Dix journées de la vie d’Alphonse Van Worden/10


DIXIÈME JOURNÉE.


Nous fûmes à cheval long-temps avant l’aurore, et nous nous enfonçâmes dans les vallons déserts de la Siera Morena. Au lever du soleil nous nous trouvâmes sur un sommet élevé, d’où je découvris le cours du Guadalquivir, et plus loin le gibet de Los-Hermanos. Cette vue me fit tressaillir ; en me rappelant une nuit délicieuse et les horreurs dont mon réveil avoit été suivi. Nous descendîmes de ce sommet dans une vallée assez riante, mais très-solitaire ; où nous devions nous arrêter. On planta le piquet, on déjeûna à la hâte ; et puis, je ne sais pourquoi, je voulus revoir de près le gibet, et savoir si les frères Zoto y étoient. Je pris mon fusil ; l’habitude que j’avois de m’orienter, fit que je trouvai aisément le chemin, et j’arrivai à la demeure patibulaire en peu de temps. La porte étoit ouverte ; les deux cadavres se voyoient étendus sur la terre, entre eux une jeune fille, que je reconnus pour Rebecca.

Je l’éveillai le plus doucement qu’il me fût possible ; cependant la surprise que je ne pus lui sauver entièrement, la mit dans un état cruel ; elle eut des convulsions, pleura et s’évanouit. Je la pris dans mes bras, et la portai à une source voisine ; je lui jetai de l’eau au visage et la fis insensiblement revenir. Je n’aurois point osé lui demander comment elle étoit venue, sous cette potence ; mais elle en parla elle-même. « Je l’avois bien prévu, me dit-elle, que votre discrétion me seroit funeste ; vous n’avez pas voulu nous conter votre aventure, et je suis devenue comme vous la victime de ces maudits vampires, dont les ruses détestables ont anéanti, en un clin-d’œil, les longues précautions que mon père avoit prises pour m’assurer l’immortalité. J’ai peine à me persuader les horreurs de cette nuit : je vais cependant tâcher de mes les rappeler et de vous en faire le récit ; mais, pour que vous me compreniez mieux, je reprendrai d’un peu plus haut l’histoire de ma vie.


Histoire de Rebecca.


« Mon frère en vous contant son histoire, vous a dit une partie de la mienne. On lui destinoit pour épouse les deux filles de la reine de Saba, et l’on prétendit me faire épouser les deux génies qui président à la constellation des gémeaux. Flatté d’un alliance aussi belle, mon frère redoubla d’ardeur pour les sciences cabalistiques. Ce fut le contraire chez moi : épouser deux génies me parut une chose effrayante ; je ne pus prendre sur moi de composer deux lignes de cabale ; chaque jour je remettois l’ouvrage au lendemain, et je finis par oublier presque cet art, aussi difficile que dangereux.

» Mon frère ne tarda pas à s’apercevoir de ma négligence, il m’en fit d’amers reproches, me menaça de se plaindre à mon père. Je le conjurai de m’épargner ; il promit d’attendre jusqu’au samedi suivant ; mais ce jour-là, comme je n’avois encore rien fait, il entra chez moi à minuit, m’éveilla, et me dit qu’il alloit évoquer l’ombre terrible de Mamoun. Je me précipitai à ses genoux, il fut inexorable. Je l’entendis proférer la formule, jadis inventée par la Baltoive d’Endon. Aussitôt mon père m’apparut assis sur un trône d’ivoire, un œil menaçant m’inspiroit la terreur : je craignis de ne pas survivre au premier mot qui sortiroit de sa bouche. Je l’entendis cependant, il parla, Dieu d’Abraham ! il prononça des imprécations épouvantables. Je ne vous répéterai pas ce qu’il me dit… » Ici la jeune Israélite couvrit son visage de ces deux mains, et parut frémir à la seule idée de cette scène cruelle. Elle se remit cependant et continua en ces termes :

« Je n’entendis pas la fin du discours de mon père ; j’étois évanouie avant qu’il fût achevé. Revenue à moi, je vis mon frère qui me présentoit le livre des Schafirosh. Je pensai m’évanouir de nouveau ; mais il fallut se soumettre. Mon frère qui se doutoit bien qu’il faudroit avec moi en revenir aux premiers élémens, eut la patience de les rappeler peu à peu à ma mémoire. Je commençai par la composition des syllabes ; je passai à celle des mots et des formules. Enfin, je finis par m’attacher à cette science sublime. Je passois les nuits dans le cabinet qui avoit servi d’observatoire à mon père, et j’allois me coucher lorsque la lumière du jour venoit troubler mes opérations ; alors je tombois de sommeil. Ma mulâtre Zulica me déshabilloit presque sans que je m’en aperçusse ; je dormois quelques heures, et puis je retournois à des occupations pour lesquelles je n’étois point faite, comme vous l’allez voir.

Vous connoissez Zulica, et vous avez pu faire quelque attention à ses charmes, elle en a infiniment : ses yeux ont l’expression de la tendresse, sa bouche s’embellit par le sourire ; son corps a des formes parfaites. Un matin, je revenois de l’observatoire, j’appelai pour me déshabiller, elle ne m’entendit pas. J’allai à sa chambre qui est à côté de la mienne ; je la vis à sa fenêtre, penchée en dehors, à demi-nue, faisant des signes de l’autre côté du vallon, et souflant sur sa main des baisers que son âme entière sembloit suivre. Je n’avois aucune idée de l’amour : l’expression de ce sentiment frappoit, pour la première fois, mes regards. Je fus tellement émue et surprise, que j’en restai aussi immobile qu’une statue. Zulica se retourna, un vif incarnat perçoit à travers la couleur noisette de son sein, et se répandit sur toute sa personne. Je rougis aussi, puis je pâlis, j’étois prête à défaillir. Zulica me reçut dans ses bras, et son cœur, que je sentis palpiter contre le mien, y fit passer le désordre qui régnoit dans ses sens.

» Zulica me déshabilla à la hâte : lorsque je fus couchée, elle parut se retirer avec plaisir, et fermer sa porte avec plus de plaisir encore. Bientôt après j’entendis les pas de quelqu’un qui entroit dans sa chambre ; un mouvement aussi prompt qu’involontaire me fit courir à sa porte, et attacher mon œil au trou de la serrure. Je vis le jeune mulâtre Tanzaï ; il apportoit une corbeille remplie des fleurs qu’il venoit de cueillir dans la campagne. Zulica courut au-devant de lui, prit les fleurs à poignée, et les pressa contre son sein. Tanzaï s’approcha pour respirer leur parfum, qui s’exhaloit avec les soupirs de sa maîtresse. Je vis distinctement Zulica éprouver, dans tous ses membres, un frémissement qu’il me parût ressentir avec elle. Elle tomba dans les bras de Tanzaï, et j’allai dans mon lit cacher ma foiblesse et ma honte.

» Ma couche fut inondée de mes larmes. Les sanglots m’étouffoient, et dans l’excès de ma douleur, je m’écriai : « Ô ! ma cent et douzième ayeule, de qui je porte le nom, douce et tendre épouse d’Isaac, si du sein de votre beau-père, du sein d’Abraham, si vous voyez l’état où je suis, appaisez l’ombre de Mamoun, et dites-lui que sa fille est indigne des honneurs qu’il lui destine ».

» Mes cris avoient éveillé mon frère ; il entra chez moi, et me croyant malade, il me fit prendre un calmant. Il revint à midi, me trouva le pouls agité, et s’offrit à continuer pour moi mes opérations cabalistiques. J’acceptai, car il m’eut été impossible de travailler. Je m’endormis vers le soir, et j’eus des rêves bien différens de ceux que j’avois eu jusqu’alors. Le lendemain, je rêvois toute éveillée, ou du moins j’avois des distractions qui auroient pu le faire croire. Les regards de mon frère me faisoient rougir sans que j’en eusse de motif. Huit jours se passèrent ainsi.

» Une nuit mon frère entra dans ma chambre. Il avoit sous le bras le livre des Shéfiroth, et dans sa main un bandeau constellé, où se voyoient écrits les soixante-douze noms que Zoroastre a donnés à la constellation des gémeaux. « Rebecca, me dit-il, Rebecca, sortez d’un état qui vous déshonore. Il est temps que vous essayez votre pouvoir sur les peuples élémentaires. Et cette bande constellée vous garantira de leur pétulance. Choisissez sur les monts d’alentour le lieu que vous croirez le plus propre à votre opération. Songez que votre sort en dépend ». — Après avoir ainsi parlé, mon frère m’entraîna hors de la porte du château, et ferma la grille sur moi.

» Abandonnée à moi-même, je rappelai mon courage. La nuit étoit sombre, j’étois en chemise, nus pieds, les cheveux épars, mon livre dans une main, et mon bandeau magique dans l’autre. Je dirigeai ma course vers la montagne qui étoit la plus proche. Un pâtre voulut mettre la main sur moi, je le repoussai avec le livre que je tenois, et il tomba mort à mes pieds. Vous n’en serez pas surpris, lorsque vous saurez que la couverture du livre, étoit faite avec du bois de l’arche, dont la propriété étoit de faire périr tout ce qui la touchoit.

» Le soleil commençoit à paraître, lorsque j’arrivai sur le sommet que j’avois choisi pour mes opérations. Je ne pouvois les commencer que le lendemain à minuit. Je me retirai dans une caverne ; j’y trouvai une ourse avec ses petits. Elle se jeta sur moi ; mais la reliure de mon livre fit son effet, et le furieux animal tomba à mes pieds. Ses mamelles gonflées me rappelèrent que je mourois d’inanition, et je n’avois encore aucun génie à mes ordres, pas même le moindre esprit follet. Je pris le parti de me jeter à terre à côté de l’ourse, et de sucer son lait. Un reste de chaleur que l’animal conservoit encore, rendoit ce repas moins dégoûtant ; mais les petits oursons vinrent me le disputer. Imaginez Alphonse, une fille de seize ans, qui n’avoit jamais quitté les lieux de sa naissance, et dans cette situation ; j’avois en main des armes terribles ; mais je ne m’en étois jamais servie, et la moindre inattention pouvoit les tourner contre moi.

» Cependant l’herbe se desséchoit sous mes pas, l’air se chargeoit d’une vapeur enflammée, et les oiseaux expiroient au milieu de leur vol. Je jugeai que les démons avertis commençoient à se rassembler. Un arbre s’alluma de lui-même ; il en sortit des tourbillons de fumée, qui ; au lieu de s’élever, environnèrent ma caverne, et me plongèrent dans les ténèbres. L’ourse étendue à mes pieds parut se ranimer, ses yeux étincelèrent d’un feu qui, pour un instant, dissipa l’obscurité. Un esprit malin sortit de sa gueule, sous la forme d’un serpent aîlé. C’étoit Nemraël, démon du plus bas étage, que l’on destinoit à me servir. Mais bientôt après j’entendis parler la langue des Égregores, les plus illustres des anges tombés. Je compris qu’ils me feroient l’honneur d’assister à ma réception dans le monde des êtres intermédiaires. Cette langue est la même que celle que nous avons dans le livre d’Énoch, ouvrage dont j’ai fait une étude particulière.

» Enfin Sémiaras, prince des Égregores, voulut bien m’avertir qu’il étoit temps de commencer. Je sortis de ma caverne, j’étendis en cercle ma bande constellée ; j’ouvris mon livre, et je prononçai à haute voix les formules terribles que, jusqu’alors, je n’avois osé lire que des yeux…… Vous jugez bien, seigneur Alphonse, que je ne puis vous dire ce qui se passa en cette occasion, et vous ne pourriez le comprendre. Je vous dirai seulement que j’acquis un assez grand pouvoir sur les esprits, et qu’on m’enseigna les moyens de me faire connoître des gémeaux célestes. Vers ce temps-là mon frère aperçut le bout des pieds des filles de Salomon. J’attendis que le soleil entra dans le signe des gémeaux, et j’opérai à mon tour. Je ne négligeai rien pour obtenir le succès complet ; et pour ne point perdre le fil de mes combinaisons, je prolongeai mon travail si avant dans la nuit, qu’enfin, vaincue par le sommeil, je fûs obligée de lui céder.

» Le lendemain, devant mon miroir, j’aperçus deux figures humaines qui sembloient être derrière moi. Je me retournai, et je ne vis rien. Je regardai dans le miroir, et je les revis encore. Au reste, cette apparition n’avoit rien d’effrayant. Je vis deux jeunes gens dont la stature étoit un peu au-dessus de la taille humaine ; leurs épaules avoient aussi plus de largeur, mais une rondeur qui tenoit de celle de notre sexe. Leurs poitrines s’élevoient aussi comme celles des femmes ; mais leurs seins étoient comme ceux des hommes. Leurs bras arrondis et parfaitement formés y étoient couchés sur leurs hanches, dans l’attitude que l’on voit aux statues égyptiennes. Leurs cheveux, d’une couleur mêlée d’or et d’azure, tomboient en grosses boucles sur leurs épaules. Je ne vous parle pas des traits de leurs visages ; vous pouvez imaginer si des demi-dieux sont beaux ; car enfin c’étoient-là les gémeaux célestes. Je les reconnus aux petites flammes qui brilloient sur leurs têtes.

» Comment ces demi dieux étoient-ils habillés ? demandai-je à Rebecca.

» Ils ne l’étoient pas du tout, me répondit-elle. Chacun avoit quatre aîles, dont deux étoient couchées sur leurs épaules, et deux autres se croisoient autour de leurs ceintures. Ces aîles étoient, à la vérité, aussi transparentes que des aîles de mouche ; mais des parties de pourpre et d’or, mêlées à leur tissu diaphane, cachoient tout ce qui auroit pû être alarmant pour la pudeur.

» Les voilà donc, dis-je en moi-même, les époux célestes aux-quels je suis destinée. Je ne pûs m’empécher de les comparer intérieurement au jeune mulâtre qui adoroit Zulica. J’eus honte de cette comparaison. Je regardai dans le miroir, je crus voir que les demi-dieux me jetoient un regard plein de courroux, comme s’ils eussent lu dans mon âme et qu’ils se trouvassent offensés de ce mouvement involontaire.

» Je fus plusieurs jours sans oser lever les yeux sur la glace. Enfin je m’y hazardai. Les divins gémeaux avoient les mains croisées sur la poitrine ; leur air plein de douceur m’ôta ma timidité. Je ne savois cependant que leur dire. Pour sortir d’embarras, j’allai chercher un volume des ouvrages d’Édris, que vous appelez Atlas ; c’est ce que nous avons de plus beau en fait de poésie. L’harmonie des vers d’Édris a quelque ressemblance avec celle des corps célestes. Comme la langue de cet auteur ne m’est pas très-familière, craignant d’avoir mal lu, je portois à la dérobée les yeux dans la glace, pour y voir l’effet que je faisois sur mon auditoire ; j’eus tout lieu d’en être contente. Les Thamims se regardoient l’un l’autre, et sembloient m’approuver, et quelquefois ils jetoient dans le miroir des regards que je ne rencontrois pas sans émotion.

» Mon frère entra, et la vision s’évanouit. Il me parla des filles de Salomon, dont il avoit vu le bout des pieds. Il étoit gai ; je partageai sa joie. Je me sentois pénétrée d’un sentiment qui, jusqu’alors, m’avoit été inconnu. Le saisissement intérieur que l’on éprouve dans les opérations cabalistiques, faisoit place à je ne sais quel doux abandon, dont jusqu’alors j’avois ignoré les charmes.

» Mon frère fit ouvrir la porte du château ; elle ne l’avoit pas été depuis mon voyage à la montagne. Nous goûtâmes le plaisir de la promenade ; la campagne me parut émaillée des plus belles couleurs. Je trouvai aussi dans les yeux de mon frère, je ne sais quel feu très-différent de l’ardeur qu’on a pour l’étude. Nous nous enfonçâmes dans un bosquet d’orangers. J’allai réver de mon côté, lui du sien ; et nous rentrâmes encore tout remplis de nos rêveries.

» Zulica, pour me coucher, m’apporta un miroir. Je vis que je n’étois pas seule ; je fis emporter la glace, me persuadant, comme l’autruche, que je ne serois pas vue dès que je ne verrois pas. Je me couchai et m’endormis ; mais bientôt des rêves bizarres s’emparèrent de mon imagination. Il me sembla que je voyois dans l’abîme des cieux deux astre brillans qui s’avançoient majestueusement dans le zodiaque. Ils s’en écartèrent tout-à-coup, et puis revinrent, ramenant avec eux la petite nébuleuse du pied d’Auriga.

» Ces trois corps célestes continuèrent ensemble leur route éthérée ; et puis ils s’arrêtèrent, et prirent l’apparence d’un météore igné. Ensuite, ils m’apparurent sous la forme de trois anneaux lumineux qui, après avoir tourbillonné quelque temps, se fixèrent à un même centre. Alors, ils s’échangèrent en une sorte de gloire ou d’auréole, qui environnoit un trône de saphir. Je vis les gémeaux me tendant les bras, et me montrant la place que je devois occuper entr’eux. Je voulus m’élancer ; mais, dans ce moment, je crus voir le mulâtre Tanzaï, qui m’arrêtoit en me saisissant par le milieu du corps. Je fus en effet fort saisie, et je m’éveillai en sursaut.

» Ma chambre étoit sombre, et je vis par les fentes de la porte, que Zulica avoit chez elle de la lumière. Je l’entendis se plaindre, et la crus malade ; j’aurois dû l’appeler, je ne le fis point. Je ne sais quelle étourderie me fit encore avoir recours au trou de la serrure. Je vis le mulâtre Tanzaï, prenant avec Zulica des libertés qui me glacèrent d’horreur ; mes yeux se fermèrent, et je tombai évanouie.

» Lorsque je revins à moi, j’aperçus près de mon lit, mon frère avec Zulica. Je jetai sur celle-ci un regard foudroyant, et lui ordonnai de ne plus se présenter devant moi. Mon frère me demanda le motif de ma sévérité. Je lui contai, en rougissant, ce qui m’étoit arrivé pendant la nuit. Il me répondit qu’il les avoit mariés la veille ; mais qu’il en étoit fâché, n’ayant pas prévu ce qui venoit d’arriver. Il n’y avoit eu, à la vérité, que ma vue de profanée ; mais l’extréme délicatesse des Thamims lui donnoit de l’inquiétude. Pour moi, j’avois perdu tout sentiment, excepté celui de la honte, et je serois morte plutôt que de jeter les yeux sur un miroir.

» Mon frère ne connoissoit pas le genre de mes relations avec les Thamims ; mais il savoit que je ne leur étois plus inconnue ; et voyant que je me laissois aller à une sorte de mélancolie, il craignit que je ne négligeasse les opérations que j’avois commencées. Le soleil étoit prêt à sortir du signe des gémeaux, et il crut devoir m’en avertir. Je me réveillai comme d’un songe. Je tremblai de ne plus revoir les Thamims, et de me séparer d’eux pour onze mois, sans savoir comment j’étois dans leur esprit, et même tremblante de m’être rendue tout-à-fait indigne de leur attention.

« Je pris la résolution d’aller dans une salle haute du château, qui est ornée d’une glace de Venise, de douze pieds de haut. Mais pour avoir une contenance, je pris avec moi le volume d’Édris, où se trouve son poème sur la création du monde. Je m’assis très-loin du miroir, et me mis à lire tout haut. — Ensuite, m’interrompant et élevant la voix, j’osai demander aux Thamims s’ils avoient été témoins de ces merveilles ? Alors, la glace de Venise quitta la muraille, et se plaça devant moi. J’y vis les gémeaux me sourire avec un air de satisfaction, et baisser tous les deux la tête, pour me témoigner qu’ils avoient réellement assisté à la création du monde, et que tout s’y étoit passé comme le dit Édris. — Je m’enhardis davantage ; je fermai mon livre, et je confondis mes regards avec ceux de mes divins amans ; cet instant d’abandon pensa me coûter cher. Je tenois encore de trop près à l’humanité, pour pouvoir soutenir une communication aussi intime. La flamme qui brilloit dans leurs yeux pensa me dévorer ; je baissai les miens, et m’étant un peu remise, je continuai ma lecture. Je tombai précisément sur le second chant d’Édris, où ce premier des poëtes décrit les amours des fils d’Élohim, avec les filles des hommes. Il est impossible de se faire, aujourd’hui, une idée de la manière dont on aimoit dans ce premier âge du monde. Les exagérations que je ne comprenois pas bien moi-même, me faisoient souvent hésiter. Dans ces momens-là, mes yeux se tournoient involontairement vers le miroir ; et il me sembla voir que les Thamims prenoient un plaisir toujours plus vif à m’entendre. Ils me tendoient les bras ; ils s’approchèrent de ma chaise. Je les vis déployer les brillantes aîles qu’ils avoient aux épaules ; je distinguai même un léger flottement dans celles qui leur servoient de ceinture. Je crus qu’ils alloient aussi les déployer, et je mis une main sur mes yeux. Au même instant je la sentis baiser, ainsi que celle dont je tenois mon livre. Au même instant aussi, j’entendis que le miroir se brisoit en mille éclats. Je compris que le soleil étoit sorti du signe des gémeaux, et que c’étoit un congé qu’ils prenoient de moi.

» Le lendemain j’aperçus encore dans un autre miroir, comme deux ombres, ou plutôt comme une légère esquisse des deux formes célestes. Le sur lendemain, je ne vis plus rien du tout. Alors, pour charmer les ennuis de l’absence, je passois les nuits à l’obervatoire, et l’œil collé au télescope, je suivois mes amans jusqu’à leur coucher. Ils étoient déjà sous l’horizon, et je croyois les voir encore. Enfin, lorsque la queue du cancer disparoissoit à ma vue, je me retirois, et souvent ma couche étoit baignée de pleurs involontaires, et qui n’avoient aucun motif.

» Cependant, mon frère plein d’amour et d’espérance, s’adonnoit plus que jamais à l’étude des sciences occultes. Un jour il vint chez moi, et me dit qu’à certains signes qu’il avoit aperçus dans le ciel, il jugeoit qu’un fameux adepte devoit passer à Cordoue, le 23 de notre mois Thybi, à minuit et quarante minutes. Ce célèbre cabaliste vivoit depuis deux cents ans dans la pyramide de Saophis, et son intention étoit de s’embarquer pour l’Amérique. J’allai le soir à l’observatoire. Je trouvai que mon frère avoit raison, mais mon calcul me donna un résultat un peu différent du sien. Mon frère soutint que le sien étoit juste, et comme il est fort attaché à ses opinions, il voulut aller lui-même à Cordoue, pour me prouver que la raison étoit de son côté. Il auroit pu faire son voyage, en aussi peu de temps que j’en mets à vous le raconter, mais il voulut jouir du plaisir de la promenade, et suivre la pente des côteaux, choisissant la route où de beaux sites contribueroient le plus à l’amuser et à le distraire. Il arriva ainsi à la Venta-Quemada. Il s’étoit fait accompagner par le petit Nemraël, cet esprit malin qui m’avoit apparu dans la caverne. Il lui ordonna de lui apporter à souper, Nemraël enleva le souper d’un prieur de Bénédictins, et l’apporta dans la Venta. Ensuite mon frère me renvoya Nemraël comme n’en ayant plus besoin. J’étois dans cet instant à l’observatoire, et je vis dans le ciel des choses qui me firent trembler pour mon frère. J’ordonnai à Nemraël de retourner à la Venta, et de ne plus quitter son maître. Il y alla, et revint un instant après, me dire qu’un pouvoir supérieur au sien l’avoit empêché de pénétrer dans l’intérieur du cabaret. Mon inquiétude fut à son comble ; enfin, je vous vis arriver avec mon frère. Je démêlai dans vos traits une assurance et une sérénité, qui me prouvèrent que vous n’étiez pas cabaliste. Mon père avoit prédit que j’aurois beaucoup à souffrir d’un mortel, et je craignis que vous ne fussiez ce mortel. Bientôt d’autres soins m’occupèrent, mon frère me conta l’histoire de Pascheco, et ce qui lui étoit arrivé à lui-même ; mais il ajouta, à ma grande surprise, qu’il ne savoit pas à quelle espèce de démons il avoit eu affaire. Nous attendîmes la nuit avec la plus extrême impatience, et nous fîmes les plus épouvantables conjurations. Ce fut envain ; nous ne pûmes rien savoir sur la nature des deux êtres, et nous ignorions si mon frère a réellement perdu avec eux ses droits à l’immortalité. Je crus pouvoir tirer de vous quelques lumières. Mais fidèle à je ne sais quelle parole d’honneur, vous ne voulûtes rien nous dire.

» Alors pour servir et tranquilliser mon frère, je résolus de passer moi-même une nuit à la Venta-Quemada. Je suis partie hier, et la nuit étoit avancée, lorsque j’arrivai à l’entré du vallon. Je rassemblai quelques vapeurs dont je composai un feu follet, et je lui ordonnai de me conduire à la Venta. C’est un secret qui s’est conservé dans notre famille, et c’est par un moyen pareil, que Moïse, propre frère de mon soixante-troisième ayeul, composa la colonne de feu qui conduisit les Israélites dans le désert.

» Mon feu follet s’alluma très-bien, et se mit à marcher devant moi ; mais il ne prit pas le plus court chemin. Je m’aperçus bien de son infidélité, mais je n’y fis pas assez d’attention.

» Il étoit minuit lorsque j’arrivai. En entrant dans la cour de la Venta, je vis qu’il y avoit de la lumière dans la chambre du milieu, et j’entendis une musique fort harmonieuse. Je m’assis sur un banc de pierre. Je fis quelques opérations cabalistiques qui ne produisirent aucun effet. Il est vrai que cette musique me charmoit, et me distrayoit au point, qu’à l’heure qu’il est, je ne puis vous dire si mes opérations étoient bien faites, et je soupçonne y avoir manqué en quelque point essentiel. Mais alors je crus avoir procédé régulièrement, et jugeant qu’il n’y avoit dans l’auberge ni démons ni esprits, j’en conclus qu’il n’y avoit que des hommes, et je me livrai au plaisir de les entendre chanter. C’étoient deux voix, soutenues d’un instrument à cordes, mais elles étoient si mélodieuses, si bien d’accord, qu’aucune musique sur la terre, ne peut entrer en comparaison.

» Les airs que ces voix faisoient entendre, inspiroient une tendresse si voluptueuse, que je ne puis en donner aucune idée. Longtemps je les écoutai assise sur mon banc, mais enfin, je me déterminai à entrer, puisque je n’étois venue que pour cela. Je montai donc, et je trouvai dans la chambre du milieu, deux jeunes gens, grands, bienfaits, assis à table, mangeant, buvant et chantant de tout leur cœur. Leur costume étoit oriental, ils étoient coiffés d’un turban, la poitrine et les bras nus, et de riches armes à leur ceinture.

» Ces deux inconnus, que je pris pour des Turcs, se levèrent, m’approchèrent une chaise, remplirent mon assiette et mon verre, et se mirent à chanter, en s’accompagnant d’un théorbe, dont ils jouoient tour-à-tour.

» Leurs manières libres avoient quelque chose de communicatif. Ils ne faisoient point de façons, je n’en fis point. J’avois faim, je mangeai. Il n’y avoit point d’eau, je bus du vin. Il me prit envie de chanter avec les jeunes Turcs, qui parurent charmés de m’entendre. Je chantai une seguedille espagnole. Ils répondirent sur les mêmes rimes. Je leur demandai où ils avoient appris l’espagnol.

» L’un d’eux me répondit : « Nous sommes nés en Morée, et marins de profession, nous avons facilement appris la langue des ports que nous fréquentions. Mais laissons-là les seguedilles, écoutez les chansons de notre pays ». — Leurs chants avoient une mélodie, qui faisoient passer l’âme par toutes les nuances du sentiment, et lorsqu’on étoit à l’excès de l’attendrissement, des accens inattendus vous ramenoient à la plus folle gaîté.

» Je n’étois point dupe de tout ce manège. Je fixois attentivement les prétendus matelots, et il me sembloit trouver à l’un et à l’autre, une extrême ressemblance avec mes divins gémeaux. « Vous êtes Turcs, leur dis-je, et nés en Morée » ?

» Point du tout, me répondit celui qui n’avoit point encore parlé, « Nous sommes Grecs, nés à Sparte. Ah ! divine Rebecca, pouvez vous me méconnoître, je suis Pollux et voici mon frère » ! — La frayeur m’ôta l’usage de la voix, les gémeaux prétendus déployèrent leurs aîles, et je me sentis enlever dans les airs. Par une heureuse inspiration, je prononçai un nom sacré, dont mon frère et moi sommes seuls dépositaires. À l’instant même, je fus précipitée sur la terre, et tout à fait étourdie de ma chûte. C’est vous, Alphonse, qui m’avez rendu l’usage de mes sens, un sentiment interne m’avertit que je n’ai rien perdu de ce qu’il m’importe de conserver, mais je suis lasse de tant de merveilles, je sens que je suis née pour rester simple mortelle ».

Rebecca termina là son récit. Mais il ne fit pas sur moi l’effet qu’elle en attendoit. Tout ce que j’avois vu et entendu d’extraordinaire, pendant les dix jours qui venoit de s’écouler, ne m’empêcha pas de croire qu’elle avoit voulu se moquer de moi. Je la quittai assez brusquement, et me mettant à réfléchir sur ce qui m’étoit arrivé depuis mon départ de Cadix, je me rappelai alors quelques mots échappés à Don Emanuel de Sa, gouverneur de cette ville, qui me firent penser qu’il n’étoit pas tout-à-fait étranger à la mystérieuse existence des Gomélèz. C’étoit lui qui m’avoit donné mes deux valets Lopez et Moschito. Je me mis dans la tête que c’étoit par son ordre qu’ils m’avoient quitté à l’entrée désastreuse de Los-Hermanos. Mes cousines, et Rebecca elle-même, m’avoient souvent fait entendre que l’on vouloit m’éprouver. Peut-être m’avoit-on donné, à la Venta, un breuvage pour m’endormir, et ensuite, rien n’étoit plus aisé que de me transporter pendant mon sommeil sous le fatal gibet. Pascheco pouvoit avoir perdu un œil par un tout autre accident, que par sa liaison amoureuse avec les deux pendus, et son effroyable histoire pouvoit être un conte. L’ermite, qui avoit cherché toujours à surprendre mon secret, étoit sans doute un agent des Gomélèz, qui vouloit éprouver ma discrétion. Enfin Rebecca, son frère, Zoto et le chef des Bohémiens, tous ces gens-là s’entendoient peut-être pour ébranler mon courage.

Ces réflexions, comme on le sent bien, me décidèrent à attendre, de pied ferme, la suite des aventures auxquelles j’étois destiné, et que le lecteur connoîtra, s’il accueille favorablement la première partie de cette histoire.


FIN DU TROISIÈME ET DERNIER TOME.