De Stéphane Mallarmé au prophète Ezéchiel/03

À la mémoire de Joseph Halévy


Professeur à l’École des Hautes Études,
mort, dans sa 90e année, le 21 janvier 1917.


Je l’ai vu pour la première fois il y a dix ans ; j’allais lui porter un livre qui lui doit beaucoup ; depuis longtemps je m’étais instruit de ses travaux ; c’était un maître sémitisant.

Hébraïsant au point de composer des poésies en hébreu, il savait quasiment toutes choses de ce qui voisinait aux études sémitiques ; des dialectes arabiques, il avait passé aux iraniens et avait affronté le sanscrit ; il lisait les écritures égyptiennes aussi bien que le cunéiforme : il professait les langues touraniennes, donnait des leçons d’assyriologie ; le grec et le latin, bien entendu.

Quant aux langues européennes vivantes, il s’étonnait qu’un chacun ne les entendît toutes ; leurs syntaxes et dictionnaires n’ayant point d’obscurités, disait-il, quelle peine y avait-il à les apprendre ?

Il était né à Andrinople, mais il ne vint à Paris que vers la quarantaine ; qu’avait-il été jusque-là ? des légendes couraient ; on racontait qu’il avait été portefaix à Constantinople.

Joseph Derembourg l’eut pour secrétaire ; il se fit naturaliser Français ; personne ne lui connut de famille en France ; sa vie, pendant cinquante ans, se distribua entre la Sorbonne, le Séminaire israélite et la Société Asiatique, où ses querelles avec Oppert réjouirent le monde savant d’un regain homérique.

Il habitait, rue Champollion, au centre le moins heureusement famé du Quartier Latin, une très vieille et obscure maison, où passaient des ouvriers d’art, et dont le soleil ne chauffait que les toits.

C’était un affreux logement, carrelé et sans rideaux ; aucun meuble, si ce n’est un petit poêle en fonte, un fauteuil canné comme en ont quelquefois les caissiers, deux chaises, une table en bois blanc ; et, appuyés au long des murs, des livres en multitudes, des livres en monceaux, en tas croulants.

Pour saisir un d’entre eux, on le voyait l’arracher d’une pile ; et la masse oscillait ; ensuite, il le replaçait sur le tas.

Il était petit, gros, vêtu comme au faubourg, les yeux à fleur de tête et bordés de rouge ; et, je parle d’il y a dix ans, il allait et venait, courait, gesticulait, criait ; âme ingénue ; bouche coléreuse ; réponse à tout ; il n’avait que quatre-vingts ans.

Et, dans ce foyer, deux flammes. L’une était la science ; vivant pour les choses de la science, et pour elles seules, et rien que pour elles ; âme entière donnée ; oreille close à tout intérêt qui ne la concernait point ; aussi ignorant de la vie parisienne que M. Un Tel des question himyarites.

L’autre était une rouge et sombre jalousie, toujours en éveil, vite féroce : Israël !

Et les deux flammes s’emmêlaient étrangement pour faire dans ce vieux cœur de solitaire un grand amour.


Je l’ai vu pour la dernière fois l’avant-dernier hiver ; la concierge me dit : Je vais monter vous ouvrir ; il ne répond plus.

Il était assis dans le fauteuil canné, face au petit poêle, immobile, tassé comme quelqu’un qui n’aurait plus le mouvement ; les piles de livres gisaient, chargées de poussière.

Il tourna la tête et me salua par mon nom ; je lui dis quelques mots ; il ramena la tête dans sa position première ; il y eut un silence ; et, les yeux fixés face au petit poêle, sans remuer aucunement, il me parla.


« Travaillez. Ecrivez ; faites des élèves. Transmettez ce que vous avez reçu ; transmettez ce que vous aurez acquis. Enrichissez l’héritage.

« Ne vous découragez pas. Ils ont beau faire ; l’héritage ne diminue pas ; l’héritage augmente. Tandis qu’ils détruisent, voilà votre tâche, conserver et construire. Ne vous découragez pas ; vous êtes plus fort qu’eux.

« Ce qui est mauvais périt ; ce qui est bon ne périt pas. Quoi que vous voyiez, ne vous découragez pas.

« Savez-vous ce qu’ils viennent de faire encore à Israël ? on ne vous l’a peut-être pas dit ? vous n’aurez pas accepté de le croire ?

« Un soir, au son du tambour, on a annoncé à un demi-million de Juifs qu’il fallait quitter leurs villes, tous et tout de suite, avant l’aube.

« Pas de rémission ; ceux qu’on retrouvera demain seront éventrés ; et en avant ! sous le plat des sabres ou sous la crosse des fusils et sous l’insulte, et sous le knout, les enfants, les femmes, les vieux ! derrière eux, c’est le pillage de leurs pauvres maisons abandonnées, et l’incendie.

« Ainsi fit Nabuchodonosor, roi de Babylone, vous vous en souvenez.

« Mais Nabuchodonosor déportait des ennemis ; ils déportent leurs sujets. Nabuchodonosor déportait des révoltés ; ils déportent des genoux suppliants.

« Nabuchodonosor se glorifiait ; eux, leur cœur tremble, et leurs lèvres calomnient pour se justifier.

« Ils disent que nous les avons trahis. Qui a trahi ? est-ce nous, ou leurs ministres, ou leurs généraux, ou leurs bureaucrates, ceux-là mêmes qu’eux-mêmes ils ont pendus à l’arbre ?

« Savez-vous ce que fut la caravane ? des wagons à bestiaux ; pas même en nombre suffisant ; eh bien, on ira sur ses jambes ; et il y a des femmes avec l’enfant au sein, des infirmes, des blessés de leurs propres régiments.

« Quiconque apporte un secours, les gendarmes rient, et ils le chassent ; quiconque implore un secours, ils grincent des dents, et ils le fouettent.

« Où va-t-on ? Ici ? on les refoule là. Là ? on les refoule ici. Nabuchodonosor jouait-il de ce jeu d’enfer ?

« Leur empire n’est qu’un parcage de petites nations violentées qui demandent la délivrance ; je pense bien qu’ils vont donner à l’ennemi l’exemple, et commencer par affranchir dans la maison.

« Mais nous, les Juifs ?…

« La Dispersion, chez les Césars, avait ses droits, vous le savez, monsieur qui les avez étudiés. Chez eux, elle n’a qu’une face de bête traquée.

« Ils ne pardonnent, entre les Juifs, qu’aux prostituées, ces protecteurs des peuples asservis. »




Et, après un silence :

« Croyez-vous qu’ils aient mieux réussi que tous ceux qui, depuis trois mille ans, ont entrepris, l’un après l’autre, d’anéantir Israël ?…

« Comme si on anéantissait Israël !… »




Et il reprit, toujours absolument immobile :

« Travaillez, monsieur. Ecrivez ; faites des élèves. Transmettez ce que vous aurez reçu : transmettez ce que vous aurez acquis. Soyez, pour l’héritage, un bon père de famille.

« On ne peut rien contre la science ; on ne peut rien contre Israël.

« Le mal périt ; le bien résiste. Ne vous découragez pas. L’héritage a l’enveloppe dure.

« Ne dites pas : humble je suis ; humble est mon lot ; humble est l’offrande. Tout lot est part de l’héritage ; toute offrande est acquêt à l’héritage.

« Voyez ce que je suis, monsieur ; le peu que je suis ; le rien que je serai. Nul caillou n’est si petit qu’il ne serve à pierrer la route qui mène à Jérusalem.

« Ayez courage. Travaillez. Les barbares qui déchirent Israël ne peuvent rien contre Israël, ni contre la science, ni contre la libération des peuples,

« Aujourd’hui pas plus qu’aux heures de Nabuchodonosor,

« Car, ainsi dit l’Eternel, si vous pouvez rompre mon alliance avec le jour et mon alliance avec la nuit, de sorte qu’il ne soit plus jour ou nuit quand c’est le temps,

« Alors aussi mon alliance avec David, mon serviteur, pourra se rompre. »




Derrière la porte du judaïsme, je ne suis qu’un voyageur qui écoute, guettant à démêler le sens de quelques-unes entre les grandes paroles de l’histoire, de quelques-uns entre les plus nobles idéaux humains ;

Mais pouvais-je, bien qu’incrédule, ne pas saluer de ma vénération,

Mains jointes,

Et les larmes aux yeux,

L’optimisme vermeil du vieux Juif qui sur les marches de la fosse me parlait de l’avenir ?


Ecrit en février 1917.