Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle/Colonne

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COLONNES, Cylindre de pierre posé sur une base ou un socle, recevant un chapiteau à son sommet, employé dans la construction comme point d’appui pour porter une plate-bande ou un arc. Les architectes du moyen âge n’eurent pas à inventer la colonne. Les monuments antiques de l’époque romaine laissaient sur le sol des Gaules une quantité innombrable de colonnes, car aucune architecture ne prodigua autant ce genre de support que l’architecture des Romains. Nos premiers constructeurs romans employèrent ces fragments comme ils purent ; ils trouvaient très-simple, lorsqu’ils élevaient un édifice, d’aller chercher, parmi les débris des monuments antiques, des fûts de colonnes et de les dresser dans leurs nouvelles constructions, sans tenir compte de leur grosseur ou de leurs proportions, plutôt que de tailler à grand’peine, dans les carrières, des pierres de grande dimension et de les amener à pied-d’œuvre. Il résulta de cette réunion de colonnes ou même de fragments de colonnes de toutes dimensions et proportions, dans un même édifice souvent, un oubli complet des méthodes qui avaient été suivies par les Romains dans la composition des ordres de l’architecture. Les yeux s’habituèrent à ne plus établir ces rapports entre les diamètres et les hauteurs des colonnes, à ne plus éprouver le besoin de l’observation des règles suivies par les anciens. Cet oubli barbare, résultat de la perte des traditions et de moyens de construction très-incomplets, du défaut d’ouvriers capables, fit faire aux architectes des premiers temps du moyen âge les plus singulières bévues. Pour eux, les colonnes antiques, souvent taillées dans des matières précieuses, furent un objet de luxe, une sorte de dépouille dont ils cherchèrent à parer leurs grossiers édifices, sans se préoccuper souvent de la fonction véritable de la colonne. D’ailleurs, s’ils étaient hors d’état de tailler un cylindre dans un bloc de pierre, à plus forte raison ne pouvaient-ils sculpter des chapiteaux et des bases ; il arriva qu’ils placèrent tantôt une colonne sur le sol sans base, tantôt un chapiteau antique sur une colonne dont le diamètre ne correspondait pas avec celui du fût. Trop inexpérimentés pour oser combiner un système de construction reposant sur des points d’appui grêles, ils placèrent les colonnes qu’ils arrachaient aux débris des monuments antiques dans des angles rentrants, ou les accolèrent à des piliers massifs, comme une décoration plutôt que comme un support.

Lorsque l’architecture romane se développa et essaya de substituer aux traditions abâtardies de l’architecture antique un art nouveau, tantôt elle se servit de la colonne comme l’avaient fait les Romains, c’est-à-dire comme d’un point d’appui monolythe, grêle, isolé, tantôt comme d’une pile cylindrique, épaisse, composée d’assises, destinée à porter une charge très-lourde. Il est certain que la colonne isolée est employée par les architectes romans tout autrement qu’elle ne le fut chez les Romains. Les Romains, si ce n’est dans les derniers temps du Bas-Empire et dans l’architecture dite byzantine, n’employèrent généralement les colonnes qu’en les surmontant de l’entablement, c’est-à-dire qu’ils n’employèrent que les ordres complets ; s’il est des exceptions à cette règle, elles sont rares. Vitruve, dans sa description de la basilique qu’il bâtit à Fano, parle d’un grand ordre portant des poitraux et des piles isolées sans entablement. Si les colonnes pouvaient se passer de leur entablement, c’était lorsqu’elles portaient des arcs. Cependant nous voyons, dans les thermes romains et autres édifices analogues, des colonnes portant des arcs ou des voûtes d’arêtes, et possédant toujours un entablement sans usage mais comme une décoration jugée nécessaire. Les architectes romans, soit qu’ils eussent sous les yeux des exemples de monuments du Bas-Empire dans lesquels les arcs venaient poser leur sommier sur le chapiteau, soit que leur bon sens naturel leur indiquât que dans ce cas l’entablement n’était plus qu’un membre inutile, renoncèrent à l’employer. Et comme ils n’adoptaient presque jamais la plate-bande dans leurs constructions, il en résulta que s’ils conservèrent la colonne antique, ils supprimèrent toujours l’entablement. Les colonnes des édifices romans sont donc dépourvues de ce complément, et ne possèdent que la base et le chapiteau. L’ordre corinthien était celui qui, sous l’Empire, avait été presque exclusivement employé, surtout dans les derniers temps ; aussi les architectes romans cherchèrent-ils à imiter les chapiteaux de cet ordre, de préférence à tout autre. Mais la diminution des fûts antiques, leur galbe, était un détail de l’art trop délicat pour être apprécié par des hommes grossiers ; aussi lorsqu’ils élevèrent des colonnes, ils les taillèrent le plus souvent suivant la forme cylindrique parfaite, c’est-à-dire qu’ils leur donnèrent le même diamètre dans toute leur hauteur. Nous devons observer en passant que les colonnes isolées sont de préférence adoptées pendant l’époque romane dans les contrées où il restait des débris considérables d’édifices antiques. Dans les provinces méridionales, le long du Rhône, de la Saône, de la Marne, nous trouvons la colonne isolée fréquemment employée comme pile ; tandis que, dans les contrées où les traditions antiques étaient plus effacées, les colonnes ne sont guère usitées que pour cantonner des piles à plan carré ; elles sont alors engagées et reçoivent les retombées des arcs, ou bien elles tiennent lieu, à l’extérieur, de contreforts, et ne portent rien (voy. Architecture Religieuse, Clocher, Construction, Église).

Chez les Romains, la colonne n’était guère adoptée à l’intérieur, comme support nécessaire, que dans les basiliques. Les architectes romans, même lorsqu’ils tentèrent de remplacer les charpentes des basiliques par des voûtes, voulurent parfois, cependant, conserver la colonne comme point d’appui ; seulement ils en augmentèrent le diamètre afin de résister à la charge des maçonneries supérieures. La nef de l’église abbatiale de Saint-Savin en Poitou, qui date du XIe siècle, voûtée en berceau plein cintre avec bas-côtés en voûtes d’arêtes, présente deux rangées de colonnes cylindriques isolées formées de tambours de pierre. La nef de l’église cathédrale de la cité de Carcassonne présente des colonnes isolées alternées avec des piles à base carrée cantonnées de colonnes engagées. Ces colonnes cylindriques portent directement sur leurs chapiteaux circulaires les sommiers des archivoltes longitudinaux de la nef, des arcs doubleaux des bas-côtés et des colonnes engagées recevant les arcs doubleaux du berceau principal. La fig. 1 présente l’une de ces colonnes composée de tambours de pierre en plusieurs pièces. Ce ne sont là, en réalité, que des piles cylindriques bâties en gros moellons assez mal parementés.

Si les architectes romans ne dressaient que rarement des colonnes monolythes, c’était faute de pouvoir extraire et tailler des blocs de pierre d’une grande dimension ; car toutes fois qu’ils purent trouver des colonnes antiques, ils ne manquèrent pas de les employer. Dans les cryptes romanes on rencontre souvent des colonnes monolythes en marbre qui ne sont que des dépouilles de monuments antiques. Lorsque les moyens de transport devinrent plus faciles et plus puissants, que l’habileté des tailleurs de pierre égala et dépassa même celle des ouvriers romains, on se mit à dresser des colonnes monolythes là où leur emploi était nécessaire. Presque tous les chœurs des grandes églises du XIIe siècle possèdent des colonnes monolythes en pierre dure d’une hauteur et d’un diamètre considérables, et presque toujours ces colonnes sont diminuées, c’est-à-dire qu’elles sont taillées en cône de la base au sommet. D’ailleurs il est rare de voir ces colonnes porter, comme la colonne romaine, un filet et un congé sur la base et une astragale sous le chapiteau. Ces saillies réservées exigeaient un évidement dispendieux et inutile sur toute la longueur du fût ; les architectes préféraient faire porter le congé et le filet inférieur à la base, ou supprimaient ces membres, l’astragale au chapiteau (voy. Base, Chapiteau).

Les colonnes monolythes ne sont pas rares pendant les XIIe et XIIIe siècles. Les cathédrales de Langres, de Mantes, les églises de Saint-Leu d’Esserent, de Vézelay, de Beaune, de Pontigny, de Semur-en-Auxois, etc., nous en font voir dont la dimension et la taille ne le cèdent en rien aux colonnes des monuments romains. Toutefois les architectes du moyen âge n’ont creusé des cannelures sur les fûts des colonnes que très rarement. À l’extérieur du chœur de l’église abbatiale de Saint-Rémy de Reims (XIIe siècle), on trouve cependant un exemple de colonnes cannelées sous l’arrivée des arcs-boutants. Mais à Reims il existait et il existe encore des monuments antiques qui ont été évidemment l’origine de ce genre de décoration. Dès le XIe siècle, on taillait déjà les colonnes au tour, suivant la méthode antique. Les colonnes monolythes du chœur de l’église de Saint-Étienne de Nevers sont taillées au tour. En Auvergne, où l’art de bâtir avait, à cette époque, atteint un degré de perfection remarquable, on trouve, dans les chœurs des églises, des colonnes monolythes tournées. Dans le Berry et le Poitou, pendant le XIIe siècle, les colonnes tournées sont très-fréquentes, et les ouvriers avaient le soin de laisser sur les fûts la trace du tour indiquée par des filets très-peu saillants ou des stries horizontales très-fines. Les architectes qui élevèrent des colonnes pendant la période romane ne s’inquiétaient pas d’établir une proportion conventionnelle entre la hauteur du fût et son diamètre ; la nature des matériaux employés, la charge qu’il fallait supporter, le lieu, l’ordonnance générale du monument étaient les seules lois qui imposaient ces proportions. Au XIIe siècle, lorsque l’art de l’architecture se développa et devint l’objet d’une étude approfondie et raisonnée, les architectes donnèrent généralement aux fûts de leurs colonnes monolythes des proportions qui varient peu ; cependant il est visible que déjà la résistance des matériaux influait sur ces proportions ; si ces matériaux étaient très-forts, les colonnes étaient d’un diamètre moindre, eu égard à leur hauteur, que si ces matériaux étaient fragiles. Lorsqu’au commencement du XIIIe siècle, on employa encore les colonnes cylindriques non cantonnées, on chercha à réduire leur diamètre autant que la qualité des matériaux le permettait, afin de laisser, suivant le principe adopté par les architectes de cette époque, les plus grands vides possibles entre les points d’appui. C’est alors qu’on porta des voûtes sur des colonnes dont la maigreur égale presque celle qu’on donnerait à des supports en bois ou en métal en pareil cas. Le réfectoire du prieuré de Saint-Martin-des-Champs à Paris nous a conservé un des meilleurs exemples de ces colonnes en pierre d’une hauteur considérable et d’un diamètre extrêmement faible. Mais telle est l’heureuse disposition de ces colonnes, portées sur un stylobate à base octogone et séparées vers le milieu de leur hauteur par une bague moulurée, que l’œil n’est pas choqué par leur excessive maigreur, et qu’elles semblent d’une force suffisante, comme elles le sont en effet, pour porter les deux rangs de voûtes qui viennent reposer sur leurs chapiteaux évasés (voy. Bague, Chapiteau, Construction).

L’Île de France semble avoir conservé les colonnes dans les nefs de ses églises plus tard que les autres provinces. Notre-Dame de Paris, la partie ancienne de l’église Saint-Séverin à Paris, les églises de Champeaux, de la Chapelle sous Crécy, de Bagneux, etc., portent leurs nefs, bâties vers la fin du XIIe siècle et le commencement du XIIIe, sur des colonnes qui s’élèvent jusqu’à la hauteur des archivoltes des bas-côtés, et dont les chapiteaux portent les faisceaux de colonnettes recevant les voûtes hautes.

Les colonnes cantonnant les piliers romans sont généralement, pendant les XIe et XIIe siècles, engagées d’un tiers seulement ; quelle que soit la dimension des édifices, leur diamètre varie de 0,33 c. (un pied) à 0,42 c. (quinze pouces). Sur les bords de l’Oise, pendant les premières années du XIIe siècle, ces colonnes engagées offrent une singularité qui mérite d’être signalée. Leur section horizontale, au lieu de présenter un segment de cercle, est composée de deux segments formant une arête au point de la tangente parallèle à la face du pilier, ainsi que le démontre la fig. 2. Nous trouvons de ces colonnes dans la partie ancienne de l’église de Saint-Maclou à Pontoise et dans l’église de Saint-Étienne de Beauvais. Nous devons supposer que les architectes ont donné cette figure à leurs colonnes engagées, afin d’éviter la mollesse et l’indécision d’une surface cylindrique. Ces colonnes n’ont que 0,30 c. de diamètre ; mais, grâce à cette arête que forment les deux segments de cercle, elles offrent à l’œil, de chaque côté, des surfaces plus développées que celles présentées par un cylindre. Dans tous les membres de l’architecture romane de transition des bords de l’Oise, on remarque d’ailleurs une certaine recherche qui se traduit par une grande finesse dans les profils et les détails.