Ennéades (trad. Bouillet)/I/Livre 5
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I. Le bonheur s’accroît-il avec le temps ?
Non : être heureux ne s’entend jamais que du présent ; le souvenir du bonheur passé ne saurait rien ajouter au bonheur ; le bonheur n’est pas un vain mot, mais un certain état de l’âme : or cet état, c’est quelque chose qui est présent, comme l’est l’acte même de la vie.
II. Comme nous désirons toujours vivre et agir, n’est-ce pas surtout dans la satisfaction de ce désir que l’on doit placer le bonheur ?
Voici notre réponse : D’abord, dans cette hypothèse, le bonheur de demain sera plus grand que celui d’aujourd’hui, celui du jour suivant plus grand encore que celui de la veille, et ainsi de suite à l’infini : ce ne sera donc plus la vertu qui sera la mesure du bonheur [mais la durée]. Ensuite, la béatitude des dieux devra aussi devenir chaque jour plus grande qu’auparavant ; elle ne sera donc plus parfaite, elle ne pourra jamais l’être[2]. Enfin, c’est dans la possession de ce qui est présent, et toujours de ce qui est présent, que le désir trouve sa satisfaction ; tant que ce présent existe, c’est dans sa possession qu’il cherche le bonheur. Et d’ailleurs, le désir de vivre ne pouvant être que le désir d’être, ce désir ne peut s’attacher qu’au présent puisqu’il n’y a d’existence réelle que dans le présent. Si l’on désire un temps à venir ou quelque événement postérieur, c’est qu’on veut conserver ce que l’on a déjà ; ce n’est ni le passé ni l’avenir, mais ce qui existe actuellement que l’on veut ; ce qu’on cherche, ce n’est pas une progression perpétuelle dans l’avenir, c’est la jouissance de ce qui est dès à présent.
III. Que dire de celui qui a vécu heureux pendant plus longtemps, qui a plus longtemps contemplé le même spectacle ?
Si, en contemplant plus de temps ce spectacle, il l’a vu de manière à s’en faire une idée plus exacte, la longueur du temps lui a servi à quelque chose ; mais s’il l’a vu de la même manière pendant tout le temps, il n’a aucun avantage sur celui qui ne l’a considéré qu’une fois.
IV. Mais [dira-t-on] l’un de ces hommes n’a-t-il pas joui plus longtemps du plaisir ?
Cette considération ne doit entrer pour rien dans le bonheur. Si par ce plaisir [dont il a joui] on entend l’exercice libre [de l’intelligence], le plaisir dont on parle est alors identique avec le bonheur que nous cherchons. Ce plaisir plus considérable dont il est question, c’est de ne posséder que ce qui est toujours présent ; ce qui en est passé n’est plus rien.
V. Et si un homme a été heureux depuis le commencement de sa vie jusqu’à la fin, un autre à la fin seulement, si un troisième, d’abord heureux, a cessé de l’être, sont-ils tous également heureux ?
Ici on ne compare pas entre eux tous hommes qui soient heureux ; on compare avec un homme heureux des hommes qui sont privés du bonheur, et cela au moment où le bonheur leur manque. Si donc l’un de ces hommes a quelque avantage, il le possède comme homme actuellement heureux comparé à ceux qui ne le sont pas ; c’est donc par la présence actuelle du bonheur qu’il les surpasse.
VI. Le malheureux ne devient-il pas plus malheureux avec le temps ? Toutes les calamités, les souffrances, les chagrins, tous les maux analogues, ne s’aggravent-ils pas en proportion de leur durée ? Mais, si dans tous ces cas le mal s’augmente avec le temps, pourquoi n’en serait-il pas de même dans les cas contraires ? Pourquoi le bonheur ne s’augmenterait-il pas aussi[3] ?
Par rapport aux chagrins, aux souffrances, on peut dire avec raison que le temps y ajoute. Quand, par exemple, la maladie se prolonge et devient un état habituel, le corps s’altère de plus en plus profondément avec le temps. Mais si le mal reste toujours au même degré, s’il n’empire pas, on n’a à se plaindre que du présent. Veut-on au contraire tenir compte aussi du passé, c’est qu’alors on considère les traces que le mal a laissées, la disposition morbide dont le temps accroît l’intensité, parce que sa gravité est proportionnée à sa durée. Dans ce cas, ce n’est pas la longueur du temps, c’est l’aggravation du mal qui ajoute à l’infortune. Mais le nouveau degré ne subsiste pas en même temps que l’ancien, et il ne faut pas venir dire qu’il y a plus, en additionnant ce qui n’est plus avec ce qui est. Quant à la félicité, son caractère est d’avoir un terme bien fixe, d’être toujours la même. Si encore ici la longueur du temps amène quelque accroissement, c’est parce qu’un progrès dans la vertu en fait faire un dans le bonheur, et alors ce n’est pas le nombre des années de bonheur qu’on doit calculer, c’est le degré de vertu qu’on a fini par acquérir.
VII. Mais, s’il ne faut [quand il s’agit du bonheur] considérer que le présent sans tenir compte du passé, pourquoi ne faisons-nous pas de même quand il s’agit du temps ? Pourquoi disons-nous au contraire que, quand on additionne le passé avec le présent, le temps en devient plus long ? Pourquoi ne disons-nous pas aussi que plus le temps est long, plus le bonheur est grand ?
C’est qu’ainsi nous appliquerions au bonheur les divisions du temps ; or c’est précisément pour montrer que le bonheur est indivisible que nous ne lui donnons pas d’autre mesure que le présent. Il est raisonnable de compter le passé quand on apprécie le temps, comme on tient compte des choses qui ne sont plus, des morts par exemple ; mais il ne le serait pas de comparer sous le rapport de la durée le bonheur passé au bonheur présent, parce que ce serait faire du bonheur une chose accidentelle et temporaire. Quelle que soit la longueur du temps qui a pu précéder le présent, tout ce qu’on en peut dire, c’est qu’il n’est plus. Tenir compte de la durée quand on parle du bonheur, c’est vouloir disperser et fractionner ce qui est un et indivisible, ce qui n’existe que dans le présent. Aussi dit-on avec raison que le temps, image de l’Éternité, semble en faire évanouir la permanence en la dispersant comme lui[4]. Ôtez à l’éternité la permanence, elle s’évanouit en tombant dans le temps, parce qu’elle ne peut subsister que dans la permanence. Or comme la félicité consiste à jouir de la vie qui est bonne, c’est-à-dire, de celle qui est propre à l’Être [en soi] parce qu’il n’en est point de meilleure, elle doit avoir pour mesure, au lieu du temps, l’éternité même, le principe qui n’admet ni plus ni moins, qu’on ne peut comparer à aucune longueur, dont l’essence est d’être indivisible, supérieur au temps. On ne doit donc pas confondre l’être avec le non-être, l’éternité avec le temps, le perpétuel avec l’éternel, ni prêter de l’extension à l’indivisible. Si l’on embrasse l’existence de l’Être [en soi], il faut qu’on l’embrasse tout entière, qu’on la considère non comme la perpétuité du temps, mais comme la vie même de l’éternité, vie qui, au lieu de se composer d’une suite de siècles, est tout entière depuis tous les siècles.
VIII. Objectera-t-on qu’en subsistant dans le présent, le souvenir du passé donne quelque chose de plus à celui qui a vécu plus longtemps heureux ?
Je demanderai quelle idée on se fait de ce souvenir. Parle-t-on du souvenir de la sagesse antérieure et veut-on dire que l’homme qui aurait ce souvenir en serait plus sage ? Ce serait alors sortir de notre hypothèse [puisqu’il ne s’agit que de bonheur et non de sagesse]. Parle-t-on du souvenir du plaisir ? Ce serait supposer que l’homme heureux a besoin de beaucoup de plaisir, ne pouvant se contenter de celui qui est présent. D’ailleurs, qu’y a-t-il de doux dans le souvenir d’un plaisir passé ? Ne serait-il pas ridicule, par exemple, de se rappeler avec délices d’avoir goûté la veille d’un mets délicat, et plus ridicule encore de se souvenir d’avoir éprouvé une jouissance de ce genre dix ans auparavant ? Il le sera tout autant de se souvenir avec orgueil d’avoir été sage l’année précédente.
IX. Si l’on se rappelait des actes vertueux, ce souvenir ne contribuerait-il pas au bonheur ?
Non : car ce souvenir ne peut se trouver que dans un homme qui n’a point de vertu présentement, et qui par cela même recherche le souvenir de vertus passées.
X. Mais, dira-t-on, la longueur du temps permet de faire beaucoup de belles actions : or cette faculté n’est pas donnée à celui qui vit peu de temps heureux.
Nous répondrons qu’on ne doit pas appeler un homme heureux parce qu’il a fait beaucoup de belles actions. Composer le bonheur de plusieurs parties du temps et de plusieurs actions, c’est le composer à la fois de choses qui ne sont plus, qui sont passées, et de choses présentes : or c’est dans le présent seul que nous avons placé le bonheur. Ensuite nous nous sommes demandé si la longueur du temps ajoute au bonheur. Il nous reste donc à examiner si un bonheur de longue durée est supérieur parce qu’il permet de faire plus de belles actions. D’abord celui qui n’agit pas peut être heureux autant, plus même que celui qui agit. En outre ce ne sont pas les actions qui par elles-mêmes donnent le bonheur ; ce sont les dispositions de l’âme ; elles sont même le principe des belles actions. Lors même qu’il agit, ce n’est pas parce qu’il agit que le sage jouit du bien : il ne le tient pas de choses contingentes, mais de ce qu’il possède en lui-même. Il peut en effet arriver à un homme vicieux de sauver sa patrie ou de ressentir du plaisir en la voyant sauvée par un autre. Ce n’est donc pas là ce qui donne les jouissances du bonheur ; c’est à la disposition constante de l’âme qu’il faut rapporter la vraie béatitude et les jouissances qu’elle procure. La placer dans les actions, c’est la faire dépendre de choses étrangères à l’âme et à la vertu. L’acte propre de l’âme consiste à être sage, à exercer son activité en elle-même ; voilà la vraie béatitude.
- ↑ Ce livre est comme le complément du précédent : l’auteur y pose et y résout dix questions qui sont destinées à éclaircir quelques-uns des points traités dans le livre iv. — Pour plus de détails, Voy. la Note sur ce livre, à la fin du volume.
- ↑ Allusion à la doctrine d’Épicure qui attribuait aux dieux seuls le bonheur parfait (Diog. Laerce, liv. x, § 121). Voy. ci-après, § 7.
- ↑ Voy. sur les mêmes questions, Cicéron, De Finibus, liv. ii, § 27, 28, 29, etc.
- ↑ Voy. Enn. III, liv. vii.