Dix journées de la vie d’Alphonse Van Worden/09


NEUVIÈME JOURNÉE.


Je me réveillai plus matin qu’à l’ordinaire, et j’allai sur la terrasse pour y respirer plus à mon aise, avant que le soleil eût embrâsé l’athmosphère. L’air étoit calme. Le torrent sembloit mugir avec moins de fureur, et laissoit entendre les doux chants des oiseaux. J’entendis au loin une musique fort gaie, dont les sons sembloient sortir d’un côté de la montagne. Ils devinrent bientôt plus distincts, et j’aperçus une troupe joyeuse de Bohémiens, qui s’avançoient en cadence, chantant et s’accompagnant de leurs son-ahhas et cascarras. Ils établirent leur petit camp-volant près de la terrasse, et me donnèrent la facilité de remarquer l’air d’élégance répandu sur leurs habits et leur bagage. Je supposai que c’étoient-là ces mêmes Bohémiens voleurs, sous la protection desquels s’étoit mis l’aubergiste de la Venta de Cardegnas, à ce que m’avoit dit l’ermite ; mais ils me paroissoient trop galans pour des brigands. Tandis que je les examinois, ils dressoient leurs tentes, mettoient leurs mets sur le feu, suspendoient les berceaux de leurs enfans aux branches des arbres voisins ; et lorsque tous les apprêts furent finis, ils se livrèrent de nouveau aux plaisirs attachés à leur vie vagabonde, dont le plus grand, à leurs yeux, est la fainéantise.

Le pavillon du chef étoit distingué des autres, non seulement par le bâton à grosse pomme d’argent, planté à l’entrée ; mais encore, parce qu’il étoit bien conditionné, et même orné d’une riche frange, ce que l’on ne voit pas communément aux tentes des Bohémiens. Mais quelle ne fut pas ma surprise, en voyant le pavillon s’ouvrir, et mes deux cousines en sortir, dans cet élégant costume que l’on appelle en Espagne, à la hitana Mahha. Elles s’avancèrent jusqu’au pied de la terrasse, mais sans paroître m’apercevoir. Puis elles appelèrent leurs compagnes, et se mirent à danser le pollo, si connu sur les paroles.


Quando me Paco me azze
Las Palmas parae vaylar
Me se puene el corpecito
Como hecho de Mazzapan, etc.


Si la tendre Emina et la gentille Zibeddé m’avoient fait tourner la tête, revêtues de leurs simarres moresques, elles ne me ravirent pas moins dans ce nouveau costume. Seulement je leur trouvois un air malin et mocqueur, qui, véritablement, n’alloit pas mal à des diseuses de bonne aventure ; mais qui sembloit présager qu’elles songeoient à me jouer quelque nouveau tour, en se présentant à moi, sous cette forme nouvelle.

Cependant elles ne parurent point s’occuper de moi, et s’éloignèrent après avoir dansé. Je rentrai dans la bibliothèque, où je trouvois sur la table un gros volume écrit en caractères gothiques, dont le titre étoit : « Relations curieuses de Hapelius ». — Ce volume étoit ouvert et la page pliée à dessein, sur le commencement d’un chapitre, où je lus l’histoire suivante.


Histoire de Thibaud de la Jacquière.


« Il y avoit autrefois à Lyon, en France, ville située sur le Rhône, un très-riche marchand, appelé Jacques de la Jacquière, qui n’avoit pris pourtant le nom de la Jacquière, que lorsqu’il eût quitté le commerce, et fût devenu prévôt de la cité, qui est une charge que les Lyonnois ne donnent qu’à des hommes d’une grande fortune, et d’une renommée sans tache. Tel étoit aussi le bon prévôt de la Jacquière : charitable envers les pauvres, et bienfaisant envers les moines et autres religieux.

« Mais tel n’étoit point le fils unique du prévôt, messire Thibaud de la Jacquière, guidon des hommes d’armes du roi, gentil soudar et friant de la lance, grand piqueur de fillettes, rafleur de dez, casseur de vitres, briseur de lanternes, jureur et sacreur. Arrêtant mainte fois les bourgeois dans la rue, pour trocquer son vieux manteau contre un tout neuf, et son feutre usé contre un meilleur ; si bien qu’il n’étoit bruit que de messire Thibaud, tant à Paris, qu’à Blois, Fontainebleau et autres séjours du roi. Or donc il advint que notre bon sire, de sainte mémoire, François I.er, fut enfin marri des déportemens du jeune soudrille, et le renvoya à Lyon, afin d’y faire pénitence dans la maison de son père, le bon prévôt de la Jacquière, qui demeuroit pour lors au coin de la place de Belle-Cour, à l’entrée de la rue Saint-Ramond.

» Le jeune Thibaud fut reçu dans la maison paternelle avec autant de joie, que s’il y fût arrivé, chargé de toutes les indulgences de Rome. Non-seulement on tua pour lui le veau gras, mais le bon prévôt donna à ses amis un banquet qui coûta plus d’écus d’or, qu’il ne s’y trouva de convives. On fit plus. On but à la santé du jeune gars, et chacun lui souhaita sagesse et résipiscence, mais ces vœux charitables lui déplurent. Il prit sur la table une tasse d’or, la remplit de vin, et dit : « Sacre mort du grand diable, je lui veux dans ce vin bailler mon sang et mon âme, si jamais je deviens plus homme de bien que je ne suis ». — Ces affreuses paroles firent dresser les cheveux à la tête aux convives. Ils firent le signe de la croix, et quelques-uns se levèrent de table.

» Messire Thibaud se leva aussi, et alla prendre l’air sur la place de Belle-Cour, où il trouva deux de ses anciens camarades, et grivois de même étoffe. Il les embrassa, les conduisit chez lui, et leur fit apporter maint flacons, sans plus s’embarrasser de son père et de tous les convives.

» Ce que Thibaud avoit fait le jour de son arrivée, il le fit le lendemain et tous les jours d’après, si bien que le bon prévôt en eût le cœur navré. Il songea à se recommander à son patron, monsieur Saint-Jacques, et porta, devant son image, un cierge de dix livres, orné de deux anneaux d’or, de cinq marcs chacun ; mais comme le prévôt voulut placer le cierge sur l’autel, il le fit tomber, et renversa une lampe d’argent qui brûloit devant le saint. Le prévôt avoit fait fondre le cierge pour une autre occasion ; mais n’ayant rien plus à cœur que la conversion de son fils, il en faisoit l’offrande avec joie. Cependant lorsqu’il vit le cierge tombé et la lampe renversée, il en tira un mauvais présage, et s’en retourna tristement chez lui.

» En ce même jour, le jeune Thibaud festoya encore ses amis. Ils sablèrent maint flacons ; et puis, comme la nuit étoit déjà avancée et bien noire, ils sortirent pour prendre l’air sur la place de Belle-Cour, et lorsqu’ils y fûrent, ils se prirent tous les trois sous les bras et se promenèrent ainsi d’un air suffisant, à la manière des grivois, qui s’imaginent par là, attirer les regards des jeunes filles. Cependant, pour cette fois, ils n’y gagnoient rien, car il ne passoit ni fille ni femme, et l’on ne pouvoit pas non plus les apercevoir aux fenêtres, parce que la nuit étoit sombre, comme je l’ai déjà dit. Si bien donc que le jeune Thibaud, grossissant sa voix et jurant son juron coutumier, dit : « Sacre mort du grand diable, je lui baille mon sang et mon âme ; que si la grande diablesse sa fille venoit à passer, je la prierois d’amour, tant je me sens échauffé par le vin ». — Ce propos déplut aux deux amis de Thibaud, qui n’étoient pas d’aussi grands pêcheurs que lui, et l’un d’eux lui dit : « Messire notre ami, songez que le diable est l’ennemi éternel des hommes, et qu’il leur fait assez de mal, sans qu’on l’y invite, et que l’on invoque son nom ». — À cela, Thibaud répondit : Comme je l’ai dit, je le ferai ».

» Sur ces entrefaites, les trois ribauds virent sortir, d’une rue voisine, une jeune dame voilée, d’une taille accorte, et qui annonçoit la première jeunesse. Un petit nègre couroit après elle. Il fit un faux pas, tomba sur le nez, et cassa sa lanterne. La jeune personne parut fort effrayée, et ne savoit quel parti prendre. Alors messire Thibaud s’approcha d’elle le plus poliment qu’il pût, et lui offrit son bras pour la reconduire chez elle. La pauvre dariolette accepta, après quelques façons, et messire Thibaud se retournant vers ses amis, leur dit à demi-voix : « À donc vous voyez, que celui que j’ai invoqué ne m’a pas fait attendre. Par ainsi, je vous souhaite le bonsoir ». — Les deux amis comprirent ce qu’il vouloit et prirent congé de lui, en riant et lui souhaitant liesse et joie.

» Thibaud donna donc le bras à la belle, et le petit nègre, dont la lanterne s’étoit éteinte, marchoit devant eux. La jeune dame paroissoit d’abord si troublée, qu’elle ne se soutenoit qu’avec peine, mais elle se rassura peu-à-peu, et s’appuya plus franchement sur le bras de son cavalier. Quelquefois même, elle faisoit des faux-pas, et lui serroit le bras pour éviter de tomber. Alors le cavalier, voulant la retenir, poussoit son bras contre son cœur, ce qu’il faisoit pourtant avec beaucoup de discrétion, pour ne pas effaroucher le gibier.

» Ainsi ils marchèrent, et marchèrent si longtemps, qu’à la fin, il sembloit à Thibaud qu’ils s’étoient égarés dans les rues de Lyon. Mais il en fut bien aise, car il lui parût qu’il en auroit d’autant meilleur marché de la belle fourvoyée. Cependant, voulant d’abord savoir avec qui il avoit à faire, il la pria de vouloir bien s’asseoir sur un banc de pierre, que l’on entrevoyoit auprès d’une porte. Elle y consentit, et il s’assit auprès d’elle. Ensuite il prit une de ses mains, d’un air galant, et lui dit avec beaucoup d’esprit : « Belle étoile errante, puisque j’ai été assez heureux pour vous rencontrer dans la nuit, faites-moi la faveur de me dire qui vous êtes, et où vous demeurez ». — La jeune personne parut d’abord très-intimidée, se rassura peu à peu, et répondit en ces termes.


Histoire de la gente Dariolette du chatel de Sombre.


« Mon nom est Orlandine, au moins c’est ainsi que m’appeloient le peu de personnes qui habitoient avec moi le chatel de Sombre, dans les Pyrénées. Là, je n’ai vû d’autres humains, que ma gouvernante, qui était sourde, une servante qui bégayoit si fort, qu’autant auroit valu qu’elle fut muette, et un vieux portier qui étoit aveugle.

» Ce portier n’avoit pas beaucoup à faire, car il n’ouvroit la porte qu’une fois par an, et cela, à un monsieur, qui ne venoit chez nous, que pour me prendre par le menton, et pour parler à ma duègne en langue biscayenne, que je ne sais point. Heureusement je savois parler, lorsqu’on m’enferma au chatel de Sombre, car je ne l’aurois sûrement pas appris des deux compagnes de ma prison. Pour ce qui est du portier aveugle, je ne le voyois qu’au moment où il venoit nous passer notre dîner, à travers les grilles de la seule fenêtre que nous eussions. À la vérité, ma sourde gouvernante me crioit souvent aux oreilles, je ne sais quelles leçons de morale, mais je les entendois aussi peu, que si j’eusse été aussi sourde qu’elle ; car elle me parloit des devoirs du mariage, et ne me disoit pas ce que c’etoit qu’un mariage. Elle parloit de même de beaucoup de choses qu’elle ne vouloit pas m’expliquer. Souvent aussi, ma servante bégue s’efforçoit de me conter quelque histoire, qu’elle m’assuroit être fort drôle. Mais ne pouvant jamais aller jusqu’à la seconde phrase, elle étoit obligée d’y renoncer, et s’en alloit en me bégayant des excuses dont elle se tiroit aussi mal que de son histoire.

» Je vous ai dit que nous n’avions qu’une seule fenêtre, c’est-à-dire, qu’il n’y en avoit qu’une qui donnât dans la cour du chatel. Les autres avoient la vue sur une autre cour, qui, étant plantée de quelques arbres, pouvoit passer pour un jardin, et n’avoit d’ailleurs aucune autre issue, que celle qui conduisoit à ma chambre. J’y cultivai quelques fleurs, ce fut mon seul amusement. Je me trompe, j’en avois encore un, et tout aussi innocent. C’étoit un grand miroir, où j’allois me contempler dès que j’étois levée, et même au saut du lit. Ma gouvernante, déshabillée comme moi, venoit s’y mirer aussi, et je m’amusois à comparer ma figure à la sienne. Je me livrois encore à cet amusement avant de me coucher, et lorsque ma gouvernante étoit déjà endormie. Quelquefois je m’imaginois voir dans mon miroir une compagne de mon âge, qui répondoit à mes gestes et partageoit mes sentimens. Plus je me livrois à cette illusion, et plus le jeu m’en plaisoit.

» Je vous ai dit qu’il y avoit un monsieur qui venoit tous les ans, une fois, pour me prendre par le menton, et parler basque avec ma gouvernante. Un jour, ce monsieur, au lieu de me prendre par le menton, me prit par la main, et me conduisit à un carrosse à soupentes, où il m’enferma avec ma duègne. Je peux bien dire qu’il m’enferma, car le carrosse ne recevoit de lumière que par en haut. Nous n’en sortîmes que le troisième jour, ou plutôt que la troisième nuit, du moins la soirée étoit fort avancée. Un homme ouvrit la portière, et nous dit : « Vous voici sur la place de Belle-Cour, à l’entrée de la rue Saint-Raimond, et voici la maison du prévôt de la Jacquière. Où voulez-vous que qu’on vous mène » ? — « Entrez dans la première porte-cochère, après celle du prévôt, répondit ma gouvernante ».

» Ici le jeune Thibaud devint fort attentif, car il étoit réellement le voisin d’un gentilhomme, nommé le sire de Sombre, qui passoit pour être d’un caractère jaloux ; et ledit sire de Sombre s’étoit maintes fois vanté, devant Thibaud, de montrer un jour qu’on pouvoit avoir femme fidelle, et qu’il faisoit nourrir en son châtel, une dariolette qui deviendroit sa femme et prouveroit son dire ; mais le jeune Thibaud ne savoit pas qu’elle fût à Lyon, et se réjouit bien de l’avoir en ses mains. — Cependant Orlandine continua en ces termes.

» Nous entrâmes donc dans une porte-cochère, et l’on me fit monter en de grandes et belles chambres ; et puis, de là, par un escalier tournant, en une tourelle, d’où il me sembla qu’on auroit découvert toute la ville de Lyon, s’il eut fait jour ; mais le jour même on n’y eut rien vû, car les fenêtres étoient bouchées avec un drap verd très-épais. Au demeurant, la tourelle étoit éclairée par un beau lustre de cristal, monté en émail. Ma duègne m’ayant fait asseoir sur un siège, me donna son chapelet pour m’amuser, et sortit, en fermant la porte à double et triple tour.

» Lorsque je me vis seule, je jetai mon chapelet, je pris des ciseaux que j’avois à ma ceinture, et je fis une ouverture dans le drap verd qui bouchoit la fenêtre. Alors je vis une autre fenêtre fort près de moi, et à travers cette fenêtre, une chambre fort éclairée, où soupoient trois jeunes cavaliers et trois jeunes filles, plus beaux, plus gais, que tout ce que l’on peut imaginer. Ils chantoient, buvoient, rioient, s’embrassoient. Quelquefois même ils se prenoient par le menton ; mais c’étoit d’une autre façon que le monsieur du châtel de Sombre, qui pourtant ne venoit que pour cela. De plus, ces cavaliers et ces demoiselles se déshabilloient toujours un peu plus, comme je faisois le soir devant mon grand miroir, et en vérité cela leur alloit à merveille.

» Ici Messire Thibaud vit bien qu’il s’agissoit d’un souper qu’il avoit fait la veille avec ses deux amis. Il passa son bras autour de la taille souple et ronde d’Orlandine et la serra contre son cœur.

« Oui, lui dit-elle, voilà justement comme faisoient ces jeunes cavaliers. En vérité il me sembloit qu’ils s’aimoient tous beaucoup. Cependant ne voilà-t-il pas qu’un de ces jeunes gars dit qu’il savoit mieux aimer que les autres. Non, c’est moi, c’est moi, dirent les deux autres. — C’est lui. — C’est l’autre, dirent les jeunes filles. Alors, celui qui s’étoit vanté d’aimer le mieux, s’avisa, pour prouver son dire, d’une singulière invention. »

» Ici Thibaud qui se rappela ce qui s’étoit passé, faillit d’étouffer de rire. « Eh bien, dit-il, belle Orlandine, quelle est cette invention dont s’avisa le jeune homme ? » Ah ! reprit-elle, ne riez pas, monsieur, je vous assure que c’est une très-belle invention, et j’y étois fort attentive, lorsque j’entendis ouvrir la porte. Je me remis aussitôt à mon chapelet, et ma duègne entra.

» Elle me prit encore par la main, sans me rien dire, et me fit entrer dans un carrosse, qui n’étoit pas fermé comme le premier, et j’aurois bien pu voir la ville dans celui-là ; mais il étoit nuit close, et je vis seulement que nous allions bien loin, bien loin, si bien que nous arrivâmes enfin dans la campagne tout au bout de la ville. Nous nous arrêtâmes dans la dernière maison du faubourg : ce n’étoit qu’une cabane pour l’apparence, et même elle est couverte de chaume, mais bien jolie en dedans, comme vous le verrez si le petit nègre en sait le chemin ; car je vois qu’il a trouvé de la lumière et rallume sa lanterne. »

Orlandine ayant cessé de parler, Messire Thibaud baisa sa main, et lui dit : « Belle fourvoyée, faites-moi le plaisir de me dire si vous habitez toute seule cette jolie maison. »

» Toute seule, reprit la belle, avec ce petit nègre et ma gouvernante ; mais je ne pense pas qu’elle puisse revenir ce soir au logis. Le monsieur qui me prenoit par le menton, m’a fait dire de venir le trouver chez une de ses sœurs avec ma gouvernante ; mais qu’il ne pouvoit envoyer son carrosse qui étoit allé chercher un prêtre. Nous y allions donc à pied. Quelqu’un nous a arrêté pour me dire qu’il me trouvoit jolie. Ma duègne qui est sourde, a cru qu’il me disoit des injures, et lui en a répondu. D’autres gens sont survenus et se sont mêlés de la querelle. J’ai eu peur, et je me suis mise à courir : le petit nègre a couru après moi, il est tombé, sa lanterne s’est brisée ; et c’est alors, beau sire, que pour mon bonheur je vous ai rencontré.

» Messire Thibaud, charmé de la naïveté de ce récit, alloit répondre quelque galanterie, lorsque le petit nègre rapporta sa lanterne allumée, dont la lumière venant à donner sur le visage de Thibaud, Orlandine s’écria : « Que vois-je ! c’est le même cavalier qui s’avisa de la belle invention. »

« C’est moi-même, dit Thibaud, et je vous assure que ce que j’ai fait alors, n’est rien auprès de ce que pourroit attendre de moi une accorte et honnête demoiselle ; car celles avec qui j’étois n’étoient rien moins que cela. »

— « Vous aviez bien l’air de les aimer toutes les trois ? dit Orlandine. »

— « C’est que je n’en aimois aucune, répliqua Thibaud. »

» Si bien, dit-il ; si bien, dit-elle, que tout en marchant et dévisant, ils arrivèrent au bout du faubourg à une chaumière isolée, dont le petit nègre ouvrit la porte avec une clef qu’il avoit à sa ceinture. — Certes, l’intérieur de la maison n’étoit pas celui d’une chaumière ; on y voyoit belles tentures de Flandre à personnages et pourtraits si bien ouvrés, qu’ils sembloient vivans ; des lustres à bras en argent fin et massif ; de riches cabinets en ivoire et ébène ; des fauteuils en velours de Gènes, garnis de franges d’or, et un lit en moire de Venise. Mais tout cela n’occupoit guère Messire Thibaud ; il ne voyoit qu’Orlandine, et eut bien voulu en être à la fin de l’aventure.

» Sur ce, le petit nègre vint couvrir la table ; et Thibaud s’aperçut que ce n’étoit pas un enfant comme il l’avoit cru d’abord, mais une espèce de vieux nain tout noir et d’une figure affreuse. Cependant le petit homme apporta quelque chose qui n’étoit point laid : c’étoit un bassin de vermeil, dans lequel fumoient quatre perdrix appétissantes et bien apprêtées, et sous le bras il avoit un flacon d’ypocras. Thibaud n’eut pas plutôt bu et mangé, qu’il lui sembla qu’un feu circuloit dans ses veines. Pour Orlandine, elle mangeoit peu et regardoit beaucoup son convive, tantôt d’un regard tendre et naïf, et tantôt avec des yeux si pleins de malice, que le jeune homme en étoit presqu’embarrassé.

» Enfin, le petit nègre vint ôter la table : alors Orlandine prit Thibaud par la main, et lui dit : « Beau cavalier, à quoi voulez-vous que nous passions cette soirée ? » — Thibaud ne sut que répondre.

« Il me vient une idée, dit encore Orlandine, voici un grand miroir, allons y faire des mines comme j’en faisois au châtel de Sombre ; je m’y amusois à voir que ma gouvernante étoit faite autrement que moi. À présent, je veux savoir si je ne suis pas autrement faite que vous. » — Orlandine plaça leurs chaises devant le miroir, après quoi elle détacha la fraise de Thibaud, et lui dit : « Vous avez le cou fait à peu près comme le mien ; les épaules aussi ; mais pour la poitrine, quelle différence ! la mienne étoit comme cela l’année passée ; mais j’ai tant engraissé que je ne me reconnois plus. — Ôtez-donc votre ceinture. — Défaites votre pourpoint. — Pourquoi toutes ces aiguillettes ?… Thibaud ne se possédant plus, porta Orlandine sur le lit de moire de Venise, et se crut le plus heureux des hommes… »

» Mais bientôt il changea de pensée, car il sentit comme des griffes qui s’enfonçoient dans son dos. « Orlandine ! Orlandine ! que veut dire ceci ? »

» Orlandine n’étoit plus. Thibaud ne vit à sa place qu’un horrible assemblage de formes hideuses et inconnues. « Je ne suis point Orlandine, dit le monstre d’une voix épouvantable, je suis Belzébut. »

» Thibaud voulut invoquer le nom de Jésus, mais satan qui le devina, lui saisit la gorge avec les dents, et l’empêcha de prononcer ce saint nom.

» Le lendemain matin, les paysans qui alloient vendre leurs légumes au marché de Lyon, entendirent des gémissemens dans une masure abandonnée, qui étoit près du chemin et servoit de voierie. Ils y allèrent, et trouvèrent Thibaud couché sur une charogne à demi-pourrie. Ils le prirent et le placèrent en travers sur leurs paniers, et ils le portèrent ainsi chez le prévôt de Lyon… Le malheureux la Jacquière reconnut son fils.

» Ce jeune homme fut mis dans un lit : bientôt après, il parut reprendre un peu ses sens ; et d’une voix foible et presque inintelligible, il dit : « Ouvrez à ce saint ermite. » — D’abord on ne le comprit pas ; enfin on ouvrit la porte, et l’on vit entrer un vénérable religieux, qui demanda qu’on le laissa seul avec Thibaud. Il fut obéi, et l’on ferma la porte sur eux. Long-temps on entendit les exhortations de l’ermite, auxquelles Thibaud répondoit d’une voix forte : « Oui, mon père, je me repens, et j’espère en la miséricorde divine. » Enfin, comme l’on n’entendoit plus rien, on crut devoir entrer. L’ermite avoit disparu, et Thibaud fut trouvé mort avec un crucifix entre les mains. »

Je n’eus pas plutôt achevé cette histoire, que le cabaliste entra, et sembla vouloir lire dans mes yeux l’impression que m’avoit fait cette lecture. La vérité est qu’elle m’avoit singulièrement ému ; mais je ne voulus pas le lui témoigner et je me retirai chez moi. Là, je réfléchis surtout ce qui m’étoit arrivé, et j’en vins presque à croire que des démons avoient, pour me tromper, animé des corps de pendus, et que j’étois un second la Jacquière. On sonna pour le dîner, le cabaliste ne s’y trouva point. Tout le monde me parut préoccupé parce que je l’étois moi-même.

Après le dîner, la jeune israélite me prit à part, et me dit : « Alphonse, vous avez regardé ce matin très-attentivement les Bohémiens qui dansoient au pied de cette terrasse ; leur avez-vous trouvé quelque ressemblance frappante avec d’autres personnes ? » — Je la priai de ne point me faire de questions sur ce sujet. — Elle me répondit : « Estimable étranger, je le vois, votre réserve ne se dément jamais : heureux qui peut trouver un confident tel que vous ! Nos secrets sont de nature à n’être connus que de gens qui ne vous ressemblent guères ; mais nous avons besoin de vous. Mon frère vous prie de passer dans le camp des Bohémiens, et d’y rester même quelques jours ; il pense que vous y trouverez des informations sur les aventures de la Venta ; elles doivent vous intéresser autant que lui. Voici les clefs d’une grille qui est au pied de la terrasse, et qui vous ouvrira le chemin de la campagne, du côté où les Bohémiens ont placé leur camp. Ne vous refusez pas à nous rendre ce service : observez les filles du chef, et tachez de répandre quelque jour sur un mystère qui trouble les nôtres, et va peut-être décider nos destins. Ah ! que n’ai je eu la vie de la plus simple mortelle ! j’eusse été plus à ma place que dans ces sphères attérées où l’on m’a transporté malgré moi. » — Après ce discours, Rebecca s’éloigna ; elle paroissoit émue. Je m’habillai à la hâte ; je jetai ma cape sur mes épaules, je pris mon épée ; et, passant par la grille de la terrasse, je m’avançai dans la campagne vers les tentes des Bohémiens.

Je vis de loin le chef de la bande ; il étoit assis entre deux jeunes filles, qui me parurent avoir quelque ressemblance avec mes cousines ; mais elles rentrèrent dans la tente avant que j’eusse le temps de les examiner. Le vieux chef s’avança vers moi, et me dit d’un air malin : « Savez-vous bien, seigneur cavalier, que vous êtes au milieu d’une troupe de gens dont on dit du mal dans ce pays ; n’avez-vous pas quelque peur de nous ? » Au mot de peur, j’avois mis la main à la garde de mon épée ; mais le Bohémien me dit affectueusement en me tendant la main : « Pardon, seigneur cavalier, je n’ai pas voulu vous offenser ; j’en suis si éloigné, que je vous prie de passer quelques jours avec moi. Venez dans ma tente, elle sera votre demeure comme la meilleure que nous ayons. » Je ne me fis pas prier : il me présenta ses deux filles ; mais, à ma grande surprise, je ne leur vis plus aucune ressemblance avec mes cousines.

Nous nous promenâmes dans le camp jusqu’à ce que l’on vint nous avertir que le souper étoit servi. Le couvert avoit été mis sous un arbre d’un épais feuillage ; la chère fut bonne, surtout en gibier ; le vin délicieux ; et voyant le chef en train de causer, je lui témoignai le désir de le connoître plus particulièrement. Il ne fit pas difficulté de me conter son histoire ; cet homme s’appeloit Avadoro, et la première partie de ses aventures a été déjà donnée au public[1].

Un Bohémien vint nous interrompre. Après qu’il eût entretenu son chef en particulier, celui-ci me dit : « Il ne convient pas que nous nous établissions ici ; demain, de grand matin, nous quitterons ces lieux. » Nous nous séparâmes pour regagner nos tentes. Mon sommeil ne fut point interrompu comme il l’avoit été la nuit précédente.

  1. Quatre volumes in-12, chez Gide fils, rue Saint-Marc, n.o 20.