De Stéphane Mallarmé au prophète Ezéchiel/02/III


III

Le réel


Le premier problème qui se pose à un artiste est celui de la sincérité.

Être sincère, cela ne signifie pas dire aux autres la vérité, ou ce qu’on croit être la vérité ; cela signifie, du moins en art, se dire à soi-même la vérité.

Qu’est-ce qu’un véritable écrivain ? Disons : Qu’est-ce qu’un écrivain ?

Celui qui emploie l’outil qui est le sien, — le langage, — à exprimer une chose qu’il a pensée.

On dit de même d’un peintre, d’un musicien, qu’il est, dans toute la force du mot, un peintre, un musicien, quand il exprime par les couleurs, par les sons, la vision qu’il a vue, l’émotion qu’il a ressentie.

Par contre, le mauvais écrivain, le mauvais peintre, le mauvais musicien, c’est celui qui emploie son outil à exprimer des choses qu’il s’imagine peut-être avoir pensées, vues ou senties, mais qu’en réalité il n’a ni pensées, ni vues, ni senties ; c’est celui qui n’est pas « sincère ».

Cela n’a l’air de rien : exprimer ce que l’on a ressenti ; et il n’est pas d’artistes qui ne croient dire ce qu’ils pensent ; en réalité, ils ne font que répéter et arranger ce que d’autres ont pensé avant eux.

C’est ce que nous faisons tous dans la conversation, — sauf, aux heures sublimes, quelques-uns !

Résultat : une expression insuffisante, approximative, factice et le plus souvent fausse.

On ne pense bien, en effet, que les choses qu’on pense par soi-même ; on n’exprime bien que les choses qu’on a bien pensées.

Toute pensée non pensée personnellement est une pensée approximative ; toute émotion qui n’a pas été ressentie personnellement reste une émotion approximative ; toute vision que notre œil n’a pas vue est une vision approximative. Et cela produit de la littérature, de la musique, de la peinture approximatives.

Ainsi tombe le préjugé de l’opposition entre le fond et la forme.

La forme n’existe pas indépendamment du fond : indépendamment du fond, une belle forme est un trompe-l’œil.

Ce que l’on conçoit bien s’énonce clairement…

Ce n’est pas tout à fait cela ; il aurait fallu dire (mais Boileau tenait aux douze syllabes) :

Ce que l’on conçoit bien s’énonce bien…

Pratiquement, il n’y a qu’un moyen d’écrire bien, c’est de penser personnellement ; il n’y a qu’un moyen de penser personnellement, c’est de penser réellement. Réciproquement, il n’y a qu’un moyen de penser réellement sa pensée, c’est d’en chercher l’expression précise.

Magnifique retour de la pensée et de l’expression !

La forme et le fond, ce sont de vains mots ; il n’y a que le style.

Le style, c’est la concordance de la pensée et de l’expression.

Voulez-vous connaître le comble du mauvais écrivain ? — Oh ! nous n’avons que l’embarras du choix.

Les journaux ont cité, à la fin de janvier 1918. le discours de M. Bergson à l’Académie :

Oyez tous !

Une prétention peut ne pas s’apparaître comme excessive, tant que l’indiscrétion de la demande est tempérée par l’indécision du résultat. Mais dès qu’elle a bénéficié de votre indulgence, elle se questionne sur sa légitimité, et le doute qui portait sur l’effet reflue sur la cause.

J’ai lu Kant ; mais Bergson, je ne peux pas ; à la deuxième ligne, je suis ailleurs.

Pourquoi ?

Parce que Kant pensait, tandis que M. Bergson, lui, fait joujou. Voulez-vous un exemple d’écrivain qui ne voit pas ? Aucun écrivain scientifique n’est plus à la mode que Fabre ; je ne l’ai pas lu, et je vous dis pourquoi ; il m’a suffi d’une phrase de lui citée par Laurent Tailhade :

D’autres chauves-souris, moins bien partagées sous le rapport de l’ouïe, possèdent en compensation un odorat comme il n’y en a pas d’autre pour la finesse.

Dites-moi si l’homme qui a écrit cela a « vu » ce qu’il écrivait.

Flaubert, qu’on a pu accuser de rechercher la forme en dehors du fond, a écrit, tout au contraire (je n’ai pas vérifié la citation) :

Tant qu’on n’aura pas, d’une phrase donnée, séparé la forme du fond, je soutiendrai que ce sont là deux mots vides de sens. Il n’y a pas de belles pensées sans belles formes, et réciproquement… Supposer une idée qui n’ait pas de forme, c’est impossible, de même qu’une forme qui n’exprime pas une idée. Voilà un tas de sottises sur lesquelles la critique vit.

Marcel Martinet me signalait un autre propos de Flaubert ; c’est dans une lettre à sa nièce, lettre 284, tome XIII de l’édition Conard.

…Cette nouvelle, écrit-il, m’a causé une « vive impression » (style facile vous épargnant la peine de chercher les mots et de savoir ce qu’on veut dire)…

Vous épargnant la peine de savoir ce qu’on veut dire… est-ce bien cela !…

De même qu’écrire approximativement c’est avoir pensé approximativement, écrire vulgairement c’est avoir pensé vulgairement ; le beau langage sur des idées vulgaires, c’est toujours du maquillage.

Dans l’enquête que M. François Laya a instituée sur Baudelaire dans le premier numéro de l‘Eventail, j’ai dit — permettez-moi de me citer moi-même — que le grand titre de gloire de Baudelaire est d’avoir répudié « la formule couramment harmonieuse, ce sem blant de beauté verbale qui épingle des oripeaux aux pensées usagées, c’est-à-dire aux pensées que le poète n’a pas pensées lui-même, aux émotions factices, c’est-à-dire aux émotions qu’il n’a pas senties en son cœur, aux visions rebattues, c’est-à-dire aux visions que son œil n’a pas vérifiées ; autrement dit, le naïf ou roublard effort où se plaît un chacun à redire des paroles entendues, en les accommodant de fioritures ».

Ces jolies choses, les pensées non pensées, les émotions non senties, les visions non vues, se dénomment des clichés. Le problème du style pourrait se résumer en ceci :

Pas de clichés !

C’est-à-dire : rien que des pensées, que des émotions senties, que des visions vues ; même si le génie est minime, et humble de talent, il s’agit d’art.

Mon verre n'est pas grand…

Musset a rarement mieux écrit, du moins en vers.

C’est en ce sens que la sincérité est la première qualité d’un écrivain.

Je suppose, bien entendu, la connaissance de la grammaire et du lexique ; il est évident qu’il faut connaître la langue que l’on emploie. Je sais un peu d’anglais ; mais je n’en sais pas assez pour penser en anglais ; quelle que puisse être ma sincérité envers moi-même, il m’est impossible d’être un écrivain anglais, et aucun de vous, j’imagine, n’a jamais cru qu’il suffisait d’être Français, d’avoir été à l’école ou au lycée, pour connaître les mots de la langue française. Un minimum de « savoir » est donc indispensable à l’écrivain ; mais savoir ne suffit pas ; c’est vouloir qu’il faut ; et, avec le « vouloir », nous revenons au chapitre de la sincérité.

Il existe, pour l’écrivain, une règle suprême, et vous acquiescerez tous, si je la formule ainsi qu’il suit :

Règle suprême : employer les mots selon leur signification propre. Les mots, disions-nous tout à l’heure, sont les outils de l’écrivain, comme les couleurs sont les outils du peintre, comme les notes sont les outils du musicien ; les mots sont des forces et c’est par le moyen de ces forces que l’écrivain exprime sa pensée ; les mots ont une valeur et c’est cette valeur qui donne à la pensée la puissance de s’exprimer. Employer les mots selon leur signification, c’est les employer selon leur valeur, c’est les employer selon leur puissance. J’ai l’air d’enfoncer une porte ouverte ? Eh bien, il n’y a pas de vérité plus méconnue à la face du ciel !

Parmi les gens qui écrivent, seule une minorité, une infime minorité emploie les mots selon leur signification ; presque tout ce que nous lisons est de l’à-peu-près ; dans presque tout ce que nous lisons, les mots ont perdu leur puissance, leur valeur, pour cette raison qu’ils ne sont pas employés suivant leur signification.

J’arrive, messieurs, à la question de la métaphore ; contrairement à la formule habituelle, j’ai le regret de vous avertir qu’il me sera impossible d’être bref.


La métaphore. — Littré la définit :

« Une figure par laquelle la signification naturelle d’un mot est changée en une autre ; comparaison abrégée. »

Le Dictionnaire de l’Académie dit :

« Figure de rhétorique : espèce de comparaison abrégée, par laquelle on transporte un mot du sens propre au sens figuré. »

Dunan, cité par Littré, explique fort bien :

« La métaphore est une figure par laquelle on transporte la signification propre d’un nom à une autre signification qui ne lui convient qu’en vertu d’une comparaison qui est dans l’esprit. »

Quand je dis « un torrent de larmes », le mot « torrent » est une métaphore ; car sa signification exacte est changée en celle plus générale de flux, dans le but de comparer le flux des larmes qui coule des yeux, au torrent d’eau qui coule de la montagne.

La métaphore étant ainsi définie un changement de signification imposé à un mot dans un but de comparaison, vous devinez que je vois dans la métaphore le point subtil et infiniment dangereux par là faute de quoi, ou grâce à quoi l’écrivain va être amené à ne plus donner aux mots leur signification propre.

Prenons garde pourtant ; les gens de lettres dénomment fréquemment métaphore ce qui n’est qu’une image ; nous verrons tout à l’heure notre ami Jacques Rivière donner dans cette erreur. Une image est l’évocation d’une chose concrète ; une métaphore est le rapprochement de deux images (ou d’une image et d’une idée abstraite). Notre exemple « un torrent de larmes » est le rapprochement de deux images : celle d’un flux de larmes et celle d’un torrent d’eau. Gardons-nous donc de confondre métaphore et image, — et revenons à notre règle suprême : n’employer les mots que selon leur signification propre.

N’employer les mots que selon leur signification propre, cela est facile à dire ; mais les mots changent perpétuellement de sens ; et les mots ont presque tous plusieurs sens. Allons-nous essayer de remonter aux sens étymologiques ? Non seulement ce serait méconnaître la loi de transformation du langage, mais ce serait employer les mots dans des sens qui, très souvent, ne seraient plus compris ; et l’on écrit pour se faire comprendre.

Voici, par exemple, le mot « arriver » ; son sens ancien, son sens étymologique, son sens propre est « aborder une rive » ; il a passé depuis longtemps au sens dérivé et plus général où nous l’employons, et a perdu son premier sens.

Voici encore le mot « échouer » ; son sens ancien est celui d’un navire qui touche le fond ; mais il a pris depuis longtemps le sens dérivé et général de ne pas réussir, tout en conservant (au contraire du mot « arriver ») le sens primitif de toucher le fond.

Or, ces changements de sens, comment se sont-ils produits ?

Après avoir évité la métaphysique, allons-nous tomber dans la linguistique ? Je ne serai pas si sévère. Je me contenterai de renvoyer les personnes curieuses de ces questions à une excellente étude de M. Meillet, publiée dans l’Année Sociologique de 1904-1905. Vous y verrez qu’une des causes, parmi beaucoup d’autres, des changements de signification des mots peut se formuler ainsi : la langue commune emprunte ses mots aux langues particulières, aux langues des métiers, aux langues techniques, et, ce faisant, leur enlève la signification précise et rigoureuse qu’ils y avaient, pour leur donner sens plus général.

Les exemples seraient innombrables.

« Arriver » est un mot pris aux marins par les non-marins et généralisé ; de même « échouer ». Dans la langue du métier, les deux mots ont un sens précis, exact et étymologique ; dans la langue commune, ils ont un sens général et, par conséquent, vague.

Quelle est donc la loi qui permettra à l’écrivain de contrevenir à notre règle suprême de n’employer les mots que dans leur signification propre ? Ou mieux, quelle est la loi qui reconnaît aux mots des sens seconds, dérivés et plus ou moins éloignés de leur sens propre ?

Horace disait :

…Usus
Quem penes arbitrium est et jus et norma loquendi.

Vaugelas et tous les grammairiens répètent : l’usage !

L’usage, c’est bien vague ; l’usage de qui ? Vaugelas disait : L’usage des beaux esprits ; c’est une précision, mais qui n’est guère de notre temps.

Au lieu de l’usage, j’aime mieux dire : la prescription.

« La prescription, dit l’article 2219 du Code Civil, est un moyen d’acquérir ou de se libérer par un certain laps de temps. »

Cela signifie, pour ceux qui ne sont pas au courant des choses du droit, que si je reste, pendant un temps fixé par la loi, en possession continue, non interrompue, paisible, publique, non équivoque et à titre de propriétaire, d’une chose qui ne m’appartient pas, il y a prescription : la chose m’appartient.

Le paysan qui occupe le champ d’autrui comme s’il en était propriétaire, le devient au bout de trente ans.

Tout, dans l’histoire des hommes, est une question de prescription.

Allons-nous, en France, prêcher la guerre d’indépendance contre les descendants des Romains qui ont conquis la Gaule avec César ?

La question d’Alsace-Lorraine est une question de prescription ; Louis XIV avait pris jadis l’Alsace à l’Allemagne… Y avait-il prescription en 1870 ?

Les Allemands nous ont pris l’Alsace en 1870… Y avait-il prescription en 1919 ?

Eh bien, messieurs, l’écrivain, le vrai écrivain, le grand écrivain est celui qui ne cède qu’à la prescription. Je reprends mes petits exemples :

« Arriver » dans une ville ; « échouer » dans une entreprise : — La prescription est acquise ; l’écrivain n’a qu’à s’incliner.

« Un torrent » de larmes : — Sens propre du mot « torrent » : flux d’eau rapide, etc. Sens dérivé : simple flux… Y a-t-il prescription pour le sens dérivé ? Non ; le mot « torrent », aujourd’hui comme autrefois, signifie uniquement un flux d’eau rapide comme on en voit dans la montagne ; à un sens plus général de simple flux, il n’y a aucune prescription.

Conséquemment, si « torrent » continue à signifier un torrent d’eau dans la montagne, celui qui dit un « torrent de larmes » (je reprends la définition de Dunan citée par Littré) « transporte la signification propre d’un nom (torrent) à une autre signification (flux) qui ne lui convient qu’en vertu d’une comparaison qui est dans l’esprit ».

Or, cette opération (transporter la signification d’un mot à un autre en vertu d’une comparaison), c’est une métaphore.

Conséquemment, « arriver » dans une ville, « échouer » dans une entreprise, ne sont pas des métaphores. Verser un « torrent » de larmes, est une métaphore[1].

Je pose maintenant la question : Celui qui emploie cette métaphore, un « torrent » de larmes, est-il un écrivain ?

Reprenons notre raisonnement.

Si, faisant cette métaphore, il est sincère, il est un écrivain. Si, la faisant, il répète une chose non personnellement éprouvée, il n’est qu’un gâte-sauces.

La question revient donc à celle-ci : L’homme qui écrit aujourd’hui cette phrase : « Il versait un torrent de larmes », est-H sincère, c’est-à-dire a-t-il eu, au moment où il écrivait cette phrase, la vision de la montagne, de ses sites agrestes ou désolés, des hauts sommets, et, entre les rochers fracassés, l’a-t-il vu, ce torrent, descendre, en rebondissant dans un fracas de bruit et d’écume, et devant cette hallucination alpestre, s’est-il écrié, en le fond profond de son âme d’artiste :

— Tel, oui, tel est le flux de larmes que je vois couler de ces yeux…

Alors, il est sincère, il est un écrivain.

Ou bien, la métaphore qu’il a employée est-elle une vision non vue, une sensation non sentie, une pensée non pensée ? Est-ce une métaphore morte qu’il nous a servie ?

Concluons.

L’écrivain est l’homme qui n’emploie pas de métaphores mortes.

Je disais que l’écrivain est celui qui emploie les mots selon leur signification véritable ; j’ajoute : et selon les significations qu’ils ont acquises en vertu de’a prescription.

Mais celui qui « jongle avec les chiffres », a-t-il dans l’esprit, en écrivant cette métaphore, la silhouette du jongleur, debout sur la scène d’un music-hall ?

Et le politicien qui nous parle de la « sphère des idées », l’a-t-il vue, la surface sphérique ? et quant au « spectre de 93 », au « spectre du cléricalisme » ? je demande une petite description de ces êtres surnaturels.

L’écrivain a le droit de dire simplement des choses simples ; par exemple, et d’accord avec La Bruyère, il a le droit d’écrire cette phrase : « Il pleut. » Cela, c’est parfait, parce que c’est sincère ; mais dès qu’il se permet une métaphore, la même loi de sincérité l’oblige à être… tout simplement génial.

Jeunes écrivains, méfiez-vous de la métaphore ; c’est le grand traquenard.

La métaphore appelle torrent ce qui n’est pas un torrent ; la métaphore, par définition, est un détournement du sens des mots, par cela qu’elle appelle Pierre ce qui s’appelle Paul, qu’elle baptise carpe ce qui est lapin ; la métaphore n’est possible qu’à force de sincérité ; elle n’est possible que si elle est voulue, absolument voulue, extraordinairement voulue.

La métaphore morte est le criterium simple et sûr à quoi l’on reconnaît un écrivain. Je vous donne le secret ; quand vous voulez savoir si un écrivain est vraiment un écrivain, examinez ses métaphores.

Je vous parlais tout à l’heure des clichés ; on s’en prend généralement aux clichés ; les pires clichés sont des métaphores ; je m’en prends directement à la métaphore.

Or, messieurs, voici, pour beaucoup d’entre vous peut-être, une grande nouvelle :

La métaphore est une invention moderne ; ou, pour être plus exact, la métaphore, extrêmement rare chez les anciens, n’est fréquente que chez les modernes[2].

La beauté antique, c’est, en architecture, la ligne ; en littérature, l’absence de métaphores.

Voltaire, Dictionnaire philosophique, écrit, au mot « Imagination » :

Presque tout est image dans Homère, dans Virgile, dans Horace.

Image, oui. Métaphore, à peu près jamais.

Je vous citais tout à l’heure une phrase de Gourmont sur Mallarmé ; j’en avais supprimé une partie ; voici la phrase complète :

Toute comparaison est formée de deux termes : la chose elle-même et celle à laquelle on la compare ; ces deux termes, les classiques les expriment tous les deux ; Hugo et Flaubert les unissent en une seule métaphore complexe ; Mallarmé les désunit à nouveau et ne laisse voir que la seconde image.

Gourmont commet là, en ce qui concerne les classiques français, une erreur radicale. Au lieu de « les classiques », il aurait dû dire « les anciens ». Racine, hélas, est plein de métaphores, et des pires…

Un peuple saint en foule inondant les portiques…

Racine a-t-il eu vraiment la vision d’une inondation ?

Les métaphores de Molière sont innombrables, et meilleures.

Quant à Boileau… Rappelez-vous…

C’est en vain qu’au Parnasse un téméraire auteur
Pense de l’art des vers atteindre la hauteur…

Et ce qui suit… « l’influence secrète », « l’astre » qui « l’a formé poète », la « captivité » dans un « génie étroit » !… J’admettrais qu’on fasse apprendre cela par cœur aux écoliers, si c’était pour leur expliquer ce que c’est que le mauvais style, ou plutôt l’absence de style…

Je parcourais, récemment, une traduction française d’Euripide ; je remarquais l’extrême rareté des métaphores, quand je rencontrai précisément la petite phrase que voici :

« Il versait un torrent de larmes ! »

Je me dis : Tiens ! voici une métaphore… Mais cette métaphore, vraiment, Euripide a-t-il bien pu l’écrire ?

Je pris île texte grec ; et je lus, au lieu du « torrent de larmes », polla dacrua, beaucoup de larmes, tout simplement.

Le traducteur, — hélas, un professeur de l’Université, — avait offert à Euripide le cadeau de cette métaphore !

« Beaucoup de larmes », voilà le classique antique. Un « torrent de larmes », voilà le classique moderne.

Vous n’imaginez pas la quantité de métaphores misérables que certains professeurs de l’Université répandent dans les textes. Je n’ai pas le temps de vous donner des exemples ; je vous citerai pourtant encore un cas. Dans la collection Panckoucke, pourtant si réputée, le traducteur d’Horace, rien que dans les douze vers 23-35 de la première satire du second livre, a ajouté, de son cru, cinq métaphores, et lesquelles ! Les voici :

Vers 23. — Timet : il tremble.

Vers 24. — Quid faciam ? Pourquoi m’en défendre ?

Vers 28. — Claudere verba pedibus : emprisonner les paroles dans des vers.

Vers 33. — Vitam describere : peindre la vie.

Vers 35. — Venusinus arat : Venouse voit ses habitants labourer.

Vous voyez de quelle façon un cuistre peut accommoder Horace.

Et vous voyez de quelle façon l’on fait connaître aux écoliers l’esprit de l’antiquité.

Qu’est-ce encore que cette élégance de pion qui interdit de répéter le même mot à quelques lignes de distance, alors que ce mot est pris dans la même signification, et qui oblige ainsi à remplacer le mot propre par le mot impropre ou par une périphrase ?

Messieurs, j’hésite à vous dire toute ma pensée… L’humanité était parvenue, il y a deux millénaires, à une culture qu’elle n’a plus retrouvée ; il est vrai que c’était une perfection en qualité et non en quantité ; le christianisme a voulu la quantité ; il était juste qu’il sacrifiât la qualité… Les classiques grecs et latins, voilà ceux qui ont écrit et qui sont des modèles.

Loin de moi la pensée de dénier quelque chose au génie de Racine ; Racine est l’un des plus profonds dramaturges de tous les temps. Est-ce une raison pour ne pas reconnaître ses imperfections ? Je vous assure que personne plus que moi n’admire et n’aime, n’aime et n’admire les drames de Racine ; comme ce sont éminemment des drames, j’estime qu’il vaut mieux les entendre que les lire, et je vais de temps en temps m’en régaler au Français ou à l’Odéon ; même médiocrement joués, ils sont là dans leur cadre, et mes amis savent quels « torrents de larmes » à moi aussi font couler les émois de Phèdre… Je n’en ai pas moins un petit serrement de cœur, chaque fois que je l’entends nous confier que ses genoux « se dérobent » sous elle…

S’agit-il d’expliquer aux jeunes gens ce que c’est que d’écrire, messieurs les professeurs de lettres ? Eh bien, vous avez Tacite, « l‘écrivain » par excellence… Et dénombrez un peu, pour voir, ses métaphores !

Tout le monde dit que les gens qui écrivent le plus mal, ce sont certains journalistes. La raison ? Ils n’ont pas le temps de penser :ils n’ont pas le temps (ni quelquefois les moyens) d’être sincères ; étant pressés, il est naturel qu’ils se servent des clichés et des bonnes vieilles métaphores qui leur viennent à la mémoire.

Mais savez-vous qui écrit plus mal que certains journalistes ?

Ce sont certains universitaires. La raison ? Ils ont le temps, eux ; mais ils aiment d’amour les clichés et les bonnes vieilles métaphores.

Et savez-vous qui écrit plus mal que certains universitaires ?

Ce sont certains académiciens. Ce n’est pas, eux, qu’ils n’aient le temps ; ce n’est pas non plus qu’ils aiment d’amour les bonnes vieilles métaphores et les clichés ; mais ils honorent, en eux, les piliers de la tradition.

Nécessité dans le journalisme ; amour à l’Université ; politique à l’Académie… Ne soyez pas jaloux, jeunes poètes ; on vous laisse la sincérité.

Tout ce que je dis s’applique aussi bien à la prose qu’à la poésie. En poésie, la chose est évidente ; le fait même d’écrire en vers suppose l’intention de donner à sa pensée une expression adéquate, c’est-à-dire de faire œuvre d’écrivain. En prose, par contre, il ne faut pas confondre celui qui, comme le poète, mais par d’autres moyens, entend faire œuvre d’écrivain, et celui qui, dans un style de conversation, expose ses idées d’une façon cursive, tel précisément le journaliste, et c’est, hélas, ce que je fais ici moi-même[3]. On ne peut imaginer à quel point on a peu l’idée de ce que c’est qu’un écrivain ; avez-vous remarqué, lorsqu’on dénonce un mauvais écrivain, qu’on ne signale guère que des fautes de grammaire, des néologismes ? Des fautes de grammaire, des néologismes, les meilleurs écrivains en commettent ! Mais ce qu’on ne signale jamais, c’est les pensées déjà pensées, les visions non vues, les émotions conventionnelles… Je vous indique un petit jeu ; si vous" voulez embarrasser l’amateur éclairé, ou le pion, priez-le de vous expliquer en quoi un Scribe, un George Ohnet écrit mal…

Un jour, dans une salle de rédaction, on daubait sur un poème, nouvellement paru d’Edmond Rostand… « Mais, enfin, qu’est-ce que vous voyez de si mauvais là-dedans, demandai-je ?… » Et tout ce qu’on put me citer, ce fut cet hémistiche :

Du bordeaux, des oranges…

– Vous n’allez pas dire, monsieur Dujardin, que c’est écrit, cela ?

Et le « il pleut » de La Bruyère ? ce n’est pas écrit non plus ?… Hélas, ce qui n’est pas écrit, c’est les genoux qui se « dérobent », j’en demande pardon au maître trois fois illustre…

Il faudrait avoir le temps d’analyser cette notion de sincérité, qui est la condition sine qua non et la caractéristique du style, on trouverait qu’elle comporte trois qualités :

La précision : l’écrivain sincère avec lui-même dit exactement ce qu’il veut dire ;

La profondeur : il a dû descendre au fond de lui-même pour acquérir cette parfaite conscience qu’est la véritable sincérité ;

La concision : il éliminera tout ce qui est inutile ou frivole, pour s’en tenir à cette sincérité profonde.

Que le poète lyrique doive être précis, profond et concis, Henri Guilbeaux le disait, en 1913, dans une étude sur la poésie allemande contemporaine[4]. La chose est pourtant contraire, non seulement aux idées anciennement reçues, mais à certaines théories plus ou moins à la mode. Je n’ai pas les références sous les yeux ; je cite d’après un article de M. Paul Souday, l’un des rares journalistes qui sache penser, c’est-à-dire écrire[5] :

Grand partisan de l’intuition et de l’inspiration, Péguy devait repousser les entraves d’un plan préconçu et même de toute méditation préalable. L’aboutissement logique de la théorie, c’est de prendre la plume sans aucune préparation et d’écrire ce qui vous passe par la tête. Il paraît que Maurice Maeterlinck, autre intuitionniste, procède ainsi… Cette méthode de travail peut donner des résultats… mais il ne faut la conseiller à personne, et les jeunes gens qui l’adopteraient se réserveraient des mécomptes.

Comme on pouvait s’y attendre, Péguy, dans cette Clio, qu’analyse M. Souday, part en guerre contre l’érudition… Pour Péguy, l’intuition remplace la documentation en histoire, comme elle remplace la réflexion en art…

Ces belles choses procèdent, bien entendu, de M. Bergson.

Il ne faut pourtant pas juger une doctrine d’après sa caricature.

La doctrine de l’intuition et même de l’improvisation peut se soutenir, si elle signifie que le poète, après une longue méditation, doit écrire d’un jet. C’est un système qu’ont pratiqué de grands poètes ; il m’est indifférent que l’on médite les mains dans les poches ou la plume à la main ! L’important est d’avoir médité, autrement dit, d’avoir travaillé.

L’inspiration, m’écrivait un jour Magdeleine Marx, est la chose secondaire ; l’essentiel, c’est le travail.

Grande vérité, messieurs, que nous apporte une femme ! Ne croyons pas que « l’inspiration » puisse nous fournir, par certains clairs de lune, des choses que nous ne posséderions pas ; nous avons chacun, en nous, un trésor, grand ou petit, qui est nous-mêmes ; je comparerais l’inconscient de l’écrivain, de l’artiste, à une mine, riche ici. médiocre là ; mais c’est avec la pioche qu’on tire de la mine ce que le bon Dieu y a mis.

L‘inspiration est un mot vide de sens, à moins qu’il ne désigne la bonne disposition au travail.

Le défaut du romantisme a été : au lieu de précision, lâchage ; au lieu de profondeur, vulgarité ; au lieu de concision, amplification.

Dans Hugo, ces défauts arrivent quelquefois au sublime ; car le génie est un charbon purificateur. Mais il resterait à savoir si les plus belles choses de Hugo ne sont pas précisément celles où il est précis, profond et court.

Mais l’enchevêtrement, l’à-peu-près, le gâchis d’un Musset (je parle du poète et non du prosateur, qui est délicieux). Mais le robinet ouvert de Jocelyn !

Et les sous-romantiques ! Le flux ininterrompu du développement approximatif !

Le Parnasse, bien qu’i 1 ait été une continuation du romantisme, a réagi pourtant contre « cette manière lâchée, négligente et incorrecte de faire les vers ». Mais c’est à Baudelaire qu’appartient la gloire d’avoir rendu à la poésie les trois qualités cruciales : précision, profondeur et concision.

La queue du Parnasse fut pire que la queue du romantisme : les derniers romantiques étaient simplement de mauvais poètes ; les derniers parnassiens furent de faux bons poètes ; on 1eur doit, hélas, le beau vers qui n’est qu’un beau vers, le magnifique vers dénué de pensée, le splendide vers qui n’est qu’un cliquetis de mots ; et ils en ont donné une recette si parfaite que je me charge d’apprendre à tout écolier adroit, en vingt minutes, à mettre sur pied un sonnet magistral. Je ne détiens pas de secret : Banville a donné la recette dans son Traité de versification française.

On dit quelquefois que la guerre aura eu ce résultat d’amener les écrivains à plus de sérieux. C’est possible pour quelques-uns : mais il suffit d’avoir un grand amour de la sincérité, une grande horreur du cliché, un grand besoin de précision, de méditation approfondie et de concision pour arriver à une conception sérieuse de la poésie… Il n’était pas nécessaire pour cela que vingt millions d’hommes soient massacrés…

La préoccupation du style a été celle de tous les artistes dignes de ce nom. Le problème de l‘« écrivain » se pose à toutes les époques : à toutes les époques il convient de le reprendre : il suffit qu’il soit un instant oublié, pour qu’une génération de mauvais écrivains surgisse, pour qu’il n’y ait plus d’art.

Je disais plus haut que la sincérité, en art, consiste à se dire la vérité à soi-même. Ce mot de « vérité » signifie à la fois trop et trop peu de chose. C’est du « réel » qu’il s’agit. La véritable sincérité, pour un écrivain, est l’assentiment au réel.

Dans ses admirables Grundlagen, un livre dont beaucoup d’idées sont loin d’être les nôtres, mais qui n’est rien moins qu’un monument de la pensée humaine. Houston Stewart Chamberlain expose que le principe de l’art est cet instinct « configurateur », que les Grecs ont possédé suprêmement, et qui consiste à donner une forme aux choses, à construire une image des choses.

Image qui n’a de prix qu’à la condition d’être figurée du trait le plus ferme et construite avec la plus parfaite clarté. Et là s’atteste cette « force créatrice » dont Goethe disait qu’elle « glorifie » la nature[6].

  1. Je vous signale la théorie de Darmsteter exposée dans la Vie des Mots et malheureusement reprise par Remy de Gourmont. La plupart des mots seraient des métaphores qui auraient perdu leur sens métaphorique ; le mot « arriver », disions-nous, signifie « aborder une rive » ; les premiers qui ont dit « arriver dans une maison » auraient, selon Darmsteter, parlé métaphoriquement et sous-entendaient une comparaison, — arriver dans une maison, comme on aborde une rive… Ils supprimaient, eux aussi, le mot comme. Cette déplorable théorie qui ferait de la langue un vaste cimetière d’images dépéries, a été heureusement réfutée : voir, entre autres, l’étude de M. Meillet que je signalais tout à l’heure.
  2. Je désigne par « anciens » les écrivains appartenant à 1’« histoire ancienne », spécialement les Grecs et les Latins.
  3. De Maurice Maeterlinck, lettre publiée dans les journaux du 8 décembre 1916 : « L’Amérique se rend-elle compte du traitement infligé à la Belgique et aux Belges ? Il n’y a pas de mots, dans le langage humain, pour raconter les faits. Il n’y a pas de précédents à de pareilles ignominies dans l’histoire. Il faudrait remonter, pour en trouver, au delà du Déluge. »
  4. Anthologie des lyriques allemands contemporains, préface de Verhaeren.
  5. Temps du 24 avril 1918, compte rendu de Clio, de Péguy.
  6. La Genèse du XIXe siècle, édition française par Robert Godet, première partie, I, I.