Ennéades (trad. Bouillet)/I/Livre 3
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I. Quelle méthode, quel art, quelle étude nous conduira au but qu’il faut atteindre, et qui n’est autre que le Bien, le Premier Principe, Dieu, comme nous l’avons solidement prouvé ailleurs[2], par une démonstration qui peut servir elle-même à élever l’âme au monde supérieur ? Que doit être celui qu’il s’agit d’élever à ce monde ? Il doit tout savoir, ou du moins être le plus savant possible, comme le veut Platon[3]. Il doit, dans la première génération, être descendu ici-bas pour former un philosophe, un musicien, un amant. Car ce sont là les hommes que leur nature rend les plus propres à être élevés au monde intelligible. Mais comment les y élever ? Suffit-il d’une seule et même méthode pour tous ? N’est-il pas besoin pour chacun d’eux d’une méthode particulière ? Oui, sans doute. Il y a deux méthodes à suivre : l’une pour ceux qui s’élèvent d’ici-bas au monde intelligible, l’autre pour ceux qui y sont déjà parvenus. C’est par la première de ces deux méthodes que l’on débute ; vient ensuite celle des hommes qui sont déjà parvenus dans le monde intelligible et qui y ont pour ainsi dire pris pied. Il faut que ceux-ci avancent sans cesse jusqu’à ce qu’ils soient arrivés au sommet : car on ne doit s’arrêter que quand on a atteint le terme suprême.
Mais laissons en ce moment la seconde de ces deux marches[4], pour nous occuper de la première, et essayons de dire comment peut s’opérer le retour de l’âme au monde intelligible.
Trois espèces d’hommes s’offrent à notre examen : le Philosophe, le Musicien, l’Amant. Il nous faut les bien distinguer entre eux, en commençant par déterminer la nature et le caractère du Musicien.
Le Musicien se laisse facilement toucher par le beau et est plein d’admiration pour lui ; mais il n’est pas capable d’arriver par lui seul à l’intuition du beau : il faut que des impressions extérieures viennent le stimuler. De même que l’être craintif est réveillé par le moindre bruit, le musicien est sensible à la beauté de la voix et des accords ; il évite tout ce qui lui semble contraire aux lois de l’harmonie et de l’unité et recherche le nombre et la mélodie dans les rhythmes et les chants. Il faudra donc qu’après ces intonations, ces rhythmes et ces airs purement sensibles, il en vienne à séparer dans ces choses la forme de la matière et à considérer la beauté qui se trouve dans leurs proportions et leurs rapports ; il faudra lui enseigner que ce qui dans ces choses excite son admiration, c’est l’harmonie intelligible, la beauté qu’elle enferme, en un mot le beau absolu, et non telle ou telle beauté. Il faudra enfin emprunter à la philosophie des arguments qui le conduisent à reconnaître des vérités qu’il ignorait tout en les possédant instinctivement. Quels sont ces arguments, c’est ce que nous dirons plus tard[5].
II. L’Amant, au rang duquel le musicien peut s’élever, soit pour rester à ce rang, soit pour monter plus haut encore, l’amant a quelque réminiscence du beau ; mais comme il en est séparé ici-bas, il est incapable de bien savoir ce que c’est. Charmé des beaux objets qui s’offrent à sa vue, il s’extasie devant eux. Il faut donc lui apprendre à ne pas se contenter d’admirer ainsi un seul corps, mais à embrasser par la raison tous les corps où se rencontre la beauté, lui montrer ce qu’il y a d’identique dans tous, lui dire que c’est quelque chose d’étranger aux corps, qui vient d’ailleurs, et qui même se trouve à un plus haut degré dans des objets d’une autre nature, en citant pour exemples de nobles occupations, de belles lois ; on lui montrera que le beau se retrouve encore dans les arts, les sciences, les vertus, tous moyens de familiariser l’amant avec le goût des choses incorporelles. On lui fera voir ensuite que le beau est un et on lui montrera ce qui dans chaque chose constitue la beauté. Des vertus, on l’élèvera à l’Intelligence, à l’Être ; arrivé là, il n’a plus qu’à marcher vers le but suprême.
III. Quant au Philosophe, il est naturellement disposé à s’élever au monde intelligible. Il s’y élance porté par des ailes légères, sans avoir besoin, comme les précédents, d’apprendre à se dégager des objets sensibles. Il peut seulement être incertain sur la route à suivre et avoir besoin d’un guide. Il faut donc lui montrer la route ; il faut aider à se détacher entièrement des choses sensibles cet homme qui déjà le désire de lui-même, et qui depuis longtemps en est détaché par sa nature. Pour cela, on l’appliquera aux mathématiques afin de l’accoutumer à penser aux choses incorporelles, à croire à leur existence. Avide d’instruction, il les apprendra facilement. Comme il est déjà vertueux par sa nature, on n’aura qu’à l’élever à la perfection de la vertu. Après les mathématiques, on lui enseignera la Dialectique et on en fera un dialecticien parfait.
IV. Qu’est-ce donc que cette Dialectique, dont il faut ajouter la connaissance à ce qui précède ? C’est une science qui nous rend capables de raisonner de chaque chose, de dire ce qu’elle est, en quoi elle diffère des autres, en quoi elle leur ressemble, où elle est, si elle est une essence ; de déterminer combien il y a d’êtres véritables, quels sont les objets où se trouve le non-être au lieu de l’être véritable. Cette science traite aussi du bien et du mal, de tout ce qui est subordonné au bien et à son contraire, de la nature de ce qui est éternel et de ce qui ne l’est pas. Elle parle de toutes choses scientifiquement et non suivant la simple opinion. Au lieu d’errer dans le monde sensible, elle s’établit dans le monde intelligible ; elle concentre sur ce monde toute son attention, et, après avoir éloigné notre âme du mensonge, elle la nourrit dans le champ de la vérité[6]. Elle emploie alors la méthode platonicienne de division pour discerner les idées, définir chaque objet, s’élever aux premiers genres des êtres[7] ; puis, enchaînant par la pensée tout ce qui en dérive, elle poursuit ses déductions jusqu’à ce qu’elle ait parcouru le domaine de l’intelligible tout entier ; enfin, par une marche rétrograde, elle remonte au principe même d’où elle était d’abord partie[8]. Se reposant alors, parce que ce n’est que dans le monde intelligible qu’elle peut trouver le repos, n’ayant plus à s’occuper d’une multitude d’objets, parce qu’elle est arrivée à l’unité, elle considère celle étude qu’on nomme Logique, et qui traite des propositions et des arguments, comme un art subordonné [à la Dialectique] autant que l’écriture l’est à la pensée ; elle y reconnaît quelques principes comme nécessaires et comme constituant des exercices préparatoires ; mais, soumettant à sa critique ces principes mêmes comme toute autre chose, elle déclare les uns utiles, les autres superflus et propres seulement à la méthode qui s’occupe de cette sorte de recherches.
V. Mais d’où cette science tire-t-elle ses propres principes ? L’intelligence fournit à l’âme les principes clairs que celle-ci est capable de recevoir. Une fois en possession de ces principes, la dialectique en ordonne les conséquences ; elle compose, elle divise, jusqu’à ce qu’elle soit arrivée à une parfaite intelligence des choses : car, dit Platon, elle est l’application la plus pure de l’intelligence et de la sagesse[9]. S’il en est ainsi, si la dialectique est le plus noble exercice de nos facultés, il faut qu’elle s’occupe de l’être et des objets les plus élevés. Car la sagesse étudie l’être ; et l’intelligence, ce qui est encore au-dessus de l’être [l’Un, le Bien]. Mais, nous dira-t-on, qu’est-ce donc que la Philosophie ? N’est-ce pas aussi ce qu’il y a de plus éminent ? Oui, sans doute. La philosophie se confond-elle donc avec la dialectique ? Non, répondrons-nous : la dialectique est la partie la plus élevée de la philosophie. Il ne faut pas croire qu’elle ne soit qu’un instrument pour la philosophie, ni qu’elle ne s’occupe que de pures spéculations et de règles abstraites[10]. Elle étudie les choses elles-mêmes, et a pour matière les êtres [réels]. Elle y arrive en suivant une méthode qui lui donne la réalité en même temps que l’idée. Quant à l’erreur et au sophisme, elle ne s’en occupe qu’accidentellement ; elle les juge comme choses étrangères à son domaine, produites par un principe qui lui est étranger. Lorsqu’on avance quelque chose de contraire à la règle du vrai, elle reconnaît l’erreur à la lumière des vérités qu’elle porte en elle. Pour les propositions, elle n’en fait pas l’objet de son étude : ce ne sont pour elle que des assemblages de lettres ; cependant, sachant le vrai, elle sait aussi ce qu’on appelle proposition, et, en général, elle connaît les opérations de l’âme : elle sait ce que c’est qu’affirmer, nier, ce que c’est que faire des assertions contradictoires ou contraires ; elle sait enfin si on avance des choses différentes ou identiques, saisissant le vrai par une intuition instantanée comme l’est celle des sens ; mais elle laisse à une autre étude qui se plaît dans ces détails le soin d’en parler avec exactitude.
VI. La dialectique n’est donc qu’une partie de la philosophie, mais elle en est la partie la plus éminente. En effet, la philosophie a d’autres branches. D’abord, elle étudie la nature [Physique][11], et pour cela elle emprunte le secours de la dialectique comme les autres arts celui de l’arithmétique, quoique la philosophie doive bien plus à la dialectique. Ensuite, la philosophie traite des mœurs : ici encore, c’est la dialectique qui pose les principes ; la Morale n’a plus qu’à en faire naître les bonnes habitudes et à conseiller les exercices qui les engendrent. Il en est de même des vertus rationnelles[12] : c’est à la dialectique qu’elles doivent les principes qui semblent leur appartenir en propre ; car le plus souvent elles s’occupent des choses matérielles [parce qu’elles modèrent les passions]. Les autres vertus[13] impliquent aussi l’application de la raison aux passions et aux actions qui sont propres à chacune d’elles ; seulement la prudence y applique la raison d’une manière supérieure : elle s’occupe plus de l’universel ; elle considère si les vertus s’enchaînent les unes aux autres, s’il faut faire présentement une action, ou la différer, ou en choisir une autre[14]. Or, c’est la dialectique, c’est la science qu’elle donne, la sagesse, qui fournit à la prudence, sous une forme générale et immatérielle, tous les principes dont celle-ci a besoin.
Ne pourrait-on sans la dialectique, sans la sagesse, posséder même les connaissances inférieures ? Elles seraient du moins imparfaites et mutilées. D’un autre côté, bien que le dialecticien, le vrai sage n’ait plus besoin de ces choses inférieures, il ne serait jamais devenu tel sans elles ; elles doivent précéder, et elles s’augmentent avec le progrès qu’on fait dans la dialectique. Il en est de même pour les vertus : on peut posséder d’abord les vertus naturelles, puis s’élever, avec le secours de la sagesse, aux vertus parfaites. La sagesse ne vient donc qu’après les vertus naturelles ; alors elle perfectionne les mœurs ; ou plutôt, lorsque les vertus naturelles existent déjà, elles s’accroissent et se perfectionnent avec elle. Du reste, celle de ces deux choses qui précède donne à l’autre son complément. En général, avec les vertus naturelles, on n’a qu’une vue [une science] imparfaite et des mœurs également imparfaites, et ce qu’il y a de plus important pour les perfectionner, c’est la connaissance philosophique des principes d’où elles dépendent.
- ↑ La Dialectique, telle que l’entend ici Plotin, est à la fois une méthode logique et une science : comme science, elle paraît se confondre avec ce que nous appelons Métaphysique, et plus particulièrement avec notre Ontologie (Voy. ci-après le § 4). C’est le sens que Platon donne lui-même au mot Dialectique en plusieurs endroits de ses écrits, notamment dans la République, liv. vii, § 12 et 13, p. 533 de l’édit. de H. Étienne.
Pour les autres Remarques générales, Voyez, à la fin du volume, la Note sur ce livre.
- ↑ Voy. Enn. V, liv., i, § 1.
- ↑ Voy. le Phèdre, passim, notamment p. 266 de l’édit. de H. Étienne.
- ↑ Il revient sur ce sujet dans l’Ennéade V, liv. i, § 1.
- ↑ Voy. ci-après les § 4, 5 et 6, ainsi que le livre Du Beau (livre vi de cette Ennéade).
- ↑ Voy. Platon, Phèdre, p. 248.
- ↑ Voy. Platon, Politique, p. 262. Voy. aussi l’Enn. VI, liv. i, ii, iii.
- ↑ Voy. une application de cette méthode dans l’Enn. V, liv. i.
- ↑ Plotin fait sans doute allusion à ce passage du Sophiste de Platon, p. 253 : Τό γε διαλεϰτιϰὸν οὐϰ ἄλλῳ δώσεις πλὴν τὸ ϰαθαρῶς τε ϰαὶ διϰαίως φιλοσοφοῦντι. Voy. aussi sur la Dialectique, telle que la concevait Platon, les passages cités dans la première note de ce livre.
- ↑ Le mot Instrument, Ὀργάνον, rappelle la logique d’Aristote ; celui de Règles, Κανόνες, rappelle celle d’Épicure.
- ↑ Plotin suit ici la division platonicienne de la philosophie en trois parties. Physique, Morale, Dialectique.
- ↑ Αἱ λογιϰαὶ ἔξεις. L’expression de Plotin semble faire allusion à la distinction établie par Aristote entre les vertus morales et les vertus de l’entendement. Voy. M. Ravaisson, Essai sur la Métaphysique d’Aristote, t. ii, p. 457.
- ↑ Voy. Ennéade I, liv. ii, § 3-6.
- ↑ Voy., § 7. Plotin paraît avoir emprunté à Aristote ce qu’il dit ici de la prudence. Voy. Morale, liv. i, 34, 35 ; Éth. à Nicom., liv. vi, 8, 11.