Ennéades (trad. Bouillet)/I/Livre 8/Notes
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Ce livre est le cinquante-unième dans l’ordre chronologique. Il a été traduit en anglais par Taylor : Five Books of Plotinus, p. 67.
Pour connaître la doctrine complète de Plotin sur la nature et l’origine du Mal, il faut, à l’étude de ce livre, joindre celle des livres De l’influence des astres (Enn. II, iii), Contre les Gnostiques[1] (Enn. II, ix), Du Destin (Enn. III, i), De la Providence (Enn. III, ii et iii), et Du Démon qui nous est échu en partage (Enn. III, iv).
Les dialogues de Platon auxquels Plotin a fait des emprunts dans ce livre sont le Théétète, le Politique, le Timée, les Lois.
Voici le passage du Théétète qui a été commenté par Plotin dans le § 6, p. 125-127 :
« Théodore. Si tu pouvais persuader à tous les autres, comme à moi, la vérité de ce que tu dis, Socrate, il y aurait plus de paix et moins de maux parmi les hommes. — Socrate. Mais il n’est pas possible, Théodore, que le mal soit détruit, parce qu’il faut toujours qu’il y ait quelque chose de contraire au bien ; on ne peut pas non plus le placer parmi les dieux : c’est donc une nécessité qu’il circule sur cette terre et autour de notre nature mortelle. C’est pourquoi nous devons tâcher de fuir au plus vite de ce séjour à l’autre. Or, cette fuite, c’est la ressemblance avec Dieu, autant qu’il dépend, de nous ; et on ressemble à Dieu par la justice, la sainteté et la sagesse... Dieu n’est injuste en aucune circonstance, ni en aucune manière ; au contraire, il est parfaitement juste ; et rien ne lui ressemble davantage que celui d’entre nous qui est parvenu au plus haut degré de justice. De là dépend le vrai mérite de l’homme, ou sa bassesse et son néant. Qui connaît Dieu, est véritablement sage et vertueux ; qui ne le connaît pas est évidemment ignorant et méchant... Il y a dans la nature des choses deux modèles, l’un divin et bienheureux, l’autre sans Dieu et misérable. Les hommes injustes ne s’en doutent pas, et l’excès de leur folie les empêche de sentir que leur conduite pleine d’injustice les rapproche du second et les éloigne du premier ; aussi en portent-ils la peine, menant une vie conforme au modèle qu’ils ont choisi d’imiter[2]. » Trad. de M. Cousin, t. II, p. 133-135.)
Au commencement du § 7, p. 128, Plotin dit : « La nature de ce monde est mêlée d’intelligence et de nécessité. Ses biens sont ce qu’elle reçoit de la divinité ; ses maux proviennent de la nature primordiale, ainsi que s’exprime Platon pour désigner la matière comme une simple substance qui n’est pas encore ornée par une divinité. » Ces lignes font allusion aux passages suivants du Timée et du Politique :
« La naissance de ce monde a été produite par un mélange de la nécessité et de l’action d’une intelligence ordonnatrice. Mais l’intelligence l’emportait, en persuadant à la nécessité de conduire vers le bien la plupart des choses qui naissaient, et c’est de cette manière, par la nécessité soumise à la persuasion de la sagesse, que, dans l’origine, tout cet univers a été formé. » (Timée, p. 48 de l’éd. d’H. Étienne ; p. 129 de la trad. de M. H. Martin.)
« Le monde recommença sa course accoutumée et régulière, et reprit l’empire et le gouvernement de tout ce qui était en lui et à lui, se rappelant de son mieux les enseignements de son auteur et père. Au commencement il s’y conformait avec exactitude, mais sur la fin avec plus de négligence. La cause en était dans l’élément matériel de sa constitution, enfant de l’antique et primitive nature, et qui était plein de confusion avant d’en venir à cet ordre que nous voyons. Car tout ce que le monde a de beau, il le tient de Celui qui l’a formé, mais tout ce qui arrive dans le ciel de mauvais et d’injuste, c’est de cet état antérieur qu’il le reçoit, et le transmet aux êtres animés. Tant qu’il a son guide avec lui pour le diriger dans le mouvement des êtres animés qu’il renferme, il produit peu de maux et de grands biens ; mais quand son guide l’abandonne, il continue bien d’abord à gouverner tout sagement ; mais à mesure que le temps s’avance et que l’oubli survient, l’ancien désordre domine en lui davantage, et sur la fin il se développe à ce point que, ne mêlant plus que très-peu de bien à beaucoup de mal, le monde en vient à courir le risque d’une entière destruction de lui-même et de tout ce qui est en lui. Alors, Celui qui l’a formé, le voyant en cette extrémité, et ne voulant point qu’assailli et dissous par le désordre il s’abîme dans l’espace infini de la dissemblance, Dieu revient s’asseoir au gouvernail, répare ce qui s’est altéré ou détruit, en imprimant de nouveau le mouvement qui s’était accompli précédemment sous sa direction, réforme, ordonne le monde, et l’affranchit de la mort et de la vieillesse. » (Politique. Trad. de M. Cousin, t. XI, p. 375-377.)
Quant à l’interprétation que Plotin donne des deux passages qui précèdent, il est essentiel de remarquer qu’il les explique dans le sens de sa propre doctrine qui, sur ce point, est complètement différente de celle de Platon. En effet, selon Plotin, la matière première est engendrée par l’Âme universelle comme l’est la forme du monde elle-même (Enn. I, liv. viii, § 7, p. 129 ; Enn. II, liv. iii, § 17, p. 192 ; liv. ix, § 12, p. 292 ; Enn. III, liv. iv, § 1). Platon, au contraire, admet le dualisme de Dieu et de la matière : « D’après le Timée, dit M. H. Martin[3], Dieu n’a pas créé la matière première des corps, c’est-à-dire la substance indéterminée ; il n’a pas même créé la matière seconde, c’est-à-dire le chaos éternel ; il a produit seulement l’ordre du monde, mais non de toute éternité. » De plus, suivant Platon, la matière seconde était agitée par une âme désordonnée, dépourvue d’intelligence, cédant aux appétits naturels d’après les lois de l’aveugle nécessité. C’est en mettant l’intelligence dans cette âme que Dieu en a fait l’Âme du monde. « L’âme éternelle mentionnée dans le Phèdre, dit M. H. Martin[4], l’âme désordonnée décrite dans les Lois, l’essence variable, divisée dans les corps, cette puissance déraisonnable, cette nécessité, ἀνάγϰη, que, d’après le Timée[5], la raison, λόγος, peut subjuguer, mais non détruire, cette force instinctive inhérente à la matière corporelle, ξύμφυτος ἐπιθυμία, qui, d’après un passage du Politique[6], se révolterait, si Dieu cessait de veiller au maintien de l’ordre, et ramènerait l’ancien régime de la variété indéfinie, du désordre et du mal : tout cela n’est qu’une même chose, savoir l’Âme motrice du chaos, éternelle comme lui, en ce sens qu’elle n’a jamais commencé d’être, et dans laquelle Dieu a mis l’intellect pour en faire l’Âme du monde et établir l’ordre qui règne maintenant dans l’univers. De même, l’essence indivisible, vraiment éternelle, c’est-à-dire immuable, image surtout de la forme des idées, et que Dieu a unie à l’âme désordonnée, image de leur matière, c’est évidemment l’intellect, le νοῦς qui régularise l’action de la force motrice. »
Pour compléter ces rapprochements entre la doctrine de Plotin et celle de Platon sur la nature et l’origine du mal, nous ajoutons ici un passage du livre X des Lois auquel il est fait souvent allusion dans les Ennéades :
« Le roi du monde ayant remarqué que toutes nos opérations viennent de l’âme et qu’elles sont mélangées de vertu et de vice, que l’âme et le corps, quoiqu’ils ne soient pas éternels comme les vrais dieux, ne doivent néanmoins jamais périr (car si le corps ou l’âme venait à périr, toute génération d’êtres animés cesserait), et qu’il est dans la nature du bien, en tant qu’il vient de l’âme, d’être toujours utile, tandis que le mal est toujours funeste ; le roi du monde, dis-je, ayant vu tout cela, a imaginé dans la distribution de chaque partie le système qu’il a jugé le plus facile et le meilleur, afin que le bien eût le dessus et le mal le dessous dans l’univers. C’est par rapport à cette vue du tout qu’il a fait la combinaison générale des places et des lieux que chaque être doit prendre et occuper d’après ses qualités distinctives. Mais il a laissé à la disposition de nos volontés les causes d’où dépendent les qualités de chacun de nous ; car chaque homme est ordinairement tel qu’il lui plaît d’être, suivant les inclinations auxquelles il s’abandonne et la nature de son âme[7]. Ainsi tous les êtres animés sont sujets à divers changements dont le principe est au dedans d’eux-mêmes ; et en conséquence de ces changements, chacun se trouve dans l’ordre et la place marqués par le destin. Ceux dont la conduite n’a subi que de légères altérations s’éloignent moins de la surface de la région intermédiaire ; pour ceux dont l’âme change davantage et devient plus méchante, ils s’enfoncent dans l’abîme et dans ces demeures souterraines appelées du nom d’enfer et autres semblables ; sans cesse ils sont troublés par des frayeurs et des songes funestes pendant leur vie et après qu’ils sont séparés de leur corps. Et lorsqu’une âme a fait des progrès marqués, soit dans le mal, soit dans le bien, par une volonté ferme et par des habitudes constantes, si elle s’est unie intimement à la vertu jusqu’à devenir divine comme elle à un degré supérieur, alors du lieu qu’elle occupait elle passe dans une autre demeure toute sainte et plus heureuse ; si elle a vécu dans le vice, elle va habiter une demeure conforme à son état[8]. » (Trad. de M. Cousin, t. VIII, p. 265-266.)
Pour apprécier la doctrine de Plotin sur l’origine du mal et la comparer à celle qu’ont professée saint Augustin, Bossuet et Leibnitz, il est nécessaire de distinguer trois espèces de Mal, comme ce dernier auteur le fait dans sa Théodicée (I, 21) :
« On peut prendre le mal métaphysiquement, physiquement et moralement. Le mal métaphysique consiste dans la simple imperfection, le mal physique dans la souffrance, et le mal moral dans le péché. »
Sur la question du mal métaphysique, la doctrine de Plotin[9], plus précise et plus vraie que celle de Platon, en ce qu’elle n’admet pas de dualisme[10], est identique à celle de saint Augustin, de Bossuet et de Leibnitz. Nous l’avons déjà prouvé pour saint Augustin et même pour Leibnitz, par le rapprochement qui se trouve dans une note sur un passage très-remarquable du livre ix de l’Ennéade II (§ 13, p. 294)[11]. Nous allons compléter ici cette démonstration par deux citations de Leibnitz et de Bossuet.
Voici comment Leibnitz s’exprime dans sa Théodicée (I, 20) :
« On demande d’où vient le mal. Les anciens attribuaient la cause du mal à la matière, qu’ils croyaient incréée et indépendante de Dieu[12]... Mais nous qui dérivons tout être de Dieu, où trouvons-nous la source du mal ? La réponse est qu’elle doit être cherchée dans la nature idéale de la créature autant que cette nature est renfermée dans les vérités éternelles qui sont dans l’entendement de Dieu indépendamment de sa volonté. Car il faut considérer qu’il y a une imperfection originale dans la créature avant le péché, parce que la créature est limitée essentiellement[13], d’où vient qu’elle ne saurait tout savoir et qu’elle peut se tromper et faire des fautes. Platon dit dans le Timée que le monde avait son origine de l’entendement joint à la nécessité[14]. D’autres ont joint Dieu et la nature. On peut y donner un bon sens. Dieu sera l’entendement ; et la nécessité, c’est-à-dire la nature essentielle des choses, sera l’objet de l’entendement, en tant qu’il consiste dans les vérités éternelles. Mais cet objet est interne et se trouve dans l’entendement divin. Et c’est là-dedans que se trouve non-seulement la forme primitive du bien, mais encore l’origine du mal : c’est la région des vérités éternelles qu’il faut mettre à la place de la matière quand il s’agit de chercher la source des choses. Cette région est la cause idéale du mal, pour ainsi dire, aussi bien que du bien ; mais, à proprement parler, le formel du mal n’en a point d’efficiente, car il consiste dans la privation, c’est-à-dire dans ce que la cause efficiente ne fait point[15]. C’est pourquoi les scolastiques ont coutume d’appeler la cause du mal déficiente[16]. »
Bossuet identifie aussi le mal avec la privation, le néant :
« Autant la doctrine des Manichéens était ridicule et impie, autant sont excellentes les vérités que les anciens Pères leur ont opposées ; et surtout je ne puis assez admirer avec quelle force de raisonnement l’incomparable saint Augustin, et après lui le grand saint Thomas, son disciple, ont réfuté leur extravagance. Ces grands hommes leur ont appris qu’en vain ils cherchaient les causes efficientes du mal ; que le mal n’étant qu’un défaut, il ne pouvait avoir de vraies causes ; que tous les êtres venaient du premier et souverain Être, qui, étant très-bon par essence, communiquait aussi une impression de bonté à tout ce qui sortait de ses mains, d’où il résultait manifestement qu’il ne pouvait y avoir de nature mauvaise. Ce qui se confirme par le sentiment et le langage commun des hommes, qui appellent les choses bonnes quand elles sont dans leur constitution naturelle ; et, par conséquent, il est impossible qu’une chose soit tout ensemble naturelle et mauvaise. À quoi ils ajoutaient que le mal, n’étant qu’une corruption du bien, ne pouvait agir ni travailler que sur un bon fonds ; qu’il n’y a que les bonnes choses qui soient capables d’être corrompues ; et que, les créatures ne pouvant devenir mauvaises que parce qu’elles s’écartent de leurs vrais principes, il s’en suivait de là que ces principes étaient très-bons. Ainsi, disaient ces grands personnages, tant s’en faut que les manquements des créatures prouvent qu’il y a de mauvais principes, qu’au contraire, il serait impossible qu’il y eût aucun manquement dans le monde, si les principes n’étaient excellents ; par exemple, il ne pourrait y avoir de dérèglement, s’il n’y avait une règle première et invariable ; ni aucune malice dans les actions, s’il n’y avait une souveraine bonté, de laquelle les méchants se retirent par un égarement volontaire[17].» (Deuxième sermon pour le premier dimanche du Carême, Sur les Démons.)
Tout le mal qui est dans les créatures a son fond dans quelque bien. Le mal ne vient donc pas de ce qui est, mais de ce que ce qui est n’est ni ordonné comme il faut, ni rapporté où il faut, ni aimé et estimé où il doit être. » (Traité du Libre arbitre, 11.)
Sur la question du mal physique, Plotin enseigne, comme le fait Platon, que le monde a pour cause de son existence la bonté de Dieu, qu’il est le meilleur possible (Enn. II, liv. iii, § 18, p. 192 ; liv. ix, § 8, 9, p. 279-285 ; § 17, p. 306), que le mal physique dérive de la constitution même de l’univers ou de l’action des créatures (comme nous l’expliquons dans la Note sur le livre iii de l’Ennéade II, p. 468).
Sa doctrine est conforme à cet égard à celle de saint Augustin[18] et de Leibnitz.
Nous reviendrons d’ailleurs sur cette question à l’occasion des livres Du Destin (Enn. III, i), De la Providence (Enn. III, ii et iii), et Du Démon qui nous est échu en partage (Enn. III, iv).
Plotin, comme Platon, assigne deux causes au mal moral :
1° La volonté de l’homme (Enn. I, liv. viii, § 5, p. 125 ; Enn. II, liv. iii, § 6, 9, 13, 15, p. 173, 179, 183, 187 ; liv. ix, § 18, p. 310) ;
2° La descente de l’âme dans le corps (Enn. I, liv. i, § 12, p. 49 ; liv. ii, § 3, p. 55 ; liv. vi, § 5, p. 106 ; liv. viii, § 14, p. 138 ; Enn. II, liv. iii, § 8, 10, p. 178, 181, etc.), descente qui, dans son système, comme dans celui de Platon[19], joue le même rôle que le péché originel dans la religion chrétienne[20]. Voyez à ce sujet la traduction du livre viii de l’Ennéade IV : De la descente de l’âme dans le corps.
D’accord avec Plotin et les Platoniciens sur le premier point, saint Augustin a, sur le second, combattu leur doctrine dans plusieurs morceaux très-remarquables de la Cité de Dieu, que nous allons citer en entier[21] :
« Prétendre que la chair est cause de tous les vices et que l’âme ne fait le mal que parce qu’elle est sujette aux affections de la chair, ce n’est pas faire l’attention qu’il faut à toute la nature de l’homme. Il est vrai que « le corps corruptible appesantit l’âme (Sagesse, IX, 15) ; » d’où vient que l’Apôtre, parlant de ce corps corruptible, dont il avait dit un peu auparavant : « Quoique notre » homme extérieur[22] se corrompe (II, Cor., iv, 16), » ajoute : « Nous savons que si cette maison de terre vient à se dissoudre, Dieu doit nous donner dans le ciel une autre maison qui ne sera pas faite de la main des hommes. C’est ce qui nous fait soupirer après le moment de nous revêtir de la gloire de cette maison céleste, si toutefois nous sommes trouvés vêtus, et non pas nus. Car, pendant que nous sommes dans cette demeure mortelle, nous gémissons sous le faix ; et néanmoins nous ne désirons pas être dépouillés, mais revêtus par dessus, en sorte que ce qu’il y a de mortel en nous soit absorbé par la vie (Ibid., v. 1-4). » Nous sommes donc tirés en bas par ce corps corruptible comme par un poids ; mais, parce que nous savons que cela vient de la corruption du corps et non de sa nature et de sa substance, nous ne voulons pas en être dépouillés, mais être revêtus d’immortalité. Car ce corps demeurera toujours ; mais comme il ne sera point corruptible, il ne nous appesentira point. Il reste donc vrai qu’ici bas « le corps corruptible appesantit l’âme, et que cette demeure de terre abat l’esprit qui pense beaucoup, » et, en même temps, c’est une erreur de croire que tous les dérèglements de l’âme viennent du corps.
Vainement Virgile exprime-t-il en ces beaux vers la doctrine platonicienne :
« Filles du ciel, les âmes sont animées d’une flamme divine, tant qu’une enveloppe corporelle ne vient pas engourdir leur activité sous le poids de terrestres organes et de membres moribonds. » (Énéide, VI, vers 730-732.)
« Vainement rattache-t-il au corps ces quatre passions bien connues de l’âme : le désir et la crainte, la joie et la tristesse[23], où il voit la source de tous les vices :
« Et de là, dit-il, les craintes et les désirs, les tristesses et les joies de ces âmes captives qui, du fond de leurs ténèbres et de leur épaisse prison, ne peuvent plus élever leurs regards vers le ciel (Ibid., 733-734). »
Notre foi nous enseigne toute autre chose. Elle nous dit que la corruption du corps qui appesantit l’âme n’est pas la cause, mais la peine du premier péché ; de sorte qu’il ne faut pas attribuer tous les désordres à la chair, encore qu’elle excite en nous certains désirs déréglés. » (Cité de Dieu, XIV, 3 ; t. III, p. 57-58 de la trad. de M. Saisset.)
« Il ne faut donc pas, lorsque nous péchons, accuser la chair en elle-même, et faire retomber ce reproche sur le Créateur, puisque la chair est bonne en son genre ; ce qui n’est pas bon, c’est d’abandonner le Créateur pour vivre selon le bien créé, soit qu’on veuille vivre selon la chair, ou selon l’âme ou selon l’homme tout entier, qui est composé des deux ensemble. Celui qui glorifie l’âme comme le souverain bien, et qui condamne la chair comme un mal, aime l’une et fuit l’autre charnellement, parce que sa haine, aussi bien que son amour, ne sont pas fondés sur la vérité, mais sur une fausse imagination. Les Platoniciens, je l’avoue, ne tombent pas dans l’extravagance des Manichéens et ne détestent pas avec eux les corps terrestres comme une nature mauvaise[24], puisqu’ils font venir tous les éléments dont ce monde visible est composé et toutes leurs qualités de Dieu comme Créateur[25]. Mais ils croient que le corps mortel fait de telles impressions sur l’âme, qu’il engendre en elle la crainte, le désir, la joie, la tristesse, quatre perturbations, pour parler avec Cicéron[26], ou, si l’on veut se rapprocher du grec, quatre passions[27], qui sont la source de la corruption des mœurs. Or, si cela est, d’où vient qu’Énée, dans Virgile, entendant dire à son père que les âmes retourneront dans les corps après les avoir quittés, est surpris et s’écrie :
« Ô mon père, faut-il croire que les âmes, après être montées au ciel, quittent ces sublimes régions pour revenir dans des corps grossiers ? Infortunés ! D’où leur vient ce funeste amour de la lumière ? » (Énéide, VI, vers 719-721.)
Je demande à mon tour si, dans cette pureté tant vantée où s’élèvent ces âmes, le funeste amour de la lumière peut leur venir de ces organes terrestres et de ces membres moribonds ? Le poëte n’assure-t-il pas qu’elles ont été délivrées de toute contagion charnelle alors qu’elles veulent retourner dans des corps ? Il résulte de là que, cette révolution éternelle des âmes[28] fût-elle aussi vraie qu’elle est fausse, on ne pourrait pas dire que tous les désirs déréglés leur viennent du corps, puisque, selon les Platoniciens et leur illustre interprète, le funeste amour de la lumière ne vient pas du corps, mais de l’âme, qui en est saisie au moment même où elle est libre de tout corps et purifiée de toutes les souillures de la chair. Aussi conviennent-ils que ce n’est pas seulement le corps qui excite dans l’âme des craintes, des désirs, des joies et des tristesses, mais qu’elle peut être agitée par elle-même de tous ces mouvements.
Ce qui importe, c’est de savoir quelle est la volonté de l’homme. Si elle est déréglée, ses mouvements seront déréglés, et si elle est droite, ils seront innocents et même louables. Car c’est la volonté qui est en tous ces mouvements, ou plutôt tous ces mouvements ne sont que des volontés. En effet, qu’est-ce que le désir et la joie, sinon une volonté qui consent à ce qui nous plaît ? et qu’est-ce que la crainte et la tristesse, sinon une volonté qui se détourne de ce qui nous déplaît ? Or, quand nous consentons à ce qui nous plaît en le souhaitant, ce mouvement s’appelle désir, et quand c’est en jouissant, il s’appelle joie. De même, quand nous nous détournons de l’objet qui nous déplaît avant qu’il nous arrive, cette volonté s’appelle crainte, et après qu’il est arrivé, tristesse. En un mot, la volonté de l’homme, selon les différents objets qui l’attirent ou qui la blessent, qu’elle désire ou qu’elle fuit, se change et se transforme en ces différentes affections. C’est pourquoi il faut que l’homme qui ne vit pas selon l’homme, mais selon Dieu, aime le bien, et alors il haïra nécessairement le mal ; or, comme personne n’est mauvais par nature, mais par vice, celui qui vit selon Dieu doit avoir pour les méchants une haine parfaite[29], en sorte qu’il ne haïsse pas l’homme à cause du vice, et qu’il n’aime pas le vice à cause de l’homme, mais qu’il haïsse le vice et aime l’homme. Le vice guéri, tout ce qu’il doit aimer restera, et il ne restera rien de ce qu’il doit haïr. » (Ibid., XIV, 5, 6 ; p. 64 de la trad.)
Bossuet a résumé ces idées de saint Augustin dans les termes suivants :
« Si on demande par où le mal peut trouver entrée dans la créature raisonnable au milieu de tant de bien que Dieu y met, il ne faut que se souvenir qu’elle est libre et qu’elle est tirée du néant. Parce qu’elle est libre, elle peut bien faire ; et parce qu’elle est tirée du néant, elle peut faillir : car il ne faut pas s’étonner que, venant pour ainsi dire de Dieu et du néant, comme elle peut par sa volonté s’élever à l’un, elle puisse aussi par sa volonté retomber dans l’autre, faute d’avoir tout son être, c’est-à-dire toute sa droiture. Or ce manquement volontaire de cette partie de sa perfection, c’est ce qui s’appelle péché, que la créature raisonnable ne peut avoir que d’elle-même ; parce que telle est l’idée du péché qu’il ne peut jamais avoir pour sa cause qu’un être libre tiré du néant. » (Traité du Libre arbitre, 11.)
Ce livre est cité par Stobée (Eclogœ, I, 42) : προστιθέντων ὀπωσοῦν τῇ ψυχῇ τὸ ϰαϰὸν ἀπὸ τῆς φύσεως ϰαὶ τῆς ἀλόγου ζωῆς Πλωτίνου ϰαὶ Πορφυρίου ὡς τὰ πολλά.
Proclus a développé la doctrine de Plotin sur le Mal dans son traité De l’existence du Mal (De Mali existentia libellus), dont le texte est perdu, mais dont il existe une version en latin barbare du xiie siècle, par Guillaume de Mœrbeka, archevêque de Corinthe. M. Cousin l’a publié dans le tome I des Œuvres inédites de Proclus.
La doctrine de Plotin et des autres Néoplatoniciens se trouve encore exposée dans l’écrit attribué à Denys l’Aréopaglte (De divinis nominibus, IV, 18) : δειϰνὺς ὡς οὔτε ἐνυπόστατον τὸ ϰαϰὸν, οὔτι ἐν φύσει, ἀλλὰ ϰατὰ στέρησιν ἀγαθοῦ γινόμενον, οὔτε ὄν, οὔτε ὡς μὴ ὄν λογιζόμενον.
On peut consulter sur ce livre de Plotin :
Tennemann, Histoire de la philosophie, t. VI, p. 143 ;
M. Vacherot, Histoire critique de l’École d’Alexandrie, t. I, p. 503-511 ; t. III, p. 333-340.
- ↑ La discussion à laquelle Plotin se livre sur le système des Gnostiques roule tout entière sur l’origine du mal. En effet, cette question était une de celles dont s’occupaient le plus les hérétiques, comme on le voit par le témoignage de Tertullien : « Eædem materiæ apud hœreticos et philosophos volutantur, iidem retractatus implicantur : unde Malum et quare ? (De Prœscript. hœret., 7). » Eusèbe dit aussi : « Une des questions le plus souvent traitées par les hérétiques est celle de l’Origine du mal (Histoire ecclésiastique, V, 27). »
- ↑ Dans le § 7, p. 128, Plotin, revenant sur le passage du Théétète que nous venons de citer, dit : « Qu’entend Platon par nature mortelle ? Quand il dit que les maux assiégent la région d’ici-bas, il veut parler de l’univers. On peut citer à l’appui ce passage : « Puisque vous êtes nés, vous n’êtes pas immortels, mais par mon secours vous ne périrez pas. Pour comprendre le passage du Timée que Plotin cite ici en le tronquant, il le faut lire dans son intégrité. Le voici complet : « Lorsque tous les dieux, ceux qui exécutent à nos yeux leurs révolutions, comme ceux qui ne se manifestent que quand il leur plaît, eurent reçu naissance, Celui qui a produit tout cet univers leur parla en ces mots : « Dieux, fils de Dieux, œuvres dont je suis l’auteur et le père, produits par moi, vous êtes indestructibles, parce que je le veux. En effet, tout ce qui est composé peut être dissous ; mais pour vouloir détruire ce qui est parfaitement ordonné et ce qui est bien, il faut être méchant. Ainsi, puisque vous êtes nés, vous n’êtes point immortels ni indissolubles absolument, et pourtant vous ne serez jamais dissous, et vous ne subirez point la mort, parce que ma volonté est pour vous un lien plus fort et plus puissant que ceux qui, à l’instant de votre formation, ont uni vos parties ensemble. » (Trad. de M. H. Martin, t. I, p. 111.)
- ↑ Études sur le Timée de Platon, t. II, p. 184.
- ↑ Ibid., t. I, p. 356.
- ↑ Voy. le passage cité plus haut, p. 428.
- ↑ Voy. le passage cité plus haut, p. 429.
- ↑ Voy. Enn. I, liv. viii, § 5, p. 125 ; Enn. II, liv. iii, § 6, 9, 13, 15 ; p. 173, 179, 183, 187, etc.
- ↑ Voy. Enn. I, liv. i, § 12, p. 48 ; Enn. II, liv. iii, § 8, p. 178 ; liv. ix, § 9, p. 281, et la Note sur livre i, p. 385-387.
- ↑ Voy. liv. viii, § 3, p. 120 ; § 7, p. 129, etc.
- ↑ Voy. plus haut, p. 429.
- ↑ Pour saint Augustin, Voy., outre la citation de la page 294, celles qui se trouvent dans les notes des p. 267, 278, 285.
- ↑ C’est l’opinion de Platon , mais non celle de Plotin. Voy. plus haut, p. 429-430.
- ↑ Voy. Enn. II, liv. ix, § 4, p. 267 ; § 8, p. 279.
- ↑ Voy. plus haut, p. 428-430.
- ↑ C’est ce que Plotin affirme dans le livre viii de l’Ennéade I, § 3, p. 120 ; § 7, p. 129 ; § 12, p. 134, etc.
- ↑ Saint Anselme dit : « In malis facit Deas quod sunt, sed non quod mala sunt. » De Prœdistinatione, VII.) Saint Thomas n’est pas moins positif.
- ↑ Bossuet, dans ses sermons, reproduit souvent cette théorie, qu’il a, dit-il, apprise de saint Augustin et de saint Thomas.
- ↑ Voy. les notes des p. 283, 306.
- ↑ Voy. plus haut, p. 380-381.
- ↑ Une des erreurs d’Origène est d’avoir confondu sur ce point la doctrine platonicienne avec le dogme chrétien.
- ↑ Saint Augustin ne nomme pas Plotin dans ces morceaux mêmes ; mais il le mentionne ailleurs à ce sujet : « Le philosophe Plotin, de récente mémoire, qui passe pour avoir mieux que personne entendu Platon, dit, au sujet de l’âme humaine : « Le Père, dans sa miséricorde, lui a fait des liens mortels (Enn. IV, liv. iii, § 12). » Il a donc cru que c’est une œuvre de la miséricorde divine d’avoir donné aux hommes un corps périssable, afin qu’ils ne soient pas enchaînés pour toujours aux misères de cette vie. » (Cité de Dieu, IX, 10 ; t. II, p. 152 de la trad. de M. Saisset.) Saint Augustin cite aussi Porphyre : « Votre maître Porphyre, dans ses livres que j’ai souvent cités : Du retour de l’âme, prescrit fortement à l’âme humaine de fuir toute espèce de corps pour être heureuse en Dieu. » (Ibid., X, 29 ; t. II, p. 246 de la trad.)
- ↑ Voy. plus haut, p. 369.
- ↑ Voy. plus haut, p. 369.
- ↑ Voy. Enn. II, liv. ix, § 18, p. 309.
- ↑ Ceci ne s’applique qu’à Plotin et à ses disciples : car, pour Platon, Dieu n’est que l’ordonnateur du monde. Voy. plus haut, p. 429.
- ↑ Tusculanes, IV, 6.
- ↑ Voy. Enn. II, liv. iii, § 9, p. 178.
- ↑ Voy. Enn. IV, liv. viii
- ↑ Psal., cxxxvii, 22.