas non plus la faculté sensitive qui sentira, mais l’être qui possède cette faculté. Cependant, si la sensation, qui n’est qu’un mouvement excité dans le corps, aboutit à l’âme, comment celle-ci ne sentira-t-elle pas ? Dira-t-on que s’il y a sensation, c’est par l’effet de la présence de la faculté sensitive ? Mais encore une fois, qui sentira ? Est-ce le composé ? Mais, si la faculté n’entre pas en jeu, comment le composé pourra-t-il encore sentir, puisqu’on ne compte plus comme élément de ce composé ni l’âme ni la faculté sensitive[26] ?

VII. Le composé résulte de la présence de l’âme : non que l’âme entre dans le composé ou constitue un de ses éléments ; mais du corps organisé et d’une espèce de lumière qu’elle fournit elle-même, l’âme forme la nature animale, qui diffère à la fois de l’âme et du corps, et à laquelle appartient la sensation, ainsi que toutes les passions que nous avons attribuées à l’animal[27].

Si maintenant on nous demande comment il se fait que nous sentions, nous répondrons : c’est que nous ne sommes pas séparés de la nature animale, bien qu’il y ait en nous des principes d’un genre plus élevé qui concourent à former l’ensemble si complexe de la nature humaine[28]. Quant à la faculté de sentir qui est propre à l’âme, elle ne doit pas percevoir les objets sensibles eux-mêmes, mais seulement leurs formes, imprimées à l’animal par la sensation. Car ces formes ont déjà quelque chose de la nature intelligible : la sensation extérieure propre à l’animal n’est en effet que l’image de la sensation propre à l’âme, sensation qui, par son essence même, est plus vraie, plus réelle, puisqu’elle consiste à regarder seulement des images en restant impassible[29]. C’est à ces images, au moyen desquelles l’âme a seule le pouvoir de diriger l’animal, c’est, disons-nous, à ces images que s’appliquent le raisonnement, l’opinion, la pensée, qui nous constituent principalement[30]. Les facultés précédentes sont nôtres sans doute ; mais nous[31], nous sommes le principe supérieur qui d’en haut dirige l’animal. Rien n’empêchera cependant de donner au tout le nom d’animal ; mais dans ce tout, il faudra distinguer une partie inférieure, qui est mêlée au corps, et une partie supérieure, qui est l’homme véritable. La première [l’âme irraisonnable] constitue la bête, le lion, par exemple ; la deuxième est l’âme raisonnable, qui constitue l’homme : dans tout raisonnement, c’est nous qui raisonnons, parce que le raisonnement est l’opération propre de l’âme[32].

VIII. Dans quel rapport sommes-nous avec l’Intelligence ? J’entends parler ici, non de l’habitude que l’Intelligence donne à l’âme, mais de l’Intelligence absolue elle-même[33]. Elle est au-dessus de nous, mais elle est ou commune à tous les hommes, ou particulière à chacun d’eux, ou enfin commune et particulière à la fois : commune, parce qu’elle est indivisible, une et partout la même ; particulière, parce que chacun la possède tout entière dans la première âme[34] [l’âme raisonnable]. Nous possédons de même les idées de deux manières : dans l’âme, elles se présentent comme développées et séparées ; dans l’intelligence, elles existent toutes ensemble[35].

Dans quel rapport sommes-nous aussi avec Dieu ? Lui, il plane sur le monde intelligible, se reposant dans l’essence véritable ; tandis que nous, placés au troisième rang, nous participons de l’essence de l’Âme universelle, essence qui, comme le dit Platon[36], est indivisible parce qu’elle fait partie du monde intelligible, et divisible par rapport aux corps. En effet, elle est divisible relativement aux corps, puisqu’elle se répand dans toute l’étendue de chacun d’eux tant qu’ils vivent ; mais en même temps elle est indivisible, parce qu’elle est une dans l’univers ; elle paraît être présente aux corps, elle les illumine ; elle en forme des êtres vivants, non en faisant un composé du corps et de sa propre essence, mais en restant identique ; elle produit en chacun d’eux des images d’elle-même[37], comme le visage se réfléchit dans plusieurs miroirs. La première de ces images est la sensation, qui réside dans la partie commune [l’animal] ; viennent ensuite toutes les autres formes de l’âme, formes qui dérivent successivement l’une de l’autre, jusqu’à la faculté génératrice et végétative, et en général jusqu’à la puissance qui produit et façonne autre chose que soi, ce qu’elle fait dès qu’elle se tourne vers l’objet qu’elle façonne[38].

IX. En concevant ainsi la nature de l’âme, elle sera étrangère au mal que l’homme fait et à celui qu’il souffre : car tout cela n’appartient qu’à l’animal, à cette partie commune, entendue comme nous l’avons expliqué. Mais si l’opinion et le raisonnement appartiennent à l’âme, comment celle-ci sera-t-elle impeccable ? car l’opinion est trompeuse et nous fait commettre bien du mal. Peut-être, répondrons-nous, est-ce parce qu’alors nous sommes subjugués par la partie inférieure. Souvent, en effet, nous cédons aux appétits, à la colère, nous sommes dupes de quelque image imparfaite : la conception des choses fausses[39], l’imagination, n’attend pas le jugement de la raison discursive (τὸ διανοητικόν). Il est encore d’autres cas où nous cédons à la partie inférieure : dans la sensation, par exemple, il nous arrive de voir des choses qui n’existent pas, parce que nous nous en lions à la sensation commune [à l’âme et au corps] avant d’avoir discerné les objets par la raison discursive. Mais dans ce cas l’intelligence a-t-elle touché l’objet même ? Non, sans doute : ce n’est donc pas elle qui est coupable de l’erreur. On en pourra dire autant de nous selon que nous aurons ou non perçu l’objet, soit dans l’intelligence, soit en nous-mêmes (car on peut posséder une chose et ne pas l’avoir actuellement présente.

Nous avons distingué les faits qui sont communs à l’âme et au corps et ceux qui sont propres à l’âme par les caractères suivants : les premiers sont corporels et ne peuvent être produits sans les organes, tandis que les seconds n’ont pas besoin du corps pour se produire. La pensée discursive (διανοία), qui apprécie les formes provenant de la sensation, qui regarde, qui sent en quelque sorte les images, est la faculté essentielle et constitutive de l’âme véritable. La conception des choses vraies [la pensée discursive] est l’acte des pensées intuitives. Il y a souvent une sorte de ressemblance et de communauté entre les choses extérieures et les choses intérieures ; dans ce cas même, l’âme ne s’en exercera pas moins sur elle-même, n’en restera pas moins en elle-même, sans éprouver de modification passives.

Quant aux modifications et aux troubles qui peuvent naître en nous, ils proviennent d’éléments étrangers qui ont été attachés à l’âme, ainsi que des passions qu’éprouve cette partie commune que nous avons précédemment fait connaître[40].

X. Mais si nous sommes l’âme, il faudra donc admettre que, quand nous éprouvons les passions, l’âme les éprouve aussi ; que, quand nous agissons, l’âme agit. On peut dire que la partie commune est également nôtre, surtout tant que la philosophie n’a pas séparé l’âme du corps[41] : en effet, quand notre corps souffre, nous disons que nous souffrons. Nous désigne donc deux choses : ou l’âme en y joignant la partie animale, ou simplement la partie supérieure ; la partie animale, c’est le corps vivant. L’homme véritable diffère du corps : pur de toute passion, il possède les vertus intellectuelles, vertus qui résident dans l’âme, soit quand elle est séparée du corps, soit quand elle en est seulement séparable par la philosophie, comme elle l’est ici-bas : car, lors même qu’elle nous paraît tout à fait séparée, l’âme est toujours dans cette vie accompagnée d’une partie inférieure[42] qu’elle illumine[43]. Quant aux vertus qui consistent, non dans le bon usage de la raison, mais dans certaines mœurs, dans certains exercices, elles appartiennent à la partie commune ; c’est à elle seule aussi que les vices sont imputables, puisque c’est elle qui éprouve l’envie, la jalousie, les émotions d’une lâche pitié. Mais à qui rapporter les affections de l’amitié ? Les unes à la partie commune, les autres à la partie intime de l’homme [à l’âme pure].

XI. Dans l’enfance, les facultés qui appartiennent au composé s’exercent, mais le principe supérieur nous illumine rarement d’en haut. Quand il est inactif par rapport à nous, il dirige son action vers le monde intelligible ; il commence à être actif relativement à nous lorsqu’il s’avance jusqu’à la partie moyenne de notre être[44]. Mais le principe supérieur n’est-il pas nôtre aussi ? Oui, sans doute, mais il faut que nous en ayons conscience : car nous n’usons pas toujours de ce que nous possédons. Or nous en usons lorsque nous dirigeons la partie moyenne de notre être soit vers le monde supérieur, soit vers le monde inférieur, quand nous amenons à l’acte ce qui jusque-là n’était qu’en puissance, ce qui n’était qu’une simple disposition.

Demandons-nous enfin ce qu’est dans les animaux le principe qui les anime. S’il est vrai, comme on le dit, que les corps d’animaux renferment des âmes humaines qui ont péché, la partie de ces âmes qui est séparable n’appartient pas en propre à ces corps ; tout en les assistant, elle ne leur est pas, à proprement parler présente[45]. En eux, la sensation est commune à l’image de l’âme et au corps, mais au corps en tant qu’organisé et façonné par l’image de l’âme. Pour les animaux dans le corps desquels ne se serait pas introduite une âme humaine, ils sont produits par une illumination de l’Âme universelle.

XII. Si l’âme ne peut pécher, comment se fait-il qu’elle soit punie ? Cette opinion est en complet désaccord avec la croyance universellement admise que l’âme commet des fautes, qu’elle les expie, qu’elle subit des punitions dans les enfers et qu’elle passe dans de nouveaux corps. Quoiqu’il semble nécessaire d’opter entre ces deux opinions, peut-être pourrait-on montrer qu’elles ne sont pas incompatibles. En effet, quand on attribue à l’âme l’infaillibilité, c’est qu’on la suppose une et simple, en identifiant l’âme et l’essence de l’âme. Quand on la dit faillible, c’est qu’on la suppose complexe, et qu’on ajoute à son essence une autre espèce d’âme qui peut éprouver les passions brutales. L’âme ainsi conçue est un composé, résultant d’éléments divers : c’est ce composé qui éprouve des passions, qui commet des fautes ; c’est lui aussi, et non l’âme pure, qui subit les châtiments. C’est de l’âme considérée dans cet état que Platon dit : « Nous voyons l’âme comme nous voyons Glaucus, le dieu marin[46]. » Et il ajoute : « Celui qui veut connaître la nature de l’âme elle-même doit, après l’avoir dépouillée de tout ce qui lui est étranger, considérer surtout en elle son amour pour la vérité, voir à quelles choses elle s’attache et en vertu de quelles affinités elle est ce qu’elle est. » Sa vie et ses actes sont donc autre chose que ce qui est puni, et séparer l’âme, c’est la détacher, non seulement du corps, mais aussi de tout ce qui a été ajouté à l’âme.

La génération ajoute quelque chose à l’âme, ou plutôt elle fait naître une autre forme d’âme [la nature animale]. Mais comment s’opère cette génération ? Nous l’avons expliqué ailleurs[47]. Quand l’âme descend, elle produit, au moment même où elle incline vers le corps, une image d’elle-même. Est–ce l’âme qui envoie cette image dans le corps ? Nous répondrons : Si incliner vers le corps, c’est pour l’âme répandre la lumière sur ce qui est au-dessous d’elle, ce n’est pas plus pécher que ce ne le serait de produire de l’ombre. Ce qu’il faut accuser, c’est l’objet illuminé ; car s’il n’existait pas, il n’y aurait rien à illuminer. Quand on dit que l’âme descend, qu’elle incline vers le corps, cela signifie qu’elle communique la vie à ce qu’elle illumine. Elle laisse évanouir son image s’il n’y a rien près d’elle pour la recevoir : elle la laisse évanouir, non parce qu’elle est séparée (car elle n’est pas à proprement parler séparée du corps), mais parce qu’elle n’est plus ici-bas ; or elle n’est plus ici-bas dès qu’elle est tout entière à contempler le monde intelligible.

Homère paraît admettre cette distinction en parlant d’Hercule, lorsqu’il envoie l’image de ce héros dans les enfers et qu’il le place lui-même dans le séjour des dieux[48] ; c’est du moins l’idée impliquée dans cette double assertion qu’Hercule est dans les enfers et qu’il est au ciel. Le poëte distinguait donc en lui deux éléments. Voici l’explication qu’on en peut donner : Hercule avait une vertu active, et à cause de ses grandes qualités il a été jugé digne d’être mis au rang des dieux ; mais comme il ne possédait que la vertu active et non la vertu contemplative, il n’a pu être admis tout entier dans le ciel ; en même temps qu’il est au ciel, il y a quelque chose de lui dans les enfers.

XIII. Enfin, quel est le principe qui fait toutes ces recherches ? Est-ce nous ? Est–ce l’âme ? C’est nous, mais au moyen de l’âme. S’il en est ainsi, comment cela se fait-il ? Est–ce nous qui considérons l’âme parce que nous la possédons, ou bien est–ce l’âme qui se considère elle–même ? C’est l’âme qui se considère elle-même. Pour cela, elle n’aura nullement à se mouvoir, ou bien, si on lui attribue le mouvement, il faut que ce soit un mouvement qui diffère tout à fait de celui des corps, et qui soit sa vie propre.

L’intelligence aussi est nôtre, mais en ce sens que l’âme est intelligente : la vie intellectuelle est pour nous une vie supérieure. L’âme jouit de cette vie soit quand elle pense les objets intelligibles, soit quand l’intelligence agit sur nous. L’intelligence est à la fois une partie de nous-mêmes, et une chose supérieure à laquelle nous nous élevons.

  1. Nous regrettons que la nécessité de suivre dans notre traduction l’ordre établi par Porphyre, et consacré depuis par l’usage, nous oblige à débuter par ce livre, l’un des plus obscurs de l’œuvre de Plotin, et l’un des derniers qu’il ait écrits, au témoignage de Porphyre lui-même (Vie de Plotin, § 6, fin). Pour le bien comprendre, il faudrait déjà connaître l’ensemble de la doctrine néo-platonicienne, et spécialement les développements contenus dans les livres iii et iv de l’Ennéade IV (Doutes sur l’âme) et dans le livre vii de l’Ennéade VI (De la multitude des idées et du Bien). On en trouvera les principales idées résumées dans la Note sur le Ier livre à la fin du volume. Nous renvoyons à la même note pour les autres Remarques générales qui n’ont pu trouver place ici.
  2. Voyez ci-après le § 2 de ce livre, où cette question est traitée.
  3. Voy. § 3.
  4. Voyez pour cette question le § 4.
  5. Voy. § 7, 11.
  6. Voy. § 7, 9, 12.
  7. Le mot passion par lequel nous traduisons πάθος, doit être entendu dans le sens de modification de l’âme, d’état passif.
  8. Νοήσις signifie la pensée intuitive, l’acte de l’intelligence qui contemple les êtres véritables (νοῦς θεωρεῖ τά ὄντα). Διανοία signifie la pensée discursive, l’acte de la raison discursive (τὸ διανοητιϰὸν) ou de l’âme raisonnable (ἡ λογιϰὴ ψυχὴ), qui conçoit, juge, raisonne (διανοεῖ, ϰρίνει, λογίζεται). L’étymologie du mot διανοία indique que la pensée discursive s’exerce par le moyen de l’intelligence, διὰ νοῦ, parce qu’elle en reçoit les notions qu’elle développe en raisonnant (Enn. V, liv. iii, § 3) ; aussi Plotin emploie-t-il ordinairement comme équivalents les termes διανοία (pensée discursive, conception) et λογισμὸς (raisonnement). Voy. § 7, 9.
  9. Voy. ci-après, § 8, 13.
  10. Voy. § 7.
  11. Pour l’intelligence de toute cette discussion, Voy. ci-dessus le fragment de Porphyre Des Facultés de l’âme humaine (p. lxxxvii), les citations de Jamblique et de K. Steinhart (p. cxi, note 2 ; p. cxii, note 1), et à la fin de ce volume la Note sur les Facultés de l’âme humaine (p. 324-355) avec les extraits de Ficin (p. 390).
  12. Sur la nature animale (τὸ ζῶον, τὸ σύνθετον, τὸ συναμφότερον, τὸ ϰοιϰόν, τὸ εἴδωλον), Voy. p. 362.
  13. Sur les rapports de l’âme avec le corps, Voy. p. 355.
  14. Sur la séparation de l’âme et du corps, Voy. p. 380.
  15. Voy. Enn. I, liv. ii, § 5.
  16. C’était, selon M. Ravaisson (Essai sur la Métaphysique d’Aristote, tom. II, p. 297), l’opinion des Stoïciens.
  17. C’était l’opinion d’Alexandre d’Aphrodisie. Voy. ibid., p. 300, 375.
  18. Voy. Enn. IV, liv. iii, § 21. Cette comparaison est tirée d’Aristote, De l’Âme, liv. II, § 1.
  19. Voy. Enn. IV, liv. iv, § 20.
  20. Voy. Enn. IV, liv. iii, § 20-22.
  21. Cette définition rappelle la définition qu’Aristote donne de l’âme : ψυχή ἐστιν ἐντελέχεια ἡ πρώτη σώματος φυσικοῦ (ὀργανικοῦ) δυνάμει ζωὴν ἔχοντος. De l’Âme, liv. ii, § 1. La comparaison de la hache est également tirée d’Aristote et se trouve dans le même livre.
  22. Il y a dans le grec seulement φησί, dit-il, ce qui équivaut au célèbre Magister dixit de l’École. C’est ainsi, en effet, que s’exprime Plotin toutes les fois qu’il fait une citation de Platon, qui était l’oracle de l’école néo-platonicienne. Du reste, Plotin ne nomme presque jamais l’auteur dont il discute l’opinion. — Le passage de Platon auquel il est fait allusion ici se trouve dans le Phédon, p. 87 de l’éd. de H. Étienne, p. 66 de l’édition de Bekker ; t. I, p. 254 de la traduction de M. Cousin.
  23. Voy. Enn. IV, liv. iv, § 20, 28.
  24. L’homme, c’est l’âme. Voy. § 7, 9, 10.
  25. V. Enn. IV, liv. iii, § 22, 23.
  26. Les mots ἢ τὸ συναμφότερον qui terminent le § 6 doivent être reportés au commencement du § 7.
  27. Voy. les fragments de Porphyre et d’Ammonius, p. lx, lxiii, lxiv, lxviii, lxxix, xciii, xcvi, xcviii, et la Note sur la nature animale, p. 362-377.
  28. Les principes qui constituent la nature humaine sont l’Intelligence et l’Âme raisonnable (p. 325-330).
  29. Sur la Sensation extérieure et la Sensation intérieure, Voy. p. 325, 332.
  30. Voy. p. lxxviii.
  31. Le mot ἡμεῖς correspond ici exactement à ce que la philosophie moderne appelle le Moi.
  32. Voy. la Note, p.327, 341.
  33. Dieu [l’Un, le Bien], l’Intelligence, et l’Âme universelle sont les trois hypostases divines admises par Plotin. Voy. Théorie des trois hypostases divines, p. 320 ; Rapports de l’âme humaine avec les trois hypostases divines, p. 329.
  34. C’est une expression empruntée à Aristote (De l’Âme, I, 2). Voy. l’extrait de Ficin, p. 392.
  35. Voy. p. lxxiii, 344-352.
  36. Voy. p. xci-xciii, et l’extrait du Timée cité p. 367.
  37. Ces images de l’âme universelle sont pour Plotin des puissances ou facultés de l’âme, savoir : la puissance sensitive, la puissance végétative, la puissance génératrice, puissance qu’il appelle aussi la nature, et qui, selon ses propres expressions, « donne à la chose qu’elle façonne une forme différente de sa propre forme. » Voy. Enn. IV, liv. iv, § 13-14.
  38. Cette fin de phrase, assez obscure d’ailleurs, est une allusion à la théorie de Plotin sur la manière dont l’âme produit le corps : se tourner équivaut ici à incliner, expression employée un peu plus loin, § 12, où la même idée est exprimée.
  39. L’expression conception des choses fausses, ἡ τῶν ψευδῶν λεγομένη διάνοια, est opposée à celle de conception des choses vraies, ἡ διάνοια ἡ ἀληθής, qu’on trouve à la fin du même paragraphe. Sur l’imagination, φαντασία, Voy. Enn. IV, liv. iii, § 29-31.
  40. Voy. § 7.
  41. Voy. Enn. I, liv. ii, § 5.
  42. Cette partie inférieure est la puissance sensitive et végétative. Voy. Enn. IV, liv. iii, § 19-23.
  43. Voy. Enn. II, liv. ix, § 3, 4, 11, 12.
  44. Τὸ μέσον. Cette partie moyenne ou intermédiaire, ce milieu est, selon Plotin, l’imagination, par laquelle « l’âme, établie sur les confins du monde sensible et du monde intelligible, peut se porter également vers l’un ou vers l’autre. » Enn. IV, liv. iii, § 3. Voy. aussi Enn. I, liv. iv, § 10, et Enn. IV, liv. iii, § 30, 31.
  45. Pour comprendre cette doctrine, qui est indiquée ici trop brièvement, Voy. l’Enn. IV liv. iii, § 19-23, et l’Ennéade VI, liv. vii, § 6, 7.
  46. République, liv. x, p. 611 de l’éd. de H. Étienne, p. 497 de l’éd. Bekker ; tom. X, p. 273 de la trad. de M. Cousin. En se transformant en dieu marin, Glaucus s’était couvert de coquillages, de cailloux, d’herbes marines, qui le rendaient méconnaissable.
  47. Voy. Enn. IV, liv. iii, § 12-18, et liv. viii.
  48. Odyssée, chant xi, vers 602-5. — Pour le développement de l’idée exprimée ici par Plotin, Voy. Enn. IV, liv. iii, § 27.