Ennéades (trad. Bouillet)/I/Livre 4
◄ De la Dialectique ou des moyens d’élever l’âme au monde intelligible | Tome I | Le Bonheur s’accroît-il avec le temps ? ► |
I. Si bien vivre (τὸ εὖ ζῇν) et être heureux (τὸ εὐδαιμονεῖν) nous semblent choses identiques, devons-nous pour cela accorder aux animaux le privilége d'arriver au bonheur ? S'il leur est donné de suivre sans obstacle dans leur vie le cours de la nature, qu’est-ce qui empêche de dire qu'ils peuvent bien vivre ? Car, si bien vivre consiste soit à posséder le bien-être, soit à accomplir sa fin propre[2], dans l’une et l'autre hypothèse les animaux sont capables d'y arriver : ils peuvent en effet posséder le bien-être et accomplir leur fin naturelle. Dans ce cas, les oiseaux chanteurs, par exemple, s'ils possèdent le bien-être et qu'ils chantent conformément à leur nature, mènent une vie désirable pour eux. Si nous supposons enfin que le bonheur est d'atteindre le but suprême auquel aspire la nature, nous devons encore dans ce cas admettre que les animaux ont part au bonheur quand ils atteignent ce but suprême : alors la nature n'excite plus en eux de désirs, parce que toute leur carrière est parcourue et que leur vie est remplie du commencement à la fin.
On verra peut-être avec peine accorder le bonheur aux êtres vivants autres que l’homme, et l’on objectera sans doute qu'on est ainsi conduit à raccorder aux êtres les plus vils, aux plantes mêmes : car elles vivent aussi, et leur vie a aussi une fin, qu'elles aspirent à atteindre par leur développement. Mais, d'abord, il semblerait peu raisonnable[3] de dire que les êtres vivants autres que l'homme ne peuvent posséder le bonheur par cette seule raison qu'ils nous paraissent des êtres vils ; et d'ailleurs, on peut fort bien refuser aux plantes ce qu'on accorde aux autres êtres vivants, en donnant pour motif à cette exclusion que les plantes ne sont pas douées de sentiment. Il y aura peut-être des hommes qui accorderont aux plantes le bonheur, en se fondant sur ce qu'on leur accorde la vie : car du moment qu'un être vit, il peut vivre bien ou mal ; c'est ainsi qu'il arrivera aux plantes de posséder ou de ne pas posséder le bien-être, de porter ou de ne pas porter de fruits. Si la volupté est la fin de l'homme[4], si bien vivre consiste à en jouir, il serait absurde de prétendre que les êtres vivants autres que l'homme ne sauraient bien vivre. Il en est de même si l'on réduit le bonheur à l’ataraxie [c'est-à-dire à un état de tranquillité imperturbable][5], ou si on le fait consister à vivre conformément à la nature[6].
II. Ceux qui refusent aux végétaux le privilége de bien vivre, parce qu'ils ne sentent pas, ne sont pas pour cela obligés de l'accorder à tous les animaux. S'ils font consister le sentiment dans la connaissance de l’affection éprouvée, il faut que cette affection soit déjà un bien avant que la connaissance en ait lieu : il faut, par exemple, que l’être soit dans un état conforme à la nature, lors même qu’il l’ignore, qu’il remplisse sa fonction propre, lors même qu’il ne le sait pas, qu’il possède la volupté avant de la percevoir. Ainsi, comme, en possédant cette volupté, l’être possède déjà le bien, il possède par là même le bien-être. Pourquoi donc y joindre le sentiment ? à moins qu’au lieu de faire consister le bien dans une affection, dans un état de l’âme, on ne le place plutôt dans le sentiment et dans la connaissance [de cette affection, de cet état].
On ramène ainsi le bien à n’être que le sentiment, l’acte de la vie sensitive, et, dans ce cas, pour le posséder, il suffit de percevoir, quel que soit l’objet de notre perception. Dira-t-on que le bien résulte de la réunion de ces deux choses, de l’état de l’âme et de la connaissance qu’elle en a : s’il consiste dans le sentiment de tel ou tel état, nous demanderons comment des éléments qui par eux-mêmes sont indifférents peuvent par leur réunion constituer le bien. Veut-on que le bien soit tel ou tel état, que bien vivre consiste à posséder telle ou telle disposition et à connaître qu’on jouit de la présence du bien, voici la question que nous poserons alors : suffit-il pour bien vivre que l’être sache qu’il possède cet état, ou bien faut-il qu’il sache non-seulement que cet état est agréable, mais encore que c’est le bien ? S’il faut connaître que c’est le bien, ce n’est plus la fonction du sentiment, mais d’une faculté supérieure aux sens : ainsi, pour bien vivre, il ne suffira plus de posséder la volupté, il faudra encore savoir que la volupté est le bien ; la cause du bonheur ne sera donc pas la présence de la volupté même, mais le pouvoir de juger que la volupté est un bien. Or, ce qui juge est supérieur à l’affection : c’est la raison ou l’intelligence, tandis que la volupté n’est qu’une affection, et ce qui est irraisonnable ne saurait être supérieur à la raison. Comment donc la raison s’oublierait-elle elle-même pour reconnaître comme supérieur ce qui est placé dans un genre opposé à elle ? Ces hommes qui n’accordent pas[7] aux plantes le bonheur, qui le font consister dans telle ou telle espèce de sentiment, nous semblent à leur insu rechercher un bonheur d’une nature supérieure et le regarder comme ce meilleur (τὸ ἄμεινον) qu’on ne trouve que dans une vie plus complète.
Quant à ceux qui placent le bonheur dans la vie raisonnable, au lieu de le faire consister seulement dans la vie, fût-elle unie au sentiment, ils peuvent avoir une opinion juste ; cependant il est nécessaire de leur demander pourquoi ils regardent le bonheur comme le privilége de l’animal raisonnable. Ajoutez-vous à l’idée d’animal la qualité de raisonnable parce que la raison est plus sagace, plus habile à découvrir et à nous procurer les objets qui sont nécessaires pour satisfaire les premiers besoins de la nature ? Estimeriez-vous autant la raison si elle ne savait ni découvrir ni nous procurer ces objets ? Si vous n’attachez du prix à la raison qu’à cause des objets qu’elle nous fait obtenir, le bonheur peut fort bien appartenir aux êtres mêmes qui ne sont pas raisonnables, s’ils sont capables de se procurer sans la raison les choses nécessaires à la satisfaction des premiers besoins de leur nature. Dans ce cas, la raison ne sera qu’un instrument ; elle ne méritera pas d’être recherchée pour elle-même, et nous ne devrons plus attacher aucun prix à sa perfection, dans laquelle cependant nous faisons consister la vertu. Reconnaissez-vous que la raison ne doit pas son prix à la faculté qu’elle a de nous procurer les objets nécessaires à la satisfaction des premiers besoins de la nature, mais qu’elle mérite d’être recherchée pour elle-même ? Il vous reste à définir sa fonction, sa nature, à dire comment elle devient parfaite. Car ce n’est pas à la contemplation des objets sensibles qu’il faut l’attacher pour la perfectionner, c’est dans une autre fonction que consistent sa perfection et son essence. Elle n’est pas au nombre des premiers besoins de la nature, ni des objets qui sont nécessaires à la satisfaction de ces besoins ; elle n’appartient en aucune façon à leur espèce, elle leur est fort supérieure. Sinon, en quoi ces philosophes auxquels nous nous adressons pourraient-ils faire consister son prix ? Jusqu’à ce qu’ils trouvent une nature supérieure à celle des choses auxquelles ils s’arrêtent maintenant, il faut les laisser demeurer où il leur convient, ignorant ce que c’est réellement que bien vivre, comment et à quels êtres il est donné d’y parvenir.
III. Pour nous, reprenons la question à son principe et disons en quoi le bonheur nous semble consister.
Si nous l’attribuons à un être vivant, nous ne faisons pas pour cela vie synonyme de bonheur : sinon, nous admettrions que tous les êtres vivants peuvent y arriver, et nous regarderions comme en jouissant réellement tous ceux qui auraient cette unité et cette identité que tous les êtres vivants sont naturellement capables de posséder. Enfin, nous ne saurions accorder ce privilége à l’être raisonnable et le refuser à la brute : car l’un et l’autre possèdent également la vie ; ils devraient donc être capables d’arriver au bonheur, puisque, dans cette hypothèse, le bonheur ne serait qu’une espèce de vie. Par conséquent les philosophes qui le font consister dans la vie rationnelle, et non dans la vie commune à tous les êtres, ne s’aperçoivent pas qu’ils supposent implicitement que le bonheur est quelque chose de différent de la vie. Ils se voient alors obligés à dire que c’est dans une pure qualité, dans la faculté rationnelle, que réside le bonheur. Mais le sujet [auquel ils devraient rapporter le bonheur], c’est la vie rationnelle, puisque c’est au tout seulement [à la vie jointe à la raison] que le bonheur peut appartenir. Ils font donc de cette vie une espèce de la vie : non qu’on ait le droit de regarder ces deux sortes de vie [la vie en général et la vie rationnelle] comme étant placées sur le même rang, ainsi que le seraient les deux membres d’une division, mais on peut établir entre elles un autre genre de distinction, comme quand nous disons qu’une chose est antérieure, une autre postérieure. Puisque la vie peut s’entendre en plusieurs sens, qu’elle a des degrés divers, que par homonymie elle s’affirme en un sens du végétal, en un autre de la brute, que ses différences consistent en ce qu’elle est plus ou moins complète, l’analogie exige qu’il en soit de même de bien vivre. Si un être est par sa vie l’image de la vie d’un autre être, il sera aussi par son bonheur l’image du bonheur de cet être. Si le bonheur est le privilége de la vie complète, l’être qui possède une vie complète, possédera seul aussi le bonheur : car il possède ce qu’il y a de meilleur, puisque, dans l’ordre des existences, ce qu’il y a de meilleur, c’est de posséder l’essence et la perfection de la vie. Par conséquent, le bien n’est pas une chose adventice ; nul sujet ne peut le devoir à une qualité qui lui viendrait d’ailleurs. Qu’ajouterait-on en effet à la vie complète pour la rendre excellente ?
Si quelqu’un demande quelle est la nature du bien, nous répondrons (car nous avons à en déterminer l’essence et non la cause) : la vie parfaite, véritable et réelle consiste dans l’intelligence. Les autres espèces de vie sont imparfaites ; elles n’offrent que l’image de la vie ; elles ne sont pas la vie dans sa plénitude et dans sa pureté ; elles ne sont pas la vie plutôt que son contraire, comme nous l’avons souvent dit. En un mot, puisque tous les êtres vivants dérivent d’un même principe, et que cependant ils ne possèdent pas un égal degré de vie, ce principe doit nécessairement être la vie première et la perfection (τὴν πρώτεν ζώην ϰαὶ τὴν τελειότητα).
IV. Si l’homme est capable de posséder la vie parfaite, il est heureux dès qu’il la possède ; s’il en était autrement, si aux dieux seuls appartenait la vie parfaite, à eux seuls aussi appartiendrait le bonheur. Mais puisque nous attribuons le bonheur aux hommes, nous avons à montrer en quoi consiste cette vie qui le procure. Or, je le répète : l’homme a la vie parfaite quand il possède, outre la vie sensitive, la raison et la véritable intelligence ; cela est évident d’après les démonstrations que nous en avons données. Mais l’homme est-il par lui-même étranger à la vie parfaite et la possède-t-il comme une chose étrangère [à son essence] ? Non, il n’y a pas d’homme qui ne possède soit en acte, soit en puissance, ce que nous appelons le bonheur. Mais regarderons-nous le bonheur comme une partie de l’homme et dirons-nous qu’il est en lui la forme parfaite de la vie? ou ne penserons-nous pas plutôt que celui qui est étranger à la vie parfaite ne possède qu’une partie du bonheur puisqu’il ne le possède qu’en puissance, mais que celui-là seul est vraiment heureux qui possède en acte la vie parfaite et qui en est arrivé à s’identifier avec elle ? Toutes les autres choses ne font plus que l’envelopper[8] et ne sauraient être regardées comme parties de lui-même, puisqu’elles l’enveloppent malgré lui. Elles lui appartiendraient comme parties de lui-même si elles lui étaient jointes par l’effet de sa volonté. Qu’est-ce que le bien pour l’homme qui se trouve dans cet état ? Il est son bien à lui-même par la vie parfaite qu’il possède. Le principe [le Bien en soi] qui est supérieur [à la vie parfaite] est la cause du bien qui est en lui : car autre chose est le Bien en soi et le bien dans l’homme.
Ce qui prouve que l’homme parvenu à la vie parfaite possède le bonheur, c’est que dans cet état il ne désire plus rien. Que pourrait-il désirer ? Il ne saurait désirer rien d’inférieur : il est uni à ce qu’il y a de meilleur ; il a donc la plénitude de la vie. S’il est vertueux, il est pleinement heureux, il possède pleinement le bien : car il n’est pas de bien qu’il ne possède. Ce qu’il cherche, il le cherche par nécessité, moins pour lui que pour quelqu’une des choses qui lui appartiennent : il le cherche pour le corps qui lui est uni ; et quoique ce corps soit doué de vie, ce qui se rapporte à ses besoins n’est pas propre à l’homme véritable. Celui-ci le sait, et ce qu’il accorde à son corps, il l’accorde sans s’écarter en rien de la vie qui lui est propre. Son bonheur ne diminuera donc pas dans l’adversité, parce qu’il continue à posséder la vie véritable. S’il perd des parents, des amis, il sait ce que c’est que la mort, et d’ailleurs, ceux qu’elle frappe le savent aussi s’ils sont vertueux. Si le sort de ces parents, de ces amis l’afflige, l’affliction n’atteindra pas la partie intime de son être ; elle ne se fera sentir qu’à cette partie de l’âme qui est privée de raison et dont il ne partagera pas les souffrances.
V. Mais, dira-t-on, ne faut-il pas tenir compte des douleurs du corps, des maladies, des obstacles qui peuvent entraver l’action, du cas où l’homme perdrait la conscience de lui-même, ce qui peut arriver par l’effet de certains philtres, de certaines maladies[9] ? Comment le sage pourra-t-il, dans tous ces cas, bien vivre et être heureux ? Et encore ne parlons-nous pas de la pauvreté, de l’obscurité de condition. En considérant tous ces maux, et surtout en y ajoutant les infortunes si fameuses de Priam[10], on pourra faire de bien graves objections. En effet, le sage supportât-il tous ces maux (et il les supporterait facilement), ils n’en seraient pas moins contraires à sa volonté : or la vie heureuse doit être une vie conforme à notre volonté. Le sage n’est pas seulement une âme douée de certaines dispositions ; il faut aussi comprendre le corps dans sa personne[11]. Il semble naturel d’admettre cette assertion en tant que les passions du corps sont ressenties par l’homme même, et qu’elles lui suggèrent des désirs et des aversions. Si donc le plaisir est un élément du bonheur, comment l’homme affligé par les coups du sort et par les douleurs pourra-t-il encore être heureux, lors même qu’il serait vertueux ? Les dieux n’ont besoin pour être bienheureux que de jouir de la vie parfaite ; mais les hommes, ayant leur âme unie à une partie inférieure, doivent chercher leur bonheur dans la vie de chacune des deux parties qui les composent, et non dans celle de l’une des deux exclusivement, quoiqu’elle soit supérieure à l’autre. En effet, dès que l’une d’elles souffre, nécessairement l’autre se trouve, malgré sa supériorité, entravée dans ses actes. Autrement, il faut ne tenir compte ni du corps, ni des sensations qui en proviennent, et ne rechercher que ce qui peut, indépendamment du corps, suffire par soi-même pour procurer le bonheur.
VI. Si la raison faisait consister le bonheur à être exempt de douleur, de maladie, à ne pas éprouver de revers ni de grandes infortunes, il nous serait impossible de goûter le bonheur quand nous serions exposés à quelqu’un de ces maux. Mais si le bonheur est la possession du véritable bien, pourquoi oublier ce bien pour regarder ses accessoires ? Pourquoi, dans l’appréciation de ce bien, chercher des choses qui ne sont pas comptées au nombre de ses éléments ? S’il consistait à réunir, avec les biens véritables, des choses qui sont seulement nécessaires à nos besoins, ou qui sans l’être sont cependant nommées biens, il faudrait travailler à posséder aussi ces deniers. Mais comme l’homme doit avoir une fin unique et non multiple (autrement on ne dirait pas qu’il tend à sa fin, mais à ses fins), il faut rechercher seulement ce qu’il y a de plus élevé et de plus précieux, ce que l’âme désire enfermer en quelque sorte dans son sein. Son inclination, sa volonté ne peuvent aspirer à rien qui ne soit le souverain bien[12]. Si la raison évite certains maux et recherche certains avantages, c’est qu’elle y est provoquée par leur présence, mais elle n’y est pas portée par sa nature. La tendance principale de l’âme est dirigée vers ce qu’il y a de meilleur ; quand elle le possède, elle est rassasiée et elle s’arrête ; elle jouit alors d’une vie véritablement conforme à sa volonté. En effet, la volonté n’a pas pour but de posséder les choses nécessaires à nos besoins, si l’on prend le terme de volonté[13] dans son sens propre et non dans un sens abusif. Sans doute nous jugeons convenable de nous procurer les choses nécessaires, comme en général nous évitons les maux. Mais les éviter n’est pas l’objet de notre volonté : ce serait plutôt de ne pas avoir besoin de les éviter. C’est ce qui a lieu, par exemple, quand on possède la santé et quand on est exempt de souffrance. Lequel de ces avantages nous attire vers lui ? Tant qu’on jouit de la santé, tant qu’on ne souffre pas, on y attache peu de prix. Or, des avantages qui, présents, n’ont nul attrait pour l’âme et n’ajoutent rien à son bonheur, qui, absents, sont recherchés à cause de la souffrance qui naît de la présence de leurs contraires, doivent raisonnablement être appelés des choses nécessaires plutôt que des biens et ne pas être comptés au nombre des éléments de notre fin. Lorsqu’ils sont absents et remplacés par leurs contraires, notre fin n’en reste pas moins tout à fait la même.
VII. Pourquoi donc l’homme heureux désire-t-il jouir de la présence de ces avantages et de l’absence de leurs contraires ? Nous répondrons que c’est parce qu’ils contribuent, non à son bonheur, mais à son existence ; que leurs contraires tendent à lui faire perdre l’existence, qu’ils entravent la jouissance du bien, sans l’enlever cependant ; en outre, que celui qui possède ce qu’il y a de meilleur veut le posséder uniquement, sans aucun mélange. Toutefois, quand un obstacle étranger survient, le bien existe encore même en présence de cet obstacle. En un mot, s’il arrive à l’homme heureux quelque accident contre sa volonté, son bonheur n’en est en rien altéré. Autrement, chaque jour il changerait et perdrait son bonheur, si, par exemple, il avait à regretter un fils, s’il perdait quelques-unes de ses possessions. Il est mille événements qui peuvent survenir contre son désir sans le troubler dans la jouissance du bien qu’il a atteint. Mais, dit-on, ce sont les grands malheurs, et non les accidents vulgaires [qui peuvent troubler le bonheur du sage]. Cependant, dans les choses humaines, en est-il une assez grande pour n’être pas méprisée de celui qui s’est élevé à un principe supérieur à tout, et qui ne dépend plus des choses inférieures ? Un tel homme ne pourra rien voir de grand dans les faveurs de la fortune, quelles qu’elles soient, comme d’être roi, de commander à des villes, à des peuples, de fonder et de bâtir des villes, lors même que ce serait lui- même qui aurait cette gloire ; il n’ira pas attacher de l’importance à la perte de son pouvoir ou même à la ruine de sa patrie. S’il regarde tout cela comme un grand mal, ou seulement comme un mal, il aura une opinion ridicule ; ce ne sera plus un homme vertueux : car, par Jupiter, il regardera comme une grande chose du bois, des pierres, la mort d’êtres nés mortels ; tandis qu’il devrait admettre comme une vérité incontestable que la mort est meilleure que la vie corporelle[14]. S’il était immolé lui-même, regarderait-il comme un mal de mourir, parce que c’est au pied des autels qu’il mourrait ? Que lui importe d’être enterré ? son corps pourrira sur la terre aussi bien que dessous[15]. Que lui importe d’être enseveli sans luxe et avec un appareil vulgaire, de ne pas paraître digne d’être placé dans un tombeau magnifique ? Ce serait là de la petitesse d’esprit. S’il était emmené captif, il aurait toujours une route ouverte pour sortir de la vie dans le cas où il ne lui serait plus permis d’être heureux. Mais si les personnes de sa famille, par exemple, ses filles, ses brus[16], étaient emmenées en captivité ? Que dirions-nous donc s’il était arrivé au terme de la vie sans avoir rien vu de pareil ? Est-ce qu’il, sortirait de ce monde en croyant que ces choses ne peuvent arriver ? Une pareille opinion serait absurde. Ne pensera-t-il pas que les siens sont exposés à de pareils malheurs ? Et s’il a l’opinion que cela puisse arriver, en sera-t-il moins heureux ? Non, il sera heureux même avec cette croyance. Il le sera donc encore lors même que cela se réaliserait : il réfléchira en effet que telle est la nature de ce monde qu’il faut souffrir ces accidents et s’y soumettre. Souvent peut-être des hommes traînés en captivité vivront mieux [qu’en liberté] ; et d’ailleurs, si la captivité leur est insupportable, il est en leur pouvoir de s’en affranchir ; s’ils restent, c’est ou par raison, et alors leur sort n’est pas trop dur ; ou contre la raison, et alors ils ne doivent s’en prendre qu’à eux-mêmes. Le sage ne sera donc pas malheureux à cause de la folie des siens ; il ne fera pas dépendre son sort du bonheur ou du malheur d’autrui.
VIII. Quant aux douleurs qu’il éprouve lui-même ; si elles sont fortes, il les supportera autant qu’il le pourra ; si elles sont au-dessus de ses forces ; elles l’emporteront[17]. Dans tous les cas, il n’excitera pas la pitié au milieu de ses souffrances ; [toujours maître de sa raison] ; il ne laissera pas éteindre en lui la lumière qui lui est propre : c’est ainsi que la flamme continue à briller dans le fanal malgré la tempête déchaînée, malgré le souffle violent des vents. Que dire cependant s’il n’a plus la conscience de lui-même ; ou si la douleur devient tellement forte que sa violence puisse presque l’anéantir ? Si l’intensité de la douleur s’accroît ; il décidera ce qu’il doit faire : car, dans ces circonstances, on ne perd point son libre arbitre[18]. Il faut d’ailleurs savoir que ces souffrances ne se présentent pas au sage sous les mêmes apparences qu’au vulgaire ; que toutes ne pénètrent pas jusqu’à la partie la plus intime de l’homme : c’est ce qui a lieu pour la plupart des douleurs ; des chagrins, pour les maux que nous voyons éprouver aux autres ; les ressentir, c’est une preuve de faiblesse. Une marque de faiblesse non moins manifeste, c’est de regarder comme un avantage d’ignorer tous ces maux, de nous estimer heureux de ce qu’ils arrivent seulement après notre mort[19], sans nous inquiéter du sort des autres et en ne pensant qu’à nous épargner un chagrin. Il y aurait là de notre part une faiblesse qu’il importe d’éloigner de nous, en ne nous laissant pas effrayer par la crainte de ce qui pourra arriver. Si l’on venait à objecter qu’il nous est naturel d’être affligés des malheurs de ceux qui nous entourent, nous répondrions d’abord qu’il n’en est pas ainsi de tous les hommes, ensuite qu’il est du devoir de la vertu d’améliorer la condition commune de la nature humaine et de la conduire à ce qu’il y a de plus beau, en s’élevant au-dessus de l’opinion du vulgaire. Or, il est beau de ne pas céder à ce que le vulgaire regarde ordinairement comme des maux. Pour lutter contre les coups de la fortune ; il ne faut pas se poser comme un ignorant, mais comme un habile athlète qui sait que les dangers qu’il brave sont redoutés de certaines natures, mais qu’une nature telle que la sienne les supporte facilement, n’y voyant rien de terrible ou du moins ne les trouvant redoutables que pour des enfants. Mais, dira-t-on, est-ce que le sage avait souhaité ces maux ? Non, sans doute ; cependant, quand il en est frappé, il leur oppose la vertu qui rend l’âme inébranlable et impassible.
IX. Mais, quand le sage n’a plus sa raison, quand il est accablé par la maladie, par les maléfices de la magie, continue-t-il d’être heureux ? Si l’on admet que dans cet état il continue d’être vertueux, qu’il est seulement assoupi comme dans le sommeil, pourquoi ne serait-il pas heureux, puisqu’on ne prétend pas que dans le sommeil il perde son bonheur, qu’on ne tient nul compte du temps qu’il passe dans cet état, et qu’on ne l’en regarde pas moins comme heureux toute sa vie ? Si l’on nie qu’il continue d’être vertueux, on sort de la question, puisque, supposant qu’il continue d’être vertueux, ce que nous cherchons c’est s’il reste heureux tant qu’il reste vertueux. Mais, objectera-t-on, s’il reste vertueux sans le sentir, sans agir conformément à la vertu, comment sera-t-il heureux ? Voici notre réponse : s’il se portait bien, s’il était beau, mais sans le sentir, en serait-il moins bien portant, moins beau ? De même, s’il était sage sans le sentir, il n’en serait pas moins sage.
Mais, dira-t-on encore, il est essentiel à la sagesse d’avoir le sentiment et la conscience d’elle-même : car c’est dans la sagesse en acte que réside le bonheur. Si la raison et la sagesse étaient choses adventices, cette objection serait fondée. Mais si la substance de la sagesse consiste dans une essence ou plutôt dans l’essence, si de plus l’essence ne périt ni dans celui qui dort, ni dans celui qui n’a pas conscience de lui-même, si par conséquent l’activité de l’essence continue à subsister en lui, si par sa nature même elle veille sans cesse, il en résulte que l’homme vertueux doit, même dans cet état [de sommeil et d’absence de conscience], continuer d’exercer son activité. Du reste, cette activité n’est ignorée que d’une partie de lui-même et non de lui. tout entier. C’est ainsi que, quand la force végétative[20] s’exerce, la perception de son activité n’est pas transmise par la sensibilité au reste de l’homme. Si c’était la force végétative qui constituât notre personne, nous agirions dès qu’elle agit ; mais ce n’est pas elle qui nous constitue : nous sommes l’acte du principe intellectuel, et c’est pour cela que nous agissons quand ce principe agit.
X. Si l’activité de l’intelligence nous reste cachée, c’est sans doute parce qu’elle n’est pas sentie : car ce n’est que par l’intermédiaire du sentiment que cette activité peut se manifester ; mais pourquoi [même sans être sentie], l’intelligence cesserait-elle d’agir ? Pourquoi de son côté l’âme ne pourrait-elle tourner vers elle son activité avant de l’avoir sentie ou perçue ? Il faut bien qu’il y ait quelque acte antérieur à la perception, puisque [pour l’intelligence] penser et exister sont identiques. La perception paraît ne pouvoir naître que lorsque la pensée se replie sur elle-même ; et que le principe dont l’activité constitue la vie de l’âme retourne pour ainsi dire en arrière et se réfléchit, comme l’image d’un objet placé devant un miroir se reflète dans sa surface polie et brillante. De même que, si le miroir est placé en face de l’objet, il se forme une image, et que, si le miroir est éloigné ou qu’il soit mal disposé, il n’y a plus d’image bien que l’objet lumineux continue d’agir ; de même, quand la faculté de l’âme qui nous représente les images de la raison discursive et de l’intelligence est dans un état convenable de calme, nous en avons l’intuition, la connaissance en quelque sorte sensible, avec la connaissance antérieure de l’activité de l’intelligence et de la raison discursive ; mais quand ce principe est agité par un trouble survenu dans l’harmonie des organes, la raison discursive et l’intelligence continuent d’agir sans qu’il y ait d’image, et la pensée ne se réfléchit pas dans l’imagination. Aussi faut-il admettre que la pensée est accompagnée d’une image sans cependant en être une elle-même. Il nous arrive souvent, pendant que nous sommes éveillés, de faire des choses louables, de méditer et d’agir, sans avoir conscience de ces opérations au moment où nous les produisons. Quand, par exemple, on fait une lecture, on n’a pas nécessairement conscience de l’action de lire, surtout si l’on est fort attentif à ce qu’on lit. Celui qui exécute un acte de courage ne pense pas non plus, pendant qu’il agit, qu’il agit avec courage. Il en est de même dans une foule d’autres cas ; de sorte qu’il semble que la conscience qu’on a d’un acte en affaiblisse l’énergie, et que, quand l’acte est seul [sans conscience], il soit dans son état de pureté et ait plus de force et de vie. Quand des hommes vertueux sont dans cet état [où il y a absence de conscience, leur vie est plus intense parce qu’au lieu de se mêler au sentiment elle se concentre en elle-même.
XI. Peut-être quelques-uns nous objecteront-ils que l’homme placé dans l’état dont nous parlons ne vit pas véritablement. Nous leur répondrons qu’il vit, mais qu’eux, ils sont incapables de comprendre son bonheur ainsi que sa vie. Refuseront-ils de nous croire ? Dans ce cas, nous leur demanderons à notre tour s’il n’est pas convenable qu’après avoir accordé que cet homme vit et est vertueux, ils examinent si dans de pareilles conditions il n’est pas heureux. Nous leur demanderons aussi de ne pas commencer par le supposer anéanti pour considérer ensuite s’il est heureux, de ne pas s’arrêter uniquement à le chercher dans ses actes extérieurs après avoir admis qu’il tourne toute son attention sur les choses qu’il porte en lui-même, en un mot de ne pas croire que le but de sa volonté soit dans les objets extérieurs. En effet, ce serait nier l’essence même du bonheur que de regarder les objets extérieurs comme des buts de la volonté de l’homme vertueux, que de prétendre que ce sont là les objets qu’il désire. Sans doute il voudrait que tous les hommes fussent heureux et qu’aucun d’eux n’éprouvât aucun mal ; cependant, quand cela n’arrive pas, il n’en est pas moins heureux. Dira-t-on enfin que pour l’homme vertueux il serait déraisonnable de former un pareil vœu (parce qu’il est impossible qu’il n’y ait pas de maux ici bas[21] ? C’est évidemment reconnaître avec nous que la volonté de l’homme vertueux a pour seul but la conversion de l’âme vers elle-même[22].
XII. Si l’on réclame des plaisirs pour l’homme vertueux, ce ne sont pas sans doute ceux que recherchent les débauchés ni ceux qu’éprouve le corps. Ces plaisirs ne pourraient lui être accordés sans souiller sa félicité. On ne demande pas non plus sans doute pour lui des excès de foie : à quoi bon en effet ? Sans doute on veut seulement que l’homme vertueux goûte les plaisirs attachés à la présence des biens, plaisirs qui ne doivent ni consister dans le mouvement, ni être accidentels : or il jouit de la présence de ces biens, puisqu’il est présent à lui-même ; est dès lors dans un état de douce sérénité. L’homme vertueux est donc toujours serein, calme, satisfait ; s’il est vraiment vertueux, son état ne peut être troublé par aucune de ces choses que nous appelons des maux. Si l’on cherche une autre espèce de plaisirs dans la vie vertueuse, c’est qu’un cherche autre chose que la vie vertueuse.
XIII. Les actions de l’homme vertueux ne sauraient être entravées par la fortune, mais elles pourront varier avec les vicissitudes de la fortune. Toutes seront également belles, et d’autant plus belles peut-être que l’homme vertueux se trouvera placé dans des circonstances plus critiques. Quant aux actes qui concernent la contemplation, s’il en est qui se rapportent à des choses particulières, ils seront tels que le sage pourra les produire après avoir bien cherché et considéré ce qu’il doit faire. Il trouve en lui-même la plus infaillible des règles de conduite, une règle, qui ne lui fera jamais défaut, fût-il enfermé dans ce taureau de Phalaris dont on a tant parlé. En vain l’homme vulgaire affecte à dire qu’un tel sort est doux, et le répète deux ou trois fois[23] : dans un pareil homme, ce qui prononce ces mots, c’est cette partie même qui subit les tortures [la partie animale]. Dans l’homme vertueux, au contraire, la partie qui souffre est autre que celle qui habite avec elle seule, et qui, en tant qu’elle habite ainsi nécessairement en elle-même, n’est jamais privée de la contemplation du Bien universel.
XIV. Ce qui constitue l’homme, l’homme vertueux surtout, ce n’est pas le composé de l’âme et du corps [l’animal][24], comme le prouve la puissance qu’a l’âme de se séparer du corps[25] et de mépriser ce qu’on nomme des biens. Il serait ridicule de prétendre que le bonheur se rapporte à cette partie animale de l’homme, puisqu’il consiste à bien vivre, et que bien vivre, étant un acte, n’appartient qu’à l’âme ; et encore n’est-ce pas à l’âme entière : car le bonheur ne s’étend pas à la partie végétative, n’ayant rien de commun avec le corps ; ni la grandeur du corps, ni le bon état dans lequel il peut se trouver n’y contribuent en rien. Il ne dépend pas davantage de la perfection des sens, parce que leur développement, aussi bien que celui des organes, rend l’homme pesant et le courbe vers la terre. Il faut plutôt, pour rendre plus facile l’accomplissement du bien, établir une sorte de contrepoids, affaiblir le corps et en dompter la force afin de montrer combien l’homme véritable diffère des choses étrangères qui l’enveloppent. Que l’homme vulgaire soit beau, grand, riche, qu’il commande à tous les hommes, jouissant ainsi de tous les biens terrestres : il ne faut pas lui envier le plaisir trompeur qu’il trouve dans ces avantages. Quant au sage, peut-être ne les possédera-t-il pas d’abord ; mais, s’il les possède, il les diminuera de son plein gré s’il a de lui-même le soin qu’il doit avoir ; il affaiblira et flétrira par une négligence volontaire les avantages du corps ; il abdiquera les dignités ; tout en conservant la santé de son corps, il ne désirera pas d’être entièrement exempt de maladies et de souffrances ; s’il ne connaît pas ces maux, il voudra en faire l’épreuve dans sa jeunesse ; mais, arrivé à la vieillesse, il ne voudra plus être troublé ni par les douleurs, ni par les plaisirs, ni par rien de triste ou d’agréable qui soit relatif au corps, pour ne pas être obligé de lui accorder son attention. Aux souffrances qu’il éprouvera, il opposera une fermeté qu’il aura toujours en lui-même. Il ne croira pas son bonheur augmenté par les plaisirs, la santé, le repos, ni détruit ou diminué par leurs contraires : puisque les premiers avantages n’augmentent pas sa félicité, comment leur perte pourrait-elle la diminuer ?
XV. Mais supposons deux sages dont l’un ait tout ce qui est conforme au vœu de la nature, et dont l’autre soit dans la position contraire, devrons-nous dire qu’ils sont également heureux ? Oui, s’ils sont également sages. Car lors même que l’un posséderait la beauté corporelle et tous les autres avantages qui ne se rapportent ni à la sagesse, ni à la vertu, ni à la contemplation du bien, ni à la vie parfaite, à quoi tout cela lui servirait-il, puisque celui, qui possède tous ces avantages n’est pas considéré comme étant plus réellement heureux que celui qui en est privé ? Leur affluence ne saurait même suffire au joueur de flûte pour lui faire atteindre sa fin[26]. Mais nous n’envisageons l’homme heureux qu’avec la faiblesse de notre esprit, regardant comme grave et horrible ce que l’homme vraiment heureux juge indifférent. Car l’homme ne saurait être sage, ni par conséquent heureux, tant qu’il n’a pas réussi à se débarrasser de toutes ces vaines idées, tant qu’il ne s’est pas entièrement transformé, tant qu’il n’a pas en lui-même la confiance d’être à l’abri de tout mal. Ce n’est qu’alors qu’il vivra sans être agité d’aucune crainte. Si quelque chose l’effraie encore, c’est qu’il n’est pas un sage accompli, qu’il est seulement à moitié sage. Quant aux craintes qui surviendraient à l’improviste et qui pourraient s’emparer de lui avant qu’il ait eu le temps de réfléchir, au moment où il serait attentif à autre chose, le sage s’empressera de les écarter ; traitant ce qui s’agite en lui-même comme un enfant égaré par la douleur, il l’apaisera, soit par la raison, soit par la menace, mais toutefois sans passion : c’est ainsi que la seule vue d’une personne respectable suffit pour calmer un enfant. Du reste, le sage ne sera pas étranger à l’amitié ni à la reconnaissance ; il traitera les siens comme il se traite lui-même ; donnant autant à ses amis qu’à sa propre personne, il se livrera à l’amitié, mais sans cesser d’être avec l’intelligence.
XVI. Si l’on ne plaçait pas l’homme vertueux dans cette vie élevée de l’intelligence, si on le supposait au contraire soumis aux coups du sort, et qu’on les redoutât pour lui, on n’aurait plus l’homme vertueux tel que nous l’entendons, mais seulement un homme du vulgaire, mêlé de bien et de mal, auquel on attribuerait une vie également mêlée de bien et de mal. Un tel homme ne se rencontrerait peut-être pas encore facilement, et, d’ailleurs, si on le rencontrait, il ne mériterait pas d’être appelé sage : car il n’aurait rien de grand, ni la dignité de la sagesse, ni la pureté du bien. Le bonheur n’est donc pas placé dans la vie du vulgaire. Platon a raison de dire qu’il faut quitter la terre pour s’élever au Bien, qu’il faut, pour devenir sage et heureux, tourner ses regards vers le Bien seul, tâcher de lui devenir semblable et de mener une vie conforme à la sienne[27]. C’est là en effet ce qui doit suffire au sage pour atteindre sa fin. Aussi ne doit-il pas attacher plus de prix au reste qu’à des changements de lieu, dont aucun ne peut ajouter au bonheur. S’il donne quelque attention aux choses extérieures qui sont jetées çà et là autour de lui, c’est pour satisfaire, selon son pouvoir, les besoins du corps. Mais comme il est tout autre chose que le corps, il n’est jamais embarrassé de le quitter ; or, il le quittera quand la nature en aura marqué le moment. Il conserve d’ailleurs toujours la liberté de délibérer à cet égard[28]. Atteindre le bonheur sera son principal but ; toutefois, il accomplira aussi des actions qui n’auront pas directement pour objet sa fin, ni lui-même, mais le corps qui lui est uni : il soignera ce corps et il le soutiendra aussi longtemps qu’il lui sera possible. C’est ainsi qu’un musicien se sert de sa lyre aussi longtemps qu’il le peut ; dès qu’elle est hors d’usage, il la change, ou renonce à employer la lyre et à en jouer, parce qu’il peut désormais se passer de cet instrument ; le laissant à terre, il le regardera presque avec mépris, et chantera sans s’en accompagner. Cependant ce n’est pas en vain que cette lyre lui aura été donnée dans l’origine ; car il s’en sera souvent servi avec avantage.
- ↑ Pour les Remarques générales, Voyez la Note sur ce livre à la fin du volume.
- ↑ Plotin discute ici à la fois les doctrines des Péripatéticiens, des Épicuriens et des Stoïciens. Les expressions dont il se sert : εὖ ζῇν, εὐζωία, εὐπαθεία, ἔργον οἰϰείον τελειουμένον, sont celles mêmes qui étaient propres à chacune de ces écoles. Son début rappelle particulièrement ce passage de l’Éthique à Nicomaque d'Aristote (1, 8, 4) : συνᾴδει τῷ λογῷ ϰαὶ τὸ εὖ πράττειν τὸν εὐδαίμονα · σϰεδὸν γὰρ εὐζωία τις εἴρηται ϰαὶ εὐπραξία.
- ↑ Les Mss. portent, les uns δόξει, les autres οὐ δόξει. Creuzer préfère οὐ δόξει, Taylor, dans sa traduction, supprime la négation. Il ne nous a pas non plus paru nécessaire de l'introduire.
- ↑ C'était, on le sait, la doctrine d'Aristippe, etc.
- ↑ C'était le bien suprême selon Épicure. Voy. Diogène Laerce, liv. x, p. 128, 131, 136 ; et Cicéron, De Finibus, liv. i, § 14, 46.
- ↑ C'était la formule des Stoïciens. Voy. Cicéron, De Finibus, liv. iv, § 11, 26 : « Naturœ congruentur vivere. »
- ↑ Nous lisons avec Creuzer οὐ διδόασιν. Ficin, dans sa traduction, a omis la négation, qui cependant semble nécessaire au sens de la phrase.
- ↑ Περιϰεῖσθαι, expression des Stoïciens.
- ↑ Plotin a surtout en vue ici la doctrine des Péripatéticiens : c’est à leurs objections qu’il répond. Voy. Aristote, Éthiq. à Nicomaque, liv. vii, 13 ; Sextus Empiricus, Hypotyp. pyrrhon., liv. iii, 180 ; Stobée, Eclog., liv. ii, 7.
- ↑ Voy. Aristote, Éthiq. à Nicom., liv. i, 10, 14.
- ↑ Ce passage est une allusion non-seulement à la doctrine des Péripatéticiens, mais encore à celle des Pythagoriciens, comme le prouvent ces mots d’Archytas, cités par Stobée, Florileg., tit. i, § 76, p. 43, éd. Gaisford : ὁ δὲ ἄνθρωπος οὐϰ ἁ ψυχὰ μόνον, ἀλλὰ ϰαὶ τὸ σῶμα· τὸ γὰρ ἐξ ἀμφοτέρων ζῶον, ϰαὶ τὸ ἐϰ τοιούτων ἄνθρωπος.
- ↑ Creuzer déclare que le texte de cette phrase est inintelligible ; nous donnons le sens probable.
- ↑ Voy. Enn. VI, liv. viii.
- ↑ Allusion à une maxime dès longtemps admise chez les anciens, comme le témoigne ce passage d’Hérodote : διέδεξε ἀ θεὸς ὡς ἄμεινον εἴη ἀνθρώπῳ τεθνάναι μᾶλλον ἢ ζώειν.
- ↑ Allusion à ce mot de Théodore de Cyrène cité par Plutarque, De la Méchanceté, p. 499 : Καὶ τί θεοδώρῳ μέλει πότερον ὑπὲρ γῆς ἢ ὑπὸ γῆς σήπεται. Sénèque a dit de même dans le De Tranquill. animi, 14 : O te ineptum, si putas interesse, supra terram an infra putrescam !
- ↑ Le texte porte νυοί. Quelques manuscrits donnent υἱοί, fils, qui semblerait préférable.
- ↑ Sénèque a exprimé la même pensée, qui sans doute faisait partie de la doctrine stoïcienne : Contemnite dolorem : aut solvetur aut solvet. De Providentia, 3. Taylor a compris qu’il s’agissait ici de la perte de la raison : When they are excessive, they may cause him to be delirious ; ce qui ne peut être, puisque Plotin fait cette supposition même deux lignes plus bas et au commencement du § 9 : εἰ μὴ παραϰολουθοῖ.
- ↑ Voy. sur ce sujet le liv. ix de cette même Ennéade. Il est facile de reconnaître que toutes ces idées sont empruntées aux Stoïciens. Plotin fait ici allusion au suicide, que ces philosophes permettent au sage. Sénèque a dit de même, dans le De Providentia, 5 : Ante omnia cavi ne quis vos teneret invitos : patet exitus.
- ↑ Allusion aux vers de certains poëtes qui vantaient le bonheur des hommes auxquels la mort a épargné le spectacle de grandes calamités. Voy. Eschyle, les Sept chefs devant Thèbes, vers 327.
- ↑ Φυτιϰὴ ἐνεργεία : c’est la puissance qui préside à la nutrition et à l’accroissement du corps. Voy. Enn. IV, liv. iii, § 23.
- ↑ Voy. Enn. I, liv. viii.
- ↑ Voy. Enn. I, liv. ii, § 4.
- ↑ Cicéron, Tusculanes, liv. ii, § 17 : In Phalaridis tauro si positus erit [Epicurus], dicet : « Quam suave est, quam hoc non curo ! »
- ↑ Voy. Enn. I, liv. i, § 10.
- ↑ Ὁ χωρισμὸς ὁ ἀπὸ τοῦ σώματος. Sur cette puissance qu’a l’âme de se séparer du corps, Voy. plus haut, Enn. I, liv. i, § 3 et 10.
- ↑ Expression proverbiale chez les Grecs et dont l’application ici n’est pas bien claire pour nous. Du reste, la comparaison tire sa force du peu d’estime que les anciens avaient pour ceux qui exerçaient la profession de joueur de flûte.
- ↑ Théétète, p. 176 ; Phédon, p. 42 ; République, liv. vi, p. 509, et liv. X, p. 613 ; Lois, liv. iv, p. 716. Voy. aussi ci-dessus, Enn. I, liv. ii, 81.
- ↑ Il a déjà exprimé la même pensée ci-dessus, § 8. Pour la doctrine sur le suicide, Voy. le livre ix de cette même Ennéade.