Dix journées de la vie d’Alphonse Van Worden/05


CINQUIÈME JOURNÉE.


Le lendemain, la caravane fut sur pied de bonne heure. Nous descendîmes les montagnes, et tournâmes dans de creux vallons, ou plutôt dans des précipices qui sembloient atteindre aux entrailles de la terre. Ils coupoient la chaîne des monts sur tant de directions différentes, qu’il étoit impossible de s’orienter, ni de savoir de quel côté l’on alloit.

Nous marchâmes ainsi pendant six heures, et nous arrivâmes aux ruines d’une ville abandonnée et déserte. Là, Zoto nous fit mettre pied à terre ; et me conduisant à un puits, il me dit : « Seigneur Alphonse, faites-moi la grâce de regarder dans ce puits, et de me dire ce que vous en pensez. »

Je lui répondis que ce puits ne me paroissoit en rien différent d’un autre.

— « Eh bien, reprit Zoto, c’est cependant l’entrée de mon palais. » — Ayant ainsi parlé, il mit la tête dans le puits et poussa un cri. Un moment après une lourde pierre, soutenue par des chaînes, s’abaissa à quelques pieds au-dessus de l’eau, et forma en quelque sorte un pont-levis. Parurent alors deux hommes armés qui parvinrent bientôt au haut du puits. Lorqu’ils furent dehors, Zoto me dit : « Seigneur Alphonse, j’ai l’honneur de vous présenter mes deux frères, Cicio et Momo. Vous avez peut-être vu leurs corps attachés à une potence ; mais ils ne s’en portent pas moins bien, et vous seront toujours dévoués, étant, ainsi que moi, au service du grand Schéïk des Gomélèz ».

— Je lui répondis que j’étois charmé de voir les frères d’un homme qui m’avoit rendu un service si important.

Il fallut se résoudre à descendre dans le puits. On apporta une échelle de corde, dont les deux sœurs se servirent avec plus d’aisance que je ne l’avois espéré. Je descendis après elles : lorsque nous fûmes arrivés à la pierre, nous trouvâmes une petite porte latérale, où l’on ne pouvoit passer qu’en se baissant beaucoup ; mais après avoir fait quelques pas, nous parvînmes à un bel escalier taillé dans le roc, éclairé par des lampes. Nous descendîmes plus de deux cents marches, et arrivâmes dans un souterrain, composé d’une quantité de salles et de chambres. Les pièces que l’on habitoit étoient tapissées en liége, ce qui les garantissoit de l’humidité. J’ai vu depuis à Cintra, près de Lisbonne, un couvent taillé dans le roc, dont les cellules étoient ainsi tapissées ; et que l’on appelle, à cause de cela, le couvent de Liége. — De plus, de bons feux, bien disposés, donnoient une température très agréable au souterrain de Zoto. Les chevaux qui servoient à sa cavalerie, étoient dispersés dans les environs : cependant, en cas de péril, on pouvoit aussi les retirer dans le sein de la terre, par une ouverture qui donnoit sur un vallon voisin ; et il y avoit une machine faite exprès pour les hisser, mais dont on se servoit rarement.

« Toutes ces merveilles, me dit Emina, sont l’ouvrage des Gomélèz ; ils creusèrent ce rocher dans le temps qu’ils étoient les maîtres du pays ; c’est-à-dire qu’ils achevèrent de le creuser ; car les idolâtres, qui habitoient les Alpuharras, à leur arrivée, en avoient déjà fort avancé le travail. Les savans prétendent, qu’en ce lieu même, étoient les mines d’or natif de la Bétique ; et d’anciennes prophéties annoncent que toute la contrée doit retourner un jour au pouvoir des Gomélèz. Qu’en dites-vous, Alphonse, ce seroit un joli patrimoine ? »

— Ce discours d’Emina me parut très-déplacé ; je le lui témoignai : puis, changeant de propos, je lui demandai quels étoient ses projets pour l’avenir ?

Emina me répondit qu’après ce qui s’étoit passé, elles ne pouvoient plus rester en Espagne ; mais qu’elles vouloient se reposer un peu, jusqu’à ce que l’on eût préparé leur embarquement.

On nous donna un dîner très-abondant, surtout en venaison et confitures sèches. Les trois frères nous servoient avec le plus grand empressement. Je fis observer à mes cousines qu’il étoit impossible de trouver des pendus plus honnêtes. Emina en convint ; et s’adressant à Zoto, elle lui dit : « Vous et vos frères, vous devez avoir eu des aventures bien étranges ; vous nous feriez beaucoup de plaisir de nous les raconter. »

Zoto, après s’être fait un peu presser, prit place auprès de nous, et commença en ces termes :


Histoire de Zoto.


« Je suis né dans la ville de Bénévent, capitale du duché de ce nom. Mon père qui s’appeloit Zoto, comme moi, étoit un armurier, habile dans sa profession ; mais comme il y en avoit deux autres dans la ville qui avoient plus de réputation que lui, son état ne suffisoit qu’à peine à l’entretenir, lui, sa femme et ses trois enfans ; c’est-à-dire, mes deux frères et moi.

« Trois ans après que mon père se fut marié, une sœur cadette de mère épousa un marchand d’huile, appelé Lunardo, qui lui donna pour présent de noces, des boucles d’oreilles en or, avec un collier du même métal. Ma mère, en revenant de la noce, parut plongée dans une sombre mélancolie. Son mari voulut en savoir le motif, elle se défendit longtemps de le lui dire ; enfin elle lui avoua qu’elle se mourroit d’envie d’avoir des pendans d’oreilles et un collier comme sa sœur. Mon père ne répondit rien. Il avoit une armure de chasse complète, du plus rare et du plus riche travail. Le fusil, la paire de pistolets, le couteau, étoient les plus beaux ouvrages qui fussent sortis de sa main. Le fusil tiroit quatre coups sans être rechargé. Mon père y avoit travaillé quatre ans, il l’estimoit trois cents onces d’or de Naples. Il alla chez un amateur, vendit toute la garniture pour quatre-vingts onces, acheta des bijoux semblables à ceux que sa femme avoit désirés, et les lui apporta. Ma mère alla dès le même jour les montrer à la femme de Lunardo, et ses boucles d’oreilles furent trouvées un peu plus riches que celles de sa sœur, ce qui lui fit un extrême plaisir.

» Mais huit jours après, la femme de Lunardo vint chez ma mère pour lui rendre sa visite. Les tresses de ses cheveux, tournées en limaçon, étoient rattachées par une aiguille d’or, dont la tête étoit une rose en filigrane, enrichie d’un petit rubis. Cette vue rendit à ma mère son chagrin, elle retomba dans sa mélancolie, et n’en sortit que lorsque mon père lui eut promis une aiguille pareille à celle de sa sœur. Cependant, comme il n’avoit ni argent, ni moyens de s’en procurer, et qu’une pareille aiguille coûtoit quarante-cinq onces, il devint bientôt aussi mélancolique que ma mère l’avoit été quelques jours auparavant.

» Sur ces entrefaites, il reçut la visite d’un brave du pays, appelé Grillo-Monaldi, qui vint chez lui, pour faire nétoyer ses pistolets. Monaldi s’apercevant de la tristesse de mon père, lui en demanda la raison, et celui-ci ne la lui cacha point. Monaldi, après un instant de réflexion, lui parla en ces termes : Monsieur Zoto, je vous suis plus redevable que vous ne le pensez. Dernièrement, on a, par hasard, trouvé un poignard dans le corps d’un homme assassiné sur le chemin de Naples, la justice a fait porter ce poignard chez tous les armuriers, et vous avez généreusement attesté que vous ne le connoissiez point. Cependant c’étoit une arme que vous aviez faite, et que vous m’aviez vendue à moi même. Si vous eussiez dit la vérité, vous pouviez me causer quelqu’embarras. Voici donc les quarante-cinq onces dont vous avez besoin, et de plus, ma bourse vous sera toujours ouverte ». — Mon père accepta avec reconnoissance, alla acheter une aiguille d’or enrichie d’un rubis, et la porta à ma mère, qui ne manqua pas, dès le jour même, de s’en parer aux yeux de son orgueilleuse sœur.

» Ma mère, de retour chez elle, ne douta point de revoir Madame Lunardo ornée de quelque nouveau bijou, mais celle-ci formoit bien d’autres projets. Elle vouloit aller à l’église, suivie d’un laquais de louage, en livrée, et elle en avoit fait la proposition à son mari. Lunardo, qui étoit assez avare, avoit bien consenti à faire l’acquisition de quelque morceau d’or, qui, au fond, lui sembloit aussi en sûreté sur la tête de sa femme, que dans sa propre cassette. Mais il n’en fut pas de même, lorsqu’on lui proposa de donner une once d’or à un drôle, seulement pour se tenir une demi-heure derrière le dos de sa femme. Cependant les persécutions de madame Lunardo furent si violentes, et si souvent répétées, qu’il se détermina enfin à la suivre lui-même, en habit de livrée. Madame Lunardo trouva que son mari étoit, pour cet emploi, aussi bon qu’un autre ; et, dès le dimanche suivant, elle voulut paroître à la paroisse, suivie de ce laquais d’espèce nouvelle. Les voisins rirent un peu de cette mascarade, mais ma tante n’attribua leurs plaisanteries qu’à l’envie qui les dévoroit.

» Lorsqu’elle fut proche de l’église, les mendians firent une grande huée, et lui crièrent dans leur jargon : « Mira Lunardu che fa lu criardu de sua mugiera ». — Cependant ; comme les gueux ne poussent la hardiesse que jusqu’à un certain point, madame Lunardo entra librement dans l’église, où on lui rendit toutes sortes d’honneurs. On lui présenta l’eau bénite, et on la plaça sur un banc, tandis que ma mère étoit debout, et confondue avec les femmes de la dernière classe du peuple.

Ma mère, de retour au logis, prit aussitôt un habit bleu de mon père, et se mit à en orner les manches d’un reste de bandoulière jaune, qui avoit appartenu à la giberne d’un miquelet. Mon père, surpris, demanda ce qu’elle fesoit ? Ma mère lui raconta toute l’histoire de sa sœur, et comme son mari avoit eu la complaisance de la suivre en habit de livrée. — Mon père l’assura qu’il n’auroit jamais cette complaisance. Mais le dimanche suivant, il donna une once d’or à un laquais de louage qui suivit ma mère à l’église, où elle joua un rôle encore plus beau que madame Lunardo n’avoit fait le dimanche précédent.

Ce même jour, tout de suite après la messe, Monaldi vint chez mon père et lui tint ce discours : « Mon cher Zoto, je suis informé de la rivalité d’extravagances qui existe entre votre femme et sa sœur. Si vous n’y remédiez, vous serez malheureux toute votre vie ; vous n’avez donc que deux partis à prendre ; l’un, de corriger votre femme ; l’autre, d’embrasser un état qui vous mette à même de satisfaire son goût pour la dépense. Si vous prenez le premier parti, je vous offre une baguette de coudrier, dont je me suis servi avec ma défunte moitié, tant qu’elle a vécu. Si vous la prenez par un bout et que vous appliquiez l’autre sur les épaules de votre épouse, je vous assure que vous la corrigerez aisément de tous ses caprices.

Si au contraire vous prenez le parti de satisfaire à toutes les fantaisies de votre femme, je vous offre l’amitié des plus braves gens de toute l’Italie. Ils se rassemblent volontiers à Bénévent, parce que c’est une ville frontière. Je pense que vous m’entendez, ainsi faites vos réflexions ». — Après avoir ainsi parlé, Monaldi laissa sa baguette de coudrier sur l’établi de mon père, et s’en alla.

Pendant ce temps-là, ma mère étoit allée, après la messe, montrer son laquais de louage au Corso et chez quelques-unes de ses amies. Enfin elle rentra triomphante ; mais mon père la reçut tout autrement qu’elle ne s’y attendoit. De la main gauche il la saisit par le bras, et prenant la baguette de coudrier de la main droite, il commença à mettre à exécution les conseils de Monaldi. Sa femme s’évanouit Mon père maudit la baguette, demanda pardon, l’obtint, et la paix fut rétablie.

» Quelques jours après, mon père alla trouver Monaldi, pour lui dire que la vertu du bois de coudrier n’avoit point produit son effet, et qu’il se recommandoit aux braves dont il lui avoit parlé. Monaldi lui répondit : « Monsieur Zoto, il est assez surprenant que, n’ayant pas le courage d’infliger la moindre punition à votre femme, vous ayez celui d’attendre les gens au coin d’un bois. Cependant cela est possible, et le cœur humain recèle bien d’autres contradictions. Je veux bien vous présenter à mes amis, mais il faut auparavant que vous ayez fait quelqu’action d’éclat. Tous les soirs, lorsque vous aurez fini votre ouvrage, armez-vous d’une épée, mettez un poignard à votre ceinture, et promenez-vous d’un air un peu fier, vers le portail de la Madonne, peut-être quelqu’un viendra-t-il vous employer. Adieu, puisse le ciel bénir vos entreprises ».

» Mon père fit ce que Monaldi lui avoit conseillé, et bientôt il s’apperçut que plusieurs cavaliers et les sbires même le saluoient d’un air d’intelligence. Au bout de quinze jours de cet exercice, mon père fut un soir accosté par un homme bien mis, qui lui dit : « Monsieur Zoto, voici cent onces que je vous donne. Dans une demi-heure, vous verrez passer deux jeunes gens, qui auront des plumes blanches à leurs chapeaux ; vous vous approcherez d’eux avec l’air de vouloir leur faire une confidence, et vous direz à demi-voix : qui de vous est le marquis Feltri ? — L’un d’eux dira, c’est moi. — Vous lui donnerez un coup de poignard dans le cœur. L’autre jeune homme, qui est un lâche, s’enfuira ; alors vous achèverez Feltri. Lorsque le coup sera fait, n’allez pas vous réfugier dans une église ; retournez tranquillement chez vous, et je vous suivrai de près ». — Mon père exécuta ponctuellement les instructions qu’on lui avoit données ; et lorsqu’il fut de retour chez lui, il vit arriver l’inconnu dont il avoit servi le ressentiment. Celui-ci lui dit : « Monsieur Zoto, je suis très-sensible à ce que vous avez fait pour moi. Voici encore une bourse de cent onces, que je vous prie d’accepter, et en voici une autre de même valeur, que vous présenterez au premier homme de justice qui viendra chez vous ». — Après avoir ainsi parlé, l’inconnu se retira.

» Bientôt après, le chef des sbires se présenta chez mon père, qui lui donna aussitôt les cent onces destinées à la justice ; et celui-ci invita mon père à venir faire chez lui un souper d’amis. Ils se rendirent à un logement, adossé à la prison publique, et ils y trouvèrent pour convives, le bariget et le confesseur des prisonniers. Mon père étoit un peu ému, ainsi qu’on l’est d’ordinaire, après un premier assassinat. L’ecclésiastique remarquant son trouble, lui dit : « Monsieur Zoto, point de tristesse, les messes de la cathédrale sont à douze taris la pièce. On dit que le marquis Feltri a été assassiné, faites dire une vingtaine de messes pour le repos de son âme, et l’on vous donnera, par dessus le marché, une absolution générale ». — Après cela, il ne fut plus question de ce qui s’étoit passé, et le souper fut assez gai.

» Le lendemain, Monaldi vint chez mon père, et le complimenta sur la manière dont il avoit agi. Mon père voulut lui rendre les quarante-cinq onces qu’il en avoit reçu, mais Monaldi lui dit : « Zoto, vous offensez ma délicatesse. Si vous me reparlez encore de cet argent, je croirai que vous me reprochez de n’en avoir pas fait assez. Ma bourse est à votre service, et mon amitié vous est acquise. Je ne vous cacherai plus que je suis moi-même le chef de la troupe dont je vous ai parlé. Elle est composée de gens d’honneur et d’une exacte probité. Si vous voulez en être, dites que vous allez à Brescia, pour y acheter des canons de fusils, et venez nous joindre à Capoue. Logez-vous à la Croce d’Oro, et ne vous embarrassez pas du reste ». — Mon père partit au bout de trois jours, et fit une campagne aussi honorable que lucrative.

» Quoique le climat de Bénévent soit très-doux, mon père qui n’étoit pas encore fait au métier, ne voulut pas travailler dans la mauvaise saison. Il passa son quartier d’hiver dans le sein de sa famille, et son épouse eut un laquais le dimanche, des agraffes d’or à son corset noir, et un crochet d’or, où pendoient ses clefs.

» Vers le printemps, il arriva que mon père fut appelé dans la rue, par un domestique inconnu, qui lui dit de le suivre à la porte de la ville. Là, il trouva un seigneur d’un certain âge, et quatre hommes à cheval. Le seigneur lui dit : « Monsieur Zoto, voici une bourse de cinquante sequins, je vous prie de vouloir bien me suivre dans un château voisin, et de permettre que l’on vous bande les yeux ». — Mon père consentit à tout, et après une assez longue traite et plusieurs détours, ils arrivèrent au château du vieux seigneur. On le fit monter, et on lui ôta son bandeau. Alors il vit une femme masquée, attachée dans un fauteuil, et ayant un baillon dans la bouche. Le vieux seigneur lui dit : « Monsieur Zoto, voici encore cent sequins, ayez la complaisance de poignarder ma femme ».

» Mais mon père répondit : «  Monsieur, vous vous êtes mépris sur mon compte. J’attends les gens au coin d’une rue, ou je les attaque dans un bois, ainsi qu’il convient à un homme d’honneur ; mais je ne me charge point de l’office de bourreau ». — Après avoir dit ces mots, mon père jeta les deux bourses aux pieds du vindicatif époux. Celui-ci n’insista pas davantage, fit encore bander les yeux à mon père, et ordonna à ses gens de le conduire aux portes de la ville. Cette action noble et généreuse fit beaucoup d’honneur à Zoto ; mais ensuite il en fit une autre, qui fut encore plus généralement approuvée.

» Il y avoit à Bénévent deux hommes de qualité, dont l’un s’appeloit le comte Montalto, et l’autre le marquis de Serra. Le comte Montalto fit appeler mon père, et lui promit cinq cents sequins pour assassiner Serra. Mon père s’en chargea, mais il demanda du temps, parce qu’il savoit que le marquis étoit sur ses gardes.

» Deux jours après, le marquis Serra le fit appeler dans un lieu écarté, et lui dit : « Zoto, voici une bourse de cinq cents sequins, elle est à vous, donnez-moi votre parole d’honneur de poignarder Montalto ».

» Mon père prit la bourse et lui répondit : « Monsieur le marquis, je vous donne ma parole d’honneur de tuer Montalto ; mais il faut que je vous l’avoue, je lui ai aussi donné ma parole de vous faire périr ».

» Le marquis dit en riant : « J’espère bien que vous ne le ferez pas ».

» Mon père répondit très-sérieusement : « Pardonnez-moi, monsieur le marquis, je l’ai promis, et je le ferai ».

» Le marquis sauta en arrière et saisit son épée. Mais mon père tira un pistolet de sa ceinture et cassa la tête au marquis. Ensuite il se rendit chez Montalto, et lui annonça que son ennemi n’étoit plus. Le comte l’embrassa, et lui remit les cinq cents sequins. Alors mon père avoua, d’un air un peu confus, que le marquis, avant de mourir, lui avoit donné cinq cents sequins pour l’assassiner. Le comte dit qu’il étoit charmé d’avoir prévenu son ennemi. « Monsieur, le comte lui répondit mon père, cela ne vous servira de rien, car j’ai donné ma parole ». — En même temps, il lui donna un coup de poignard. Le comte, en tombant, poussa un cri qui attira ses domestiques. Mon père se débarrassa d’eux à coups de poignard, et gagna les montagnes, où il trouva la troupe de Monaldi. Tous les braves qui la composoient, vantèrent à l’envi un attachement aussi religieux à sa parole. Je vous assure que ce trait est encore dans la bouche de tout le monde, et que, pendant long-temps, on en parlera dans Bénévent.

» Lorsque mon père alla joindre la troupe de Monaldi, je pouvois avoir sept ans, et je me rappelle qu’on nous mena en prison, ma mère, mes deux frères et moi. Mais ce ne fut que pour la forme. Comme mon père n’avoit pas oublié la part des gens de justice, ils furent aisément convaincus que nous n’avions aucune relation avec lui.

» Le chef des sbires eut un soin tout particulier de nous pendant notre détention, et même il en abrégea le terme. Ma mère, au sortir de la prison, fut très-bien reçue par les voisines et tout le quartier ; car, dans le midi de l’Italie, les bandits sont les héros du peuple, comme les contrebandiers le sont en Espagne. Nous avions notre part dans l’estime universelle ; et moi, en particulier, j’étois regardé comme le prince des polissons de notre rue.

» Vers ce temps, Monaldi fut tué dans une affaire, et mon père, qui prit le commandement de la troupe, voulut débuter par une action d’éclat. Il alla se poster sur le chemin de Salerne, pour y attendre une remise d’argent, qu’envoyoit le vice-roi de Sicile. L’entreprise réussit, mais mon père y fut blessé d’un coup de mousquet dans les reins, ce qui le rendit incapable de servir plus longtemps. Le moment où il prit congé de la troupe fut extraordinairement touchant ; l’on assure même que plusieurs bandits y pleurèrent, ce que j’aurois bien de la peine à croire, si moi-même je n’avois pleuré une fois en ma vie. Ce fut après avoir poignardé ma maîtresse, ainsi que je vous le dirai en son lieu.

» La troupe ne tarda pas à se dissoudre ; quelques-uns de ces braves allèrent se faire pendre en Toscane, les autres allèrent rejoindre Testalunga, qui commençoit à acquérir quelque réputation en Sicile. Mon père lui-même passa le détroit, et se rendit à Messine, où il demanda un asile aux Augustins del Monte. Il mit son petit pécule entre les mains de ces pères, fit une pénitence publique, et s’établit sous le portail de leur église, où il menoit une vie fort douce, ayant la liberté de se promener dans les jardins et les cours du couvent. Les moines lui donnoient la soupe, et il faisoit chercher une couple de plats à une hôtellerie voisine. Le frater de la maison pansoit encore ses blessures par dessus le marché.

» Je suppose qu’alors mon père nous faisoit tenir de fortes remises, car l’abondance régnoit dans notre maison. Ma mère prit part aux plaisirs du carnaval, et dans le carême, elle fit une crêche (ou présépe), représentée par des petites poupées, des châteaux de sucre et autres enfantillages de cette espèce, qui sont fort en vogue dans tout le royaume de Naples, et forment un objet de luxe pour le bourgeois. Ma tante Lunardo eut aussi un présépe, mais il n’approchoit pas du nôtre.

» Autant que je me rappelle de ma mère, il me semble qu’elle étoit très-bonne, et souvent nous l’avons vue pleurer sur les dangers auxquels s’exposoit son époux ; mais quelques triomphes, remportés sur sa sœur ou sur ses voisines, séchoient bien vîte ses larmes. La satisfaction que lui donna sa belle crêche, fut le dernier plaisir de ce genre qu’elle pût goûter. Je ne sais comment elle gagna une pleurésie, dont elle mourût au bout de quelques jours.

» À sa mort, nous n’aurions sû que devenir, si le barigel ne nous eut retirés chez lui. Nous y passâmes quelques jours, après lesquels on nous remit à un muletier, qui nous fit traverser toute la Calabre, et nous arrivâmes le quatorzième jour à Messine. Mon père étoit déjà informé de la mort de son épouse, il nous reçut avec beaucoup de tendresse, nous fit donner une natte auprès de la sienne, et nous présenta aux moines, qui nous mirent au nombre des enfans de chœur. Nous servions la messe, nous mouchions les cierges, nous allumions les lampes, et à cela près, nous étions d’aussi fieffés polissons que nous l’avions été à Bénévent. Lorsque nous avions mangé la soupe des moines, mon père nous donnoit à chacun un tari, avec lequel nous achetions des châtaignes et des craquelins, après quoi nous allions jouer sur le port, et nous ne revenions plus qu’à la nuit. Enfin, nous étions d’heureux polissons, lorsqu’un événement, qu’aujourd’hui même je ne puis me rappeler sans un mouvement de rage, décida du sort de ma vie entière.

» Un certain dimanche, comme l’on alloit chanter vêpres, je revins au portail de l’église, chargé de marrons que j’avois achetés pour mes frères et pour moi, et j’en faisois le partage, lorsque je vis arriver une voiture superbe, attelée de six chevaux blancs, et précédée de deux autres, de même couleur, qui couroient en liberté, sorte de luxe que je n’ai vû qu’en Sicile. La voiture s’ouvrit, et j’en vis sortir d’abord un gentilhomme Bracière, qui donna le bras à une belle dame, ensuite un abbé, et enfin un petit garçon de mon âge, d’une figure charmante, et magnifiquement habillé à la hongroise, ainsi que l’on habilloit alors les enfans, assez communément. Sa petite hongreline étoit de velours bleu, brodée en or et garnie de martes-zibelines ; elle lui descendoit à la moitié des jambes, et couvroit même une partie de ses bottines de maroquin jaune. Son bonnet, également garni de zibelines, étoit aussi en velours bleu et surmonté d’une houpe de perles, qui tomboit sur son épaule ; sa ceinture étoit en glands et cordon d’or, et son petit sabre, enrichi de pierreries. Enfin, il avoit à la main un livre de prières, garni en or.

» Je fus si émerveillé de voir un si bel habit à un garçon de mon âge, que ne sachant trop ce que je faisois, j’allai à lui, et lui offris deux châtaignes que j’avois à la main ; mais l’indigne garnement, au lieu de répondre à la petite amitié que je lui faisois, me donna de son livre de prières par le nez, et cela de toute la force de son bras : j’eus l’œil gauche presque poché ; et un fermoir du livre étant entré dans une de mes narines, la déchira de façon que je fûs en un instant couvert de sang. Il me semble qu’alors j’entendis le petit seigneur pousser des cris affreux ; mais j’avois, pour ainsi dire, perdu connoissance. Lorsque je repris mes sens, je me trouvai près de la fontaine du jardin, à côté de mon père et de mes frères, qui me lavoient le visage, et cherchoient à arrêter l’hémorragie.

» Cependant, j’étois encore tout en sang, lorsque nous vîmes revenir le petit seigneur, suivi de son abbé, du gentilhomme Bracière et de deux valets de pied, dont l’un portoit un paquet de verges. Le gentilhomme expliqua en peu de mots, que madame la princesse de Rocca Fiorita exigeoit que je fusse fouetté jusqu’au sang, en réparation de la frayeur que je lui avois causée, ainsi qu’à son Principino ; et tout de suite les valets de pied mirent la sentence à exécution. Mon père qui craignoit de perdre son asile, n’osa d’abord rien dire ; mais voyant que l’on me déchiroit impitoyablement, il n’y put tenir ; et s’adressant au gentilhomme avec tout l’accent d’une fureur étouffée, il lui dit : « Faites finir ceci, ou rappelez-vous que j’en ai assassiné qui en valoient dix de votre sorte. » — Le gentilhomme considérant que ces paroles renfermoient un grand sens, ordonna que l’on mît fin à mon supplice ; mais comme j’étois encore couché sur le ventre, le Principino s’approcha de moi et me donna un coup de pied dans le visage, en me disant : « Managia la tua facia de Banditu. » — Cette dernière insulte mit le comble à ma rage. Je puis dire que depuis ce moment, je n’ai plus été enfant, ou du moins que je n’ai plus goûté les douces joies de cet âge ; et long-temps après je ne pouvois, de sang froid, voir un homme richement habillé.

» Il faut que la vengeance soit le péché originel des gens de notre pays ; car bien que je n’eusse alors que huit ans, la nuit comme le jour, je ne songeois plus qu’à punir le Principino. Je me réveillois en sursaut, rêvant que je le tenois par les cheveux et le rouois de coup ; et le jour, je pensois aux moyens de lui faire du mal de loin, (car je me doutois bien qu’on ne me laisseroit pas approcher) et de m’enfuir après avoir fait le coup. Enfin, je me décidai à lui lancer une pierre dans le visage, sorte d’exercice que j’entendois déjà assez bien ; cependant, pour m’y entretenir, je choisis un but contre lequel je m’exerçois presque toute la journée.

» Une fois mon père me demanda ce que je faisois ? Je lui répondis que mon intention étoit d’écraser le visage du Principino, et puis de m’enfuir et de me faire bandit. — Il parut ne pas croire à ce que je disois ; mais il me sourit d’une manière qui me confirma dans mon projet.

» Enfin arriva le dimanche qui devoit être le jour de la vengeance : le carrosse parut, l’on descendit. J’étois fort ému, cependant je me remis. Mon petit ennemi me démêla dans la foule, et me tira la langue. Je tenois ma pierre, je la lançai, et il tomba à la renverse.

» Aussitôt je me mis à courir, et ne m’arrêtai qu’à l’autre bout de la ville. Là, je rencontrai un petit ramoneur de ma connoissance, qui me demanda où j’allois ? Je lui racontai mon histoire, et il me conduisit aussitôt à son maître. Celui-ci qui manquoit de garçons, et ne savoit où en prendre pour un métier aussi rude, me reçut avec plaisir. Il me dit que personne ne me reconnoîtroit lorsque j’aurois le visage barbouillé de suie, et que grimper dans les cheminées étoit une science souvent très-utile. En cela, il ne m’a point trompé ; j’ai souvent dû la vie au talent que j’acquis alors.

» La poussière des cheminées et l’odeur de la suie m’incommodèrent beaucoup dans les commencemens ; mais je m’y accoutumai, car j’étois dans l’âge où l’on se fait à tout. Il y avoit environ six mois que j’exerçois ma profession, lorsque m’arriva l’aventure que je vais rapporter.

» J’étois sur un toit, et je prêtois l’oreille pour savoir par quel tuyau sortiroit la voix du maître : il me parut l’entendre crier dans la cheminée la plus voisine de moi. J’y descendis, et je trouvai que sous le toit le tuyau se séparoit en deux. Là, j’aurois encore dû appeler, je ne le fis point, et je me décidai étourdiment pour une des deux ouvertures. Je me laissai glisser, et je me trouvai dans un beau salon ; mais le premier objet que j’aperçus, fut mon Principino en chemise et jouant au volant.

» Quoique ce petit sot eut sans doute vu d’autres ramoneurs, il s’avisa de me prendre pour le diable : il se mit à genoux et me pria de ne point l’emporter, promettant d’être bien sage. Ses protestations m’auroient peut-être touché ; mais j’avois à la main mon petit balai de ramoneur ; et la tentation d’en faire usage étoit devenue trop forte. De plus, je m’étois bien vengé du coup que le Principino m’avoit donné avec son livre de prières, et même aussi en partie des coups de verges ; mais j’avois encore sur le cœur le coup de pied qu’il m’avoit donné au visage, en me disant : « Managia la tua facia de Banditu. — Enfin, un Napolitain aime mieux se venger un peu plus qu’un peu moins.

» Je détachai donc une poignée de verges de mon balai, puis je déchirai la chemise du Principino ; et quand son dos fut à nu, je le déchirai aussi, ou du moins je l’accommodai assez mal. Mais ce qu’il y avoit de plus singulier, c’est que la peur l’empêchoit de crier.

» Lorsque je crus en avoir fait assez, je me débarbouillai le visage, et lui dis : « Ciucio maledetto io no zuno la diavolu, io zuno lu piciolu Banditu delli Augustini. » — Alors le Principino retrouva l’usage de la voix, et se mit à crier au secours ; je n’attendis pas que l’on vint, et je remontai par où j’étois descendu.

» Lorsque je fus sur le toit, j’entendis encore la voix du maître qui m’appeloit ; mais je ne jugeai pas à propos de répondre. Je me mis à courir de toit en toit, et j’arrivai à celui d’une écurie, devant laquelle étoit un chariot de foin. Je me jetai du toit sur le chariot, et du chariot à terre ; puis j’arrivai, tout courant, au couvent des Augustins, où je racontai à mon père tout ce qui venoit de m’arriver. Mon père m’écouta avec beaucoup d’intérêt, puis il me dit : « Zoto ! » Zoto ! gia vegio che tu serai Banditu. » — Ensuite se tournant vers un homme qui étoit à côté de lui, il lui dit : « Padron Lettereo, prendete to chiutosto vui. »

» Padron Lettereo étoit capitaine d’une pinque armée, soi-disant pour la pêche du corail ; mais au fond contrebandier, et même forban, selon que l’occasion s’en présentoit : ce qui lui arrivoit rarement, parce qu’il ne portoit pas de canons, et qu’il étoit forcé alors de surprendre les bâtimens dans des plages désertes.

L’on savoit tout cela à Messine ; mais Lettereo faisoit la contrebande pour le compte des principaux marchands de la ville. Les commis de la douane avoient leur part ; et d’ailleurs, le patron passoit pour être très-libéral de Costellades, ce qui en imposoit à ceux qui auroient voulu lui faire de la peine. Enfin, il avoit une figure véritablement imposante ; sa taille et sa carrure auroient déjà suffi pour se faire remarquer ; mais tout le reste de son extérieur y répondoit si bien, que les gens d’un caractère timide, ne le voyoient point sans ressentir un mouvement de frayeur. Son visage, d’un brun déjà très-foncé, étoit encore obscurci par un coup de feu qui lui avoit laissé beaucoup de traces ; et sa peau bise étoit chamarrée de divers dessins étranges. Les matelots de la méditerranée ont presque tous l’usage de se faire piquer sur les bras et la poitrine, des chiffres, des profils de galère, des croix et autres ornemens pareils. Lettereo avoit renchéri sur cet usage ; il avoit gravé sur l’une de ses joues un crucifix et sur l’autre une madonne ; mais l’on ne voyoit pourtant que le haut de ces images, car le bas étoit caché dans une barbe épaisse, que le rasoir ne touchoit jamais, et que les ciseaux seuls contenoient dans de certaines bornes. Ajoutez à cela des anneaux d’or aux oreilles, un bonnet rouge, une ceinture de même couleur, une veste sans manches, des culottes de matelot, les bras et les pieds nus, et les poches pleines d’or : tel étoit le patron.

» L’on prétend que dans sa jeunesse il avoit eu des bonnes fortunes du plus haut parage : et même encore, dans le temps dont je parle, il étoit la coqueluche des femmes de son état et la terreur de leurs époux.

» Enfin, pour achever de vous faire connoître Lettereo, je vous dirai qu’il avoit été l’ami intime d’un homme d’un vrai mérite, qui depuis a fait parler de lui, sous le nom du capitaine Pepo. Ils avoient servi ensemble sur les corsaires de Malte ; ensuite Pepo étoit entré au service de son roi, tandis que Lettereo, à qui l’honneur étoit moins cher que l’argent, avoit pris le parti de s’enrichir par toutes sortes de voies, et en même temps étoit devenu l’irréconciliable ennemi de son ancien camarade.

» Mon père qui dans son asile, n’avoit rien à faire qu’à panser sa blessure, dont il n’espéroit plus l’entière guérison, entroit volontiers en conversation avec des héros de son espèce. C’étoit là ce qui l’avoit lié avec Lettereo ; et en me recommandant à lui, il avoit lieu d’espérer que je ne serois pas refusé. Il ne se trompa point ; Lettereo fut même sensible à cette marque de confiance. Il promit à mon père que mon noviciat seroit moins rude que ne l’est ordinairement celui d’un mousse de vaisseau ; et il l’assura que puisque j’avois été ramoneur, il ne me faudroit pas deux jours pour apprendre à monter dans les manœuvres.

» Pour moi j’étois enchanté, car mon nouvel état me paroissoit plus noble que celui de gratter les cheminées. J’embrassai mon père et mes frères, et pris gaîment, avec Lettereo, le chemin de son navire. Lorsque nous fûmes à bord, le patron rassembla son équipage, composé de vingt hommes, dont les figures ressembloient assez bien à la sienne. Il me présenta à ces messieurs, et leur tint ce discours : « Anime menagie quista criadura e lu filiu de Zotu, se uno de vui a utri, si mette la mano sopra io si mangie l’amina. » — Cette recommandation eut tout l’effet qu’elle devoit avoir. On voulut même que je mangeasse à la gamelle commune ; mais comme je vis deux mousses de mon âge qui servoient les matelots et mangeoient leurs restes, je fis comme eux. On me laissa faire et l’on m’en aima davantage ; mais lorsque l’on vit ensuite comme je montois à l’antenne, chacun s’empressa de me combler de témoignage d’estime. L’antenne tient lieu de la vergue, dans les voiles latines ; mais il est beaucoup moins dangereux de se tenir sur les vergues, car elles sont toujours dans une position horizontale.

» Nous mîmes à la voile, et arrivâmes le troisième jour au détroit de Saint-Boniface, qui sépare la Sardaigne de la Corse. Nous y trouvâmes plus de soixante barques occupées à la pêche du corail. Nous nous mîmes aussi à pêcher, ou plutôt nous en fîmes semblant. Mais moi, en mon particulier, j’en tirai beaucoup d’instruction, car en quatre jours, je nageois et plongeois comme le plus hardi de mes camarades.

» Au bout de huit jours, notre petite flottille fut dispersée par une grégalade, c’est le nom que, dans la Méditerranée, l’on donne à un coup de vent nord-est. Chacun se sauva comme il pût. Pour nous, nous arrivâmes à un ancrage, connu sous le nom de rade de Saint-Pierre. C’est une plage déserte, sur la côte de Sardaigne. Nous y trouvâmes une polacre vénitienne, qui sembloit avoir beaucoup souffert de la tempête. Notre patron forma aussitôt des projets sur ce navire, et jeta l’ancre tout proche de lui. Puis il mit une partie de son équipage à fond de cale, afin de paroître avoir moins de monde, ce qui étoit presque une précaution superflue, car les bâtimens latins en ont toujours plus que les autres.

» Lettereo ne cessant d’observer l’équipage vénitien, vit qu’il n’étoit composé que du capitaine, du contremaître, de six matelots et d’un mousse. Il observa de plus que la voile de hune étoit déchirée ; et qu’on la descendoit pour la racommoder, car les navires marchands n’ont pas de voile de rechange. Muni de ces observations, il mit huit fusils et autant de sabres dans la chaloupe, couvrit le tout d’une toile goudronnée, et se résolut à attendre le moment favorable.

« Lorsque le temps se fut remis au beau, les matelots ne manquèrent pas de monter sur le hunier, pour déferler la voîle ; mais comme ils ne s’y prenoient pas bien, le contremaître monta aussi, et fut suivi du capitaine. Alors Lettereo fit mettre la chaloupe à la mer, s’y glissa avec sept matelots, et aborda par l’arrière de la polacre. Le capitaine, qui étoit sur la vergue, lui cria : « A larga Ladron, a larga. — Mais Lettereo le coucha en joue, avec menace de tuer le premier qui voudroit descendre. Le capitaine, qui paroissoit un homme déterminé, se jeta dans les haubans pour descendre. Lettereo le tira au vol. Il tomba dans la mer, et on ne le vit plus. Les matelots demandèrent grâce. Lettereo laissa quatre hommes pour les tenir en arrêt, et avec les trois autres il se mit à parcourir l’intérieur du vaisseau. Dans la chambre du capitaine il trouva un baril, de ceux où l’on met les olives ; mais comme il étoit un peu pesant et cerclé avec soin, il jugea qu’il y trouveroit peut-être d’autres objets, il l’ouvrit et fut agréablement surpris d’y trouver plusieurs sacs d’or. Il n’en demanda pas davantage, et sonna la retraite. Le détachement vint à bord, et nous mîmes à la voile. Comme nous rangions l’arrière du vénitien, nous lui criâmes encore par raillerie : « Viva San-Marco ».

» Cinq jours après nous arrivâmes à Livourne. Aussitôt le patron se rendit chez le consul de Naples, avec deux de ses gens, et y fit sa déclaration : « Comme quoi son équipage avoit pris querelle avec celui d’une polacre vénitienne, et comme quoi le capitaine vénitien avoit malheureusement été poussé par un matelot, et étoit tombé dans la mer ». — Une partie du baril d’olives fut employée à donner à ce récit l’air de la plus grande vraisemblance.

» Lettereo, qui avait un goût décidé pour la piraterie, auroit sans doute tenté d’autres entreprises de ce genre ; mais on lui proposa, à Livourne, un nouveau commerce, auquel il donna la préférence. Un juif, appelé Nathan Lévi, ayant observé que le pape et le roi de Naples, gagnoient beaucoup sur leurs monnoies de cuivre, voulut aussi prendre part à ce gain. C’est pourquoi il fit fabriquer des monnoies pareilles dans une ville d’Angleterre, appelée Birmingham. Lorsqu’il en eût une certaine quantité, il établit un de ses commis à la Flariola, hameau de pêcheurs, situé sur la frontière des deux états ; et Lettereo se chargea du soin d’y transporter et débarquer la marchandise.

» Le profit fut considérable, et pendant plus d’un an, nous ne fîmes qu’aller et venir, toujours chargés de nos monnoies romaines et napolitaines. Peut-être même eussions-nous pu continuer longtemps nos voyages ; mais Lattereo, qui avoit du génie pour les spéculations, proposa aussi au juif de faire fabriquer des monnoies d’or et d’argent. Celui-ci suivit son conseil, et établit à Livourne même, une petite manufacture de sequins et de scudi. Notre profit excita la jalousie des puissances. Un jour que Lettereo étoit à Livourne, et prêt à mettre à la voile, on vint lui dire que le capitaine Pepo avoit ordre du roi de Naples de l’enlever, mais qu’il ne pouvoit se mettre en mer qu’à la fin du mois. Ce faux avis n’étoit qu’une ruse de Pepo, qui tenoit déjà la mer depuis quatre jours. Lettereo en fut la dupe. Le vent étoit favorable, il crut pouvoir faire encore un voyage, et mit à la voile.

» La lendemain, à la pointe du jour, nous nous trouvâmes au milieu de l’escadrille de Pepo, composée de deux galiottes et de deux scampavies. Nous étions entourés, il n’y avoit nul moyen d’echapper. Lettereo avoit la mort dans les yeux, il mit toutes les voiles dehors, et gouverna sur le capitaine. Pepo étoit sur le pont, et donnoit des ordres pour l’abordage. Lettereo prit un fusil, le coucha en joue et lui cassa un bras, tout cela fut l’affaire de quelques secondes.

» Bientôt après les quatre bâtimens mirent le cap sur nous, et nous entendions de tous côtés : « Mayna ladro, mayna can senzafede ». — Lettereo mit à l’orse, en sorte que notre base rasoit la surface de l’eau. Puis, s’adressant à l’équipage, il nous dit : « Anime managie, io in galera, non ci vado : pregate per me la santissima madonna della Lettera ». — Nous nous mîmes tous à genoux. Lettereo mit des boulets de canon dans sa poche. Nous crûmes qu’il vouloit se jeter à la mer, mais le malin pirate ne s’y prit pas ainsi. Il y avoit un gros tonneau plein de cuivre, amarré sur le vent, Lettereo s’arma d’une hache et coupa l’amarre. Aussitôt le tonneau roula sur l’autre bande, et comme nous penchions déjà beaucoup, il nous fit chavirer tout-à-fait. D’abord nous autres, qui étions à genoux, nous tombâmes tous sur les voiles, et lorsque le navire s’engouffra, celles-ci, par leur élasticité, nous rejetèrent heureusement à plusieurs toises de l’autre côté.

» Pepo nous repêcha tous, à l’exception du capitaine, d’un matelot et d’un mousse. À mesure que l’on nous tiroit de l’eau, l’on nous garottoit, et l’on nous jetoit dans le gavon de la capitane. Quatre jours après nous abordâmes à Messine. Pepo fit avertir la justice qu’il avoit à remettre entre ses mains, des sujets dignes de son attention. Notre débarquement ne manqua pas d’une certaine pompe. C’étoit précisément l’heure du Corso, où toute la noblesse se promène sur ce que l’on appelle la Marine. Nous marchions gravement, précédés et suivis par des sbires.

» Le Principino se trouva au nombre des spectateurs. Il me reconnût ; aussitôt qu’il m’eût aperçu, il s’écria : « Ecco lu piciolu banditu dei Augustini ». — En même temps, il me sauta aux yeux, me saisit par les cheveux et m’égratigna le visage. Comme j’avois les mains liées derrière le dos, il m’étoit difficile de me défendre.

» Cependant me rappelant un tour que j’avois vû faire à Livourne, à des matelots anglais, je débarrassai ma tête, et j’en donnai un grand coup dans l’estomac du Principino. Il tomba à la renverse, et se relevant furieux, il tira un petit couteau de sa poche, et voulut m’en frapper, je l’évitai en lui donnant un croc en jambe, je le fis tomber fort rudement, et même, en tombant, il se blessa avec le couteau qu’il tenoit à la main. La princesse, qui arriva sur ces entrefaites, voulut encore me faire battre par ses gens ; mais les sbires s’y opposèrent, et nous conduisirent en prison.

» Le procès de notre équipage ne fut pas long ; les matelots furent condamnés à recevoir l’estrapade, et puis à passer le reste de leurs jours aux galères. Quant au mousse qui restoit et à moi, nous fûmes relâchés comme n’ayant pas l’âge compétent. Dès que la liberté nous fut rendue, j’allai au couvent des Augustins, mais je n’y trouvai plus mon père. Le frère portier me dit qu’il étoit mort, et que mes frères étoient mousses sur un vaisseau espagnol. Je demandai à parler au père prieur. Je fus introduit, je lui racontai ma petite histoire, sans oublier le coup de tête et le croc en jambe donnés au Principino. Sa révérence m’écouta avec beaucoup de bonté, puis elle me dit : « Mon enfant, votre père, en mourant, a laissé au couvent une somme considérable. C’étoit un bien mal acquis, auquel vous n’aviez aucun droit. Il est dans les mains de Dieu, et doit être employé à l’entretien de ses serviteurs. Cependant nous avons osé en détourner quelques écus, que nous avons donnés au capitaine espagnol qui s’est chargé de vos frères. Quant à vous, on ne peut plus vous donner asile dans ce couvent, par égard pour madame la princesse de Rocca-Fiorita, notre illustre bienfaitrice. Mais, mon enfant, vous irez à la ferme que nous avons au pied de l’Etna, et vous y passerez doucement les années de votre enfance ». — Après m’avoir dit ces choses, le prieur appela un frère Laï, et lui donna des ordres relatifs à mon sort.

» Le lendemain je partis avec le frère Laï ; nous arrivâmes à la ferme et je fus installé. De temps à autre l’on m’envoyoit à la ville pour des commissions qui avoient rapport à l’économie. Dans ces petits voyages, je fis tout mon possible pour éviter le Principino. Cependant, une fois que j’achetois des marrons dans la rue, il vint à passer, me reconnut, et me fit rudement fustiger par ses laquais. Quelque temps après, je m’introduisis chez lui à la faveur d’un déguisement ; et sans doute il m’eût été facile de l’assassiner, et je me repens tous les jours de ne l’avoir point fait ; mais alors je n’étois point encore familiarisé avec les procédés de ce genre, et je me contentai de le maltraiter. Pendant les premières années de ma jeunesse, il ne s’est pas passé six mois sans que j’eusse quelque rencontre avec ce maudit Principino, qui souvent avoit sur moi l’avantage du nombre. Enfin, j’atteignis quinze ans ; et quoiqu’un enfant pour l’âge et la raison, j’étois presque un homme pour la force et le courage : ce qui ne doit pas surprendre, si l’on considère que l’air de la mer, et ensuite celui des montagnes, avoient fortifié mon tempérament.

» J’avois donc quinze ans, lorsque je vis, pour la première fois, le brave et digne Testa-Lunga, le plus honnête et vertueux bandit qu’il y ait en Sicile. Demain, si vous le permettez, je vous ferai connoître quel étoit cet homme, dont la mémoire vivra éternellement dans mon cœur. Pour l’instant, je suis obligé de vous quitter, le gouvernement de ma caverne exige des soins attentifs auxquels je ne puis me refuser. »

Zoto nous quitta, et chacun de nous fit, sur son récit, des réflexions analogues à son propre caractère. J’avouai ne pouvoir refuser une sorte d’estime à des hommes aussi courageux que ceux qu’il m’avoit dépeint. Emina soutenoit que le courage ne mérite l’estime, qu’autant qu’on l’emploie à faire respecter la vertu. — Zibeddé dit qu’un petit bandit de seize ans pouvoit bien inspirer de l’amour. Les deux sœurs se retirèrent ensuite avec leurs négresses dans la partie du souterrain qui leur étoit destinée : elles revinrent pour le souper, puis chacun s’alla coucher ; mais lorsque tout fut tranquille dans la caverne, je vis entrer Emina tenant comme Phsyché, une lampe d’une main, conduisant de l’autre sa petite sœur qui étoit plus jolie que l’amour. Alphonse, me dit Emina, reçois la récompense de ta valeur héroïque : tu as bravé les tortures plutôt que de nous trahir. Nous sommes ton bien, nous sommes tes épouses ; puisse le saint Prophète perpétuer en nous le sang des Abencerages.

Je n’étois pas assez casuiste pour savoir jusqu’à quel point il m’étoit permis d’écouter de pareilles propositions de mariage ; je cherchai des argumens à leur opposer, je n’en trouvai point. Je balbutiai quelques mots sur les convenances, l’honneur, la différence des cultes ; on me ferma la bouche. La faiblesse de mes raisons termina la dispute à l’avantage de mes cousines.