Dix journées de la vie d’Alphonse Van Worden/01

DIX JOURNÉES


DE LA VIE


D’ALPHONSE VAN-WORDEN.


PREMIÈRE JOURNÉE.


Le comte d’Olavidez n’avoit pas encore établi des colonies étrangères dans la Sierra-Moréna ; cette chaîne de monts sourcilleux ; qui séparent l’Andalousie de la Manche, n’étoit alors habitée que par des contrebandiers, des bandits, et par quelques Bohémiens, qui passoient pour manger les voyageurs qu’ils avoient assassinés ; et de là étoit venu le proverbe espagnol : « Las citanas de Sierra-Moréna quieren carne des hombres. »

Ce n’est pas tout. Le voyageur qui se hasardoit dans cette sauvage contrée, s’y trouvoit, disoit-on, assailli par mille terreurs capables de glacer les plus hardis courages. Il entendoit des voix lamentables se mêler aux sifflemens de la tempête ; des lueurs trompeuses l’égaroient, et des mains invisibles le précipitoient dans des abîmes sans fond.

À la vérité, quelques auberges isolées se trouvoient éparses sur cette route désastreuse ; mais des revenans, plus diables que les cabaretiers eux-mêmes, avoient forcé ces derniers à leur céder la place, et à se retirer dans des pays où leur repos ne fût plus troublé que par les reproches de leur conscience, sorte de fantômes avec lesquels les aubergistes entrent en accommodement. Le maître de l’hôtellerie d’Anduhar, qui racontoit souvent les aventures de la Sierra-Moréna, attestoit Saint-Jacques de Compostelle de la vérité de ses récits merveilleux. Il disoit que les archers de la Sainte-Hermandad avoient refusé de se charger d’aucune expédition pour la Sierra-Moréna ; et que les voyageurs prenoient la route de Saen, ou celle de l’Estramadoure.

Je lui répondis que ce choix pouvoit convenir à des voyageurs ordinaires, mais que le roi, dom Philippe Quinto ; ayant eu la grâce de m’honorer d’une commission de capitaine aux Gardes-Vallones, les lois sacrées de l’honneur me prescrivoient de me rendre à Madrid par le chemin le plus court, sans demander s’il étoit le plus dangereux. « Mon jeune seigneur, reprit l’hôte, votre merced me permettra de lui observer, que si le roi l’a honoré d’une compagnie aux gardes, avant que l’âge eût honoré du plus léger duvet le menton de votre merced, il seroit expédient de faire des preuves de prudence ; or, je dis que lorsque les démons s’emparent d’un pays… » Il en eût dit davantage, mais je piquai des deux, et m’arrêtai hors de la portée de ses remontrances ; alors je me retournai, et je le vis qui me montroit de loin la route de l’Estramadoure. Mon valet, Lopez de Moschito, mon zagal, me regardoient d’un air piteux qui vouloit dire à peu près la même chose. Je fis semblant de ne les point comprendre, et m’enfonçai dans les bruyères, où, depuis, l’on a bâti la colonie appelée la Carlota.

À la place même où se trouve aujourd’hui la maison de poste, étoit alors un abri fort connu des muletiers ; qui l’appeloient Los-Alcornoques, ou les Chênes-Verts, parce que deux beaux arbres de cette espèce ombrageoient une source abondante, que recevoit un abreuvoir de marbre. C’étoit la seule eau et le seul ombrage que l’on trouvât depuis Anduhar jusqu’à l’auberge dite Venta-Quemada. Cette auberge, quoique bâtie au milieu d’un désert, étoit grande et spacieuse. C’étoit proprement un ancien château de Maures, détruit anciennement par un incendie, et réparé depuis pour en faire une hôtellerie. Delà le nom de Venta-Quemada : un bourgeois de Murcie s’y étoit établi. Les voyageurs partoient donc le matin d’Anduhar, dînoient, à Los-Alcornoques, des provisions qu’ils avoient apportées, et puis ils couchoient à la Venta-Quemada ; souvent même ils y passoient la journée du lendemain, pour s’y préparer au passage des montagnes, et faire de nouvelles provisions ; tel étoit aussi le plan de mon voyage.

Mais comme nous approchions déjà des Chênes-Verts, et que je parlois à Lopez du petit repas que nous comptions y faire, je m’aperçus que Moschito n’étoit point avec nous, non plus que la mule chargée de nos provisions. Lopez me dit qu’il étoit resté quelques cents pas en arrière, pour refaire quelque chose au bât de sa monture : nous l’attendîmes, puis nous fîmes quelques pas en avant, puis nous nous arrêtâmes pour l’attendre encore ; nous l’appelâmes ; nous retournâmes sur nos pas pour le chercher ; le tout en vain. Moschito avoit disparu, et emportoit avec lui nos plus chères espérances ; c’est-à-dire, tout notre dîner. J’étois le seul à jeun, car Lopez n’avoit cessé de ronger un fromage du Toboso, dont il s’étoit muni ; mais il n’en étoit pas plus gai et marmotoit entre ses dents : « Que l’aubergiste d’Anduhar l’avoit bien dit, et que les démons avoient sûrement emporté l’infortuné Moschito. »

Lorsque nous fûmes arrivés à Los-Alcornoques, je trouvai, sur l’abreuvoir, un panier rempli de feuilles de vigne ; il paroissoit avoir été plein de fruit, et oublié par quelque voyageur. J’y fouillai avec curiosité, et j’eus le plaisir d’y découvrir quatre belles figues et une orange. J’offris deux figues à Lopez ; mais il les refusa, disant qu’il pouvoit attendre jusqu’au soir. Je mangeai donc la totalité des fruits, après quoi je voulus me désaltérer à la source voisine ; Lopez m’en empêcha, alléguant que l’eau me feroit du mal après les fruits, et qu’il avoit à m’offrir un reste de vin d’Alicante. J’acceptai son offre ; mais à peine le vin fut-il dans mon estomac, que je me sentis le cœur fort oppressé. Je vis la terre et le ciel tourner sur ma tête, et je me serois sûrement évanoui, si Lopez ne se fût empressé de me secourir. Il me fit revenir de ma défaillance, et me dit qu’elle ne devoit pas m’effrayer, et n’étoit qu’un effet de la fatigue et de l’inanition. Effectivement, non-seulement je me trouvois rétabli, mais même dans un état de force et d’agitation qui avoit quelque chose d’extraordinaire. La campagne me sembloit émaillée des couleurs les plus vives ; les objets cintilloient à mes yeux, comme les astres dans les nuits d’été, et je sentois battre mes artères avec force.

Lopez, voyant que mon incommodité n’avoit point eu de suites, ne put s’empêcher de recommencer ses doléances : « Hélas ! dit-il, pourquoi ne m’en suis-je pas rapporté à fra Héronimo della Trinidad, le confesseur et l’oracle de notre famille ; je n’ai pas voulu suivre ses avis, et j’en suis justement puni. Il m’avoit bien dit que les officiers aux Gardes-Vallones étoient tous des hérétiques, ce que l’on reconnoit aisément à leurs cheveux blonds, à leurs yeux bleus, et à leurs joues rouges, tandis que les vieux chrétiens sont de la couleur de Notre-Dame d’Atocha, peinte par saint-Luc. »

J’arrêtai ce torrent d’impertinences, en ordonnant à Lopez de me donner mon fusil à deux coups, et de rester auprès des chevaux, tandis que je monterois sur quelque rocher des environs, pour tâcher d’apercevoir Moschito, ou du moins de découvrir sa trace. À cette proposition, Lopez fondit en larmes, et se jetant à mes genoux, il me conjura, au nom de tous les saints, de ne pas le laisser seul en un lieu si plein de dangers. Je m’offris à garder les chevaux, pendant qu’il iroit à la découverte ; mais ce parti lui parut encore plus effrayant : cependant, je lui dis tant de bonnes raisons, qu’il me laissa partir. Alors il tira un rosaire de sa poche, et se mit en prières auprès de l’abreuvoir.

Les sommets que je voulois gravir, étoient plus éloignés qu’ils ne me l’avoient paru. Je fus près d’une heure à monter, et lorsque je fus arrivé au plus haut, je ne vis rien que la plaine déserte et sauvage ; nulle trace d’hommes, d’animaux, ou d’habitations ; nulle route que le grand chemin que j’avois suivi, et personne n’y passoit. Partout le plus grand silence. Je l’interrompis par mes cris, que les échos répétèrent au loin. Enfin, je repris le chemin de l’abreuvoir ; j’y trouvai mon cheval attaché à un arbre, mais Lopez, Lopez avoit disparu.

J’avois deux partis à prendre, celui de retourner à Anduhar, et celui de continuer mon voyage. Le premier parti ne me vint seulement pas à l’esprit. Je m’élançai sur mon cheval, et le mettant tout de suite au plus grand trot, j’arrivai, au bout de deux heures, sur les bords du Guadalquivir, qui n’est point là ce fleuve tranquille et superbe, dont le cours majestueux embrasse les murs de Séville. Le Guadalquivir, au sortir des montagnes, est un torrent sans rives ni fond, et toujours mugissant contre les rochers qui contiennent ses efforts.

La vallée de Los-Hermanos commence à l’endroit où le Guadalquivir se répand dans la plaine ; elle étoit ainsi appelée, parce que trois frères, moins unis encore par les liens du sang que par leur goût pour le brigandage, en avoient fait longtemps le théâtre de leurs exploits. Des trois frères, deux avoient été pris, et leurs corps se voyoient attachés à une potence, à l’entrée de la vallée ; mais l’aîné, appelé Zoto, s’étoit échappé des prisons de Cordoue, et l’on disoit qu’il s’étoit retiré dans la chaîne des Alpuharras.

On racontoit des choses bien étranges des deux frères qui avoient été pendus. On n’en parloit pas comme de revenans ; mais on prétendoit que leurs corps, animés par je ne sais quels démons, se détachoient la nuit et quittoient le gibet, pour aller désoler les vivans. Ce fait passoit pour si certain, qu’un théologien de Salamanque avoit fait une dissertation dans laquelle il prouvoit que les deux pendus étoient des espèces de vampires, et que l’un n’étoit pas plus incroyable que l’autre, ce que les plus incrédules lui accordoient sans peine. Il couroit aussi un certain bruit que ces deux hommes étoient innocens, et qu’ayant été condamnés injustement, ils s’en vengeoient, avec la permission du ciel, sur les voyageurs et les habitans des environs. Comme j’avois beaucoup entendu parler de tout cela à Cordoue, j’eus la curiosité de m’approcher de la potence ; le spectacle en étoit d’autant plus dégoûtant, que les hideux cadavres, agités par le vent, faisoient des balancemens extraordinaires, tandis que d’affreux vautours les tirailloient pour arracher des lambeaux de leur chair. Je détournai la vue avec horreur, et m’enfonçai dans le chemin des montagnes.

Il faut convenir que la vallée de Los-Hermanos sembloit très-propre à favoriser les entreprises des bandits, et à leur servir de retraite. L’on y étoit arrêté tantôt par des roches détachées du haut des monts, tantôt par des arbres renversés par l’orage. En bien des endroits, le chemin rencontroit le lit du torrent ou passoit devant des cavernes profondes, dont l’aspect malencontreux inspiroit la défiance.

Au sortir de cette vallée, j’entrai dans une autre, et je découvris la Venta qui devoit être mon gîte ; mais du plus loin que je l’aperçus, je n’en augurai rien de bon, car je distinguai qu’il ne s’y trouvoit ni fenêtres, ni volets ; les cheminées ne fumoient point ; je ne voyois point de mouvement dans les environs, et je n’entendois pas les chiens avertir de mon arrivée. J’en conclus que ce cabaret étoit un de ceux que l’on avoit abandonnés, comme me l’avoit dit l’aubergiste d’Anduhar.

Plus j’approchois de la venta et plus le silence me sembloit profond. Enfin j’arrivai ; et je vis un tronc destiné à recevoir des aumônes, avec une inscription ainsi conçue : « Messieurs les voyageurs, ayez la charité de prier pour l’âme de Gonzalez de Murcie, ci-devant cabaretier de la Venta Quemada ; sur toute chose passez votre chemin, et ne restez pas ici la nuit, sous quelque prétexte que ce soit ».

Je me décidai à braver les dangers dont l’inscription me menaçoit. Ce n’étoit pas que je fusse convaincu qu’il n’y a point de revenons ; mais on verra plus loin que toute mon éducation avoit été dirigée du côté de l’honneur, et je le fesois consister à ne donner aucune marque de crainte.

Comme le soleil ne fesoit que de se coucher, je voulus profiter d’un reste de clarté, et parcourir tous les recoins de cette demeure, moins pour me rassurer contre les puissances infernales, qui en avoient pris possession, que pour chercher quelque nourriture ; car le peu que j’avois mangé à Los-Alcornoques, avoit pu suspendre, mais non pas satisfaire le besoin impérieux que je ressentois. Je traversai beaucoup de chambres et de salles ; la plupart étoient revêtues en mosaïque jusques à hauteur d’homme ; et les plafonds étoient en cette belle menuiserie, ou les Maures mettoient leur magnificence. Je visitai les cuisines, les greniers et les caves ; celles-ci étoient creusées dans le roc ; quelques-unes communiquoient avec des routes souterraines, qui paraissoient pénétrer fort avant dans la montagne ; mais je ne trouvai à manger nulle part. Enfin, comme le jour finissoit tout à fait, j’allai prendre mon cheval que j’avois attaché dans la cour ; je le menai dans une écurie où j’avois vu un peu de foin, et j’allai m’établir dans une chambre où se trouvoit un grabat, le seul qu’on eût laissé dans toute l’auberge. J’aurois bien voulu avoir une lumière, mais la faim qui me tourmentoit, avoit cela de bon, c’est qu’elle m’empêchoit de dormir.

Cependant, plus la nuit devenoit noire et plus mes réflexions étoient sombres. Tantôt je songeois à la disparition de mes deux domestiques, et tantôt au moyen de pourvoir à ma nourriture. Je pensois que des voleurs sortant à l’improviste de quelque buisson, ou de quelque trappe souterraine, avoient attaqué successivement Lopez et Moschito, lorsqu’ils se trouvoient seuls, et que je n’avois été épargné que parce que ma tenue militaire ne promettoit pas une victoire aussi facile. Mon appétit m’occupoit plus que tout le reste ; j’avois vu des chèvres sur la montagne, elles devoient être gardées par un chevrier, et cet homme devoit sans doute avoir une petite provision de pain pour le manger avec son lait. De plus, je comptois un peu sur mon fusil ; mais retourner sur mes pas, et m’exposer aux railleries de l’hôte d’Anduhar, c’est-là ce que j’étois bien décidé à ne point faire : je l’étois, au contraire, bien fermement à continuer ma route.

Toutes ces réflexions étant épuisées, je ne pus m’empêcher de repasser dans mon esprit la fameuse histoire des faux monnoyeurs, et quelques autres du même genre dont On avoit bercé mon enfance. Je songeois à l’inscription mises sur le tronc des aumônes ; je ne croyois pas que le diable eût tordu le cou à l’hôte, mais je ne comprenois rien à sa fin tragique.

Les heures se passoient ainsi dans un silence profond, lorsque le son inattendu d’une cloche me fit tressaillir. Elle sonna douze coups ; et, comme l’on sait, les revenans n’ont de pouvoir que depuis minuit jusques au premier chant du coq. Je fus surpris, et j’avois raison de l’être, car la cloche n’avoit pas sonné les autres heures, et son tintement me paroissoit avoir quelque chose de lugubre. — Un instant après ; la porte de la chambre s’ouvrit, et je vis entrer une figure toute noire, mais non pas effrayante ; car c’étoit une belle négresse demi-nue, et tenant un flambeau de chaque main.

La négresse vint à moi, me fit une profonde révérence, et me dit, en très-bon espagnol ; « Seigneur cavalier, des dames étrangères qui passent la nuit dans cette hôtellerie, vous prient de vouloir bien partager leur souper, ayez la bonté de me suivre ».

Je suivis la négresse de corridor en corridor ; enfin, arrivé dans une salle bien éclairée, je vis une table garnie de trois couverts et chargée de vases du Japon et de carafes de cristal. Au fond de la salle étoit un lit magnifique. Beaucoup de négresses sembloient empressées à servir, mais bientôt elles se rangèrent avec respect, et je vis entrer deux dames, dont le teint de lys et de roses contrastoit parfaitement avec l’ébène de leurs soubrettes. Les deux dames se tenoient par la main ; elles étoient mises avec un goût bisarre, ou du moins qui me parut tel ; mais la vérité est qu’il est en usage dans plusieurs villes, situées sur la côte de barbarie, ainsi que je l’ai vu depuis lorsque j’y ai voyagé. Ce costume ne consistoit proprement qu’en une chemise et un corset : la chemise étoit de toile jusqu’au dessous de la ceinture ; mais plus bas c’étoit une gaze du Méquinez ; sorte d’étoffe qui seroit tout à fait transparente, si de larges rubans de soie, mêlés à son tissu, ne la rendoient plus propre à voiler des charmes qui gagnent à être devinés. Le corset, richement brodé en perles, et garni d’agrafes de diamans, couvroit le sein presque entièrement ; il n’avoit point de manches, mais la chemise en avoit, qui étoit retroussées et nouées derrière le col. Ces deux dames avoient les bras nus et ornés de bracelets, tant au poignet qu’au dessus du coude. Leurs pieds nus aussi étoient élégamment pressés dans une petite mule brodée ; et au bas de la jambe brilloit un anneau de gros brillans.

Les deux inconnues s’avancèrent vers moi d’un air affable, c’étoient deux beautés parfaites ; l’une grande, svelte, éblouissante ; l’autre touchante et timide. L’aînée avoit la taille admirable et les traits majestueux. La cadette avoit la taille ronde, les lèvres un peu avancées, les paupières à demi-fermées, et le peu de prunelles qu’elle laissoit voir, étoit caché par des cils d’une longueur extraordinaire. L’aînée m’adressa la parole en castillan, et me dit : « Seigneur cavalier, nous vous remercions de la bonté que vous avez eu d’accepter cette petite collation, je crois que vous devez en avoir besoin ». Elle dit ces mots d’un air si malicieux, que je la soupçonnai presque d’avoir fait enlever la mule chargée de nos provisions.

Nous nous mîmes à table, et la même dame, avançant vers moi un vase du Japon, me dit : « Seigneur cavalier, vous trouverez ici une olla-podrida, composée de toutes sortes de viandes, une seule exceptée, car nous sommes fidelles, je veux dire musulmanes ».

« Belle inconnue, (lui répondis-je, vous aviez bien dit ; sans doute vous êtes fidelles, mais à la religion de l’amour. Cependant, daignez satisfaire ma curiosité avant mon appétit, dites-moi qui vous êtes ».

« Mangez toujours, seigneur cavalier, (reprit la belle Maure), ce n’est pas avec vous que nous garderons l’incognito. Je m’appelle Emina, et ma sœur Zibeddé ; nous sommes établies à Tunis, mais notre famille est originaire de Grenade, et quelques-uns de nos parens sont restés en Espagne, où ils professent en secret la loi de leurs pères. Il y a huit jours que nous avons quitté Tunis ; nous avons débarqué près de Malaga, dans une plage déserte — puis nous avons passé dans les montagnes, entre Johna et Antequerra ; ensuite nous sommes venues dans ce lieu solitaire, pour y changer de costume, et prendre tous les arrangemens nécessaires à notre sûreté. Seigneur cavalier, vous voyez donc que notre voyage est un secret important que nous avons confié à votre loyauté ».

J’assurai les belles qu’elles n’avoient aucune indiscrétion à redouter de ma part, et puis je me mis à manger, un peu avidement à la vérité, mais pourtant avec cette aimable contrainte, à laquelle un jeune homme s’oblige à se soumettre lorsqu’il se trouve seul de son sexe, dans une société de femmes.

Lorsqu’on se fut aperçu que les premiers accès de ma faim étoient appaisés, et que je ne goûtois plus que ce que l’on appelle en Espagne « Las Dolces », la belle Emina ordonna aux négresses de me faire voir comment on dansoit dans leur pays. Il parut que nul ordre ne pouvoit leur être plus agréable. Elles obéirent avec une vivacité qui tenoit de la licence, je crois même qu’il eût été difficile de mettre fin à leur danse, mais je demandai à leurs belles maîtresses si elles dansoient quelquefois. Pour toute réponse, elles se levèrent et demandèrent des castagnettes. Leurs pas tenoient du Voléro de Murcier et de la Foffa, que l’on danse dans les Algarves : ceux qui ont été dans ces provinces, pourront s’en faire une idée ; mais pourtant, ils ne comprendront jamais tout le charme qu’y ajoutoient les grâces naturelles des deux africaines, relevées par les draperies diaphanes dont elles étoient revêtues.

Je les contemplai quelque temps avec une sorte de sang froid. Enfin leurs mouvemens pressés par une cadence plus vive, le bruit étourdissant de la musique moresque, mes esprits soulevés par une nourriture soudaine : en moi, hors de moi, tout se réunissoit pour troubler ma raison. Je ne savois plus si j’étois avec des femmes ou bien avec d’insidieuses succubes. Je n’osois voir ; je ne voulois pas regarder ; je mis ma main sur mes yeux, et je me sentis défaillir.

Les deux sœurs se rapprochèrent de moi ; chacune d’elle prit une de mes mains. Emina demanda si je me trouvois mal ? Je la rassurai. — Zibeddé me demanda ce que c’étoit qu’un médaillon qu’elle voyoit dans mon sein, et si c’étoit le portrait d’une maîtresse. — « C’est, lui répondis-je, un joyau que ma mère m’a donné, et que j’ai promis de porter toujours ; il contient un morceau de la vraie croix… À ces mots, je vis Zibeddé reculer et pâlir.

« Vous vous troublez, lui dis-je, cependant la croix ne peut épouvanter que l’esprit des ténèbres. »

Emina répondit pour sa sœur. « Seigneur cavalier, vous savez que nous sommes musulmanes, et vous ne devez pas être surpris du chagrin que ma sœur vous a fait voir. Je le partage ; nous sommes bien fâchées de voir un chrétien en vous, qui êtes notre plus proche parent. Ce discours vous étonne ; mais votre mère n’étoit-elle pas une Gomélèz ? nous sommes de la même famille, qui n’est qu’une branche de celle des Abencerages. Mais, quittez cette table, mettons-nous sur ce sopha ; là, je vous en apprendrai davantage. »

Les négresses se retirèrent. Emina me plaça dans le coin du sopha, et se mit à côté de moi, les jambes croisées sous elle. Zibeddé s’assit de l’autre côté, s’appuya sur mon coussin ; et nous étions si près les uns des autres, que leur haleine se confondoit avec la mienne. Emina parut rêver un instant ; puis me regardant avec l’air du plus vif intérêt, elle prit ma main et me dit : « Cher Alphonse, il est inutile de vous le cacher, ce n’est pas le hasard qui nous amène ici, nous vous attendions. Si la crainte vous eût fait prendre une autre route, vous perdiez à jamais notre estime. »

« Vous me flattez, Emina, lui répondis-je, et je ne vois pas quel intérêt vous pouvez prendre à ma valeur ? »

« Nous prenons beaucoup d’intérêt à vous, reprit la belle Maure ; mais peut-être en serez-vous moins flatté, lorsque vous saurez que vous êtes à peu près le premier homme que nous ayons vu. — Ce que je dis vous étonne et vous semblez en douter. — Je vous avois promis l’histoire de nos ancêtres, mais, peut-être, vaudra-t-il mieux que je commence par la nôtre. »

« Nous sommes filles du gasir Gomélèz, oncle maternel du dey de Tunis, actuellement régnant ; nous n’avons jamais eu de frère, nous n’avons point connu notre père ; si bien que, renfermées dans les murs du sérail, nous n’avions aucune idée de votre sexe. — Cependant, comme nous étions nées toutes les deux avec un extrême penchant pour la tendresse, nous nous sommes aimées l’une l’autre avec beaucoup de passion. Cet attachement avoit commencé dès notre première enfance : nous pleurions dès que l’on vouloit nous séparer, même pour un seul instant. Si l’on grondoit l’une, l’autre fondoit en larmes ; nous passions les journées à jouer à la même table, et nous couchions dans le même lit.

« Ce sentiment si vif sembloit croître avec nous, et prit de nouvelles forces par une circonstance que je vais vous raconter. J’avois alors seize ans, et ma sœur quatorze ; depuis longtemps nous avions remarqué des livres que ma mère nous cachoit avec soin. D’abord nous y avions fait peu d’attention, les croyant aussi ennuyeux que ceux où l’on nous apprenoit à lire ; mais la curiosité nous étoit venue avec l’âge. Nous saisimes l’instant où l’armoire défendue se trouvoit ouverte, et nous enlevâmes à la hâte un petit volume, qui se trouva être les amours de Medgenoun et de Léïssé, traduit du Persan, par Ben-Omri. Ce divin ouvrage, qui peint en traits de flammes tous les délices de l’amour, alluma nos jeunes têtes. Nous ne pouvions le bien comprendre, parce que nous n’avions point vu d’être de votre sexe ; mais nous répétions ses expressions ; nous parlions le langage des amans : enfin, nous voulûmes nous aimer à leur manière. Je pris le rôle de Medgenoun, ma sœur celui de Léïssé. D’abord, je lui déclarai ma passion par l’arrangement de quelques fleurs, sorte de chiffre mystérieux fort en usage dans toute l’Asie : puis je fis parler mes regards, je me prosternai devant elle ; je baisai la trace de ses pas ; je conjurai les zéphyrs de lui porter mes tendres plaintes, et du feu de mes soupirs j’embrâsois leur haleine.

» Zibeddé, fidelle aux leçons de son auteur, m’accorda un rendez-vous. Je me jetai à ses genoux ; je baisai ses mains ; je baignai ses pieds de mes larmes ; ma maîtresse fesoit d’abord une douce résistance, puis me permettoit de lui dérober quelques faveurs : enfin, elle finissoit par s’abandonner à mon ardeur impatiente. En vérité nos âmes sembloient se confondre, et même j’ignore encore ce qui pourroit nous rendre plus heureuses que nous l’étions alors.

» Je ne sais combien de temps nous nous amusâmes de ces scènes passionnées ; mais enfin nous leur fîmes succéder des sentimens plus tranquilles. Nous prîmes du goût pour l’étude de quelques sciences, surtout pour la connoissance des plantes, que nous étudions dans les écrits du célèbre Averroès.

» Ma mère qui croyoit qu’on ne pouvoit trop s’armer contre l’ennui des sérails, vit avec plaisir naître notre goût pour l’étude. Elle fit venir de la Mecque une sainte personne que l’on appeloit Hazéréta, ou la sainte par excellence. Hazéréta nous enseigna la loi du prophète ; ses leçons étoient conçues dans ce langage si pur et si harmonieux, que l’on parle dans la tribu des Koréïsch. Nous ne pouvions pas nous lasser de l’entendre, et nous savions par cœur presque tout le coran. Ensuite, ma mère nous instruisit elle-même de l’histoire de notre maison, et mit entre nos mains un grand nombre de mémoires, dont les uns étoient en arabe, d’autres en espagnol. Ah ! cher Alphonse ! combien votre loi nous y parut odieuse ; combien nous haïssions vos prêtres persécuteurs. Mais que d’intérêt nous prenions au contraire à tant d’illustres infortunés, dont le sang couloit dans nos veines.

» Tantôt nous nous enflammions pour Saïd Gomélèz, qui souffrit le martyr dans les prisons de l’inquisition, tantôt pour son neveu Léïs, qui mena long-temps dans les montagnes une vie sauvage et peu différente de celle des animaux féroces. De pareils caractères nous firent aimer les hommes ; nous eussions voulu en voir ; et souvent nous montions sur notre terrasse pour apercevoir de loin les gens qui s’embarquoient sur le lac de la Golette, ou ceux qui alloient aux bains de Haman-Nef. Si nous n’avions pas tout à fait oublié les leçons de l’amoureux Medgénoun, au moins nous ne les répétions plus ensemble. Il me parut même que ma tendresse pour ma sœur n’avoit plus le caractère d’une passion ; mais un nouvel incident me prouva le contraire.

» Un jour ma mère nous amena une princesse du Tafilet, femme d’un certain âge : nous la reçûmes de notre mieux. Lorsqu’elle fut partie, ma mère me dit qu’elle m’avoit demandée en mariage pour son fils, et que ma sœur épouseroit un Gomélèz. Cette nouvelle fut pour nous un coup de foudre. D’abord nous en fûmes saisies au point de perdre l’usage de la parole : ensuite le malheur de vivre l’une sans l’autre, se peignit à nos yeux avec tant de force, que nous nous abandonnâmes au plus affreux désespoir. Nous arrachâmes nos cheveux, nous remplîmes le sérail de nos cris : enfin, les démonstrations de notre douleur allèrent jusqu’à l’extravagance. Ma mère effrayée promit de ne point forcer nos inclinations ; elle nous assura qu’il nous seroit permis de rester filles ou d’épouser le même homme. Ces assurances nous calmèrent un peu.

» Quelque temps après, ma mère vint nous dire qu’elle avoit parlé au chef de notre famille, et qu’il avoit permis que nous eussions le même époux, à condition que ce seroit un homme du sang des Gomélèz.

» Nous ne répondîmes point d’abord ; mais cette idée d’avoir un mari à nous deux, nous sourioit tous les jours davantage. Nous n’avions jamais vu d’homme, ni jeune ni vieux, que de très-loin ; mais comme les jeunes femmes nous paroissoient plus agréables que les vieilles, nous voulions que notre époux fût jeune ; nous espérions aussi qu’il nous expliqueroit quelques passages du livre de Ben-Omri, dont nous n’avions pas beaucoup saisi le sens. »

Ici Zibeddé interrompit sa sœur, et me serrant dans ses bras, elle me dit : « Cher Alphonse que n’êtes-vous musulman ; quel seroit mon bonheur de vous voir dans les bras d’Emina, de m’unir à vos étreintes. — Car enfin cher Alphonse, dans notre maison comme dans celle du Prophête, les fils d’une fille ont les mêmes droits que la branche masculine. Il ne tiendroit peut-être qu’à vous d’être le chef de notre maison, qui est prête à s’éteindre : il ne faudroit pour cela, qu’ouvrir les yeux devant les saintes vérités de notre loi. »

Ceci me parut ressembler si fort à une insinuation de satan, que je croyois déjà voir des cornes sur le joli front de Zibeddé. Je balbutiai quelques mots de religion : les deux sœurs se reculèrent un peu. Emina prit une contenance plus sérieuse, et continua en ces termes :

« Seigneur Alphonse, je vous ai trop parlé de ma sœur et de moi ; ce n’étoit pas mon intention : je ne voulois que vous instruire de l’histoire des Gomélèz, dont vous descendez par les femmes. Voici donc ce que j’avois à vous dire. »


Histoire du Château de Cassar-Gomélèz.


« Le premier auteur de notre race fut Massoud Ben-Taher, frère de Yonsouf Ben-Taher ; qui est entré en Espagne à la tête des Arabes, et a donné son nom à la montagne de Gebal-Taher, que vous prononcez Gibraltar. Massoud qui avoit beaucoup contribué au succès de ses compatriotes, obtint du calife de Bagdad le gouvernement de Grenade, où il resta jusqu’à la mort de son frère. Il y seroit resté plus longtemps, car il étoit chéri des Musulmans, ainsi que des Mossarabes ; c’est-à-dire des chrétiens restés sous la domination des Arabes. Mais Massoud avoit des ennemis dans Bagdad, qui le noircirent dans l’esprit du calife. Il sut que sa perte étoit résolue, et prit le parti de s’éloigner. Massoud rassembla donc les siens et se retira dans les Alpuharras, qui sont, comme vous le savez, une continuation des montagnes de la Sierra-Moréna, et cette chaîne sépare le royaume de Grenade d’avec celui de Valence.

» Les Visigoths, sur qui nous avons conquis l’Espagne, n’avoient point pénétré dans les Alpuharras : la plupart des vallées étoient désertes ; trois seulement étoient habitées par les descendans d’un ancien peuple de l’Espagne : on les appeloit Tardules ; ils ne connoissoient ni Mahomet, ni votre prophète Nazaréen ; leurs opinions religieuses et leurs lois étoient contenues dans des chansons que les pères enseignoient à leurs enfans. Ils avoient eu des livres qui s’étoient perdus.

» Massoud soumit les Turdules, plutôt par la persuasion que par la force : il apprit leur langue, et leur enseigna la loi musulmane. Les deux peuples se confondirent par des mariages ; c’est à ce mélange et à l’air des montagnes que nous devons ce teint animé que vous voyez à ma sœur et à moi, et qui distingue les filles des Gomélèz. On voit chez les Maures beaucoup de femmes très-blanches, mais elles sont toujours pâles.

» Massoud prit le titre de Schéïk, et fit bâtir un château très-fort, qu’il appela Cassar-Gomélèz. Plutôt juge que souverain de la tribu, Massoud étoit en tout temps accessible et s’en fesoit un devoir ; mais, au dernier vendredi de chaque lune, il prenoit congé de sa famille, s’enfermoit dans un souterrain du château, et y restoit jusqu’au vendredi suivant. Ces disparitions donnèrent lieu à différentes conjectures : les uns disoient que notre Schéïk avoit des entretiens avec le douzième Iman, qui doit paroître sur la terre à la fin des siècles ; d’autres croyoient que l’Anti-christ étoit enchaîné dans notre cave ; d’autres pensoient que les sept dormans y reposoient avec leur chien Caleb. Massoud ne s’embarrassa pas de ces bruits, et continua de gouverner son petit peuple tant que ses forces le lui permirent. Enfin il choisit l’homme le plus prudent de la tribu, le nomma son successeur, lui remit la clef du souterrain, et se retira dans un ermitage où il vécut encore bien des années.

» Le nouveau Schéïk gouverna comme avoit fait son prédécesseur, et fit les mêmes disparitions au dernier vendredi de chaque lune. Tout subsista sur le même pied, jusqu’au temps où Cordoue eut ses califes particuliers, indépendans de ceux de Bagdad : alors les montagnards des Alpuharras, qui avoient pris part à cette révolution, commencèrent à s’établir dans les plaines, où ils furent connus sous le nom d’Abencerages, tandis que l’on conserva le nom de Gomélèz à ceux qui restèrent attachés au Schéïk de Cassar-Gomélèz.

» Cependant les Abencerages achetèrent les plus belles terres du royaume de Grenade, et les plus belles maisons de la ville. Leur luxe fixa l’attention du public ; on supposa que le souterrain du Schéïk renfermoit un trésor immense, mais on ne put s’en assurer ; car les Abencerages ne connoissoient pas eux-mêmes la source de leurs richesses.

» Enfin, ces beaux royaumes ayant attiré sur eux les vengeances célestes, furent livrés aux mains des infidèles. Grenade fut prise, et huit jours après le célèbre Gonzalve de Cordoue vint dans les Alpuharras à la tête de trois mille hommes. Hatem-Gomélèz étoit alors notre Schéïk ; il alla au-devant de Gonzalve, et lui offrit les clefs de son château : l’Espagnol lui demanda celles du souterrain ; le Schéïk les lui donna aussi sans difficulté. Gonzalve voulut y descendre lui-même ; il n’y trouva qu’un tombeau et des livres, se moqua hautement de tous les contes qu’on lui avoit faits, et se hâta de retourner à Valladolid où le rappeloient l’amour et la galanterie.

» Ensuite la paix régna sur nos montagnes, jusqu’au temps où Charles monta sur le trône. Alors notre Schéïk étoit Séphi-Gomélèz. Cet homme, par des motifs que l’on n’a jamais bien su, fit savoir au nouvel empereur qu’il lui révéleroit un secret important, s’il vouloit envoyer dans les Alpuharras quelque seigneur en qui il eût confiance. Il ne se passa pas quinze jours que don Ruis de Toléde se présenta aux Gomélèz de la part de sa majesté ; mais il trouva que le Schéïk avoit été assassiné la veille. Don Ruis persécuta quelques individus, se lassa bientôt des persécutions, et retourna à la cour.

» Cependant le secret des Schéïks étoit resté au pouvoir de l’assassin de Séphi. Cet homme, qui s’appeloit Billah-Gomélèz, rassembla les anciens de la tribu, et leur prouva la nécessité de prendre de nouvelles précautions pour la garde d’un secret aussi important. Il fut décidé que l’on instruiroit plusieurs membres de la famille des Gomélèz ; mais que chacun d’eux ne seroit initié qu’à une partie du mystère, et que même, ce ne seroit qu’après avoir donné des preuves éclatantes de courage, de prudence et de fidelité ».

Ici Zibeddé interrompt encore sa sœur, et lui dit : « Chère Emina, ne croyez-vous pas qu’Alphonse eût résisté à toutes les épreuves. Ah ! qui peut en douter ! cher Alphonse, que n’êtes-vous musulman ? d’immenses trésors seroient peut-être en votre pouvoir ». Ceci ressembloit encore tout à fait à l’esprit de ténèbres, qui, n’ayant pû m’induire en tentation par la volupté, cherchoit à me faire succomber par l’amour de l’or. Mais les deux beautés se rapprochèrent de moi, et il me sembloit bien que je touchois des corps et non pas des esprits. Après un moment de silence, Emina reprit le fil de son histoire.

« Cher Alphonse (me dit-elle), vous savez assez les persécutions que nous avons essuyées sous le régne de Philippe, fils de Charles. On enlevoit nos enfans, on les faisoit élever dans la loi chrétienne. On donnoit à ceux-ci tous les biens de leurs parens, qui étoient restés fidèles. Ce fut alors qu’un Gomélèz fût reçu dans le Teket des Dervis de Saint-Dominique, et parvint à la charge de grand inquisiteur… »

« Ici nous entendîmes le chant du coq, Emina cessa de parler… Le coq chanta encore une fois… Un homme superstitieux eut pû s’attendre à voir les deux belles s’envoler par le tuyau de la cheminée. Elles ne le firent point, mais elles parurent rêveuses et préoccupées…

Emina fut la première à rompre le silence. « Aimable Alphonse (me dit-elle), le jour est prêt à paroître, les heures que nous avons à passer ensemble sont trop précieuses pour les employer à conter des histoires. Nous ne pouvons être vos épouses, qu’autant que vous embrasserez notre sainte loi. Mais il vous est permis de nous voir en songe. Y consentez-vous ». — Je consentis à tout. « Ce n’est pas assez (reprit Emina, avec l’air de la plus grande dignité), ce n’est pas assez, cher Alphonse, il faut encore que vous vous engagiez, sur les lois sacrées de l’honneur, à ne jamais trahir nos noms, notre existence, et tout ce que vous savez de nous. Osez-vous en prendre l’engagement solennel ? » — Je promis tout ce qu’on voulut.

« Il suffit (dit Emina), ma sœur, apportez la coupe consacrée par Massoud, notre premier chef ». — Tandis que Zibeddé alloit chercher le vase enchanté, Emina s’étoit prosternée, et récitoit des prières en langue arabe. Zibeddé reparut, tenant une coupe, qui me sembla taillée d’une seule émeraude, elle y trempa ses lévres. Emina en fit autant, et m’ordonna d’avaler, d’un seul trait, le reste de la liqueur, je lui obéis. — Emina me remercia de ma docilité, et m’embrassa d’un air fort tendre. Ensuite Zibeddé colla sa bouche sur la mienne, et parut ne pouvoir s’en détacher. Enfin elles me quittèrent, en me disant que je les reverrois, et qu’elles me conseilloient de m’endormir le plutôt possible.

Tant d’événemens bisarres, de récits merveilleux et de sentimens inattendus, auroient sans doute eu de quoi me faire réfléchir toute la nuit ; mais il faut en convenir, les songes que l’on m’avoit promis m’occupoient plus que tout le reste. Je me hâtai de me déshabiller et de me mettre dans un lit, que l’on avoit préparé pour moi. Lorsque je fus couché, j’observai avec plaisir que mon lit étoit très-large, et que des rêves n’ont pas besoin d’autant de place. À peine avois-je eu le temps de faire cette réflexion, qu’un sommeil irrésistible, appesantit ma paupière, et tous les mensonges de la nuit s’emparèrent aussitôt de mes sens. Je les sentois égarés par de fantastiques prestiges ; ma pensée, emportée sur l’aîle des désirs malgré moi, me plaçoit au milieu des sérails de l’Afrique, et s’emparoit des charmes renfermés dans leurs enceintes, pour en composer mes chimériques jouissances. Je me sentois rêver, et j’avois cependant la conscience de ne point embrasser des songes. Je me perdois dans le vague des plus folles illusions ; mais je me retrouvois toujours avec mes belles cousines, je m’endormois sur leur sein, je me réveillois dans leurs bras. J’ignore combien de fois j’ai cru ressentir ces douces alternatives…