Dix journées de la vie d’Alphonse Van Worden/Texte entier


DIX JOURNÉES

DE LA VIE

D’ALPHONSE VAN-WORDEN.












DIX JOURNÉES


DE LA VIE


D’ALPHONSE VAN-WORDEN



TOME PREMIER.



DE L’IMPRIMERIE DE J.-P. JACOB, À VERSAILLES.
PARIS ,
GIDE FILS, LIBRAIRE, RUE S.T-MARC, N.° 20.
PRÈS CELLE RICHELIEU.


1814.



AVERTISSEMENT.


Officier dans l’armée française, je me trouvai au siège de Sarragosse. Quelques jours après la prise de la Ville, m’étant avancé vers un lieu un peu écarté, j’aperçus une petite maisonnette assez bien bâtie, que je crus d’abord n’avoir encore été visitée par aucun Français.

J’eus la curiosité d’entrer. Je frappai à la porte ; mais je vis qu’elle n’étoit pas fermée ; je la poussai, et j’entrai. J’appelai, je cherchai, ne trouvai personne. Il me parut qu’on avoit déjà enlevé tout ce qui avoit quelque valeur ; il ne restoit sur les tables et dans les meubles que des objets de peu d’importance. Seulement j’aperçus par terre, dans un coin, plusieurs cahiers de papier écrits ; je jetai les yeux sur ce qu’ils contenoient. C’étoit un manuscrit espagnol ; je ne connoissois que fort peu cette langue ; mais cependant j’en savois assez pour comprendre que ce livre pouvoit être amusant ; on y parloit de brigands, de revenans, de cabalistes, et rien n’étoit plus propre à me distraire des fatigues de la campagne, que la lecture d’un roman bizarre. Persuadé que ce livre ne reviendroit plus à son légitime propriétaire, je n’hésitai point à m’en emparer.

Dans la suite, nous fûmes obligés de quitter Sarragosse. M’étant trouvé par malheur éloigné du corps principal de l’armée, je fus pris avec mon détachement par les ennemis ; je crus que c’en étoit fait de moi. Arrivés à l’endroit où ils nous conduisoient, les Espagnols commencèrent à nous dépouiller de nos effets ; je ne demandai à conserver qu’un seul objet qui ne pouvoit leur être utile, c’étoit le livre que j’avois trouvé ; ils firent d’abord quelque difficulté, enfin ils demandèrent l’avis du capitaine qui, ayant jeté les yeux sur le livre, vint à moi, et me remercia d’avoir conservé intact un ouvrage auquel il attachoit un grand prix comme contenant l’histoire de l’un de ses ayeux. Je lui contai comment il m’étoit tombé dans les mains, il m’emmena avec lui, et pendant le séjour un peu long que je fis dans sa maison, où je fus assez bien traité, je le priai de me traduire cet Ouvrage en français ; je l’écrivis sous sa dictée.




DIX JOURNÉES


DE LA VIE


D’ALPHONSE VAN-WORDEN.


PREMIÈRE JOURNÉE.


Le comte d’Olavidez n’avoit pas encore établi des colonies étrangères dans la Sierra-Moréna ; cette chaîne de monts sourcilleux ; qui séparent l’Andalousie de la Manche, n’étoit alors habitée que par des contrebandiers, des bandits, et par quelques Bohémiens, qui passoient pour manger les voyageurs qu’ils avoient assassinés ; et de là étoit venu le proverbe espagnol : « Las citanas de Sierra-Moréna quieren carne des hombres. »

Ce n’est pas tout. Le voyageur qui se hasardoit dans cette sauvage contrée, s’y trouvoit, disoit-on, assailli par mille terreurs capables de glacer les plus hardis courages. Il entendoit des voix lamentables se mêler aux sifflemens de la tempête ; des lueurs trompeuses l’égaroient, et des mains invisibles le précipitoient dans des abîmes sans fond.

À la vérité, quelques auberges isolées se trouvoient éparses sur cette route désastreuse ; mais des revenans, plus diables que les cabaretiers eux-mêmes, avoient forcé ces derniers à leur céder la place, et à se retirer dans des pays où leur repos ne fût plus troublé que par les reproches de leur conscience, sorte de fantômes avec lesquels les aubergistes entrent en accommodement. Le maître de l’hôtellerie d’Anduhar, qui racontoit souvent les aventures de la Sierra-Moréna, attestoit Saint-Jacques de Compostelle de la vérité de ses récits merveilleux. Il disoit que les archers de la Sainte-Hermandad avoient refusé de se charger d’aucune expédition pour la Sierra-Moréna ; et que les voyageurs prenoient la route de Saen, ou celle de l’Estramadoure.

Je lui répondis que ce choix pouvoit convenir à des voyageurs ordinaires, mais que le roi, dom Philippe Quinto ; ayant eu la grâce de m’honorer d’une commission de capitaine aux Gardes-Vallones, les lois sacrées de l’honneur me prescrivoient de me rendre à Madrid par le chemin le plus court, sans demander s’il étoit le plus dangereux. « Mon jeune seigneur, reprit l’hôte, votre merced me permettra de lui observer, que si le roi l’a honoré d’une compagnie aux gardes, avant que l’âge eût honoré du plus léger duvet le menton de votre merced, il seroit expédient de faire des preuves de prudence ; or, je dis que lorsque les démons s’emparent d’un pays… » Il en eût dit davantage, mais je piquai des deux, et m’arrêtai hors de la portée de ses remontrances ; alors je me retournai, et je le vis qui me montroit de loin la route de l’Estramadoure. Mon valet, Lopez de Moschito, mon zagal, me regardoient d’un air piteux qui vouloit dire à peu près la même chose. Je fis semblant de ne les point comprendre, et m’enfonçai dans les bruyères, où, depuis, l’on a bâti la colonie appelée la Carlota.

À la place même où se trouve aujourd’hui la maison de poste, étoit alors un abri fort connu des muletiers ; qui l’appeloient Los-Alcornoques, ou les Chênes-Verts, parce que deux beaux arbres de cette espèce ombrageoient une source abondante, que recevoit un abreuvoir de marbre. C’étoit la seule eau et le seul ombrage que l’on trouvât depuis Anduhar jusqu’à l’auberge dite Venta-Quemada. Cette auberge, quoique bâtie au milieu d’un désert, étoit grande et spacieuse. C’étoit proprement un ancien château de Maures, détruit anciennement par un incendie, et réparé depuis pour en faire une hôtellerie. Delà le nom de Venta-Quemada : un bourgeois de Murcie s’y étoit établi. Les voyageurs partoient donc le matin d’Anduhar, dînoient, à Los-Alcornoques, des provisions qu’ils avoient apportées, et puis ils couchoient à la Venta-Quemada ; souvent même ils y passoient la journée du lendemain, pour s’y préparer au passage des montagnes, et faire de nouvelles provisions ; tel étoit aussi le plan de mon voyage.

Mais comme nous approchions déjà des Chênes-Verts, et que je parlois à Lopez du petit repas que nous comptions y faire, je m’aperçus que Moschito n’étoit point avec nous, non plus que la mule chargée de nos provisions. Lopez me dit qu’il étoit resté quelques cents pas en arrière, pour refaire quelque chose au bât de sa monture : nous l’attendîmes, puis nous fîmes quelques pas en avant, puis nous nous arrêtâmes pour l’attendre encore ; nous l’appelâmes ; nous retournâmes sur nos pas pour le chercher ; le tout en vain. Moschito avoit disparu, et emportoit avec lui nos plus chères espérances ; c’est-à-dire, tout notre dîner. J’étois le seul à jeun, car Lopez n’avoit cessé de ronger un fromage du Toboso, dont il s’étoit muni ; mais il n’en étoit pas plus gai et marmotoit entre ses dents : « Que l’aubergiste d’Anduhar l’avoit bien dit, et que les démons avoient sûrement emporté l’infortuné Moschito. »

Lorsque nous fûmes arrivés à Los-Alcornoques, je trouvai, sur l’abreuvoir, un panier rempli de feuilles de vigne ; il paroissoit avoir été plein de fruit, et oublié par quelque voyageur. J’y fouillai avec curiosité, et j’eus le plaisir d’y découvrir quatre belles figues et une orange. J’offris deux figues à Lopez ; mais il les refusa, disant qu’il pouvoit attendre jusqu’au soir. Je mangeai donc la totalité des fruits, après quoi je voulus me désaltérer à la source voisine ; Lopez m’en empêcha, alléguant que l’eau me feroit du mal après les fruits, et qu’il avoit à m’offrir un reste de vin d’Alicante. J’acceptai son offre ; mais à peine le vin fut-il dans mon estomac, que je me sentis le cœur fort oppressé. Je vis la terre et le ciel tourner sur ma tête, et je me serois sûrement évanoui, si Lopez ne se fût empressé de me secourir. Il me fit revenir de ma défaillance, et me dit qu’elle ne devoit pas m’effrayer, et n’étoit qu’un effet de la fatigue et de l’inanition. Effectivement, non-seulement je me trouvois rétabli, mais même dans un état de force et d’agitation qui avoit quelque chose d’extraordinaire. La campagne me sembloit émaillée des couleurs les plus vives ; les objets cintilloient à mes yeux, comme les astres dans les nuits d’été, et je sentois battre mes artères avec force.

Lopez, voyant que mon incommodité n’avoit point eu de suites, ne put s’empêcher de recommencer ses doléances : « Hélas ! dit-il, pourquoi ne m’en suis-je pas rapporté à fra Héronimo della Trinidad, le confesseur et l’oracle de notre famille ; je n’ai pas voulu suivre ses avis, et j’en suis justement puni. Il m’avoit bien dit que les officiers aux Gardes-Vallones étoient tous des hérétiques, ce que l’on reconnoit aisément à leurs cheveux blonds, à leurs yeux bleus, et à leurs joues rouges, tandis que les vieux chrétiens sont de la couleur de Notre-Dame d’Atocha, peinte par saint-Luc. »

J’arrêtai ce torrent d’impertinences, en ordonnant à Lopez de me donner mon fusil à deux coups, et de rester auprès des chevaux, tandis que je monterois sur quelque rocher des environs, pour tâcher d’apercevoir Moschito, ou du moins de découvrir sa trace. À cette proposition, Lopez fondit en larmes, et se jetant à mes genoux, il me conjura, au nom de tous les saints, de ne pas le laisser seul en un lieu si plein de dangers. Je m’offris à garder les chevaux, pendant qu’il iroit à la découverte ; mais ce parti lui parut encore plus effrayant : cependant, je lui dis tant de bonnes raisons, qu’il me laissa partir. Alors il tira un rosaire de sa poche, et se mit en prières auprès de l’abreuvoir.

Les sommets que je voulois gravir, étoient plus éloignés qu’ils ne me l’avoient paru. Je fus près d’une heure à monter, et lorsque je fus arrivé au plus haut, je ne vis rien que la plaine déserte et sauvage ; nulle trace d’hommes, d’animaux, ou d’habitations ; nulle route que le grand chemin que j’avois suivi, et personne n’y passoit. Partout le plus grand silence. Je l’interrompis par mes cris, que les échos répétèrent au loin. Enfin, je repris le chemin de l’abreuvoir ; j’y trouvai mon cheval attaché à un arbre, mais Lopez, Lopez avoit disparu.

J’avois deux partis à prendre, celui de retourner à Anduhar, et celui de continuer mon voyage. Le premier parti ne me vint seulement pas à l’esprit. Je m’élançai sur mon cheval, et le mettant tout de suite au plus grand trot, j’arrivai, au bout de deux heures, sur les bords du Guadalquivir, qui n’est point là ce fleuve tranquille et superbe, dont le cours majestueux embrasse les murs de Séville. Le Guadalquivir, au sortir des montagnes, est un torrent sans rives ni fond, et toujours mugissant contre les rochers qui contiennent ses efforts.

La vallée de Los-Hermanos commence à l’endroit où le Guadalquivir se répand dans la plaine ; elle étoit ainsi appelée, parce que trois frères, moins unis encore par les liens du sang que par leur goût pour le brigandage, en avoient fait longtemps le théâtre de leurs exploits. Des trois frères, deux avoient été pris, et leurs corps se voyoient attachés à une potence, à l’entrée de la vallée ; mais l’aîné, appelé Zoto, s’étoit échappé des prisons de Cordoue, et l’on disoit qu’il s’étoit retiré dans la chaîne des Alpuharras.

On racontoit des choses bien étranges des deux frères qui avoient été pendus. On n’en parloit pas comme de revenans ; mais on prétendoit que leurs corps, animés par je ne sais quels démons, se détachoient la nuit et quittoient le gibet, pour aller désoler les vivans. Ce fait passoit pour si certain, qu’un théologien de Salamanque avoit fait une dissertation dans laquelle il prouvoit que les deux pendus étoient des espèces de vampires, et que l’un n’étoit pas plus incroyable que l’autre, ce que les plus incrédules lui accordoient sans peine. Il couroit aussi un certain bruit que ces deux hommes étoient innocens, et qu’ayant été condamnés injustement, ils s’en vengeoient, avec la permission du ciel, sur les voyageurs et les habitans des environs. Comme j’avois beaucoup entendu parler de tout cela à Cordoue, j’eus la curiosité de m’approcher de la potence ; le spectacle en étoit d’autant plus dégoûtant, que les hideux cadavres, agités par le vent, faisoient des balancemens extraordinaires, tandis que d’affreux vautours les tirailloient pour arracher des lambeaux de leur chair. Je détournai la vue avec horreur, et m’enfonçai dans le chemin des montagnes.

Il faut convenir que la vallée de Los-Hermanos sembloit très-propre à favoriser les entreprises des bandits, et à leur servir de retraite. L’on y étoit arrêté tantôt par des roches détachées du haut des monts, tantôt par des arbres renversés par l’orage. En bien des endroits, le chemin rencontroit le lit du torrent ou passoit devant des cavernes profondes, dont l’aspect malencontreux inspiroit la défiance.

Au sortir de cette vallée, j’entrai dans une autre, et je découvris la Venta qui devoit être mon gîte ; mais du plus loin que je l’aperçus, je n’en augurai rien de bon, car je distinguai qu’il ne s’y trouvoit ni fenêtres, ni volets ; les cheminées ne fumoient point ; je ne voyois point de mouvement dans les environs, et je n’entendois pas les chiens avertir de mon arrivée. J’en conclus que ce cabaret étoit un de ceux que l’on avoit abandonnés, comme me l’avoit dit l’aubergiste d’Anduhar.

Plus j’approchois de la venta et plus le silence me sembloit profond. Enfin j’arrivai ; et je vis un tronc destiné à recevoir des aumônes, avec une inscription ainsi conçue : « Messieurs les voyageurs, ayez la charité de prier pour l’âme de Gonzalez de Murcie, ci-devant cabaretier de la Venta Quemada ; sur toute chose passez votre chemin, et ne restez pas ici la nuit, sous quelque prétexte que ce soit ».

Je me décidai à braver les dangers dont l’inscription me menaçoit. Ce n’étoit pas que je fusse convaincu qu’il n’y a point de revenons ; mais on verra plus loin que toute mon éducation avoit été dirigée du côté de l’honneur, et je le fesois consister à ne donner aucune marque de crainte.

Comme le soleil ne fesoit que de se coucher, je voulus profiter d’un reste de clarté, et parcourir tous les recoins de cette demeure, moins pour me rassurer contre les puissances infernales, qui en avoient pris possession, que pour chercher quelque nourriture ; car le peu que j’avois mangé à Los-Alcornoques, avoit pu suspendre, mais non pas satisfaire le besoin impérieux que je ressentois. Je traversai beaucoup de chambres et de salles ; la plupart étoient revêtues en mosaïque jusques à hauteur d’homme ; et les plafonds étoient en cette belle menuiserie, ou les Maures mettoient leur magnificence. Je visitai les cuisines, les greniers et les caves ; celles-ci étoient creusées dans le roc ; quelques-unes communiquoient avec des routes souterraines, qui paraissoient pénétrer fort avant dans la montagne ; mais je ne trouvai à manger nulle part. Enfin, comme le jour finissoit tout à fait, j’allai prendre mon cheval que j’avois attaché dans la cour ; je le menai dans une écurie où j’avois vu un peu de foin, et j’allai m’établir dans une chambre où se trouvoit un grabat, le seul qu’on eût laissé dans toute l’auberge. J’aurois bien voulu avoir une lumière, mais la faim qui me tourmentoit, avoit cela de bon, c’est qu’elle m’empêchoit de dormir.

Cependant, plus la nuit devenoit noire et plus mes réflexions étoient sombres. Tantôt je songeois à la disparition de mes deux domestiques, et tantôt au moyen de pourvoir à ma nourriture. Je pensois que des voleurs sortant à l’improviste de quelque buisson, ou de quelque trappe souterraine, avoient attaqué successivement Lopez et Moschito, lorsqu’ils se trouvoient seuls, et que je n’avois été épargné que parce que ma tenue militaire ne promettoit pas une victoire aussi facile. Mon appétit m’occupoit plus que tout le reste ; j’avois vu des chèvres sur la montagne, elles devoient être gardées par un chevrier, et cet homme devoit sans doute avoir une petite provision de pain pour le manger avec son lait. De plus, je comptois un peu sur mon fusil ; mais retourner sur mes pas, et m’exposer aux railleries de l’hôte d’Anduhar, c’est-là ce que j’étois bien décidé à ne point faire : je l’étois, au contraire, bien fermement à continuer ma route.

Toutes ces réflexions étant épuisées, je ne pus m’empêcher de repasser dans mon esprit la fameuse histoire des faux monnoyeurs, et quelques autres du même genre dont On avoit bercé mon enfance. Je songeois à l’inscription mises sur le tronc des aumônes ; je ne croyois pas que le diable eût tordu le cou à l’hôte, mais je ne comprenois rien à sa fin tragique.

Les heures se passoient ainsi dans un silence profond, lorsque le son inattendu d’une cloche me fit tressaillir. Elle sonna douze coups ; et, comme l’on sait, les revenans n’ont de pouvoir que depuis minuit jusques au premier chant du coq. Je fus surpris, et j’avois raison de l’être, car la cloche n’avoit pas sonné les autres heures, et son tintement me paroissoit avoir quelque chose de lugubre. — Un instant après ; la porte de la chambre s’ouvrit, et je vis entrer une figure toute noire, mais non pas effrayante ; car c’étoit une belle négresse demi-nue, et tenant un flambeau de chaque main.

La négresse vint à moi, me fit une profonde révérence, et me dit, en très-bon espagnol ; « Seigneur cavalier, des dames étrangères qui passent la nuit dans cette hôtellerie, vous prient de vouloir bien partager leur souper, ayez la bonté de me suivre ».

Je suivis la négresse de corridor en corridor ; enfin, arrivé dans une salle bien éclairée, je vis une table garnie de trois couverts et chargée de vases du Japon et de carafes de cristal. Au fond de la salle étoit un lit magnifique. Beaucoup de négresses sembloient empressées à servir, mais bientôt elles se rangèrent avec respect, et je vis entrer deux dames, dont le teint de lys et de roses contrastoit parfaitement avec l’ébène de leurs soubrettes. Les deux dames se tenoient par la main ; elles étoient mises avec un goût bisarre, ou du moins qui me parut tel ; mais la vérité est qu’il est en usage dans plusieurs villes, situées sur la côte de barbarie, ainsi que je l’ai vu depuis lorsque j’y ai voyagé. Ce costume ne consistoit proprement qu’en une chemise et un corset : la chemise étoit de toile jusqu’au dessous de la ceinture ; mais plus bas c’étoit une gaze du Méquinez ; sorte d’étoffe qui seroit tout à fait transparente, si de larges rubans de soie, mêlés à son tissu, ne la rendoient plus propre à voiler des charmes qui gagnent à être devinés. Le corset, richement brodé en perles, et garni d’agrafes de diamans, couvroit le sein presque entièrement ; il n’avoit point de manches, mais la chemise en avoit, qui étoit retroussées et nouées derrière le col. Ces deux dames avoient les bras nus et ornés de bracelets, tant au poignet qu’au dessus du coude. Leurs pieds nus aussi étoient élégamment pressés dans une petite mule brodée ; et au bas de la jambe brilloit un anneau de gros brillans.

Les deux inconnues s’avancèrent vers moi d’un air affable, c’étoient deux beautés parfaites ; l’une grande, svelte, éblouissante ; l’autre touchante et timide. L’aînée avoit la taille admirable et les traits majestueux. La cadette avoit la taille ronde, les lèvres un peu avancées, les paupières à demi-fermées, et le peu de prunelles qu’elle laissoit voir, étoit caché par des cils d’une longueur extraordinaire. L’aînée m’adressa la parole en castillan, et me dit : « Seigneur cavalier, nous vous remercions de la bonté que vous avez eu d’accepter cette petite collation, je crois que vous devez en avoir besoin ». Elle dit ces mots d’un air si malicieux, que je la soupçonnai presque d’avoir fait enlever la mule chargée de nos provisions.

Nous nous mîmes à table, et la même dame, avançant vers moi un vase du Japon, me dit : « Seigneur cavalier, vous trouverez ici une olla-podrida, composée de toutes sortes de viandes, une seule exceptée, car nous sommes fidelles, je veux dire musulmanes ».

« Belle inconnue, (lui répondis-je, vous aviez bien dit ; sans doute vous êtes fidelles, mais à la religion de l’amour. Cependant, daignez satisfaire ma curiosité avant mon appétit, dites-moi qui vous êtes ».

« Mangez toujours, seigneur cavalier, (reprit la belle Maure), ce n’est pas avec vous que nous garderons l’incognito. Je m’appelle Emina, et ma sœur Zibeddé ; nous sommes établies à Tunis, mais notre famille est originaire de Grenade, et quelques-uns de nos parens sont restés en Espagne, où ils professent en secret la loi de leurs pères. Il y a huit jours que nous avons quitté Tunis ; nous avons débarqué près de Malaga, dans une plage déserte — puis nous avons passé dans les montagnes, entre Johna et Antequerra ; ensuite nous sommes venues dans ce lieu solitaire, pour y changer de costume, et prendre tous les arrangemens nécessaires à notre sûreté. Seigneur cavalier, vous voyez donc que notre voyage est un secret important que nous avons confié à votre loyauté ».

J’assurai les belles qu’elles n’avoient aucune indiscrétion à redouter de ma part, et puis je me mis à manger, un peu avidement à la vérité, mais pourtant avec cette aimable contrainte, à laquelle un jeune homme s’oblige à se soumettre lorsqu’il se trouve seul de son sexe, dans une société de femmes.

Lorsqu’on se fut aperçu que les premiers accès de ma faim étoient appaisés, et que je ne goûtois plus que ce que l’on appelle en Espagne « Las Dolces », la belle Emina ordonna aux négresses de me faire voir comment on dansoit dans leur pays. Il parut que nul ordre ne pouvoit leur être plus agréable. Elles obéirent avec une vivacité qui tenoit de la licence, je crois même qu’il eût été difficile de mettre fin à leur danse, mais je demandai à leurs belles maîtresses si elles dansoient quelquefois. Pour toute réponse, elles se levèrent et demandèrent des castagnettes. Leurs pas tenoient du Voléro de Murcier et de la Foffa, que l’on danse dans les Algarves : ceux qui ont été dans ces provinces, pourront s’en faire une idée ; mais pourtant, ils ne comprendront jamais tout le charme qu’y ajoutoient les grâces naturelles des deux africaines, relevées par les draperies diaphanes dont elles étoient revêtues.

Je les contemplai quelque temps avec une sorte de sang froid. Enfin leurs mouvemens pressés par une cadence plus vive, le bruit étourdissant de la musique moresque, mes esprits soulevés par une nourriture soudaine : en moi, hors de moi, tout se réunissoit pour troubler ma raison. Je ne savois plus si j’étois avec des femmes ou bien avec d’insidieuses succubes. Je n’osois voir ; je ne voulois pas regarder ; je mis ma main sur mes yeux, et je me sentis défaillir.

Les deux sœurs se rapprochèrent de moi ; chacune d’elle prit une de mes mains. Emina demanda si je me trouvois mal ? Je la rassurai. — Zibeddé me demanda ce que c’étoit qu’un médaillon qu’elle voyoit dans mon sein, et si c’étoit le portrait d’une maîtresse. — « C’est, lui répondis-je, un joyau que ma mère m’a donné, et que j’ai promis de porter toujours ; il contient un morceau de la vraie croix… À ces mots, je vis Zibeddé reculer et pâlir.

« Vous vous troublez, lui dis-je, cependant la croix ne peut épouvanter que l’esprit des ténèbres. »

Emina répondit pour sa sœur. « Seigneur cavalier, vous savez que nous sommes musulmanes, et vous ne devez pas être surpris du chagrin que ma sœur vous a fait voir. Je le partage ; nous sommes bien fâchées de voir un chrétien en vous, qui êtes notre plus proche parent. Ce discours vous étonne ; mais votre mère n’étoit-elle pas une Gomélèz ? nous sommes de la même famille, qui n’est qu’une branche de celle des Abencerages. Mais, quittez cette table, mettons-nous sur ce sopha ; là, je vous en apprendrai davantage. »

Les négresses se retirèrent. Emina me plaça dans le coin du sopha, et se mit à côté de moi, les jambes croisées sous elle. Zibeddé s’assit de l’autre côté, s’appuya sur mon coussin ; et nous étions si près les uns des autres, que leur haleine se confondoit avec la mienne. Emina parut rêver un instant ; puis me regardant avec l’air du plus vif intérêt, elle prit ma main et me dit : « Cher Alphonse, il est inutile de vous le cacher, ce n’est pas le hasard qui nous amène ici, nous vous attendions. Si la crainte vous eût fait prendre une autre route, vous perdiez à jamais notre estime. »

« Vous me flattez, Emina, lui répondis-je, et je ne vois pas quel intérêt vous pouvez prendre à ma valeur ? »

« Nous prenons beaucoup d’intérêt à vous, reprit la belle Maure ; mais peut-être en serez-vous moins flatté, lorsque vous saurez que vous êtes à peu près le premier homme que nous ayons vu. — Ce que je dis vous étonne et vous semblez en douter. — Je vous avois promis l’histoire de nos ancêtres, mais, peut-être, vaudra-t-il mieux que je commence par la nôtre. »

« Nous sommes filles du gasir Gomélèz, oncle maternel du dey de Tunis, actuellement régnant ; nous n’avons jamais eu de frère, nous n’avons point connu notre père ; si bien que, renfermées dans les murs du sérail, nous n’avions aucune idée de votre sexe. — Cependant, comme nous étions nées toutes les deux avec un extrême penchant pour la tendresse, nous nous sommes aimées l’une l’autre avec beaucoup de passion. Cet attachement avoit commencé dès notre première enfance : nous pleurions dès que l’on vouloit nous séparer, même pour un seul instant. Si l’on grondoit l’une, l’autre fondoit en larmes ; nous passions les journées à jouer à la même table, et nous couchions dans le même lit.

« Ce sentiment si vif sembloit croître avec nous, et prit de nouvelles forces par une circonstance que je vais vous raconter. J’avois alors seize ans, et ma sœur quatorze ; depuis longtemps nous avions remarqué des livres que ma mère nous cachoit avec soin. D’abord nous y avions fait peu d’attention, les croyant aussi ennuyeux que ceux où l’on nous apprenoit à lire ; mais la curiosité nous étoit venue avec l’âge. Nous saisimes l’instant où l’armoire défendue se trouvoit ouverte, et nous enlevâmes à la hâte un petit volume, qui se trouva être les amours de Medgenoun et de Léïssé, traduit du Persan, par Ben-Omri. Ce divin ouvrage, qui peint en traits de flammes tous les délices de l’amour, alluma nos jeunes têtes. Nous ne pouvions le bien comprendre, parce que nous n’avions point vu d’être de votre sexe ; mais nous répétions ses expressions ; nous parlions le langage des amans : enfin, nous voulûmes nous aimer à leur manière. Je pris le rôle de Medgenoun, ma sœur celui de Léïssé. D’abord, je lui déclarai ma passion par l’arrangement de quelques fleurs, sorte de chiffre mystérieux fort en usage dans toute l’Asie : puis je fis parler mes regards, je me prosternai devant elle ; je baisai la trace de ses pas ; je conjurai les zéphyrs de lui porter mes tendres plaintes, et du feu de mes soupirs j’embrâsois leur haleine.

» Zibeddé, fidelle aux leçons de son auteur, m’accorda un rendez-vous. Je me jetai à ses genoux ; je baisai ses mains ; je baignai ses pieds de mes larmes ; ma maîtresse fesoit d’abord une douce résistance, puis me permettoit de lui dérober quelques faveurs : enfin, elle finissoit par s’abandonner à mon ardeur impatiente. En vérité nos âmes sembloient se confondre, et même j’ignore encore ce qui pourroit nous rendre plus heureuses que nous l’étions alors.

» Je ne sais combien de temps nous nous amusâmes de ces scènes passionnées ; mais enfin nous leur fîmes succéder des sentimens plus tranquilles. Nous prîmes du goût pour l’étude de quelques sciences, surtout pour la connoissance des plantes, que nous étudions dans les écrits du célèbre Averroès.

» Ma mère qui croyoit qu’on ne pouvoit trop s’armer contre l’ennui des sérails, vit avec plaisir naître notre goût pour l’étude. Elle fit venir de la Mecque une sainte personne que l’on appeloit Hazéréta, ou la sainte par excellence. Hazéréta nous enseigna la loi du prophète ; ses leçons étoient conçues dans ce langage si pur et si harmonieux, que l’on parle dans la tribu des Koréïsch. Nous ne pouvions pas nous lasser de l’entendre, et nous savions par cœur presque tout le coran. Ensuite, ma mère nous instruisit elle-même de l’histoire de notre maison, et mit entre nos mains un grand nombre de mémoires, dont les uns étoient en arabe, d’autres en espagnol. Ah ! cher Alphonse ! combien votre loi nous y parut odieuse ; combien nous haïssions vos prêtres persécuteurs. Mais que d’intérêt nous prenions au contraire à tant d’illustres infortunés, dont le sang couloit dans nos veines.

» Tantôt nous nous enflammions pour Saïd Gomélèz, qui souffrit le martyr dans les prisons de l’inquisition, tantôt pour son neveu Léïs, qui mena long-temps dans les montagnes une vie sauvage et peu différente de celle des animaux féroces. De pareils caractères nous firent aimer les hommes ; nous eussions voulu en voir ; et souvent nous montions sur notre terrasse pour apercevoir de loin les gens qui s’embarquoient sur le lac de la Golette, ou ceux qui alloient aux bains de Haman-Nef. Si nous n’avions pas tout à fait oublié les leçons de l’amoureux Medgénoun, au moins nous ne les répétions plus ensemble. Il me parut même que ma tendresse pour ma sœur n’avoit plus le caractère d’une passion ; mais un nouvel incident me prouva le contraire.

» Un jour ma mère nous amena une princesse du Tafilet, femme d’un certain âge : nous la reçûmes de notre mieux. Lorsqu’elle fut partie, ma mère me dit qu’elle m’avoit demandée en mariage pour son fils, et que ma sœur épouseroit un Gomélèz. Cette nouvelle fut pour nous un coup de foudre. D’abord nous en fûmes saisies au point de perdre l’usage de la parole : ensuite le malheur de vivre l’une sans l’autre, se peignit à nos yeux avec tant de force, que nous nous abandonnâmes au plus affreux désespoir. Nous arrachâmes nos cheveux, nous remplîmes le sérail de nos cris : enfin, les démonstrations de notre douleur allèrent jusqu’à l’extravagance. Ma mère effrayée promit de ne point forcer nos inclinations ; elle nous assura qu’il nous seroit permis de rester filles ou d’épouser le même homme. Ces assurances nous calmèrent un peu.

» Quelque temps après, ma mère vint nous dire qu’elle avoit parlé au chef de notre famille, et qu’il avoit permis que nous eussions le même époux, à condition que ce seroit un homme du sang des Gomélèz.

» Nous ne répondîmes point d’abord ; mais cette idée d’avoir un mari à nous deux, nous sourioit tous les jours davantage. Nous n’avions jamais vu d’homme, ni jeune ni vieux, que de très-loin ; mais comme les jeunes femmes nous paroissoient plus agréables que les vieilles, nous voulions que notre époux fût jeune ; nous espérions aussi qu’il nous expliqueroit quelques passages du livre de Ben-Omri, dont nous n’avions pas beaucoup saisi le sens. »

Ici Zibeddé interrompit sa sœur, et me serrant dans ses bras, elle me dit : « Cher Alphonse que n’êtes-vous musulman ; quel seroit mon bonheur de vous voir dans les bras d’Emina, de m’unir à vos étreintes. — Car enfin cher Alphonse, dans notre maison comme dans celle du Prophête, les fils d’une fille ont les mêmes droits que la branche masculine. Il ne tiendroit peut-être qu’à vous d’être le chef de notre maison, qui est prête à s’éteindre : il ne faudroit pour cela, qu’ouvrir les yeux devant les saintes vérités de notre loi. »

Ceci me parut ressembler si fort à une insinuation de satan, que je croyois déjà voir des cornes sur le joli front de Zibeddé. Je balbutiai quelques mots de religion : les deux sœurs se reculèrent un peu. Emina prit une contenance plus sérieuse, et continua en ces termes :

« Seigneur Alphonse, je vous ai trop parlé de ma sœur et de moi ; ce n’étoit pas mon intention : je ne voulois que vous instruire de l’histoire des Gomélèz, dont vous descendez par les femmes. Voici donc ce que j’avois à vous dire. »


Histoire du Château de Cassar-Gomélèz.


« Le premier auteur de notre race fut Massoud Ben-Taher, frère de Yonsouf Ben-Taher ; qui est entré en Espagne à la tête des Arabes, et a donné son nom à la montagne de Gebal-Taher, que vous prononcez Gibraltar. Massoud qui avoit beaucoup contribué au succès de ses compatriotes, obtint du calife de Bagdad le gouvernement de Grenade, où il resta jusqu’à la mort de son frère. Il y seroit resté plus longtemps, car il étoit chéri des Musulmans, ainsi que des Mossarabes ; c’est-à-dire des chrétiens restés sous la domination des Arabes. Mais Massoud avoit des ennemis dans Bagdad, qui le noircirent dans l’esprit du calife. Il sut que sa perte étoit résolue, et prit le parti de s’éloigner. Massoud rassembla donc les siens et se retira dans les Alpuharras, qui sont, comme vous le savez, une continuation des montagnes de la Sierra-Moréna, et cette chaîne sépare le royaume de Grenade d’avec celui de Valence.

» Les Visigoths, sur qui nous avons conquis l’Espagne, n’avoient point pénétré dans les Alpuharras : la plupart des vallées étoient désertes ; trois seulement étoient habitées par les descendans d’un ancien peuple de l’Espagne : on les appeloit Tardules ; ils ne connoissoient ni Mahomet, ni votre prophète Nazaréen ; leurs opinions religieuses et leurs lois étoient contenues dans des chansons que les pères enseignoient à leurs enfans. Ils avoient eu des livres qui s’étoient perdus.

» Massoud soumit les Turdules, plutôt par la persuasion que par la force : il apprit leur langue, et leur enseigna la loi musulmane. Les deux peuples se confondirent par des mariages ; c’est à ce mélange et à l’air des montagnes que nous devons ce teint animé que vous voyez à ma sœur et à moi, et qui distingue les filles des Gomélèz. On voit chez les Maures beaucoup de femmes très-blanches, mais elles sont toujours pâles.

» Massoud prit le titre de Schéïk, et fit bâtir un château très-fort, qu’il appela Cassar-Gomélèz. Plutôt juge que souverain de la tribu, Massoud étoit en tout temps accessible et s’en fesoit un devoir ; mais, au dernier vendredi de chaque lune, il prenoit congé de sa famille, s’enfermoit dans un souterrain du château, et y restoit jusqu’au vendredi suivant. Ces disparitions donnèrent lieu à différentes conjectures : les uns disoient que notre Schéïk avoit des entretiens avec le douzième Iman, qui doit paroître sur la terre à la fin des siècles ; d’autres croyoient que l’Anti-christ étoit enchaîné dans notre cave ; d’autres pensoient que les sept dormans y reposoient avec leur chien Caleb. Massoud ne s’embarrassa pas de ces bruits, et continua de gouverner son petit peuple tant que ses forces le lui permirent. Enfin il choisit l’homme le plus prudent de la tribu, le nomma son successeur, lui remit la clef du souterrain, et se retira dans un ermitage où il vécut encore bien des années.

» Le nouveau Schéïk gouverna comme avoit fait son prédécesseur, et fit les mêmes disparitions au dernier vendredi de chaque lune. Tout subsista sur le même pied, jusqu’au temps où Cordoue eut ses califes particuliers, indépendans de ceux de Bagdad : alors les montagnards des Alpuharras, qui avoient pris part à cette révolution, commencèrent à s’établir dans les plaines, où ils furent connus sous le nom d’Abencerages, tandis que l’on conserva le nom de Gomélèz à ceux qui restèrent attachés au Schéïk de Cassar-Gomélèz.

» Cependant les Abencerages achetèrent les plus belles terres du royaume de Grenade, et les plus belles maisons de la ville. Leur luxe fixa l’attention du public ; on supposa que le souterrain du Schéïk renfermoit un trésor immense, mais on ne put s’en assurer ; car les Abencerages ne connoissoient pas eux-mêmes la source de leurs richesses.

» Enfin, ces beaux royaumes ayant attiré sur eux les vengeances célestes, furent livrés aux mains des infidèles. Grenade fut prise, et huit jours après le célèbre Gonzalve de Cordoue vint dans les Alpuharras à la tête de trois mille hommes. Hatem-Gomélèz étoit alors notre Schéïk ; il alla au-devant de Gonzalve, et lui offrit les clefs de son château : l’Espagnol lui demanda celles du souterrain ; le Schéïk les lui donna aussi sans difficulté. Gonzalve voulut y descendre lui-même ; il n’y trouva qu’un tombeau et des livres, se moqua hautement de tous les contes qu’on lui avoit faits, et se hâta de retourner à Valladolid où le rappeloient l’amour et la galanterie.

» Ensuite la paix régna sur nos montagnes, jusqu’au temps où Charles monta sur le trône. Alors notre Schéïk étoit Séphi-Gomélèz. Cet homme, par des motifs que l’on n’a jamais bien su, fit savoir au nouvel empereur qu’il lui révéleroit un secret important, s’il vouloit envoyer dans les Alpuharras quelque seigneur en qui il eût confiance. Il ne se passa pas quinze jours que don Ruis de Toléde se présenta aux Gomélèz de la part de sa majesté ; mais il trouva que le Schéïk avoit été assassiné la veille. Don Ruis persécuta quelques individus, se lassa bientôt des persécutions, et retourna à la cour.

» Cependant le secret des Schéïks étoit resté au pouvoir de l’assassin de Séphi. Cet homme, qui s’appeloit Billah-Gomélèz, rassembla les anciens de la tribu, et leur prouva la nécessité de prendre de nouvelles précautions pour la garde d’un secret aussi important. Il fut décidé que l’on instruiroit plusieurs membres de la famille des Gomélèz ; mais que chacun d’eux ne seroit initié qu’à une partie du mystère, et que même, ce ne seroit qu’après avoir donné des preuves éclatantes de courage, de prudence et de fidelité ».

Ici Zibeddé interrompt encore sa sœur, et lui dit : « Chère Emina, ne croyez-vous pas qu’Alphonse eût résisté à toutes les épreuves. Ah ! qui peut en douter ! cher Alphonse, que n’êtes-vous musulman ? d’immenses trésors seroient peut-être en votre pouvoir ». Ceci ressembloit encore tout à fait à l’esprit de ténèbres, qui, n’ayant pû m’induire en tentation par la volupté, cherchoit à me faire succomber par l’amour de l’or. Mais les deux beautés se rapprochèrent de moi, et il me sembloit bien que je touchois des corps et non pas des esprits. Après un moment de silence, Emina reprit le fil de son histoire.

« Cher Alphonse (me dit-elle), vous savez assez les persécutions que nous avons essuyées sous le régne de Philippe, fils de Charles. On enlevoit nos enfans, on les faisoit élever dans la loi chrétienne. On donnoit à ceux-ci tous les biens de leurs parens, qui étoient restés fidèles. Ce fut alors qu’un Gomélèz fût reçu dans le Teket des Dervis de Saint-Dominique, et parvint à la charge de grand inquisiteur… »

« Ici nous entendîmes le chant du coq, Emina cessa de parler… Le coq chanta encore une fois… Un homme superstitieux eut pû s’attendre à voir les deux belles s’envoler par le tuyau de la cheminée. Elles ne le firent point, mais elles parurent rêveuses et préoccupées…

Emina fut la première à rompre le silence. « Aimable Alphonse (me dit-elle), le jour est prêt à paroître, les heures que nous avons à passer ensemble sont trop précieuses pour les employer à conter des histoires. Nous ne pouvons être vos épouses, qu’autant que vous embrasserez notre sainte loi. Mais il vous est permis de nous voir en songe. Y consentez-vous ». — Je consentis à tout. « Ce n’est pas assez (reprit Emina, avec l’air de la plus grande dignité), ce n’est pas assez, cher Alphonse, il faut encore que vous vous engagiez, sur les lois sacrées de l’honneur, à ne jamais trahir nos noms, notre existence, et tout ce que vous savez de nous. Osez-vous en prendre l’engagement solennel ? » — Je promis tout ce qu’on voulut.

« Il suffit (dit Emina), ma sœur, apportez la coupe consacrée par Massoud, notre premier chef ». — Tandis que Zibeddé alloit chercher le vase enchanté, Emina s’étoit prosternée, et récitoit des prières en langue arabe. Zibeddé reparut, tenant une coupe, qui me sembla taillée d’une seule émeraude, elle y trempa ses lévres. Emina en fit autant, et m’ordonna d’avaler, d’un seul trait, le reste de la liqueur, je lui obéis. — Emina me remercia de ma docilité, et m’embrassa d’un air fort tendre. Ensuite Zibeddé colla sa bouche sur la mienne, et parut ne pouvoir s’en détacher. Enfin elles me quittèrent, en me disant que je les reverrois, et qu’elles me conseilloient de m’endormir le plutôt possible.

Tant d’événemens bisarres, de récits merveilleux et de sentimens inattendus, auroient sans doute eu de quoi me faire réfléchir toute la nuit ; mais il faut en convenir, les songes que l’on m’avoit promis m’occupoient plus que tout le reste. Je me hâtai de me déshabiller et de me mettre dans un lit, que l’on avoit préparé pour moi. Lorsque je fus couché, j’observai avec plaisir que mon lit étoit très-large, et que des rêves n’ont pas besoin d’autant de place. À peine avois-je eu le temps de faire cette réflexion, qu’un sommeil irrésistible, appesantit ma paupière, et tous les mensonges de la nuit s’emparèrent aussitôt de mes sens. Je les sentois égarés par de fantastiques prestiges ; ma pensée, emportée sur l’aîle des désirs malgré moi, me plaçoit au milieu des sérails de l’Afrique, et s’emparoit des charmes renfermés dans leurs enceintes, pour en composer mes chimériques jouissances. Je me sentois rêver, et j’avois cependant la conscience de ne point embrasser des songes. Je me perdois dans le vague des plus folles illusions ; mais je me retrouvois toujours avec mes belles cousines, je m’endormois sur leur sein, je me réveillois dans leurs bras. J’ignore combien de fois j’ai cru ressentir ces douces alternatives…




SECONDE JOURNÉE.


Enfin je me réveillai réellement, le soleil brûloit mes paupières ; je les ouvris avec peine, je vis le ciel, je vis que j’étois en plein air, mais le sommeil appesantissoit encore mes yeux ; je ne dormois plus, mais je n’étois pas encore éveillé, des images de supplices se succédèrent les unes aux autres, j’en fus épouvanté, je me soulevai en sursaut, et me mis sur mon séant…

Où trouverai-je des termes pour exprimer l’horreur dont je fus saisi… J’étois couché sous le gibet de Los-Hermanos. Les cadavres des deux frères Zoto n’étoient point pendus, ils étoient couchés à mes côtés. J’avois apparemment passé la nuit avec eux. Je reposois sur des morceaux de cordes, des débris de roues, des restes de carcasses humaines, et sur les affreux haillons que la pourriture en avoit détaché.

Je crus encore n’être pas bien éveillé et faire un rêve pénible. Je refermai les yeux, et je cherchai, dans ma mémoire, où j’avois été la veille… Alors je sentis que des griffes s’enfonçoient dans mes flancs ; je vis qu’un vautour s’étoit perché sur moi, et dévoroit un des compagnons de ma couche. La douleur que me causoit l’impression de ses serres, acheva de me réveiller. Je vis que mes habits étoient près de moi, et je me hâtai de les mettre. Lorsque je fus habillé, je voulus sortir de l’enceinte du gibet ; mais je trouvai la porte clouée, et j’essayai envain de la rompre. Il me fallut donc grimper ces tristes murailles. J’y réussis, et m’appuyant sur une des colonnes de la potence, je me mis à considérer le pays des environs. Je m’y reconnus aisément, j’étois réellement à l’entrée de la vallée de Los Hermanos, et non loin des bords du Guadalquivir.

Comme je continuois à observer, je vis près du fleuve deux voyageurs, dont l’un apprêtoit un déjeûner, et l’autre tenoit la bride de deux chevaux. Je fus si charmé de voir des hommes, que mon premier mouvement fut de leur crier : « Agour, agour » ! ce qui veut dire, en espagnol, « bonjour, ou je vous salue ». — Les deux voyageurs, qui virent les politesses qu’on leur faisoit du haut de la potence, parurent un instant indécis, mais tout-à-coup ils montèrent sur leurs chevaux, les mirent au plus grand galop, et prirent le chemin des Alcornoques. Je leur criai de s’arrêter, ce fut envain ; plus je criois, et plus ils donnoient des coups d’éperons à leurs montures. Lorsque je les eus perdus de vue, je songeai à quitter mon poste. Je sautai à terre et me fis un peu de mal.

Boitant tout bas, je gagnai les bords du Guadalquivir, et j’y trouvai le déjeûner que les deux voyageurs avoient abandonné ; rien ne pouvoit me venir plus à propos, car je me sentois très-épuisé. Il y avoit du chocolat qui cuisoit encore, du sponhao trempé dans du vin d’Alicante, du pain et des œufs. Je commençai par réparer mes forces, après quoi je me mis à réfléchir sur ce qui m’étoit arrivé pendant la nuit. Les souvenirs en étoient très-confus, mais ce que je me rappelois bien, c’étoit d’avoir donné ma parole d’honneur d’en garder le secret, et j’étois fortement résolu à la tenir. Ce point une fois décidé, il ne me restoit qu’à voir ce que j’avois à faire pour l’instant, c’est-à-dire, le chemin que j’avois à prendre, et il me parut que les lois de l’honneur m’obligeoient plus que jamais à passer par la Sierra-Moréna.

L’on sera peut-être surpris de me voir occupé de ma gloire, et si peu des événemens de la veille ; mais cette façon de penser étoit encore un effet de l’éducation que j’avois reçue, c’est ce que l’on verra par la suite de mon récit. Pour le moment, j’en reviens à celui de mon voyage.

J’étois fort curieux de savoir ce que les diables avoient fait de mon cheval, que j’avois laissé à la Venta-Quemuda ; et comme c’étoit d’ailleurs mon chemin, je me résolus à y passer. Il me fallut parcourir à pied toute la vallée de Los-Hermanos, et celle de la Venta, ce qui me fatigua beaucoup, et me fit souhaiter de retrouver mon cheval. Je le retrouvai en effet, il étoit dans la même écurie où je l’avois laissé, et paroissoit fringant, bien soigné et étrillé récemment. Je ne savois qui pouvoit avoir pris ce soin, mais j’avois vu tant de choses extraordinaires, que celle-ci ne me tint pas longtemps dans l’étonnement. Je me serois mis tout de suite en chemin, si je n’eusse eu la curiosité de parcourir encore une fois l’intérieur de l’hôtellerie. Je retrouvai la chambre où j’avois couché, mais quelques recherches que j’en fisse il me fut impossible de retrouver celle où j’avois vu les belles africaines. Je me lassai donc de la chercher plus longtemps, je montai à cheval et continuai ma route.

Lorsque je m’étois éveillé sous le gibet de Los-Hermanos, le soleil étoit déjà au milieu de sa course. J’avois mis plus de deux heures à venir à la Venta, si bien que lors que j’eus fait encore une couple de lieues, il me fallut songer à un gîte, mais n’en voyant aucun, je continuai toujours à marcher. Enfin, j’aperçus au loin une chapelle gothique, avec une cabane, qui paroissoit être la demeure d’un ermite. Cette habitation étoit éloignée du grand chemin, mais comme je commençois à avoir faim, je n’hésitai pas à faire ce détour pour me procurer de la nourriture. Lorsque je fus arrivé, j’attachai mon cheval à un arbre. Puis je frappai à la porte de l’ermitage, et j’en vis sortir un religieux de la figure la plus vénérable. Il m’embrassa avec une tendresse paternelle, et me dit : « Entrez mon fils, hâtez-vous. Ne passez pas la nuit dehors, craignez le tentateur ; le seigneur a retiré sa main de dessus nous ».

Je remerciai l’ermite de la bonté qu’il me témoignoit, et je lui dis que je ressentois un extrême besoin de manger.

Il me répondit : « Songez à votre âme, ô mon fils ! Passez dans la chapelle ; prosternez-vous devant la croix, je songerai aux besoins de votre corps ; mais vous ferez un repas frugal, tel qu’on peut l’attendre d’un ermite. »

Je passai à la chapelle, et je priai réellement ; car je n’étois pas esprit fort, et j’ignorois même qu’il y en eût ; c’étoit encore un effet de mon éducation.

L’ermite vint me chercher au bout d’un quart-d’heure, et me conduisit dans la cabane, où je trouvai un petit couvert assez propre : d’excellentes olives, des cardes conservées dans du vinaigre, des oignons doux dans une sauce, et du biscuit au lieu de pain. Il y avoit aussi une petite bouteille de vin. L’ermite me dit qu’il n’en buvoit jamais ; mais qu’il en gardoit chez lui pour le sacrifice de la messe. Tandis que je faisois honneur au souper de l’ermite, je vis entrer dans la cabane une figure plus effrayante que tout ce que j’avois vu jusqu’alors. C’étoit un homme qui paroissoit jeune, mais d’une maigreur hideuse. Ses cheveux étoient hérissés ; un de ses yeux étoit crevé, et il en sortoit du sang ; sa langue pendoit hors de sa bouche, et laissoit couler une écume baveuse. Il avoit sur le corps un assez bon habit noir ; mais c’étoit son seul vêtement ; il n’avoit même ni bas ni chemise.

L’affreux personnage ne dit rien à personne, et alla s’accroupir dans un coin, où il resta aussi immobile qu’une statue, son œil unique fixé sur un crucifix qu’il tenoit à la main. Lorsque j’eus achevé de souper, je demandai à l’ermite ce qu’étoit cet homme. L’ermite me répondit : « Mon fils, cet homme est un possédé que j’exorcise ; sa terrible histoire prouve bien la fatale puissance que l’ange des ténèbres usurpe dans cette malheureuse contrée ; le récit en peut être utile à votre salut, et je vais lui ordonner de le faire. » Alors ; se tournant du côté du possédé, il lui dit : « Pascheco, Pascheco, au nom de ton rédempteur, je t’ordonne de raconter ton histoire. » Pascheco poussa un horrible hurlement, et commença en ces termes :


Histoire du démoniaque Pascheco.


« Je suis né à Cordoue ; mon père y vivoit dans un état au-dessus de l’aisance ; ma mère est morte il y a trois ans. Mon père parut d’abord la regretter beaucoup, mais au bout de quelques mois, ayant eu occasion de faire un voyage à Séville, il y devint amoureux d’une jeune veuve, appelée Camille de Tormes. Cette personne ne jouissoit pas d’une trop bonne réputation, et plusieurs des amis de mon père cherchèrent à le détacher de son commerce ; mais en dépit des soins qu’ils voulurent bien prendre, le mariage eut lieu deux ans après la mort de ma mère. La noce se fit à Séville, et quelques jours après, mon père revint à Cordoue avec Camille, sa nouvelle épouse, et une sœur de Camille, qui s’appeloit Inésille.

» Ma nouvelle belle-mère répondit parfaitement à la mauvaise opinion que l’on avoit eue d’elle, et débuta dans la maison par vouloir m’inspirer de l’amour. Elle n’y réussit pas. Je devins pourtant amoureux, mais ce fut de sa sœur Inésille. Ma passion acquit même bientôt une telle force, que j’allai me jeter aux pieds de mon père, et lui demandai la main de sa belle-sœur.

» Mon père me releva avec bonté, puis il me dit : « Mon fils, je vous défends de songer à ce mariage, et je vous le défends par trois raisons. Premièrement, il seroit contre la bienséance que vous devinssiez, en quelque façon, le beau-frère de votre père. Secondement, les saints canons de l’Église n’approuvent point ces sortes de mariage. Troisièmement, je ne veux pas que vous épousiez Inésille. » Mon père m’ayant fait part de ces trois raisons, me tourna le dos et s’en alla.

» Je me retirai dans ma chambre, où je m’abandonnai au désespoir. Ma belle-mère, que mon père informa aussitôt de ce qui s’étoit passé, vint me trouver, et me dit que j’avois tort de m’affliger ; que, si je ne pouvois devenir l’époux d’Inésille, je pouvois être son Cortehho, c’est-à-dire, son amant, et qu’elle en faisoit son affaire ; mais, en même temps, elle me déclara l’amour qu’elle avoit pour moi, et fit valoir le sacrifice qu’elle faisoit en me cédant à sa sœur. Je n’ouvris que trop mon oreille à des discours qui flattoient ma passion ; mais Inésille étoit si modeste, qu’il me sembloit impossible qu’on pût jamais l’engager à répondre à mon amour.

» Dans ce temps-là, mon père se détermina à faire le voyage de Madrid, dans l’intention d’y briguer la place de corrégidor de Cordoue, et il conduisit avec lui sa femme et sa belle-sœur. Son absence ne devoit être que de deux mois, mais ce temps me parut très-long, parce que j’étois éloigné d’Inesille.

» Lorsque les deux mois furent à peu près passés, je reçus une lettre de mon père, par laquelle il m’ordonnoit de venir à sa rencontre, et de l’attendre à la Venta-Quemada, à l’entrée de la Sierra-Moréna. Je ne me serois pas aisément déterminé à passer par la Sierra-Moréna, quelques semaines auparavant ; mais on venoit précisément de pendre les deux frères de Zoto, sa bande étoit dispersée, et les chemins passoient pour être assez sûrs.

» Je partis donc de Cordoue vers les dix heures du matin, et j’allai coucher à Anduhar, chez un hôte des plus bavards qu’il y eût en Andalousie. Je commandai chez lui un souper abondant ; j’en mangeai une partie et gardai le reste pour mon voyage.

» Le lendemain, je dînai à Los-Alcornoques, de ce que j’avois réservé la veille, et j’arrivai le même soir à la Venta-Quémada. Je n’y trouvai point mon père ; mais comme par sa lettre il m’ordonnoit de l’attendre, je m’y déterminai d’autant plus volontiers, que je me trouvois dans une hôtellerie spacieuse et commode. L’aubergiste qui la tenoit alors étoit un certain Gonzalèz de Murcie, assez bon homme, quoique hableur, qui ne manqua pas de me promettre un souper digne d’un grand d’Espagne. Tandis qu’il s’occupoit du soin de le préparer, j’allai me promener sur les bords du Guadalquivir, et lorsque je revins à l’hôtellerie, j’y trouvai un souper qui, effectivement, n’étoit point mauvais.

» Lorsque j’eus mangé, je dis à Gonzalez de faire mon lit. Alors je vis qu’il se troubloit ; il me tint quelques discours qui n’avoient pas trop de sens. Enfin, il m’avoua que l’hôtellerie étoit obsédée par des revenans ; que lui et sa famille passoient toutes les nuits dans une petite ferme sur les bords du fleuve, et il ajouta que, si j’y voulois coucher aussi, il me feroit mettre un lit auprès du sien.

» Cette proposition me parut très-déplacée ; je lui dis qu’il n’avoit qu’à s’aller coucher où il voudroit, et qu’il eût à m’envoyer mes gens. Gonzalèz m’obéit, et se retira en hochant la tête et levant les épaules.

» Mes domestiques arrivèrent un instant après ; ils avoient aussi entendu parler de revenans, et voulurent m’engager à passer la nuit à la ferme. Je reçus leurs conseils un peu brutalement, et leur ordonnai de faire mon lit dans la chambre même où j’avois soupé. Ils m’obéirent quoiqu’à regret, et lorsque le lit fut fait, ils me conjurèrent encore, les larmes aux yeux, de venir coucher à la ferme. Sérieusement impatienté de leurs remontrances, je me permis quelques démonstrations qui les mirent en fuite, et comme je n’étois pas dans l’usage de me faire déshabiller par mes gens, je me passai facilement d’eux pour me coucher. Cependant, ils avoient été plus attentifs que je ne le méritois par mes façons à leur égard ; ils avoient laissé, près de mon lit, une bougie allumée, une autre de rechange, deux pistolets, et quelques volumes dont la lecture pouvoit me tenir éveillé ; mais la vérité est que j’avois perdu le sommeil.

» Je passai une couple d’heures, tantôt à lire, tantôt à me retourner dans mon lit. Enfin, j’entendis le son d’une cloche, ou d’une horloge, qui sonna minuit. J’en fus surpris, parce que je n’avois pas entendu sonner les autres heures. Bientôt la porte s’ouvrit, et je vis entrer ma belle-mère ; elle étoit en déshabillé de nuit, et tenoit un bougeoir à la main. Elle s’approcha de moi, en marchant sur la pointe des pieds, et le doigt sur la bouche, comme pour m’imposer silence ; puis elle posa son bougeoir sur ma table de nuit, s’assit sur mon lit, prit une de mes mains, et me parla en ces termes : « Mon cher Pascheco voici le moment où je puis vous donner les plaisirs que je vous ai promis. Il y a une heure que nous sommes arrivés à ce cabaret ; votre père est allé coucher à la ferme, mais comme j’ai su que vous étiez ici, j’ai obtenu la permission d’y passer la nuit avec ma sœur Inésille. Elle vous attend, et se dispose à ne vous rien refuser ; mais il faut vous informer des conditions que j’ai mises à votre bonheur. Vous aimez Inésille, et je vous aime. Je veux bien vous réunir, mais je ne puis me résoudre à vous laisser seuls. Je ne vous quitterai point. Venez. » Ma belle-mère ne me laissa pas le temps de lui répondre ; elle me prit par la main, et me conduisit, de corridor en corridor, jusqu’à ce que nous fûmes arrivés à une porte, où elle mit l’œil au trou de la serrure.

» Lorsqu’elle eût assez regardé, elle me dit : « Tout va bien ; voyez vous-même. »

» Je pris sa place à la serrure, et je vis effectivement la charmante Inésille dans son lit ; mais qu’elle étoit loin de la modestie que je lui avois toujours vue. L’expression de ses yeux, sa respiration troublée, son teint animé, son attitude, tout, en elle, prouvoit qu’elle attendoit un amant.

» Camille, m’ayant laissé bien regarder, me dit : « Mon cher Pascheco, restez à cette porte ; quand il en sera temps, je viendrai vous avertir. »

» Lorsqu’elle fût entrée, je remis mon œil au trou de la serrure, et je vis mille choses que j’ai de la peine à raconter. D’abord, Camille se déshabilla assez exactement, puis se mettant dans le lit de sa sœur, elle lui dit : « Ma pauvre Inésille, est-il bien vrai que tu veuilles avoir un amant ? Pauvre enfant ! tu ne sais pas le mal qu’il te fera. D’abord, il te terrassera, te foulera, et puis il t’écrasera, te déchirera. »

» Lorsque Camille crut son élève assez endoctrinée, elle vint m’ouvrir la porte, et me conduisit au lit de sa sœur. Que vous dirai-je de cette nuit fatale. J’épuisai les délices et les crimes. Long-temps je combattis contre le sommeil et la nature, pour prolonger d’autant mes infernales jouissances. Enfin je m’endormis, et je m’éveillai le lendemain sous le gibet des frères de Zoto, et couché entre leurs infâmes cadavres ».

L’ermite interrompit ici le démoniaque, et me dit : « Eh bien, mon fils, que vous en semble ; je crois que vous auriez été bien effrayé de vous trouver couché entre deux pendus. »

Je lui répondis : « Mon père, vous m’offensez ; un gentilhomme ne doit jamais avoir peur, et moins encore lorsqu’il a l’honneur d’être capitaine aux Gardes-Vallones. »

« Mais, mon fils (reprit l’ermite), avez-vous jamais ouï dire qu’une pareille aventure soit arrivée à quelqu’un. »

J’hésitai un instant, après quoi je lui répondis : « Mon père, si cette aventure est arrivée au seigneur Pascheco, elle peut être arrivée à d’autres ; j’en jugerai encore mieux, si vous voulez bien lui ordonner de continuer son histoire. »

L’ermite se tourna du côté du possédé, et lui dit : « Pascheco, Pascheco ! au nom de ton Rédempteur, je t’ordonne de continuer ton histoire. » Pascheco poussa un affreux hurlement, et continua en ces termes :

» J’étois à demi-mort lorsque je quittai le gibet. Je me traînai sans savoir où ; enfin, je rencontrai des voyageurs qui eurent pitié de moi, et me ramenèrent à la Venta-Quémada. J’y trouvai le cabaretier et mes gens fort en peine de moi. Je leur demandai si mon père avoit couché à la ferme ? Ils me répondirent que personne n’étoit venu.

» Je ne pus prendre sur moi de rester plus longtemps à la Venta, et je repris le chemin d’Anduhhar. Je n’y arrivai qu’après le soleil couché. L’auberge étoit pleine, on me fit un lit dans la cuisine, et je m’y couchai, mais je ne pus dormir, car il me fut impossible d’éloigner de mon esprit les horreurs de la nuit précédente. J’avois laissé une chandelle allumée sur le foyer de la cuisine, tout-à-coup elle s’éteignit, et je sentis aussitôt comme un frisson mortel qui me glaça les veines.

» L’on tira ma couverture, puis j’entendis une petite voix qui disoit : « je suis Camille, ta belle-mère, j’ai froid mon petit cœur, fais moi place sous ta couverture ».

» Puis une autre petite voix dit : Moi, je suis Inésille, laisse moi entrer dans ton lit, j’ai froid, j’ai froid ».

» Ensuite je sentis une main glacée qui me prenoit sous le menton. Je ramassai toutes mes forces pour dire tout haut : « Satan, retire-toi » !

» Alors les petites voix me dirent : » Pourquoi nous chasse-tu ? N’es-tu pas notre petit mari ? Nous avons froid, nous allons faire un peu de feu ».

» En effet, je vis bientôt après la flamme sur l’âtre de la cuisine, elle devint plus claire, et j’aperçus, non plus Inésille et Camille, mais les deux frères de Zoto, pendus dans la cheminée.

» Cette vision me mit hors de moi. Je sortis de mon lit, je sautai par la fenêtre, et me mis a courir dans la campagne. Un moment je pus me flatter d’avoir échappé à tant d’horreurs, mais je me retournai, et je vis que j’étois suivi par les deux pendus. Je me mis encore à courir et je vis que les pendus étoient restés en arrière. Mais ma joie ne fut pas de longue durée. Les détestables êtres se mirent à faire la roue, et furent en un instant sur moi, je courus encore, enfin mes forces m’abandonnèrent.

» Alors je sentis qu’un des pendus me saisissoit par la cheville du pied gauche. Je voulus m’en débarrasser mais l’autre pendu me coupa le chemin. Il se présenta devant moi, faisant des yeux épouvantables, et tirant une langue rouge comme un fer sortant de la fournaise. Je demandai grâce, ce fut en vain ; d’une main il me saisit à la gorge, et de l’autre, il m’arracha l’œil qui me manque ; à la place de mon œil, il entra sa langue brûlante, il m’en lècha le cerveau, et me fit rugir de douleur.

» Alors l’autre pendu, qui m’avoit saisi la jambe gauche, voulut aussi jouer de la griffe. D’abord il commença par me chatouiller la plante du pied qu’il tenoit. Puis le monstre en arracha la peau, en sépara tous les nerfs, les mit à nu, et voulut jouer dessus comme sur un instrument de musique ; mais comme je ne rendois pas un son qui lui fit plaisir, il enfonça son ergot dans mon jarret, pinça les tendons, et se mit à les tordre comme on fait pour accorder une harpe ; puis il commença à jouer sur ma jambe, dont il avoit fait un psalterion. — J’entendis son rire diabolique. — La douleur m’arrachoit des mugissemens affreux. — Les hurlemens de l’enfer y firent chorus. — Mais lorsque les grincemens des damnés frappèrent mes oreilles, il me sembla que chacune de mes fibres étoit broyée sous les dents des frères Zoto. — Enfin, je perdis connoissance.

» Le lendemain, des pâtres me trouvèrent dans la campagne, et me portèrent à cet ermitage. J’y ai confessé mes péchés, et j’ai trouvé aux pieds de la croix quelque soulagement à mes maux. » — Ici le démoniaque poussa un affreux hurlement et se tut.

Alors l’ermite prit la parole et me dit : « Jeune homme, vous voyez la puissance de Satan, priez et pleurez. Mais il est tard, il faut nous séparer. Je ne vous propose pas de coucher dans ma cellule ; car Pascheco fait, pendant la nuit, des cris qui pourroient vous incommoder. Allez-vous coucher dans la chapelle, vous y serez sous la protection de la croix, qui triomphe des démons. »

Je répondis à l’ermite que je coucherois où il voudroit. Nous portâmes à la chapelle un petit lit de sangles ; je m’y couchai, et l’ermite me souhaita le bon soir.

Lorsque je me trouvai seul, le récit de Pascheco me revint à l’esprit, j’y trouvois beaucoup de conformité avec mes propres aventures ; et j’y réfléchissois encore, lorsque j’entendis sonner minuit. Je ne savois pas si c’étoit l’ermite qui sonnoit, ou si j’aurois encore affaire à des revenans. J’entendis gratter à ma porte ; j’y allai, et je demandai : Qui va là ?

Une petite voix me répondit : « Nous avons froid, ouvrez-nous, ce sont vos petites femmes. »

— « Ouida, maudits pendus, leur répondis-je, retournez à votre gibet et laissez-moi dormir. »

Alors la petite voix me dit : « Tu te moques de nous, parce que tu es dans une chapelle ; mais viens un peu dehors. »

— « J’y vais à l’instant », leur répondis-je aussitôt. J’allai chercher mon épée et je voulus sortir ; mais je trouvai que la porte étoit fermée. Je le dis aux revenans qui ne répondirent point : j’allai me coucher et je dormis jusqu’au jour.





TROISIÈME JOURNÉE.


Je fus réveillé par l’ermite, qui parut très-content de me voir sain et sauf. Il m’embrassa, me baigna les joues de ses larmes, et me dit : « Mon fils, il s’est passé cette nuit d’étranges choses. Dis-moi vrai : As-tu couché à la Venta-Quemada ? les démons se sont-ils emparé de toi ? Il y a encore du remède ; viens au pied de l’autel, confesse tes fautes, fais pénitence. » L’ermite se répandit en semblables exhortations : puis il se tut pour attendre ma réponse. Je lui dis : « Mon père, je me suis confessé en partant de Cadix ; depuis lors, je ne crois pas avoir commis de péché mortel, si ce n’est peut-être en songe. Il est vrai que j’ai couché à la Venta-Quemada ; mais si j’y ai vu quelque chose, j’ai de bonnes raisons pour n’en point parler. » — Cette réponse parut surprendre l’ermite ; il m’accusa d’être possédé du démon de l’orgueil, et voulut me persuader qu’une confession générale m’étoit nécessaire ; mais voyant que mon obstination étoit invincible, il quitta un peu son ton apostolique ; et prenant un air plus naturel, il me dit : « Mon enfant, votre courage m’étonne : dites-moi qui vous êtes, l’éducation que vous avez reçue, et si vous croyez aux revenans, ou bien si vous n’y croyez pas ? Ne vous refusez pas à contenter ma curiosité. »

Je lui répondis : « Mon père, le désir que vous montrez de me connoître, ne peut que me faire honneur, et je vous en suis obligé comme je le dois. Permettez que je me lève, j’irai vous trouver à l’ermitage, où je vous informerai de tout ce que vous voudrez savoir sur mon compte. » — L’ermite m’embrassa encore, et se retira.

Lorsque je fus habillé, j’allai le trouver. Il réchauffoit du lait de chèvre, qu’il me présenta avec du sucre et du pain ; lui-même mangea quelques racines cuites à l’eau.

Quand nous eûmes fini de déjeuner, l’ermite se tourna du côté du démoniaque, et lui dit : « Pascheco ! Pascheco ! au nom de ton rédempteur, je t’ordonne d’aller conduire mes chèvres sur la montagne. — Pascheco poussa un affreux hurlement et se retira. — Alors je commençai mon histoire, que je lui contai en ces termes.


« Je suis issu d’une famille très-ancienne, mais qui n’a eu que peu d’illustration et de biens : tout notre patrimoine n’a jamais consisté qu’en un fief noble, appelé Worden, relevant du cercle de Bourgogne, et situé au milieu des Ardennes.

» Mon père ayant un frère aîné, dut se contenter d’une très-mince légitime, qui suffisoit cependant pour l’entretenir honorablement à l’armée. Il fit toute la guerre de la succession ; et à la paix, le roi Philippe V lui donna le grade de lieutenant colonel aux Gardes-Vallones.

» Il régnoit alors dans l’armée espagnole un certain point d’honneur, poussé jusqu’à la plus excessive délicatesse : en cela mon père enchérissoit encore sur ses compagnons d’armes, et véritablement on ne peut l’en blâmer, puisque l’honneur est proprement l’âme et la vie d’un militaire. Il ne se faisoit pas dans Madrid un seul duel, dont mon père ne régla le cérémonial ; et dès qu’il disoit que les réparations étoient suffisantes, chacun se tenoit pour satisfait. Si par hasard quelqu’un ne s’en montroit pas content, il avoit aussitôt affaire à mon père lui-même, qui ne manquoit pas de soutenir, à la pointe de l’épée, le poids de chacune de ses décisions. De plus, il avoit un livre blanc, dans lequel il écrivoit l’histoire de chaque duel, avec toutes ses circonstances, ce qui lui donnoit réellement un grand avantage pour pouvoir prononcer, avec justice, dans tous les cas embarrassans.

» Toujours occupé de son tribunal de sang, mon père avoit paru peu sensible aux charmes de l’amour ; mais enfin son cœur fut touché par les attraits d’une demoiselle encore assez jeune, appelée Uraque de Gomélèz, fille de l’Oidor de Grenade, et du sang des anciens rois du pays. Des amis communs, eurent bientôt rapproché les parties intéressées, et le mariage fut conclu.

» Mon père jugea à propos d’inviter à sa noce tous les gens avec lesquels il s’étoit battu. Il s’en trouva cent vingt-deux présens, treize absens de Madrid, et trente-trois dont il n’avoit pas de nouvelles. Ma mère m’a dit souvent que cette fête avoit été extraordinairement gaie, et que l’on y avoit vu régner la plus grande cordialité ; ce que je n’avois pas de peine à croire, car mon père avoit au fond un excellent cœur, et il étoit aimé de tout le monde.

» Mon père étant très-attaché à l’Espagne, avoit dessein de ne jamais la quitter ; mais deux mois après son mariage, il reçut une lettre signée des magistrats de la ville de Bouillon. On lui annonçoit que son frère étoit mort sans enfans, et que le fief lui étoit échu. Cette nouvelle le jeta dans le plus grand trouble ; et ma mère m’a conté qu’il étoit alors si distrait, que l’on ne pouvoit en tirer une parole. Enfin il ouvrit sa chronique des duels, choisit les douze hommes de Madrid qui en avoient eu le plus, les invita à se rendre chez lui, et leur tint ce discours : « Mes chers frères d’armes, vous savez assez combien de fois j’ai mis votre conscience en repos, dans les cas où l’honneur sembloit compromis ; aujourd’hui je me vois moi-même obligé de recourir à vos lumières, parce que je crains que mon propre jugement ne se trouve en défaut, ou plutôt qu’il ne soit obscurci par quelque sentiment de partialité. Voici la lettre que m’écrivent les magistrats de Bouillon, dont le témoignage est respectable, bien qu’ils ne soient pas gentilhommes : dites-moi si l’honneur m’oblige à habiter le château de mes pères, où si je dois continuer à servir le roi don Philippe, qui m’a comblé de ses bienfaits, et qui vient dernièrement de m’élever au rang de brigadier général. Je laisse la lettre sur la table et je me retire. Je reviendrai dans une demi-heure savoir ce que vous aurez décidé. » — Après avoir ainsi parlé, mon père sortit en effet ; il rentra au bout d’une demi-heure ; l’on alla aux voix. Il s’en trouva cinq pour rester au service, et sept pour aller vivre dans les Ardennes. Mon père se rangea, sans murmure, à l’avis du plus grand nombre.

» Ma mère auroit bien voulu rester en Espagne, mais elle étoit si attachée à son époux, qu’il ne pût même s’apercevoir de la répugnance qu’elle avoit à s’expatrier. Enfin l’on ne s’occupa plus que des préparatifs du voyage, et de quelques personnes qui devoient en être, afin de représenter l’Espagne au milieu des Ardennes. Quoique je ne fusse pas encore au monde, mon père qui ne doutoit pas que j’y vinsse, songea qu’il étoit temps de me donner un maître en fait d’armes : pour cela, il jeta les yeux sur Garcias Hierro, le meilleur prévôt de salle qu’il y eût à Madrid. Ce jeune homme, las de recevoir tous les jours des bourades à la place de la Cévada, se détermina facilement à suivre mon père. D’un autre côté, ma mère ne voulant point partir sans un aumônier, fit choix d’Innigo Velez, théologien gradué à Cuenza. Il devoit aussi m’instruire dans la religion catholique et la langue castillane. Tous ces arrangemens furent pris un an et demi avant ma naissance.

» Lorsque mon père fut prêt à partir, il alla prendre congé du roi ; et selon l’usage de la cour d’Espagne, il mit un genou en terre pour lui baiser la main, mais en le faisant, il eut le cœur si serré, qu’il tomba en défaillance, et l’on fut obligé de le transporter chez lui. Le lendemain, il alla prendre congé de Don Fernand de Lara, alors premier ministre. Ce seigneur le reçut avec une distinction extraordinaire, et lui apprit que le roi lui accordoit une pension de douze mille réaux, avec le grade de serhente-hénéral, qui revient à maréchal-de-camp. Mon père eut donné une partie de son sang, pour avoir la satisfaction de se jeter encore une fois aux pieds de son maître, mais comme il en avoit déjà pris congé, il se contenta d’exprimer dans une lettre, une partie des sentimens dont son cœur étoit plein. Enfin il quitta Madrid, en répandant bien des larmes.

» Mon père choisit la route de Catalogne, pour revoir encore une fois les pays où il avoit fait la guerre, et faire ses adieux à quelques-uns de ses anciens camarades, qui avoient des commandemens sur cette frontière ; ensuite il entra en France par Perpignan.

» Son voyage jusqu’à Lyon ne fut troublé par aucun événement fâcheux, mais étant parti de cette ville avec des chevaux de poste, il fut devancé par une chaise, qui plus légère que la sienne, arriva la première au relais. Mon père qui vint un instant après, vit que l’on mettoit déjà les chevaux à la chaise. Aussitôt il prend son épée, s’approche du voyageur, lui demande la permission de l’entretenir un instant en particulier. Le voyageur, qui étoit un colonel français, voyant à mon père un uniforme d’officier général, saisit aussi son épée pour lui faire honneur. Ils entrent dans une auberge vis-à-vis de la poste, demandent une chambre. Lorsqu’ils furent seuls, mon père dit à l’autre voyageur : « Seigneur cavalier, votre chaise a devancé la mienne, pour arriver à la poste avant moi. Ce procédé qui, en lui-même, n’est point une insulte, a cependant quelque chose de désobligeant, dont je crois devoir vous demander raison ».

« Le colonel, très-surpris, rejeta toute la faute sur les postillons, et assura qu’il n’y en avoit aucune de sa part.

« Seigneur cavalier (reprit mon père), je ne prétends pas non plus faire de ceci une affaire sérieuse, et je me contenterai du premier sang ». En disant cela, il tira son épée.

« Attendez encore un instant (dit le français), il me semble que ce ne sont point mes postillons qui ont devancé les vôtres, mais que ce sont les vôtres qui, allant plus lentement, sont restés en arrière ».

« Mon père après avoir réfléchi dit au colonel : « Seigneur cavalier, je crois que vous avez raison, et si vous eussiez fait cette observation plutôt, et avant que j’eusse tiré mon épée, je pense que nous ne nous serions pas battus, mais vous sentez bien qu’au point où en sont les choses, il faut un peu de sang ».

» Le colonel, qui sans doute trouva cette dernière raison assez bonne, se mit en garde. Le combat ne fut pas long ; mon père se sentant blessé, baissa aussitôt la pointe de son épée, et fit beaucoup d’excuses au colonel de la peine qu’il lui avoit donnée : celui-ci répondit par des offres de services, donna son adresse à Paris, remonta dans sa chaise et partit.

« Mon père jugea d’abord sa blessure très-légère ; mais son corps étoit tellement couvert de cicatrices, qu’un nouveau coup ne pouvoit guère porter que sur une vieille blessure. En effet, le coup d’épée du colonel avoit rouvert une ancienne plaie, où étoit restée une balle de mousquet. Le plomb fit de nouveaux efforts pour se faire jour, sortit enfin après un pansement de deux mois, et l’on se remit en route.

Mon père étant arrivé à Paris, son premier soin fut de rendre ses devoirs au colonel, qui s’appeloit le marquis d’Urfé : c’étoit un homme dont on faisoit le plus grand cas à la cour. Il reçut mon père avec une extrême obligeance, et lui offrit de le présenter au ministre, ainsi que dans les meilleures maisons. Mon père le remercia, et le pria seulement de le présenter au duc de Tavannes, qui étoit alors doyen des maréchaux, parce qu’il voulût être informé de tout ce qui regardoit le tribunal du point d’honneur, dont il s’étoit fait toujours la plus haute idée, et dont il avoit souvent parlé en Espagne comme d’une institution très-sage, et qu’il auroit bien voulu voir introduire dans le royaume. Le maréchal reçut mon père avec beaucoup de politesse, elle recommanda au chevalier de Bélièvre, premier exempt de messeigneurs les maréchaux et rapporteur de leur tribunal.

» Comme le chevalier venoit souvent chez mon père, il eut connoissance de sa chronique des duels. Cet ouvrage lui parut unique dans son genre, et il demanda la permission de le communiquer à messeigneurs les maréchaux, qui en portèrent le même jugement que leur premier exempt, et firent demander à mon père la permission d’en faire prendre une copie, qui seroit gardée au greffe de leur tribunal. Nulle proposition ne pouvoit le flatter davantage, et il en ressentit une joie inexprimable.

» De pareils témoignages d’estime rendoient le séjour de Paris très-agréable à mon père, mais ma mère en jugeoit autrement ; elle s’étoit fait une loi, non-seulement de ne point apprendre le français, mais même de ne pas écouter lorsqu’on parloit cette langue. Son confesseur, Inigo Velez, ne cessoit de faire d’amères plaisanteries sur les libertés de l’église gallicane, et Garcias Hierro terminoit toutes les conversations par décider que les Français étoient des Gavaches.

» Enfin on quitta Paris ; l’on arriva au bout de quatre jours à Bouillon. Mon père s’y fit reconnoître du magistrat, et alla prendre possession de son fief.

Le toit de nos pères, privé de la présence de ses maîtres, avoit besoin de réparations, si bien qu’il pleuvoit dans les chambres autant que dans la cour, avec la différence que le pavé de la cour séchoit très-promptement, au lieu que l’eau avoit fait dans les chambres des marres qui ne séchoient jamais. Cette inondation domestique ne déplut pas à mon père, parce qu’elle lui rappeloit le siége de Lérida, où il avoit passé trois semaines les jambes dans l’eau.

Cependant son premier soin fut de placer à sec le lit de son épouse. Il y avoit dans le salon de compagnie une cheminée à la flamande, autour de laquelle quinze personnes pouvoient se chauffer à l’aise, et le manteau de la cheminée y formoit comme un toit soutenu par deux colonnes de chaque côté. L’on boucha le tuyau de cette cheminée, et sous son manteau l’on put placer le lit de ma mère, avec sa table de nuit et une chaise ; et comme l’âtre étoit élevé d’un pied au-dessus, il formoit une sorte d’île assez inabordable.

» Mon père s’établit de l’autre côté du salon, sur deux tables jointes par des planches ; et de son lit à celui de ma mère, on pratiqua une jetée, fortifiée dans le milieu par une sorte de batard’eau, construit de coffres et de caisses. Cet ouvrage fut achevé le jour même de notre arrivée au château, et je suis venu au monde neuf mois après, jour pour jour.

Tandis que l’on travailloit avec beaucoup d’activité aux réparations les plus nécessaires, mon père reçut une lettre qui le combla de joie : elle étoit signée par le maréchal de Tavannes ; et ce seigneur lui demandoit son opinion sur une affaire d’honneur qui alors occupoit le tribunal. Cette faveur authentique parut à mon père d’une telle conséquence, qu’il la voulut célébrer en donnant une fête à tout le voisinage. — Mais nous n’avions pas de voisins, si bien que la fête se borna à un fandango, exécuté par le maître d’armes et la signora Frasca, première camériste de ma mère.

» Mon père, en répondant à la lettre du maréchal, demanda qu’on voulût bien, dans la suite, lui communiquer les extraits de procédures portées au tribunal. Cette grâce lui fut accordée ; et tous les premiers de chaque mois il recevoit un cahier qui suffisoit, pendant plus de quatre semaines, aux entretiens qui avoient lieu dans les soirées d’hiver autour de la grande cheminée ; et pendant l’été, sur deux bancs devant la porte du château.

» Pendant toute la grossesse de ma mère, mon père lui parla toujours du fils qu’elle auroit, et il songea à me donner un parrain. Ma mère penchoit pour le maréchal de Tavannes ou pour le marquis d’Urfé.

Mon père convenoit que ce seroit beaucoup d’honneur pour nous ; mais il craignit que ces deux seigneurs ne crussent lui faire trop d’honneur, et par une délicatesse bien placée, il se décida pour le chevalier de Bélièvre, qui de son côté accepta avec reconnoissance.

» Enfin je vins au monde : à trois ans je tenois déjà un petit fleuret, et à six, je pouvois tirer un coup de pistolet sans cligner les yeux… J’avois environ sept ans lorsque nous eûmes la visite de mon parrain. Ce gentilhomme s’étoit marié à Tournay, et il y exerçoit la charge de lieutenant de la connétablie et de rapporteur du point d’honneur. Ce sont des emplois dont l’institution remonte au temps des jugemens par Champions, et dans la suite ils ont été réunis au tribunal des maréchaux de France.

» Madame de Bélièvre étoit d’une santé très-délicate, et son mari la menoit aux eaux de Spa. Tous deux me prirent en grande affection ; et comme ils n’avoient point d’enfans, ils conjurèrent mon père de leur confier mon éducation, qui aussi bien n’eût pu être soignée dans une contrée aussi solitaire que celle du château de Worden. Mon père y consentit ; déterminé surtout par la charge de rapporteur du point d’honneur, qui lui faisoit espérer que dans la maison de Bélièvre, je ne manquerois pas d’être imbu de bonne heure, de tous les principes qui devoient un jour déterminer ma conduite.

» Il fut d’abord question de me faire accompagner par Garcias de Hierro, parce que mon père jugeoit que la plus noble manière de se battre étoit avec l’épée dans la main droite, et le poignard dans la main gauche ; genre d’escrime tout à fait inconnu en France. Mais comme mon père avoit pris l’habitude de tirer tous les matins à la muraille avec Hierro, et que cet exercice étoit devenu nécessaire à sa santé, il ne crut pas devoir s’en priver.

» Il fut aussi question d’envoyer avec moi le théologien Innigo Velez ; mais comme ma mère ne savoit que l’espagnol, il étoit bien naturel qu’elle ne pût se passer d’un confesseur qui savoit cette langue : de cette manière, je n’eus pas auprès de moi les deux hommes qui, avant ma naissance, avoient été destinés à faire mon éducation. Cependant on me donna un valet de chambre espagnol, pour m’entretenir dans l’usage de la langue castillane.

» Je partis pour Spa avec mon parrain ; nous y passâmes deux mois ; nous fîmes un voyage en Hollande, et arrivâmes à Tournai vers la fin de l’automne. Le chevalier de Bélièvre répondit parfaitement à la confiance que mon père avoit eue en lui ; et pendant six ans, il négligea rien de ce qui pouvoit contribuer à faire un jour de moi un excellent officier. Au bout de ce temps madame de Bélièvre vint à mourir ; son mari quitta la Flandre pour s’établir à Paris, et je fus rappelé dans la maison paternelle.

» Après un voyage, que la saison avancée rendit assez fâcheux, j’arrivai au château environ deux heures après le soleil couché, et j’en trouvai les habitans rassemblés autour de la grande cheminée. Mon père, bien que charmé de me voir, ne s’abandonna point à des démonstrations qui eussent pu compromettre, ce que vous autres espagnols appelez la Gravedad. Ma mère me baigna de ses larmes. Le théologien Innigo Velez me donna sa bénédiction, et le spadassin Hierro me présenta un fleuret. Nous fîmes un assaut, dont je me tirai avec une habileté au-dessus de mon âge. Mon père étoit trop connoisseur pour ne pas s’en apercevoir, et sa gravité fit place à la plus vive tendresse. On servit à souper, et l’on y fut très-gai.

» Après souper, l’on se remit autour de la cheminée ; et mon père dit au théologien : « Révérend don Innigo, vous me feriez plaisir d’aller chercher votre gros volume, dans lequel il y a tant d’histoires merveilleuses, et de nous en lire quelques-unes. » — Le théologien monta dans sa chambre, et en revint avec un in-folio relié en parchemin blanc, que le temps avoit rendu jaune. Il l’ouvrit au hasard et y lut ce qui suit :


Histoire de Trivulce de Ravenne.


« Il y avoit une fois dans une ville d’Italie, appelée Ravenne, un jeune homme nommé Trivulce : il étoit beau, riche et rempli d’une haute opinion de lui-même. Les jeunes filles de Ravenne se mettoient aux fenêtres pour le voir passer, mais aucune ne lui plaisoit ; ou s’il prenoit quelquefois un peu de goût pour l’une ou pour l’autre il ne lui témoignoit rien, dans la crainte de lui faire trop d’honneur ; enfin, tout cet orgueil ne put tenir contre les charmes de la jeune et belle Nina dei-Gieraci. Trivulce daigna lui déclarer son amour. Nina répondit que le seigneur Trivulce lui fesoit bien de l’honneur, mais que depuis son enfance elle aimoit son cousin Thebaldo dei-Gieraci, et que sûrement elle n’aimeroit jamais que lui. — À cette réponse inattendue, Trivulce sortit en donnant des marques de la plus extrême fureur.

» Huit jours après, et c’étoit un dimanche, lorsque tous les citoyens de Ravenne alloient à l’église métropolitaine de Saint-Pierre, Trivulce distingua dans la foule Thebaldo donnant le bras à sa cousine. Il mit son manteau sur son nez et les suivit. Lorsque l’on fut entré dans l’église, où il n’est pas permis de cacher son visage dans son manteau, les deux amans se seroient facilement aperçu que Trivulce les suivoit ; mais ils n’étoient occupés que de leur amour, et ils y songeoient plus qu’à la messe.

» Cependant Trivulce s’étoit assis sur un banc derrière eux ; il entendoit tous leurs discours, et il en nourrissoit sa rage. Un prêtre monta en chaire, et dit : « Mes frères, je suis ici pour publier les bans de Thébaldo et de Nina dei-Gieraci : quelqu’un fait-il opposition à leur mariage ? »

— » J’y fais opposition ! » s’écria Trivulce, et en même temps il donna vingt coups de poignard aux deux amans. — On voulut l’arrêter ; mais il se défendit avec son poignard, et sortit de l’église, puis de la ville, et gagna l’état de Venise.

Trivulce étoit orgueilleux, gâté par la fortune ; mais son âme étoit sensible. Les remords vengèrent ses victimes ; et il traîna de ville en ville une existence déplorable. Au bout de quelques années, ses parens arrangèrent son affaire, et il revint à Ravenne ; mais ce n’étoit plus ce même Trivulce rayonnant de bonheur et fier de ses avantages : il étoit si changé que sa nourrice elle-même ne le reconnut point.

Dès le premier jour de son arrivée, Trivulce demanda où étoit le tombeau de Nina ? On lui dit qu’elle étoit enterrée avec son cousin dans l’église de Saint-Pierre, tout auprès de la place où ils avoient été assassinés. Trivulce y alla en tremblant ; et lorsqu’il fut auprès du tombeau, il l’embrassa et versa un torrent de larmes.

» Quelque fût la douleur qu’éprouva dans ce moment le malheureux assassin, il sentit que les pleurs l’avoient soulagé. C’est pourquoi il donna sa bourse au sacristain, et obtint de lui de pouvoir entrer dans l’église toutes les fois qu’il le voudroit : si bien qu’il finit par y venir tous les soirs ; et le sacristain qui s’y étoit accoutumé, y faisoit peu d’attention.

» Un soir Trivulce qui n’avoit pas fermé l’œil la nuit précédente, s’endormit auprès du tombeau, et lorsqu’il se réveilla il trouva que l’église étoit fermée. Il prit aisément le parti d’y rester la nuit, parce qu’il aimoit à entretenir sa tristesse et nourrir sa mélancolie. Il entendoit successivement sonner les heures, et il eut voulu être à celle de sa mort.

» Enfin minuit sonna : la porte de la sacristie s’ouvrit, et Trivulce vit entrer le sacristain, tenant sa lanterne dans une main et un balai dans l’autre. Mais ce sacristain n’étoit qu’un squelette ; il avoit un peu de peau sur le visage et des yeux fort caves ; mais son surplis collé sur ses os, faisoit assez voir qu’il n’avoit pas de chair.

» L’affreux sacristain posa sa lanterne sur le maître autel, et alluma les cierges comme pour vêpres : ensuite il se mit à balayer l’église et nétoyer les bancs ; il passa même plusieurs fois près de Trivulce, mais il ne parut point l’apercevoir.

» Enfin, il alla à la porte de la sacristie et sonna la cloche. — Alors les tombeaux s’ouvrirent, les morts y parurent enveloppés de leurs linceuils, et entonnèrent des litanies sur un ton fort mélancolique.

» Après qu’ils eurent ainsi psalmodié pendant quelque temps, un mort, revêtu d’un surplis et d’une étole, monta en chaire, et dit : « Mes frères, je suis ici pour publier les bans de Thibaldo et de Nina dei-Gieraci : damné Trivulce, y faites-vous opposition ? »

Mon père interrompit ici le théologien, et se tournant vers moi, il me dit : « Mon fils Alphonse, à la place de Trivulce, auriez-vous eu peur » ?

Je lui répondis : « Mon cher père, il me semble que j’aurois eu grand’peur ».

Alors mon père se leva furieux, sauta sur son épée, et voulut me la passer au travers du corps. On se mit au-devant lui, et enfin on l’appaisa un peu. Cependant, lorsqu’il eût repris sa place, il me lança un regard terrible et me dit : « Fils indigne de moi, ta lâcheté déshonore en quelque sorte le régiment des Gardes-Vallones, où j’avois l’intention de te faire entrer ».

Après ces durs reproches, qui manquèrent me faire mourir de honte, il se fit un grand silence. Garcias le rompit le premier, et s’adressant à mon père, il lui dit : » Monseigneur, si j’osois faire une proposition à Votre Excellence, ce seroit celle de prouver à Monsieur votre fils, qu’il n’y a point de revenans, ni de spectres ni de morts qui chantent des litanies, et qu’il ne peut y en avoir ».

« Monsieur Hierro (répondit mon père, avec un peu d’aigreur), vous oubliez que j’ai eu l’honneur de vous montrer, hier, une histoire de revenans, écrite de la propre main de mon bisaïeul ».

« Monseigneur, — je ne donne pas un démenti au bisaïeul de votre excellence ».

« Qu’appellez-vous — je ne donne pas un démenti ? Savez-vous que cette expression suppose la possibilité d’un démenti, donné par vous à mon bisaïeul ».

« Monseigneur, — je sais bien que je suis trop peu de chose, pour que monseigneur votre bisaïeul voulut tirer aucune satisfaction de moi ».

— » Mon père prenant un air encore plus terrible : « Hierro, que le ciel vous préserve de faire des excuses, car elles supposeroient une offense ».

« — Il ne me reste plus qu’à me soumettre au châtiment, qu’il plaira à votre excellence de m’infliger, au nom de votre bisaïeul ; seulement, pour l’honneur de ma profession, je voudrois que cette peine me fût imposée par notre aumonier, pour que je pusse le considérer comme pénitence écclésiastique. »

— » Cette idée n’est point mauvaise dit alors mon père, d’un ton plus tranquille, je me rappelle d’avoir écrit, autrefois un petit traité, sur les satisfactions admissibles, dans les cas où le duel ne peut avoir lieu. Laissez-moi y réfléchir ».

» Mon père parut d’abord s’occuper de cet objet, mais de réflexions en réflexions, il finit par s’endormir dans son fauteuil. Ma mère dormoit déjà, ainsi que le théologien, et Garciaz ne tarda pas à suivre leur exemple. Alors je crus devoir me retirer, et c’est ainsi que s’est passée la première journée de mon retour à la maison paternelle.

» Le lendemain je fis des armes avec Garciaz, j’allai à la chasse, on soupa, et lorsqu’on fut levé de table, mon père pria encore le théologien d’aller chercher son gros volume. Le révérend obéït, l’ouvrit au hasard, et lut ce que je vais raconter.


Histoire de Landulphe, de Ferare.


« Dans une ville d’Italie appelée Ferare, il y avoit un jeune homme nommé Landulphe. C’étoit un libertin, sans religion, en horreur à toutes les bonnes âmes du pays. Ce méchant aimoit passionnément le commerce des courtisanes, et il avoit fait la connoissance de toutes celles de la ville ; mais aucune ne lui plut autant que Blanca de Rossi, parce qu’elle surpassoit toutes les autres en impureté.

» Blanca étoit non-seulement libertine, intéressée, dépravée ; mais elle vouloit encore que ses amans fissent pour elle des actions déshonorantes. Elle exigea un jour de Landulphe qu’il la conduisit chez lui, et la fit souper avec sa mère et sa sœur. Landulphe alla aussitôt chez sa mère, et lui en fit la proposition, comme de la chose du monde la plus convenable. La bonne mère fondit en larmes, et conjura son fils d’avoir égard à la réputation de sa sœur. Landulphe fut sourd à ses prières, et promit seulement de tenir la chose aussi secrète qu’il pourroit, puis il alla prendre Blanca, et la conduisit chez lui.

» La mère et la sœur de Landulphe reçurent la courtisane mieux qu’elle ne le méritoit. Mais celle-ci, voyant leur bonté, redoubla d’insolence, elle tint à souper des propos très-libres, et donna à la sœur de son amant, des leçons dont elle se seroit bien passée. Enfin, elle lui signifia, ainsi qu’à sa mère, qu’elles feroient bien de se retirer, parce qu’elle vouloit rester seule avec Landulphe.

» Le lendemain, la courtisane raconta cette histoire par toute la ville, et pendant plusieurs jours, on ne parla pas d’autre chose. Le bruit public en informa bientôt Odoardo Zampi, frère de la mère de Landulphe. Odoardo étoit un homme que l’on n’offensoit point impunément ; il crut l’être dans la personne de sa sœur, et fit, dès le jour même, assassiner l’infâme Blanca. Landulphe étant aller voir sa maîtresse, la trouva poignardée et nageant dans son sang. Il apprit bientôt que l’auteur de cette action étoit son oncle, il courut chez lui pour l’en punir, mais il le trouva environné des plus braves de la ville, qui se moquèrent de son ressentiment.

» Landulphe ne sachant sur qui exercer sa fureur, alla chez sa mère, avec l’intention de l’accabler d’outrages. La pauvre femme étoit avec sa fille, et alloit se mettre à table ; lors qu’elle vit entrer son fils, elle lui demanda si Blanca viendroit souper.

« Puisse-t-elle venir, répondit Landulphe, et te mener en enfer, avec ton frère, et toute la famille des Zampi ».

» La pauvre mère tomba à genoux et s’écria : « ô mon Dieu ! pardonne-lui ses blasphêmes ».

» Dans ce moment, la porte s’ouvrit avec fracas, et l’on vit entrer un spectre hâve, couvert de coups de poignards, et conservant néanmoins, une affreuse ressemblance avec Blanca.

« La mère et la sœur de Landulphe se mirent en prières, et Dieu leur fit la grâce de pouvoir soutenir ce spectacle, sans expirer d’horreur.

« Le fantôme s’avança à pas lents, et s’assit à table comme pour souper. Landulphe, avec un courage que le démon seul pouvoit inspirer, osa prendre un plat et l’offrir. Le fantôme ouvrit une bouche si grande, que sa tête parut se partager en deux, et il en sortit une flamme rougeâtre. Ensuite il avança une main toute brûlée, prit un morceau, l’avala, et on l’entendit tomber sous la table. Lorsque le plat fut vide, le fantôme fixant Landulphe avec des yeux épouvantables, lui dit : « Landulphe, quand je soupe ici, j’y couche. Allons, mets-toi au lit ».

Ici mon père interrompit l’aumonier, et se tournant de mon côté, il me dit : « Mon fils Alphonse, à la place de Landulphe, auriez-vous eu peur » ?

Je lui répondis : « Mon cher père, » je vous assure que je n’aurois pas eu la plus légère frayeur ». — Mon père parut satisfait de cette réponse, et fut très-gai pendant tout le reste de la veillée.

» Nos jours se passoient ainsi sans que rien en altérât l’uniformité. Si ce n’est que dans la belle saison, au lieu de se mettre autour de la cheminée, on s’asseyoit sur des bancs, qui étoient près de la porte. Trois ans entiers se sont écoulés dans cette douce tranquillité, et à présent il me semble que ce soient autant de semaines.

» Lorsque j’eus achevé ma dix-septième année, mon père songea à me faire entrer au régiment des Gardes-Vallones, et en écrivit à ceux de ses anciens camarades, sur lesquels il comptoit le plus. Ces dignes et respectables militaires réunirent en ma faveur tout ce qu’ils avoient de crédit, et obtinrent une commission de capitaine. Quand mon père eut reçu cette nouvelle, il éprouva un saisissement si vif, que l’on craignit pour ses jours. Mais il se rétablit promptement, et ne songea plus qu’aux préparatifs de mon départ. Il voulut que j’allasse par mer, afin d’entrer en Espagne par Cadix, et me présenter d’abord à Don Henri de Sa, commandant de la province, qui avoit le plus contribué à mon avancement.

» La chaise de poste étoit déjà toute attelée dans la cour du château, lorsque mon père me conduisit dans sa chambre ; après en avoir fermé la porte, il me dit : « Mon cher Alphonse, je vais vous confier un secret que je tiens de mon père, et que vous ne confierez qu’à votre fils, lorsque vous l’en croirez digne ».

» Comme je ne doutois pas qu’il ne s’agit de quelque trésor caché, je répondis, que je n’avois jamais regardé l’or, que comme un moyen de venir au secours des malheureux. Mais mon père me répondit : » Non, mon cher Alphonse, il ne s’agit ici ni d’or ni d’argent. Je veux vous enseigner une botte secrète, avec laquelle, en parant au contre, et marquant la flanconade, vous êtes sûr de désarmer votre ennemi ». — Alors il prit des fleurets, me montra la botte en question, me donna sa bénédiction, et me conduisit à ma voiture. Je baisai encore la main de ma mère, et je partis.

» J’allai en poste jusqu’à Flessingue, où je trouvai un vaisseau qui me porta à Cadix. Don Henri de Sa, me reçut comme si j’eusse été son propre fils ; il s’occupa de mon équipage, et me donna deux domestiques, dont l’un s’appeloit Lopez, et l’autre Moschito. De Cadix, j’ai été à Séville, et de Séville à Cordoue, puis je suis venu à Anduhhar, où j’ai pris le chemin de la Sierra-Moréna. J’ai eu le malheur d’être séparé de mes domestiques, près de l’abreuvoir de Los-Alcornoques. Cependant je suis arrivé le même jour à la Venta-Quemada, et hier au soir, dans votre ermitage ».

« Mon cher enfant, me dit alors l’ermite, votre histoire m’a vivement intéressé, et je vous suis très-obligé d’avoir bien voulu me la raconter. Je vois bien à présent, d’après la manière dont vous avez été élevé, que la peur est un sentiment qui doit vous être tout-à-fait étranger. Mais puisque vous avez couché à la Venta-Quemada, je crains bien que vous ne soyez exposé aux obsessions des deux pendus, et que vous n’ayez le triste sort du démoniaque ».

« Mon père, répondis-je à l’anachorète, j’ai beaucoup réfléchi cette nuit au récit du seigneur Pascheco. Bien qu’il ait le diable au corps, il n’en est pas moins gentilhomme, et à ce titre je le crois incapable de manquer à ce que l’on doit à la vérité. Mais Innigo Velez, aumonier de notre château, m’a dit, que s’il y a eu des possédés dans les premiers siècles de l’église, il n’y en a plus à présent ; et son témoignage me paroit d’autant plus respectable, que mon père m’a ordonné de croire Innigo, sur toutes les matières qui ont rapport à notre religion ».

« Mais répliqua l’ermite, n’avez-vous pas vu la mine affreuse du possédé, et comme les démons l’ont rendu borgne » ?

Je lui répondis : « Mon père, le seigneur Pascheco peut avoir perdu l’œil d’une autre manière. Au reste, je m’en rapporte, sur toutes ces choses, à ceux qui en savent plus que moi. Il me suffit de n’avoir peur ni des revenans ni des vampires. Cependant, si vous voulez me donner quelque sainte relique, pour me préserver de leurs entreprises, je vous promets de la porter avec foi et vénération ».

L’ermite me parut sourire un peu de cette naïveté, puis il me dit : « Je vois, mon cher enfant, que vous avez encore de la foi, mais je crains que vous n’y persistiez pas. Ces Gomélèz, de qui vous descendez, par les femmes, sont tous nouveaux chrétiens. Quelques-uns même sont, à ce que l’on dit, musulmans au fond du cœur. S’ils vous offroient une fortune immense, pour changer de religion, l’accepteriez-vous » ?

« Non assurément, lui répondis-je ; il me semble que renoncer à sa religion, ou abandonner ses drapeaux, sont deux choses également déshonorantes ».

L’ermite parut encore sourire, puis il me dit : « je vois avec chagrin que vos vertus reposent sur un point d’honneur fort exagéré, et je vous avertis que vous ne trouverez plus Madrid aussi ferraillant qu’il l’étoit au temps de votre père. De plus, les vertus ont d’autres principes plus sûrs et plus invariables. Mais je ne veux pas vous arrêter davantage, car vous avez une forte journée à faire, avant que d’arriver à la Venta del Pegnon, ou cabaret du rocher. L’hôte y est resté, en dépit des voleurs, parce qu’il compte sur la protection d’une bande de Bohémiens, campés dans les environs. Après-demain, vous arriverez à la Venta de Cardegnas, où vous serez déjà hors de la Sierra-Moréna. J’ai mis quelques provisions dans les poches de votre selle ». — Après ce discours, l’ermite m’embrassa tendrement, mais il ne me donna point de relique pour me préserver des démons. Je ne voulus plus lui en parler, et je montai à cheval.

Chemin faisant, je me mis à réfléchir sur les maximes que je venois d’entendre, ne pouvant pas concevoir qu’il y eût, pour les vertus, des bases plus solides que le point d’honneur, qui me sembloit comprendre, à lui seul, toutes les vertus. J’étois encore occupé de ces réflexions, lorsqu’un cavalier, sortant tout-à-coup de derrière un rocher, me coupa le chemin et me dit : « Vous appelez-vous Alphonse » ? — Je répondis qu’oui.

— « Si cela est, je vous arrête de la part du roi et de la très-sainte inquisition. Rendez-moi votre épée ». — J’obéis sans réplique. Alors le cavalier donna un coup de sifflet, et de tous les côtés, je vis des gens armés fondre sur moi. Ils m’attachèrent les mains derrière le dos, et nous prîmes, dans les montagnes, un chemin de traverse, qui, au bout d’une heure, nous conduisit à un château fort. Le pont-levis se baissa et nous entrâmes ; comme nous étions encore sous le donjon, l’on ouvrit une petite porte de côté, et l’on me jeta dans un cachot, sans se donner seulement la peine de défaire les liens qui me tenoient garrotté.

Le cachot étoit tout-à-fait obscur, et n’ayant pas les mains libres pour les mettre devant moi, j’aurois eu de la peine à marcher, sans donner du nez contre les murailles. C’est pourquoi je m’assis à la place où je me trouvois ; et, comme on l’imagine aisément, je me mis à réfléchir sur ce qui pouvoit avoir donné lieu à mon emprisonnement. Ma première et ma seule pensée fut que l’inquisition s’étoit emparée de mes belles cousines, et que les négresses avoient dit tout ce qui s’étoit passé à la Venta-Quemada. Dans la supposition que je fusse interrogé sur le compte des belles africaines, je n’avois que le choix, ou de les trahir et de manquer à ma parole d’honneur, ou de nier que je les connusse, ce qui m’auroit embarqué dans une suite de honteux mensonges. Après m’être un peu consulté sur le parti que j’avois à prendre, je me décidai pour le silence le plus absolu, et je pris une ferme résolution, de ne rien répondre à tous les interrogatoires.

Cette détermination une fois prise, je me mis à rêver aux événemens des deux jours précédens. Je ne doutai pas que mes cousines ne fussent des femmes de chair et d’os ; j’en étois averti par je ne sais quel sentiment, plus fort que tout ce qu’on m’avoit dit sur la puissance des démons. Quand au tour que l’on m’avoit joué, en me plaçant sous la potence, j’en étois fort indigné.

Cependant les heures se passoient, je commençois à avoir faim, et comme j’avois entendu dire que les cachots étoient quelquefois garnis de pain et d’une cruche d’eau, je me mis à chercher avec les jambes et les pieds, si je ne trouverois pas quelque chose de semblable. Effectivement, je sentis bientôt un corps étranger, qui se trouva être la moitié d’un pain. La difficulté étoit de le porter à ma bouche. Je me couchai à côté du pain, et je voulus le saisir avec les dents, mais il m’échappoit et glissoit faute de résistance ; je le poussai tant, que je l’appuyai contre le mur, alors je pus manger. Je trouvai aussi une cruche, mais il me fut impossible de boire. À peine avois-je humecté mon gosier, que toute l’eau se renversa. Je poussai plus loin mes recherches, et je trouvai de la paille dans un coin ; je m’y couchai ; mes mains étoient attachées, mais assez artistement pour que je n’en éprouvasse aucun mal ; aussi n’eus-je pas de peine à m’endormir.



FIN DU TOME PREMIER.


DIX JOURNÉES

DE LA VIE

D’ALPHONSE VAN-WORDEN.












DIX JOURNÉES


DE LA VIE


D’ALPHONSE VAN-WORDEN



TOME SECOND.



DE L’IMPRIMERIE DE J.-P. JACOB, À VERSAILLES.
PARIS,
GIDE FILS, LIBRAIRE, RUE S.T-MARC, N.o 20,
PRÈS CELLE RICHELIEU.


1814.


DIX JOURNÉES


DE LA VIE


D’ALPHONSE VAN-WORDEN.


QUATRIÈME JOURNÉE.


J’avois dormi plusieurs heures lorsqu’on vint me réveiller. — Je vis entrer un moine de Saint-Dominique, suivi de plusieurs hommes de très-mauvaise mine. Quelques-uns portoient des flambeaux, d’autres des instrumens qui m’étoient tout à fait inconnus, et que je jugeai devoir servir à des tortures. Je me rappelai mes résolutions et je m’y raffermis. Je songeai à mon père ; il n’avoit jamais subi la torture ; mais n’avoit-il pas souffert entre les mains des chirurgiens mille opérations douloureuses. Je savois qu’il les avoit supportées sans proférer une seule plainte : je résolus de l’imiter, de ne pas me permettre une seule parole ; et s’il étoit possible, de ne pas laisser échapper un soupir. L’inquisiteur se fit donner un fauteuil, s’assit auprès de moi, prit un air doux et patelin, et me tint à peu près ce discours : « Mon cher, mon doux enfant, rends grâce au ciel qui t’a conduit dans ce cachot ; mais, dis-moi, pourquoi y es-tu ? quelles fautes as-tu commises ? Confesse-toi, répands tes larmes dans mon sein. — Tu ne me réponds pas ? Hélas ! mon enfant, tu as tort. — Nous n’interrogeons point, c’est notre méthode, nous laissons au coupable le soin de s’accuser lui-même. Cette confession, quoiqu’un peu forcée, n’est pas sans quelque mérite, surtout lorsque le coupable dénonce ses complices. Tu ne réponds pas ? tant pis pour toi. Allons, il faut te mettre sur la voie. Connois-tu deux princesses de Tunis ? ou plutôt deux infâmes sorcières, vampires exécrables et démons incarnés ? — Tu ne dis rien ? Que l’on fasse venir ces deux infantes de Lucifer. »

Alors, l’on amena mes deux cousines, qui avoient, comme moi, les mains liées derrière le dos. Puis l’inquisiteur continua en ces termes : « Eh bien, mon cher fils, les reconnois-tu ? Tu ne dis rien encore. — Mon cher fils, ne t’effraye point de ce que je vais te dire. — On va te faire un peu de mal. Tu vois ces deux planches ; on y mettra tes jambes ; on les serrera avec une corde : ensuite, on passera entre les jambes les coins que tu vois ici, et on les enfoncera à coup de marteau. D’abord, tes pieds enfleront ; ensuite le sang jaillira de tes orteils, et les ongles des autres doigts tomberont tous ; ensuite la plante de tes pieds crèvera, et l’on en verra sortir une graisse mêlée de chairs écrasées. Cela te fera beaucoup de mal. — Tu ne réponds rien ; mais tout cela n’est encore que la question ordinaire. — Cependant tu t’évanouiras. Voici des flacons remplis de divers esprits, avec lesquels on te fera revenir. — Lorsque tu auras repris tes sens, on ôtera ces coins, et l’on mettra ceux-ci qui sont beaucoup plus gros. — Au premier coup, tes genoux et tes chevilles se briseront ; au second, tes jambes se fendront dans leur longueur ; la moelle en sortira et coulera sur cette paille, mêlée avec ton sang. — Tu ne veux pas parler ? — Allons, qu’on lui serre les pouces. (Les bourreaux prirent mes jambes et les attachèrent entre les planches.)

« Tu ne veux pas parler ? — Placez les coins. — Tu ne veux pas parler ? — Levez les marteaux. »

En ce moment on entendit une décharge d’armes à feu. Emina s’écriât : « Ô Mahomet ! nous sommes sauvés, Zoto est venu à notre secours. » — Zoto entra effectivement avec sa troupe, mit les bourreaux à la porte, et attacha l’inquisiteur à un anneau rivé dans la muraille du cachot. Puis il nous délia, les deux moresques et moi. Le premier usage que mes cousines firent de leur liberté, fut de se jeter dans mes bras : on nous sépara. Zolo me dit de monter à cheval et de prendre les devants, m’assurant qu’il suivroit bientôt avec les deux dames.

L’avant-garde avec laquelle je partis étoit de quatre cavaliers. Nous arrivâmes en un lieu fort désert, où nous trouvâmes un relais : ensuite nous suivîmes de hauts sommets et des crêtes de montagnes arides.

Vers les quatre heures nous atteignimes des cavernes où nous devions passer la nuit ; mais je me félicitai bien d’y être venu pendant qu’il faisoit encore jour ; car la vue en étoit admirable, et devoit surtout me paroître telle à moi, qui n’avois vu que les Ardennes et la Zélande. J’avois à mes pieds cette belle Vega de Granada, que les grenadins appelent, par contre vérité, la Nuestra Vegilla. Je la voyois toute entière avec ses six villes et ses quarante villages. À mes yeux se dérouloit la plus magnifique perspective ; le cours tortueux du Hénil, les torrens qui se précipitent du haut des Alpuharras, des bosquets, de frais ombrages, des édifices, des jardins, et une immense quantité de métairies formoient un charmant tableau au-dessous de moi. Ravi de pouvoir d’un coup d’œil embrasser à la fois tant de beaux objets, je m’abandonnai à la contemplation ; je sentis que je devenois amant de la nature ; j’oubliai mes cousines. Cependant elles arrivèrent bientôt dans des litières portées par des chevaux. Elles prirent place sur des carreaux dans la grotte ; et lorsqu’elles furent un peu reposées, je leur dis : « Mesdames, je ne me plains point de la nuit que j’ai passée à la Venta-Quemada ; mais je vous avoue qu’elle s’est terminée d’une manière qui m’a infiniment déplu. »

Emina me répondit : « Mon Alphonse, n’attribuez à nous que la belle partie de vos songes. Mais de quoi vous plaignez-vous ? n’avez-vous pas eu une occasion de faire preuve d’un courage plus qu’humain ? »

— « Comment, quelqu’un douteroit-il de mon courage ? Si je savois le trouver, je me battrois avec lui le mouchoir en bouche. »

— « Je ne sais ce que vous voulez dire avec votre mouchoir. Il y a des choses que je ne puis vous découvrir ; il y en a que je ne sais pas moi-même : je ne fais rien que par les ordres du chef de notre famille, successeur de Schéïk-Massoud, et qui sait tout le secret du Kassar Gomelèz. Tout ce que je puis vous dire, c’est que vous êtes notre très-proche parent. L’Oidor de Grenade, père de votre mère, avoit eu un fils qui fut trouvé digne d’être initié : il embrassa la religion musulmane, et épousa les quatre filles du dey de Tunis, alors régnant. La cadette seule eut des enfans, et elle est notre mère. Peu de temps après la naissance de Zibeddé, mon père et ses trois autres femmes, moururent d’une contagion, qui, à cette époque, désola toute la côte de Barbarie… Mais laissons-là toutes ces choses que peut-être vous saurez un jour ; parlons de vous, de la reconnoissance que nous vous devons, ou plutôt de notre admiration pour vos vertus. Avec quelle indifférence vous avez regardé les apprêts du supplice : quel respect religieux pour votre parole. Oui, Alphonse ! vous surpassez tous les héros de notre race, et nous sommes devenues votre bien. »

Zibeddé qui laissoit volontiers parler sa sœur, lorsque la conversation étoit sérieuse, reprenoit ses droits lorsqu’elle avoit le caractère du sentiment. Enfin, je fus flatté, caressé, content de moi-même et des autres. Les négresses apportèrent le souper, et Zoto nous servit lui-même, avec les marques du plus profond respect. On prépara pour mes cousines un assez bon lit, dans une espèce de grotte. J’allai me coucher dans un autre, et nous goûtâmes tous un repos dont nous avions besoin.




CINQUIÈME JOURNÉE.


Le lendemain, la caravane fut sur pied de bonne heure. Nous descendîmes les montagnes, et tournâmes dans de creux vallons, ou plutôt dans des précipices qui sembloient atteindre aux entrailles de la terre. Ils coupoient la chaîne des monts sur tant de directions différentes, qu’il étoit impossible de s’orienter, ni de savoir de quel côté l’on alloit.

Nous marchâmes ainsi pendant six heures, et nous arrivâmes aux ruines d’une ville abandonnée et déserte. Là, Zoto nous fit mettre pied à terre ; et me conduisant à un puits, il me dit : « Seigneur Alphonse, faites-moi la grâce de regarder dans ce puits, et de me dire ce que vous en pensez. »

Je lui répondis que ce puits ne me paroissoit en rien différent d’un autre.

— « Eh bien, reprit Zoto, c’est cependant l’entrée de mon palais. » — Ayant ainsi parlé, il mit la tête dans le puits et poussa un cri. Un moment après une lourde pierre, soutenue par des chaînes, s’abaissa à quelques pieds au-dessus de l’eau, et forma en quelque sorte un pont-levis. Parurent alors deux hommes armés qui parvinrent bientôt au haut du puits. Lorqu’ils furent dehors, Zoto me dit : « Seigneur Alphonse, j’ai l’honneur de vous présenter mes deux frères, Cicio et Momo. Vous avez peut-être vu leurs corps attachés à une potence ; mais ils ne s’en portent pas moins bien, et vous seront toujours dévoués, étant, ainsi que moi, au service du grand Schéïk des Gomélèz ».

— Je lui répondis que j’étois charmé de voir les frères d’un homme qui m’avoit rendu un service si important.

Il fallut se résoudre à descendre dans le puits. On apporta une échelle de corde, dont les deux sœurs se servirent avec plus d’aisance que je ne l’avois espéré. Je descendis après elles : lorsque nous fûmes arrivés à la pierre, nous trouvâmes une petite porte latérale, où l’on ne pouvoit passer qu’en se baissant beaucoup ; mais après avoir fait quelques pas, nous parvînmes à un bel escalier taillé dans le roc, éclairé par des lampes. Nous descendîmes plus de deux cents marches, et arrivâmes dans un souterrain, composé d’une quantité de salles et de chambres. Les pièces que l’on habitoit étoient tapissées en liége, ce qui les garantissoit de l’humidité. J’ai vu depuis à Cintra, près de Lisbonne, un couvent taillé dans le roc, dont les cellules étoient ainsi tapissées ; et que l’on appelle, à cause de cela, le couvent de Liége. — De plus, de bons feux, bien disposés, donnoient une température très agréable au souterrain de Zoto. Les chevaux qui servoient à sa cavalerie, étoient dispersés dans les environs : cependant, en cas de péril, on pouvoit aussi les retirer dans le sein de la terre, par une ouverture qui donnoit sur un vallon voisin ; et il y avoit une machine faite exprès pour les hisser, mais dont on se servoit rarement.

« Toutes ces merveilles, me dit Emina, sont l’ouvrage des Gomélèz ; ils creusèrent ce rocher dans le temps qu’ils étoient les maîtres du pays ; c’est-à-dire qu’ils achevèrent de le creuser ; car les idolâtres, qui habitoient les Alpuharras, à leur arrivée, en avoient déjà fort avancé le travail. Les savans prétendent, qu’en ce lieu même, étoient les mines d’or natif de la Bétique ; et d’anciennes prophéties annoncent que toute la contrée doit retourner un jour au pouvoir des Gomélèz. Qu’en dites-vous, Alphonse, ce seroit un joli patrimoine ? »

— Ce discours d’Emina me parut très-déplacé ; je le lui témoignai : puis, changeant de propos, je lui demandai quels étoient ses projets pour l’avenir ?

Emina me répondit qu’après ce qui s’étoit passé, elles ne pouvoient plus rester en Espagne ; mais qu’elles vouloient se reposer un peu, jusqu’à ce que l’on eût préparé leur embarquement.

On nous donna un dîner très-abondant, surtout en venaison et confitures sèches. Les trois frères nous servoient avec le plus grand empressement. Je fis observer à mes cousines qu’il étoit impossible de trouver des pendus plus honnêtes. Emina en convint ; et s’adressant à Zoto, elle lui dit : « Vous et vos frères, vous devez avoir eu des aventures bien étranges ; vous nous feriez beaucoup de plaisir de nous les raconter. »

Zoto, après s’être fait un peu presser, prit place auprès de nous, et commença en ces termes :


Histoire de Zoto.


« Je suis né dans la ville de Bénévent, capitale du duché de ce nom. Mon père qui s’appeloit Zoto, comme moi, étoit un armurier, habile dans sa profession ; mais comme il y en avoit deux autres dans la ville qui avoient plus de réputation que lui, son état ne suffisoit qu’à peine à l’entretenir, lui, sa femme et ses trois enfans ; c’est-à-dire, mes deux frères et moi.

« Trois ans après que mon père se fut marié, une sœur cadette de mère épousa un marchand d’huile, appelé Lunardo, qui lui donna pour présent de noces, des boucles d’oreilles en or, avec un collier du même métal. Ma mère, en revenant de la noce, parut plongée dans une sombre mélancolie. Son mari voulut en savoir le motif, elle se défendit longtemps de le lui dire ; enfin elle lui avoua qu’elle se mourroit d’envie d’avoir des pendans d’oreilles et un collier comme sa sœur. Mon père ne répondit rien. Il avoit une armure de chasse complète, du plus rare et du plus riche travail. Le fusil, la paire de pistolets, le couteau, étoient les plus beaux ouvrages qui fussent sortis de sa main. Le fusil tiroit quatre coups sans être rechargé. Mon père y avoit travaillé quatre ans, il l’estimoit trois cents onces d’or de Naples. Il alla chez un amateur, vendit toute la garniture pour quatre-vingts onces, acheta des bijoux semblables à ceux que sa femme avoit désirés, et les lui apporta. Ma mère alla dès le même jour les montrer à la femme de Lunardo, et ses boucles d’oreilles furent trouvées un peu plus riches que celles de sa sœur, ce qui lui fit un extrême plaisir.

» Mais huit jours après, la femme de Lunardo vint chez ma mère pour lui rendre sa visite. Les tresses de ses cheveux, tournées en limaçon, étoient rattachées par une aiguille d’or, dont la tête étoit une rose en filigrane, enrichie d’un petit rubis. Cette vue rendit à ma mère son chagrin, elle retomba dans sa mélancolie, et n’en sortit que lorsque mon père lui eut promis une aiguille pareille à celle de sa sœur. Cependant, comme il n’avoit ni argent, ni moyens de s’en procurer, et qu’une pareille aiguille coûtoit quarante-cinq onces, il devint bientôt aussi mélancolique que ma mère l’avoit été quelques jours auparavant.

» Sur ces entrefaites, il reçut la visite d’un brave du pays, appelé Grillo-Monaldi, qui vint chez lui, pour faire nétoyer ses pistolets. Monaldi s’apercevant de la tristesse de mon père, lui en demanda la raison, et celui-ci ne la lui cacha point. Monaldi, après un instant de réflexion, lui parla en ces termes : Monsieur Zoto, je vous suis plus redevable que vous ne le pensez. Dernièrement, on a, par hasard, trouvé un poignard dans le corps d’un homme assassiné sur le chemin de Naples, la justice a fait porter ce poignard chez tous les armuriers, et vous avez généreusement attesté que vous ne le connoissiez point. Cependant c’étoit une arme que vous aviez faite, et que vous m’aviez vendue à moi même. Si vous eussiez dit la vérité, vous pouviez me causer quelqu’embarras. Voici donc les quarante-cinq onces dont vous avez besoin, et de plus, ma bourse vous sera toujours ouverte ». — Mon père accepta avec reconnoissance, alla acheter une aiguille d’or enrichie d’un rubis, et la porta à ma mère, qui ne manqua pas, dès le jour même, de s’en parer aux yeux de son orgueilleuse sœur.

» Ma mère, de retour chez elle, ne douta point de revoir Madame Lunardo ornée de quelque nouveau bijou, mais celle-ci formoit bien d’autres projets. Elle vouloit aller à l’église, suivie d’un laquais de louage, en livrée, et elle en avoit fait la proposition à son mari. Lunardo, qui étoit assez avare, avoit bien consenti à faire l’acquisition de quelque morceau d’or, qui, au fond, lui sembloit aussi en sûreté sur la tête de sa femme, que dans sa propre cassette. Mais il n’en fut pas de même, lorsqu’on lui proposa de donner une once d’or à un drôle, seulement pour se tenir une demi-heure derrière le dos de sa femme. Cependant les persécutions de madame Lunardo furent si violentes, et si souvent répétées, qu’il se détermina enfin à la suivre lui-même, en habit de livrée. Madame Lunardo trouva que son mari étoit, pour cet emploi, aussi bon qu’un autre ; et, dès le dimanche suivant, elle voulut paroître à la paroisse, suivie de ce laquais d’espèce nouvelle. Les voisins rirent un peu de cette mascarade, mais ma tante n’attribua leurs plaisanteries qu’à l’envie qui les dévoroit.

» Lorsqu’elle fut proche de l’église, les mendians firent une grande huée, et lui crièrent dans leur jargon : « Mira Lunardu che fa lu criardu de sua mugiera ». — Cependant ; comme les gueux ne poussent la hardiesse que jusqu’à un certain point, madame Lunardo entra librement dans l’église, où on lui rendit toutes sortes d’honneurs. On lui présenta l’eau bénite, et on la plaça sur un banc, tandis que ma mère étoit debout, et confondue avec les femmes de la dernière classe du peuple.

Ma mère, de retour au logis, prit aussitôt un habit bleu de mon père, et se mit à en orner les manches d’un reste de bandoulière jaune, qui avoit appartenu à la giberne d’un miquelet. Mon père, surpris, demanda ce qu’elle fesoit ? Ma mère lui raconta toute l’histoire de sa sœur, et comme son mari avoit eu la complaisance de la suivre en habit de livrée. — Mon père l’assura qu’il n’auroit jamais cette complaisance. Mais le dimanche suivant, il donna une once d’or à un laquais de louage qui suivit ma mère à l’église, où elle joua un rôle encore plus beau que madame Lunardo n’avoit fait le dimanche précédent.

Ce même jour, tout de suite après la messe, Monaldi vint chez mon père et lui tint ce discours : « Mon cher Zoto, je suis informé de la rivalité d’extravagances qui existe entre votre femme et sa sœur. Si vous n’y remédiez, vous serez malheureux toute votre vie ; vous n’avez donc que deux partis à prendre ; l’un, de corriger votre femme ; l’autre, d’embrasser un état qui vous mette à même de satisfaire son goût pour la dépense. Si vous prenez le premier parti, je vous offre une baguette de coudrier, dont je me suis servi avec ma défunte moitié, tant qu’elle a vécu. Si vous la prenez par un bout et que vous appliquiez l’autre sur les épaules de votre épouse, je vous assure que vous la corrigerez aisément de tous ses caprices.

Si au contraire vous prenez le parti de satisfaire à toutes les fantaisies de votre femme, je vous offre l’amitié des plus braves gens de toute l’Italie. Ils se rassemblent volontiers à Bénévent, parce que c’est une ville frontière. Je pense que vous m’entendez, ainsi faites vos réflexions ». — Après avoir ainsi parlé, Monaldi laissa sa baguette de coudrier sur l’établi de mon père, et s’en alla.

Pendant ce temps-là, ma mère étoit allée, après la messe, montrer son laquais de louage au Corso et chez quelques-unes de ses amies. Enfin elle rentra triomphante ; mais mon père la reçut tout autrement qu’elle ne s’y attendoit. De la main gauche il la saisit par le bras, et prenant la baguette de coudrier de la main droite, il commença à mettre à exécution les conseils de Monaldi. Sa femme s’évanouit Mon père maudit la baguette, demanda pardon, l’obtint, et la paix fut rétablie.

» Quelques jours après, mon père alla trouver Monaldi, pour lui dire que la vertu du bois de coudrier n’avoit point produit son effet, et qu’il se recommandoit aux braves dont il lui avoit parlé. Monaldi lui répondit : « Monsieur Zoto, il est assez surprenant que, n’ayant pas le courage d’infliger la moindre punition à votre femme, vous ayez celui d’attendre les gens au coin d’un bois. Cependant cela est possible, et le cœur humain recèle bien d’autres contradictions. Je veux bien vous présenter à mes amis, mais il faut auparavant que vous ayez fait quelqu’action d’éclat. Tous les soirs, lorsque vous aurez fini votre ouvrage, armez-vous d’une épée, mettez un poignard à votre ceinture, et promenez-vous d’un air un peu fier, vers le portail de la Madonne, peut-être quelqu’un viendra-t-il vous employer. Adieu, puisse le ciel bénir vos entreprises ».

» Mon père fit ce que Monaldi lui avoit conseillé, et bientôt il s’apperçut que plusieurs cavaliers et les sbires même le saluoient d’un air d’intelligence. Au bout de quinze jours de cet exercice, mon père fut un soir accosté par un homme bien mis, qui lui dit : « Monsieur Zoto, voici cent onces que je vous donne. Dans une demi-heure, vous verrez passer deux jeunes gens, qui auront des plumes blanches à leurs chapeaux ; vous vous approcherez d’eux avec l’air de vouloir leur faire une confidence, et vous direz à demi-voix : qui de vous est le marquis Feltri ? — L’un d’eux dira, c’est moi. — Vous lui donnerez un coup de poignard dans le cœur. L’autre jeune homme, qui est un lâche, s’enfuira ; alors vous achèverez Feltri. Lorsque le coup sera fait, n’allez pas vous réfugier dans une église ; retournez tranquillement chez vous, et je vous suivrai de près ». — Mon père exécuta ponctuellement les instructions qu’on lui avoit données ; et lorsqu’il fut de retour chez lui, il vit arriver l’inconnu dont il avoit servi le ressentiment. Celui-ci lui dit : « Monsieur Zoto, je suis très-sensible à ce que vous avez fait pour moi. Voici encore une bourse de cent onces, que je vous prie d’accepter, et en voici une autre de même valeur, que vous présenterez au premier homme de justice qui viendra chez vous ». — Après avoir ainsi parlé, l’inconnu se retira.

» Bientôt après, le chef des sbires se présenta chez mon père, qui lui donna aussitôt les cent onces destinées à la justice ; et celui-ci invita mon père à venir faire chez lui un souper d’amis. Ils se rendirent à un logement, adossé à la prison publique, et ils y trouvèrent pour convives, le bariget et le confesseur des prisonniers. Mon père étoit un peu ému, ainsi qu’on l’est d’ordinaire, après un premier assassinat. L’ecclésiastique remarquant son trouble, lui dit : « Monsieur Zoto, point de tristesse, les messes de la cathédrale sont à douze taris la pièce. On dit que le marquis Feltri a été assassiné, faites dire une vingtaine de messes pour le repos de son âme, et l’on vous donnera, par dessus le marché, une absolution générale ». — Après cela, il ne fut plus question de ce qui s’étoit passé, et le souper fut assez gai.

» Le lendemain, Monaldi vint chez mon père, et le complimenta sur la manière dont il avoit agi. Mon père voulut lui rendre les quarante-cinq onces qu’il en avoit reçu, mais Monaldi lui dit : « Zoto, vous offensez ma délicatesse. Si vous me reparlez encore de cet argent, je croirai que vous me reprochez de n’en avoir pas fait assez. Ma bourse est à votre service, et mon amitié vous est acquise. Je ne vous cacherai plus que je suis moi-même le chef de la troupe dont je vous ai parlé. Elle est composée de gens d’honneur et d’une exacte probité. Si vous voulez en être, dites que vous allez à Brescia, pour y acheter des canons de fusils, et venez nous joindre à Capoue. Logez-vous à la Croce d’Oro, et ne vous embarrassez pas du reste ». — Mon père partit au bout de trois jours, et fit une campagne aussi honorable que lucrative.

» Quoique le climat de Bénévent soit très-doux, mon père qui n’étoit pas encore fait au métier, ne voulut pas travailler dans la mauvaise saison. Il passa son quartier d’hiver dans le sein de sa famille, et son épouse eut un laquais le dimanche, des agraffes d’or à son corset noir, et un crochet d’or, où pendoient ses clefs.

» Vers le printemps, il arriva que mon père fut appelé dans la rue, par un domestique inconnu, qui lui dit de le suivre à la porte de la ville. Là, il trouva un seigneur d’un certain âge, et quatre hommes à cheval. Le seigneur lui dit : « Monsieur Zoto, voici une bourse de cinquante sequins, je vous prie de vouloir bien me suivre dans un château voisin, et de permettre que l’on vous bande les yeux ». — Mon père consentit à tout, et après une assez longue traite et plusieurs détours, ils arrivèrent au château du vieux seigneur. On le fit monter, et on lui ôta son bandeau. Alors il vit une femme masquée, attachée dans un fauteuil, et ayant un baillon dans la bouche. Le vieux seigneur lui dit : « Monsieur Zoto, voici encore cent sequins, ayez la complaisance de poignarder ma femme ».

» Mais mon père répondit : «  Monsieur, vous vous êtes mépris sur mon compte. J’attends les gens au coin d’une rue, ou je les attaque dans un bois, ainsi qu’il convient à un homme d’honneur ; mais je ne me charge point de l’office de bourreau ». — Après avoir dit ces mots, mon père jeta les deux bourses aux pieds du vindicatif époux. Celui-ci n’insista pas davantage, fit encore bander les yeux à mon père, et ordonna à ses gens de le conduire aux portes de la ville. Cette action noble et généreuse fit beaucoup d’honneur à Zoto ; mais ensuite il en fit une autre, qui fut encore plus généralement approuvée.

» Il y avoit à Bénévent deux hommes de qualité, dont l’un s’appeloit le comte Montalto, et l’autre le marquis de Serra. Le comte Montalto fit appeler mon père, et lui promit cinq cents sequins pour assassiner Serra. Mon père s’en chargea, mais il demanda du temps, parce qu’il savoit que le marquis étoit sur ses gardes.

» Deux jours après, le marquis Serra le fit appeler dans un lieu écarté, et lui dit : « Zoto, voici une bourse de cinq cents sequins, elle est à vous, donnez-moi votre parole d’honneur de poignarder Montalto ».

» Mon père prit la bourse et lui répondit : « Monsieur le marquis, je vous donne ma parole d’honneur de tuer Montalto ; mais il faut que je vous l’avoue, je lui ai aussi donné ma parole de vous faire périr ».

» Le marquis dit en riant : « J’espère bien que vous ne le ferez pas ».

» Mon père répondit très-sérieusement : « Pardonnez-moi, monsieur le marquis, je l’ai promis, et je le ferai ».

» Le marquis sauta en arrière et saisit son épée. Mais mon père tira un pistolet de sa ceinture et cassa la tête au marquis. Ensuite il se rendit chez Montalto, et lui annonça que son ennemi n’étoit plus. Le comte l’embrassa, et lui remit les cinq cents sequins. Alors mon père avoua, d’un air un peu confus, que le marquis, avant de mourir, lui avoit donné cinq cents sequins pour l’assassiner. Le comte dit qu’il étoit charmé d’avoir prévenu son ennemi. « Monsieur, le comte lui répondit mon père, cela ne vous servira de rien, car j’ai donné ma parole ». — En même temps, il lui donna un coup de poignard. Le comte, en tombant, poussa un cri qui attira ses domestiques. Mon père se débarrassa d’eux à coups de poignard, et gagna les montagnes, où il trouva la troupe de Monaldi. Tous les braves qui la composoient, vantèrent à l’envi un attachement aussi religieux à sa parole. Je vous assure que ce trait est encore dans la bouche de tout le monde, et que, pendant long-temps, on en parlera dans Bénévent.

» Lorsque mon père alla joindre la troupe de Monaldi, je pouvois avoir sept ans, et je me rappelle qu’on nous mena en prison, ma mère, mes deux frères et moi. Mais ce ne fut que pour la forme. Comme mon père n’avoit pas oublié la part des gens de justice, ils furent aisément convaincus que nous n’avions aucune relation avec lui.

» Le chef des sbires eut un soin tout particulier de nous pendant notre détention, et même il en abrégea le terme. Ma mère, au sortir de la prison, fut très-bien reçue par les voisines et tout le quartier ; car, dans le midi de l’Italie, les bandits sont les héros du peuple, comme les contrebandiers le sont en Espagne. Nous avions notre part dans l’estime universelle ; et moi, en particulier, j’étois regardé comme le prince des polissons de notre rue.

» Vers ce temps, Monaldi fut tué dans une affaire, et mon père, qui prit le commandement de la troupe, voulut débuter par une action d’éclat. Il alla se poster sur le chemin de Salerne, pour y attendre une remise d’argent, qu’envoyoit le vice-roi de Sicile. L’entreprise réussit, mais mon père y fut blessé d’un coup de mousquet dans les reins, ce qui le rendit incapable de servir plus longtemps. Le moment où il prit congé de la troupe fut extraordinairement touchant ; l’on assure même que plusieurs bandits y pleurèrent, ce que j’aurois bien de la peine à croire, si moi-même je n’avois pleuré une fois en ma vie. Ce fut après avoir poignardé ma maîtresse, ainsi que je vous le dirai en son lieu.

» La troupe ne tarda pas à se dissoudre ; quelques-uns de ces braves allèrent se faire pendre en Toscane, les autres allèrent rejoindre Testalunga, qui commençoit à acquérir quelque réputation en Sicile. Mon père lui-même passa le détroit, et se rendit à Messine, où il demanda un asile aux Augustins del Monte. Il mit son petit pécule entre les mains de ces pères, fit une pénitence publique, et s’établit sous le portail de leur église, où il menoit une vie fort douce, ayant la liberté de se promener dans les jardins et les cours du couvent. Les moines lui donnoient la soupe, et il faisoit chercher une couple de plats à une hôtellerie voisine. Le frater de la maison pansoit encore ses blessures par dessus le marché.

» Je suppose qu’alors mon père nous faisoit tenir de fortes remises, car l’abondance régnoit dans notre maison. Ma mère prit part aux plaisirs du carnaval, et dans le carême, elle fit une crêche (ou présépe), représentée par des petites poupées, des châteaux de sucre et autres enfantillages de cette espèce, qui sont fort en vogue dans tout le royaume de Naples, et forment un objet de luxe pour le bourgeois. Ma tante Lunardo eut aussi un présépe, mais il n’approchoit pas du nôtre.

» Autant que je me rappelle de ma mère, il me semble qu’elle étoit très-bonne, et souvent nous l’avons vue pleurer sur les dangers auxquels s’exposoit son époux ; mais quelques triomphes, remportés sur sa sœur ou sur ses voisines, séchoient bien vîte ses larmes. La satisfaction que lui donna sa belle crêche, fut le dernier plaisir de ce genre qu’elle pût goûter. Je ne sais comment elle gagna une pleurésie, dont elle mourût au bout de quelques jours.

» À sa mort, nous n’aurions sû que devenir, si le barigel ne nous eut retirés chez lui. Nous y passâmes quelques jours, après lesquels on nous remit à un muletier, qui nous fit traverser toute la Calabre, et nous arrivâmes le quatorzième jour à Messine. Mon père étoit déjà informé de la mort de son épouse, il nous reçut avec beaucoup de tendresse, nous fit donner une natte auprès de la sienne, et nous présenta aux moines, qui nous mirent au nombre des enfans de chœur. Nous servions la messe, nous mouchions les cierges, nous allumions les lampes, et à cela près, nous étions d’aussi fieffés polissons que nous l’avions été à Bénévent. Lorsque nous avions mangé la soupe des moines, mon père nous donnoit à chacun un tari, avec lequel nous achetions des châtaignes et des craquelins, après quoi nous allions jouer sur le port, et nous ne revenions plus qu’à la nuit. Enfin, nous étions d’heureux polissons, lorsqu’un événement, qu’aujourd’hui même je ne puis me rappeler sans un mouvement de rage, décida du sort de ma vie entière.

» Un certain dimanche, comme l’on alloit chanter vêpres, je revins au portail de l’église, chargé de marrons que j’avois achetés pour mes frères et pour moi, et j’en faisois le partage, lorsque je vis arriver une voiture superbe, attelée de six chevaux blancs, et précédée de deux autres, de même couleur, qui couroient en liberté, sorte de luxe que je n’ai vû qu’en Sicile. La voiture s’ouvrit, et j’en vis sortir d’abord un gentilhomme Bracière, qui donna le bras à une belle dame, ensuite un abbé, et enfin un petit garçon de mon âge, d’une figure charmante, et magnifiquement habillé à la hongroise, ainsi que l’on habilloit alors les enfans, assez communément. Sa petite hongreline étoit de velours bleu, brodée en or et garnie de martes-zibelines ; elle lui descendoit à la moitié des jambes, et couvroit même une partie de ses bottines de maroquin jaune. Son bonnet, également garni de zibelines, étoit aussi en velours bleu et surmonté d’une houpe de perles, qui tomboit sur son épaule ; sa ceinture étoit en glands et cordon d’or, et son petit sabre, enrichi de pierreries. Enfin, il avoit à la main un livre de prières, garni en or.

» Je fus si émerveillé de voir un si bel habit à un garçon de mon âge, que ne sachant trop ce que je faisois, j’allai à lui, et lui offris deux châtaignes que j’avois à la main ; mais l’indigne garnement, au lieu de répondre à la petite amitié que je lui faisois, me donna de son livre de prières par le nez, et cela de toute la force de son bras : j’eus l’œil gauche presque poché ; et un fermoir du livre étant entré dans une de mes narines, la déchira de façon que je fûs en un instant couvert de sang. Il me semble qu’alors j’entendis le petit seigneur pousser des cris affreux ; mais j’avois, pour ainsi dire, perdu connoissance. Lorsque je repris mes sens, je me trouvai près de la fontaine du jardin, à côté de mon père et de mes frères, qui me lavoient le visage, et cherchoient à arrêter l’hémorragie.

» Cependant, j’étois encore tout en sang, lorsque nous vîmes revenir le petit seigneur, suivi de son abbé, du gentilhomme Bracière et de deux valets de pied, dont l’un portoit un paquet de verges. Le gentilhomme expliqua en peu de mots, que madame la princesse de Rocca Fiorita exigeoit que je fusse fouetté jusqu’au sang, en réparation de la frayeur que je lui avois causée, ainsi qu’à son Principino ; et tout de suite les valets de pied mirent la sentence à exécution. Mon père qui craignoit de perdre son asile, n’osa d’abord rien dire ; mais voyant que l’on me déchiroit impitoyablement, il n’y put tenir ; et s’adressant au gentilhomme avec tout l’accent d’une fureur étouffée, il lui dit : « Faites finir ceci, ou rappelez-vous que j’en ai assassiné qui en valoient dix de votre sorte. » — Le gentilhomme considérant que ces paroles renfermoient un grand sens, ordonna que l’on mît fin à mon supplice ; mais comme j’étois encore couché sur le ventre, le Principino s’approcha de moi et me donna un coup de pied dans le visage, en me disant : « Managia la tua facia de Banditu. » — Cette dernière insulte mit le comble à ma rage. Je puis dire que depuis ce moment, je n’ai plus été enfant, ou du moins que je n’ai plus goûté les douces joies de cet âge ; et long-temps après je ne pouvois, de sang froid, voir un homme richement habillé.

» Il faut que la vengeance soit le péché originel des gens de notre pays ; car bien que je n’eusse alors que huit ans, la nuit comme le jour, je ne songeois plus qu’à punir le Principino. Je me réveillois en sursaut, rêvant que je le tenois par les cheveux et le rouois de coup ; et le jour, je pensois aux moyens de lui faire du mal de loin, (car je me doutois bien qu’on ne me laisseroit pas approcher) et de m’enfuir après avoir fait le coup. Enfin, je me décidai à lui lancer une pierre dans le visage, sorte d’exercice que j’entendois déjà assez bien ; cependant, pour m’y entretenir, je choisis un but contre lequel je m’exerçois presque toute la journée.

» Une fois mon père me demanda ce que je faisois ? Je lui répondis que mon intention étoit d’écraser le visage du Principino, et puis de m’enfuir et de me faire bandit. — Il parut ne pas croire à ce que je disois ; mais il me sourit d’une manière qui me confirma dans mon projet.

» Enfin arriva le dimanche qui devoit être le jour de la vengeance : le carrosse parut, l’on descendit. J’étois fort ému, cependant je me remis. Mon petit ennemi me démêla dans la foule, et me tira la langue. Je tenois ma pierre, je la lançai, et il tomba à la renverse.

» Aussitôt je me mis à courir, et ne m’arrêtai qu’à l’autre bout de la ville. Là, je rencontrai un petit ramoneur de ma connoissance, qui me demanda où j’allois ? Je lui racontai mon histoire, et il me conduisit aussitôt à son maître. Celui-ci qui manquoit de garçons, et ne savoit où en prendre pour un métier aussi rude, me reçut avec plaisir. Il me dit que personne ne me reconnoîtroit lorsque j’aurois le visage barbouillé de suie, et que grimper dans les cheminées étoit une science souvent très-utile. En cela, il ne m’a point trompé ; j’ai souvent dû la vie au talent que j’acquis alors.

» La poussière des cheminées et l’odeur de la suie m’incommodèrent beaucoup dans les commencemens ; mais je m’y accoutumai, car j’étois dans l’âge où l’on se fait à tout. Il y avoit environ six mois que j’exerçois ma profession, lorsque m’arriva l’aventure que je vais rapporter.

» J’étois sur un toit, et je prêtois l’oreille pour savoir par quel tuyau sortiroit la voix du maître : il me parut l’entendre crier dans la cheminée la plus voisine de moi. J’y descendis, et je trouvai que sous le toit le tuyau se séparoit en deux. Là, j’aurois encore dû appeler, je ne le fis point, et je me décidai étourdiment pour une des deux ouvertures. Je me laissai glisser, et je me trouvai dans un beau salon ; mais le premier objet que j’aperçus, fut mon Principino en chemise et jouant au volant.

» Quoique ce petit sot eut sans doute vu d’autres ramoneurs, il s’avisa de me prendre pour le diable : il se mit à genoux et me pria de ne point l’emporter, promettant d’être bien sage. Ses protestations m’auroient peut-être touché ; mais j’avois à la main mon petit balai de ramoneur ; et la tentation d’en faire usage étoit devenue trop forte. De plus, je m’étois bien vengé du coup que le Principino m’avoit donné avec son livre de prières, et même aussi en partie des coups de verges ; mais j’avois encore sur le cœur le coup de pied qu’il m’avoit donné au visage, en me disant : « Managia la tua facia de Banditu. — Enfin, un Napolitain aime mieux se venger un peu plus qu’un peu moins.

» Je détachai donc une poignée de verges de mon balai, puis je déchirai la chemise du Principino ; et quand son dos fut à nu, je le déchirai aussi, ou du moins je l’accommodai assez mal. Mais ce qu’il y avoit de plus singulier, c’est que la peur l’empêchoit de crier.

» Lorsque je crus en avoir fait assez, je me débarbouillai le visage, et lui dis : « Ciucio maledetto io no zuno la diavolu, io zuno lu piciolu Banditu delli Augustini. » — Alors le Principino retrouva l’usage de la voix, et se mit à crier au secours ; je n’attendis pas que l’on vint, et je remontai par où j’étois descendu.

» Lorsque je fus sur le toit, j’entendis encore la voix du maître qui m’appeloit ; mais je ne jugeai pas à propos de répondre. Je me mis à courir de toit en toit, et j’arrivai à celui d’une écurie, devant laquelle étoit un chariot de foin. Je me jetai du toit sur le chariot, et du chariot à terre ; puis j’arrivai, tout courant, au couvent des Augustins, où je racontai à mon père tout ce qui venoit de m’arriver. Mon père m’écouta avec beaucoup d’intérêt, puis il me dit : « Zoto ! » Zoto ! gia vegio che tu serai Banditu. » — Ensuite se tournant vers un homme qui étoit à côté de lui, il lui dit : « Padron Lettereo, prendete to chiutosto vui. »

» Padron Lettereo étoit capitaine d’une pinque armée, soi-disant pour la pêche du corail ; mais au fond contrebandier, et même forban, selon que l’occasion s’en présentoit : ce qui lui arrivoit rarement, parce qu’il ne portoit pas de canons, et qu’il étoit forcé alors de surprendre les bâtimens dans des plages désertes.

L’on savoit tout cela à Messine ; mais Lettereo faisoit la contrebande pour le compte des principaux marchands de la ville. Les commis de la douane avoient leur part ; et d’ailleurs, le patron passoit pour être très-libéral de Costellades, ce qui en imposoit à ceux qui auroient voulu lui faire de la peine. Enfin, il avoit une figure véritablement imposante ; sa taille et sa carrure auroient déjà suffi pour se faire remarquer ; mais tout le reste de son extérieur y répondoit si bien, que les gens d’un caractère timide, ne le voyoient point sans ressentir un mouvement de frayeur. Son visage, d’un brun déjà très-foncé, étoit encore obscurci par un coup de feu qui lui avoit laissé beaucoup de traces ; et sa peau bise étoit chamarrée de divers dessins étranges. Les matelots de la méditerranée ont presque tous l’usage de se faire piquer sur les bras et la poitrine, des chiffres, des profils de galère, des croix et autres ornemens pareils. Lettereo avoit renchéri sur cet usage ; il avoit gravé sur l’une de ses joues un crucifix et sur l’autre une madonne ; mais l’on ne voyoit pourtant que le haut de ces images, car le bas étoit caché dans une barbe épaisse, que le rasoir ne touchoit jamais, et que les ciseaux seuls contenoient dans de certaines bornes. Ajoutez à cela des anneaux d’or aux oreilles, un bonnet rouge, une ceinture de même couleur, une veste sans manches, des culottes de matelot, les bras et les pieds nus, et les poches pleines d’or : tel étoit le patron.

» L’on prétend que dans sa jeunesse il avoit eu des bonnes fortunes du plus haut parage : et même encore, dans le temps dont je parle, il étoit la coqueluche des femmes de son état et la terreur de leurs époux.

» Enfin, pour achever de vous faire connoître Lettereo, je vous dirai qu’il avoit été l’ami intime d’un homme d’un vrai mérite, qui depuis a fait parler de lui, sous le nom du capitaine Pepo. Ils avoient servi ensemble sur les corsaires de Malte ; ensuite Pepo étoit entré au service de son roi, tandis que Lettereo, à qui l’honneur étoit moins cher que l’argent, avoit pris le parti de s’enrichir par toutes sortes de voies, et en même temps étoit devenu l’irréconciliable ennemi de son ancien camarade.

» Mon père qui dans son asile, n’avoit rien à faire qu’à panser sa blessure, dont il n’espéroit plus l’entière guérison, entroit volontiers en conversation avec des héros de son espèce. C’étoit là ce qui l’avoit lié avec Lettereo ; et en me recommandant à lui, il avoit lieu d’espérer que je ne serois pas refusé. Il ne se trompa point ; Lettereo fut même sensible à cette marque de confiance. Il promit à mon père que mon noviciat seroit moins rude que ne l’est ordinairement celui d’un mousse de vaisseau ; et il l’assura que puisque j’avois été ramoneur, il ne me faudroit pas deux jours pour apprendre à monter dans les manœuvres.

» Pour moi j’étois enchanté, car mon nouvel état me paroissoit plus noble que celui de gratter les cheminées. J’embrassai mon père et mes frères, et pris gaîment, avec Lettereo, le chemin de son navire. Lorsque nous fûmes à bord, le patron rassembla son équipage, composé de vingt hommes, dont les figures ressembloient assez bien à la sienne. Il me présenta à ces messieurs, et leur tint ce discours : « Anime menagie quista criadura e lu filiu de Zotu, se uno de vui a utri, si mette la mano sopra io si mangie l’amina. » — Cette recommandation eut tout l’effet qu’elle devoit avoir. On voulut même que je mangeasse à la gamelle commune ; mais comme je vis deux mousses de mon âge qui servoient les matelots et mangeoient leurs restes, je fis comme eux. On me laissa faire et l’on m’en aima davantage ; mais lorsque l’on vit ensuite comme je montois à l’antenne, chacun s’empressa de me combler de témoignage d’estime. L’antenne tient lieu de la vergue, dans les voiles latines ; mais il est beaucoup moins dangereux de se tenir sur les vergues, car elles sont toujours dans une position horizontale.

» Nous mîmes à la voile, et arrivâmes le troisième jour au détroit de Saint-Boniface, qui sépare la Sardaigne de la Corse. Nous y trouvâmes plus de soixante barques occupées à la pêche du corail. Nous nous mîmes aussi à pêcher, ou plutôt nous en fîmes semblant. Mais moi, en mon particulier, j’en tirai beaucoup d’instruction, car en quatre jours, je nageois et plongeois comme le plus hardi de mes camarades.

» Au bout de huit jours, notre petite flottille fut dispersée par une grégalade, c’est le nom que, dans la Méditerranée, l’on donne à un coup de vent nord-est. Chacun se sauva comme il pût. Pour nous, nous arrivâmes à un ancrage, connu sous le nom de rade de Saint-Pierre. C’est une plage déserte, sur la côte de Sardaigne. Nous y trouvâmes une polacre vénitienne, qui sembloit avoir beaucoup souffert de la tempête. Notre patron forma aussitôt des projets sur ce navire, et jeta l’ancre tout proche de lui. Puis il mit une partie de son équipage à fond de cale, afin de paroître avoir moins de monde, ce qui étoit presque une précaution superflue, car les bâtimens latins en ont toujours plus que les autres.

» Lettereo ne cessant d’observer l’équipage vénitien, vit qu’il n’étoit composé que du capitaine, du contremaître, de six matelots et d’un mousse. Il observa de plus que la voile de hune étoit déchirée ; et qu’on la descendoit pour la racommoder, car les navires marchands n’ont pas de voile de rechange. Muni de ces observations, il mit huit fusils et autant de sabres dans la chaloupe, couvrit le tout d’une toile goudronnée, et se résolut à attendre le moment favorable.

« Lorsque le temps se fut remis au beau, les matelots ne manquèrent pas de monter sur le hunier, pour déferler la voîle ; mais comme ils ne s’y prenoient pas bien, le contremaître monta aussi, et fut suivi du capitaine. Alors Lettereo fit mettre la chaloupe à la mer, s’y glissa avec sept matelots, et aborda par l’arrière de la polacre. Le capitaine, qui étoit sur la vergue, lui cria : « A larga Ladron, a larga. — Mais Lettereo le coucha en joue, avec menace de tuer le premier qui voudroit descendre. Le capitaine, qui paroissoit un homme déterminé, se jeta dans les haubans pour descendre. Lettereo le tira au vol. Il tomba dans la mer, et on ne le vit plus. Les matelots demandèrent grâce. Lettereo laissa quatre hommes pour les tenir en arrêt, et avec les trois autres il se mit à parcourir l’intérieur du vaisseau. Dans la chambre du capitaine il trouva un baril, de ceux où l’on met les olives ; mais comme il étoit un peu pesant et cerclé avec soin, il jugea qu’il y trouveroit peut-être d’autres objets, il l’ouvrit et fut agréablement surpris d’y trouver plusieurs sacs d’or. Il n’en demanda pas davantage, et sonna la retraite. Le détachement vint à bord, et nous mîmes à la voile. Comme nous rangions l’arrière du vénitien, nous lui criâmes encore par raillerie : « Viva San-Marco ».

» Cinq jours après nous arrivâmes à Livourne. Aussitôt le patron se rendit chez le consul de Naples, avec deux de ses gens, et y fit sa déclaration : « Comme quoi son équipage avoit pris querelle avec celui d’une polacre vénitienne, et comme quoi le capitaine vénitien avoit malheureusement été poussé par un matelot, et étoit tombé dans la mer ». — Une partie du baril d’olives fut employée à donner à ce récit l’air de la plus grande vraisemblance.

» Lettereo, qui avait un goût décidé pour la piraterie, auroit sans doute tenté d’autres entreprises de ce genre ; mais on lui proposa, à Livourne, un nouveau commerce, auquel il donna la préférence. Un juif, appelé Nathan Lévi, ayant observé que le pape et le roi de Naples, gagnoient beaucoup sur leurs monnoies de cuivre, voulut aussi prendre part à ce gain. C’est pourquoi il fit fabriquer des monnoies pareilles dans une ville d’Angleterre, appelée Birmingham. Lorsqu’il en eût une certaine quantité, il établit un de ses commis à la Flariola, hameau de pêcheurs, situé sur la frontière des deux états ; et Lettereo se chargea du soin d’y transporter et débarquer la marchandise.

» Le profit fut considérable, et pendant plus d’un an, nous ne fîmes qu’aller et venir, toujours chargés de nos monnoies romaines et napolitaines. Peut-être même eussions-nous pu continuer longtemps nos voyages ; mais Lattereo, qui avoit du génie pour les spéculations, proposa aussi au juif de faire fabriquer des monnoies d’or et d’argent. Celui-ci suivit son conseil, et établit à Livourne même, une petite manufacture de sequins et de scudi. Notre profit excita la jalousie des puissances. Un jour que Lettereo étoit à Livourne, et prêt à mettre à la voile, on vint lui dire que le capitaine Pepo avoit ordre du roi de Naples de l’enlever, mais qu’il ne pouvoit se mettre en mer qu’à la fin du mois. Ce faux avis n’étoit qu’une ruse de Pepo, qui tenoit déjà la mer depuis quatre jours. Lettereo en fut la dupe. Le vent étoit favorable, il crut pouvoir faire encore un voyage, et mit à la voile.

» La lendemain, à la pointe du jour, nous nous trouvâmes au milieu de l’escadrille de Pepo, composée de deux galiottes et de deux scampavies. Nous étions entourés, il n’y avoit nul moyen d’echapper. Lettereo avoit la mort dans les yeux, il mit toutes les voiles dehors, et gouverna sur le capitaine. Pepo étoit sur le pont, et donnoit des ordres pour l’abordage. Lettereo prit un fusil, le coucha en joue et lui cassa un bras, tout cela fut l’affaire de quelques secondes.

» Bientôt après les quatre bâtimens mirent le cap sur nous, et nous entendions de tous côtés : « Mayna ladro, mayna can senzafede ». — Lettereo mit à l’orse, en sorte que notre base rasoit la surface de l’eau. Puis, s’adressant à l’équipage, il nous dit : « Anime managie, io in galera, non ci vado : pregate per me la santissima madonna della Lettera ». — Nous nous mîmes tous à genoux. Lettereo mit des boulets de canon dans sa poche. Nous crûmes qu’il vouloit se jeter à la mer, mais le malin pirate ne s’y prit pas ainsi. Il y avoit un gros tonneau plein de cuivre, amarré sur le vent, Lettereo s’arma d’une hache et coupa l’amarre. Aussitôt le tonneau roula sur l’autre bande, et comme nous penchions déjà beaucoup, il nous fit chavirer tout-à-fait. D’abord nous autres, qui étions à genoux, nous tombâmes tous sur les voiles, et lorsque le navire s’engouffra, celles-ci, par leur élasticité, nous rejetèrent heureusement à plusieurs toises de l’autre côté.

» Pepo nous repêcha tous, à l’exception du capitaine, d’un matelot et d’un mousse. À mesure que l’on nous tiroit de l’eau, l’on nous garottoit, et l’on nous jetoit dans le gavon de la capitane. Quatre jours après nous abordâmes à Messine. Pepo fit avertir la justice qu’il avoit à remettre entre ses mains, des sujets dignes de son attention. Notre débarquement ne manqua pas d’une certaine pompe. C’étoit précisément l’heure du Corso, où toute la noblesse se promène sur ce que l’on appelle la Marine. Nous marchions gravement, précédés et suivis par des sbires.

» Le Principino se trouva au nombre des spectateurs. Il me reconnût ; aussitôt qu’il m’eût aperçu, il s’écria : « Ecco lu piciolu banditu dei Augustini ». — En même temps, il me sauta aux yeux, me saisit par les cheveux et m’égratigna le visage. Comme j’avois les mains liées derrière le dos, il m’étoit difficile de me défendre.

» Cependant me rappelant un tour que j’avois vû faire à Livourne, à des matelots anglais, je débarrassai ma tête, et j’en donnai un grand coup dans l’estomac du Principino. Il tomba à la renverse, et se relevant furieux, il tira un petit couteau de sa poche, et voulut m’en frapper, je l’évitai en lui donnant un croc en jambe, je le fis tomber fort rudement, et même, en tombant, il se blessa avec le couteau qu’il tenoit à la main. La princesse, qui arriva sur ces entrefaites, voulut encore me faire battre par ses gens ; mais les sbires s’y opposèrent, et nous conduisirent en prison.

» Le procès de notre équipage ne fut pas long ; les matelots furent condamnés à recevoir l’estrapade, et puis à passer le reste de leurs jours aux galères. Quant au mousse qui restoit et à moi, nous fûmes relâchés comme n’ayant pas l’âge compétent. Dès que la liberté nous fut rendue, j’allai au couvent des Augustins, mais je n’y trouvai plus mon père. Le frère portier me dit qu’il étoit mort, et que mes frères étoient mousses sur un vaisseau espagnol. Je demandai à parler au père prieur. Je fus introduit, je lui racontai ma petite histoire, sans oublier le coup de tête et le croc en jambe donnés au Principino. Sa révérence m’écouta avec beaucoup de bonté, puis elle me dit : « Mon enfant, votre père, en mourant, a laissé au couvent une somme considérable. C’étoit un bien mal acquis, auquel vous n’aviez aucun droit. Il est dans les mains de Dieu, et doit être employé à l’entretien de ses serviteurs. Cependant nous avons osé en détourner quelques écus, que nous avons donnés au capitaine espagnol qui s’est chargé de vos frères. Quant à vous, on ne peut plus vous donner asile dans ce couvent, par égard pour madame la princesse de Rocca-Fiorita, notre illustre bienfaitrice. Mais, mon enfant, vous irez à la ferme que nous avons au pied de l’Etna, et vous y passerez doucement les années de votre enfance ». — Après m’avoir dit ces choses, le prieur appela un frère Laï, et lui donna des ordres relatifs à mon sort.

» Le lendemain je partis avec le frère Laï ; nous arrivâmes à la ferme et je fus installé. De temps à autre l’on m’envoyoit à la ville pour des commissions qui avoient rapport à l’économie. Dans ces petits voyages, je fis tout mon possible pour éviter le Principino. Cependant, une fois que j’achetois des marrons dans la rue, il vint à passer, me reconnut, et me fit rudement fustiger par ses laquais. Quelque temps après, je m’introduisis chez lui à la faveur d’un déguisement ; et sans doute il m’eût été facile de l’assassiner, et je me repens tous les jours de ne l’avoir point fait ; mais alors je n’étois point encore familiarisé avec les procédés de ce genre, et je me contentai de le maltraiter. Pendant les premières années de ma jeunesse, il ne s’est pas passé six mois sans que j’eusse quelque rencontre avec ce maudit Principino, qui souvent avoit sur moi l’avantage du nombre. Enfin, j’atteignis quinze ans ; et quoiqu’un enfant pour l’âge et la raison, j’étois presque un homme pour la force et le courage : ce qui ne doit pas surprendre, si l’on considère que l’air de la mer, et ensuite celui des montagnes, avoient fortifié mon tempérament.

» J’avois donc quinze ans, lorsque je vis, pour la première fois, le brave et digne Testa-Lunga, le plus honnête et vertueux bandit qu’il y ait en Sicile. Demain, si vous le permettez, je vous ferai connoître quel étoit cet homme, dont la mémoire vivra éternellement dans mon cœur. Pour l’instant, je suis obligé de vous quitter, le gouvernement de ma caverne exige des soins attentifs auxquels je ne puis me refuser. »

Zoto nous quitta, et chacun de nous fit, sur son récit, des réflexions analogues à son propre caractère. J’avouai ne pouvoir refuser une sorte d’estime à des hommes aussi courageux que ceux qu’il m’avoit dépeint. Emina soutenoit que le courage ne mérite l’estime, qu’autant qu’on l’emploie à faire respecter la vertu. — Zibeddé dit qu’un petit bandit de seize ans pouvoit bien inspirer de l’amour. Les deux sœurs se retirèrent ensuite avec leurs négresses dans la partie du souterrain qui leur étoit destinée : elles revinrent pour le souper, puis chacun s’alla coucher ; mais lorsque tout fut tranquille dans la caverne, je vis entrer Emina tenant comme Phsyché, une lampe d’une main, conduisant de l’autre sa petite sœur qui étoit plus jolie que l’amour. Alphonse, me dit Emina, reçois la récompense de ta valeur héroïque : tu as bravé les tortures plutôt que de nous trahir. Nous sommes ton bien, nous sommes tes épouses ; puisse le saint Prophète perpétuer en nous le sang des Abencerages.

Je n’étois pas assez casuiste pour savoir jusqu’à quel point il m’étoit permis d’écouter de pareilles propositions de mariage ; je cherchai des argumens à leur opposer, je n’en trouvai point. Je balbutiai quelques mots sur les convenances, l’honneur, la différence des cultes ; on me ferma la bouche. La faiblesse de mes raisons termina la dispute à l’avantage de mes cousines.





SIXIÈME JOURNÉE.


Je fus réveillé par Zoto, qui me dit que j’avois dormi très-long-temps, et que le dîner étoit prêt. Je m’habillai à la hâte, et trouvai mes cousines qui m’attendoient dans la salle à manger. Leurs yeux me caressoient encore ; et elles sembloient occupées de la veille plus que du dîner que l’on servoit. Lorsque l’on eut ôté la table, Zoto prit place auprès de nous, et continua en ces termes le récit de son histoire.


Suite de l’histoire de Zoto.


« J’avois promis de vous parler de Testa-Lunga ; je vais vous tenir parole. Mon ami étoit un paisible habitant de Val-Castera, petit bourg au pied de l’Etna : il avoit une femme charmante. Le jeune prince de Val-Castera visitant un jour ses domaines, vit cette dame qui étoit venue le complimenter avec les autres femmes des notables. Le présomptueux jeune homme, loin d’être sensible à l’hommage que ses vassaux lui offroient par les mains de la beauté, ne fut occupé que des charmes de madame Testa-Lunga. Il lui expliqua, sans détour, l’effet qu’elle faisoit sur ses sens, et mit la main dans son corset. Le mari se trouvoit, dans cet instant, derrière sa femme : il tira un couteau de sa poche et l’enfonça dans le cœur du jeune prince. Je crois qu’à sa place tout homme d’honneur en eût fait autant. Testa-Lunga, après avoir fait ce coup, se retira dans une église, où il resta jusqu’à la nuit ; mais jugeant qu’il lui falloit prendre d’autres mesures pour l’avenir, il forma la résolution de joindre quelques bandits qui s’étoient, depuis peu, réfugiés sur le sommet de l’Etna. Il y alla, et les Bandits le reconnurent pour leur chef.

L’Etna avoit alors vomi une prodigieuse quantité de laves ; et ce fut au milieu de ces torrens enflammés que Testa-Lunga fortifia sa troupe dans des repaires, dont les chemins n’étoient connus que de lui. Lorsqu’il eut ainsi pourvu à sa sûreté, ce brave chef s’adressa au vice roi, et lui demanda sa grâce et celle de ses compagnons. Le gouvernement refusa, dans la crainte, à ce que j’imagine, de compromettre l’autorité. Alors Testa-Lunga entra en pour-parler avec les principaux fermiers des terres voisines. Il leur dit : « Volons en commun ; je viendrai et je demanderai, vous me donnerez ce que vous voudrez, et vous n’en serez pas moins à couvert devant vos maîtres. » — C’étoit toujours voler ; mais Testa-Lunga partageoit le tout entre ses compagnons, et ne gardoit pour lui que l’absolu nécessaire : au contraire, s’il traversoit un village il faisoit tout payer au double ; si bien qu’il devînt, en peu de temps, l’idole du peuple des deux Siciles.

Je vous ai déjà dit que plusieurs bandits de la troupe de mon père avoient été joindre Testa-Lunga, qui, pendant quelques années, se tint au midi de l’Etna, pour faire des courses dans le Val di Noto et le Val di Mazara. Mais à l’époque dont je vous parle ; c’est-à-dire, lorsque j’eus atteint quinze ans, la troupe revint au Val Dunoni ; et un beau jour, nous les vîmes arriver à la ferme des Moines.

» Tout ce que vous pouvez imaginer de leste et de brillant, n’approcheroit pas encore des hommes de Testa-Lunga : des habits de Miquelets, les cheveux dans une résille de soie, une ceinture de pistolets et de poignards ; une épée de longueur et un fusil de même ; tel étoit à peu près leur équipage de guerre. Ils furent trois jours à manger nos poules et à boire notre vin. Le quatrième, on vint leur annoncer qu’un détachement des dragons de Siracuse, s’avançoit avec l’intention de les envelopper. Cette nouvelle les fit rire de tout leur cœur. Ils se mirent en embuscade dans un chemin creux, attaquèrent le détachement et le dispersèrent. Ils étoient un contre dix ; mais chacun d’eux portoit plus de dix bouches à feu, et toutes de la meilleure qualité.

» Après la victoire, les bandits revinrent à la ferme ; et moi, qui de loin les avois vu combattre, j’en fus si enthousiasmé que je me jetai aux pieds du chef, pour le conjurer de me recevoir dans sa troupe. Testa-Lunga demanda qui j’étois ? Je répondis que j’étois le fils du bandit Zoto. — À ce nom chéri, tous ceux qui avoient servi sous mon père poussèrent un cri de joie. Puis l’un d’eux me prenant dans ses bras, me posa sur la table, et dit : « Mes camarades, le lieutenant de Testa-Lunga a été tué dans le combat, nous sommes embarrassés pour le remplacer, que le petit Zoto soit notre lieutenant. Ne voyez-vous pas que l’on donne des régimens aux fils des ducs et des princes, faisons pour le fils du brave Zoto ce que l’on fait pour eux ; je réponds qu’il se rendra digne de cet honneur. » — Ce discours mérita de grands applaudissemens à l’orateur, et je fus proclamé à l’unanimité.

» Mon grade d’abord n’étoit qu’une plaisanterie, et chaque bandit éclatoit de rire en m’appelant « Signor tenente. » — Mais il leur fallut changer de ton ; non-seulement j’étois toujours le premier à l’attaque et le dernier à couvrir la retraite, mais aucun d’eux n’en savoit autant que moi, lorsqu’il s’agissoit d’épier les mouvemens de l’ennemi ou d’assurer le repos de la troupe. Tantôt je gravissois le sommet des rochers pour découvrir plus de pays et faire les signaux convenus, et tantôt je passois des journées entières tout au milieu des ennemis, ne descendant d’un arbre que pour grimper sur un autre. Souvent même il m’est arrivé de passer les nuits sur les plus hauts châtaigniers de l’Etna ; et lorsque je ne pouvois plus résister au sommeil, je m’attachois aux branches avec une courroie : tout cela ne m’étoit pas bien difficile, puisque j’avois été mousse et ramoneur.

» J’en fis tant enfin que la sûreté commune me fût entièrement confiée. Testa-Lunga m’aimoit comme son fils ; mais si je l’ose dire, j’acquis une renommée qui surpassoit presque la sienne ; et les exploits du petit Zoto devinrent, en Sicile, le sujet de tous les entretiens. Tant de gloire ne me rendit pas insensible aux douces distractions que m’inspiroit mon âge. Je vous ai déjà dit que chez nous, les bandits étoient les héros du peuple ; et vous jugez bien que les bergères de l’Etna ne m’auroient pas disputé leur cœur ; mais le mien étoit destiné à se rendre à des charmes plus délicats, et l’amour lui réservoit une conquête plus flatteuse.

» J’étois lieutenant depuis deux ans, et j’en avois dix-sept accomplis lorsque notre troupe fut obligée de retourner vers le sud, parce qu’une nouvelle éruption du volcan avoit détruit nos retraites ordinaires. Au bout de quatre jours nous arrivâmes à un château, appelé Rocca Fiorita, fief et manoir en chef du Principino, mon ennemi.

» Je ne pensois plus guère aux injures que j’en avois reçues ; mais le nom du lieu me rendit toute ma rancune. Ceci ne doit point vous surprendre ; dans nos climats, les cœurs sont implacables. Si le Principino eût été dans son château, je crois que je l’aurois mis à feu et à sang. Je me contentai d’y faire tout le dégât possible ; et mes camarades qui connoissoient mes motifs, me secondoient de leur mieux. Les domestiques du château, qui avoient d’abord voulu nous résister, ne résistèrent point au bon vin de leur maître, que nous répandions à grands flots. Ils furent des nôtres. Enfin, nous fimes de Rocca-Fiorita un véritable pays de cocagne.

» Cette vie dura cinq jours. Le sixième, nos espions m’avertirent que nous allions être attaqués par le régiment de Siracuse tout entier ; et que le Principino viendroit ensuite avec sa mère et plusieurs dames de Messine. Je fis retirer ma troupe ; mais je fus curieux de rester, et je m’établis sur le sommet d’un chêne touffu, qui étoit à l’extrémité du jardin ; cependant j’avois eu la précaution de faire un trou dans la muraille du jardin, pour faciliter mon évasion.

» Enfin je vis arriver le régiment, qui campa devant la porte du château, après avoir placé des postes tout autour. Puis arriva une file de litières, dans lesquelles étoient des dames ; et dans la dernière étoit le Principino lui-même, couché sur une pile de coussins. Il descendit avec peine, soutenu par deux écuyers, se fit précéder par une compagnie de soldats ; et lorsqu’il sût que personne de nous n’étoit resté au château, il y entra avec les dames et quelques gentilshommes de sa suite.

» Il y avoit au pied de mon arbre une source d’eau fraîche, une table de marbre et des bancs. C’étoit la partie du jardin la plus ornée. Je supposois que la société ne tarderoit pas à s’y rendre, et je résolus de l’attendre, pour la voir de plus près. Effectivement, au bout d’une demi-heure, je vis venir une jeune personne, à peu-près de mon âge. Les anges n’ont pas plus de beauté ; et l’impression qu’elle fit sur moi fut si forte et si subite, que je serois peut-être tombé du haut de l’arbre, si je n’y eusse été attaché par ma ceinture, précaution que je prenois quelquefois, pour me reposer avec plus de sûreté.

» La jeune personne avoit les yeux, baissés et l’air de la mélancolie la plus profonde. Elle s’assit sur un banc, s’appuya sur la table de marbre, et versa beaucoup de larmes. Sans trop savoir ce que je faisois, je me laissai couler en bas de l’arbre, et me plaçai de manière à ce que je pouvois la voir, sans être moi-même aperçu. Alors je vis le Principino qui s’avançoit tenant un bouquet à la main. Il y avoit près de trois ans que je ne l’avois vû. Il s’étoit formé. Sa figure étoit belle, pourtant assez fade.

» Lorsque la jeune personne le vit, sa physionomie exprima le mépris d’une manière dont je lui sus bon gré. Cependant le Principino l’aborda d’un air content de lui-même, et lui dit : « Ma chère promise, voici un bouquet, que je vous donnerai, si vous me promettez de ne jamais me parler de ce petit gueux de Zoto. »

» La demoiselle répondit : « Monsieur le prince, il me semble que vous avez tort de mettre des conditions à vos faveurs ; et puis, quand je ne vous parlerois pas du charmant Zoto, toute la maison vous en entretiendroit. Votre nourrice, elle-même, ne vous a-t-elle pas dit qu’elle n’avoit jamais vû un aussi joli garçon, et pourtant vous étiez là. »

Le Principino, fort piqué, répliqua : « Méprisable créature, puisque tu es amoureuse d’un bandit, voilà ce que tu mérites. » En même tems, il lui donna un soufflet.

» Alors la demoiselle s’écria : » Zoto, que n’es-tu ici pour punir ce lâche. » Elle n’avoit pas achevé ces mots, que je parus, et je dis au prince : « Tu dois me reconnoître. Je suis bandit, et je pourrois t’assassiner ; mais je respecte mademoiselle, qui a daigné m’appeler à son secours, et je veux bien me battre à la maniere de vous autres nobles. » J’avois sur moi deux poignards et quatre pistolets. J’en fis deux parts, je les mis à dix pas l’une de l’autre, je laissai le choix au Principino. Mais le malheureux étoit tombé évanoui sur un banc.

Sylvia prit alors la parole, et me dit : « Brave Zoto, je suis noble et pauvre. Je devois demain épouser le prince, ou bien être mise au couvent ; je ne ferai ni l’un ni l’autre ; je veux être à toi pour la vie. » Et elle se jeta dans mes bras.

» Vous pensez bien que je ne me fis pas prier. Cependant il falloit empêcher le prince de troubler notre retraite. Je pris un poignard, et me servant d’une pierre en guise de marteau, je lui clouai la main contre le banc sur lequel il étoit assis. Il poussa un cri et retomba évanoui. — Nous sortîmes par le trou que j’avois fait dans le mur du jardin, et nous regagnâmes le sommet des montagnes.

» Mes camarades avoient tous des maîtresses ; ils furent charmés que j’en eusse trouvé une, et leurs belles jurèrent d’obéir en tout à la mienne.

» Il y avoit quatre mois que j’étois avec Sylvia, lorsque je fus obligé de la quitter, pour reconnoître les changemens que la dernière éruption avoit faite dans le nord. Je trouvai, à la campagne, dans ce voyage, des charmes qu’auparavant je n’avois pas aperçus. Je remarquai des gazons, des grottes, des ombrages, dans des sites où je n’aurois jadis vû que des embuscades ou des postes de défence. Enfin, Sylvia avoit attendri mon cœur de brigand ; mais il ne tarda pas à reprendre toute sa férocité.

» Je reviens à mon voyage au nord de la montagne. Je m’exprime ainsi, parce que les Siciliens, lors qu’ils parlent de l’Etna, disent toujours « il monte » — ou le mont par excellence. Je dirigeai d’abord ma marche sur ce que nous appelons la tour du philosophe ; mais je ne pus y parvenir. Un gouffre qui s’étoit ouvert sur les flancs du volcan, avoit vomi un torrent de laves, qui, se divisant un peu au-dessus de la tour, et se rejoignant un mille au-dessous, y formoient une isle tout-à-fait inabordable.

» Je sentis tout de suite l’importance de cette position, et de plus nous avions, dans la tour même, un dépôt de châtaignes que je ne voulois pas perdre. À force de chercher, je retrouvai un conduit souterrain, où j’avois passé autre fois, et qui me conduisit dans la tour. Aussitôt je résolus de placer dans cette isle tout notre peuple femelle. J’y fis construire des huttes de feuillage. J’en ornai une autant que je le pus ; puis, je retournai au sud, d’où je ramenai toute la colonie, qui fut enchantée de son nouvel asile.

» À présent, lorsque je reporte ma mémoire au temps que j’ai passé dans cet heureux séjour, je l’y retrouve, comme isolé, au milieu des cruelles agitations qui ont assailli ma vie. Nous étions séparés des autres hommes par des torrens de flammes. Tout obéissoit à mes ordres, et tout étoit soumis à ma chère Sylvia. Enfin, pour mettre le comble à mon bonheur, mes deux frères me vinrent trouver. Tous les deux avoient eu des aventures intéressantes ; et j’ose vous assurer que si quelque jour vous voulez en entendre le récit, il vous donnera plus de satisfaction que celui que je vous fais.

» Il est peu d’hommes qui ne puissent compter de beaux jours ; mais je ne sais s’il y en a qui peuvent compter de belles années. Mon bonheur à moi ne dura pas un an entier. Les braves de la troupe étoient très honnêtes entr’eux. Nul n’auroit osé jeter les yeux sur la maîtresse de son camarade, et moins encore sur la mienne. La jalousie étoit donc bannie de notre isle, ou plutôt elle n’en étoit qu’exilée pour un temps ; car cette furie ne retrouve que trop aisément le chemin des lieux qu’habite l’amour.

» Un jeune bandit, appelé Antonino, devint amoureux de Sylvia ; et sa passion étoit si forte, qu’il ne pouvoit la cacher. Je m’en aperçus moi-même ; mais le voyant fort triste, je jugeai que ma maîtresse n’y répondoit pas, et j’étois tranquille. Seulement j’aurois voulu guérir Antonino, que j’aimois, à cause de sa valeur. Il y avoit dans la troupe un autre bandit, appelé Moro, que je détestois, au contraire, à cause de sa lâcheté ; et si Testa-Lunga m’en avoit cru, il l’auroit dès longtems chassé.

» Moro sut gagner la confiance du jeune Antonino, et lui promit de servir son amour. Il sut aussi se faire écouter de Sylvia, et lui fit accroire que j’avois une maîtresse dans un village voisin. Sylvia craignit de s’expliquer avec moi ; elle eut un air contraint que j’attribuai à un changement dans le sentiment qu’elle me portoit. En même temps, Antonino, instruit par Moro, redoubla d’assiduités auprès de Sylvia ; et il prit un air de satisfaction, qui me fit supposer qu’elle le rendoit heureux.

» Je n’étois pas exercé à démêler des trames de ce genre. Je poignardai Sylvia et Antonino. Celui-ci, qui ne mourut pas sur le champ, me dévoila la trahison de Moro. J’allai chercher le scélérat, le poignard sanglant à la main, il en fût effrayé, tomba à genoux, et m’avoua que le prince Rocca-Fiorita l’avoit payé pour me faire périr, ainsi que Sylvia ; et qu’enfin, il ne s’étoit joint à notre troupe que dans l’intention d’accomplir ce dessein. Je le poignardai. Puis j’allai à Messine ; et, m’étant introduit chez le prince, à la faveur d’un déguisement, je l’envoyai dans l’autre monde, joindre son confident et mes deux autres victimes. Telle fut la fin de mon bonheur et même de ma gloire. Mon courage tourna en une entière indifférence pour la vie ; et comme j’avois la même indifférence pour la sûreté de mes camarades, je perdis bientôt leur confiance. Enfin, je puis vous assurer que depuis lors, je suis devenu un brigand des plus ordinaires.

» Peu de tems après Testa Lunga mourut d’une pleurésie, et toute sa troupe se dispersa. Mes frères, qui connoissoient bien l’Espagne, me persuadèrent d’y aller. Je me mis à la tête de douze hommes. J’allai dans la baie de Taormine, et m’y tins caché pendant trois jours. Le quatrième, nous nous emparâmes d’un senant, sur lequel nous arrivâmes aux côtes d’Andalousie.

» Quoiqu’il y ait en Espagne plusieurs chaînes de montagnes, qui pouvoient nous offrir des retraites avantageuses, je donnai la préférence à la Sierra-Moréna, et je n’eus point lieu de m’en repentir. J’enlevai deux convois de piastres, et je fis d’autres coups importans. Enfin, mes succès donnèrent de l’ombrage à la cour. Le gouverneur de Cadix eut ordre de nous avoir morts ou vifs, et fit marcher plusieurs régimens. D’un autre côté, le grand scheïk de Gomèlèz me proposa d’entrer à son service, et m’offrit une retraite dans cette caverne. J’acceptai sans balancer.

» L’audience de Grenade ne voulut point en avoir le démenti. Voyant qu’elle ne pouvoit nous trouver, elle fit saisir deux pâtres de la vallée, et les fit pendre sous le nom des deux frères de Zoto. Je connoissois ces deux hommes, et je sais qu’ils ont commis plusieurs meurtres. On dit pourtant qu’ils sont irrités d’avoir été pendus à notre place ; et que la nuit ils se détachent du gibet, pour commettre mille désordres. Je n’en ai pas été témoin, et je ne sais que vous en dire. Cependant il est certain qu’il m’est arrivé plusieurs fois de passer près du gibet pendant la nuit, et lorsqu’il y avoit clair de lune, j’ai bien vu que les deux pendus n’y étoient point ; et le matin ils y étoient de nouveau.

» Voilà, mes chers maîtres, le récit que vous m’avez demandé. Je crois que mes deux frères, dont la vie n’a pas été aussi sauvage, auroient des choses plus intéressantes à vous dire ; mais ils n’en auront pas le temps, car notre embarquement est prêt, et j’ai des ordres positifs pour qu’il ait lieu demain matin. »

Zoto se retira, et la belle Emina s’écria, avec l’accent de la douleur : « Cet homme avoit bien raison, le temps du bonheur tient bien peu de place dans la vie humaine ; nous avons passé ici deux jours que nous ne retrouverons peut-être jamais. — Le souper ne fut point gai, et je me hâtai de souhaiter le bon soir à mes cousines. J’espérois les revoir dans ma chambre à coucher, et réussir mieux à dissiper leur mélancolie.





SEPTIÈME JOURNÉE.


Je m’étois endormi, je fus réveillé par une cloche qui sonna douze coups, et que je n’avois pas entendue les nuits précédentes. Son tintement lugubre me rappela la cloche de la Venta. Je m’attendois à quelqu’apparition. Emina parut ; Zibeddé suivoit sa sœur. Elle avoit le doigt sur la bouche, comme pour me recommander le plus grand silence. Emina mit sa lampe à terre. Zibeddé ôta de son col une tresse de cheveux mêlés de fils d’or. Elle me montra par signes, qu’elle vouloit la passer à mon col ; mais que je devois ôter la relique que j’y portois. Je m’y refusai ; puis, songeant qu’elles étoient musulmanes, et qu’un objet révéré des chrétiens, pouvoit leur faire de la peine, j’eus la foiblesse d’y consentir. J’ôtai le petit reliquaire ; mais j’eus un scrupule, et je le repris à l’instant. — Alors un cri se fit entendre, la lampe s’éteignit, je restai dans l’obscurité. — Le cri fut répété, et je le reconnus pour le hurlement du démoniaque Pascheco.

Une main sèche et dure s’empara de la mienne, et m’entraina hors de mon lit. Je ne m’étois point déshabillé. Je cherchai mon épée à tâtons ; je la trouvai et me laissai conduire. Je marchai longtems dans l’obscurité ; enfin je sortis du souterrain ; et la lune qui étoit dans son plein, me fit voir que Pascheco m’avoit réellement servi de guide.

Nous fîmes encore quelques pas dans la campagne. Pascheco sembla succomber à ses douleurs, et se roula dans la poussière. Un autre homme parut et me fit signe de le suivre. Il marchait à grands pas ; et autant que je pouvois le distinguer, au clair de la lune, il n’avoit pas meilleure mine que le démoniaque. D’ailleurs son vêtement avoit quelque chose d’extraordinaire ; et il portoit un bandeau sur le front.

Nous arrivâmes sur le sommet d’une montagne. Mon guide s’arrêta, et me dit : « Reste ici jusqu’au jour. Lorsque le soleil sera levé, tu découvriras la potence des frères Zoto, tu y trouveras un homme endormi, et tu l’éveilleras. »

« Qui es-tu ? demandai-je à mon guide. Je suis, me répondit-il, celui qui est né et qui ne meurt point, qui marche et ne repose point, qui veille et ne dort point, qui a eu un corps et qui n’en a plus. Je suis le juif errant. Adieu, je vais secourir Pascheco, nous nous reverrons quelque jour. »

Le soleil levant me fit découvrir au loin la potence des frères Zoto. Je marchai une heure dans les bruyères avant d’y arriver. Je trouvai la porte ouverte, et un homme couché entre les pendus. Je le réveillai. L’inconnu, voyant où il étoit, se prit à rire, et dit : « Il faut convenir que dans l’étude de la cabale on est sujet à des méprises assez bizarres. Les mauvais génies savent prendre tant de formes, que l’on ne sait à qui l’on a à faire. — Mais pourquoi ai-je une corde au cou ; je croyois avoir une tresse de cheveux. — Puis, il m’aperçut et s’écria : » Non, vous n’êtes pas des nôtres, vous vous appelez Alphonse. Votre mère étoit une Gomélèz. Vous êtes capitaine aux Gardes-Vallones ; brave, mais encore un peu simple. N’importe, il faut sortir d’ici. — Alors l’inconnu tourna la tête vers son épaule droite, et marmota quelques mots, comme s’il donnoit un ordre à voix basse. — « J’ai, dit-il, fait venir mes chevaux, et vous allez les voir. — En effet, nous vîmes bientôt arriver un nègre à cheval, qui tenoit un autre cheval en laisse. L’inconnu monta sur l’un, moi sur l’autre, et nous arrivâmes ainsi à la Venta-Quemada. « Voilà, me dit mon compagnon, un cabaret ou l’on m’a joué, cette nuit, un tour bien cruel. Il faut pourtant que nous y entrions. J’y ai laissé quelques provisions qui nous feront du bien. — Nous entrâmes en effet dans la désastreuse Venta, et nous trouvâmes dans la salle à manger, une table couverte et garnie d’un pâté de perdrix, et de deux bouteilles de vin. Nous en mangeâmes assez copieusement, puis nous remontâmes sur nos chevaux, et prîmes la route de l’ermitage.

Nous y arrivâmes au bout d’une heure, et le premier objet que j’aperçus fut Pascheco, étendu au milieu de la chambre. Il sembloit à l’agonie, ou du moins il avoit la poitrine déchirée par ce râle affreux, dernier pronostic d’une mort prochaine. Je voulus lui parler, mais il ne me reconnut pas. L’ermite prit de l’eau bénite, en aspergea le démoniaque, et lui dit : « Pascheco, Pascheco, au nom de ton Rédempteur, je t’ordonne de nous dire ce qui t’est arrivé cette nuit ». — Pascheco frémit, fit entendre un long hurlement et commença en ces termes.


Récit de Pascheco.


« Mon père, vous étiez dans la chapelle, et vous y chantiez les litanies, lorsque j’entendis frapper à cette porte, et des bêlemens qui ressembloient parfaitement à ceux de notre chèvre blanche ; je crus que c’étoit elle, et qu’ayant oublié de la traire, la pauvre bête venoit me le rappeler, la même chose étant arrivée quelques jours auparavant. Je sortis donc de l’ermitage, et je vis effectivement la chèvre blanche, qui me tournoit le dos et me montroit ses pis gonflés. Je voulus la saisir pour lui rendre le service qu’elle me demandoit, mais elle s’échappa de mes mains, et toujours s’arrêtant et m’échappant toujours, elle me conduisit au bord du précipice, qui est au nord de l’ermitage.

» Lorsque nous y fûmes, la chèvre blanche se changea en un bouc noir. Cette métamorphose me fit grand’peur, et je voulus fuir du côté de notre demeure ; mais le bouc noir me coupa le chemin. Puis, se dressant sur ses pieds de derrière, et me regardant avec des yeux enflammés, il me causa une telle frayeur, que mes sens en furent glacés.

» Alors le bouc maudit se mit à me donner des coups de cornes, en me ramenant vers le précipice. Lorsque je fus sur le bord, il s’arrêta, pour jouir de mes mortelles angoisses. Enfin, il me précipita. Je me croyois réduit en poudre, mais le bouc fut au fond du précipice avant moi, et me reçut sur son dos, sans que je me fisse mal.

» De nouvelles frayeurs ne tardèrent pas à m’assaillir, car dès que le bouc m’eût senti sur son dos, il se mit à galopper d’une étrange manière. Il ne faisoit qu’un bond d’une montagne à l’autre, franchissant les plus profondes vallées, comme si elles n’eussent été que des fossés.

» Nous arrivâmes ensuite sous la potence des frères Zoto, qui se décrochèrent aussitôt. L’un d’eux se mit à cheval sur le bouc ; l’autre sur mon cou, nous partîmes comme un éclair ; et je ne sais comment cela pouvoit être ; mais j’allois aussi vîte que le bouc. Le pendu qui me chevauchoit ; trouva que je n’allois pas à son gré. Il ramassa deux scorpions ; les attacha à ses talons ; et se mit à me déchirer les côtes avec la plus étrange barbarie. Nous arrivâmes ainsi dans de vastes souterrains ; qui paroissoient habités ; mais tout le monde y dormoit profondément. Nous entrâmes dans une écurie. Les deux pendus se mirent à genoux devant le bouc noir ; qui leur lécha le bout du nez. Alors ils quittèrent leur affreuse figure, et me parurent deux jeunes dames moresques d’une beauté surprenante.

» L’une d’elles prit une lampe dans sa main, donna l’autre à sa jeune compagne, et elles s’enfoncèrent dans le souterrain. Le bouc noir s’envola par un trou du rocher.

» Bientôt après je vis entrer un homme sec et hâve, qui avoit sur le front un signe flambloyant, assez ressemblant à une croix. Il s’approcha de moi et me dit : « Pascheco, Pascheco, au nom de ton Rédempteur, je t’ordonne de suivre les deux pendus, jusqu’au lit du jeune cavalier que tu connois déjà, et de l’entraîner hors de ce souterrain ; je te l’ordonne, et je t’en donnerai le pouvoir ». — J’obéis, j’entraînai le jeune Alphonse ; mais je fus à peine hors du souterrain, que mes flancs déchirés me causèrent une douleur affreuse. L’homme qui m’avoit parlé dans le souterrain, m’enleva comme une plume, me porta jusqu’à votre ermitage, où j’ai trouvé quelque soulagement ; mais il est venu trop tard. Le venin des scorpions a pénétré dans mes entrailles. Je me meurs ». — Ici le démoniaque Pascheco poussa un affreux heurlement, et se tut.

Alors l’ermite prit la parole, et me dit : « Mon fils, vous l’avez entendu. Vous êtes livré à la puissance des démons. Venez, confessez-vous, avouez votre faute, la clémence divine n’a point de bornes. Seriez-vous tombé dans l’endurcissement » ?

Je lui répondis : « Mon père, ce gentilhomme démoniaque a vu des choses singulières, il peut avoir eu les yeux fascinés. Les événemens qui nous occupent sont d’une nature très-extraordinaire. On ne sauroit prendre trop d’informations sur ce qui les concerne. Voici un gentilhomme que j’ai eu l’honneur de trouver endormi sous le gibet. S’il vouloit nous raconter son aventure, ce récit ne pourroit que nous intéresser beaucoup ».

« Seigneur Alphonse, répondit le cabaliste, les gens qui, comme moi, s’occupent de sciences occultes, ne peuvent pas tout dire. Je tâcherai cependant de contenter votre curiosité, autant qu’il sera en mon pouvoir ; mais ce ne sera pas aujourd’hui. Soupons et allons nous coucher ».

L’anachorète nous servit un frugal repas, après lequel chacun ne songea qu’à s’aller coucher. Le cabaliste prétendit avoir des raisons pour coucher auprès du démoniaque, et je fus, comme l’autre fois, renvoyé à la chapelle. Mon lit de mousse y étoit encore, je m’y couchai ; l’ermite me souhaita le bonsoir, et m’avertit que, pour plus de sûreté, il fermeroit la porte.

Je m’endormis, je fus réveillé par une cloche qui sonna minuit. Bientôt après j’entendis donner des coups contre ma porte, et comme les bêlemens d’une chèvre. Je pris mon épée, j’allai à la porte, et je dis d’une voix forte : « Si tu es le diable, tache d’ouvrir cette porte ; car l’ermite l’a fermée ». — La chèvre se tût, j’allai me coucher, et je dormis jusqu’au lendemain.



FIN DU TOME SECOND.


DIX JOURNÉES

DE LA VIE

D’ALPHONSE VAN-WORDEN.












DIX JOURNÉES


DE LA VIE


D’ALPHONSE VAN-WORDEN



TOME TROISIÈME.



DE L’IMPRIMERIE DE J.-P. JACOB, À VERSAILLES.
PARIS ,
GIDE FILS, LIBRAIRE, RUE S.T-MARC, N.° 20.
PRÈS CELLE RICHELIEU.


1814.


DIX JOURNÉES


DE LA VIE


D’ALPHONSE VAN-WORDEN.


HUITIÈME JOURNÉE.


L’ermite vint m’éveiller, s’assit sur mon lit, et me dit : « Mon enfant, de nouvelles obsessions ont, cette nuit, assailli mon malheureux ermitage. Les solitaires de la Thébaïde n’ont pas été plus exposés à la malice de Satan. Je ne sais non plus que penser de l’homme qui est venu avec toi, et qui se dit cabaliste. Il a entrepris de guérir Pascheco, et lui a fait réellement beaucoup de bien ; mais il ne s’est point servi des exorcismes prescrits par le rituel de notre sainte église. Viens dans ma cabane, nous déjeunerons, et puis nous lui demanderons son histoire, qu’il nous a promise hier au soir ».

Je me levai et suivis l’ermite. Je trouvai, en effet, que l’état de Pascheco étoit devenu plus supportable, et sa figure moins hideuse. Il paroissoit toujours borgne, mais sa langue étoit rentrée dans sa bouche. Il n’écumoit plus, et son œil unique sembloit moins hagard. J’en fis compliment au cabaliste, qui me répondit que ce n’étoit là qu’un très foible échantillon de son savoir faire. Ensuite l’ermite apporta le déjeûner, qui consistoit en lait bien chaud et en châtaignes.

Quand le déjeûner fut fini, l’ermite me dit : « Demandez à ce gentilhomme de vouloir bien nous conter son histoire, qui paroit devoir être intéressante ». Le cabaliste s’en défendit, en observant qu’il y auroit, dans son récit, bien des choses que nous ne pourrions pas comprendre ; cependant après avoir un instant réfléchi, il commença en ces termes.


Histoire du Cabaliste.


« On m’appelle en Espagne Don Pèdre de Uzeda, et c’est sous ce nom que je possède un joli château à une lieue d’ici ; mais mon véritable nom est Rabi-Sadok-Ben-Mamoun, et je suis juif. Cet aveu est, en Espagne, un peu dangereux à faire ; mais outre que je me fie à votre probité, je vous avertis qu’il ne seroit pas très-aisé de me nuire. L’influence des astres sur ma destinée commença à se manifester dès l’instant de ma naissance, et mon père, qui tira mon horoscope, fut comblé de joie, lorsqu’il vît que j’étois venu au monde, précisément à l’entrée du soleil dans le signe de la vierge. Il avoit, à la vérité, employé tout son art, pour que cela arrivât ainsi, mais il n’avoit pas espéré autant de précision dans le succès. Je n’ai pas besoin de vous dire, que mon père Mamoun étoit le meilleur astrologue de son temps ; mais la science des constellations étoit une des moindres qu’il posséda, car il avoit poussé celle de la cabale, jusqu’à un degré où nul rabbin n’étoit parvenu avant lui.

» Quatre ans après que je fus venu au monde, mon père eut une fille qui naquit sous le signe des gémeaux. Malgré cette différence, notre éducation fut la même : je n’avois pas encore atteint douze ans et ma sœur huit, que nous savions déjà l’hébreu, le chaldéen, le syro-chaldéen, le samaritain, le cophte, l’abyssin, et plusieurs autres langues mortes ou mourantes. De plus, nous pouvions, sans le secours d’un crayon, combiner toutes les lettres d’un mot, de toutes les manières indiquées par les règles de la cabale.

» Ce fut aussi à la fin de ma douzième année que l’on nous boucla, tous les deux, avec beaucoup d’exactitude ; et pour que rien ne démentît l’effet du signe sous lequel j’étois né, l’on ne nous servoit que des animaux vierges, avec l’attention de ne me faire manger que des mâles, et de ne donner que des femelles à ma sœur.

» Lorsque j’eus atteint l’âge de seize ans, mon père commença à nous initier aux mystères de la cabale schafiroth. D’abord il mit entre nos mains le Sepher Zoohar, ou livre lumineux, appelé ainsi parce que l’on n’y comprend rien du tout, tant la clarté qu’il répand éblouit les yeux de la raison. Ensuite nous étudiâmes le Sipha Draniutha, ou livre occulte, dont le passage le plus clair peut passer pour une énigme. Enfin nous en vînmes au Hadra Raba et Hadra Sutha ; c’est-à-dire au grand et petit Sanhédrin. Ce sont des dialogues, dans lesquels Rabbi Siméon, fils de Zohaï, auteur des deux autres ouvrages, rabaissant son stile à celui de la conversation, achève d’instruire ses amis des choses les plus simples, et leur révèle cependant les plus étonnans mystères, ou plutôt toutes ces révélations nous viennent directement du prophète Élie, lequel quitta furtivement le séjour céleste, et assista à cette assemblée sous le nom de Rabin Abba. Les personnes qui ne sont point initiées, croyent peut-être pouvoir acquérir quelqu’idée de tous ces divins écrits, par la traduction latine que l’on a imprimée avec l’original chaldéen, en l’année 1684, dans une petite ville de l’Allemagne, appelée Francfort ; mais nous nous rions de la présomption de ceux qui imaginent que pour lire, l’organe matériel de la vue suffit. Il pourroit suffire, en effet, à l’égard de certaines langues modernes ; mais dans l’hébreu, chaque lettre est un nombre, chaque mot une combinaison savante, chaque phrase une formule épouvantable, qui, bien prononcée avec toutes les aspirations, les accens convenables, pourroit abîmer les monts et dessécher les fleuves. Vous savez assez qu’Adonaï créa le monde par la parole, ensuite il se fit parole lui-même. — La parole frappe l’air et l’esprit ; elle agit sur les sens et sur l’âme. Quoique profane, vous pouvez aisément en conclure qu’elle doit être le véritable intermédiaire entre la matière et les intelligences de tous les ordres. Tout ce que je puis vous en dire, c’est que tous les jours nous acquérions non-seulement de nouvelles connoissances, mais un pouvoir nouveau ; et si nous n’osions pas en faire usage, au moins nous avions le plaisir de sentir nos forces, et d’en avoir la conviction intérieure. — Mais nos félicités cabalistiques furent bientôt interrompues par le plus funeste de tous les événemens : tous les jours nous remarquions, ma sœur et moi, que notre père Mamoun perdoit de ses forces ; il sembloit un esprit pur qui auroit revêtu une forme humaine, seulement pour être perceptible aux sens grossiers des êtres sublunaires. Un jour enfin, il nous fit appeler dans son cabinet : son air étoit si vénérable et si divin, que par un mouvement involontaire nous nous mîmes tous deux à genoux. — Il nous y laissa ; et nous montrant une horloge de sable, il nous dit : « Avant que ce sable se soit écoulé je ne serai plus. — Ne perdez aucune de mes paroles. — Mon fils, je m’adresse d’abord à vous. — Je vous ai destiné des épouses célestes, filles de Salomon et de la reine de Saba. Elles ne devoient être que de simples mortelles ; mais Salomon avoit révélé à la reine le grand nom de celui qui est. La reine le proféra à l’instant même de ses couches : les génies du grand orient accoururent et reçurent les deux jumelles avant qu’elles eussent touché le séjour impur que l’on nomme terre. — Ils les portèrent dans la sphère des filles d’Elohim, où elles reçurent le don de l’immortalité, avec le pouvoir de le communiquer à celui qu’elles choisiroient pour époux commun. — Ce sont ces deux épouses ineffables que leur père a eu en vue dans son schir haschirim ou cantique des cantiques. Étudiez ce divin épithalame de neuf en neuf versets. — Pour vous, ma fille, je vous destine un hymen encore plus beau, les deux Thaminus, ceux que les Grecs ont connus sous le nom de Dioscures ; les Phéniciens sous celui de Kabires ; en un mot, les gémeaux célestes, ils seront vos époux. — Que dis-je. — Votre cœur sensible… Je crains qu’un mortel. — Le sable s’écoule. — je meurs. »

» Après ces mots, mon père s’évanouit, et nous ne trouvâmes à la place où il avoit été, qu’un peu de cendres brillantes et légères. Je recueillis ces restes précieux, je les renfermai dans une urne, et je les plaçai dans le tabernacle intérieur de notre maison, sous les ailes des Chérubins.

» Vous jugez bien que l’espoir de jouir de l’immortalité, et de posséder deux épouses célestes, me donna une nouvelle ardeur pour les sciences cabalistiques ; mais je fus bien des années avant d’oser m’élever à une telle hauteur ; et je me contentai de soumettre à mes conjurations quelques génies du dix-huitième ordre. Cependant, m’enhardissant peu à peu, j’essayai l’année passée un travail sur les premiers versets du Schir Haschirim. À peine en avois-je composé une ligne, qu’un bruit affreux se fit entendre, et mon château sembla s’écrouler sur ses fondemens. Tout cela ne m’effraya point ; au contraire, j’en conclus que mon opération étoit bien faite. Je passai à la seconde ligne ; lorsqu’elle fut achevée, une lampe que j’avois sur ma table sauta sur le parquet, y fit quelques bonds, et alla se placer devant un grand miroir qui étoit au fond de ma chambre. Je regardai dans le miroir, et je vis le bout de deux pieds de femme très-jolis ; puis deux autres petits pieds. J’osai me flatter que ces pieds charmans appartenoient aux célestes filles de Salomon ; mais je ne crus pas devoir pousser plus loin mes opérations.

» Je les repris la nuit suivante, et je vis les quatre petits pieds jusqu’à la cheville ; puis la nuit d’après je vis les jambes jusqu’aux genoux ; mais le soleil sortit du signe de la Vierge, et je fus obligé de discontinuer.

» Lorsque le soleil fut entré dans le signe des gémeaux, ma sœur fit des opérations semblables aux miennes, et eut une vision non moins extraordinaire, que je ne vous dirai point, par la raison qu’elle ne fait rien à mon histoire.

» Cette année-ci je me préparois à recommencer, lorsque j’appris qu’un fameux adepte devoit passer par Cordoue. Une discussion que j’eus à son sujet, avec ma sœur, m’engagea à l’aller voir à son passage. Je partis un peu tard, et n’arrivai ce jour là qu’à la Venta-Quemada. Je trouvai ce cabaret abandonné de ses maîtres, par peur des revenans ; mais comme je ne les crains pas, je m’établis dans la chambre à manger, et j’ordonnai au petit Nemraël de m’apporter à souper. Ce Nemraël est un petit génie d’une nature très-abjecte, que j’emploie à des commissions pareilles, et qui est trop heureux de me servir.

» Il alla à Anduhar, où couchoit un prieur des bénédictins, s’empara sans façon de son souper, et me l’apporta. Il consistoit dans ce pâté de perdrix que vous avez trouvé avec tant de plaisir le lendemain matin. Quant à moi, j’étois fatigué et j’y touchai à peine. Je renvoyai Nemraël chez ma sœur, et j’allai me coucher.

» Au milieu de la nuit, je fus réveillé par une cloche qui sonna douze coups. Après ce prélude, je m’attendois à voir quelque revenant, et je me préparois même à l’ecarter, parce qu’en général ils sont incommodes et fâcheux. J’étois dans ces dispositions, lorsque je vis une forte clarté sur une table au milieu de la chambre ; et puis parut un petit rabbin bleu de ciel, qui s’agitoit devant un pupitre, comme les rabbins font quand ils prient. Il n’avoit pas plus d’un pied de haut ; son habit étoit bleu de ciel, et son visage, sa barbe, son pupitre et son livre avoient la même couleur. Je reconnus bientôt que ce n’étoit pas là un revenant, mais un génie du vingt-septième ordre. Je ne savois pas son nom, et je ne le connoissois pas du tout. Cependant je me servis d’une formule qui a quelque pouvoir sur tous les esprits en général. Alors le petit rabbin bleu de ciel se tourna de mon côté, et me dit : « Tu as commencé tes opérations à rebours, et voilà pourquoi les filles de Salomon se sont montrées à toi les pieds les premiers : commence par les derniers versets, et cherche d’abord le nom des deux beautés célestes. » — Après ces mots, le petit rabbin disparut. — Ce qu’il m’avoit dit étoit contre toutes les règles de la cabale. Cependant j’eus la foiblesse de suivre son avis. Je me mis après le dernier verset de Schir-Haschirim ; et cherchant le nom des deux immortelles, je trouvai Emina et Zibeddé. J’en fus très-surpris ; cependant je commençai les évocations ; alors la terre s’agita sous mes pieds d’une façon épouvantable : je crus voir les cieux s’écrouler sur ma tête, et je tombai sans connoissance.

Lorsque je revins à moi, je me trouvai dans un séjour tout éclatant de lumières, dans les bras de quelques jeunes gens plus beaux que les anges. L’un d’eux me dit : « Fils d’Adam, reprends tes esprits ; tu es ici dans la demeure de ceux qui ne sont point morts. Nous sommes gouvernés par le patriarche Henoch, qui a marché devant Hélohim, et qui a été enlevé de dessus la terre. Le prophète Élie est nôtre grand prêtre, et son charriot sera toujours à ton service, quand tu voudras te promener dans quelque planéte. Quant à nous nous sommes des Égregors, nés du commerce des fils d’Hélohim avec les filles des hommes. Tu verras aussi parmi nous quelques Népheliens, mais en petit nombre. Viens, nous allons te présenter à notre souverain. »

Je les suivis, et j’arrivai au pied du trône sur lequel siégeoit Henoch ; je ne pus jamais soutenir le feu qui sortoit de ses yeux, et je n’osois élever les miens plus haut que sa barbe, qui ressembloit assez à cette lumière pâle que nous voyons au tour de la lune, dans les nuits humides. — Je craignis que mon oreille ne put soutenir le son de sa voix ; mais sa voix étoit plus douce que celle des orgues célestes. — Cependant il l’adoucit encore pour me dire : » Fils d’Adam, l’on va t’amener tes épouses. » — Aussitôt je vis entrer le prophète Élie, tenant les mains de deux beautés, dont les appas ne sauroient être une conception mortelle. C’étoient des charmes si délicats, que leurs âmes se voyoient à travers ; et l’on apercevoit distinctement le feu des passions, lorsqu’il se glissoit dans leurs veines et se mêloit dans leur sang. Derrière elles, deux Népheliens portoient un trépied d’un métal aussi supérieur à l’or, que celui-ci est plus précieux que le plomb. On plaça mes deux mains dans celles des filles de Salomon, et l’on mit à mon cou une tresse tissue de leurs cheveux. Une flamme vive et pure sortant alors du trépied, consuma, en un instant, tout ce que j’avois de mortel. — Nous fûmes conduits à une couche resplendissante de gloire et embrâsée d’amour. — On ouvrit une grande fenêtre qui communiquoit avec le troisième ciel ; et les concerts des anges achevèrent de mettre le comble à mon ravissement… Mais vous le dirai-je, le lendemain je me réveillai sous le gibet de Los-Hermanos, et couché auprès de leurs deux infâmes cadavres.

» J’en conclus que j’ai eu à faire à des esprits très-malins, et dont la nature ne m’est pas bien connue. Je crains même beaucoup que toute cette aventure ne me nuise auprès des véritables filles de Salomon, dont je n’ai vû que le bout des pieds.

« Malheureux aveugle, s’écria l’ermite, et que regrettes-tu ? tout n’est qu’illusion dans ton art funeste. Les maudites Succubes qui t’ont joué, ont fait éprouver les plus affreux tourmens à l’infortuné Pascheco ; et sans doute un sort pareil attend ce jeune cavalier, qui, par un endurcissement funeste, ne veut point nous avouer ses fautes. — Alphonse, mon fils Alphonse, répens-toi, il en est encore tems ».

» Cette obstination de l’ermite, à me demander des aveux que je ne voulois point lui faire, me déplut beaucoup. Je répondis assez froidement, que je respectois ses saintes exhortations ; mais que je ne me conduisois que par les lois de l’honneur. Ensuite on parla d’autre chose.

Le cabaliste me dit : « Seigneur Alphonse, puisque vous êtes poursuivi par l’inquisition, il vous importe beaucoup de trouver un réfuge assuré ; je vous offre mon château. Vous y verrez ma sœur Rebecca, qui est presque aussi belle que savante. — Oui, venez ; vous descendez des Gomélèz, et ce sang a droit de nous intéresser ».

Je regardai l’ermite pour lire dans ses yeux ce qu’il pensoit de cette proposition. — Le cabaliste parut deviner ma pensée ; et s’adressant à l’ermite, il lui dit : « Mon père, je vous connois plus que vous ne pensez. Vous pouvez beaucoup par la foi. Mes voies ne sont pas aussi saintes ; mais elles ne sont pas diaboliques. — Venez aussi chez moi avec Pascheco, dont j’acheverai la guérison ».

L’ermite, avant de répondre, se mit en prière ; puis, après un instant de méditation, il vint à nous d’un air riant, et dit qu’il étoit prêt à nous suivre. — Le cabaliste tourna sa tête du côté de son épaule droite, et ordonna qu’on lui amena des chevaux. Un instant après on en vit deux à la porte de l’ermitage, avec deux mules sur lesquelles se mirent l’ermite et le possédé. Bien que le château fût à une journée, à ce que nous avoit dit Ben-Mamoun, nous y fûmes en moins d’une heure.

Pendant le voyage, Ben-Mamoun m’avoit beaucoup parlé de sa savante sœur, et je m’attendois à voir une Médée, à noire chevelure, une baguette à la main, et marmottant quelques mots de grimoire ; mais cette idée étoit tout-à-fait fausse. L’aimable Rebecca, qui nous reçut à la porte du château, étoit la plus aimable et la plus touchante blonde qu’il soit possible d’imaginer. Ses beaux cheveux dorés tomboient, sans art ; sur ses épaules. Une robe blanche la couvroit négligemment, quoique fermée par des agraffes d’un prix inestimable. Son extérieur annonçoit une personne qui ne s’occupoit jamais de sa parure ; mais en s’en occupant davantage ; il eut été difficile de mieux réussir.

Rebecca sauta au cou de son frère, et lui dit : « Combien vous m’avez inquiétée ; j’ai toujours eu de vos nouvelles, hors la première nuit. Que vous étoit-il donc arrivé ? »

« Je vous conterai tout cela, répondit Ben-Mamoun ; pour le moment, ne songez qu’à bien recevoir les hôtes que je vous amène. Celui-ci est l’ermite de la vallée, et ce jeune homme est un Gomélèz ».

Rebecca regarda l’ermite avec assez d’indifférence ; mais lorsqu’elle eût jeté les yeux sur moi, elle rougît, et me dit : « J’espère, pour votre bonheur, que vous n’êtes pas des nôtres ».

Nous entrâmes, et le pont-levis fut aussitôt fermé sur nous. Le château étoit assez vaste, et tout y paroissoit dans le plus grand ordre ; cependant nous n’y vîmes que deux domestiques ; savoir, un jeune mulâtre et une mulâtre du même âge. Ben-Mamoun nous conduisit d’abord à sa bibliothèque. C’étoit une petite rotonde qui servoit aussi de salle à manger. Le mulâtre vint mettre la nappe, apporta une olla-potrida et quatre couverts ; car la belle Rebecca ne se mit point à table avec nous. L’ermite mangea plus qu’à l’ordinaire, et parut aussi s’humaniser davantage. Pascheco, toujours borgne, ne sembloit d’ailleurs plus se ressentir de sa possession. Seulement il étoit sérieux et silencieux. Ben-Mamoun mangea avec assez d’appétit ; mais il avoit l’air préoccupé, et nous avoua que son aventure de la veille, lui avoit donné beaucoup à penser. Dès que nous fumes sortis de table, il nous dit : « Mes chers hôtes, voilà des livres pour vous amuser, et mon nègre pour vous servir en toutes choses ; mais permettez-moi de me retirer avec ma sœur, pour un travail important. Vous ne nous reverrez que demain à l’heure du dîner ». Ben-Mamoun se retira effectivement, et nous laissa, pour ainsi dire, les maîtres de la maison.

L’ermite prit dans la bibliothèque une légende des pères du désert, et ordonna à Pascheco de lui en lire quelques chapitres. Moi, je passai sur la terrasse, d’où la vue se portoit sur un précipice, au fond duquel rouloit un torrent qu’on ne voyoit pas, mais qu’on entendoit mugir. Quelque triste que parut ce paysage, ce fut avec un extrême plaisir que je me mis à le considérer, ou plutôt à me livrer aux sentimens que m’inspiroit sa vue. Ce n’étoit pas de la mélancolie, c’étoit presque un anéantissement de toutes mes facultés, produit par les cruelles agitations auxquelles j’avois été livré depuis quelques jours. À force de réfléchir à ce qui m’étoit arrivé, et de n’y rien comprendre, je n’osois plus y penser, crainte d’en perdre la raison. L’espoir de passer quelques jours tranquille dans le château d’Uséda, étoit, pour le moment, ce qui me flattoit le plus. De la terrasse je revins à la bibliothèque. — Le jeune mulâtre nous servit une petite collation de fruits secs et de viandes froides, parmi lesquelles il ne se trouvoit point de viandes impures. Ensuite nous nous séparâmes. L’ermite et Pascheco furent conduits dans une chambre, et moi dans une autre.

Je me couchai et m’endormis. — Mais bientôt après, je fus réveillé par la belle Rebecca, qui me dit : « Seigneur Alphonse, pardonnez-moi d’oser interrompre votre sommeil. Je viens de chez mon frère ; nous avons fait les plus épouvantables conjurations, pour connoître les deux esprits auxquels il a eu à faire dans la Venta ; mais nous n’avons point réussi. Nous croyons qu’il a été joué par des Baaluns, sur lesquels nous n’avons point de pouvoir. — Cependant le séjour d’Énoch est réellement tel qu’il l’a vû. — Tout cela est d’une grande conséquence pour nous, et je vous conjure de nous dire ce que vous en savez ». — Après avoir dit ces mots, Rebecca s’assit sur mon lit, et sembloit uniquement occupée des éclaircissemens qu’elle me demandoit. Cependant elle ne les obtint point, et je me contentai de lui dire que j’avois engagé ma parole d’honneur de ne jamais en parler.

» Mais, seigneur Alphonse, reprit Rebecca, comment pouvez-vous imaginer qu’une parole d’honneur, donnée à deux démons, puisse vous engager ? or, nous savons que ce sont deux démons femelles, et que leurs noms sont Emina et Zibeddé. Mais nous ne connoissons pas bien la nature de ces démons, parce que dans notre science, comme dans toutes les autres, on ne peut pas tout savoir ».

Je me tins toujours sur la négative, et priai la belle de ne pas insister. Alors elle me regarda avec une sorte de bienveillance, et me dit : « Que vous êtes heureux d’avoir des principes de vertu, d’après lesquels vous dirigez toutes vos actions, et demeurez tranquille dans le chemin de votre conscience ; combien notre sort est différent. Nous avons voulu voir ce qui n’est point accordé aux yeux des hommes, et savoir ce que leur raison ne peut comprendre. Je n’étois point faite pour ces sublimes connoissances. Que m’importe un vain empire sur les démons ? Je me serois bien contentée de régner sur le cœur d’un époux. Mon père l’a voulu, je dois subir ma destinée. » — En disant ces mots, Rebecca tira son mouchoir et parut cacher quelques larmes ; puis elle ajouta : « seigneur Alphonse, permettez-moi de venir demain à la même heure, et de faire encore quelques efforts pour vaincre votre obstination, ou comme vous l’appelez, ce grand attachement à votre parole. Bientôt le soleil entrera dans le signe de la vierge, alors il n’en sera plus temps, et il en arrivera ce qui pourra ». — En me disant adieu, Rebecca serra ma main avec l’expression de l’amitié, et parut retourner, avec peine, à ses opérations cabalistiques.





NEUVIÈME JOURNÉE.


Je me réveillai plus matin qu’à l’ordinaire, et j’allai sur la terrasse pour y respirer plus à mon aise, avant que le soleil eût embrâsé l’athmosphère. L’air étoit calme. Le torrent sembloit mugir avec moins de fureur, et laissoit entendre les doux chants des oiseaux. J’entendis au loin une musique fort gaie, dont les sons sembloient sortir d’un côté de la montagne. Ils devinrent bientôt plus distincts, et j’aperçus une troupe joyeuse de Bohémiens, qui s’avançoient en cadence, chantant et s’accompagnant de leurs son-ahhas et cascarras. Ils établirent leur petit camp-volant près de la terrasse, et me donnèrent la facilité de remarquer l’air d’élégance répandu sur leurs habits et leur bagage. Je supposai que c’étoient-là ces mêmes Bohémiens voleurs, sous la protection desquels s’étoit mis l’aubergiste de la Venta de Cardegnas, à ce que m’avoit dit l’ermite ; mais ils me paroissoient trop galans pour des brigands. Tandis que je les examinois, ils dressoient leurs tentes, mettoient leurs mets sur le feu, suspendoient les berceaux de leurs enfans aux branches des arbres voisins ; et lorsque tous les apprêts furent finis, ils se livrèrent de nouveau aux plaisirs attachés à leur vie vagabonde, dont le plus grand, à leurs yeux, est la fainéantise.

Le pavillon du chef étoit distingué des autres, non seulement par le bâton à grosse pomme d’argent, planté à l’entrée ; mais encore, parce qu’il étoit bien conditionné, et même orné d’une riche frange, ce que l’on ne voit pas communément aux tentes des Bohémiens. Mais quelle ne fut pas ma surprise, en voyant le pavillon s’ouvrir, et mes deux cousines en sortir, dans cet élégant costume que l’on appelle en Espagne, à la hitana Mahha. Elles s’avancèrent jusqu’au pied de la terrasse, mais sans paroître m’apercevoir. Puis elles appelèrent leurs compagnes, et se mirent à danser le pollo, si connu sur les paroles.


Quando me Paco me azze
Las Palmas parae vaylar
Me se puene el corpecito
Como hecho de Mazzapan, etc.


Si la tendre Emina et la gentille Zibeddé m’avoient fait tourner la tête, revêtues de leurs simarres moresques, elles ne me ravirent pas moins dans ce nouveau costume. Seulement je leur trouvois un air malin et mocqueur, qui, véritablement, n’alloit pas mal à des diseuses de bonne aventure ; mais qui sembloit présager qu’elles songeoient à me jouer quelque nouveau tour, en se présentant à moi, sous cette forme nouvelle.

Cependant elles ne parurent point s’occuper de moi, et s’éloignèrent après avoir dansé. Je rentrai dans la bibliothèque, où je trouvois sur la table un gros volume écrit en caractères gothiques, dont le titre étoit : « Relations curieuses de Hapelius ». — Ce volume étoit ouvert et la page pliée à dessein, sur le commencement d’un chapitre, où je lus l’histoire suivante.


Histoire de Thibaud de la Jacquière.


« Il y avoit autrefois à Lyon, en France, ville située sur le Rhône, un très-riche marchand, appelé Jacques de la Jacquière, qui n’avoit pris pourtant le nom de la Jacquière, que lorsqu’il eût quitté le commerce, et fût devenu prévôt de la cité, qui est une charge que les Lyonnois ne donnent qu’à des hommes d’une grande fortune, et d’une renommée sans tache. Tel étoit aussi le bon prévôt de la Jacquière : charitable envers les pauvres, et bienfaisant envers les moines et autres religieux.

« Mais tel n’étoit point le fils unique du prévôt, messire Thibaud de la Jacquière, guidon des hommes d’armes du roi, gentil soudar et friant de la lance, grand piqueur de fillettes, rafleur de dez, casseur de vitres, briseur de lanternes, jureur et sacreur. Arrêtant mainte fois les bourgeois dans la rue, pour trocquer son vieux manteau contre un tout neuf, et son feutre usé contre un meilleur ; si bien qu’il n’étoit bruit que de messire Thibaud, tant à Paris, qu’à Blois, Fontainebleau et autres séjours du roi. Or donc il advint que notre bon sire, de sainte mémoire, François I.er, fut enfin marri des déportemens du jeune soudrille, et le renvoya à Lyon, afin d’y faire pénitence dans la maison de son père, le bon prévôt de la Jacquière, qui demeuroit pour lors au coin de la place de Belle-Cour, à l’entrée de la rue Saint-Ramond.

» Le jeune Thibaud fut reçu dans la maison paternelle avec autant de joie, que s’il y fût arrivé, chargé de toutes les indulgences de Rome. Non-seulement on tua pour lui le veau gras, mais le bon prévôt donna à ses amis un banquet qui coûta plus d’écus d’or, qu’il ne s’y trouva de convives. On fit plus. On but à la santé du jeune gars, et chacun lui souhaita sagesse et résipiscence, mais ces vœux charitables lui déplurent. Il prit sur la table une tasse d’or, la remplit de vin, et dit : « Sacre mort du grand diable, je lui veux dans ce vin bailler mon sang et mon âme, si jamais je deviens plus homme de bien que je ne suis ». — Ces affreuses paroles firent dresser les cheveux à la tête aux convives. Ils firent le signe de la croix, et quelques-uns se levèrent de table.

» Messire Thibaud se leva aussi, et alla prendre l’air sur la place de Belle-Cour, où il trouva deux de ses anciens camarades, et grivois de même étoffe. Il les embrassa, les conduisit chez lui, et leur fit apporter maint flacons, sans plus s’embarrasser de son père et de tous les convives.

» Ce que Thibaud avoit fait le jour de son arrivée, il le fit le lendemain et tous les jours d’après, si bien que le bon prévôt en eût le cœur navré. Il songea à se recommander à son patron, monsieur Saint-Jacques, et porta, devant son image, un cierge de dix livres, orné de deux anneaux d’or, de cinq marcs chacun ; mais comme le prévôt voulut placer le cierge sur l’autel, il le fit tomber, et renversa une lampe d’argent qui brûloit devant le saint. Le prévôt avoit fait fondre le cierge pour une autre occasion ; mais n’ayant rien plus à cœur que la conversion de son fils, il en faisoit l’offrande avec joie. Cependant lorsqu’il vit le cierge tombé et la lampe renversée, il en tira un mauvais présage, et s’en retourna tristement chez lui.

» En ce même jour, le jeune Thibaud festoya encore ses amis. Ils sablèrent maint flacons ; et puis, comme la nuit étoit déjà avancée et bien noire, ils sortirent pour prendre l’air sur la place de Belle-Cour, et lorsqu’ils y fûrent, ils se prirent tous les trois sous les bras et se promenèrent ainsi d’un air suffisant, à la manière des grivois, qui s’imaginent par là, attirer les regards des jeunes filles. Cependant, pour cette fois, ils n’y gagnoient rien, car il ne passoit ni fille ni femme, et l’on ne pouvoit pas non plus les apercevoir aux fenêtres, parce que la nuit étoit sombre, comme je l’ai déjà dit. Si bien donc que le jeune Thibaud, grossissant sa voix et jurant son juron coutumier, dit : « Sacre mort du grand diable, je lui baille mon sang et mon âme ; que si la grande diablesse sa fille venoit à passer, je la prierois d’amour, tant je me sens échauffé par le vin ». — Ce propos déplut aux deux amis de Thibaud, qui n’étoient pas d’aussi grands pêcheurs que lui, et l’un d’eux lui dit : « Messire notre ami, songez que le diable est l’ennemi éternel des hommes, et qu’il leur fait assez de mal, sans qu’on l’y invite, et que l’on invoque son nom ». — À cela, Thibaud répondit : Comme je l’ai dit, je le ferai ».

» Sur ces entrefaites, les trois ribauds virent sortir, d’une rue voisine, une jeune dame voilée, d’une taille accorte, et qui annonçoit la première jeunesse. Un petit nègre couroit après elle. Il fit un faux pas, tomba sur le nez, et cassa sa lanterne. La jeune personne parut fort effrayée, et ne savoit quel parti prendre. Alors messire Thibaud s’approcha d’elle le plus poliment qu’il pût, et lui offrit son bras pour la reconduire chez elle. La pauvre dariolette accepta, après quelques façons, et messire Thibaud se retournant vers ses amis, leur dit à demi-voix : « À donc vous voyez, que celui que j’ai invoqué ne m’a pas fait attendre. Par ainsi, je vous souhaite le bonsoir ». — Les deux amis comprirent ce qu’il vouloit et prirent congé de lui, en riant et lui souhaitant liesse et joie.

» Thibaud donna donc le bras à la belle, et le petit nègre, dont la lanterne s’étoit éteinte, marchoit devant eux. La jeune dame paroissoit d’abord si troublée, qu’elle ne se soutenoit qu’avec peine, mais elle se rassura peu-à-peu, et s’appuya plus franchement sur le bras de son cavalier. Quelquefois même, elle faisoit des faux-pas, et lui serroit le bras pour éviter de tomber. Alors le cavalier, voulant la retenir, poussoit son bras contre son cœur, ce qu’il faisoit pourtant avec beaucoup de discrétion, pour ne pas effaroucher le gibier.

» Ainsi ils marchèrent, et marchèrent si longtemps, qu’à la fin, il sembloit à Thibaud qu’ils s’étoient égarés dans les rues de Lyon. Mais il en fut bien aise, car il lui parût qu’il en auroit d’autant meilleur marché de la belle fourvoyée. Cependant, voulant d’abord savoir avec qui il avoit à faire, il la pria de vouloir bien s’asseoir sur un banc de pierre, que l’on entrevoyoit auprès d’une porte. Elle y consentit, et il s’assit auprès d’elle. Ensuite il prit une de ses mains, d’un air galant, et lui dit avec beaucoup d’esprit : « Belle étoile errante, puisque j’ai été assez heureux pour vous rencontrer dans la nuit, faites-moi la faveur de me dire qui vous êtes, et où vous demeurez ». — La jeune personne parut d’abord très-intimidée, se rassura peu à peu, et répondit en ces termes.


Histoire de la gente Dariolette du chatel de Sombre.


« Mon nom est Orlandine, au moins c’est ainsi que m’appeloient le peu de personnes qui habitoient avec moi le chatel de Sombre, dans les Pyrénées. Là, je n’ai vû d’autres humains, que ma gouvernante, qui était sourde, une servante qui bégayoit si fort, qu’autant auroit valu qu’elle fut muette, et un vieux portier qui étoit aveugle.

» Ce portier n’avoit pas beaucoup à faire, car il n’ouvroit la porte qu’une fois par an, et cela, à un monsieur, qui ne venoit chez nous, que pour me prendre par le menton, et pour parler à ma duègne en langue biscayenne, que je ne sais point. Heureusement je savois parler, lorsqu’on m’enferma au chatel de Sombre, car je ne l’aurois sûrement pas appris des deux compagnes de ma prison. Pour ce qui est du portier aveugle, je ne le voyois qu’au moment où il venoit nous passer notre dîner, à travers les grilles de la seule fenêtre que nous eussions. À la vérité, ma sourde gouvernante me crioit souvent aux oreilles, je ne sais quelles leçons de morale, mais je les entendois aussi peu, que si j’eusse été aussi sourde qu’elle ; car elle me parloit des devoirs du mariage, et ne me disoit pas ce que c’etoit qu’un mariage. Elle parloit de même de beaucoup de choses qu’elle ne vouloit pas m’expliquer. Souvent aussi, ma servante bégue s’efforçoit de me conter quelque histoire, qu’elle m’assuroit être fort drôle. Mais ne pouvant jamais aller jusqu’à la seconde phrase, elle étoit obligée d’y renoncer, et s’en alloit en me bégayant des excuses dont elle se tiroit aussi mal que de son histoire.

» Je vous ai dit que nous n’avions qu’une seule fenêtre, c’est-à-dire, qu’il n’y en avoit qu’une qui donnât dans la cour du chatel. Les autres avoient la vue sur une autre cour, qui, étant plantée de quelques arbres, pouvoit passer pour un jardin, et n’avoit d’ailleurs aucune autre issue, que celle qui conduisoit à ma chambre. J’y cultivai quelques fleurs, ce fut mon seul amusement. Je me trompe, j’en avois encore un, et tout aussi innocent. C’étoit un grand miroir, où j’allois me contempler dès que j’étois levée, et même au saut du lit. Ma gouvernante, déshabillée comme moi, venoit s’y mirer aussi, et je m’amusois à comparer ma figure à la sienne. Je me livrois encore à cet amusement avant de me coucher, et lorsque ma gouvernante étoit déjà endormie. Quelquefois je m’imaginois voir dans mon miroir une compagne de mon âge, qui répondoit à mes gestes et partageoit mes sentimens. Plus je me livrois à cette illusion, et plus le jeu m’en plaisoit.

» Je vous ai dit qu’il y avoit un monsieur qui venoit tous les ans, une fois, pour me prendre par le menton, et parler basque avec ma gouvernante. Un jour, ce monsieur, au lieu de me prendre par le menton, me prit par la main, et me conduisit à un carrosse à soupentes, où il m’enferma avec ma duègne. Je peux bien dire qu’il m’enferma, car le carrosse ne recevoit de lumière que par en haut. Nous n’en sortîmes que le troisième jour, ou plutôt que la troisième nuit, du moins la soirée étoit fort avancée. Un homme ouvrit la portière, et nous dit : « Vous voici sur la place de Belle-Cour, à l’entrée de la rue Saint-Raimond, et voici la maison du prévôt de la Jacquière. Où voulez-vous que qu’on vous mène » ? — « Entrez dans la première porte-cochère, après celle du prévôt, répondit ma gouvernante ».

» Ici le jeune Thibaud devint fort attentif, car il étoit réellement le voisin d’un gentilhomme, nommé le sire de Sombre, qui passoit pour être d’un caractère jaloux ; et ledit sire de Sombre s’étoit maintes fois vanté, devant Thibaud, de montrer un jour qu’on pouvoit avoir femme fidelle, et qu’il faisoit nourrir en son châtel, une dariolette qui deviendroit sa femme et prouveroit son dire ; mais le jeune Thibaud ne savoit pas qu’elle fût à Lyon, et se réjouit bien de l’avoir en ses mains. — Cependant Orlandine continua en ces termes.

» Nous entrâmes donc dans une porte-cochère, et l’on me fit monter en de grandes et belles chambres ; et puis, de là, par un escalier tournant, en une tourelle, d’où il me sembla qu’on auroit découvert toute la ville de Lyon, s’il eut fait jour ; mais le jour même on n’y eut rien vû, car les fenêtres étoient bouchées avec un drap verd très-épais. Au demeurant, la tourelle étoit éclairée par un beau lustre de cristal, monté en émail. Ma duègne m’ayant fait asseoir sur un siège, me donna son chapelet pour m’amuser, et sortit, en fermant la porte à double et triple tour.

» Lorsque je me vis seule, je jetai mon chapelet, je pris des ciseaux que j’avois à ma ceinture, et je fis une ouverture dans le drap verd qui bouchoit la fenêtre. Alors je vis une autre fenêtre fort près de moi, et à travers cette fenêtre, une chambre fort éclairée, où soupoient trois jeunes cavaliers et trois jeunes filles, plus beaux, plus gais, que tout ce que l’on peut imaginer. Ils chantoient, buvoient, rioient, s’embrassoient. Quelquefois même ils se prenoient par le menton ; mais c’étoit d’une autre façon que le monsieur du châtel de Sombre, qui pourtant ne venoit que pour cela. De plus, ces cavaliers et ces demoiselles se déshabilloient toujours un peu plus, comme je faisois le soir devant mon grand miroir, et en vérité cela leur alloit à merveille.

» Ici Messire Thibaud vit bien qu’il s’agissoit d’un souper qu’il avoit fait la veille avec ses deux amis. Il passa son bras autour de la taille souple et ronde d’Orlandine et la serra contre son cœur.

« Oui, lui dit-elle, voilà justement comme faisoient ces jeunes cavaliers. En vérité il me sembloit qu’ils s’aimoient tous beaucoup. Cependant ne voilà-t-il pas qu’un de ces jeunes gars dit qu’il savoit mieux aimer que les autres. Non, c’est moi, c’est moi, dirent les deux autres. — C’est lui. — C’est l’autre, dirent les jeunes filles. Alors, celui qui s’étoit vanté d’aimer le mieux, s’avisa, pour prouver son dire, d’une singulière invention. »

» Ici Thibaud qui se rappela ce qui s’étoit passé, faillit d’étouffer de rire. « Eh bien, dit-il, belle Orlandine, quelle est cette invention dont s’avisa le jeune homme ? » Ah ! reprit-elle, ne riez pas, monsieur, je vous assure que c’est une très-belle invention, et j’y étois fort attentive, lorsque j’entendis ouvrir la porte. Je me remis aussitôt à mon chapelet, et ma duègne entra.

» Elle me prit encore par la main, sans me rien dire, et me fit entrer dans un carrosse, qui n’étoit pas fermé comme le premier, et j’aurois bien pu voir la ville dans celui-là ; mais il étoit nuit close, et je vis seulement que nous allions bien loin, bien loin, si bien que nous arrivâmes enfin dans la campagne tout au bout de la ville. Nous nous arrêtâmes dans la dernière maison du faubourg : ce n’étoit qu’une cabane pour l’apparence, et même elle est couverte de chaume, mais bien jolie en dedans, comme vous le verrez si le petit nègre en sait le chemin ; car je vois qu’il a trouvé de la lumière et rallume sa lanterne. »

Orlandine ayant cessé de parler, Messire Thibaud baisa sa main, et lui dit : « Belle fourvoyée, faites-moi le plaisir de me dire si vous habitez toute seule cette jolie maison. »

» Toute seule, reprit la belle, avec ce petit nègre et ma gouvernante ; mais je ne pense pas qu’elle puisse revenir ce soir au logis. Le monsieur qui me prenoit par le menton, m’a fait dire de venir le trouver chez une de ses sœurs avec ma gouvernante ; mais qu’il ne pouvoit envoyer son carrosse qui étoit allé chercher un prêtre. Nous y allions donc à pied. Quelqu’un nous a arrêté pour me dire qu’il me trouvoit jolie. Ma duègne qui est sourde, a cru qu’il me disoit des injures, et lui en a répondu. D’autres gens sont survenus et se sont mêlés de la querelle. J’ai eu peur, et je me suis mise à courir : le petit nègre a couru après moi, il est tombé, sa lanterne s’est brisée ; et c’est alors, beau sire, que pour mon bonheur je vous ai rencontré.

» Messire Thibaud, charmé de la naïveté de ce récit, alloit répondre quelque galanterie, lorsque le petit nègre rapporta sa lanterne allumée, dont la lumière venant à donner sur le visage de Thibaud, Orlandine s’écria : « Que vois-je ! c’est le même cavalier qui s’avisa de la belle invention. »

« C’est moi-même, dit Thibaud, et je vous assure que ce que j’ai fait alors, n’est rien auprès de ce que pourroit attendre de moi une accorte et honnête demoiselle ; car celles avec qui j’étois n’étoient rien moins que cela. »

— « Vous aviez bien l’air de les aimer toutes les trois ? dit Orlandine. »

— « C’est que je n’en aimois aucune, répliqua Thibaud. »

» Si bien, dit-il ; si bien, dit-elle, que tout en marchant et dévisant, ils arrivèrent au bout du faubourg à une chaumière isolée, dont le petit nègre ouvrit la porte avec une clef qu’il avoit à sa ceinture. — Certes, l’intérieur de la maison n’étoit pas celui d’une chaumière ; on y voyoit belles tentures de Flandre à personnages et pourtraits si bien ouvrés, qu’ils sembloient vivans ; des lustres à bras en argent fin et massif ; de riches cabinets en ivoire et ébène ; des fauteuils en velours de Gènes, garnis de franges d’or, et un lit en moire de Venise. Mais tout cela n’occupoit guère Messire Thibaud ; il ne voyoit qu’Orlandine, et eut bien voulu en être à la fin de l’aventure.

» Sur ce, le petit nègre vint couvrir la table ; et Thibaud s’aperçut que ce n’étoit pas un enfant comme il l’avoit cru d’abord, mais une espèce de vieux nain tout noir et d’une figure affreuse. Cependant le petit homme apporta quelque chose qui n’étoit point laid : c’étoit un bassin de vermeil, dans lequel fumoient quatre perdrix appétissantes et bien apprêtées, et sous le bras il avoit un flacon d’ypocras. Thibaud n’eut pas plutôt bu et mangé, qu’il lui sembla qu’un feu circuloit dans ses veines. Pour Orlandine, elle mangeoit peu et regardoit beaucoup son convive, tantôt d’un regard tendre et naïf, et tantôt avec des yeux si pleins de malice, que le jeune homme en étoit presqu’embarrassé.

» Enfin, le petit nègre vint ôter la table : alors Orlandine prit Thibaud par la main, et lui dit : « Beau cavalier, à quoi voulez-vous que nous passions cette soirée ? » — Thibaud ne sut que répondre.

« Il me vient une idée, dit encore Orlandine, voici un grand miroir, allons y faire des mines comme j’en faisois au châtel de Sombre ; je m’y amusois à voir que ma gouvernante étoit faite autrement que moi. À présent, je veux savoir si je ne suis pas autrement faite que vous. » — Orlandine plaça leurs chaises devant le miroir, après quoi elle détacha la fraise de Thibaud, et lui dit : « Vous avez le cou fait à peu près comme le mien ; les épaules aussi ; mais pour la poitrine, quelle différence ! la mienne étoit comme cela l’année passée ; mais j’ai tant engraissé que je ne me reconnois plus. — Ôtez-donc votre ceinture. — Défaites votre pourpoint. — Pourquoi toutes ces aiguillettes ?… Thibaud ne se possédant plus, porta Orlandine sur le lit de moire de Venise, et se crut le plus heureux des hommes… »

» Mais bientôt il changea de pensée, car il sentit comme des griffes qui s’enfonçoient dans son dos. « Orlandine ! Orlandine ! que veut dire ceci ? »

» Orlandine n’étoit plus. Thibaud ne vit à sa place qu’un horrible assemblage de formes hideuses et inconnues. « Je ne suis point Orlandine, dit le monstre d’une voix épouvantable, je suis Belzébut. »

» Thibaud voulut invoquer le nom de Jésus, mais satan qui le devina, lui saisit la gorge avec les dents, et l’empêcha de prononcer ce saint nom.

» Le lendemain matin, les paysans qui alloient vendre leurs légumes au marché de Lyon, entendirent des gémissemens dans une masure abandonnée, qui étoit près du chemin et servoit de voierie. Ils y allèrent, et trouvèrent Thibaud couché sur une charogne à demi-pourrie. Ils le prirent et le placèrent en travers sur leurs paniers, et ils le portèrent ainsi chez le prévôt de Lyon… Le malheureux la Jacquière reconnut son fils.

» Ce jeune homme fut mis dans un lit : bientôt après, il parut reprendre un peu ses sens ; et d’une voix foible et presque inintelligible, il dit : « Ouvrez à ce saint ermite. » — D’abord on ne le comprit pas ; enfin on ouvrit la porte, et l’on vit entrer un vénérable religieux, qui demanda qu’on le laissa seul avec Thibaud. Il fut obéi, et l’on ferma la porte sur eux. Long-temps on entendit les exhortations de l’ermite, auxquelles Thibaud répondoit d’une voix forte : « Oui, mon père, je me repens, et j’espère en la miséricorde divine. » Enfin, comme l’on n’entendoit plus rien, on crut devoir entrer. L’ermite avoit disparu, et Thibaud fut trouvé mort avec un crucifix entre les mains. »

Je n’eus pas plutôt achevé cette histoire, que le cabaliste entra, et sembla vouloir lire dans mes yeux l’impression que m’avoit fait cette lecture. La vérité est qu’elle m’avoit singulièrement ému ; mais je ne voulus pas le lui témoigner et je me retirai chez moi. Là, je réfléchis surtout ce qui m’étoit arrivé, et j’en vins presque à croire que des démons avoient, pour me tromper, animé des corps de pendus, et que j’étois un second la Jacquière. On sonna pour le dîner, le cabaliste ne s’y trouva point. Tout le monde me parut préoccupé parce que je l’étois moi-même.

Après le dîner, la jeune israélite me prit à part, et me dit : « Alphonse, vous avez regardé ce matin très-attentivement les Bohémiens qui dansoient au pied de cette terrasse ; leur avez-vous trouvé quelque ressemblance frappante avec d’autres personnes ? » — Je la priai de ne point me faire de questions sur ce sujet. — Elle me répondit : « Estimable étranger, je le vois, votre réserve ne se dément jamais : heureux qui peut trouver un confident tel que vous ! Nos secrets sont de nature à n’être connus que de gens qui ne vous ressemblent guères ; mais nous avons besoin de vous. Mon frère vous prie de passer dans le camp des Bohémiens, et d’y rester même quelques jours ; il pense que vous y trouverez des informations sur les aventures de la Venta ; elles doivent vous intéresser autant que lui. Voici les clefs d’une grille qui est au pied de la terrasse, et qui vous ouvrira le chemin de la campagne, du côté où les Bohémiens ont placé leur camp. Ne vous refusez pas à nous rendre ce service : observez les filles du chef, et tachez de répandre quelque jour sur un mystère qui trouble les nôtres, et va peut-être décider nos destins. Ah ! que n’ai je eu la vie de la plus simple mortelle ! j’eusse été plus à ma place que dans ces sphères attérées où l’on m’a transporté malgré moi. » — Après ce discours, Rebecca s’éloigna ; elle paroissoit émue. Je m’habillai à la hâte ; je jetai ma cape sur mes épaules, je pris mon épée ; et, passant par la grille de la terrasse, je m’avançai dans la campagne vers les tentes des Bohémiens.

Je vis de loin le chef de la bande ; il étoit assis entre deux jeunes filles, qui me parurent avoir quelque ressemblance avec mes cousines ; mais elles rentrèrent dans la tente avant que j’eusse le temps de les examiner. Le vieux chef s’avança vers moi, et me dit d’un air malin : « Savez-vous bien, seigneur cavalier, que vous êtes au milieu d’une troupe de gens dont on dit du mal dans ce pays ; n’avez-vous pas quelque peur de nous ? » Au mot de peur, j’avois mis la main à la garde de mon épée ; mais le Bohémien me dit affectueusement en me tendant la main : « Pardon, seigneur cavalier, je n’ai pas voulu vous offenser ; j’en suis si éloigné, que je vous prie de passer quelques jours avec moi. Venez dans ma tente, elle sera votre demeure comme la meilleure que nous ayons. » Je ne me fis pas prier : il me présenta ses deux filles ; mais, à ma grande surprise, je ne leur vis plus aucune ressemblance avec mes cousines.

Nous nous promenâmes dans le camp jusqu’à ce que l’on vint nous avertir que le souper étoit servi. Le couvert avoit été mis sous un arbre d’un épais feuillage ; la chère fut bonne, surtout en gibier ; le vin délicieux ; et voyant le chef en train de causer, je lui témoignai le désir de le connoître plus particulièrement. Il ne fit pas difficulté de me conter son histoire ; cet homme s’appeloit Avadoro, et la première partie de ses aventures a été déjà donnée au public[1].

Un Bohémien vint nous interrompre. Après qu’il eût entretenu son chef en particulier, celui-ci me dit : « Il ne convient pas que nous nous établissions ici ; demain, de grand matin, nous quitterons ces lieux. » Nous nous séparâmes pour regagner nos tentes. Mon sommeil ne fut point interrompu comme il l’avoit été la nuit précédente.


DIXIÈME JOURNÉE.


Nous fûmes à cheval long-temps avant l’aurore, et nous nous enfonçâmes dans les vallons déserts de la Siera Morena. Au lever du soleil nous nous trouvâmes sur un sommet élevé, d’où je découvris le cours du Guadalquivir, et plus loin le gibet de Los-Hermanos. Cette vue me fit tressaillir ; en me rappelant une nuit délicieuse et les horreurs dont mon réveil avoit été suivi. Nous descendîmes de ce sommet dans une vallée assez riante, mais très-solitaire ; où nous devions nous arrêter. On planta le piquet, on déjeûna à la hâte ; et puis, je ne sais pourquoi, je voulus revoir de près le gibet, et savoir si les frères Zoto y étoient. Je pris mon fusil ; l’habitude que j’avois de m’orienter, fit que je trouvai aisément le chemin, et j’arrivai à la demeure patibulaire en peu de temps. La porte étoit ouverte ; les deux cadavres se voyoient étendus sur la terre, entre eux une jeune fille, que je reconnus pour Rebecca.

Je l’éveillai le plus doucement qu’il me fût possible ; cependant la surprise que je ne pus lui sauver entièrement, la mit dans un état cruel ; elle eut des convulsions, pleura et s’évanouit. Je la pris dans mes bras, et la portai à une source voisine ; je lui jetai de l’eau au visage et la fis insensiblement revenir. Je n’aurois point osé lui demander comment elle étoit venue, sous cette potence ; mais elle en parla elle-même. « Je l’avois bien prévu, me dit-elle, que votre discrétion me seroit funeste ; vous n’avez pas voulu nous conter votre aventure, et je suis devenue comme vous la victime de ces maudits vampires, dont les ruses détestables ont anéanti, en un clin-d’œil, les longues précautions que mon père avoit prises pour m’assurer l’immortalité. J’ai peine à me persuader les horreurs de cette nuit : je vais cependant tâcher de mes les rappeler et de vous en faire le récit ; mais, pour que vous me compreniez mieux, je reprendrai d’un peu plus haut l’histoire de ma vie.


Histoire de Rebecca.


« Mon frère en vous contant son histoire, vous a dit une partie de la mienne. On lui destinoit pour épouse les deux filles de la reine de Saba, et l’on prétendit me faire épouser les deux génies qui président à la constellation des gémeaux. Flatté d’un alliance aussi belle, mon frère redoubla d’ardeur pour les sciences cabalistiques. Ce fut le contraire chez moi : épouser deux génies me parut une chose effrayante ; je ne pus prendre sur moi de composer deux lignes de cabale ; chaque jour je remettois l’ouvrage au lendemain, et je finis par oublier presque cet art, aussi difficile que dangereux.

» Mon frère ne tarda pas à s’apercevoir de ma négligence, il m’en fit d’amers reproches, me menaça de se plaindre à mon père. Je le conjurai de m’épargner ; il promit d’attendre jusqu’au samedi suivant ; mais ce jour-là, comme je n’avois encore rien fait, il entra chez moi à minuit, m’éveilla, et me dit qu’il alloit évoquer l’ombre terrible de Mamoun. Je me précipitai à ses genoux, il fut inexorable. Je l’entendis proférer la formule, jadis inventée par la Baltoive d’Endon. Aussitôt mon père m’apparut assis sur un trône d’ivoire, un œil menaçant m’inspiroit la terreur : je craignis de ne pas survivre au premier mot qui sortiroit de sa bouche. Je l’entendis cependant, il parla, Dieu d’Abraham ! il prononça des imprécations épouvantables. Je ne vous répéterai pas ce qu’il me dit… » Ici la jeune Israélite couvrit son visage de ces deux mains, et parut frémir à la seule idée de cette scène cruelle. Elle se remit cependant et continua en ces termes :

« Je n’entendis pas la fin du discours de mon père ; j’étois évanouie avant qu’il fût achevé. Revenue à moi, je vis mon frère qui me présentoit le livre des Schafirosh. Je pensai m’évanouir de nouveau ; mais il fallut se soumettre. Mon frère qui se doutoit bien qu’il faudroit avec moi en revenir aux premiers élémens, eut la patience de les rappeler peu à peu à ma mémoire. Je commençai par la composition des syllabes ; je passai à celle des mots et des formules. Enfin, je finis par m’attacher à cette science sublime. Je passois les nuits dans le cabinet qui avoit servi d’observatoire à mon père, et j’allois me coucher lorsque la lumière du jour venoit troubler mes opérations ; alors je tombois de sommeil. Ma mulâtre Zulica me déshabilloit presque sans que je m’en aperçusse ; je dormois quelques heures, et puis je retournois à des occupations pour lesquelles je n’étois point faite, comme vous l’allez voir.

Vous connoissez Zulica, et vous avez pu faire quelque attention à ses charmes, elle en a infiniment : ses yeux ont l’expression de la tendresse, sa bouche s’embellit par le sourire ; son corps a des formes parfaites. Un matin, je revenois de l’observatoire, j’appelai pour me déshabiller, elle ne m’entendit pas. J’allai à sa chambre qui est à côté de la mienne ; je la vis à sa fenêtre, penchée en dehors, à demi-nue, faisant des signes de l’autre côté du vallon, et souflant sur sa main des baisers que son âme entière sembloit suivre. Je n’avois aucune idée de l’amour : l’expression de ce sentiment frappoit, pour la première fois, mes regards. Je fus tellement émue et surprise, que j’en restai aussi immobile qu’une statue. Zulica se retourna, un vif incarnat perçoit à travers la couleur noisette de son sein, et se répandit sur toute sa personne. Je rougis aussi, puis je pâlis, j’étois prête à défaillir. Zulica me reçut dans ses bras, et son cœur, que je sentis palpiter contre le mien, y fit passer le désordre qui régnoit dans ses sens.

» Zulica me déshabilla à la hâte : lorsque je fus couchée, elle parut se retirer avec plaisir, et fermer sa porte avec plus de plaisir encore. Bientôt après j’entendis les pas de quelqu’un qui entroit dans sa chambre ; un mouvement aussi prompt qu’involontaire me fit courir à sa porte, et attacher mon œil au trou de la serrure. Je vis le jeune mulâtre Tanzaï ; il apportoit une corbeille remplie des fleurs qu’il venoit de cueillir dans la campagne. Zulica courut au-devant de lui, prit les fleurs à poignée, et les pressa contre son sein. Tanzaï s’approcha pour respirer leur parfum, qui s’exhaloit avec les soupirs de sa maîtresse. Je vis distinctement Zulica éprouver, dans tous ses membres, un frémissement qu’il me parût ressentir avec elle. Elle tomba dans les bras de Tanzaï, et j’allai dans mon lit cacher ma foiblesse et ma honte.

» Ma couche fut inondée de mes larmes. Les sanglots m’étouffoient, et dans l’excès de ma douleur, je m’écriai : « Ô ! ma cent et douzième ayeule, de qui je porte le nom, douce et tendre épouse d’Isaac, si du sein de votre beau-père, du sein d’Abraham, si vous voyez l’état où je suis, appaisez l’ombre de Mamoun, et dites-lui que sa fille est indigne des honneurs qu’il lui destine ».

» Mes cris avoient éveillé mon frère ; il entra chez moi, et me croyant malade, il me fit prendre un calmant. Il revint à midi, me trouva le pouls agité, et s’offrit à continuer pour moi mes opérations cabalistiques. J’acceptai, car il m’eut été impossible de travailler. Je m’endormis vers le soir, et j’eus des rêves bien différens de ceux que j’avois eu jusqu’alors. Le lendemain, je rêvois toute éveillée, ou du moins j’avois des distractions qui auroient pu le faire croire. Les regards de mon frère me faisoient rougir sans que j’en eusse de motif. Huit jours se passèrent ainsi.

» Une nuit mon frère entra dans ma chambre. Il avoit sous le bras le livre des Shéfiroth, et dans sa main un bandeau constellé, où se voyoient écrits les soixante-douze noms que Zoroastre a donnés à la constellation des gémeaux. « Rebecca, me dit-il, Rebecca, sortez d’un état qui vous déshonore. Il est temps que vous essayez votre pouvoir sur les peuples élémentaires. Et cette bande constellée vous garantira de leur pétulance. Choisissez sur les monts d’alentour le lieu que vous croirez le plus propre à votre opération. Songez que votre sort en dépend ». — Après avoir ainsi parlé, mon frère m’entraîna hors de la porte du château, et ferma la grille sur moi.

» Abandonnée à moi-même, je rappelai mon courage. La nuit étoit sombre, j’étois en chemise, nus pieds, les cheveux épars, mon livre dans une main, et mon bandeau magique dans l’autre. Je dirigeai ma course vers la montagne qui étoit la plus proche. Un pâtre voulut mettre la main sur moi, je le repoussai avec le livre que je tenois, et il tomba mort à mes pieds. Vous n’en serez pas surpris, lorsque vous saurez que la couverture du livre, étoit faite avec du bois de l’arche, dont la propriété étoit de faire périr tout ce qui la touchoit.

» Le soleil commençoit à paraître, lorsque j’arrivai sur le sommet que j’avois choisi pour mes opérations. Je ne pouvois les commencer que le lendemain à minuit. Je me retirai dans une caverne ; j’y trouvai une ourse avec ses petits. Elle se jeta sur moi ; mais la reliure de mon livre fit son effet, et le furieux animal tomba à mes pieds. Ses mamelles gonflées me rappelèrent que je mourois d’inanition, et je n’avois encore aucun génie à mes ordres, pas même le moindre esprit follet. Je pris le parti de me jeter à terre à côté de l’ourse, et de sucer son lait. Un reste de chaleur que l’animal conservoit encore, rendoit ce repas moins dégoûtant ; mais les petits oursons vinrent me le disputer. Imaginez Alphonse, une fille de seize ans, qui n’avoit jamais quitté les lieux de sa naissance, et dans cette situation ; j’avois en main des armes terribles ; mais je ne m’en étois jamais servie, et la moindre inattention pouvoit les tourner contre moi.

» Cependant l’herbe se desséchoit sous mes pas, l’air se chargeoit d’une vapeur enflammée, et les oiseaux expiroient au milieu de leur vol. Je jugeai que les démons avertis commençoient à se rassembler. Un arbre s’alluma de lui-même ; il en sortit des tourbillons de fumée, qui ; au lieu de s’élever, environnèrent ma caverne, et me plongèrent dans les ténèbres. L’ourse étendue à mes pieds parut se ranimer, ses yeux étincelèrent d’un feu qui, pour un instant, dissipa l’obscurité. Un esprit malin sortit de sa gueule, sous la forme d’un serpent aîlé. C’étoit Nemraël, démon du plus bas étage, que l’on destinoit à me servir. Mais bientôt après j’entendis parler la langue des Égregores, les plus illustres des anges tombés. Je compris qu’ils me feroient l’honneur d’assister à ma réception dans le monde des êtres intermédiaires. Cette langue est la même que celle que nous avons dans le livre d’Énoch, ouvrage dont j’ai fait une étude particulière.

» Enfin Sémiaras, prince des Égregores, voulut bien m’avertir qu’il étoit temps de commencer. Je sortis de ma caverne, j’étendis en cercle ma bande constellée ; j’ouvris mon livre, et je prononçai à haute voix les formules terribles que, jusqu’alors, je n’avois osé lire que des yeux…… Vous jugez bien, seigneur Alphonse, que je ne puis vous dire ce qui se passa en cette occasion, et vous ne pourriez le comprendre. Je vous dirai seulement que j’acquis un assez grand pouvoir sur les esprits, et qu’on m’enseigna les moyens de me faire connoître des gémeaux célestes. Vers ce temps-là mon frère aperçut le bout des pieds des filles de Salomon. J’attendis que le soleil entra dans le signe des gémeaux, et j’opérai à mon tour. Je ne négligeai rien pour obtenir le succès complet ; et pour ne point perdre le fil de mes combinaisons, je prolongeai mon travail si avant dans la nuit, qu’enfin, vaincue par le sommeil, je fûs obligée de lui céder.

» Le lendemain, devant mon miroir, j’aperçus deux figures humaines qui sembloient être derrière moi. Je me retournai, et je ne vis rien. Je regardai dans le miroir, et je les revis encore. Au reste, cette apparition n’avoit rien d’effrayant. Je vis deux jeunes gens dont la stature étoit un peu au-dessus de la taille humaine ; leurs épaules avoient aussi plus de largeur, mais une rondeur qui tenoit de celle de notre sexe. Leurs poitrines s’élevoient aussi comme celles des femmes ; mais leurs seins étoient comme ceux des hommes. Leurs bras arrondis et parfaitement formés y étoient couchés sur leurs hanches, dans l’attitude que l’on voit aux statues égyptiennes. Leurs cheveux, d’une couleur mêlée d’or et d’azure, tomboient en grosses boucles sur leurs épaules. Je ne vous parle pas des traits de leurs visages ; vous pouvez imaginer si des demi-dieux sont beaux ; car enfin c’étoient-là les gémeaux célestes. Je les reconnus aux petites flammes qui brilloient sur leurs têtes.

» Comment ces demi dieux étoient-ils habillés ? demandai-je à Rebecca.

» Ils ne l’étoient pas du tout, me répondit-elle. Chacun avoit quatre aîles, dont deux étoient couchées sur leurs épaules, et deux autres se croisoient autour de leurs ceintures. Ces aîles étoient, à la vérité, aussi transparentes que des aîles de mouche ; mais des parties de pourpre et d’or, mêlées à leur tissu diaphane, cachoient tout ce qui auroit pû être alarmant pour la pudeur.

» Les voilà donc, dis-je en moi-même, les époux célestes aux-quels je suis destinée. Je ne pûs m’empécher de les comparer intérieurement au jeune mulâtre qui adoroit Zulica. J’eus honte de cette comparaison. Je regardai dans le miroir, je crus voir que les demi-dieux me jetoient un regard plein de courroux, comme s’ils eussent lu dans mon âme et qu’ils se trouvassent offensés de ce mouvement involontaire.

» Je fus plusieurs jours sans oser lever les yeux sur la glace. Enfin je m’y hazardai. Les divins gémeaux avoient les mains croisées sur la poitrine ; leur air plein de douceur m’ôta ma timidité. Je ne savois cependant que leur dire. Pour sortir d’embarras, j’allai chercher un volume des ouvrages d’Édris, que vous appelez Atlas ; c’est ce que nous avons de plus beau en fait de poésie. L’harmonie des vers d’Édris a quelque ressemblance avec celle des corps célestes. Comme la langue de cet auteur ne m’est pas très-familière, craignant d’avoir mal lu, je portois à la dérobée les yeux dans la glace, pour y voir l’effet que je faisois sur mon auditoire ; j’eus tout lieu d’en être contente. Les Thamims se regardoient l’un l’autre, et sembloient m’approuver, et quelquefois ils jetoient dans le miroir des regards que je ne rencontrois pas sans émotion.

» Mon frère entra, et la vision s’évanouit. Il me parla des filles de Salomon, dont il avoit vu le bout des pieds. Il étoit gai ; je partageai sa joie. Je me sentois pénétrée d’un sentiment qui, jusqu’alors, m’avoit été inconnu. Le saisissement intérieur que l’on éprouve dans les opérations cabalistiques, faisoit place à je ne sais quel doux abandon, dont jusqu’alors j’avois ignoré les charmes.

» Mon frère fit ouvrir la porte du château ; elle ne l’avoit pas été depuis mon voyage à la montagne. Nous goûtâmes le plaisir de la promenade ; la campagne me parut émaillée des plus belles couleurs. Je trouvai aussi dans les yeux de mon frère, je ne sais quel feu très-différent de l’ardeur qu’on a pour l’étude. Nous nous enfonçâmes dans un bosquet d’orangers. J’allai réver de mon côté, lui du sien ; et nous rentrâmes encore tout remplis de nos rêveries.

» Zulica, pour me coucher, m’apporta un miroir. Je vis que je n’étois pas seule ; je fis emporter la glace, me persuadant, comme l’autruche, que je ne serois pas vue dès que je ne verrois pas. Je me couchai et m’endormis ; mais bientôt des rêves bizarres s’emparèrent de mon imagination. Il me sembla que je voyois dans l’abîme des cieux deux astre brillans qui s’avançoient majestueusement dans le zodiaque. Ils s’en écartèrent tout-à-coup, et puis revinrent, ramenant avec eux la petite nébuleuse du pied d’Auriga.

» Ces trois corps célestes continuèrent ensemble leur route éthérée ; et puis ils s’arrêtèrent, et prirent l’apparence d’un météore igné. Ensuite, ils m’apparurent sous la forme de trois anneaux lumineux qui, après avoir tourbillonné quelque temps, se fixèrent à un même centre. Alors, ils s’échangèrent en une sorte de gloire ou d’auréole, qui environnoit un trône de saphir. Je vis les gémeaux me tendant les bras, et me montrant la place que je devois occuper entr’eux. Je voulus m’élancer ; mais, dans ce moment, je crus voir le mulâtre Tanzaï, qui m’arrêtoit en me saisissant par le milieu du corps. Je fus en effet fort saisie, et je m’éveillai en sursaut.

» Ma chambre étoit sombre, et je vis par les fentes de la porte, que Zulica avoit chez elle de la lumière. Je l’entendis se plaindre, et la crus malade ; j’aurois dû l’appeler, je ne le fis point. Je ne sais quelle étourderie me fit encore avoir recours au trou de la serrure. Je vis le mulâtre Tanzaï, prenant avec Zulica des libertés qui me glacèrent d’horreur ; mes yeux se fermèrent, et je tombai évanouie.

» Lorsque je revins à moi, j’aperçus près de mon lit, mon frère avec Zulica. Je jetai sur celle-ci un regard foudroyant, et lui ordonnai de ne plus se présenter devant moi. Mon frère me demanda le motif de ma sévérité. Je lui contai, en rougissant, ce qui m’étoit arrivé pendant la nuit. Il me répondit qu’il les avoit mariés la veille ; mais qu’il en étoit fâché, n’ayant pas prévu ce qui venoit d’arriver. Il n’y avoit eu, à la vérité, que ma vue de profanée ; mais l’extréme délicatesse des Thamims lui donnoit de l’inquiétude. Pour moi, j’avois perdu tout sentiment, excepté celui de la honte, et je serois morte plutôt que de jeter les yeux sur un miroir.

» Mon frère ne connoissoit pas le genre de mes relations avec les Thamims ; mais il savoit que je ne leur étois plus inconnue ; et voyant que je me laissois aller à une sorte de mélancolie, il craignit que je ne négligeasse les opérations que j’avois commencées. Le soleil étoit prêt à sortir du signe des gémeaux, et il crut devoir m’en avertir. Je me réveillai comme d’un songe. Je tremblai de ne plus revoir les Thamims, et de me séparer d’eux pour onze mois, sans savoir comment j’étois dans leur esprit, et même tremblante de m’être rendue tout-à-fait indigne de leur attention.

« Je pris la résolution d’aller dans une salle haute du château, qui est ornée d’une glace de Venise, de douze pieds de haut. Mais pour avoir une contenance, je pris avec moi le volume d’Édris, où se trouve son poème sur la création du monde. Je m’assis très-loin du miroir, et me mis à lire tout haut. — Ensuite, m’interrompant et élevant la voix, j’osai demander aux Thamims s’ils avoient été témoins de ces merveilles ? Alors, la glace de Venise quitta la muraille, et se plaça devant moi. J’y vis les gémeaux me sourire avec un air de satisfaction, et baisser tous les deux la tête, pour me témoigner qu’ils avoient réellement assisté à la création du monde, et que tout s’y étoit passé comme le dit Édris. — Je m’enhardis davantage ; je fermai mon livre, et je confondis mes regards avec ceux de mes divins amans ; cet instant d’abandon pensa me coûter cher. Je tenois encore de trop près à l’humanité, pour pouvoir soutenir une communication aussi intime. La flamme qui brilloit dans leurs yeux pensa me dévorer ; je baissai les miens, et m’étant un peu remise, je continuai ma lecture. Je tombai précisément sur le second chant d’Édris, où ce premier des poëtes décrit les amours des fils d’Élohim, avec les filles des hommes. Il est impossible de se faire, aujourd’hui, une idée de la manière dont on aimoit dans ce premier âge du monde. Les exagérations que je ne comprenois pas bien moi-même, me faisoient souvent hésiter. Dans ces momens-là, mes yeux se tournoient involontairement vers le miroir ; et il me sembla voir que les Thamims prenoient un plaisir toujours plus vif à m’entendre. Ils me tendoient les bras ; ils s’approchèrent de ma chaise. Je les vis déployer les brillantes aîles qu’ils avoient aux épaules ; je distinguai même un léger flottement dans celles qui leur servoient de ceinture. Je crus qu’ils alloient aussi les déployer, et je mis une main sur mes yeux. Au même instant je la sentis baiser, ainsi que celle dont je tenois mon livre. Au même instant aussi, j’entendis que le miroir se brisoit en mille éclats. Je compris que le soleil étoit sorti du signe des gémeaux, et que c’étoit un congé qu’ils prenoient de moi.

» Le lendemain j’aperçus encore dans un autre miroir, comme deux ombres, ou plutôt comme une légère esquisse des deux formes célestes. Le sur lendemain, je ne vis plus rien du tout. Alors, pour charmer les ennuis de l’absence, je passois les nuits à l’obervatoire, et l’œil collé au télescope, je suivois mes amans jusqu’à leur coucher. Ils étoient déjà sous l’horizon, et je croyois les voir encore. Enfin, lorsque la queue du cancer disparoissoit à ma vue, je me retirois, et souvent ma couche étoit baignée de pleurs involontaires, et qui n’avoient aucun motif.

» Cependant, mon frère plein d’amour et d’espérance, s’adonnoit plus que jamais à l’étude des sciences occultes. Un jour il vint chez moi, et me dit qu’à certains signes qu’il avoit aperçus dans le ciel, il jugeoit qu’un fameux adepte devoit passer à Cordoue, le 23 de notre mois Thybi, à minuit et quarante minutes. Ce célèbre cabaliste vivoit depuis deux cents ans dans la pyramide de Saophis, et son intention étoit de s’embarquer pour l’Amérique. J’allai le soir à l’observatoire. Je trouvai que mon frère avoit raison, mais mon calcul me donna un résultat un peu différent du sien. Mon frère soutint que le sien étoit juste, et comme il est fort attaché à ses opinions, il voulut aller lui-même à Cordoue, pour me prouver que la raison étoit de son côté. Il auroit pu faire son voyage, en aussi peu de temps que j’en mets à vous le raconter, mais il voulut jouir du plaisir de la promenade, et suivre la pente des côteaux, choisissant la route où de beaux sites contribueroient le plus à l’amuser et à le distraire. Il arriva ainsi à la Venta-Quemada. Il s’étoit fait accompagner par le petit Nemraël, cet esprit malin qui m’avoit apparu dans la caverne. Il lui ordonna de lui apporter à souper, Nemraël enleva le souper d’un prieur de Bénédictins, et l’apporta dans la Venta. Ensuite mon frère me renvoya Nemraël comme n’en ayant plus besoin. J’étois dans cet instant à l’observatoire, et je vis dans le ciel des choses qui me firent trembler pour mon frère. J’ordonnai à Nemraël de retourner à la Venta, et de ne plus quitter son maître. Il y alla, et revint un instant après, me dire qu’un pouvoir supérieur au sien l’avoit empêché de pénétrer dans l’intérieur du cabaret. Mon inquiétude fut à son comble ; enfin, je vous vis arriver avec mon frère. Je démêlai dans vos traits une assurance et une sérénité, qui me prouvèrent que vous n’étiez pas cabaliste. Mon père avoit prédit que j’aurois beaucoup à souffrir d’un mortel, et je craignis que vous ne fussiez ce mortel. Bientôt d’autres soins m’occupèrent, mon frère me conta l’histoire de Pascheco, et ce qui lui étoit arrivé à lui-même ; mais il ajouta, à ma grande surprise, qu’il ne savoit pas à quelle espèce de démons il avoit eu affaire. Nous attendîmes la nuit avec la plus extrême impatience, et nous fîmes les plus épouvantables conjurations. Ce fut envain ; nous ne pûmes rien savoir sur la nature des deux êtres, et nous ignorions si mon frère a réellement perdu avec eux ses droits à l’immortalité. Je crus pouvoir tirer de vous quelques lumières. Mais fidèle à je ne sais quelle parole d’honneur, vous ne voulûtes rien nous dire.

» Alors pour servir et tranquilliser mon frère, je résolus de passer moi-même une nuit à la Venta-Quemada. Je suis partie hier, et la nuit étoit avancée, lorsque j’arrivai à l’entré du vallon. Je rassemblai quelques vapeurs dont je composai un feu follet, et je lui ordonnai de me conduire à la Venta. C’est un secret qui s’est conservé dans notre famille, et c’est par un moyen pareil, que Moïse, propre frère de mon soixante-troisième ayeul, composa la colonne de feu qui conduisit les Israélites dans le désert.

» Mon feu follet s’alluma très-bien, et se mit à marcher devant moi ; mais il ne prit pas le plus court chemin. Je m’aperçus bien de son infidélité, mais je n’y fis pas assez d’attention.

» Il étoit minuit lorsque j’arrivai. En entrant dans la cour de la Venta, je vis qu’il y avoit de la lumière dans la chambre du milieu, et j’entendis une musique fort harmonieuse. Je m’assis sur un banc de pierre. Je fis quelques opérations cabalistiques qui ne produisirent aucun effet. Il est vrai que cette musique me charmoit, et me distrayoit au point, qu’à l’heure qu’il est, je ne puis vous dire si mes opérations étoient bien faites, et je soupçonne y avoir manqué en quelque point essentiel. Mais alors je crus avoir procédé régulièrement, et jugeant qu’il n’y avoit dans l’auberge ni démons ni esprits, j’en conclus qu’il n’y avoit que des hommes, et je me livrai au plaisir de les entendre chanter. C’étoient deux voix, soutenues d’un instrument à cordes, mais elles étoient si mélodieuses, si bien d’accord, qu’aucune musique sur la terre, ne peut entrer en comparaison.

» Les airs que ces voix faisoient entendre, inspiroient une tendresse si voluptueuse, que je ne puis en donner aucune idée. Longtemps je les écoutai assise sur mon banc, mais enfin, je me déterminai à entrer, puisque je n’étois venue que pour cela. Je montai donc, et je trouvai dans la chambre du milieu, deux jeunes gens, grands, bienfaits, assis à table, mangeant, buvant et chantant de tout leur cœur. Leur costume étoit oriental, ils étoient coiffés d’un turban, la poitrine et les bras nus, et de riches armes à leur ceinture.

» Ces deux inconnus, que je pris pour des Turcs, se levèrent, m’approchèrent une chaise, remplirent mon assiette et mon verre, et se mirent à chanter, en s’accompagnant d’un théorbe, dont ils jouoient tour-à-tour.

» Leurs manières libres avoient quelque chose de communicatif. Ils ne faisoient point de façons, je n’en fis point. J’avois faim, je mangeai. Il n’y avoit point d’eau, je bus du vin. Il me prit envie de chanter avec les jeunes Turcs, qui parurent charmés de m’entendre. Je chantai une seguedille espagnole. Ils répondirent sur les mêmes rimes. Je leur demandai où ils avoient appris l’espagnol.

» L’un d’eux me répondit : « Nous sommes nés en Morée, et marins de profession, nous avons facilement appris la langue des ports que nous fréquentions. Mais laissons-là les seguedilles, écoutez les chansons de notre pays ». — Leurs chants avoient une mélodie, qui faisoient passer l’âme par toutes les nuances du sentiment, et lorsqu’on étoit à l’excès de l’attendrissement, des accens inattendus vous ramenoient à la plus folle gaîté.

» Je n’étois point dupe de tout ce manège. Je fixois attentivement les prétendus matelots, et il me sembloit trouver à l’un et à l’autre, une extrême ressemblance avec mes divins gémeaux. « Vous êtes Turcs, leur dis-je, et nés en Morée » ?

» Point du tout, me répondit celui qui n’avoit point encore parlé, « Nous sommes Grecs, nés à Sparte. Ah ! divine Rebecca, pouvez vous me méconnoître, je suis Pollux et voici mon frère » ! — La frayeur m’ôta l’usage de la voix, les gémeaux prétendus déployèrent leurs aîles, et je me sentis enlever dans les airs. Par une heureuse inspiration, je prononçai un nom sacré, dont mon frère et moi sommes seuls dépositaires. À l’instant même, je fus précipitée sur la terre, et tout à fait étourdie de ma chûte. C’est vous, Alphonse, qui m’avez rendu l’usage de mes sens, un sentiment interne m’avertit que je n’ai rien perdu de ce qu’il m’importe de conserver, mais je suis lasse de tant de merveilles, je sens que je suis née pour rester simple mortelle ».

Rebecca termina là son récit. Mais il ne fit pas sur moi l’effet qu’elle en attendoit. Tout ce que j’avois vu et entendu d’extraordinaire, pendant les dix jours qui venoit de s’écouler, ne m’empêcha pas de croire qu’elle avoit voulu se moquer de moi. Je la quittai assez brusquement, et me mettant à réfléchir sur ce qui m’étoit arrivé depuis mon départ de Cadix, je me rappelai alors quelques mots échappés à Don Emanuel de Sa, gouverneur de cette ville, qui me firent penser qu’il n’étoit pas tout-à-fait étranger à la mystérieuse existence des Gomélèz. C’étoit lui qui m’avoit donné mes deux valets Lopez et Moschito. Je me mis dans la tête que c’étoit par son ordre qu’ils m’avoient quitté à l’entrée désastreuse de Los-Hermanos. Mes cousines, et Rebecca elle-même, m’avoient souvent fait entendre que l’on vouloit m’éprouver. Peut-être m’avoit-on donné, à la Venta, un breuvage pour m’endormir, et ensuite, rien n’étoit plus aisé que de me transporter pendant mon sommeil sous le fatal gibet. Pascheco pouvoit avoir perdu un œil par un tout autre accident, que par sa liaison amoureuse avec les deux pendus, et son effroyable histoire pouvoit être un conte. L’ermite, qui avoit cherché toujours à surprendre mon secret, étoit sans doute un agent des Gomélèz, qui vouloit éprouver ma discrétion. Enfin Rebecca, son frère, Zoto et le chef des Bohémiens, tous ces gens-là s’entendoient peut-être pour ébranler mon courage.

Ces réflexions, comme on le sent bien, me décidèrent à attendre, de pied ferme, la suite des aventures auxquelles j’étois destiné, et que le lecteur connoîtra, s’il accueille favorablement la première partie de cette histoire.


FIN DU TROISIÈME ET DERNIER TOME.


TABLE


TOME PREMIER.


Pages
Histoire d’Emina et de Zibeddé 
 35
Histoire du Château de Cassar-Gomélèz 
 46
Histoire du Démoniaque Pascheco 
 74
Histoire de la Famille de Van-Worden 
 100
Histoire de Trivulce de Ravenne 
 127
Suite de l’Histoire de la Famille de Van-Worden 
 134
Histoire de Landulphe, de Ferrare 
 139
Fin de l’Histoire de la Famille de Van-Worden, jusqu’à son départ de la Maison paternelle 
 144

TOME SECOND.

Histoire de Zoto 
 20
Suite de l’Histoire de Zoto 
 ibid.
Nouveau Récit de Pascheco 
 124


TOME TROISIÈME.


Histoire du cabaliste Don Pèdre de Uzeda 
 3
Histoire de Thibaud de la Jacquière 
 41
Histoire de la gente Dariolette du châtel de Sombre 
 51
Histoire de Rebecca 
 81


FIN.
  1. Quatre volumes in-12, chez Gide fils, rue Saint-Marc, n.o 20.