De Stéphane Mallarmé au prophète Ezéchiel/Texte entier

ÉDOUARD DUJARDIN


De Stéphane Mallarmé

au prophète Ezéchiel

et essai d’une théorie du réalisme symbolique

suivi d’un poème à la mémoire de Joseph Halévy

PARIS
MERCVRE DE FRANCE
XXVI, RVE DE CONDÉ, XXVI

MCMXIX

Dédicace


À Stéphane Mallarmé,

La suprême intelligence avec la suprême bonté, Le plus noble enseignement.

Nul regard ne fut levé plus haut ;

Nulle mai, ne fut plus bienveillamment tendue.

Maître, vous avez été, certes, le maître de nos jeunes esprits, mais vous avez été le maître de nos âmes.

Votre œuvre fut votre vie, votre parole et votre exemple, et ces douces et enjouées causeries où vous vous complaisiez.

J’ai voulu dire une fois ceci : que nul ne traversa votre maison, sans en sortir autrement que meilleur, avec un peu plus de désintéressement au cœur, un peu plus d’idéal aux yeux.

Comme vous découvriez en nos jeunesses le moindre grain de bon grain ! et comme vous saviez le faire fructifier !

J’ai voulu dire encore ceci : plusieurs d’entre nous ont cru parfois, au fond d’eux-mêmes, que s’ils ont conservé, à travers les affres de la vie, quelque amour des choses héroïques, ils vous le doivent.

Comme nous vous écoutions !

Comme nous vous vénérions !

Comme nous nous comprenons, quand entre nous, à demi-voix, nous parlons de vous !

Pourquoi êtes-vous parti si tôt, grand saint, divin ami ? quelle vieillesse nous vous aurions faite !

Ô maître, permettez à celui qui vous aima plus qu’un père, d’offrir à votre bienheureuse mémoire une dédicace que, j’en suis sur, votre souriante indulgence eût agréée.


De Stéphane Mallarmé

au prophète Ezéchiel

et essai d’une théorie du réalisme symbolique











De Stéphane Mallarmé
au prophète Ezéchiel


et essai d’une théorie du réalisme symbolique[1]


Quelques personnes se sont demandé si, au milieu des catastrophes que le monde vient de vivre, les questions d’art n’étaient pas inopportunes. C’est méconnaître la fonction de l’art. La fonction de l’art, j’aurais aimé à vous en entretenir, du point de vue sociologique, le seul où vingt ans de travaux d’érudition me permettent (Je me placer. Mais il n’est aucunement possible de réduire une étude de cette importance aux dimensions d’un avant-propos.

Je dirai donc simplement ceci :

L’art n’est évidemment pas une entreprise d’amusement pour après-dîners.

L’art n’est pas davantage une jonglerie de virtuose ou une amulette de dilettantes.

Je ne crois pas, par contre, que l’objet de l’art soit de défendre des idées, même justes, de prêcher une morale, d’enseigner des vérités ; à chacun son métier ; l’enseignement de la morale, la propagation des vérités relèvent d’autres disciplines.

La fonction essentielle de l’art semble être bien plutôt, d’abord, de libérer les hommes du servage des intérêts égoïstes ; ensuite, de les élever à une conception sociale, c’est-à-dire à une conception supérieure du monde.

Si jamais, en tous cas, quelque chose peut dans ce monde de bassesse et de tristesse purifier les intelligences, ennoblir les cœurs, élever les âmes, c’est l’art, tel que nous le comprenons ici, tel que, chacun selon nos humbles forces, nous essayons de le réaliser, tel que nous l’a enseigné le grand homme dont je voudrais vous parler tout d’abord, Stéphane Mallarmé.


I

Mallarmé


Je ne prétends aucunement à vous présenter, même succinctement, une étude sur la vie et sur l’œuvre de Stéphane Mallarmé[2]. Il a plu à Mallarmé de vivre une vie cachée, et jamais la popularité n’est venue à quelqu’un qui l’ait moins cherchée.

Mallarmé est né à Paris, en 1842 ; tout le monde sait qu’il fut professeur d’anglais, en province d’abord, à Tournon, à Besançon, à Avignon, puis à Paris. Il demanda le pain quotidien à ce métier, à ce pénible métier, plutôt qu’à son art. Quel exemple et quelle leçon ! Ceux qui le connurent savent pourtant quelle délivrance ce fut pour lui de prendre sa retraite et avec quelle joie il se retira dans sa petite maison de Valvins, au bord de la Seine, à l’orée de cette belle forêt de Fontainebleau qu’il aima d’un profond et durable amour, et où j’eus l’insigne bonheur d’être son voisin.

Mais je ne veux ici que préciser en quoi il a été et demeure le maître de ceux qui l’ont écouté et de celui qui se glorifie d’avoir été parmi les plus pieux de ses disciples.

L’influence de Mallarmé s’est exercée en premier lieu par l’œuvre qu’il n’a pas écrite ; je veux dire l’œuvre de sa vie, l’exemple qu’il a donné aux poètes qui l’ont entouré et aux poètes de tous les temps, l’amour filial qu’il a inspiré, le souvenir impérissable qu’il a laissé à ceux qui l’ont connu, et qui se transmettra par eux, d’âge en âge, je l’atteste.

Le nom de Mallarmé évoque, en effet, les noms de certains grands penseurs comme Socrate ou, mieux encore, de ces fondateurs de religions qui vivent par le souvenir indéfiniment perpétué dans le cœur de leurs disciples, plus encore que par les œuvres écrites.

Ceux que l’on a appelés les « Poètes des Mardis de Mallarmé », ce sont ceux qui, pendant de longues années, — à l’époque où ils étaient des jeunes gens, — fréquentèrent les mardis de la rue de Rome, où habitait le maître.

On les a souvent racontés, ces mardis où nous nous retrouvions assidûment autour du maître aimé. Je ne saurais mieux faire que d’en cueillir des échos chez quelques-uns d’entre nous.

Le souvenir des soirées de la rue de Rome, a écrit Bernard Lazare, restera toujours dans la mémoire de ceux que Stéphane Mallarmé admit auprès de lui, dans ce salon discrètement éclairé, auquel des coins de pénombre donnaient un aspect de temple ou plutôt d’oratoire… À ces auditeurs fidèles, Mallarmé se révélait d’une séduction infinie, soit qu’il se plût à dire une anecdote, soit qu’il s’oubliât à rappeler des amis chers et disparus, soit qu’il exposât de séduisantes et hautaines doctrines sur la poésie et sur l’art[3].

Car ce fut un des secrets de Mallarmé, que de toujours entremêler dans sa conversation l’anecdote familière et les plus hautes théories métaphysiques.

La causerie naissait vite, écrivait à son tour Albert Mockel. Sans pose, avec des silences, elle allait d’elle-même aux régions élevées que visite la méditation. Un geste léger commentait ou venait souligner ; on suivait le beau regard, doux comme celui d’un frère aîné, finement sourieur, mais profond, et où il y avait parfois une mystérieuse solennité. Nous passions là des heures inoubliables, les meilleures sans doute que nous connaîtrons jamais ; nous y assistions, parmi toutes les grâces et toutes les séductions de la parole, à ce culte désintéressé des idées qui est la joie religieuse de l’esprit[4].

Sous une forme romanesque, qui m’empêche de les citer, Camille Mauclair, dans le Soleil des Morts, a donné de ces soirées des tableaux d’une admirable pénétration ; lisez-les, ou plutôt relisez-les, car je pense qu’il n’est ici personne qui ne les connaisse[5].

Voici enfin l’une des nombreuses et très belles pages qu’Henri de Régnier a consacrées au maître aimé :

C‘est entre ces humbles murs, à certains soirs de fête spirituelle, que furent dites les choses les plus fines et les plus fortes sur la vie, l’art et la poésie qui est leur rencontre réciproque. Nous y entendîmes se formuler des paroles précieuses, en ses thèmes fondamentaux et ses arabesques accessoires, pour quelques auditeurs qui en entrevirent la merveille, une des plus hautes, des plus belles et des plus extraordinaires rêveries humaines. Instants, hélas ! sans retour, que n’oublieront pas ceux qui ont assisté à ce mémorable spectacle nocturne, à cette auguste consultation d’un homme par lui-même, aux débats de son anxiété ou à l’extase de sa certitude.

Un silence ; puis le geste hiératique devenait familier ; l’esquisse merveilleuse s’éparpillait en croquis légers ; la haute théorie s’enguirlandait d’anecdotes charmantes qui, exquises dans leur grâce ou plaisantes en leur malice, valaient un rire juste et sobre[6].

Je parlais tout à l’heure des fondateurs de religions ; vous en connaissez l’histoire, presque toujours la même ; le maître disparu, on se disperse ; les uns édifient des petites chapelles ; les autres s’isolent ; les autres se mêlent à la foule. Mais la religion nouvelle reste pourtant vivante. Pourquoi cela ? Parce qu’entre tous les disciples il subsiste ce lien, le souvenir du maître. Les jeunes religions n’ont pas d’autre unité.

Un poète français, dont je parlerai tout à l’heure, mais dont je préfère ne pas rappeler le nom à cette occasion, écrivait en 1917, dans un journal suisse, que Mallarmé avait été un poète de l’art pour l’art… Quelle erreur ! Quelle méconnaissance ! Quelle affreuse ingratitude ! L’homme qui a dit cela n’a qu’une excuse : il n’a pas connu Mallarmé.

L’influence de Mallarmé a été avant tout, une influence morale, parce qu’il a enseigné aux jeunes poètes le respect de leur art et parce que sa vie même a été le plus saint exemple d’une vie consacrée à l’art : mais l’influence de Mallarmé a été littéraire aussi, — littéraire dans la plus haute acception du mot, — parce qu’il nous a appris à penser en même temps qu’à exprimer notre pensée. Mallarmé a appris aux poètes de ma génération ceci : que les choses ne comptaient que par leur signification symbolique, et c’est en cela qu’il est vraiment le père du symbolisme.


Idéalisme. — Les écrivains naturalistes, Zola en tête, les parnassiens, avec Leconte de Lisle, quel qu’ait pu être leur talent, leur génie même, avaient établi, en littérature, le règne du matérialisme. Pour les romanciers naturalistes, pour les poètes parnassiens, les choses n’ont que leur intérêt propre ; la vie d’un Rougon-Macquart, par exemple, telle ou telle évocation des Poèmes Antiques ou des Poèmes Barbares n’ont d’autre but que de raconter ou de décrire ces réalités.

Je ne dis pas que ce but n’a pas sa beauté, ni même sa grandeur ; mais il ne saurait satisfaire les besoins de l’âme humaine. Et la gloire de Stéphane Mallarmé aura été d’enseigner que les réalités matérielles sont encore les signes, les symboles d’autres réalités d’un ordre supérieur, de l’ordre idéal.

Le mot idéalisme a plusieurs sens, dont deux principaux :

L’un, le sens courant, bourgeois ; quand, par exemple, on parle de l’idéalisme de M. Wilson.

L’autre, le sens philosophique ; et pour ne pas tomber dans la métaphysique, je citerai cette définition de l’un des plus clairs des esprits français, Remy de Gourmont. Voici ce qu’il écrit, touchant précisément le mouvement symboliste :

Une vérité nouvelle est entrée récemment dans la littérature et dans l’art : c’est une vérité toute métaphysique et toute d’à priori (en a apparence), toute jeune, puisqu’elle n’a qu’un siècle, et vraiment neuve, puisqu’elle n’avait pas encore servi dans l’ordre esthétique. Cette vérité, évangélique et merveilleuse, libératrice et rénovatrice, c’est le principe de l’idéalité du monde. Par rapport à l’homme, sujet pensant, le monde, tout ce qui est extérieur au moi, n’existe que selon l’idée qu’il s’en fait. Nous ne connaissons que des phénomènes, nous ne raisonnons que sur des apparences ; toute vérité en soi nous échappe ; l’essence est inattaquable. C’est ce que Schopenhauer a vulgarisé sous cette formule si simple et si claire : Le monde est ma représentation. Je ne vois pas ce qui est ; ce qui est, c’est ce que je vois. Autant d’hommes pensants, autant de mondes divers et peut-être différents.

Et plus loin :

La seule excuse qu’un homme ait d’écrire, c’est de s’écrire lui-même, de dévoiler aux autres la sorte de monde qui se mire en son miroir individuel[7].

Cet idéalisme, dit à son tour Henri de Régnier, est la clé métaphysique de la plupart des esprits de la génération qui composèrent l’école symboliste[8].

Me sera-t-il permis de rappeler que mon premier livre, paru en 1886, les Hantises, portait cette épigraphe :

« Seule vit notre âme. »

Pouvait-on être plus idéaliste ?

Je vais vous citer une page du poète Nicolas Beauduin, publiée en 1913 ; vous y verrez, fort bien exprimées, les idées des poètes symbolistes sur l’idéalisme. Le piquant de l’affaire, c’est que ces idées, qui sont le symbolisme même, M. Beauduin les présente comme une réaction contre le symbolisme… Vous vous direz que l’excellent poète qu’est M. Beauduin connaît bien mal ses aînés…

Voici le texte de M. Beauduin ; je vous assure qu’il ne s’y trouve pour ainsi dire pas un mot que n’auraient pu contresigner les jeunes gens de 1885.

Le poète nouveau, dit M. Beauduin, n’est plus l’humble esclave de ses sensations, mais en quelque sorte le maître du monde. Ce poète découvre l’univers par une intuitive illumination. Nous pensons le monde, affirment les Paroxystes ; c’est pourquoi, forcément, nous le recréons en nous, au fond de notre vision intérieure, participant ainsi à notre activité propre…

… Pour nous, il n’existe rien d’extérieur à l’âme ; il y a le Cosmos dont elle fait éternellement partie, — monde homogène, lié à la conscience. La pensée et l’action sont identiques. Ainsi il n’existe qu’un monde, intérieur, pensé, voulu, que nous possédons, activons, intensifions, exaltons incessamment au gré de notre sensibilité toujours en éveil, que nous extériorisons et dont nous vêtons les apparences — qui ne sont toujours ainsi que le reflet de nos états physiologiques, devenus par notre ferveur des états éminemment lyriques…

Nous voilà loin, n’est-il pas vrai ? de la conception du poète romantique tel que Théophile Gautier le comprenait : un homme pour qui le monde extérieur existe[9]. »

Seule vit notre âme, écrivais-je en 1886.

D’où nous est venu, à cette époque, le principe de l’idéalité du monde ? Il n’y a guère de doute qu’il n’ait été un apport germanique. Dans la page que je vous lisais tout à l’heure, Remy de Gourmont nommait Schopenhauer ; il suffit, après avoir comparé les idées, de comparer les dates pour être convaincu.

Schopenhauer, né en 1788, est mort en 1860. Il avait publié la première édition du Monde comme Représentation et comme Volonté en 1818 ; mais la première étude importante parue en France sur Schopenhauer, l’étude de Th. Ribot, ne date que de 1874 : la traduction du Monde comme Volonté et comme Représentation de Burdeau est de 1888 ; Burdeau avait d’ailleurs été le professeur de philosophie de plusieurs d’entre nous ; enfin, c’est en 1885 que la Revue Wagnérienne, dont je parlerai tout à l’heure, commença à propager dans la jeune génération le nom du grand philosophe.

Une des manières, entre plusieurs autres, qui caractérise cet idéalisme, c’est celle dont les symbolistes se sont comportés avec les légendes et les mythes.

Les poètes, de tous les temps, ont aimé les légendes et les mythes. Mais qu’en faisaient les romantiques et les parnassiens ? ils les racontaient, le plus objectivement qu’ils pouvaient. Et les classiques (je parle des classiques français), qu’en faisaient-ils ? quelque chose comme le vêtement de leurs analyses psychologiques.

Qu’ont fait les symbolistes ? ils en ont exprimé, ils en ont tout du moins cherché le sens profond ; toujours la recherche de l’idée derrière la chose.

Soit, par exemple, le mythe d’Iphigénie en Aulide. Racine le prend comme un fait historique : il le met en scène, avec la seule préoccupation d’en dégager le côté humain.

Ce mythe n’a pas été traité par les parnassiens, du moins à ma connaissance ; mais on conçoit fort bien ce qu’en aurait fait un Leconte de Lisle, un essai de reconstitution de mœurs primitives, avec cuirasses peintes, noms propres non traduits et entassement de curiosités archéologiques, quelque chose d’assez « ballet russe ».

Un symboliste chercherait quelle signification profonde peut avoir ce sacrifice humain ; il tâcherait d’en dégager le sens ésotérique ; mais jamais il ne songerait à recommencer Euripide… Avant de devenir un « classique », Moréas a été successivement beaucoup de choses ; mais un symboliste, jamais… Parmi les symbolistes, deux nous sont venus de l’autre côté de l’Océan, dont l’un a été un excellent poète et dont l’autre est un grand poète ; mais il suffisait d’ouïr à la brasserie comment Moréas prononçait le français, pour comprendre à quel point cet imitateur de tous nos styles est resté parmi nous, avec son indéniable talent, un étranger.

Pour ma part, je me souviens qu’autrefois des amis plus âgés, des amis naturalistes et parnassiens, ne comprenaient pas ma préoccupation de dégager le sens du mythe.

— Contentez-vous de raconter, me disait un Anglais de mes amis. Vous faites de la philosophie, si vous expliquez.

Je tâchais de faire de la poésie, mais c’était de la poésie idéaliste de la poésie symbolique.

Je lisais récemment cette magnifique citation de Carlyle :

Une idée divine pénètre l’univers visible… À la foule cette idée est cachée… Les écrivains sont les interprètes choisis de cette idée divine.

Mallarmé ne nous a pas enseigné autre chose, et son œuvre en est l’admirable exemple. Mallarmé répétait volontiers que le but de la poésie est d’exprimer l’homme, non plus dans son individualité égoïste, mais dans ses réciprocités avec tout, et que la gloire consistait, non dans l’hommage extérieur qu’elle comporte, mais dans l’assentiment qu’elle est.

Le symbolisme mallarméen, en tant que doctrine littéraire, est donc, en premier lieu, idéaliste ; et, en cela, il rejoint un second caractère qui lui a été spécial : le symbolisme mallarméen a été, si je puis m’exprimer ainsi, musicien.

Musique. — La musique n’existait guère plus pour les romantiques et les parnassiens que pour les naturalistes : elle est pour eux un des « beaux-arts » que l’Etat a le devoir de protéger, mais dont, quant à eux presque tous, ils se fichent.

La musique s’est révélée à Mallarmé et aux symbolistes, non point comme un art de virtuosité, concerto piano et violon, gammes et acrobatie, mais comme la voix profonde des choses. Cette conception est celle de Schopenhauer ; vous savez que Schopenhauer distingue la musique des autres arts en ce que celle-ci donne, dit-il, l’idée de l’univers sans l’intermédiaire d’aucun concept ; elle exprime le monde en tant que Volonté, c’est-à-dire dans sa réalité profonde, tandis que les autres arts expriment le monde en tant que Représentation, c’est-à-dire dans son apparence. Les hommes de ma génération trouvèrent et vous retrouverez un magnifique développement de ces idées dans l’étude géniale que Wagner a consacrée à Beethoven et dont je publiai la première traduction française dans la Revue Wagnérienne.

Allez-vous m’accuser de manquer de modestie ? Je ne crois pas qu’il soit possible de faire l’histoire du symbolisme sans parler de la Revue Wagnérienne.

C’est précisément en 1885 que j’ai fondé la Revue Wagnérienne (qui vécut jusqu’en 1888), cela au moment même où le symbolisme prenait son essor, et si je crois que son nom subsistera, c’est que. loin d’avoir été une publication de musicographie, elle a été éminemment une publication littéraire, cela grâce à l’effort persévérant de quelques jeunes écrivains, mes collaborateurs, et de mon grand ami le très pur, le très noble et très vénéré Houston Stewart Chamberlain.

La Revue Wagnérienne, en somme, a accompli une œuvre triple :

1° Elle a propagé les doctrines de Schopenhauer, notamment sur la musique ;

2° Elle a expliqué que Wagner était un poète autant qu’un musicien ; musicien, il suffisait vraiment d’aller au concert pour s’en apercevoir ; mais il y eut quelque mérite à faire comprendre qu’il s’agissait d’un poète, et de l’un des plus grands ;

3° C’est, la Revue Wagnérienne, enfin, qui, en la personne de son directeur — et je m’en glorifie — a conduit Mallarmé aux Concerts Lamoureux.

Ce jour-là, j’avais emmené avec lui Huysmans. Voyez les deux esprits : le symboliste et le naturaliste ! Huysmans a écrit, sur l’ouverture de Tannhauser, une page qui n’est qu’un brillant démarcage du programme que l’ouvreuse lui avait distribué ; il n’avait pas même écouté ; et il n’est jamais retourné au concert. Mallarmé y est retourné tous les dimanches ; et il a écrit le Sonnet sur Wagner et la Rêverie d’un poète français.

C’est au mois de janvier 1886 que la Revue Wagnérienne publiait en hommage à Wagner, avec le sonnet de Mallarmé (Le silence déjà funèbre…) la série des sonnets de Verlaine (un de ses chefs-d’œuvre : Parsifal a vaincu les filles…), René Ghil, Stuart Merrill, Charles Morice, Charles Vignier, Teodor de Wyzewa et moi-même.

Le retentissement en fut énorme ; à un dîner de journalistes qui eut lieu à cette époque et que présidait Auguste Vitu, on ne parla que du sonnet de Mallarmé, — pour savoir, bien entendu, s’il fallait en rire ou s’en fâcher ; mais le plus curieux c’est que la moitié des journalistes présents, Yitu en tête, avaient cru bon de s’en charger la mémoire et le récitèrent par cœur et en chœur.

J’ai nommé Wagner.

L’influence de Wagner aura été prodigieuse. Son art est entière ment idéaliste ; nul plus que lui n‘a extrait des mythes leur signification ; et voici la glorieuse découverte qui a enthousiasmé notre génération ; ce soi-disant livret d’opéra, l’Anneau du Nibelung, était l’un des plus beaux poèmes « littéraires » qui soient sortis d’un cerveau humain. La merveille en était justement ce jeu perpétuel entre la légende populaire et le drame humain, avec, par-dessous, l'arrière-fond d’une profonde philosophie. Quant à son « écriture » poétique, avec quel enthousiasme nous reconnûmes peu à peu, dans le vers du Nibelung, le vers vers lequel je puis dire que devaient aller toutes nos aspirations[10].

En parlant de Wagner, je ne m’écarte aucunement de mon sujet, qui est Mallarmé et le Symbolisme.

Je me rappelle une anecdote de 1885.

Avant de commencer la Revue Wagnériennc, j’avais, comme de juste, établi un spécimen. J’y avais inscrit les noms des collaborateurs et parmi eux mais en grosses lettres, en « grande vedette », le nom de Mallarmé.

— Pourquoi ? me demanda Mendès.

Mendès ne comprenait pas, ou plutôt ne voulait pas comprendre, ce dont j’avais le pressentiment (encore un peu obscur), qu’une vraie revue wagnérienne devait être une revue mallarmiste.

Hélas ! ce jour-là, je n’ai pas été brave. J’ai tremblé devant l’indignation de Mendès et j’ai remis Mallarmé au rang. J’en suis encore honteux.

Mais j’ai publié le sonnet à Wagner et la Rêverie d’un poète français.

Vous ne savez probablement pas que M. Haraucourt, dans un discours prononcé en 1916, a jeté comme une insulte aux symbolistes l’influence allemande.

Voici sa formule, son exquise formule: Peut-être plus encore que les arts plastiques, la poésie avait souffert ou tout au moins elle avait été la première à connaître l’intoxication du souffle germanique. Un gaz asphyxiant nous venait d’outre-Rhin…

Je passe, n’est-ce pas…

L’humanité avait le symbole : les Allemands ont édifié le symbolisme. Tant pis pour eux ! Des poètes de France l’ont adopté ? Tant pis pour un moment de nous et tant pis pour le monde ! Mais c’est fini, et pour toujours, j’espère…


Hélas ! monsieur Haraucourt, ne vous réjouissez pas… Ce n’est pas fini… Ce n’est aucunement fini…

Charles Morice a répondu en niant que les symbolistes aient subi l’influence allemande… Sans entrer dans une controverse avec M. Haraucourt, je me suis contenté de relever l’inconvenance de son langage. Nous voyons tous les jours des hommes faire servir le patriotisme à l’assouvissement de leurs rancunes ; l’écrivain qui emploie de tels moyens n’est pas d’entre nous ; poètes ou prosateurs, nous sommes entre artistes : nous ne faisons pas appel au bras séculier.

Pour moi, — et je n’engage ici que moi, bien entendu, — je n’imagine pas que la guerre de 1914, pas plus que la guerre de 1870, puisse empêcher un poète d’avoir été, jeune homme, et de demeurer, vieil homme, à l’école de Schopenhauer, de Wagner et, ensuite, de Nietzsche.

Dans un article paru en 1900 et recueilli dans le volume le Problème du Style, Remy de Gourmont note ce qu’il appelle « l’ascendant des idées germaniques » sur la « récente littérature française » ; il cite notamment Hegel, Schopenhauer et Nietzsche ; il oublie Wagner et il ajoute que « l’influence allemande » ne s’est guère exercée sur nous (1890-1900) que par la seule philosophie ». Cette erreur s’explique par l’insensibilité de Remy de Gourmont pour la musique et, il faut bien le dire, parce que Remy de Gourmont est toujours resté, vis-à-vis du symbolisme, un spectateur très intéressé, mais un peu étranger.

Dans le symbolisme mallarméen, il y a un côté peinture, mais il y a surtout un côté musique. Et, de même que l’idéalisme, la musique y est à la fois dans le fond et dans la forme, dans l’idée et dans l’expression. Mallarmé nous a appris que le vers a une construction musicale, une valeur musicale, rythme et harmonie, et les symbolistes ont apporté dans le vers tout un jeu de procédés musicaux, assonnances. allitérations, leit-motifs… Mais le temps me manquerait, si je voulais aborder cet ordre de questions…


Impressionnisme. — Le temps me manquerait aussi, et aussi la compétence (car il faudrait parler peinture), pour analyser ce que je considère comme un autre caractère du mallarmisme : l’impressionnisme[11]. Mallarmé a été mieux que l’ami de Manet, de Renoir, de Monet : comme eux, il aurait rougi de décrire un objet en commissaire-priseur : il ne décrit pas l’objet, il décrit l’impression qu’il en éprouve. Ce qu’il voit dans le soleil, c’est ceci :

Tonnerre et rubis aux moyeux…

Dans l’idée, comme dans l’expression, semblablement, la description impressionniste remplace la description réaliste et se combine avec la description idéaliste et musicale.

Un exemple de cet impressionnisme ? Vous vous rappelez le premier quatrain de ce sonnet :

Surgi de la croupe et du bond

D’une verrerie éphémère
Sans fleurir la veillée amère

Le col ignoré s’interrompt.

J’emprunte l’explication à Remy de Gourmont[12] ; c’est le vase, à la panse tourmentée, au col aigu, qu’on a oublié de fleurir et qui semble, faute d’une rose, brusquement rompu.


La tentative désespérée. — Tels sont, à mon sens, les trois principaux caractères de la pensée et de l’expression mallarméennes.

A côté de sa bienfaisante influence morale, son influencé litté raire a consisté à enseigner à nos jeunesses la valeur symbolique des choses, leur valeur musicale, leur valeur impressionniste.

Mais là va commencer la difficulté.

L’extrême finesse, la délicatesse quasi maladive de Mallarmé l’a conduit à ce que j’appellerai une tentative désespérée : celle d’exprimer uniquement les valeurs symboliques, musicales et impressionnistes des choses, en sous-entendant leur valeur objective ; je veux dire d’exprimer, non pas les choses elles-mêmes, mais seulement leur valeur symbolique, leur valeur musicale et leur valeur d’impression.

Un exemple est nécessaire.

L’œuvre de Mallarmé présente, en effet, une évolution régulière qui va de la forme la plus limpide à la forme la plus abstruse. Et la cause en est précisément dans cette recherche constante et de plus en plus serrée, pour se réduire à l’expression symboliste, musicale et impressioniste.

Lisons deux de ses poèmes, un du commencement, l’autre de la fin de sa carrière, de façon à nous rendre compte de la route qu’il a parcourue.

Commençons par l’un des plus anciens, les Fleurs, par exemple… Ce poème est la lumière même ; et s’il y a une seule personne qui ne connaisse pas l’œuvre de Mallarmé, j’entends cette personne se récrier :

— Est-ce là ce poète que l’on représente comme si obscur ?

Eh bien, passons au second, à un poème obscur, cette fois, que nous essaierons et réussirons à comprendre ; et cela nous conduira à nous rendre compte des raisons de cette obscurité.

Prenons le sonnet : Quelle soie aux baumes de temps…

Voici le premier quatrain :

Quelle soie aux baumes de temps

Où la chimère s’exténue
Vaut la torse et native nue

Que hors de ton miroir tu tends !

Les deux derniers vers sont caractéristiques de la manière de Mallarmé ; « la torse nue que hors de ton miroir tu tends », le quatrain suivant achèvera de préciser que c’est la chevelure de la femme aimée, telle qu’elle apparaît, semblable à une nue, dans son miroir.

Nous entrevoyons dès à présent ce que j’appellerai le système de Mallarmé. Mallarmé ne dit pas : « Quelle soie vaut ta chevelure semblable à une nue »… Il dit immédiatement : « Quelle soie vaut la nue… » Des deux termes de la comparaison, il supprime le premier.

Lisons le second quatrain :

Les trous de drapeaux méditants

S’exaltent dans notre avenue :
Moi, j’ai ta chevelure nue

Pour enfouir mes yeux contents.

Voilà cette fois, il me semble, la clarté même. Que les autres réjouissent leurs yeux à contempler les drapeaux qui flottent… moi, c’est dans ta chevelure que je veux enfouir mes yeux…

Non ! la bouche ne sera sûre
De rien goûter à sa morsure,

La « morsure » signifie, n’est-ce pas, le baiser ; toujours l’expression impressionniste… Il ne sera possible de goûter le baiser de ta bouche que…

S’il ne fait, ton princier amant,

Dans la considérable touffe
Expirer comme un diamant

Le cri des gloires qu’il étouffe.

Si ton princier amant ne sacrifie dans ta chevelure le cri des gloires qu’il étouffe, c’est-à-dire le plus précieux de lui-même.

Résumons : Aucune soie ne vaut ta chevelure ; le poète y enfouit ses yeux ; mais, pour goûter au baiser de ta bouche, il faut qu’il y sacrifie le plus précieux de lui-même.

Remy de Gourmont a analysé la formule de Mallarmé, dans le quatrième volume de ses Promenades Littéraires. Toute comparaison, explique-t-il, est formée de deux termes : la chose elle-même et celle à laquelle on la compare… Ces deux termes, les classiques les expriment tous les deux… Mallarmé ne laisse voir que la seconde imagee. Je me souviens que Mallarmé m’a dit un jour : « Je raye le mot comme du dictionnaire ».

Voilà le secret de Mallarmé. Il ne dit plus : « Telle chose ressemble à telle autre… » Pour lui, cette chose est devenue cette autre.

C’est là, vous le voyez, une sorte d’acte de magie, dans le sens que donne au mot « magie » l’histoire des religions. Dans l’envoûtement, la poupée dont on perce le cœur pour obtenir la mort de l’ennemi qu’elle représente, cette poupée n’est plus l’image de l’ennemi qu’elle représente : elle est devenue cet ennemi même.

Dans un ordre d’idées infiniment vénérable, mais analogue, le pain de l’Eucharistie, pour les catholiques, n’est pas l’image du corps de Jésus, mais ce corps lui-même. Ce mystère est celui de la transsubstantiation. Pour Mallarmé, comme pour saint Thomas d’Aquin, l’Eucharistie n’existe qu’en tant qu’elle est le corps de Jésus.

Quand il s’agit de religion, il n’y a aucune limite à ce qu’on peut demander à la foi. En matière d’art, les droits sont moindres.

On peut se rendre compte à quelles difficultés, à quelles obscurités, la suppression du mot comme a conduit Mallarmé, en considérant ses dernières œuvres. Vous savez tous que le sonnet que nous venons de lire est un jeu d’enfant à côté de celles-là.

Gourmont disait : « Des deux termes de la comparaison, Mallarmé ne voit que le second. » Ce n’est pas tout à fait exact ; il me semble qu’il faudrait dire : « Des deux termes de la comparaison, Mallarmé ne décrit dans le premier que le second. »

Le poète est semblable au soleil, dirait un classique. Mallarmé, pour exprimer ce qu’est le poète, décrit le soleil. Il a rayé le mot comme du dictionnaire.

…N’était-il pas possible de conserver de l’enseignement du maître l’essentiel, c’est-à-dire le symbolisme, en suivant un chemin, me permettez-vous de dire, plus humain ?


II

Après le symbolisme


Mon dessein n’est pas d’entreprendre ici une histoire du symbolisme, encore moins une histoire du mouvement poétique de ces quarante dernières années, mais de vous exposer les grandes lignes de l’évolution que l’un d’entre les symbolistes a parcourue. Celui qui entreprendrait cette histoire de la poésie contemporaine aurait à étudier, à côté de Mallarmé ou après lui, plusieurs autres grandes influences, outre celles que j’ai signalées déjà. Je ne veux que rappeler quelques noms.

Baudelaire d’abord, qui a été aussi bien notre maître que celui de Mallarmé lui-même.

Toute, la littérature actuelle, et surtout celle que l’on appelle symboliste, est baudelairienne, a écrit Remy de Gourmont, non sans doute par la technique extérieure, mais par la technique interne et spirituelle, par le sens du mystère, par le souci d’écouter ce que disent les choses, par le désir de correspondre, d’âme à âme, avec l’obscure pensée répandue dans la nuit du monde[13].

Rimbaud avait étonné plus encore qu’attiré les symbolistes ; Rimbaud n’est pas un symboliste, dans le sens où l’entendaient les disciples de Mallarmé ; Claudel lui doit beaucoup, et il a su le reconnaître ; les Unanimistes allaient être, tout autant, ses obligés. — précisément, me disait l’un d’eux, pour le caractère immédiat, révélé, essentiel de sa poésie.

Avec Verlaine et Laforgue, la poésie populaire et le lyrisme sentimental, comme l’a montré Robert de Souza[14](i), sont entrés dans la littérature. Toute une part du symbolisme dérive d’eux à ce titre. Parmi les poètes étrangers, ce furent, je crois, les symbolistes qui découvrirent Walt Whitman ; dès 1887, Vielé-Griffin m’en donnait des traductions dans la Revue Indépendante ; mais son influence, comme celle de Rimbaud, s’exerça plutôt sur la génération qui suivit, et elle fut grande.

L’analyse de l’œuvre de Whitman tient, à mon sens, dans les deux termes d’un vers du Chant de l’Exposition :

Exalter le présent et le réel…


Son influence, en conséquence, me semble s’être exercée de deux manières ; d’abord, le choix des sujets. Devançant Marinetti, Whitman a déclaré la guerre aux sujets anciens.

Assez d’antiques fables !
Assez de romans, de sujets et de drames empruntés aux cours étrangères !
Assez de vers d’amour affinés en rimes, consacrés aux intrigues et aux galanteries, des oisifs !…
Je déclare t’apporter, ô Muse, tout l’aujourd’hui de cette terre,
Tous les métiers, toutes les fonctions, grandes ou menues[15]


Malgré mon respect, je souris un peu, pardonnez-moi… Le veston n’est pas une garantie d’humanité ; Mithridate, Hamlet et Wotan, bien qu’en « costumes », me semblent beaucoup plus humains que les messieurs, nos contemporains, qu’exhibent la plupart de nos théâtres du boulevard… Les métiers ? la vie contemporaine ? oui, mais Virgile en faisait autant…

Whitman me semble humain bien plutôt par ce qu’il y a de « réel » dans son âme ; et c’est en cela qu’il est l’un de nos maîtres.

Je dois également nommer Nietzsche. Les premiers articles parus en France sur Nietzsche sont, je crois, de 1892 ; celui d’Henri Albert, qui fait date, est de janvier-février 1893. Mercure de France ; la première traduction française de Zarathoustra est de 1898.

Quelle révélation ! quelle réalité des images ! et quelle puissance de la pensée ! Mais quelle réponse à ceux qui décident et prononcent que la poésie n’a que faire d’exprimer des idées !

Je vous ai dit que je n’avais aucunement l’intention d’entreprendre l’histoire de la poésie contemporaine ; je ne vous parlerai donc pas, quelque regret que j’aie à ne pas leur rendre ici l’hommage fraternel qui leur est dû, des compagnons d’armes de 1885 qui ont été l’honneur du symbolisme. Presque tous ont été mes collaborateurs à la Revue Indépendante. Puisque je vous ai parlé de la Revue Wagnérienne, vous me permettrez de nommer aussi la Revue Indépendante que j’ai fondée, en collaboration avec Félix Fénéon, en novembre 1886, un peu moins de deux ans après la Revue Wagnérienne, et qui a été, on peut dire, le centre de ralliement où s’est rassemblée la jeune littérature d’alors, aux côtés de ses glorieux ainés. C’est pour moi une petite fierté que les collections de ces deux revues conservent aujourd’hui leur valeur, plus de trente ans passés !

Après les symbolistes de 1885, il faudrait étudier ceux qui appartiennent à ce qu’on a appelé la seconde génération symboliste, notre grand Paul Fort en tête. Mais c’est plutôt des tendances de ceux qui sont venus après le symbolisme que je voudrais vous parler.

Le plus intéressant des groupements qui datent des premières années du vingtième siècle a été l’Unanimisme, représenté, pour ne donner que quelques noms, par Jules Romains, Charles Vildrac, Georges Duhamel, René Arcos, Pierre Jean Jouve.

Outre la préoccupation d’exprimer les choses collectives, — préoccupation qui leur vint, consciemment ou inconsciemment, des travaux de l’École Sociologique, — ces messieurs ont apporté à la poésie quelque chose non pas de nouveau (rien n’est nouveau) mais dont on s’était depuis longtemps écarté, « l’expression immédiate ».

Jules Romains, qui a été justement reconnu comme le chef du groupe, a plusieurs fois exposé théoriquement ses idées, en même temps qu’il en donnait dans ses poèmes les plus nobles exemples.

Voici comment, en 1913, il s’en expliquait dans une interview recueillie par Émile Henriot.

Nous opposons « l’expression immédiate » à « l’expression discursive », dont toutes les écoles du passé se sont servies. Est discursive toute forme littéraire qui discourt sur la réalité, c’est-à-dire qui nous offre un enchaînement d’idées rationnel et logique à propos de la réalité, qui présente une vue de l’esprit sur la réalité. Est immédiate toute forme littéraire qui s’efforce d’exprimer la réalité sans intermédiaire logique, que cette réalité soit psychologique ou extérieure. Je crains d’effrayer par trop d’abstractions, et je prends des exemples. Racine est discursif. Phèdre nous expose, en somme, la conception qu’elle se fait de sa passion, le point de vue sous lequel elle l’envisage. Ce n’est pas sa passion, ce n’est pas son âme qui se révèle à nous par un cri direct, par une prise de conscience immédiate. Certes, comme Racine est un grand poète, cet exposé discursif ne nous arrive pas tout sèchement. Il est en quelque sorte mouillé de sensibilité, oint d’harmonie. Mais entre ce qu’éprouve Phèdre et ce qu’elle énonce, il y a la différence qui sépare le réel d’une interprétation abstraite du réel. Hugo est discursif, soit qu’il développe sa vision de l’histoire, soit qu’il orchestre les idées philosophiques et sociales de son temps. Les Symbolistes sont discursifs, mais d’une façon qui leur est propre. Ils sont, pour mieux dire, indirects. Ils traduisent la réalité non par un discours plus ou moins orné, mais par des fictions imaginatives, par des emblèmes. L’allégorie, quoi qu’ils en aient, est leur tour original.

La poésie, la littérature unanimiste, au contraire, veut être un jaillissement spontané du réel et de l’âme. Entre la vie et nous, nous refusons d’interposer l’écran de la raison abstraite. Et nous n’essayons pas davantage de nous dérober par le symbole[16].


« L’art sera direct », dit dans la même série M. Georges Duhamel.

Et M. Pierre-Jean Jouve :

Tout art procède d’une intuition plus ou moins profonde et dont l’émotion s’inscrit de certaine manière ; les œuvres que voici veulent réaliser une pénétration directe ; c’est-à-dire qu’un souci d’économie — bien accordé aux nécessités de l’existence moderne — les détermine à rechercher l’expression la plus nue, la plus dépouillée d’artifice et de rhétorique, la plus exactement collée à l’entrevision initiale de l’esprit[17].

Je note encore ces mots de Pierre-Jean Jouve :

Un art dénudé et sobre.

Je pourrais chercher à Jules Romains une petite querelle quant à son parti pris (excusable chez un novateur) de ne pas vouloir qu’il y ait eu d’expression « immédiate » avant l’Unanimisme. Racine, de toute évidence, est souvent discursif : mais il est quelquefois « immédiat », et l’intérêt est de montrer où et quand.

Mais cette définition de la poésie, « un jaillissement spontané du réel », voilà qui était assez impressionnant : impressionnant aussi, ce programme de « dénudement » et de sobriété.

Dans une conférence qui date de 1909[18], Jules Romains avait exposé que l’artiste doit opérer par « approfondissement de l’ordre interne des choses » ; que son œuvre doit être comme « une physionomie, c’est-à-dire ce qui du fond intime parvient à la forme, ce qui d’une âme aboutit à un visage ».

Le poète, le musicien, le dieu, dit-il, saisit les choses du dedans, par une connaissance immédiate qui est conscience et qui a la valeur d’un absolu. Le poète, le musicien, le dieu, au lieu de mesurer la surface et le poids des choses comme le savant, d’en associer les couleurs et les lignes comme le décorateur et la bouquetière, les possède, sans convention ni caprice, comme un homme possède sa haine ou son espoir.

Schopenhauer chantait-il quelque chose de très différent à l’idéalisme de nos jeunesses ?… Je me rappelle avec quelle joie j’ai salué ces déclarations, en 1909 ou plutôt en 1910… La poésie est la connaissance immédiate d’une âme… C’était, exactement, quant à moi, ce à quoi tendait mon inconscient ; c’était la formule de ce que mon inconscient avait cherché dans la légende d’Antonio[19].

Un moment, on a pu se demander si l’unanimisme n’allait pas exprimer pleinement le besoin de réaction que quelques-uns d’entre nous ressentaient contre ce que j’ai appelé la tentative désespérée de Stéphane Mallarmé.

En eût-il été ainsi, je me hâte de dire que l’unanimisme ne m’aurait pas pourtant donné satisfaction : et cela, parce que je ne renonce aucunement à mes fins symbolistes, parce que, si j’avais pu être attiré vers l’expression immédiate, vers l’expression directe, c’eût été avec la volonté arrêtée de la faire servir à ces fins symbolistes dont ne voulaient pas les Unanimistes.

Mais, à y regarder de près, on s’aperçut que Jules Romains, pour le prendre comme exemple, ne renonçait aucunement à la « tentative désespérée » de n’exprimer, dans la comparaison, que le second terme.

Vous vous souvenez que la tentative désespérée de Mallarmé, c’était de n’exprimer des choses que leur valeur symbolique, musicale et impressionniste. Jules Romains n’a cure du sens symbolique des choses : ce qui le préoccupe, c’est leur valeur, dirai-je impressionniste ?…

J’ai eu avec Jules Romains une discussion amicale au sujet de l’impressionnisme. Jules Romains se défend très vivement de faire de l’impressionnisme. Peut-être le différend ne porte-t-il que sur le mot.

Dans la conférence publiée par Vers et Prose, Jules Romains donne de l’impressionnisme une définition péjorative : il dit que l’impressionnisme, c’est la sensation capricieuse, sans profondeur, le carnet de notes, le petit croquis… S’il en est ainsi, je suis de l’avis de Jules Romains. Mais, si je dis, moi, que l’impressionnisme c’est la sensation profonde, intense, la vision « du dieu » (pour employer sa formule), le tableau d’éternité d’un Manet ?… Jules Romains sera alors de mon avis.

Disons donc qu’il y a impressionnisme et impressionnisme… Impressus, imprimere, cela pourtant ne s’entend pas de quelque chose de superficiel…

Faut-il maintenir le mot d’impressionnisme ?…

Je veux bien toutefois concéder que ce que je dénomme impres sionnisme pourrait aussi bien se dénommer de l’émotionnisme, ou de l’intuitionnisme.

Qu’il s’agisse donc d’impressionnisme, ou d’émotionnisme, ou d’intuitionnisme, examinons, à titre d’exemple, le poème, D’un autre Temps, publié dans les Cahiers Idéalistes de septembre 1917 et qui fait partie du recueil Europe.

En voici le commencement :

Lueur, lueur, un peu tournante, un peu grisée !

Essai d’un mouvement de mouillure et de brume
Qui reprend au trottoir la matière d’un ciel.
 
Le jour encor futur aspire la nuée.
Voici tout le meilleur de ce monde apparent
Qui s’émeut, se tourmente et se métamorphose.
 
Toute vie est en proie à des transes natales.
Une sorte d’essor bleuâtre et rose emmêle
Des touffes de sommeil à des traînes de pluie.
 
Mais rien ne bouge dans les branches dépouillées.
C’est à peine si l’eau tremble sous la poterne,
Si l’herbe du talus ondoie, et si, là-bas,
Un reflet blesse un mur par-dessus le rempart.

Je demande, oui ou non, si Jules Romains n’a pas, lui aussi, rayé le mot comme du dictionnaire. Le poème, à s’en pénétrer, est beau ; il est même très beau ; mais les braves gens auront bien du mal à savoir de quoi il est question, et si vous m’aviez interrogé, moi, symboliste, ex abrupto, après la première lecture, la vérité est que j’aurais eu une petite hésitation.

Jules Romains va-t-il sourire ou froncer le sourcil ? A l’apparition de ce poème dans les Cahiers Idéalistes, une dame de mes amies a prononcé :

— Ça, c’est du Mallarmé !

Ce que Jouve entendait par « l’expression exactement collée à l’entrevision initiale de l’esprit », cela voisine, à mon humble avis, avec l’impressionnisme, disons, pour être conciliant, avec l’émotionnisme, avec l’intuitionnisme mallarméen. Jules Romains dit qu’il faut décrire « du dedans » ; Mallarmé a-t-il jamais fait autrement ?

Vous le voyez, messieurs, le vieux symboliste que je suis reproche à l’expression directe des Unanimistes d’être encore trop mallarméenne, mallarméenne sans symbole.

Je ne voudrais pas quitter Jules Romains et les Unanimistes avec une façon de blâme. Ces messieurs ont pu pécher par quelque endroit ; et qui fut sans péché dans l’histoire de la littérature ? Mais ils ont formulé deux principes infiniment féconds :

« La poésie est un jaillissement spontané du réel et de l’âme. »

« L’art doit être dénudé et sobre. »

Ils ont ainsi marqué le premier pas du retour de la poésie vers le réel. Et à la théorie ils ont ajouté des exemples de la plus pure beauté ; car quelques-uns d’entre eux sont de grands poètes.

Cette évolution était évidemment la nécessité profonde de l’époque ; je la trouverais chez d’autres poètes qui ne faisaient pas partie du groupement unanimiste, par exemple chez Claudel. J’aurai l’occasion, tout à l’heure, de vous citer quelques vers magnifiquement réalistes et magnifiquement évocateurs de Claudel, et je n’aurai eu que l’embarras du choix.

Claudel est trop connu aujourd’hui pour que j’aie besoin d’insister. Vous me permettrez de m’arrêter de préférence sur un homme qui me semble en train de devenir l’un des plus grands poètes français ; j’ai nommé André Spire.

Par son âge, André Spire appartiendrait plutôt à la génération qui a précédé l’unanimisme ; mais, par son art, il est avec les plus nouveaux parmi les poètes.

Si jamais le rêve exprimé par Jouve s’est réalisé, d’un « art dénudé et sobre », d’un art où tout est précision, profondeur et concision, c’est André Spire qui le réalise, et cela davantage chaque jour. Lisez, par exemple, dans son dernier volume, le Secret, le poème intitulé Il y a.

Pauvres,
Qu’est-ce que j’ai à vous dire ?
Je vous aimais.
Mes livres, mon Dieu, m’avaient parle de vous.
Je suis parti vers vous pour vous porter ma force.
Mais j’ai vu vos dos ronds, vos genoux arqués,
Vos yeux de chiens battus qui guettaient ma main.
Qu’est-ce que j’ai à vous dire ?
Il y a votre paume creuse entre nous.

La caractéristique que je veux retenir chez les poètes du commencement de ce siècle et dont André Spire a donné, à mon avis, l’exemple le plus parfait, c’est, vous le voyez, le retour au réel.

Cette tentative est-elle inconciliable avec la préoccupation symboliste ? C’est précisément ce que je nie.

Le symbole peut-il se dégager du geste le plus humblement réel ? C’est précisément ce que j’affirme.

Parce que l’on voulait écrire direct, fallait-il renoncer à cette interprétation symbolique de la nature qui avait été le grand apport de Mallarmé ? Parce que l’on voulait écrire réel, était-ce une raison pour recommencer à ne plus voir dans les choses qu’elles-mêmes ? Autrement dit, le symbole ne pouvait-il pas se dégager du geste le plus positivement réel ?

Je pense que la réaction réaliste des poètes du commencement de ce siècle contre le symbolisme mallarméen a été trop absolue, comme c’est le cas de toutes les réactions. Au contraire de ces messieurs, je crois que plus les choses seront vues dans leur immédiate réalité, plus il sera nécessaire d’en dégager la portée symbolique, et j’ajoute : plus ce sera facile !

Je vous citerai là-dessus les paroles d’un poète qui n’appartient pas au mouvement dont je vous entretiens, mais qui est un poète délicat et un écrivain dramatique d’une rare puissance, en même temps qu’un critique admirablement lucide ; je veux parler d’Edouard Franchetti. Les lignes que je vais citer de lui sont prises aux Essais de Critique Dramatique qu’il a publiés avant la guerre et qui méritent la place d’honneur dans la bibliothèque de quiconque aime les choses de l’esprit.

Je ne saurais accepter, nous dit-il à propos d’Ibsen, la théorie selon laquelle n’auraient droit à l’appellation de symboles que les images idéales et les personnages abstraits. Pour moi, tout est symbole qui donne le signe d’une chose ; et des personnages peuvent très bien, en vivant de leur vie réelle d’individus et de membres d’une société, composer la figuration d’un concept métaphysique ou moral[20].

La question est de savoir s’il n’est pas, non seulement possible, mais nécessaire de prendre son point d’appui sur le réel, et sur le plus réaliste réel, pour aller jusqu’au symbole.

Voulez-vous que nous essayions de préciser en quoi consiste ce réalisme qui doit servir ainsi de point d’appui au symbole, et vers lequel ont tendu toutes nos aspirations ?


III

Le réel


Le premier problème qui se pose à un artiste est celui de la sincérité.

Être sincère, cela ne signifie pas dire aux autres la vérité, ou ce qu’on croit être la vérité ; cela signifie, du moins en art, se dire à soi-même la vérité.

Qu’est-ce qu’un véritable écrivain ? Disons : Qu’est-ce qu’un écrivain ?

Celui qui emploie l’outil qui est le sien, — le langage, — à exprimer une chose qu’il a pensée.

On dit de même d’un peintre, d’un musicien, qu’il est, dans toute la force du mot, un peintre, un musicien, quand il exprime par les couleurs, par les sons, la vision qu’il a vue, l’émotion qu’il a ressentie.

Par contre, le mauvais écrivain, le mauvais peintre, le mauvais musicien, c’est celui qui emploie son outil à exprimer des choses qu’il s’imagine peut-être avoir pensées, vues ou senties, mais qu’en réalité il n’a ni pensées, ni vues, ni senties ; c’est celui qui n’est pas « sincère ».

Cela n’a l’air de rien : exprimer ce que l’on a ressenti ; et il n’est pas d’artistes qui ne croient dire ce qu’ils pensent ; en réalité, ils ne font que répéter et arranger ce que d’autres ont pensé avant eux.

C’est ce que nous faisons tous dans la conversation, — sauf, aux heures sublimes, quelques-uns !

Résultat : une expression insuffisante, approximative, factice et le plus souvent fausse.

On ne pense bien, en effet, que les choses qu’on pense par soi-même ; on n’exprime bien que les choses qu’on a bien pensées.

Toute pensée non pensée personnellement est une pensée approximative ; toute émotion qui n’a pas été ressentie personnellement reste une émotion approximative ; toute vision que notre œil n’a pas vue est une vision approximative. Et cela produit de la littérature, de la musique, de la peinture approximatives.

Ainsi tombe le préjugé de l’opposition entre le fond et la forme.

La forme n’existe pas indépendamment du fond : indépendamment du fond, une belle forme est un trompe-l’œil.

Ce que l’on conçoit bien s’énonce clairement…

Ce n’est pas tout à fait cela ; il aurait fallu dire (mais Boileau tenait aux douze syllabes) :

Ce que l’on conçoit bien s’énonce bien…

Pratiquement, il n’y a qu’un moyen d’écrire bien, c’est de penser personnellement ; il n’y a qu’un moyen de penser personnellement, c’est de penser réellement. Réciproquement, il n’y a qu’un moyen de penser réellement sa pensée, c’est d’en chercher l’expression précise.

Magnifique retour de la pensée et de l’expression !

La forme et le fond, ce sont de vains mots ; il n’y a que le style.

Le style, c’est la concordance de la pensée et de l’expression.

Voulez-vous connaître le comble du mauvais écrivain ? — Oh ! nous n’avons que l’embarras du choix.

Les journaux ont cité, à la fin de janvier 1918. le discours de M. Bergson à l’Académie :

Oyez tous !

Une prétention peut ne pas s’apparaître comme excessive, tant que l’indiscrétion de la demande est tempérée par l’indécision du résultat. Mais dès qu’elle a bénéficié de votre indulgence, elle se questionne sur sa légitimité, et le doute qui portait sur l’effet reflue sur la cause.

J’ai lu Kant ; mais Bergson, je ne peux pas ; à la deuxième ligne, je suis ailleurs.

Pourquoi ?

Parce que Kant pensait, tandis que M. Bergson, lui, fait joujou. Voulez-vous un exemple d’écrivain qui ne voit pas ? Aucun écrivain scientifique n’est plus à la mode que Fabre ; je ne l’ai pas lu, et je vous dis pourquoi ; il m’a suffi d’une phrase de lui citée par Laurent Tailhade :

D’autres chauves-souris, moins bien partagées sous le rapport de l’ouïe, possèdent en compensation un odorat comme il n’y en a pas d’autre pour la finesse.

Dites-moi si l’homme qui a écrit cela a « vu » ce qu’il écrivait.

Flaubert, qu’on a pu accuser de rechercher la forme en dehors du fond, a écrit, tout au contraire (je n’ai pas vérifié la citation) :

Tant qu’on n’aura pas, d’une phrase donnée, séparé la forme du fond, je soutiendrai que ce sont là deux mots vides de sens. Il n’y a pas de belles pensées sans belles formes, et réciproquement… Supposer une idée qui n’ait pas de forme, c’est impossible, de même qu’une forme qui n’exprime pas une idée. Voilà un tas de sottises sur lesquelles la critique vit.

Marcel Martinet me signalait un autre propos de Flaubert ; c’est dans une lettre à sa nièce, lettre 284, tome XIII de l’édition Conard.

…Cette nouvelle, écrit-il, m’a causé une « vive impression » (style facile vous épargnant la peine de chercher les mots et de savoir ce qu’on veut dire)…

Vous épargnant la peine de savoir ce qu’on veut dire… est-ce bien cela !…

De même qu’écrire approximativement c’est avoir pensé approximativement, écrire vulgairement c’est avoir pensé vulgairement ; le beau langage sur des idées vulgaires, c’est toujours du maquillage.

Dans l’enquête que M. François Laya a instituée sur Baudelaire dans le premier numéro de l‘Eventail, j’ai dit — permettez-moi de me citer moi-même — que le grand titre de gloire de Baudelaire est d’avoir répudié « la formule couramment harmonieuse, ce sem blant de beauté verbale qui épingle des oripeaux aux pensées usagées, c’est-à-dire aux pensées que le poète n’a pas pensées lui-même, aux émotions factices, c’est-à-dire aux émotions qu’il n’a pas senties en son cœur, aux visions rebattues, c’est-à-dire aux visions que son œil n’a pas vérifiées ; autrement dit, le naïf ou roublard effort où se plaît un chacun à redire des paroles entendues, en les accommodant de fioritures ».

Ces jolies choses, les pensées non pensées, les émotions non senties, les visions non vues, se dénomment des clichés. Le problème du style pourrait se résumer en ceci :

Pas de clichés !

C’est-à-dire : rien que des pensées, que des émotions senties, que des visions vues ; même si le génie est minime, et humble de talent, il s’agit d’art.

Mon verre n'est pas grand…

Musset a rarement mieux écrit, du moins en vers.

C’est en ce sens que la sincérité est la première qualité d’un écrivain.

Je suppose, bien entendu, la connaissance de la grammaire et du lexique ; il est évident qu’il faut connaître la langue que l’on emploie. Je sais un peu d’anglais ; mais je n’en sais pas assez pour penser en anglais ; quelle que puisse être ma sincérité envers moi-même, il m’est impossible d’être un écrivain anglais, et aucun de vous, j’imagine, n’a jamais cru qu’il suffisait d’être Français, d’avoir été à l’école ou au lycée, pour connaître les mots de la langue française. Un minimum de « savoir » est donc indispensable à l’écrivain ; mais savoir ne suffit pas ; c’est vouloir qu’il faut ; et, avec le « vouloir », nous revenons au chapitre de la sincérité.

Il existe, pour l’écrivain, une règle suprême, et vous acquiescerez tous, si je la formule ainsi qu’il suit :

Règle suprême : employer les mots selon leur signification propre. Les mots, disions-nous tout à l’heure, sont les outils de l’écrivain, comme les couleurs sont les outils du peintre, comme les notes sont les outils du musicien ; les mots sont des forces et c’est par le moyen de ces forces que l’écrivain exprime sa pensée ; les mots ont une valeur et c’est cette valeur qui donne à la pensée la puissance de s’exprimer. Employer les mots selon leur signification, c’est les employer selon leur valeur, c’est les employer selon leur puissance. J’ai l’air d’enfoncer une porte ouverte ? Eh bien, il n’y a pas de vérité plus méconnue à la face du ciel !

Parmi les gens qui écrivent, seule une minorité, une infime minorité emploie les mots selon leur signification ; presque tout ce que nous lisons est de l’à-peu-près ; dans presque tout ce que nous lisons, les mots ont perdu leur puissance, leur valeur, pour cette raison qu’ils ne sont pas employés suivant leur signification.

J’arrive, messieurs, à la question de la métaphore ; contrairement à la formule habituelle, j’ai le regret de vous avertir qu’il me sera impossible d’être bref.


La métaphore. — Littré la définit :

« Une figure par laquelle la signification naturelle d’un mot est changée en une autre ; comparaison abrégée. »

Le Dictionnaire de l’Académie dit :

« Figure de rhétorique : espèce de comparaison abrégée, par laquelle on transporte un mot du sens propre au sens figuré. »

Dunan, cité par Littré, explique fort bien :

« La métaphore est une figure par laquelle on transporte la signification propre d’un nom à une autre signification qui ne lui convient qu’en vertu d’une comparaison qui est dans l’esprit. »

Quand je dis « un torrent de larmes », le mot « torrent » est une métaphore ; car sa signification exacte est changée en celle plus générale de flux, dans le but de comparer le flux des larmes qui coule des yeux, au torrent d’eau qui coule de la montagne.

La métaphore étant ainsi définie un changement de signification imposé à un mot dans un but de comparaison, vous devinez que je vois dans la métaphore le point subtil et infiniment dangereux par là faute de quoi, ou grâce à quoi l’écrivain va être amené à ne plus donner aux mots leur signification propre.

Prenons garde pourtant ; les gens de lettres dénomment fréquemment métaphore ce qui n’est qu’une image ; nous verrons tout à l’heure notre ami Jacques Rivière donner dans cette erreur. Une image est l’évocation d’une chose concrète ; une métaphore est le rapprochement de deux images (ou d’une image et d’une idée abstraite). Notre exemple « un torrent de larmes » est le rapprochement de deux images : celle d’un flux de larmes et celle d’un torrent d’eau. Gardons-nous donc de confondre métaphore et image, — et revenons à notre règle suprême : n’employer les mots que selon leur signification propre.

N’employer les mots que selon leur signification propre, cela est facile à dire ; mais les mots changent perpétuellement de sens ; et les mots ont presque tous plusieurs sens. Allons-nous essayer de remonter aux sens étymologiques ? Non seulement ce serait méconnaître la loi de transformation du langage, mais ce serait employer les mots dans des sens qui, très souvent, ne seraient plus compris ; et l’on écrit pour se faire comprendre.

Voici, par exemple, le mot « arriver » ; son sens ancien, son sens étymologique, son sens propre est « aborder une rive » ; il a passé depuis longtemps au sens dérivé et plus général où nous l’employons, et a perdu son premier sens.

Voici encore le mot « échouer » ; son sens ancien est celui d’un navire qui touche le fond ; mais il a pris depuis longtemps le sens dérivé et général de ne pas réussir, tout en conservant (au contraire du mot « arriver ») le sens primitif de toucher le fond.

Or, ces changements de sens, comment se sont-ils produits ?

Après avoir évité la métaphysique, allons-nous tomber dans la linguistique ? Je ne serai pas si sévère. Je me contenterai de renvoyer les personnes curieuses de ces questions à une excellente étude de M. Meillet, publiée dans l’Année Sociologique de 1904-1905. Vous y verrez qu’une des causes, parmi beaucoup d’autres, des changements de signification des mots peut se formuler ainsi : la langue commune emprunte ses mots aux langues particulières, aux langues des métiers, aux langues techniques, et, ce faisant, leur enlève la signification précise et rigoureuse qu’ils y avaient, pour leur donner sens plus général.

Les exemples seraient innombrables.

« Arriver » est un mot pris aux marins par les non-marins et généralisé ; de même « échouer ». Dans la langue du métier, les deux mots ont un sens précis, exact et étymologique ; dans la langue commune, ils ont un sens général et, par conséquent, vague.

Quelle est donc la loi qui permettra à l’écrivain de contrevenir à notre règle suprême de n’employer les mots que dans leur signification propre ? Ou mieux, quelle est la loi qui reconnaît aux mots des sens seconds, dérivés et plus ou moins éloignés de leur sens propre ?

Horace disait :

…Usus
Quem penes arbitrium est et jus et norma loquendi.

Vaugelas et tous les grammairiens répètent : l’usage !

L’usage, c’est bien vague ; l’usage de qui ? Vaugelas disait : L’usage des beaux esprits ; c’est une précision, mais qui n’est guère de notre temps.

Au lieu de l’usage, j’aime mieux dire : la prescription.

« La prescription, dit l’article 2219 du Code Civil, est un moyen d’acquérir ou de se libérer par un certain laps de temps. »

Cela signifie, pour ceux qui ne sont pas au courant des choses du droit, que si je reste, pendant un temps fixé par la loi, en possession continue, non interrompue, paisible, publique, non équivoque et à titre de propriétaire, d’une chose qui ne m’appartient pas, il y a prescription : la chose m’appartient.

Le paysan qui occupe le champ d’autrui comme s’il en était propriétaire, le devient au bout de trente ans.

Tout, dans l’histoire des hommes, est une question de prescription.

Allons-nous, en France, prêcher la guerre d’indépendance contre les descendants des Romains qui ont conquis la Gaule avec César ?

La question d’Alsace-Lorraine est une question de prescription ; Louis XIV avait pris jadis l’Alsace à l’Allemagne… Y avait-il prescription en 1870 ?

Les Allemands nous ont pris l’Alsace en 1870… Y avait-il prescription en 1919 ?

Eh bien, messieurs, l’écrivain, le vrai écrivain, le grand écrivain est celui qui ne cède qu’à la prescription. Je reprends mes petits exemples :

« Arriver » dans une ville ; « échouer » dans une entreprise : — La prescription est acquise ; l’écrivain n’a qu’à s’incliner.

« Un torrent » de larmes : — Sens propre du mot « torrent » : flux d’eau rapide, etc. Sens dérivé : simple flux… Y a-t-il prescription pour le sens dérivé ? Non ; le mot « torrent », aujourd’hui comme autrefois, signifie uniquement un flux d’eau rapide comme on en voit dans la montagne ; à un sens plus général de simple flux, il n’y a aucune prescription.

Conséquemment, si « torrent » continue à signifier un torrent d’eau dans la montagne, celui qui dit un « torrent de larmes » (je reprends la définition de Dunan citée par Littré) « transporte la signification propre d’un nom (torrent) à une autre signification (flux) qui ne lui convient qu’en vertu d’une comparaison qui est dans l’esprit ».

Or, cette opération (transporter la signification d’un mot à un autre en vertu d’une comparaison), c’est une métaphore.

Conséquemment, « arriver » dans une ville, « échouer » dans une entreprise, ne sont pas des métaphores. Verser un « torrent » de larmes, est une métaphore[21].

Je pose maintenant la question : Celui qui emploie cette métaphore, un « torrent » de larmes, est-il un écrivain ?

Reprenons notre raisonnement.

Si, faisant cette métaphore, il est sincère, il est un écrivain. Si, la faisant, il répète une chose non personnellement éprouvée, il n’est qu’un gâte-sauces.

La question revient donc à celle-ci : L’homme qui écrit aujourd’hui cette phrase : « Il versait un torrent de larmes », est-H sincère, c’est-à-dire a-t-il eu, au moment où il écrivait cette phrase, la vision de la montagne, de ses sites agrestes ou désolés, des hauts sommets, et, entre les rochers fracassés, l’a-t-il vu, ce torrent, descendre, en rebondissant dans un fracas de bruit et d’écume, et devant cette hallucination alpestre, s’est-il écrié, en le fond profond de son âme d’artiste :

— Tel, oui, tel est le flux de larmes que je vois couler de ces yeux…

Alors, il est sincère, il est un écrivain.

Ou bien, la métaphore qu’il a employée est-elle une vision non vue, une sensation non sentie, une pensée non pensée ? Est-ce une métaphore morte qu’il nous a servie ?

Concluons.

L’écrivain est l’homme qui n’emploie pas de métaphores mortes.

Je disais que l’écrivain est celui qui emploie les mots selon leur signification véritable ; j’ajoute : et selon les significations qu’ils ont acquises en vertu de’a prescription.

Mais celui qui « jongle avec les chiffres », a-t-il dans l’esprit, en écrivant cette métaphore, la silhouette du jongleur, debout sur la scène d’un music-hall ?

Et le politicien qui nous parle de la « sphère des idées », l’a-t-il vue, la surface sphérique ? et quant au « spectre de 93 », au « spectre du cléricalisme » ? je demande une petite description de ces êtres surnaturels.

L’écrivain a le droit de dire simplement des choses simples ; par exemple, et d’accord avec La Bruyère, il a le droit d’écrire cette phrase : « Il pleut. » Cela, c’est parfait, parce que c’est sincère ; mais dès qu’il se permet une métaphore, la même loi de sincérité l’oblige à être… tout simplement génial.

Jeunes écrivains, méfiez-vous de la métaphore ; c’est le grand traquenard.

La métaphore appelle torrent ce qui n’est pas un torrent ; la métaphore, par définition, est un détournement du sens des mots, par cela qu’elle appelle Pierre ce qui s’appelle Paul, qu’elle baptise carpe ce qui est lapin ; la métaphore n’est possible qu’à force de sincérité ; elle n’est possible que si elle est voulue, absolument voulue, extraordinairement voulue.

La métaphore morte est le criterium simple et sûr à quoi l’on reconnaît un écrivain. Je vous donne le secret ; quand vous voulez savoir si un écrivain est vraiment un écrivain, examinez ses métaphores.

Je vous parlais tout à l’heure des clichés ; on s’en prend généralement aux clichés ; les pires clichés sont des métaphores ; je m’en prends directement à la métaphore.

Or, messieurs, voici, pour beaucoup d’entre vous peut-être, une grande nouvelle :

La métaphore est une invention moderne ; ou, pour être plus exact, la métaphore, extrêmement rare chez les anciens, n’est fréquente que chez les modernes[22].

La beauté antique, c’est, en architecture, la ligne ; en littérature, l’absence de métaphores.

Voltaire, Dictionnaire philosophique, écrit, au mot « Imagination » :

Presque tout est image dans Homère, dans Virgile, dans Horace.

Image, oui. Métaphore, à peu près jamais.

Je vous citais tout à l’heure une phrase de Gourmont sur Mallarmé ; j’en avais supprimé une partie ; voici la phrase complète :

Toute comparaison est formée de deux termes : la chose elle-même et celle à laquelle on la compare ; ces deux termes, les classiques les expriment tous les deux ; Hugo et Flaubert les unissent en une seule métaphore complexe ; Mallarmé les désunit à nouveau et ne laisse voir que la seconde image.

Gourmont commet là, en ce qui concerne les classiques français, une erreur radicale. Au lieu de « les classiques », il aurait dû dire « les anciens ». Racine, hélas, est plein de métaphores, et des pires…

Un peuple saint en foule inondant les portiques…

Racine a-t-il eu vraiment la vision d’une inondation ?

Les métaphores de Molière sont innombrables, et meilleures.

Quant à Boileau… Rappelez-vous…

C’est en vain qu’au Parnasse un téméraire auteur
Pense de l’art des vers atteindre la hauteur…

Et ce qui suit… « l’influence secrète », « l’astre » qui « l’a formé poète », la « captivité » dans un « génie étroit » !… J’admettrais qu’on fasse apprendre cela par cœur aux écoliers, si c’était pour leur expliquer ce que c’est que le mauvais style, ou plutôt l’absence de style…

Je parcourais, récemment, une traduction française d’Euripide ; je remarquais l’extrême rareté des métaphores, quand je rencontrai précisément la petite phrase que voici :

« Il versait un torrent de larmes ! »

Je me dis : Tiens ! voici une métaphore… Mais cette métaphore, vraiment, Euripide a-t-il bien pu l’écrire ?

Je pris île texte grec ; et je lus, au lieu du « torrent de larmes », polla dacrua, beaucoup de larmes, tout simplement.

Le traducteur, — hélas, un professeur de l’Université, — avait offert à Euripide le cadeau de cette métaphore !

« Beaucoup de larmes », voilà le classique antique. Un « torrent de larmes », voilà le classique moderne.

Vous n’imaginez pas la quantité de métaphores misérables que certains professeurs de l’Université répandent dans les textes. Je n’ai pas le temps de vous donner des exemples ; je vous citerai pourtant encore un cas. Dans la collection Panckoucke, pourtant si réputée, le traducteur d’Horace, rien que dans les douze vers 23-35 de la première satire du second livre, a ajouté, de son cru, cinq métaphores, et lesquelles ! Les voici :

Vers 23. — Timet : il tremble.

Vers 24. — Quid faciam ? Pourquoi m’en défendre ?

Vers 28. — Claudere verba pedibus : emprisonner les paroles dans des vers.

Vers 33. — Vitam describere : peindre la vie.

Vers 35. — Venusinus arat : Venouse voit ses habitants labourer.

Vous voyez de quelle façon un cuistre peut accommoder Horace.

Et vous voyez de quelle façon l’on fait connaître aux écoliers l’esprit de l’antiquité.

Qu’est-ce encore que cette élégance de pion qui interdit de répéter le même mot à quelques lignes de distance, alors que ce mot est pris dans la même signification, et qui oblige ainsi à remplacer le mot propre par le mot impropre ou par une périphrase ?

Messieurs, j’hésite à vous dire toute ma pensée… L’humanité était parvenue, il y a deux millénaires, à une culture qu’elle n’a plus retrouvée ; il est vrai que c’était une perfection en qualité et non en quantité ; le christianisme a voulu la quantité ; il était juste qu’il sacrifiât la qualité… Les classiques grecs et latins, voilà ceux qui ont écrit et qui sont des modèles.

Loin de moi la pensée de dénier quelque chose au génie de Racine ; Racine est l’un des plus profonds dramaturges de tous les temps. Est-ce une raison pour ne pas reconnaître ses imperfections ? Je vous assure que personne plus que moi n’admire et n’aime, n’aime et n’admire les drames de Racine ; comme ce sont éminemment des drames, j’estime qu’il vaut mieux les entendre que les lire, et je vais de temps en temps m’en régaler au Français ou à l’Odéon ; même médiocrement joués, ils sont là dans leur cadre, et mes amis savent quels « torrents de larmes » à moi aussi font couler les émois de Phèdre… Je n’en ai pas moins un petit serrement de cœur, chaque fois que je l’entends nous confier que ses genoux « se dérobent » sous elle…

S’agit-il d’expliquer aux jeunes gens ce que c’est que d’écrire, messieurs les professeurs de lettres ? Eh bien, vous avez Tacite, « l‘écrivain » par excellence… Et dénombrez un peu, pour voir, ses métaphores !

Tout le monde dit que les gens qui écrivent le plus mal, ce sont certains journalistes. La raison ? Ils n’ont pas le temps de penser :ils n’ont pas le temps (ni quelquefois les moyens) d’être sincères ; étant pressés, il est naturel qu’ils se servent des clichés et des bonnes vieilles métaphores qui leur viennent à la mémoire.

Mais savez-vous qui écrit plus mal que certains journalistes ?

Ce sont certains universitaires. La raison ? Ils ont le temps, eux ; mais ils aiment d’amour les clichés et les bonnes vieilles métaphores.

Et savez-vous qui écrit plus mal que certains universitaires ?

Ce sont certains académiciens. Ce n’est pas, eux, qu’ils n’aient le temps ; ce n’est pas non plus qu’ils aiment d’amour les bonnes vieilles métaphores et les clichés ; mais ils honorent, en eux, les piliers de la tradition.

Nécessité dans le journalisme ; amour à l’Université ; politique à l’Académie… Ne soyez pas jaloux, jeunes poètes ; on vous laisse la sincérité.

Tout ce que je dis s’applique aussi bien à la prose qu’à la poésie. En poésie, la chose est évidente ; le fait même d’écrire en vers suppose l’intention de donner à sa pensée une expression adéquate, c’est-à-dire de faire œuvre d’écrivain. En prose, par contre, il ne faut pas confondre celui qui, comme le poète, mais par d’autres moyens, entend faire œuvre d’écrivain, et celui qui, dans un style de conversation, expose ses idées d’une façon cursive, tel précisément le journaliste, et c’est, hélas, ce que je fais ici moi-même[23]. On ne peut imaginer à quel point on a peu l’idée de ce que c’est qu’un écrivain ; avez-vous remarqué, lorsqu’on dénonce un mauvais écrivain, qu’on ne signale guère que des fautes de grammaire, des néologismes ? Des fautes de grammaire, des néologismes, les meilleurs écrivains en commettent ! Mais ce qu’on ne signale jamais, c’est les pensées déjà pensées, les visions non vues, les émotions conventionnelles… Je vous indique un petit jeu ; si vous" voulez embarrasser l’amateur éclairé, ou le pion, priez-le de vous expliquer en quoi un Scribe, un George Ohnet écrit mal…

Un jour, dans une salle de rédaction, on daubait sur un poème, nouvellement paru d’Edmond Rostand… « Mais, enfin, qu’est-ce que vous voyez de si mauvais là-dedans, demandai-je ?… » Et tout ce qu’on put me citer, ce fut cet hémistiche :

Du bordeaux, des oranges…

– Vous n’allez pas dire, monsieur Dujardin, que c’est écrit, cela ?

Et le « il pleut » de La Bruyère ? ce n’est pas écrit non plus ?… Hélas, ce qui n’est pas écrit, c’est les genoux qui se « dérobent », j’en demande pardon au maître trois fois illustre…

Il faudrait avoir le temps d’analyser cette notion de sincérité, qui est la condition sine qua non et la caractéristique du style, on trouverait qu’elle comporte trois qualités :

La précision : l’écrivain sincère avec lui-même dit exactement ce qu’il veut dire ;

La profondeur : il a dû descendre au fond de lui-même pour acquérir cette parfaite conscience qu’est la véritable sincérité ;

La concision : il éliminera tout ce qui est inutile ou frivole, pour s’en tenir à cette sincérité profonde.

Que le poète lyrique doive être précis, profond et concis, Henri Guilbeaux le disait, en 1913, dans une étude sur la poésie allemande contemporaine[24]. La chose est pourtant contraire, non seulement aux idées anciennement reçues, mais à certaines théories plus ou moins à la mode. Je n’ai pas les références sous les yeux ; je cite d’après un article de M. Paul Souday, l’un des rares journalistes qui sache penser, c’est-à-dire écrire[25] :

Grand partisan de l’intuition et de l’inspiration, Péguy devait repousser les entraves d’un plan préconçu et même de toute méditation préalable. L’aboutissement logique de la théorie, c’est de prendre la plume sans aucune préparation et d’écrire ce qui vous passe par la tête. Il paraît que Maurice Maeterlinck, autre intuitionniste, procède ainsi… Cette méthode de travail peut donner des résultats… mais il ne faut la conseiller à personne, et les jeunes gens qui l’adopteraient se réserveraient des mécomptes.

Comme on pouvait s’y attendre, Péguy, dans cette Clio, qu’analyse M. Souday, part en guerre contre l’érudition… Pour Péguy, l’intuition remplace la documentation en histoire, comme elle remplace la réflexion en art…

Ces belles choses procèdent, bien entendu, de M. Bergson.

Il ne faut pourtant pas juger une doctrine d’après sa caricature.

La doctrine de l’intuition et même de l’improvisation peut se soutenir, si elle signifie que le poète, après une longue méditation, doit écrire d’un jet. C’est un système qu’ont pratiqué de grands poètes ; il m’est indifférent que l’on médite les mains dans les poches ou la plume à la main ! L’important est d’avoir médité, autrement dit, d’avoir travaillé.

L’inspiration, m’écrivait un jour Magdeleine Marx, est la chose secondaire ; l’essentiel, c’est le travail.

Grande vérité, messieurs, que nous apporte une femme ! Ne croyons pas que « l’inspiration » puisse nous fournir, par certains clairs de lune, des choses que nous ne posséderions pas ; nous avons chacun, en nous, un trésor, grand ou petit, qui est nous-mêmes ; je comparerais l’inconscient de l’écrivain, de l’artiste, à une mine, riche ici. médiocre là ; mais c’est avec la pioche qu’on tire de la mine ce que le bon Dieu y a mis.

L‘inspiration est un mot vide de sens, à moins qu’il ne désigne la bonne disposition au travail.

Le défaut du romantisme a été : au lieu de précision, lâchage ; au lieu de profondeur, vulgarité ; au lieu de concision, amplification.

Dans Hugo, ces défauts arrivent quelquefois au sublime ; car le génie est un charbon purificateur. Mais il resterait à savoir si les plus belles choses de Hugo ne sont pas précisément celles où il est précis, profond et court.

Mais l’enchevêtrement, l’à-peu-près, le gâchis d’un Musset (je parle du poète et non du prosateur, qui est délicieux). Mais le robinet ouvert de Jocelyn !

Et les sous-romantiques ! Le flux ininterrompu du développement approximatif !

Le Parnasse, bien qu’i 1 ait été une continuation du romantisme, a réagi pourtant contre « cette manière lâchée, négligente et incorrecte de faire les vers ». Mais c’est à Baudelaire qu’appartient la gloire d’avoir rendu à la poésie les trois qualités cruciales : précision, profondeur et concision.

La queue du Parnasse fut pire que la queue du romantisme : les derniers romantiques étaient simplement de mauvais poètes ; les derniers parnassiens furent de faux bons poètes ; on 1eur doit, hélas, le beau vers qui n’est qu’un beau vers, le magnifique vers dénué de pensée, le splendide vers qui n’est qu’un cliquetis de mots ; et ils en ont donné une recette si parfaite que je me charge d’apprendre à tout écolier adroit, en vingt minutes, à mettre sur pied un sonnet magistral. Je ne détiens pas de secret : Banville a donné la recette dans son Traité de versification française.

On dit quelquefois que la guerre aura eu ce résultat d’amener les écrivains à plus de sérieux. C’est possible pour quelques-uns : mais il suffit d’avoir un grand amour de la sincérité, une grande horreur du cliché, un grand besoin de précision, de méditation approfondie et de concision pour arriver à une conception sérieuse de la poésie… Il n’était pas nécessaire pour cela que vingt millions d’hommes soient massacrés…

La préoccupation du style a été celle de tous les artistes dignes de ce nom. Le problème de l‘« écrivain » se pose à toutes les époques : à toutes les époques il convient de le reprendre : il suffit qu’il soit un instant oublié, pour qu’une génération de mauvais écrivains surgisse, pour qu’il n’y ait plus d’art.

Je disais plus haut que la sincérité, en art, consiste à se dire la vérité à soi-même. Ce mot de « vérité » signifie à la fois trop et trop peu de chose. C’est du « réel » qu’il s’agit. La véritable sincérité, pour un écrivain, est l’assentiment au réel.

Dans ses admirables Grundlagen, un livre dont beaucoup d’idées sont loin d’être les nôtres, mais qui n’est rien moins qu’un monument de la pensée humaine. Houston Stewart Chamberlain expose que le principe de l’art est cet instinct « configurateur », que les Grecs ont possédé suprêmement, et qui consiste à donner une forme aux choses, à construire une image des choses.

Image qui n’a de prix qu’à la condition d’être figurée du trait le plus ferme et construite avec la plus parfaite clarté. Et là s’atteste cette « force créatrice » dont Goethe disait qu’elle « glorifie » la nature[26].


IV

Le réalisme symbolique


Le moment est venu de préciser les caractéristiques de ce que je dénomme le réalisme symbolique.

Io Réalisation des images. — Au lieu de « réalisation », il faudrait dire « réalisibilité », si le mot était seulement possible…

Dans l’art, tel que je suis arrivé à le concevoir, tout est image, mais image concrète, image réelle, image réalisable, c’est-à-dire image que l’esprit puisse se représenter, d’un seul coup, visible, vivante, réelle, Chamberlain dirait « configurée »…

Et symbolique, en même temps…

Il n’y a pas d’esprit, là où il n’y a pas de corps. Il n’y a pas d’idée, là où il n’y a pas de matière. Le réel est la terre grasse où pousse le symbole.

Je veux la perfection de la réalité matérielle, le Parthénon, les statues antiques qui sont au Louvre, le vers d’Homère, afin que s’en dégage la pensée grecque.

Comprenez-moi : plus l’image sera concrète, réelle, réalisable, mieux l’idée s’en dégagera. Dans mon besoin de symbole, je veux, en vérité, que ce que vous écrivez se réalise en images, comme une statue se réalise en un corps, et qu’on voie, et qu’on touche, et qu’on fasse le tour… et qu’alors le symbole apparaisse.

Tout à l’heure, j’ai nommé Moréas : il m’a fallu, pour préparer cette conférence, rouvrir ses livres ; les dieux ont voulu que, du premier coup, je tombe sur ceci (Iphigénie) :

Evitons d’encourir le blâme populaire.

Voilà le prototype de ce que ne doit pas être la poésie ; cela ne se « réalise » pas ; c’est de la prose.

Remy de Gourmont a dit :

Dès que le mot et l’image gardent dans le discours leur valeur concrète, il s’agit de littérature[27].

Un autre exemple de ce qui ne se « réalise » pas :

Adieu ! le cours des choses indissolublement te tient.

Ce vers se trouve dans Antonia… Vous voyez combien je suis loin de proposer mes productions comme des modèles de ce que je « rêve » ; la vérité est que, lorsque j’ai écrit Antonia (1891-1893) l’évolution que j’essaie de vous raconter ici était à peine commencée…

Je reviens donc, aujourd’hui, à l’expression directe des unanimistes ? Oui, sauf que les unanimistes n’ont pas vu que l’expression directe devait avoir pour fin le symbole.

Et je reste symboliste ? Oui, sauf que les symbolistes n’ont pas vu que l’expression directe était la véritable expression du symbole.


Restriction de la métaphore. — Je ne demande pas la suppression mais, pour parler le langage du jour, la restriction de la métaphore.

Mallarmé m’avait dit:

— Je raie le mot comme du dictionnaire.

Pieusement, je prends des mains de Mallarmé, en même temps que la grande leçon morale de sa vie, l’héritage de son enseignement sur la va1eur symbolique des choses; mais — voici ma réaction — je demande la réhabilitation du mot comme.

Nous avons vu que la métaphore est une comparaison où l’on a « rayé » le mot comme ; en rétablissant le mot comme, je supprime la métaphore et restaure la comparaison. Et, ce faisant, je fais d’un même coup œuvre de réaliste et de symboliste.

J’ai étudié tout à l’heure la métaphore du point de vue de la sincérité que tout écrivain se doit à lui-même ; et j’en ai montré les dangers. Je dois ajouter quelques mots, du point de vue particulier de l’expression poétique cette fois ; et, cette fois encore, je me trouve obligé à traiter la métaphore en suspecte.

Je ne vous ai cité que de mauvaises métaphores ; vous me direz qu’il y en a de belles. Belles métaphores ou métaphores vulgaires, les inconvénients, du point de vue de l’expression poétique, sont presque les mêmes.

Premier inconvénient. La métaphore, même évocatrice, vieillit comme en musique vieillit un accord nouveau ; c’est-à-dire qu’elle perd rapidement sa valeur de comparaison et devient un cliché.

Dans le « torrent de larmes », il n’y a plus l’image d’un torrent ; il n’y a qu’un mot vide de signification concrète. Mais prenons une belle métaphore ; et prenons-la, précisément, chez un écrivain qui en emploie fort peu et seulement de premier choix, chez un ancien, chez Virgile : — Vino somnoque sepulti…

Qui osera dire qu’il voit ces hommes ensevelis dans le vin et le sommeil comme dans une sépulture ? Ce « sepulti », admirable quand il a été écrit, est devenu un cliché… L’accord nouveau…

Second inconvénient. Même neuve, la métaphore n’évoque jamais avec autant de réalité que la comparaison. Et, en effet, ce resserrement des deux images en une seule expression, au lieu de les renforcer, les affaiblit. Le « sepulti » de Virgile serait mieux réalisable s’il était isolé. En demandant la restriction de la métaphore, je demande l’intensification de l’image ; en vérité, je n’ai pas d’autre but. Deux images en une seule ne se réalisent pas ; elles s’enchevêtrent. Une image, d’abord ; et puis, une autre ; et l’évocation se réalise. Je veux que chaque image soit concrète, figurable, réelle ; et c’est pourquoi je ne veux pas que vous m’en accommodiez deux en une seule.

Quelque chose de bien extravagant, c’est ce que Claudel, ce grand poète, a écrit sur lui-même à ce sujet.

Claudel nous conte que son art est fondé sur la métaphore. La métaphore, dit-il, c’est « le mot nouveau, l’opération qui résulte de la seule existence conjointe et simultanée de deux choses différentes »[28].

Jacques Rivière, qui le commente, ajoute[29] :

La métaphore est la notation de la nouveauté, car elle est la notation d’un rapprochement fugitif jamais encore réalisé, une coïncidence première surprise et fixée. Faire une métaphore, c’est exprimer la rencontre de deux êtres dont les voies dans le reste du temps divergent.

Et, plus loin, il nous parle du « jaillissement intarissable des métaphores dans la poésie de Claudel… »

J’en demande pardon à Jacques Rivière, qui est un esprit d’une rare valeur, Claudel contient beaucoup d’images, énormément d’images, mais fort peu de métaphores. Jacques Rivière nous cite, précisément, un morceau débordant d’images, d’images de grand poète, où il n’y a pas une seule, pas une seule métaphore. Ecoutez plutôt (Tête d’or) :

La Muse parfois s’égare dans un chemin terrestre ;
Et profitant de l’heure, le soir, où ils mangent la soupe dans les
bouges,
La passante aux cheveux hérissés de lauriers marche nu-pieds, chantant
des vers, le long de l’eau,
Toute seule, comme un cerf farouche.

Je vous disais tout à l’heure que beaucoup d’écrivains ont le tort de confondre image et métaphore. C’est le procédé cher aux Bergsonniens. On dénomme métaphore ce qui est une simple image ; et l’on dit et l’on répète, en conséquence, que Claudel est le poète de la métaphore.

Pour en finir avec la métaphore, j’ai parlé, non pas de suppression, mais de restriction… Restriction à quoi ?

À ce qui se réalise.

Quel sera le résultat ?

Les mots garderont leur sens propre, leur sens concret, leur sens réel. Et l’on ne verra plus

Bercer des longs baisers etle vent du matin
Bercer des longs baisers et des adieux sans fin…

3o Restriction de la période. — De même que je demande la restriction de la métaphore, je demande la restriction de la période.

On appelle « période », vous le savez, la phrase à multiples incidentes savamment équilibrées, dont Cicéron en latin et, si vous voulez, Massillon en français ont donné l’exemple, et qui sévit, hélas, dans notre grand Hugo.

Et depuis Hugo ?… Rappelez-vous le vers de théâtre tel que l’écrivent les auteurs « Théâtre Français » et « Odéon »… Qu’est-ce, en réalité, sinon une prose semée de rimes, de métaphores et de chevilles ?

Baudelaire, qui nous a libérés de l’oripeau, nous a presque libérés de la période… Je dis « presque » ; car je trouve la phrase de Baudelaire trop cicéronnienne encore ; jugez de mon exigence !

Nous touchons ici la caractéristique profonde qui différencie la prose et la poésie.

La phrase à incidentes, la période convient à la prose, parce que la prose a pour objet l’exposition logique de la pensée. Elle ne convient pas à la poésie, parce que la poésie (je reprends les termes de Jules Romains) est « un jaillissement spontané du réel et de l’âme » ; il lui faut les images qui se réalisent en pleine réalité concrète ; il lui faut la phrase simple, d’un jet, avec un minimum de syntaxe et un maximum d’élan.

Le premier exemplaire de la phrase lyrique, c’est la chanson populaire, qui ne connaît ni métaphores ni périodes ; c’est, tout près de nous, le vers de l’Anneau de Nibelung ; c’est, très loin de nous, le livre… dont je vous parlerai tout à l’heure.

À la période j’accole, sous le même bonnet d’infamie, le tour oratoire.

Le tour oratoire est le péché mignon des classiques français ; pourquoi cela ? parce que les classiques français ne sont pas des lyriques, — sauf, bien entendu, des exceptions, par exemple La Fontaine. Le tour oratoire est également le péché mignon des romantiques, qui pourtant sont des lyriques ; mais, précisément, c’est quand ils ne sont pas lyriques qu’ils font de l’éloquence ; vous pouvez vérifier dans Hugo ; ses p1us mauvaises choses sont toujours des choses oratoires.

Baudelaire, vous disais-je, nous a délivrés de l’oripeau et nous a presque délivrés de la période et aussi du tour oratoire ; Mallarmé a parachevé la libération. Les romantiques étaient le plus souvent en étendue ; ainsi et mieux encore que Baudelaire, il est en profondeur ; chaque mot y est une puissance et résonne avec toutes ses harmoniques.

Un petit criterium : Le mauvais poète est celui qu’on lit tour à tour en ronronnant et en « déblayant » ; le poète précis, profond et concis ne se lit qu’avec le temps de la réflexion. Pour nous, nous ne voulons plus de la diction emphatique, tour à tour chantante et « déblayante », qu’on enseigne au Conservatoire ; nous voulons des artistes qui disent juste, sobre et tranquille, qui disent réel… Il est vrai que si les textes sont faux et déclamatoires, la chose ne va pas sans difficultés pour l’interprète…

Vers libre. — Le vers libre, enfin, me semble être l’instrument nécessaire de la poésie telle que je la comprends. Le vers libre, par définition, est un jaillissement, et c’est ce qui le distingue essentiellement du vers classique, romantique ou parnassien.

Le vers ancien, certes, est quelquefois un jaillissement ; ce n’est évidemment pas parce qu’il compte douze syllabes qu’il ne peut jaillir du réel et de l’âme…

Le jour n’est pas plus pur que le fond de mon cœur.

Mais rappelez-vous…

Toi dont ma mère osait se vanter d’être fille…

Je reviens à Moréas ; appréciez le jaillissement de ces quatre vers de son Iphigénie ; je vous donne ma parole d’honneur que je les cueille au hasard.

Mais ce meurtre odieux qui de tous biens me prive,
Ce sera la rançon de la flotte captive,
De cette guerre aussi les prémices heureux,
Qu’attendent tous ces chefs, de combats amoureux.

Je serais moins sévère envers Moréas, qui, redisons-le, ne manqua pas de talent mais qui ne fut jamais qu’un imitateur, si l’on n’avait pas émis la prétention d’en faire un grand poète.

Remy de Gourmont, que je cite indéfiniment, a très justement noté[30] que certains vers de Hugo cachent, sous leur forme régulière, d’authentiques vers libres ; par exemple (Contemplations) :

Ce qu’on prend pour un mont est une hydre ;
Ces arbres sont des bêtes ;
Ces rocs hurlent avec fureur ;
Le feu chante ;
Le sang coule aux veines des arbres.

Seule, la typographie fait de ces cinq vers libres trois alexandrins réguliers, qu’il vous est facile de reconstituer.

Le vers libre est donc une sorte de grand mot ; son unité extérieure correspond à une unité intérieure ; le vers classique, au contraire, n’a qu’une unité extérieure, puisque l’arrêt de la pensée ou, si vous préférez, du mouvement, ne suit pas l’arrêt du vers.

Mallarmé voyait précisément un des charmes de l’ancienne poétique dans cette divergence entre le ritme de la pensée et le ritme du vers… Admirons une des subtilités où se plaisait son délicat esprit, mais dont notre besoin de spontanéité ne saurait s’accommoder.

Ne se contredisait-il pas un peu d’ailleurs, le maître aimé, quand il enseignait que le vers « de plusieurs vocables refait un mot total, neuf, étranger à la langue et comme incantatoire »[31] ? J’en demande pardon à sa vénérée mémoire, ce grand mot, ce mot total, c’est le vers libre.

Mais, si le vers libre est une unité, il est une unité organisée… Je m’arrête… Je ne vais pas entreprendre, n’est-ce pas, la théorie du vers libre.

Je me contenterai de vous signaler, brièvement, deux forme particulières du vers libre ; l’une est le verset ; Claude1 en a donné un magnifique exemple ; l’autre, c’est une tentative, — une tentative personnelle… J’ai cherché une forme infiniment souple qui puisse, selon le mouvement intérieur, s’allonger en quasi-prose ou se serrer en vers nettement ritmés. Vous en trouverez l’essai, non pas dans Antonia (où il n’existe qu’à l’état de tendance), ni, bien entendu, dans Marthe et Marie, qui est une pièce en prose, mais dans les poèmes que j’ai publiés depuis la guerre et dans les deux pièces qui datent de ces dernières années, les Epoux d’Heur-le-port, et le Dieu mort et ressuscité, et qui paraîtront prochainement.

Comment dénommer ces « alinéas », qui tantôt ne sont aucunement des vers, et tantôt sont nettement des vers, et tantôt sont des vers en devenir ?

Evidemment, il y a là une formule qui échappe à la célèbre classification de M. Jourdain ; cette soi-disant prose n’est pas de la prose, pour cette raison qu’elle n’est pas établie suivant les règles de la pensée logique, mais suivant celles de la pensée poétique : seulement, elle ne se serre en un ritme précis que lorsque cela est nécessaire. Et c’est peut-être dans le drame qu’elle a son meilleur emploi.

L’erreur de l’ancien « drame en vers » est de mettre en vers les choses qui ne nécessitent pas le vers ; l’erreur du drame mêlé de prose et de vers, que quelques-uns ont essayé, est d’établir des cloisons entre les choses dites en vers et les choses dites en prose ; le vers doit comme monter de l’alinéa, à tout instant, au milieu d’une réplique, au milieu d’une phrase, si le mouvement intérieur le veut, et seulement s’il le veut.

La vraie pièce de théâtre, dit Georges Duhamel, mêle aux paroles sublimes les paroles les plus humbles ; elle ne cherche pas continuement l’expression essentielle à quoi tendent d’autres genres poétiques[32].

Seule une formule à la fois « prose et vers » est capable d’exprimer cette conception du théâtre. Le théâtre a ceci d’admirable qu’il est, par définition, le jaillissement même du monde intérieur ; mais pour être cela, n’est-il pas nécessaire qu’il puisse, instantanément, s’élever de ce qui semble être de la prose à ce qui apparaît être un vers ? C’est ce que j’essaie d’obtenir avec 1’ « alinéa »… Disons donc que les deux pièces que je viens de vous annoncer sont écrites en « alinéas »[33].

Un crime et un délit.

Le crime, c’est celui des musiciens. Voyez comment la plupart d’entre eux mettent les vers en musique ! comment ils en brisent l’unité ! comment ils les morcèlent au gré de leur misérable mélodie ! Et combien leurs balourdises prosodiques ont contribué à fausser, dans le public, le sens du rythme poétique !

Les plus grands comme les plus humbles. Si jamais il fut un musicien de génie, ce fut Debussy ; la façon dont il a estropié les rythmes de Verlaine et de Baudelaire fait pendant à la façon dont certains professeurs de l’Université traduisent les écrivains de l’antiquité.

Rappelez-vous le délicieux « Quasi tristes » du Clair de Lune, et le sacrilège rythmique qu’a perpétré ce pauvre grand Debussy !

Voyez chez Wagner, au contraire, à quel point le rythme musical correspond au rythme poétique !

Le délit, c’est celui de Paul Fort. Je n’ai encore rencontré personne qui ne souffre de la disposition typographique qu’il a cru devoir adopter.

Le grand poète qu’est Paul Fort a-t-il voulu se faire lire deux fois ? Car pour lire une strophe de Paul Fort, il est indispensable de la lire une première fois, afin de reconstituer les vers ; on la relit ensuite pour en jouir.

Le délit, là-dedans, c’est d’avoir dissimulé l’unité qu’est le vers.

On commet la même erreur quand on traduit certains poète étrangers sans distinguer typographiquement les vers l’un de l’autre : si le vers est vraiment un jaillissement, il doit garder extérieurement ce caractère dans la traduction.

Pourquoi « extérieurement », me dira-t-on, si la chose existe intérieurement ?

Pourquoi ? Parce que ma faiblesse intellectuelle a besoin de ce secours… Et je ne suis pas le seul.

Dans le vers libre, j’ai mis l’accent sur l’unité correspondant au jaillissement. Quant à la rime, rappelons-nous Verlaine :

Qui nous dira les torts de la rime ?
Quel enfant sourd ou quel nègre fou
Nous a forgé ce jouet d’un sou
Qui sonne faux et creux sous la lime ?

Et pourtant, quelle joie, la rime ! Et, me direz-vous, qui l’a plus aimée que l’auteur d’Antonia ?

La rime, comme la langue selon Esope, est à la fois la bénédiction et la malédiction de la poésie française.

Il y a deux sortes de poètes, ceux qui ont le don de la rime et ceux qui ne l’ont pas.

Pour ceux qui l’ont, La Fontaine, Hugo, Baudelaire, ah ! la bonne fée !

Mais pour ceux qui ne l’ont pas, Racine, Musset, quelle peste ! Que n’ai-je le temps de vous montrer quelques-unes des horreurs que la rime, la rime seule a fait commettre à Racine, à Musset !

On se passe très bien de la rime, jeunes gens ; vous le savez d’ailleurs aussi bien que moi. Mais, si vous aimez la rime, — et si la rime vous aime, n’hésitez pas, rimez !

Quelques-uns de vous vont me dire qu’il n’est question dans tout ceci que de technique : réalisation des images, restriction de la métaphore, restriction de la période, vers libre, verset et alinéa ?

Non, messieurs, sous les espèces de la technique, c’est de l’âme qu’il est question ; une poétique qui se cherche, c’est une âme qui veut s’exprimer.

Et, avant toute chose, sincérité envers soi-même, — et, du coup, précision, profondeur, concision, — c’est-à-dire le travail.

Sincérité envers soi-même, d’abord, et, ensuite, réalisation des images, restriction de la métaphore et de la période, vers libre, verset, alinéa, tout cela n’a qu’un but, le réalisme : et ce réalisme n’a qu’un but, le symbolisme.

Le réalisme symbolique, cela consiste à exprimer les choses dans leur réalité la plus réelle, mais à leur donner leur signification symbolique.

Vous voyez ce que nous devons à Mallarmé et en quoi nous procédons de lui : vous voyez en quoi nous nous sommes éloignés de lui, et comment la réhabilitation du mot comme a pu conduire à rechercher des moyens d’expression diamétralement opposés aux siens, — tout en demeurant fidèle à son esprit.

J’ai essayé de vous exposer cette évolution ; j’ai examiné quelles influences y ont collaboré… Il reste un maître que je n’ai pas encore nommé ; et, sur la foi du titre de cette étude, vous attendez que j’y arrive, et vous trouvez sans doute que je suis bien long… Et, pourtant, je n’ai rien fait jusqu’ici que de vous exposer les caractères profonds de ce maître, de ce grand maître, et vous n’allez plus avoir qu’à les reconnaître.

Quel est le livre, en effet, où rien n’est écrit qui n’évoque une image réelle, réalistement réelle, une image immédiatement réalisable, même quand elle est énorme, même quand elle est monstrueuse ?

Quel est le livre qui est plein de comparaisons et à peu près vide de métaphores ?

Quel est le livre où la phrase est si simple qu’on n’y trouverait pas une seule période, et qu’il n’y a pour ainsi dire pas de syntaxe, au sens classique de ce mot ?

Quel est le livre où l’essence même de la phrase est d’être un jaillissement, mais où le système poétique est tellement libre, que les savants n’ont encore pu, malgré combien d’efforts, y découvrir une règle prosodique ?

Mais quel est, d’autre part, le livre où le plus précis réalisme n’a d’autre but que la suggestion de vérités d’ordre supérieur ?

Quel est le livre dont on pourrait dire qu’il est un tonnerre de sincérité ?

Quel est le livre, enfin, qui, jusqu’à ce jour, reste le plus merveilleux exemplaire d’une poésie absolument réaliste et symbolique en même temps ?

C’est le très vieux et très saint livre de la Bible.

Ouvrons-le ensemble, et écoutez cette page du prophète Ezéchiel.


V

La Bible


Le poète annonce la restauration d’Israël, qu’il représente sous les espèces d’une résurrection ; il raconte qu’il est au milieu d’une vallée, laquelle est remplie d’ossements, d’ossements nombreux, d’ossements tout à fait secs[34]

Et Iahveh dit : Prophétise sur ces os, et dis-leur : Ossements desséchés, écoutez la parole de Iahveh.
Ainsi dit le seigneur Iahveh à ces os : Voici, je vais faire entrer l’esprit en vous et vous revivrez.
Et je vais mettre sur vous des muscles, et faire croître sur vous de

la chair, et vous recouvrir de peau, et mettre l’esprit en vous, et vous
vivrez ; et vous saurez que je suis Iahveh.
Et je prophétisai, comme il m’avait été commandé ; et, comme je prophétisais,
il y eut un bruit, et voici, il se fit un tremblement, et les os se
rapprochaient, os avec os.
Et je regardai, et voici qu’il y eut sur eux des muscles, et la chair
crût, et la peau les recouvrit ; mais il n’y avait point d’esprit en eux.
Et il me dit : Prophétise à l’esprit, prophétise, ô fils d’homme ; et tu
diras à l’esprit : Ainsi dit le seigneur Iahveh : Esprit, viens des quatre
vents, et souffle sur ces morts, et qu’ils revivent !
Et je prophétisai, comme il m’avait été commandé, et l’esprit entra
en eux, et ils vécurent, et ils se tinrent sur leurs pieds : c’était une
armée très nombreuse.
Et il me dit : Fils d’homme, ces os sont toute la maison d’Israël.
Voici ce qu’ils disent : Nos os sont secs : notre espoir a péri ; c’en est
fait de nous.
C’est pourquoi prophétise, tu leur diras : Ainsi dit le seigneur Iahveh :
Voici que j’ouvre vos sépulcres, et je vous fais monter de vos sépulcres,
ô mon peuple, et je vous ramène sur le sol d’Israël.
Et vous saurez que je suis Iahveh, lorsque j’aurai ouvert vos sépulcres,
et que je vous aurai fait monter de vos sépulcres, ô mon peuple !
Je mettrai en vous mon esprit, et vous vivrez ; et je vous rétablirai
sur votre sol, et vous saurez que c’est moi, Iahveh, qui le dis et qui le
fais, dit Iahveh.


Vous savez que la Bible n’est pas un livre, mais une collection de livres dont la composition s’étend sur plus d’un demi-millénaire. Vous n’attendez pas que je vous présente un tableau de cette littérature ; quelques lignes, ce ne serait pas assez ; quelques pages, ce serait trop, ici du moins. Je ne puis davantage essayer une répartition en livres de prose et livres de vers, la délimitation entre la prose et les vers étant vague dans la littérature hébraïque, — si vague qu’il n’existe même pas en hébreu de mots qui correspondent à nos deux mots « prose » et « vers ». Les œuvres les plus caractéristiques de la poésie hébraïque me semblent être celles des grands prophètes, Isaïe, Jérémie, Ezéchiel ; il convient d’y joindre les Psaumes, qui sont postérieurs, et le livre de Job, qui est déjà une œuvre d’écrivain connaissant son métier ; les livres narratifs et législatifs (livres de Moïse, Josué, Juges, etc.), outre qu’ils contiennent des pages proprement poétiques, ne sont pas écrits selon une formule très différente. Mais, s’il est impossible de présenter ici un classement, même sommaire, entre les livres qui composent la Bible, l’inconvénient n’en sera pas considérable ; il y a entre ces livres une parenté si évidente qu’il est possible d’en dégager des caractères communs, dont la plupart sont d’ailleurs ceux de toute la littérature sémitique.

Au lieu d’entreprendre moi-même cette analyse, je préfère vous citer un chapitre de Renan[35] ; il serait périlleux de refaire ce qu’a fait Renan ; et puis, les autorités sont les autorités, et je ne suis pas fâché de réquisitionner celle de Renan au profit de ma théorie.

Renan explique d’abord que l’abstraction est presque inconnue dans les langues sémitiques et en particulier dans l’hébreu biblique, tandis qu’elle sévit de plus en plus dans nos langues européennes.

L’unité et la simplicité qui distinguent la race sémitique se retrouvent dans les langues sémitiques elles-mêmes. L’abstraction leur est inconnue ; la métaphysique, impossible. La langue étant le moule nécessaire des opérations intellectuelles d’un peuple, un idiome presque dénué de syntaxe, sans variété de construction, privé de ces conjonctions qui établissent entre les membres de la pensée des relations si délicates, peignant tous les objets par leurs qualités extérieures, devait être éminemment propre aux éloquentes inspirations des voyants et à la peinture de fugitives impressions, mais devait se refuser à toute philosophie, à toute spéculation purement intellectuelle. Imaginer un Aristote ou un Kant avec un pareil instrument est aussi impossible que de concevoir une Iliade ou un poème comme celui de Job écrits dans nos langues métaphysiques et compliquées.

Ce caractère physique et sensuel nous semble le trait dominant de la famille de langues qui fait l’objet de notre étude.

Cela seul suffirait à établir que, de notre point de vue, les langues sémitiques sont, naturellement, les langues de la poésie, et que les langues européennes sont devenues les langues de la prose et qu’elles ne peuvent plus être des langues poétiques que par un effort de retour sur elles-mêmes.

Reprenons Renan.

La construction générale de la phrase (de la phrase sémitique) offre un tel caractère de simplicité qu’on ne peut y comparer que les naïfs récits d’un enfant. Au lieu de ces savants enroulements de phrases sous lesquels le grec et le latin assemblent avec tant d’art les membres divers d’une même pensée, les Sémites ne savent que faire succéder les propositions les unes aux autres, en employant pour tout artifice la préposition et…

La langue des Sémites est plutôt poétique et lyrique qu’oratoire et épique…

Ai-je dit autre chose ?

La grammaire des Sémites accuse chez la race qui l’a créée un goût très vif des réalités et une grande délicatesse des sensations.

Plus loin :

Dans la structure de la phrase, comme dans toute leur constitution intellectuelle, il y a chez les Sémites une complication de moins que chez les Aryens. Il leur manque un des degrés de combinaison que nous jugeons nécessaires pour l’expression complète de la pensée. Joindre les mots dans une proposition est leur dernier effort ; ils ne songent point à faire subir la même opération aux propositions elles-mêmes. C’est, pour prendre l’expression d’Aristote, le style infini, procédant par atomes accumulés, en opposition avec la rondeur achevée de la période grecque et latine. Tout ce qui peut s’appeler nombre oratoire leur resta inconnu : l’éloquence n’est pour eux qu’une vive succession de tours pressants et d’images hardies.

Voyez-vous que toutes les qualités que Renan reconnaît aux langues sémitiques sont précisément celles que tout à l’heure je réclamais de la poésie ? Lorsque j’avais l’air d’être si loin de la Bible, je ne faisais autre chose que parler de la Bible.

Encore une phrase de Renan :

On peut dire que les langues aryennes, comparées aux langues sémitiques, sont les langues de l’abstraction et de la philosophie, comparées à celles du réalisme et de l’image.

Il est difficile de mieux définir la pensée et les langues sémitiques ; ce qui caractérise la phrase sémitique, c’est qu’elle est simple au point, disais-je tout à l’heure, qu’elle n’a pour ainsi dire pas de syntaxe. La phrase sémitique va tout droit, comme le récit d’un enfant, disait Renan. Rien qui ressemble à nos soi-disant élégances. Vous rappelez-vous ce qu’on enseigne au collège ? Ne pas répéter le même mot à moins d’une bonne demi-page de distance… Varier l’expression… oh ! l’imbécile, l’exaspérant besoin de variété !… Chez les Sémites, on dit la chose, d’un mouvement, comme elle jaillit ; et on répète le même mot, indéfiniment, si c’est la même chose qu’on a vue, qu’on a sentie, qu’on a pensée.

Renan parle aussi du verset ; mais son point de vue n’est pas le nôtre. Il y a pourtant beaucoup de compréhension dans ces trois lignes :

Rien de « logiquement » nécessaire ne détermine la longueur du verset ; il correspond à ces repos que la respiration impose, lors même que le sens ne l’exige pas.

En réalité, le verset, bien que postérieur à la composition des livres bibliques, correspond au jaillissement de la pensée ; les rabbins qui l’ont établi ont été guidés avec une profonde sûreté par leur sens de Sémites.

Plus loin encore, Renan concède que les langues aryennes ont eu, à l’origine, le même caractère concret que les langues sémitiques ; mais ce qui distingue les langues sémitiques, ajoute-il justement, c’est qu’elles ont conservé ce caractère.

Reste le symbolisme, dont Renan n’avait pas à s’occuper dans une étude de pure linguistique. Il n’est pas douteux que la Bible, qui est le plus réaliste des livres, soit en même temps le plus symbolique.

Consentiriez-vous à une petite incursion sur le terrain des religions primitives, et en particulier des religions sémitiques primitives ? Renan a exposé les caractères généraux des langues sémitiques ; la connaissance des religions primitives était trop rudimentaire à son époque, ou, pour parler plus exactement, elle était trop fantaisiste[36] pour qu’il ait pu traiter utilement la question ; essayons de le compléter à la lumière des grands travaux de Robertson Smith et de ses successeurs.

Eh bien, ce que nous reconnaissons dans les religions primitives, et spécialement clans les religions sémitiques primitives, c’est précisément ce que Renan a reconnu dans les langues primitives, et spécialement dans les langues sémitiques ; tout y est concret.

Vous entendez bien qu’il ne faut pas confondre le concret avec le vrai ; le primitif se trompe très probablement (je n’affirme rien) quand il croit aux esprits ; mais l’idée qu’il se fait des esprits est concrète et réaliste ; il se trompe tout aussi probablement quand il prétend aider à la production des céréales en accomplissant telle cérémonie magique, mais l’ordonnance de cette cérémonie n’en est pas moins établie sur un ensemble d’idées concrètes et réalistes, et les moyens employés n’en sont pas moins des actes d’ordre absolument pratique et parfaitement convenants à leur objet.

Un exemple : la prière.

Prier Dieu aujourd’hui, réfléchissez, réfléchissez comme il est difficile d’ « imaginer » cette opération ! Prier M. Poincaré, voilà une chose imaginable ; on lui demande une audience et on lui parle : il a des oreilles ; il entend. Ou bien, on lui écrit ; on lui fait tenir une lettre par un intermédiaire, la poste, ou un huissier ; il a des yeux ; il lit. Ou bien, on missionne un député… Mais prier un être spirituel ! Entend-il le son de votre voix ? Comment un être spirituel peut-il percevoir le son d’une voix ? Alors, c’est la voix de votre âme qu’il entend ? Nous voilà dans l’obligation de prendre une métaphore pour une explication… Je demande qu’on m’explique comment la prière procède. pour aller de vous, homme, à lui, Dieu. Je ne dis pas qu’elle n’y aille pas ; je dis qu’il m’est impossible d’« imaginer » comment elle y va, — à moins précisément d’avoir de Dieu la conception « païenne », la conception « religions primitives » des bonnes gens de la campagne.

Dans les anciennes religions païennes, en effet, et surtout dans les religions primitives, je sais et je vois comment la prière de l’homme arrive au dieu ; et cette fois j’écris « dieu » sans majuscule. D’abord, le dieu est là ; s’il n’est pas l’idole elle-même, il habite l’idole ; au pis, il hante dans les parages. Si l’on est à côté de lui, on n’a qu’à ouvrir la bouche et qu’à parler, comme nous parlerions à M. Poincaré. Il faut, bien entendu, se conformer à un protocole ; aussi bien que M. Poincaré, le Baal impose un protocole. Si l’on a des raisons pour ne pas l’aborder en personne, on requiert un messager, comme nous requérons un député ou un sénateur de nos amis ; le messager ici, c’est le prêtre ; la fonction du prêtre est précise ; il est un intermédiaire… Vous voyez quel réalisme ! C’est un réalisme de magie ; ce n’en est pas moins le plus positif des réalismes.

Messieurs, je voudrais que les jeunes poètes, lorsqu’ils parlent de prière dans leurs poèmes, conçoivent la prière avec la précision réaliste de leurs ancêtres les primitifs ou de leurs cousins les Aruntas ; c’est-à-dire que je voudrais que des yeux de leur imagination ils « voient » l’acte et qu’ils voient comment il s’accomplit et qu’ils assistent à la séance et qu’il y ait image concrète, image réelle, image réalisable, que je puisse, moi lecteur, me représenter, d’un seul coup, avec une forme, comme on voit un tableau.

Je vous montrerais, si j’en avais le temps, que les religions primitives ne sont pas moins symbolistes que réalistes ; accepterez-vous, pour cette fois, de m’en croire sur parole ? Nous avons entendu de Renan que les langues aryennes avaient eu à l’origine les mêmes caractères que les langues sémitiques, mais que celles-ci seules les avaient conservés ; nous savons, de Robertson Smith, par exemple, que semblablement toutes les religions primitives ont eu à peu près les mêmes caractères, mais que les religions sémitiques seules ont conservé ces caractères originels. On peut donc compléter ainsi l’analyse de Renan : en religion, de même qu’en linguistique, l’esprit sémitique reste étranger à l’abstraction ; il ne connaît que le concret ; c’est par le concret qu’il s’élève au symbole.

Eh bien, c’est ce que vous trouverez dans la Bible.

La langue sémitique par excellence, c’est celle de la Bible, le grand monument des religions primitives, c’est la Bible.

On objectera que la Bible est le monument du judaïsme, et que le judaïsme n’est pas une religion primitive. D’accord ; le judaïsme est même une religion extrêmement évoluée. Mais, d’abord, c’est toujours une religion sémitique, et, en tant que religion sémitique, il a conservé la plupart des caractères originels des religions sémitiques, et a retenu notamment maintes pratiques des anciennes religions palestiniennes d’où il est issu. D’autre part, la guerre qu’il a menée contre les survivances de ces anciennes religions nous a valu toute espèce de précieux renseignements… Comme disent certains, injurier quelqu’un, c’est lui faire de la publicité… Monument du judaïsme, la Bible se trouve être ainsi le monument des plus anciennes religions de l’humanité ; le totémisme lui-même y a laissé, fort nettement, des vestiges. Même quand elles sont vouées à l’extermination, l’esprit des religions primitives souffle à travers toutes les pages de la Bible.

Je voudrais au moins réussir à attirer l’attention des jeunes gens, non seulement vers l’histoire des religions telle que nous la pratiquons aujourd’hui, mais spécialement vers les religions primitives. Tous ces usages, façons de penser, façons d’agir, sentiments collectifs, actes irraisonnés, parmi lesquels nous vivons et que l’habitude estompe d’un nuage d’imprécision, de conventionnalisme, d’irréalité, vous les verriez, au fur et à mesure qu’ils remontent à leurs origines, prendre une signification, se situer, se « réaliser ». Les croyances et les institutions des peuples civilisés ont leur origine et leur explication dans les croyances et les pratiques des primitifs. L’étude des croyances primitives, a-t-on dit, est une exploration du fond de l’âme humaine.

Quelle leçon, quand on a derrière soi deux mille ans de philosophie, deux mille ans de dialectique métaphysique ! Les termes mêmes qui expriment aujourd’hui les notions les plus abstraites de la philosophie ont exprimé, à l’origine, des matérialités ; esprit, âme, dieu, pouvoir, y sont « des choses »… C’est la bonne source où la poésie, Iahveh m’en est témoin, peut aller boire.

Mais la Bible, j’entends la littérature biblique, est mieux qu’un exemplaire des langues et des religions sémitiques et primitives. Je ne puis mieux faire que de citer ici un homme qui n’a pas, comme Renan, fait de ces questions sa spécialité, mais que son instinct d’écrivain a conduit à une vue exactement juste, — notre grand et cher Han Ryner. Dans sa Tour des Peuples, il raconte[37] ce que les Chaldéens appelaient l’histoire des commencements : Le chaos primitif ; l’esprit des dieux flottant sur les ténèbres humides ; la séparation des eaux d’en bas et des eaux d’en haut ; la création du monde en six journées ; l’homme dernier né d’Ea ; le repos du septième jour ; la piété des premières générations ; la perversité des générations suivantes ; la colère des dieux, le déluge, l’arche de Xisouthos sauvant les hommes et les animaux ; la terre repeuplée…

Cela, c’est la religion, c’est la littérature chaldéenne : donc, religion et littérature sémitique (quels qu’aient pu être les apports présémitiques) ; or, continue Han Ryner,

Ces récits étaient confus, touffus, inextricables…

Bien concrets pourtant, ne l’oublions pas…

Mais Héber lui conta un jour les mêmes histoires.

Héber, c’est, dans le livre d’Han Ryner, la personnification anticipée du génie hébraïque, du génie biblique, tandis que Riphat personnifie le génie aryen.

D’abord, Riphat riait au secret de son cœur ; seul l’amour fraternel l’empêchait de dire injurieusement : « Tu as volé ces contes aux prêtres de Chaldée. » Pourtant, peu à peu, les récits le charmaient…

Il admira dans Héber une puissance de simplification qui revêtait la folie même d’on ne sait quelle draperie raisonnable aux plis rares et nobles. Héber isolait la beauté de l’arbre, le débarrassait des lianes étouffantes. Ce qu’il avait reçu grotesque, il le rendait poétique. Refaits selon le génie du sombre nomade, les contes enchevêtrés de Chaldée rayonnaient de beauté simple, presque de naturel et de vraisemblance.

Le nomadisme n’a rien à voir ici : j’aime d’ailleurs un peu moins la suite ; mais Han Ryner a deviné (et chez un non-spécialiste il y fallait de la divination) comment le génie hébraïque a été « l’âme et la flamme » du génie sémitique… Et pourquoi ?… Je vais vous le dire, Han Ryner ; parce que le génie hébraïque a eu la puissance de mener à son extrême conséquence cette vertu originelle du génie sémitique : le sentiment du réel.

Le réel, mais le symbole par le réel, c’est le point central, où nous revenons toujours. Toutes les qualités que nous avons réclamées de l’écrivain, j’entends de l’écrivain poétique, nous les avons retrouvées dans la littérature hébraïque :

d’abord, la sincérité, oh ! à toutes les pages de la Bible ; — nos trois vertus théologales : précision, profondeur, concision ; — cette marche en ligne droite, cette simplicité de la phrase qu’est la quasi-absence de syntaxe et qui ignore nécessairement le contournement des incidentes, ce sentiment de la vérité poétique qui pour chaque chose emploie le mot qu’il faut, qui répète indéfiniment le mot qu’il faut plutôt que de le remplacer (élégance des pions !) par le mot approximatif ou par la périphrase ; — tout notre programme : le concret, rien que le concret, les images toujours réalisables, la comparaison et non la métaphore quand il s’agit de comparer une chose à une autre, jamais de période, pas l’ombre de tour oratoire, — enfin, le vers-jaillissement.

C’est pourquoi j’ai déclaré que, de notre point de vue, les langues sémitiques, et notamment et suprêmement la langue de la Bible, sont, naturellement, les langues de la poésie, et que les langues européennes sont devenues les langues de la prose et qu’elles ne peuvent plus être des langues poétiques que par un effort de retour sur elles-mêmes.

Et c’est pourquoi, moi, Français, né Français de parents français et qui n’ai pas une goutte de sang sémitique dans les veines, je renvoie la jeune poésie française à l’école de la Bible.

Comprenons-nous bien.

S’inspirer de la Bible, ce n’est pas traiter des sujets bibliques. Les peintres de la Renaissance, en nous saturant de sujets pris à l’Ancien Testament, ont été aussi peu bibliques que possible. M. Saint-Saëns, m’a-t-on dit, est d’origine juive ; n’importe ; son Samson et Dalila est bien l’œuvre la plus dénuée de tout sentiment juif que je connaisse ; il est vrai qu’elle est également dénuée de tout sentiment chrétien, et, peut-on dire, de tout sentiment quel qu’il soit. Victor Hugo, dans le prodigieux chef-d’œuvre de Booz endormi, n’est aucunement biblique avec la fameuse faucille d’or dans le champ des étoiles.

Le sujet n’est rien ; c’est l’âme qu’il faut avoir. Zarathoustra parle comme parlaient les vieux prophètes. Dans tel de ses poèmes où il célèbre l’Ile de France, André Spire est profondément biblique.

Ne croyez pas surtout, jeunes gens, que vous allez trouver dans la Bible une entreprise de moralisation… C’est pour moi une stupeur toujours nouvelle, d’entendre les religions d’aujourd’hui (et spécialement le protestantisme) répéter que la Bible est une école de moralité, — la plus haute école de moralité… Ces gens-là ne comprennent donc pas ce qu’ils lisent ? ou plutôt ne veulent-ils pas comprendre ? ou plutôt le lecteur protestant ne lit-il pas sa Bible française exactement de la même façon que nos dévotes catholiques lisent leurs prières latines ? Pour quelques traits par-ci par-là qu’on peut donner comme exemples, pour quelques maximes de sagesse qu’on peut épingler dans un prêche, la Bible présente presque à toutes ses pages les actes et les préceptes les plus contraires à notre morale moderne. Mais ce n’est pas avec ces préoccupations qu’il faut lire la Bible ; pour le poète comme pour l’historien, la Bible n’est ni morale, ni immorale ; la Bible est « amorale » ; la Bible est une littérature ; la Bible est l’âme de ceux qui l’ont écrite. Pire que les dieux d’Homère et des tragiques grecs, Iahveh dieu d’Israël y est la plus terrible et la plus magnifique expression de ce tréfonds humain, de cet inconscient humain où fument toutes les passions.

J’entends l’objection : ce retour à la vieille Bible, n’est-ce pas, tout simplement, le retour à la barbarie ?

Il faudrait savoir ce que vous entendez par barbarie, et s’il ne s’agit pas plutôt de désembourber la poésie.

Georges Duhamel cite, après André Gide, un mot de Charles-Louis Philippe[38] :

Le temps de la douceur et du dilettantisme est passé ; maintenant il faut des barbares.

Et il ajoute :

Il faut des barbares pour la poésie comme pour le roman.

Ce n’est pas comme une réaction contre « la douceur et le dilettantisme » que nous comprendrions ici la barbarie… Vous allez me demander si ce ne serait pas plutôt comme une réaction contre la culture gréco-latine ?

Loin de moi la pensée d’en vouloir à la culture gréco-latine. De toute mon âme, je me sens son œuvre, et tout ce qu’en mon âme il y a de possibilité d’admiration est attaché à cette grandiose antiquité classique, si supérieure en qualité, je le disais tout à l’heure, aux époques qui ont suivi. Mais, tout d’abord, il y a un domaine qui lui appartient entièrement, et quel domaine ! la prose. Et puis, pour être attiré vers la poésie qui est un jaillissement et vers la Bible, est-il défendu de comprendre Virgile — et de l’aimer ?

De cette culture gréco-latine, il reste encore une chose qui manque à la culture sémitique ; c’est l’esprit de la composition[39].

Tout à l’heure je demandais, plutôt que l’inspiration, le travail ; le travail, c’est-à-dire la méditation ; le travail, c’est-à-dire la mise en œuvre de tous nos moyens d’intelligibilité, et, par conséquent, la composition.

L’art consiste à mettre les choses à leur place : et c’est ce qu’on appelle la composition, telle que nous l’ont enseignée les maîtres grecs et latins. C’est en gardant précieusement cet apport de la culture gréco-latine, que j’invite les jeunes poètes à se mettre, pour le reste, à l’école de la culture biblique.



La Bible est peu et mal connue chez les catholiques. On a appris l’histoire sainte ; on a vu les tableaux où sont représentées les aventures des patriarches ; on a entendu des oratorios ; mais on n’a pas lu la Bible. Vous savez que l’église catholique ne la met pas volontiers entre les mains de ses ouailles ; il en est autrement chez les juifs et chez les protestants : mais la qualité artistique du livre n’est pas ce qui intéresse le plus les pasteurs et les rabbins, — et ils sont dans leur rôle, quand ils y cherchent avant tout des leçons de théologie.

Comme mes camarades du symbolisme, lorsque je publiai mes premiers vers, j’avais moi-même de la Bible la connaissance la plus approximative ; et, si à mon âge mûr, je suis arrivé à une meilleure compréhension, c’est par le détour de l’histoire des religions et de i’exégèse.

Vous vous demanderez comment le littérateur que j’étais a pu devenir un exégète et un historien des religions. Le coupable fut Schopenhauer. L’étude de Schopenhauer m’a fait désirer d’avoir quelques idées précises sur le christianisme ; l’étude du christianisme m’a conduit à celle de la Bible ; l’étude de la Bible à celle des religions primitives.

Mais, dès mes premiers pas, les dieux qui protègent les poètes dans les sentiers de l’érudition m’ont accordé la plus rare fortune : celle de rencontrer le maître admirable entre tous, philosophe autant qu’érudit, qui a abordé l’étude des religions avec, dans ses deux mains, le double rayonnement de la science et de la pensée ; j’ai nommé le professeur Maurice Vernes. Et c’est ainsi que le poète symboliste a pu devenir, sur le tard, professeur d’histoire des religions.

Je crus, à ce moment, avoir renoncé à la poésie ; dans la préface du recueil des poésies que le Mercure de France a publié en 1913 et qui est composé de pièces beaucoup plus anciennes pour la plupart, j’annonçais à peu près ma résolution de ne plus écrire en vers…

« Ce recueil, disais-je, semble devoir constituer, avec la légende d’Antonia, mon œuvre poétique complète… »

La faute n’en était pas au souci des affaires qui m’avaient occupé pendant plusieurs années ; j’ai éprouvé, au contraire, et je reste persuadé que les nécessités d’une vie d’affaires, chez un poète, si elles ne prennent pas toute la place dans son cœur, ne font qu’aviver l’instinct poétique ; heureux l’écrivain pour qui le travail est la Terre Promise ! Et puis, cette période d’affaires était close depuis longtemps en 1913.

Non ; ce qui m’avait éloigné de la poésie, c’étaient ces études d’histoire et d’érudition elles-mêmes. Si les affaires n’ont rien d’incompatible avec la poésie, l’étude patiente des textes y est, par contre, un médiocre entraînement. Et, pendant de nombreuses années, j’étudiai, mais du point de vue de l’érudition seulement, les livres de la Bible.

Mais la Muse est une maîtresse à qui l’on ne renonce pas ; c’est quand on croit lui avoir échappé, qu’elle reprend son délicieux et terrible pouvoir. L’évolution que j’ai essayé de vous analyser se continuait, moitié dans l’inconscient, moitié aussi dans le conscient ; toute une jeunesse vouée au culte de la poésie et passée dans l’ombre de Mallarmé ne pouvait s’abolir. Malgré l’application aux études de textes, et, en même temps, il est certain que le travail commencé dès cette jeunesse se poursuivait.

Et, en même temps aussi, l’incantation biblique peu à peu opérait. Ces textes que je ne pensais étudier qu’en érudit, leur qualité poétique, leur puissance de beauté, pouvais-je y rester indifférent ? Je n’y cherchais que des documents historiques et j’y trouvais peu à peu l’expression de l’idéal poétique que portait mon inconscient.

Est-ce l’effervescence d’émotions et d’idées suscitées par la guerre, qui a fait jaillir des âmes les sources qui en étaient encore à sourdre ? Je sais plusieurs écrivains qui, comme moi, dès le premier hiver de la grande mêlée, se sont retrouvés poètes.

Jamais il n’a été écrit plus de vers que depuis quelques années ; il n’y a pas à douter que l’horrible calamité ait été dans nos cœurs une puissance excitatrice.

C’est à cinquante ans passés, jeunes gens, que l’homme qui vous parle a pris conscience de la grande nécessité morale qui du divin Mallarmé le ramène à la très humaine Bible. Mallarmé, par son œuvre et par sa vie, aura été le premier éducateur ; la Bible est le suprême exemple qui enseigne aux poètes, jeunes et vieux, comment on peut aller au symbole par le chemin du réel.

Puisse l’occasion m’être donnée un jour de parler de la Bible à la jeunesse littéraire, mais en érudit en même temps qu’en poète ! Pour connaître Mallarmé, il suffit de le lire, — j’entends de le bien lire ; pour connaître des poèmes écrits il y a plus de deux millénaires, il faut se situer dans les conditions historiques d’où ils sont issus ; c’est pourquoi l’érudition— est nécessaire.

Je ne pouvais aujourd’hui que faire entendre un appel. Aimez Mallarmé, jeunes gens ; mais tâchez d’ouvrir dans vos cœurs une place au vieil Ezéchiel.


Note Complémentaire


En relisant les dernières épreuves de cette étude, entreprise depuis si longtemps et si longuement travaillée pourtant ! je m’aperçois que quelques mots encore sont nécessaires, qui auraient dû trouver leur place aux pages 56 et 57 et qu’on m’excusera d’ajouter en sorte de postscriptum.

Je pense avoir exposé suffisamment, bien que brièvement, comment j’étais arrivé à concevoir la définition de la prose et de la poésie autrement que M. Jourdain, et non plus par le dehors, mais par le dedans. J’ai dénommé prose tout langage qui procède de la pensée raisonnante (Jules Romains disait discursive) ; poésie, tout langage qui procède du jaillissement. C’est ainsi que j’ai donné comme exemple du langage poétique la Bible, et comme exemple du « penser en prose » les trois quarts des œuvres en vers de nos auteurs « Théâtre-Français » et « Odéon ».

J’aurais dû expliquer également ce qu’on doit entendre par le lyrisme, et montrer quelle a été l’erreur de ceux qui ont identifié les mots « lyrique » et « poétique ». Le mot « lyrique » a un synonyme ou du moins un quasi-synonyme, et c’est le mot « musical ». Le lyrisme est, en littérature, l’état musical ; et cet état n’est aucunement propre à la poésie. Il peut y avoir du lyrisme aussi bien dans le monde du raisonnement, c’est-à-dire de la prose (voir Pascal), que dans le monde du jaillissement, c’est-à-dire de la poésie.

De la définition du lyrisme je serais arrivé tout droit à celle du ritme. Le ritme est, en effet, un moyen d’expression musical, que la littérature emprunte à la musique précisément quand elle est lyrique. Il y a là toute une théorie que je ne puis développer ; nous ne faisons pas ici d’esthétique ; nous essayons de préciser une formule d’art.

Le ritme étant, par définition, le moyen d’expression du lyrisme, la phrase poétique[40] sera ritmée quand elle sera lyrique. Elle sera non ritmée, quand elle cessera d’être lyrique ; mais elle restera de la poésie, puisqu’elle aura été pensées « poésie ». De son côté, la prose, quand elle sera lyrique, sera de la prose ritmée, mais elle ne deviendra pas pour cela de la poésie, puisqu’elle aura été pensée « prose ». De même qu’il y a de la poésie ritmée, il doit donc y avoir des vers non ritmés ; au moins, c’est une chose qui semble s’imposer comme une conséquence nécessaire du retour à la compréhension biblique de la poésie.

Les poètes qu’on a groupés autour de l’unanimisme ont toujours ritmé leurs vers, même dans les poèmes ou les passages de poèmes qui n’étaient pas lyriques ; voyez plutôt tant de pages, qui sont des chefs-d’œuvre, de ce si humain Vildrac ! En cela, je ne les suis pas ; j’estime que, selon l’état émotionnel de la pensée, la phrase doit passer de la forme serrée du vers puissamment ritmé à la forme diluée du vers non ritmé, à apparence de prose, mais qui, n’étant pas né d’une conception raisonnante des choses, n’est pas de la prose.

C’est ce que j’ai essayé de réaliser dans mes derniers poèmes et dans les Époux d’Heur-le-Port. Certains critiques y ont vu de la prose ritmée ; je me serais alors complètement fourvoyé, — à moins que ce ne soit ces critiques qui aient mal écouté (ou mal lu) ou se soient mal expliqués, et je leur accorde qu’ils sont si pressés ! D’autres y ont vu un « mélange de prose et de vers libres » ; j’admets que c’est l’apparence, mais l’apparence seulement. Pas plus que de « prose ritmée », il n’y a, dans ces essais, de « mélange de prose et de vers », du moins à la façon dont j’entends la signification de ces locutions. En réalité, la formule que j’ai voulu réaliser ne comprend qu’une succession de vers ritmés et de vers non ritmés, qui tous procèdent de la pensée poétique, c’est-à-dire du jaillissement. Combinaison de vers ritmés et de vers peu ou point ritmés, voila quelle serait peut-être la meilleure façon de désigner ces alinéas… Qu’on continue à les dénommer des versets, je le veux bien, quand ce ne serait qu’en témoignage de gratitude envers la Bible.

Dans la Bible, en effet, au moins dans les pages anciennes de la Bible, et dans la majeure partie des pages plus modernes, il n’y a pas de prose ; la soi-disant prose de la Bible, c’est la poésie même, — aussi bien dans le récit :

Le dieu dit : Que la lumière soit ! et la lumière fut ; et le dieu vit que la lumière était bonne, et il sépara la lumière et les ténèbres ; et il dénomma la lumière jour, et il dénomma les ténèbres nuit ; et il y eut un soir et un matin, — un jour {Genèse I, 3-5).

aussi bien dans le discours :

Je ferai de toi un grand peuple, et je te bénirai ; et je rendrai ton nom grand, et tu seras une bénédiction ; et je bénirai qui te bénira, et je maudirai qui te maudira ; et en toi seront bénies toutes les familles de la terre (Ibid, XII, 3)






Les Epoux d’Heur-le-Port, représentés en juin dernier, vont paraître incessamment en librairie.

Je dois ajouter que l’étude que Paul Morisse m’a consacrée dans Les Pionniers de Normandie et que j’ai signalée plus haut, est parue, en plaquette, aux éditions des Humbles, 4, rue Descartes, à Paris.


À la mémoire de Joseph Halévy














À la mémoire de Joseph Halévy


Professeur à l’École des Hautes Études,
mort, dans sa 90e année, le 21 janvier 1917.


Je l’ai vu pour la première fois il y a dix ans ; j’allais lui porter un livre qui lui doit beaucoup ; depuis longtemps je m’étais instruit de ses travaux ; c’était un maître sémitisant.

Hébraïsant au point de composer des poésies en hébreu, il savait quasiment toutes choses de ce qui voisinait aux études sémitiques ; des dialectes arabiques, il avait passé aux iraniens et avait affronté le sanscrit ; il lisait les écritures égyptiennes aussi bien que le cunéiforme : il professait les langues touraniennes, donnait des leçons d’assyriologie ; le grec et le latin, bien entendu.

Quant aux langues européennes vivantes, il s’étonnait qu’un chacun ne les entendît toutes ; leurs syntaxes et dictionnaires n’ayant point d’obscurités, disait-il, quelle peine y avait-il à les apprendre ?

Il était né à Andrinople, mais il ne vint à Paris que vers la quarantaine ; qu’avait-il été jusque-là ? des légendes couraient ; on racontait qu’il avait été portefaix à Constantinople.

Joseph Derembourg l’eut pour secrétaire ; il se fit naturaliser Français ; personne ne lui connut de famille en France ; sa vie, pendant cinquante ans, se distribua entre la Sorbonne, le Séminaire israélite et la Société Asiatique, où ses querelles avec Oppert réjouirent le monde savant d’un regain homérique.

Il habitait, rue Champollion, au centre le moins heureusement famé du Quartier Latin, une très vieille et obscure maison, où passaient des ouvriers d’art, et dont le soleil ne chauffait que les toits.

C’était un affreux logement, carrelé et sans rideaux ; aucun meuble, si ce n’est un petit poêle en fonte, un fauteuil canné comme en ont quelquefois les caissiers, deux chaises, une table en bois blanc ; et, appuyés au long des murs, des livres en multitudes, des livres en monceaux, en tas croulants.

Pour saisir un d’entre eux, on le voyait l’arracher d’une pile ; et la masse oscillait ; ensuite, il le replaçait sur le tas.

Il était petit, gros, vêtu comme au faubourg, les yeux à fleur de tête et bordés de rouge ; et, je parle d’il y a dix ans, il allait et venait, courait, gesticulait, criait ; âme ingénue ; bouche coléreuse ; réponse à tout ; il n’avait que quatre-vingts ans.

Et, dans ce foyer, deux flammes. L’une était la science ; vivant pour les choses de la science, et pour elles seules, et rien que pour elles ; âme entière donnée ; oreille close à tout intérêt qui ne la concernait point ; aussi ignorant de la vie parisienne que M. Un Tel des question himyarites.

L’autre était une rouge et sombre jalousie, toujours en éveil, vite féroce : Israël !

Et les deux flammes s’emmêlaient étrangement pour faire dans ce vieux cœur de solitaire un grand amour.


Je l’ai vu pour la dernière fois l’avant-dernier hiver ; la concierge me dit : Je vais monter vous ouvrir ; il ne répond plus.

Il était assis dans le fauteuil canné, face au petit poêle, immobile, tassé comme quelqu’un qui n’aurait plus le mouvement ; les piles de livres gisaient, chargées de poussière.

Il tourna la tête et me salua par mon nom ; je lui dis quelques mots ; il ramena la tête dans sa position première ; il y eut un silence ; et, les yeux fixés face au petit poêle, sans remuer aucunement, il me parla.


« Travaillez. Ecrivez ; faites des élèves. Transmettez ce que vous avez reçu ; transmettez ce que vous aurez acquis. Enrichissez l’héritage.

« Ne vous découragez pas. Ils ont beau faire ; l’héritage ne diminue pas ; l’héritage augmente. Tandis qu’ils détruisent, voilà votre tâche, conserver et construire. Ne vous découragez pas ; vous êtes plus fort qu’eux.

« Ce qui est mauvais périt ; ce qui est bon ne périt pas. Quoi que vous voyiez, ne vous découragez pas.

« Savez-vous ce qu’ils viennent de faire encore à Israël ? on ne vous l’a peut-être pas dit ? vous n’aurez pas accepté de le croire ?

« Un soir, au son du tambour, on a annoncé à un demi-million de Juifs qu’il fallait quitter leurs villes, tous et tout de suite, avant l’aube.

« Pas de rémission ; ceux qu’on retrouvera demain seront éventrés ; et en avant ! sous le plat des sabres ou sous la crosse des fusils et sous l’insulte, et sous le knout, les enfants, les femmes, les vieux ! derrière eux, c’est le pillage de leurs pauvres maisons abandonnées, et l’incendie.

« Ainsi fit Nabuchodonosor, roi de Babylone, vous vous en souvenez.

« Mais Nabuchodonosor déportait des ennemis ; ils déportent leurs sujets. Nabuchodonosor déportait des révoltés ; ils déportent des genoux suppliants.

« Nabuchodonosor se glorifiait ; eux, leur cœur tremble, et leurs lèvres calomnient pour se justifier.

« Ils disent que nous les avons trahis. Qui a trahi ? est-ce nous, ou leurs ministres, ou leurs généraux, ou leurs bureaucrates, ceux-là mêmes qu’eux-mêmes ils ont pendus à l’arbre ?

« Savez-vous ce que fut la caravane ? des wagons à bestiaux ; pas même en nombre suffisant ; eh bien, on ira sur ses jambes ; et il y a des femmes avec l’enfant au sein, des infirmes, des blessés de leurs propres régiments.

« Quiconque apporte un secours, les gendarmes rient, et ils le chassent ; quiconque implore un secours, ils grincent des dents, et ils le fouettent.

« Où va-t-on ? Ici ? on les refoule là. Là ? on les refoule ici. Nabuchodonosor jouait-il de ce jeu d’enfer ?

« Leur empire n’est qu’un parcage de petites nations violentées qui demandent la délivrance ; je pense bien qu’ils vont donner à l’ennemi l’exemple, et commencer par affranchir dans la maison.

« Mais nous, les Juifs ?…

« La Dispersion, chez les Césars, avait ses droits, vous le savez, monsieur qui les avez étudiés. Chez eux, elle n’a qu’une face de bête traquée.

« Ils ne pardonnent, entre les Juifs, qu’aux prostituées, ces protecteurs des peuples asservis. »




Et, après un silence :

« Croyez-vous qu’ils aient mieux réussi que tous ceux qui, depuis trois mille ans, ont entrepris, l’un après l’autre, d’anéantir Israël ?…

« Comme si on anéantissait Israël !… »




Et il reprit, toujours absolument immobile :

« Travaillez, monsieur. Ecrivez ; faites des élèves. Transmettez ce que vous aurez reçu : transmettez ce que vous aurez acquis. Soyez, pour l’héritage, un bon père de famille.

« On ne peut rien contre la science ; on ne peut rien contre Israël.

« Le mal périt ; le bien résiste. Ne vous découragez pas. L’héritage a l’enveloppe dure.

« Ne dites pas : humble je suis ; humble est mon lot ; humble est l’offrande. Tout lot est part de l’héritage ; toute offrande est acquêt à l’héritage.

« Voyez ce que je suis, monsieur ; le peu que je suis ; le rien que je serai. Nul caillou n’est si petit qu’il ne serve à pierrer la route qui mène à Jérusalem.

« Ayez courage. Travaillez. Les barbares qui déchirent Israël ne peuvent rien contre Israël, ni contre la science, ni contre la libération des peuples,

« Aujourd’hui pas plus qu’aux heures de Nabuchodonosor,

« Car, ainsi dit l’Eternel, si vous pouvez rompre mon alliance avec le jour et mon alliance avec la nuit, de sorte qu’il ne soit plus jour ou nuit quand c’est le temps,

« Alors aussi mon alliance avec David, mon serviteur, pourra se rompre. »




Derrière la porte du judaïsme, je ne suis qu’un voyageur qui écoute, guettant à démêler le sens de quelques-unes entre les grandes paroles de l’histoire, de quelques-uns entre les plus nobles idéaux humains ;

Mais pouvais-je, bien qu’incrédule, ne pas saluer de ma vénération,

Mains jointes,

Et les larmes aux yeux,

L’optimisme vermeil du vieux Juif qui sur les marches de la fosse me parlait de l’avenir ?


Ecrit en février 1917.

TABLE


Pages
 I. Mallarmé 
 7
 III. Le réel 
 32
 V. La Bible 
 61
  1. Conférence prononcée (sauf un petit nombre de coupures) au Théâtre du Vieux-Colombier, le 26 mai 1918 ; certaines parties en ayant déjà été exposées dans des conférences antérieures.

    Publié dans les numéros de mars, avril-mai et août-septembre 1919 des Cahiers Idéalistes Français.

    L’auteur a, dans la présente publication, maintenu la forme « conférence », qui justifiera ou du moins excusera tout ce que la rédaction en a de cursif, sinon d’improvisé.

  2. Voir notamment le beau livre d’Albert Thibaudet : La Poésie de Stéphane Mallarmé.
  3. Bernard Lazare : Figures contemporaines.
  4. Albert Mockel : Mallarmé, un héros.
  5. Tout récemment encore, Laurent Tailhade, dans l’un des pittoresques et brillants articles de la série Quelques fantômes de jadis, décrivait les mardis de la rue de Rome. (Oui, 5 octobre 1918.)
  6. Henri de Régnier : Figures et Caractères, 120.
  7. Premier livre des Masques, 11 et 13
  8. Figures et Caractères, 329.
  9. Emile Henriot : À quoi rêvent les jeunes gens, 27 ; ce volume contient une série d’interviews extrêmement réussies sur le mouvement poétique du commencement du siècle ; j’aurai l’occasion de le citer plusieurs fois.
  10. C’est encore une question qui nécessiterait une étude entière ; je ne puis cependant omettre de concéder qu’il y a dans l’œuvre poétique de Wagner de grandes inégalités ; mais ce qui étonne surtout, c’est que le grand écrivain poétique qu’il a été n’emploie guère la prose que de la façon la plus cursive.
  11. Je m’expliquerai tout à l’heure sur le sens que je donne à ce mot
  12. Promenades littéraires. IV, 7.
  13. Livre des Masques, 57
  14. 'La Poésie populaire et le Lyrisme sentimental.
  15. Chant de l’Exposition, VII.
  16. Émile Henriot : À quoi rêvent les jeunes gens, 33.
  17. Ibid., 41
  18. Publiée dans Vers et Prose, tome XIX.
  19. Je suis reconnaissant à Paul Morisse de l’avoir dit, et très éloquemment, dans l’étude, beaucoup trop flatteuse, qu’il m’a consacrée tout récemment, dans les Pionniers de Normandie, janv.-févr. 1919.
  20. Essais de critique dramatique, II, 69.
  21. Je vous signale la théorie de Darmsteter exposée dans la Vie des Mots et malheureusement reprise par Remy de Gourmont. La plupart des mots seraient des métaphores qui auraient perdu leur sens métaphorique ; le mot « arriver », disions-nous, signifie « aborder une rive » ; les premiers qui ont dit « arriver dans une maison » auraient, selon Darmsteter, parlé métaphoriquement et sous-entendaient une comparaison, — arriver dans une maison, comme on aborde une rive… Ils supprimaient, eux aussi, le mot comme. Cette déplorable théorie qui ferait de la langue un vaste cimetière d’images dépéries, a été heureusement réfutée : voir, entre autres, l’étude de M. Meillet que je signalais tout à l’heure.
  22. Je désigne par « anciens » les écrivains appartenant à 1’« histoire ancienne », spécialement les Grecs et les Latins.
  23. De Maurice Maeterlinck, lettre publiée dans les journaux du 8 décembre 1916 : « L’Amérique se rend-elle compte du traitement infligé à la Belgique et aux Belges ? Il n’y a pas de mots, dans le langage humain, pour raconter les faits. Il n’y a pas de précédents à de pareilles ignominies dans l’histoire. Il faudrait remonter, pour en trouver, au delà du Déluge. »
  24. Anthologie des lyriques allemands contemporains, préface de Verhaeren.
  25. Temps du 24 avril 1918, compte rendu de Clio, de Péguy.
  26. La Genèse du XIXe siècle, édition française par Robert Godet, première partie, I, I.
  27. Esthétique de la langue française, 338. Au lieu de « littérature », Gourmont aurait dû dire « poésie »
  28. Connaissance du temps, Art poétique, 46.
  29. Etudes, 66.
  30. Esthétique de la langue française, 247.
  31. Cité par Henri de Régnier, Figures et caractères, 128.
  32. Propos critiques, 112.
  33. André Spire écrivait dans la Palestine nouvelle du 15 juin 1919 : « …Technique souple et forte, qui peut exprimer tous les mouvements de l’âme, tous les cris du poète, toutes les images du visionnaire. Cette technique, exempte, comme le verset biblique, de la servitude du mètre fixe et de la rime, obéit à un rythme purement intérieur. Avec elle, il est impossible de truquer. Aucune armature artificielle n’aide le poète. Si l’idée poétique le soutient, le poème est parfait. Si la pensée est indigente, le poème tombe à plat. »
  34. Ezéchiel, XXXVII, 4-14.
    J’ai retouché, d’après le texte hébreu, une ancienne traduction ; les traductions courantes de la Bible ont le tort d’être toutes plus ou moins destinées à l’édification.
    Je rappelle — et j’avertis ceux qui l’ignoreraient — que « Iahveh » est le nom du dieu d’Israël ; partout où les traductions protestantes et israélites portent « l’Éternel » et les traductions catholiques « le Seigneur », il faut dire « Iahveh » ; le dieu juif se nomme Iahveh, comme le dieu philistin se nomme Dagon, comme le dieu du Capitole se nomme Jupiter ; « Jéhovah » est une leçon à écarter.
  35. Histoire générale des langues sémitiques, I, 1, 2.
  36. Rien ne reste des théories de Renan sur le monothéisme primitif
  37. Pages 166 et suivantes.
  38. Propos critiques, 11, puis 13.)
  39. Il y a cependant lieu de considérer que les livres bibliques nous sont arrivés dans un état d’interpollation et de remaniement que les non-spécialistes ne sauraient imaginer.
  40. N’oublions pas que, dans notre conception de la poésie, toute phrase poétique est nécessairement un vers (ou un ensemble de vers) : voir, plus haut, pages 54 et 55.