Critique de la raison pure (trad. Barni) - 1869/T1





CRITIQUE


de


LA RAISON PURE


PAR


Emmanuel KANT


TRADUIT DE L’ALLEMAND


PAR


Jules BARNI


AVEC UNE INTRODUCTION DU TRADUCTEUR
contenant l’analyse de cet ouvrage


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TOME PREMIER


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PARIS
GERMER-BAILLIÈRE, LIBRAIRE-ÉDITEUR
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LONDRES

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NEW-YORK

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MADRID

C. Bailly-Baillières, Place de Topete, 16

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1869
ERRATA

Tome I. Introduction du traducteur, p. XIX, ligne 11 entre le numéro 4o et les mots Possibilité ou impossibilité, intercalez le mot Modalité.

Page 109, ligne 19, au lieu de proportions, lisez propositions.

Page 144, § 2, ligne 11, au lieu de proportions, lisez propositions.

Page 185, ligne 26, au lieu de comme étant elles-mêmes, lisez comme étant eux-mêmes.

Pagé 233, ligne 3, au lieu de la quantité intensive, lisez la quantité extensive.

Page 237, ligne 26, au lieu de rendre possibles, lisez rendre possible.

Tome II. Page 258, ligne 2, au lieu de quand les principes dont une certaine connaissance, lisez : quand les principes d’où une certaine connaissance.

Même page, ligne 4, au lieu de : si l’on ne pourrait pas l’atteindre, lisez : si l’on ne pourrait pas les atteindre.


AVANT-PROPOS DU TRADUCTEUR


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S’il s’agissait ici d’une œuvre littéraire, je pourrais dire que cette traduction de la Critique de la raison pure a rempli le précepte d’Horace : Nonumque prematur in annum. Elle a reposé plus de neuf ans dans mes cartons ; elle était déjà entièrement terminée quand j’ai quitté Paris pour venir enseigner à Genève. Les cours dont j’ai été chargé dans cette cité, soit à l’Académie, soit à l’Hôtel de Ville, la rédaction et l’impression de plusieurs de ces cours, d’autres occupations dont il est inutile de parler ici, m’en ont fait ajourner jusqu’à présent la publication. Elle n’a sans doute rien gagné à cet ajournement, mais elle n’a pas du moins laissé passer son heure : Kant est de ceux qui peuvent attendre.

Je ne voulais pas non plus la publier sans y joindre, comme je l’ai fait pour mes précédentes traductions, une introduction étendue. Il ne suffit pas en effet, pour faire connaître Kant, de le traduire littéralement ; il est nécessaire aussi d’exposer ses idées sous une forme à la fois plus concise et plus claire. Je pouvais d’autant moins me dispenser ici de ce travail qu’il s’agit de son principal ouvrage et de l’un des plus importants monuments de la philosophie moderne ; mais c’est là une de ces tâches qui ne peuvent pas s’improviser. La voici enfin accomplie : l’introduction que je place en tête de ma traduction offre à ceux qui veulent étudier la Critique de la raison pure, une analyse exacte et complète qui, si j’ai atteint mon but, éclaircit ce grand ouvrage, tout en le résumant.

Je m’étais proposé encore une autre tâche, que, suivant la méthode suivie dans mes autres travaux sur les œuvres de Kant, je voulais ajouter à la première : celle d’examiner les résultats précédemment exposés, et de chercher en quoi ils doivent profiter à la philosophie. La capitale importance de la Critique de la raison pure rend aussi cette seconde tâche indispensable. On peut dire sans aucune exagération que de cette œuvre a daté une nouvelle ère pour la philosophie : elle a porté au vieux dogmatisme métaphysique des coups dont il ne se relèvera jamais, et elle a ouvert à la pensée moderne des voies qu’on peut rectifier, mais qu’on ne saurait désormais négliger, si, comme le demandait Kant, on veut faire rentrer enfin la philosophie dans la route sûre de la science. D’un autre côté, le criticisme a jeté à son tour sur cette route bien des idées qu’il en faut écarter, et il a lui-même besoin d’être soumis à une critique qui fasse en lui le triage du vrai et du faux. C’est ce que j’ai entrepris pour ma part, en mettant à profit les nouvelles réflexions qu’un long espace de vie méditative a pu me suggérer. Mais cette seconde tâche exigeait de tels développements que, jointe à la première, elle eût grossi démesurément l’introduction que je voulais placer en tête de ma traduction de la Critique de la raison pure. J’ai donc pris le parti de la réserver pour un nouveau volume qui contiendra la traduction d’écrits composés tout exprès par Kant pour expliquer ou défendre cet ouvrage. Elle sera très-bien placée en tête de ce volume, qui doit former le complément nécessaire du grand monument dont je présente aujourd’hui la traduction. En attendant, ceux qui veulent s’initier à l’étude de ce long et difficile ouvrage en trouveront ici une analyse détaillée qui ne leur sera pas, je l’espère, sans utilité.

Ai-je besoin de parler du système de traduction que j’ai suivi ? C’est exactement celui que j’ai appliqué aux autres ouvrages de Kant et qui a obtenu l’approbation du public philosophique. Donner une version assez littérale pour tenir lieu du texte à ceux qui ne peuvent le lire dans l’allemand, et en même temps aussi française que le permet cette première et essentielle condition, tel est le but que je me suis proposé dans cette traduction, comme dans les précédentes. Cela ne fait pas sans doute un style facile et agréable, mais ce serait demander l’impossible que de réclamer ici ces qualités ; tout ce que l’on peut raisonnablement exiger, c’est que la traduction, tout en reproduisant fidèlement le texte, le rende en un français aussi bon que possible et par là même l’éclaircisse, au lieu de l’obscurcir encore. Kant, il faut bien le dire, est un écrivain obscur. L’obscurité chez lui ne vient pas, comme on le croit souvent, d’après le caractère de beaucoup d’auteurs allemands, du vague des idées : ses idées ont au contraire une précision toute géométrique ; elle vient de leur extrême abstraction et de leur extrême subtilité. Les fils de ses analyses sont si ténus qu’il est souvent très-difficile de les bien démêler et qu’ils échappent parfois à l’auteur lui-même. Cette obscurité tient encore à un défaut de forme qui fait que les phrases sont embarrassées ou mal liées. Sous ce rapport, la Critique de la raison pure ne manque pas seulement de cette clarté que Kant appelle esthétique (v. la préface de la 1re édition, page 12), mais quelquefois aussi de cette clarté logique à laquelle il pense avoir suffisamment pourvu. Une traduction française peut remédier, au moins jusqu’à un certain point, à ce dernier défaut. Aussi ne me suis-je pas fait scrupule, non-seulement de couper et de dégager des phrases trop longues et trop enchevêtrées, mais même de changer au besoin des liaisons qui exprimaient mal le rapport des idées. Je ne l’ai fait d’ailleurs que dans les cas absolument nécessaires, et de manière à ne jamais me départir de la règle que je m’étais tracée.

Cette traduction reproduit, comme il était juste, la seconde édition que Kant a donnée de son ouvrage en 1787 ; mais j’ai, en des notes placées au bas des pages, indiqué les changements faits par l’auteur, ou rétabli dans leur forme primitive les passages modifiés. Deux morceaux seulement de la première édition ont dû être rejetés, à cause de leur étendue, à la fin du second volume. Le lecteur a ainsi à la fois sous les yeux les deux éditions, et il lui est aisé de se rendre compte des différences qui existent entre elles. Le volume que j’ai annoncé plus haut et qui, je l’espère, ne tardera pas à paraître, achèvera de lui fournir les moyens d’étudier à fond le monument de Kant, en même temps qu’il lui soumettra mes propres appréciations.


Genève, 15 Août 1869.


Jules Barni.


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INTRODUCTION DU TRADUCTEUR


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ANALYSE DE LA CRITIQUE DE LA RAISON PURE


Idée générale de la critique de la raison pure, de son but et de sa méthode.

En jetant un coup d’œil sur la préface de la première édition (1781), et sur celle de la seconde (1787), on peut déjà se faire une idée du but et des caractères de l’œuvre philosophique entreprise par Kant sous le titre de Critique de la raison pure.

On y voit que deux choses frappèrent l’esprit de ce philosophe :

D’une part l’impuissance de l’ancienne métaphysique à se constituer à l’état de science, malgré ses prétentions dogmatiques. Il partage le mépris de son siècle pour ce « vieux dogmatisme vermoulu (p. 7) ; » mais il repousse en même temps comme indigne de l’esprit humain l’indifférence à l’égard des questions agitées par la métaphysique (v. p. 7. et p. 23). Là est une partie de son originalité.

D’autre part, l’insuffisance de cette physiologie de l’entendement humain, à la manière de Locke, qui se fonde sur un empirisme dénué de tout caractère vraiment scientifique, et aboutit, avec Hume, à un scepticisme non moins incapable de satisfaire la raison. Tout en rejetant l’ancienne métaphysique, il ne peut se contenter de cet empirisme et de ce scepticisme où s’arrêtaient alors tant d’esprits. C’est là le second trait de son originalité. C’est ainsi que Kant fut amené à concevoir l’idée de substituer à cette physiologie empirique de l’entendement humain, ainsi qu’à l’ancienne métaphysique, une critique de la raison qui déterminât exactement la nature et la portée de cette faculté, en la considérant dans ses éléments purs ou à priori, et qui, en plaçant enfin la métaphysique, à l’exemple des mathématiques et de la physique, sur la route sûre de la science (v. p. 19 et p. 24), lui donnât le caractère dont elle a toujours été privée.

Il s’agit d’opérer ici un changement de méthode analogue à celui qu’ont accompli les mathématiques dans l’antiquité grecque, lorsqu’à la place des tâtonnements auxquels elles s’étaient livrées jusque-là, quelque grand esprit (Thales ou tout autre) songea à faire sortir la connaissance de l’objet de la construction à priori de son concept, ou à celui qu’a, dans les temps modernes, accompli la physique, lorsqu’au lieu de se laisser conduire par la nature comme à la lisière, elle entreprit de diriger et d’interpréter les expériences d’après les principes mêmes de la raison, et de forcer ainsi la nature de répondre comme à un juge souverain. Les auteurs de ces révolutions avaient compris que la raison n’aperçoit que ce qu’elle produit elle-même d’après ses propres plans. C’est cette vue que Kant tente d’introduire dans la métaphysique, afin d’y opérer une révolution semblable à celles qui ont produit de si heureux effets dans les mathématiques et dans la physique.

Il compare encore l’idée d’après laquelle il entreprend cette révolution à celle de Copernic : celui-ci « voyant qu’il ne pouvait venir à bout d’expliquer les mouvements du ciel en admettant que toute la multitude des astres tournait autour du spectateur, chercha s’il ne serait pas mieux de supposer que c’est le spectateur qui tourne et que les astres restent immobiles (p. 24) ; » de même, au lieu de supposer, comme on l’a fait jusqu’ici, que toutes nos connaissances se règlent sur les objets, Kant suppose que ce sont au contraire les objets qui se règlent sur notre connaissance. Il pense pouvoir résoudre ainsi ce problème, qui est la première question et comme une question de vie ou de mort pour la métaphysique : comment une connaissance à priori des choses est-elle possible ? La réponse se résume dans cette pensée, que Kant regarde comme la pierre de touche de la nouvelle méthode : « C’est que nous ne connaissons à priori des choses que ce que nous y mettons nous-mêmes (p. 26). » D’où il déduit cette conséquence, contraire en apparence au but que poursuit la métaphysique : « Nous ne pouvons, avec cette faculté, dépasser les bornes de l’expérience possible (p. 26), » puisque la part que nous apportons à priori dans notre connaissance de la nature sert précisément à la rendre possible, et qu’en dehors de cet usage, elle ne saurait avoir de signification. Notre philosophe indique comme contre-épreuve de la vérité de ce résultat une sorte d’expérimentation qui « a, dit-il (note de la page 27), beaucoup d’analogie avec celle que les chimistes nomment souvent essai de réduction. » Elle consiste à éprouver les principes à priori de la raison en les considérant successivement sous deux points de vue différents : d’un côté, comme nous faisant connaître les choses telles qu’elles sont en soi ; de l’autre, comme nous les faisant connaître seulement telles qu’elles nous apparaissent en vert » des lois à priori de notre esprit, ou, d’un seul mot, à titre de phénomènes. S’il arrive que, dans le premier cas, ils donnent lieu à un véritable conflit de la raison avec elle-même, tandis que cette contradiction disparaît dans le second, il sera démontré que notre raison n’atteint que des phénomènes, sans pouvoir s’étendre aux choses en soi, lesquelles, bien que réelles en elles-mêmes, nous restent inconnues (v. p. 27), ce qui confirmera le précédent résultat.

C’est ainsi que Kant conçoit l’œuvre à laquelle il donne le nom de critique de la raison pure (spéculative), parce qu’elle porte sur les éléments à priori de la connaissance, dont elle a pour but de déterminer la valeur et la portée. Cette œuvre peut seule ramener la métaphysique à un état fixe (v. p. 29), en lui donnant une base vraiment scientifique. Qu’on ne lui reproche pas de n’avoir qu’une utilité négative : si elle est négative en ce sens qu’elle sert à nous empêcher de pousser la raison spéculative au delà des limites de l’expérience, elle est positive aussi, en tant qu’elle sauve la raison même, par conséquent la métaphysique, d’une ruine complète, et que, si elle restreint le savoir dans le champ de la spéculation, elle laisse la porte ouverte à la croyance dans celui de la morale (v. p. 30 et suiv.).

Je ne fais qu’indiquer ces divers points, parce que, pour les bien expliquer, il faudrait entrer dans des développements qui seraient ici anticipés ; je me borne donc à ces indications sommaires, et je passe tout de suite des préfaces de l’ouvrage de Kant à l’introduction, qui va commencer à nous initier à la théorie de notre philosophe,

Légitimité de distinction de la connaissance pure (à priori) et de la connaissance empirique (à posteriori).

Nous venons de voir que la critique de la raison pure avait pour but de ramener la connaissance à ses éléments à priori afin d’en déterminer d’une manière vraiment scientifique la valeur et la portée. Mais il faut d’abord justifier la distinction qui est la condition même de cette façon de traiter la critique de l’esprit humain. C’est précisément ce que fait Kant dès le début de l’introduction.

Il admet que toutes nos connaissances ne commencent qu’avec l’expérience : « car, dit-il (p. 45), par quoi la faculté de connaître serait-elle appelée à s’exercer, si elle ne l’était point par des objets qui frappent nos sens, et qui, d’un côté, produisent d’eux-mêmes des représentations, et, de l’autre, excitent notre activité intellectuelle à les comparer, à les unir ou à les séparer, et à mettre ainsi en œuvre la matière brute des impressions sensibles pour en former cette connaissance des objets qui s’appelle l’expérience ? Aucune connaissance ne précède donc en nous, dans le temps, l’expérience, et toutes commencent avec elle. »

Mais de ce que toutes nos connaissances commencent avec l’expérience, s’en suit-il qu’elles dérivent toutes de l’expérience ? N’y a-t-il pas des connaissances à priori, c’est-à-dire que l’expérience ne peut expliquer, et qui par conséquent n’en dérivent pas ? Et parmi celles-ci n’y en a-t-il pas qui ne contiennent aucun mélange empirique, et qui en ce sens soient tout à fait pures. Pour résoudre cette question, ou pour justifier la distinction dont il s’agit, Kant a recours à un double critérium : la nécessité et l’universalité. L’expérience nous montre bien ce qui est ; elle nous enseigne bien qu’une chose est ceci ou cela, mais non pas qu’elle ne puisse être autrement ou qu’elle soit nécessairement. Par la même raison, elle peut bien constater qu’il n’y a jamais eu jusqu’ici d’exception à telle ou telle règle, mais non certifier que cette règle est absolument universelle. Elle ne saurait donner à notre connaissance le caractère de l’universalité absolue. Si donc il y a dans notre connaissance des principes qui soient nécessaires et universels, on peut tenir pour certain qu’ils ne viennent pas de l’expérience (v. p. 47. — Cf. p. 48 la version de la première édition). La question revient donc à celle-ci : Y a-t-il des jugements qui présentent réellement ce double caractère ? Or tels sont précisément toutes les propositions des mathématiques. Tel est, dans l’usage le plus ordinaire de l’entendement, cette proposition, que tout changement doit avoir une cause. C’est en vain que le philosophe Hume cherche à l’expliquer par l’expérience. Bien loin qu’elle puisse dériver de cette source, sans ce principe et en général sans des principes de ce genre, l’expérience elle-même serait impossible (v. p. 49).

Ce ne sont pas seulement certains jugements, ce sont aussi certains concepts qui révèlent une origine à priori, comme celui d’espace ou celui de substance ; mais il faut encore distinguer parmi ces concepts. Les uns, comme ceux mêmes que nous venons de citer, s’appliquent uniquement (ainsi qu’il sera expliqué plus tard) à des objets d’expérience ; d’autres, au contraire, ne trouvent plus dans l’expérience d’objet correspondant, mais dépassent le monde sensible et semblent étendre le cercle de nos connaissances au delà des limites de ce champ, comme par exemple l’idée de Dieu. C’est sur cette dernière classe d’idées que la métaphysique a construit ses systèmes, « sans avoir examiné si une telle entreprise est ou n’est pas au-dessus des forces de la raison (p. 51). » Elle obéissait en cela à une tendance naturelle, le plaisir d’étendre nos connaissances dans le champ de l’infini ; elle s’y voyait d’ailleurs excitée par l’exemple des mathématiques, et par l’absence de toute contradiction provenant, soit de l’expérience, puisqu’elle se plaçait en dehors de ses limites, soit, pour peu qu’elle fût habile, du tissu même des idées. « La colombe légère, dit Kant (p. 52), dans une image devenue célèbre, la colombe légère qui, dans son libre vol, fend l’air dont elle sent la résistance, pourrait s’imaginer qu’elle volerait bien mieux encore dans le vide. C’est ainsi que Platon se hasarda, sur les ailes des idées, dans les espaces vides de l’entendement pur. Il ne s’apercevait pas que, malgré tous ses efforts, il ne faisait aucun chemin, parce qu’il n’avait pas de point d’appui où il pût appliquer ses forces. » Mais plus cette tendance est naturelle, plus il importe de s’assurer par de soigneuses investigations de la solidité des spéculations auxquelles on se livre ainsi, et d’en venir enfin à ces questions par lesquelles on aurait dû commencer : « Comment donc l’entendement peut-il arriver à toutes ces connaissances à priori, quelle en est l’étendue, la valeur et le prix (Ibid.) ? » Ce qui est précisément l’objet de la critique de la raison pure.

Conjonction des jugements analytiques et des jugements synthétiques.

Pour résoudre ces questions, il faut d’abord établir une distinction capitale parmi les jugements à priori : il y a des jugements à priori qui sont purement analytiques, et il y en a qui sont synthétiques (v. p. 54). Mais quelle différence y a-t-il en général entre les jugements analytiques et les jugements synthétiques ? C’est que, dans les premiers (celui-ci, par exemple, tous les corps sont étendus), le prédicat est implicitement contenu dans le sujet, de telle sorte qu’il suffit d’analyser le sujet pour en tirer le prédicat, tandis que les seconds (comme celui-ci : tous les corps sont pesants) ajoutent au concept du sujet un prédicat qui n’y était pas conçu et qu’aucune analyse n’en pourrait faire sortir. Aussi Kant appelle-t-il encore les premiers explicatifs, et les seconds, extensifs. Appliquons maintenant cette distinction aux jugements à priori. S’il en est d’analytiques, il en est aussi de synthétiques. Tels sont en général tous ceux qui servent de principes aux sciences théorétiques issues de la raison (v. p. 58). Kant pense même, contrairement à la doctrine généralement admise, que les jugements mathématiques, à l’exception de quelques axiomes (comme a a, ou : le tout est plus grand que sa partie), sont synthétiques. Il est curieux de voir comment il prétend le démontrer :

Que les propositions mathématiques sont des jugements synthétiques à priori.

« On est sans doute, dit-il (p. 59), tenté de croire d’abord que cette proposition 7 5 = 12 est une proposition purement analytique, qui résulte, suivant le principe de contradiction, du concept de la somme de sept et de cinq. Mais, quand on y regarde de plus près, on trouve que le concept de la somme de 7 et de 5 ne contient rien de plus que la réunion de deux nombres en un seul, et qu’elle ne nous fait nullement connaître quel est ce nombre unique qui contient les deux autres. L’idée de douze n’est point du tout conçue par cela seul que je conçois cette réunion de cinq et de sept, et j’aurais beau analyser mon concept d’une telle somme possible, je n’y trouverais point le nombre douze. Il faut que je sorte de ces concepts en ayant recours à l’intuition qui correspond à l’un des deux, comme par exemple à celle des cinq doigts de la main, ou à celle de cinq points, et que j’ajoute ainsi peu à peu au « concept de sept les cinq unités données dans l’intuition. En effet, je prends d’abord le nombre 7, et en me servant pour le concept de 5 des doigts de ma main comme d’intuition, j’ajoute peu à peu au nombre 7, à l’aide de cette image, les unités que j’avais d’abord réunies pour former le nombre cinq, et j’en vois résulter le nombre 12. Dans le concept d’une somme 7 5, j’ai bien reconnu que 7 devait être ajouté à 5, mais non pas que cette somme était égale à 12. Les propositions arithmétiques sont donc toujours synthétiques ; c’est ce que l’on verra plus clairement encore en prenant des nombres plus grands… Les principes de la géométrie ne sont pas davantage analytiques. C’est une proposition synthétique que celle-ci : entre deux points la ligne droite est la plus courte. En effet, mon concept de droit ne contient rien qui se rapporte à la quantité ; il n’exprime qu’une qualité. Le concept du plus court est donc une véritable addition, et il n’y a pas d’analyse qui puisse le faire sortir du concept de la ligne droite. Il faut donc ici encore recourir à l’intuition ; elle seule rend possible la synthèse. »

Comment les jugements analytiques sont possibles.

Mais reste toujours à expliquer en général l’existence de jugements synthétiques à priori. Il n’y a point de difficulté au sujet des jugements d’expérience. On comprend très-bien comment ils peuvent être synthétiques, puisque c’est l’expérience même qui en forme la synthèse ;

Problème fondamental de la Critique de la raison pure.

mais comment est-il possible qu’il y ait des jugements synthétiques à priori, comme celui-ci : tout ce qui arrive a sa cause ? Là est pourtant le problème capital de la critique de la raison pure (v. p. 68. — Cf. les lignes qui figuraient ici dans la première édition avec la note correspondante).

C’est en effet, suivant lui (p. 63), de la solution de ce problème ou de l’impossibilité démontrée de le résoudre que dépend le salut ou la ruine de la métaphysique. L’échec qu’ont subi toutes les tentatives de la métaphysique, grâce à la voie détestable qu’elles avaient suivie, a fait douter de sa possibilité. Mais comme, d’une part, elle existe toujours, sinon à titre de science, du moins à titre de disposition naturelle, et comme, d’autre part, les questions qu’elle soulève étant inévitables, il faut bien qu’il soit possible de décider ce que la raison peut ici ou ne peut pas, il y a lieu de se demander comment ces questions naissent de la nature de l’intelligence humaine en général, ou comment la métaphysique est possible à titre de disposition naturelle, et à quelle solution certaine la raison pure peut arriver à leur égard, ou comment la métaphysique est possible à titre de science (v. p., 65-66).

Ainsi, tandis que l’usage dogmatique de la raison sans critique ne conduisait qu’à des assertions sans fondement, la critique de la raison conduit à la science, ou plutôt elle est une science, science circonscrite, puisqu’elle ne s’occupe que de la raison même, mais science solide autant qu’indispensable (v. p. 67)

La critique de la raison pure, vestibule de la philosophie transcendentale.

La Critique de la raison pure, en tant que science se bornant à examiner cette faculté, ses sources et ses limites, n’est d’ailleurs que le vestibule, ou ce que Kant appelle d’un terme technique, la propédeutique, d’un organum de la raison pure qui contiendrait le système complet de tous ses principes, et auquel on pourrait donner le nom de philosophie transcendentale. Notre philosophe ne se propose pas ici de tracer ce système, qui embrasserait toute la connaissance à priori, mais de nous fournir une pierre de touche qui nous permette de reconnaître la valeur ou l’illégitimité de toute cette connaissance.

Il faut encore ajouter qu’il ne s’agit à présent que de la raison pure spéculative (1)[1], parce que, si les principes fondamentaux de la morale sont à priori, tout ce qui est pratique s’appuie sur des mobiles ou sur des sentiments dont les sources sont empiriques, et que l’on doit ici faire abstraction de tout élément empirique.

L’idée de la critique de la raison pure étant ainsi déterminée, il est temps d’en aborder l’étude. Une grande division se présente d’abord : 1o Théorie élémentaire ; 2o Méthodologie. Chacune d’elles a ses subdivisions, que j’indiquerai à mesure qu’elles se présenteront. La première est l’Esthétique transcendentale, Je vais en expliquer l’objet aussi clairement que possible. Nous entrons ici dans l’enceinte même de la Critique de la raison pure, au seuil de laquelle nous nous étions arrêtés jusqu’ici.

Esthétique transcendentale.

Si l’on a bien compris la pensée de Kant, on a vu que son but dans ce travail était de dégager les éléments à priori que contient la connaissance humaine afin d’en déterminer exactement la valeur et la portée. Suivant cette idée, il faut considérer successivement les diverses facultés qui servent à constituer la connaissance humaine, afin d’opérer ce dégagement sur chacune d’elles.

Fonction de la sensibilité.


Or la première de ces facultés est la sensibilité, c’est-à-dire la capacité que nous avons de recevoir des objets, par la manière même dont ils nous affectent, des représentations ou des intuitions, qui forment les premiers matériaux de la connaissance et sans lesquelles il n’y aurait pas de pensée possible. Kant n’accepterait pas dans ses termes absolus l’ancien adage scolastique : Nihil est in intellectu quod non prius fuerit in sensu ; mais il admet que l’entendement n’aurait rien à penser si le sens ne lui donnait quelque chose à quoi il pût appliquer son activité. « Toute pensée, dit-il expressément (p. 74), doit aboutir, en dernière analyse, soit directement, soit indirectement, à des intuitions, et par conséquent à la sensibilité, puisqu’aucun objet ne peut nous être donné autrement. »

Distinction de la matière et de la forme des intuitions sensibles.

Mais les intuitions contiennent déjà elles-mêmes autre chose que ce qui vient de la sensation. La matière qui les constitue est bien donnée par la sensation, mais la forme à laquelle se rapporte et où s’ordonne tout ce qu’il y a en elle de divers n’en saurait venir. Tandis que cette matière ne peut nous être donnée qu’à posteriori, cette forme existe antérieurement ou à priori dans l’esprit, toute prête à s’appliquer à la première, comme une sorte de moule. On doit donc pouvoir la considérer indépendamment de toute sensation, et c’est là précisément l’objet de l’esthétique transcendentale. Dans cette première partie de la critique de la raison pure, il s’agit donc d’une part d’isoler la sensibilité de tout ce que l’entendement peut y ajouter, et d’autre part d’en écarter tout ce qui appartient à la sensation pour n’en conserver que la simple forme, la forme pure et les principes à priori qui s’y fondent.

L’espace, intuition à priori, forme du sens extérieur.

Appliquons d’abord cette méthode au sens extérieur. Par le moyen de ce sens, nous nous représentons certaines choses comme étant hors de nous et distribuées dans l’espace. Or ce n’est pas la Sensation qui me donne la représentation de l’espace, puis que, sans cette représentation même, je ne saurais me représenter les choses de cette manière. Il faut donc qu’elle existe déjà en moi (v. p. 77), ou qu’elle soit la forme même de mon sens extérieur ou de toutes les représentations qui en dérivent. Elle est ainsi à priori. Ce qui le prouve encore, c’est qu’elle est nécessaire : « il est impossible de se représenter qu’il n’y ait point d’espace, quoiqu’on puisse bien concevoir qu’il n’y ait point d’objets (p. 78). » C’est aussi qu’on ne peut se représenter qu’un seul et même espace, et l’on ne saurait non plus le considérer comme un assemblage de parties, puisqu’au contraire les parties ne peuvent être conçues qu’en lui. C’est enfin que nous nous le représentons comme une grandeur infinie, comme une grandeur dont toutes les parties coexistent à l’infini. À tous ces titres, il faut reconnaître que la représentation de l’espace ne vient pas de l’expérience, mais qu’elle existe en nous à priori, comme la forme de notre intuition extérieure, ce que Kant exprime en disant qu’elle est une intuition à priori.

Il confirme ce mode d’explication par l’existence même de la géométrie, comme science déterminant synthétiquement et pour tant à priori les propriétés de l’espace, celle-ci, par exemple, que l’espace n’a que trois dimensions. Comment cette proposition apodictique (absolument nécessaire) et toutes les autres du même genre seraient-elles possibles, si l’intuition de l’espace n’existait en nous à priori ? Ce n’est pas de l’expérience que ces jugements peuvent dériver, soit directement, soit indirectement. Il faut admettre qu’ils ont leur origine dans une intuition extérieure qui précède la perception des objets et qui ne peut être autre chose que la forme même du sens extérieur en général (v. p. 81).

Il suit de là que l’espace ne peut être considéré comme une propriété inhérente aux choses mêmes ou à leurs rapports ; car il n’y a point de propriété, soit absolue, soit relative, qui puisse être aperçue antérieurement aux choses mêmes auxquelles elle appartient, et par conséquent à priori. Il n’est autre chose que la forme suivant laquelle nous percevons les objets extérieurs, ou la condition subjective de toutes nos intuitions extérieures, et par conséquent il n’a de sens que pour nous. « Nous ne pouvons, dit Kant (p. 82), parler d’espace, d’êtres étendus, etc., qu’au point de vue de l’homme. Que si nous sortons de la condition subjective sans laquelle nous ne saurions recevoir d’intuitions extérieures, c’est-à-dire être affectés par les objets, la représentation de l’espace ne signifie plus absolument rien. » Quand donc nous disons que toutes les choses sont juxtaposées dans l’espace, cela ne veut pas dire autre chose sinon que nous îles percevons ou qu’elles nous apparaissent ainsi et ne peuvent nous apparaître autrement en vertu de la constitution subjective de notre sensibilité ; mais cela ne signifie pas que, considérées en soi, indépendamment de notre manière de les percevoir, elles existent réellement ainsi. Est-ce à dire cependant qu’il en soit de l’espace comme de la couleur ou de la saveur, qui dépend aussi uniquement de la constitution subjective de notre sensibilité ? Il y a cette différence que la couleur ou la saveur n’est « qu’un effet de la sensation et qu’elle ne donne lieu à aucune représentation à priori, tandis que l’espace est une condition de la perception des objets, une forme de l’intuition qui, ne contenant aucune sensation ou aucun élément empirique, peut être représentée à priori et donner lieu à des concepts à priori, comme ceux des figures et de leurs rapports (v. p. 84).

La même analyse appliquée au temps, conduit à des résultats semblables.

Le temps, intuition à priori, forme du sens intérieur.

Nous ne nous représentons les choses, soit en nous, soit hors de nous, comme simultanées ou comme successives, que parce que le temps sert de fondement à toutes nos intuitions. La représentation du temps est donc en nous à priori : on ne saurait la dériver des intuitions, auxquelles elle sert de fondement ; elle est nécessaire : on peut bien retrancher du temps par la pensée tel ou tel phénomène, on ne saurait supprimer le temps lui-même. Aussi le temps, comme l’espace, donne-t-il lieu à des principes « apodictiques (comme celui-ci : le temps n’a qu’une dimension), que leur absolue généralité ne permet pas d’expliquer par l’expérience. On ne peut pas dire d’ailleurs que le temps soit un concept général (discursif) : « car nous nous le représentons comme un tout infini dont les différents temps que nous pouvons distinguer ne sont que des parties, et il faut bien par conséquent que cette représentation soit en nous à priori, puisqu’elle ne peut être considérée comme un ensemble de représentation » partielles telles que celles que nous pouvons tirer de l’expérience.

De même que Kant s’est servi de l’exemple de la géométrie pour confirmer son analyse de l’espace, il confirme celle du temps par l’exemple de la théorie générale du mouvement : l’idée même du mouvement (changement de lieu), comme celle de tout changement, n’est possible que par celle du temps ; et celle-ci ne pourrait expliquer la possibilité de toutes les proportions synthétiques qui se rattachent à celle-là, si elle n’était pas elle-même une intuition à priori.

Il résulte de l’analyse qui précède, que le temps n’est pas quelque chose qui existe par soi-même, car il faudrait pour cela qu’il existât réellement en dehors des objets réels, ce qui n’a pas de sens ; — ni une propriété inhérente aux choses mêmes, car dans ce cas il ne pourrait être connu à priori et servir lui-même à percevoir les objets. Qu’est-ce donc que le temps ? Rien autre chose que la forme du sens extérieur, comme l’espace est la forme des sens intérieurs. Il détermine le rapport des représentations dans notre état intérieur, et par là celui des phénomènes extérieurs, de telle sorte qu’il est ainsi la condition immédiate des phénomènes intérieurs et la condition médiate des phénomènes extérieurs (v. p. 89). On peut donc dire du temps, comme de l’espace, qu’il n’est rien en dehors du sujet, puisqu’il n’est autre chose qu’une condition subjective de notre manière de percevoir les choses, en nous et hors de nous. Il a bien une valeur objective en ce sens qu’il s’applique à toutes les choses que peut nous offrir l’expérience ; mais il n’a pas de réalité absolue, en ce sens qu’il n’est pas une chose en soi, ou une propriété inhérente aux choses en soi, abstraction faite de notre manière de percevoir (v. p. 91).

Que si l’on objecte contre cette théorie qu’il y a des changements réels, ne fût-ce que la succession de nos propres représentations, et que, puisque ces changements ne sont possibles que dans le temps, le temps est donc bien aussi quelque chose de réel (v. p. 92) ; Kant répond que nous ne nous représentons comme des changements les déterminations de notre être qu’en vertu de notre constitution sensible, et que, si nous pouvions avoir de nous-mêmes une autre intuition, une intuition indépendante de cette condition, il n’y aurait plus pour nous de changements, et que la représentation du temps s’évanouirait.

Cette doctrine de l’idéalité du temps et de l’espace a, suivant notre philosophe, l’avantage de trancher les difficultés insolubles que soulève celle qui leur attribue une réalité absolue, soit à titre de substances, soit à titre de qualités. Les regarde-t-on comme des substances, on admet comme existants par eux-mêmes deux non-êtres qui n’existent que pour renfermer en eux tout ce qui est réel (v. p. 96. — Cf. p. 107). Les regarde-t-on comme des qualités, ou comme exprimant des rapports (de juxtaposition ou de succession) inhérents aux choses mêmes, d’où l’esprit les dégage par le moyen de l’abstraction, on se met dans l’impossibilité de rendre compte de la certitude apodictique des mathématiques, puisque l’expérience ne peut produire cette certitude.

Conséquences résultant de l’esthétique transcendentale.

La théorie de la sensibilité, ou l’esthétique transcendentale que nous venons d’analyser, nous a déjà fourni l’une des conclusions les plus importantes de la philosophie de Kant : c’est que nous ne connaissons les choses, non-seulement les choses extérieures, mais celles qui ont lieu en nous, que comme elles nous apparaissent en vertu de la constitution subjective de notre sensibilité, ou comme phénomènes, et nullement comme elles sont réellement, indépendamment de cette manière de les percevoir, ou comme choses en soi. Ce qu’elles sont à ce point de vue, nous l’ignorons, puisque nous ne les percevons que suivant un mode qui lui-même dépend de la nature de notre sujet. Mais, tout en déclarant (p. 97) que « les choses que nous percevons ne sont pas en elles-mêmes telles que nous les percevons, et que leurs rapports ne sont pas non plus réellement ce qu’ils nous apparaissent, » — de telle sorte que, « si nous faisions abstraction de la constitution de nos sens, toutes les propriétés, tous les rapports des objets dans l’espace et dans le temps, l’espace et le temps eux-mêmes s’évanouiraient, » Kant n’accorde pas cependant que ces objets soient une pure apparence, ou une simple illusion. Une illusion est une représentation qui n’a point d’objet réel, comme les deux anneaux que l’on attribuait primitivement à Saturne. Or les objets de nos perceptions représentent bien quelque chose qui nous est réellement donné ; seulement ce quelque chose, nous ne le percevons que comme phénomène, non comme chose en soi. L’illusion ici consisterait à convertir le phénomène en chose en soi, à regarder, par exemple, l’étendue en soi comme une substance ou comme une propriété réelle des objets. — On trouvera sans doute bien subtile cette explication de Kant. Dire que les choses ne nous apparaissent comme juxtaposées ou comme successives qu’en vertu de notre manière de les percevoir, mais qu’elles ne sont pas réellement ainsi, qu’elles ne seraient pas ainsi, par exemple, au regard d’un être tel que Dieu, pour qui il n’y aurait, suivant l’idée des théologiens, ni passé, ni futur, mais un éternel présent ; et prétendre en même temps que tout en les percevant ainsi, nous ne sommes pas les jouets d’une illusion, parce que les choses nous sont réellement données, c’est là une pure subtilité. Mais je ne discute pas en ce moment la pensée de Kant, je ne fais que l’exposer ; j’ai voulu seulement indiquer tout de suite une réflexion qui se présente ici d’elle-même à l’esprit. Une autre conclusion importante, à laquelle conduit l’esthétique transcendentale, c’est que, en nous montrant dans ces intuitions pures ou à priori (l’espace et le temps) que nous fournit la sensibilité, une des conditions qui nous expliquent comment sont possibles des propositions synthétiques à priori, c’est-à-dire des propositions que ne pourraient engendrer de simples concepts, cette théorie nous avertit aussi que les jugements que nous formons par ce moyen (en liant synthétiquement nos concepts à ces intuitions) ne sauraient s’appliquer qu’aux objets des sens et n’ont de valeur que relativement aux choses d’expérience possible (v. p. 109). Cette conclusion qui surgit ici n’est encore qu’indiquée ; mais nous la retrouverons en quelque sorte à tous les pas de la critique de la raison pure, dont nous n’avons encore franchi que le premier.

Arrivons maintenant au second.

’Logique transcendentale.

La Sensibilité, dont l’esthétique transcendentale vient de déterminer les formes à priori, ne suffit pas pour constituer la connaissance. Par elle les objets nous sont donnés au moyen des représentations ou des intuitions qu’elle nous fournit ; mais, pour qu’il y ait connaissance, il faut que ces objets soient pensés au moyen de certains concepts qui viennent de l’entendement.

’L’action de l’entendement.


Sans la première de ces facultés, rien ne nous serait donné ; mais sans la seconde, rien ne serait pensé. Sans l’entendement, les intuitions de la sensibilité seraient aveugles, de même que, sans la sensibilité, les concepts de l’entendement seraient vides. Il faut à la connaissance une matière : c’est la sensibilité qui la lui fournit ; mais il faut aussi que cette matière, pour devenir une connaissance digne de ce nom, soit ramenée à certains concepts et par là rendue intelligible, et c’est là l’œuvre de l’entendement. Celui-ci n’est donc pas moins indispensable que celle-là à la connaissance humaine (v. p. 110-112).

Or il s’agit de soumettre l’entendement à une analyse semblable à celle qui vient d’être faite sur la sensibilité, c’est-à-dire d’en dégager tout ce qui est à priori, et de déterminer par là la valeur et la portée des éléments qui lui sont dus. C’est ce travail que Kant désigne sous le nom de Logique transcendentale, comme il a désigné le précédent sous celui d’Esthétique transcendentale.

Distinction de la logique transcendentale et de la logique générale.

La logique transcendentale se distingue de la logique générale, en ce que celle-ci fait abstraction dans la connaissance de son origine et de son contenu, ou de tout rapport aux objets, pour ne considérer que sa forme logique, la forme de la pensée en général (v. p. 115), tandis que la première a uniquement pour but de déterminer l’origine, l’étendue et la valeur objective des concepts à priori, ou des éléments purs de la pensée. Elle se distingue aussi par là de cette partie de la logique générale (la logique appliquée) qui tire de l’expérience psychologique les principes qu’elle donne pour règles à l’entendement (moyens d’éviter l’erreur, de diriger l’attention, etc.) ; la logique transcendentale n’emprunte rien à l’observation : elle doit être construite tout à fait à priori.

Division de la logique transcendentale en analytique et dialectique.

Avant d’en entreprendre l’étude, Kant y trace une division qui a une très-grande importance dans sa philosophie, et que nous indiquerons aussi d’avance avec lui. Cette division correspond à celle que l’on introduit d’ordinaire dans la logique générale, sous les titres d’analytique et de dialectique ; mais tandis que, dans la logique générale, elle est purement sophistique, elle est ici tout à fait fondée.

La logique générale, en exposant, sous le titre d’analytique, les règles universelles et nécessaires de la pensée, considérée dans sa forme ou abstraction faite de tout contenu, fournit dans ces règles mêmes des critériums de la vérité : tout ce qui est contraire à ces règles est faux, puisque l’entendement s’y met en contradiction avec lui-même ; mais précisément parce qu’elle ne s’occupe que de la forme de la pensée, et que la pure forme de la connaissance, si bien d’accord qu’elle puisse être avec les lois logiques, ne suffit nullement pour décider de la vérité objective de la connaissance, on sort de l’usage qui lui convient lorsque, sous le titre de dialectique, on prétend en tirer des assertions objectives et que l’on s’en sert comme d’un instrument pour étendre, en apparence, ces connaissances. Une telle étude, qui n’aboutit qu’à un pur verbiage, est indigne de la philosophie (v. p. 118-121).

Cette division trouve au contraire sa place naturelle dans la logique transcendentale. Celle-ci expose d’abord les éléments de la connaissance pure de l’entendement et les principes sans lesquels, en général, aucun objet ne peut être pensé : c’est l’analytique transcendentale. Mais, comme nous sommes naturellement portés à nous servir de ces principes purs pour dépasser la légitime portée de notre connaissance en les appliquant à d’autres objets qu’à ceux de l’expérience, et que nous créons ainsi une apparence dialectique, il faut que la logique transcendentale fasse la critique de cette apparence. De là une seconde partie que désigne bien le titre de dialectique transcendentale. Cette dialectique n’est pas, comme celle dont nous parlions tout à l’heure, un art de susciter des apparences dogmatiques ; c’est au contraire une critique ayant pour but de découvrir la source des illusions où tombe l’entendement et de le prémunir contre les erreurs qui en résultent (v. p. 121 122).

La première de ces deux divisions, ou l’analytique, a pour but de décomposer toute notre connaissance dans les éléments purs ou à priori qu’y apporte l’entendement.

Conditions que doit remplir l’analytique.

Pour cela, il faut d’abord bien isoler l’entendement de la sensibilité, de manière à ne pas mêler les intuitions, de celle-ci aux concepts de celui-là ; il faut ensuite remonter aux concepts vraiment élémentaires de manière à ne pas mêler des concepts dérivés à des concepts primitifs ; il faut enfin s’assurer que la table de ces concepts purs et élémentaires est bien complète, ou qu’elle embrasse tout le champ de l’entendement pur. Telles sont les conditions que doit remplir l’analytique.

Fil conducteur servant à découvrir tous les concepts purs de l’entendement.

Mais quel est le fil conducteur qui doit ici nous servir à découvrir tous les concepts purs et élémentaires de l’entendement ? Il faut pour cela un certain principe qui nous permette de déterminer la place de chaque concept pur dans l’entendement et l’intégrité de tout le système, deux choses qui ne peuvent être abandonnées au hasard d’une recherche toute mécanique (v. p. 126) ; quel sera ce principe ?

Il nous est fourni par la fonction de l’entendement. Quelle est cette fonction ? C’est de juger, car penser, c’est juger. Et qu’est-ce que juger ? C’est ramener à l’unité les diverses représentations fournies par la sensibilité, de manière à constituer une connaissance déterminée d’un objet donné ou pouvant être donné par ces représentations, comme quand je dis : ce métal est un corps, tout métal est un corps, etc. Le jugement est donc un acte qui consiste à réunir en une seule et même pensée des représentations diverses. Telle est la fonction de l’entendement : c’est une fonction d’unité. Si donc on veut analyser cette fonction dans ses divers éléments, il faut commencer par déterminer toutes les fonctions de l’unité dans les jugements.

Tableau des fonctions de l’entendement ou des fonctions d’unité dans le jugement.

Or la fonction de la pensée dans le jugement peut être ramenée à quatre titres : 1° quantité, 2° qualité, 3° relation, 4° modalité, et dans chacun de ces titres, à trois moments : sous le premier, le jugement peut être général, ou particulier, ou singulier ; sous le second, affirmatif, ou négatif, ou indéfini ; sous le troisième, catégorique, ou hypothétique, ou disjonctif ; sous le quatrième, problématique, ou assertorique, ou apodictique.

Soit, par exemple, ce jugement : tous les hommes sont mortels, il est, sous le premier point de vue, général ; sous le second, affirmatif ; sous le troisième, catégorique ; sous le quatrième, assertorique.

Kant fait au sujet de ce tableau plusieurs remarques qu’il faut noter pour le bien comprendre.

1° Au point de vue de la quantité, les jugements singuliers diffèrent, comme connaissances, des jugements généraux, quoique les logiciens assimilent les premiers aux seconds, parce que, dans les uns comme dans les autres, le prédicat convient à toute l’extension du sujet ; ils méritent donc à ce titre une place particulière dans un tableau complet des moments de la pensée en général.

2° Au point de vue de la qualité, Kant ajoute aux deux espèces de jugements, affirmatifs et négatifs, distingués par la logique générale, une troisième espèce, qu’il désigne sous le nom de jugements indéfinis ou limitatifs : ce sont ceux (par exemple, ce jugement, l’âme n’est pas mortelle) où le sujet est placé dans une catégorie indéterminée, indéfinie (ici, celle des êtres qui ne sont pas mortels).

3* Au point de vue de la relation, tous les rapports de la pensée dans les jugements se ramènent à ceux-ci : a. Rapport du prédicat au sujet, d’où les jugements catégoriques, qui n’ont besoin que de deux concepts (par exemple, l’âme n’est pas mortelle) ; b. Rapport du principe à la conséquence, d’où les jugements hypothétiques, qui impliquent deux propositions (par exemple, s’il y a une justice parfaite, tous les méchants seront punis) ; c. Rapport de la connaissance divisée à tous les membres de la division, d’où les jugements disjonctifs, qui impliquent plusieurs propositions s’excluant l’une l’autre, mais formant ensemble une certaine communauté de connaissance (par exemple, le monde existe, soit par l’effet d’un aveugle hasard, soit en vertu d’une nécessité intérieure, soit par une cause extérieure).

4* « Enfin, au point de vue de la modalité, qui concerne la valeur de la copule, c’est-à-dire de l’affirmation ou de la négation relativement à la pensée, lorsque l’affirmation ou la négation est admise comme purement possible, le jugement est problématique (par exemple, s’il y a une justice parfaite) ; lorsqu’elle est considérée comme réelle, il est assertorique (l’homme est mortel) ; lorsqu’elle est enfin admise comme nécessaire, il est apodictique (par exemple, les trois angles d’un triangle sont égaux à deux droits).

Voyons maintenant comment Kant tire de ce tableau des fonctions de nos jugements celui des concepts primitifs et fondamentaux de l’entendement.

Il n’y a pas de connaissance possible sans une synthèse qui réunisse les unes aux autres nos diverses représentations. Mais, pour que cette synthèse constitue une connaissance dans le sens propre du mot, il faut qu’elle ne soit pas aveugle, comme celle qui résulte simplement de l’imagination, mais qu’elle s’opère suivant des concepts qui en déterminent l’unité. Or telle est précisément la fonction générale du jugement : il consiste à ramener à l’unité nos diverses représentations en vertu des concepts dont l’entendement est la source. Si donc on veut déterminer les concepts purs de l’entendement, il n’y a qu’à considérer les diverses fonctions dans lesquelles se subdivise la fonction générale du jugement : autant il y avait de ces fonctions dans le tableau précédent, autant il faut reconnaître de concepts purs de l’entendement. Kant donne à ces concepts purs, qui forment les conditions à priori de tous nos jugements, un nom qu’il emprunte à Aristote : celui de catégories.

Tableau des concepts purs ou des catégories de l’entendement, qui correspondent aux fonctions logiques du jugement.

En voici la table, qui correspond exactement à celle des jugements.

1o Quantité : unité, pluralité, totalité.

2o Qualité : réalité, négation, limitation.

3o Relation : substance et accident, cause et effet, action réciproque ou communauté.

4* Possibilité ou impossibilité, existence ou non-existence, nécessité ou contingence.

Il est curieux de voir comment l’auteur de cette table des catégories de l’entendement juge l’œuvre de son devancier Aristote.

« C’était, dit-il (p. 139), un dessein digne d’un esprit aussi pénétrant qu’Aristote, que celui de rechercher ces concepts fondamentaux. Mais, comme il ne suivait aucun principe, il les recueillit comme ils se présentaient à lui, et en rassembla d’abord dix qu’il appela catégories (prédicaments). Dans la suite, il crut en avoir trouvé encore cinq, qu’il ajouta aux précédents sous le nom de post-prédicaments. Mais sa liste n’en resta pas moins défectueuse. En outre, on y trouve quelques modes de la sensibilité pure (quando, ubi, situs, ainsi que prius, simul) et même un concept empirique {motus), qui ne devraient pas figurer dans ce registre généalogique de l’entendement ; on y trouve aussi des concepts dérivés (actio, passio) mêlés aux concepts primitifs, et d’un autre côté quelques-uns de ceux-ci manquent complètement. »

Kant, au contraire, s’est appliqué à faire sortir d’un principe commun tout le système des catégories, au lieu de les recueillir au hasard, et il a eu soin d’en écarter, non-seulement les formes pures qui appartiennent à la sensibilité, non-seulement les concepts qui viennent de l’expérience, mais même les concepts purs qui peuvent dériver des catégories, n’admettant sous ce titre que les concepts vraiment primitifs de l’esprit humain. Quant aux concepts purs dont les catégories à leur tour peuvent être la source, et que l’on pourrait appeler les prédicables de l’entendement pur, par opposition aux prédicaments qui sont les catégories, il serait aisé d’en dresser la liste, « en ajoutant, par exemple,

à la catégorie de la causalité les prédicables de la force, de l'action, de la passion ; à la catégorie de la communauté, ceux de la présence, de la résistance ; aux prédicaments de la modalité, les prédicables de la naissance, de la fin, du changement, etc. (p. 140) ; » mais, comme il ne s’agit ici que des principes du système de l’entendement pur et non pas de l’exécution même de ce système, ce n’est pas ici le lieu d’entreprendre ce travail.

Dans la seconde édition de la Critique de la raison pure, Kant a ajouté sur la table des catégories quelques observations qui ont, selon lui, une certaine importance relativement à la forme scientifique de toutes les connaissances rationnelles. Notons au moins les principales :

l° Des quatre classes de concepts dont se compose la table des catégories, les deux premières (quantité et qualité) se rapportent aux objets de l’intuition, pure ou empirique, tandis que les deux dernières (relation et modalité) concernent l’existence de ces objets, soit par rapport les uns aux autres, soit par rapport à l’entendement. Kant propose en conséquence d’appeler mathématiques les catégories de ces deux premières classes, et dynamiques celles des deux dernières.

2° Dans chaque classe la troisième catégorie résulte toujours de l’union de la seconde avec la première : « Ainsi la totalité n’est autre chose que la réalité jointe à la négation ; — la communauté, que la causalité d’une substance déterminée par une autre, qu’elle détermine à son tour ; — la nécessité enfin, que l’existence donnée par la possibilité même (p. 142). » Mais il ne s’en suit pas que la troisième catégorie soit un concept dérivé, et non un concept primitif ; car cette union même de la première catégorie avec la seconde qui produit le troisième concept suppose un acte particulier de l’entendement qui n’est pas identique à celui qui a lieu dans le premier et dans le second. Ainsi, pour concevoir qu’une substance puisse être la cause de quelque chose dans une autre et avoir le concept de la réciprocité, il est sans doute nécessaire d’unir le concept de la cause à celui de la substance, mais il faut encore un acte particulier de l’entendement, car il ne suffit pas de les unir pour concevoir leur influence réciproque.

3* La troisième remarque a pour but de justifier l’accord de la catégorie de la communauté avec la forme du jugement disjonctif qui lui correspond dans le tableau des fonctions logiques du jugement. Cette catégorie est, suivant Kant, la seule dont le rapport avec la forme logique correspondante ne soit pas évidente. Je pense qu’il y en a plus d’une dans le même cas, et c’est ici en général que me paraît se révéler le plus clairement le caractère artificiel de la méthode et du système de Kant ; mais je ne suis en ce moment que rapporteur, et je dois me borner à reproduire l’explication de notre philosophe. Le caractère des jugements disjonctifs est de former un tout dont les parties sont conçues, non comme subordonnées, mais comme coordonnées entre elles, de telle sorte qu’elles s’excluent réciproquement l’une l’autre, tout en se reliant en une même sphère ; or ce caractère est précisément celui de la réciprocité d’action conçue dans la catégorie de la communauté. Le procédé que l’entendement suit dans le premier cas est le même qu’il suit dans le second, lorsqu’il se représente les parties de la chose divisible comme ayant chacune, à titre de substance, une existence indépendante des antres et en même temps comme unies en un tout (v. p. 144).

Déduction des concepts purs de l’entendement.

Mais il ne suffit pas d’exposer, comme on vient de le faire, en un tableau systématique les concepts purs de l’entendement, il faut encore expliquer comment ils peuvent se rapporter à priori à des objets (p. 148), et en justifier par là la légitimité, ou en faire ce que Kant appelle la déduction transcendentale, en empruntant ce mot déduction à la langue des jurisconsultes, qui entendent par là la preuve destinée à démontrer la légitimité d’une prétention et à résoudre ainsi la question de droit (quid juris ?). La déduction de ces concepts ne peut pas être empirique, n’est sans doute fort utile de rechercher, comme l’a fait Locke, les premiers efforts par lesquels notre faculté de connaître tend à s’élever des perceptions particulières à des concepts généraux ; mais cette explication ne répond qu’à une question de fait, elle ne résout pas la question de droit : pour justifier l’usage des concepts purs de l’entendement, il faut avoir un autre acte de naissance à produire que celui qui les fait dériver de l’expérience. Il n’y a qu’une déduction transcendentale qui puisse répondre à cette dernière question.

Mais cette déduction présente des difficultés dont il faut bien se rendre compte, afin de ne pas s’égarer ou se laisser décourager par des obstacles imprévus. Les catégories de l’entendement ne représentent pas, comme les formes de la sensibilité, les conditions sous lesquelles les objets nous sont donnés dans l’intuition et qui justifient par là même leur valeur objective ; elles expriment des fonctions à priori de la pensée, et l’on ne voit pas ici, du même coup, comme dans l’autre cas, comment ces conditions subjectives de la pensée doivent avoir nécessairement une valeur objective, ou se rapporter nécessairement à des objets dont l’intuition est indépendante d’eux. « Il se pourrait à la rigueur, dit Kant (p. 152), que les phénomènes fussent de telle nature que l’entendement ne les trouvât point du tout conformes aux conditions de son unité, et que tout fût dans une telle confusion que, par exemple dans la série des phénomènes, il n’y eût rien qui fournît une règle à la synthèse et correspondît au concept de la cause et de l’effet, si bien que ce concept serait tout à fait vide, nul et sans signification. Dans ce cas, les phénomènes n’en présenteraient pas moins des objets à notre intuition, puisque l’intuition n’a nullement besoin des fonctions de la pensée. » Dira-t-on que l’expérience nous offre des exemples de régularité dans les phénomènes qui nous fournissent suffisamment l’occasion d’en extraire le concept de cause (c’est l’exemple même cité par Kant), et de vérifier en même temps la valeur objective de ce concept, on ne lève pas ainsi la difficulté : l’expérience ne saurait expliquer l’universalité absolue que nous attribuons ici à la règle. Quel est donc le principe de cette explication ?

Ce n’est pas l’expérience, on vient de le rappeler, qui produit les concepts universels et nécessaires de l’entendement ; mais ne seraient-ce pas au contraire ces concepts qui rendent possible l’expérience ? S’il en est ainsi, nous tenons précisément le principe que nous cherchions : les concepts en question, en servant à rendre possible l’expérience, justifient par cela même leur valeur objective. On comprend dès lors comment toute connaissance empirique des objets doit être nécessairement conforme à ces concepts, puisque sans eux il n’y aurait pas d’objet d’expérience possible (v. p. 155). Or tel est le cas des concepts purs de l’entendement. La connaissance d’un objet ou l’expérience, dans le sens complet de ce mot, suppose en effet deux choses : l’intuition, par laquelle cet objet est donné, et le concept, par lequel il est pensé par l’entendement ; et, de même que la première n’est possible que sous les formes de la sensibilité, l’espace et le temps, qui en sont les conditions à priori, de même le second ne peut se produire qu’en vertu de certaines conditions à priori, qui sont les formes mêmes de la pensée, comme les premières sont celles de l’intuition, et qui, s’appliquant aux objets fournis par celle-ci, tirent leur valeur de cet usage même. C’est l’entendement qui est lui-même, par ses concepts, l’auteur de l’expérience. Voilà le grand principe que Kant oppose à Locke et à Hume, et à l’aide duquel il prétend maintenir la raison entre les deux écueils où l’ont fait échouer ces deux philosophes : le dogmatisme empirique du premier et le scepticisme du second (v. p. 156-157).

Suivons maintenant ce principe dans le développement que lui donne notre auteur.

Nous avons vu que la fonction générale de l’entendement était d’introduire l’unité dans la diversité de nos représentations. Toute liaison entre les intuitions diverses, comme entre les divers concepts, est un acte de l’entendement (v. p. 159). Mais comment cet acte, que Kant désigne sous le nom commun de synthèse, est-il lui-même possible, ou quel en est le principe originaire ? Il y a sans doute la catégorie de l’unité, mais cette catégorie, comme toutes les autres, ne fait que représenter une fonction logique du jugement qui implique déjà la liaison et par conséquent l’unité des concepts. Il faut donc remonter plus haut encore, c’est-à-dire « à ce qui contient le principe de l’unité de différents concepts au sein des jugements et par conséquent de la possibilité de l’entendement lui-même (p. 160). » Ce principe, Kant le trouve dans l’unité de cette conscience de soi-même qui s’exprime par le « je pense, » et qu’il désigne sous le nom d’aperception pure ou originaire. Nous arrivons ici à l’un des points les plus subtils et les plus obscurs de sa critique ; je voudrais en donner une idée aussi claire et aussi exacte que possible (1)[2].

De l’unité du je pense ou de la conscience comme principe de toute synthèse.

Les représentations diverses données dans une intuition, par exemple dans celle d’un palais ou d’un temple, ne sont toutes ensemble mes représentations que parce que toutes ensemble elles appartiennent à une conscience. Cette conscience n’est pas celle que je puis avoir de mes diverses représentations, car celle-ci est en quelque sorte éparpillée dans chacune déciles ; et, s’il n’y en avait pas d’autre, le moi serait aussi divisé et aussi bigarré que les représentations dont j’ai conscience. Il faut donc, pour que je puisse me représenter l’identité de ma conscience à travers la diversité de mes représentations, que je les unisse l’une à l’autre en une seule et même conscience qui en exprime la synthèse. Ce n’est qu’à cette condition que je puis les appeler toutes miennes (v. p. 162) ; et cette condition, qui est le principe de l’identité de l’aperception même, précède à priori toute intuition déterminée. Ce n’est pas en effet des objets mêmes que la liaison de nos représentations peut être tirée par la perception pour être ensuite reçue dans l’entendement : elle est uniquement une opération de l’entendement, qui n’est lui-même autre chose que la faculté de former des liaisons à priori et de ramener la diversité des représentations données à F unité de l’aperception.

Cette unité originaire est essentiellement synthétique. L’identité de la conscience de soi-même exprime bien une vérité analytique ; mais cette unité ne pourrait être conçue sans la diversité des représentations qu’elle sert à relier et qui nous viennent des sens, puisque notre entendement n’est pas intuitif, mais simplement discursifs et que sa fonction, qui est de penser, consiste précisément à ramener cette diversité à l’unité. Quand donc je dis que j’ai conscience d’un moi identique, cela revient à dire que j’ai conscience de la synthèse qui doit nécessairement servir de lien aux diverses représentations, et c’est pourquoi aussi l’on peut dire que l’unité originaire de l’aperception est une unité synthétique.

Là est le principe suprême de tout l’usage de l’entendement » et par conséquent de toute la connaissance humaine. De même qu’au point de vue de la sensibilité toutes nos intuitions sont nécessairement soumises aux conditions formelles de l’espace et du temps, de même, au point de vue de l’entendement, elles sont nécessairement soumises aux conditions de l’unité originairement synthétique de l’aperception, c’est-à-dire qu’elles doivent pouvoir s’unir en une seule et même conscience. Ce principe est donc pour l’entendement ce que l’autre est pour la sensibilité ; et, puisque l’entendement peut être justement défini la faculté de connaître, on a raison de dire que ce principe est la condition suprême de la connaissance. L’espace ou le temps n’est que la forme de l’intuition sensible : on ne peut pas dire encore que ce soit une connaissance ; mais, pour connaître quelque chose dans le temps et dans l’espace, par exemple une ligne, il faut une certaine liaison des éléments divers donnés dans l’intuition, ici de divers points, et par conséquent une certaine unité de conscience sans laquelle cette liaison ne pourrait avoir lieu, et qui, en la rendant possible, rend possible la connaissance même de l’objet. Autrement nos diverses représentations ne s’uniraient pas en une même conscience, et rien ne pourrait être ni pensé, ni connu (v. p. 165).

En ce sens aussi on peut dire que cette unité de la conscience qui sert à réunir dans le concept d’un objet toute la diversité donnée dans une intuition est une unité objective. Elle se distingue de celle par laquelle se trouvent associées, suivant les circonstances, nos diverses représentations, et qui, n’étant qu’une détermination du sens intérieur, est ainsi toute subjective. Celle-ci est empirique et contingente : ainsi, par exemple, pour tel individu tel mot représentera telle chose, tandis qu’il en représentera une autre pour d’autres. Au contraire l’unité qu’exprime le je pense est une synthèse pure de l’entendement qui sert à priori de principe à toute synthèse empirique, et elle est nécessaire.

C’est ce que confirme l’examen de la vraie nature du jugement. La copule ou le verbe y exprime un rapport qui a une valeur objective et se distingue par là de celui que peuvent déterminer les lois empiriques de l’association, et qui n’a qu’une valeur subjective. Quand je dis, par exemple, que les corps sont pesants, il y a là autre chose qu’un rapport résultant d’une association subjective de perceptions ; il y a une synthèse dont le propre est de ramener des représentations données à une unité objective d’aperception ou de conscience qui leur donne le caractère et la valeur d’une véritable connaissance, et c’est précisément dans cette unité objective que réside le principe de la forme logique de tous les jugements.

Maintenant, comme cette forme générale se subdivise en un certain nombre de formes particulières, qui représentent les diverses fonctions logiques du jugement et auxquelles correspondent autant de catégories dans l’entendement, il suit de là que les intuitions qui nous sont données par nos sens ne peuvent devenir pour nous des connaissances qu’à la condition d’être soumises à ces catégories (v. p. 171). Le rôle des catégories est précisément de donner à la matière de la connaissance, à l’intuition, fournie par les sens, la forme dont elle a besoin pour devenir une connaissance.

Que les catégories n’ont d’autre usage que de s’appliquer aux intuitions sensibles et de leur donner la forme d’une véritable connaissance.

Il faut même ajouter, — et ceci est un des résultats fondamentaux de la critique kantienne, — qu’elles n’ont pas d’autre usage. Otez les intuitions sensibles, elles ne sont plus que des formes vides qui, ne s’appliquant plus à rien, ne sauraient déterminer aucune connaissance. Cela revient à dire qu’elles ne servent qu’à rendre possible la connaissance empirique ou ce qu’on nomme d’un seul mot l’expérience. À la vérité, les intuitions sensibles ont elles-mêmes une forme pure (l’espace et le temps) qui donne lieu à des connaissances à priori, comme les mathématiques ; mais les concepts mathématiques eux-mêmes ne deviennent des connaissances qu’autant qu’on suppose qu’il y a des choses qui ne peuvent être représentées que suivant cette forme, ou qu’autant qu’on les applique à des intuitions empiriques. Il reste donc vrai de dire en général que les catégories n’ont, dans la connaissance des choses, d’autre usage que de s’appliquer à des objets d’expérience, réelle ou possible.

Kant insiste sur l’importance de la proposition précédente : elle détermine les limites et l’usage des concepts purs de l’entendement. On pourrait être tenté de croire que ces concepts, par cela seul qu’ils ont leur source dans l’entendement, doivent s’étendre à toute espèce d’objets en général ; mais ils n’ont de sens et de valeur que par rapport aux objets de notre intuition sensible ; en dehors de cette application, ce ne sont plus que de pures formes de la pensée, dépourvues de toute réalité {v. p. 175), Essayez de concevoir un objet. Dieu par exemple, en dehors des conditions de notre intuition sensible, vous direz qu’il n’est pas étendu ou qu’il n’est pas dans l’espace, que sa durée n’est pas celle du temps, qu’il ne peut être sujet au changement, etc. ; mais pouvez-vous dire que vous ayez ainsi une véritable connaissance de cet objet ? Non, le concept de la substance, comme toute autre catégorie, ne peut donner lieu à une connaissance réelle (on dirait aujourd’hui positive) qu’en s’appliquant à quelque chose qui puisse tomber sous notre intuition. Autrement nous ne pouvons dire même s’il y a quelque objet qui corresponde à cette détermination de notre pensée. Ce point, qui est, je le répète, un des résultats les plus importants de la critique de la raison pure, se représentera plus tard ; nous y reviendrons avec Kant.

Par quel moyen se fait cette application : de la synthèse transcendentale de l’imagination.

Les catégories de l’entendement n’ont d’autre usage que de s’appliquer aux objets de notre intuition sensible ; mais par quel moyen se fait cette application ? C’est là aussi une question sur laquelle Kant reviendra plus tard : c’est à cette question que répondra la théorie du schématisme ; mais il indique dès à présent le point qui doit servir à la résoudre. Notre humaine intuition est une intuition sensible, non une intuition intellectuelle ; mais elle a une certaine forme qui réside à priori dans la nature même de notre capacité représentative. Or c’est précisément par là que l’entendement peut avoir prise sur le sens intérieur pour le déterminer conformément à l’unité synthétique de l’aperception et concevoir ainsi à priori cette unité. Cette unité, ou cette synthèse, que nous concevons comme nécessaire à priori, n’est pas simplement intellectuelle, puisqu’elle est soumise à la forme de notre intuition sensible ; c’est en ce sens une synthèse figurée. Mais cette synthèse n’est pas non plus simplement le produit de l’imagination reproductive, laquelle rentre dans la sensibilité et dont l’action est soumise à des lois empiriques. Il est juste de reconnaître qu’elle est l’œuvre de l’imagination, mais une œuvre spontanée, qui n’est autre chose que l’effet de l’entendement sur la sensibilité, et qui détermine à priori le sens intérieur conformément aux lois nécessaires de cette faculté. Kant la désigne sous le nom de synthèse transcendentale de l’imagination, C’est ainsi qu’il explique comment les catégories, qui ne sont que de simples formes de la pensée, s’appliquent aux objets de notre intuition et en reçoivent une valeur objective. Cette explication le conduit à une autre, à celle de ce paradoxe mis en avant dans l’Esthétique transcendentale, à savoir qu’au moyen du sens intérieur le sujet ne se saisit lui-même qu’autant qu’il est affecté par lui-même, c’est-à-dire tel qu’il s’apparaît et non tel qu’il est en soi. Il semble qu’il y ait une contradiction à admettre que le sujet puisse être affecté par lui-même ; rien n’est pourtant plus réel. Le sens intérieur, qui ne contient que la forme de toute intuition possible, ne renferme aucune intuition déterminée : pour qu’une intuition de ce genre puisse se produire, il faut une certaine liaison entre les éléments divers qu’elle comprend, et cette liaison ne peut résulter que de cet acte de l’entendement que Kant a désigné précédemment sous le nom de synthèse transcendentale de l’imagination ou de synthèse figurée, et par lequel l’entendement détermine le sens intérieur suivant une certaine synthèse qui constitue l’unité de l’aperception. C’est ainsi, par exemple, que je détermine mon sens intérieur en tirant une ligne dans mon imagination toutes les fois que je veux me représenter le temps. Le sujet est bien ici réellement affecté par lui-même. Le même phénomène se reproduit en tout acte d’attention : l’entendement y détermine toujours le sens intérieur conformément à la liaison qu’il a en vue (v. la note de la page 182) ; et cette liaison, il ne la trouve que dans le sens lui-même, mais c’est lui qui, en affectant ce sens, la produit. Il en est de même dans tous les cas où le sens intérieur est déterminé conformément à une certaine unité d’aperception. Cela admis, il n’y a rien d’étonnant que, par le sens intérieur, notre sujet ne se saisisse pas lui-même tel qu’il est en soi. Il est dans le même cas que les sens extérieurs : si l’on accorde que ceux-ci, ne nous faisant percevoir les objets que suivant la manière dont nous sommes affectés, ne nous les font pas connaître en eux-mêmes, mais seulement tels qu’ils nous apparaissent, il faut admettre la même chose à l’égard du sens intérieur, puisque par ce dernier le moi n’a conscience de lui-même qu’autant qu’il est affecté par lui-même d’une certaine manière.

S’en suit-il que ma propre expérience ne soit qu’un phénomène ou une simple apparence ? Non, l’existence est sans doute déjà donnée dans le je pense, puisque celui-ci exprime précisément l’acte par lequel je la détermine ; mais, comme il ne peut la déterminer qu’au moyen des éléments divers qui lui sont fournis par le sens intérieur, et par conséquent selon la forme même de ce sens, il s’en suit que je ne me connais nullement comme je suis, mais comme je m’apparais à moi-même (v. p. 185). J’ai bien la conscience de moi-même comme d’une intelligence capable de ramener la diversité de toute intuition possible à l’unité de l’aperception ; mais cette conscience n’est pas encore la connaissance de moi : même : celle-ci exige en outre une intuition de la diversité qui est en moi et au moyen de laquelle je détermine une pensée qui sans cela serait vide de tout contenu, et cette condition sensible à laquelle elle est assujettie fait que le moi ne se connaît que comme il s’apparaît à lui-même.

Comment nous pouvons connaître à priori, par le moyen des catégories, des objets d’intuition sensible.

Ce point expliqué, une question reste encore pour achever ce que Kant appelle la déduction transcendentale des concepts purs de l’entendement ou des catégories. Il s’agit d’expliquer comment, par le moyen de ces catégories, nous pouvons connaître à priori des objets qui ne peuvent être d’ailleurs pour nous que des objets d’intuition sensible, ou comment nous pouvons prescrire en quelque sorte à la nature sa loi. La clef de cette difficulté se trouve dans cette réflexion que l’espace et le temps ne sont pas seulement représentés à priori comme de simples formes de l’intuition sensible, mais comme des intuitions où est déjà donnée l’unité de la synthèse de la diversité qui y est contenue. C’est ainsi que la géométrie se représente l’espace comme un objet dont les diverses parties forment une unité intuitive. Cette unité nécessaire de l’espace et du temps est le fondement de toute synthèse par laquelle j’unis en une perception les éléments divers de mon intuition empirique. C’est, par exemple, en prenant pour fondement l’unité de l’espace, que de l’appréhension des diverses parties d’une maison je me fais une perception de cette maison, dont je dessine en quelque sorte la forme sur ce fond. C’est ainsi encore qu’en appréhendant successivement deux états divers tels que l’état fluide et l’état solide, j’ai la perception du phénomène de la congélation de l’eau ; cette perception a son fondement dans l’unité du temps où je lie les deux états que je m’y représente. Cette synthèse n’est sans doute possible à son tour qu’au moyen des catégories qui ont leur siège dans l’entendement, comme celle de la quantité, ou celle de la causalité ; mais c’est dans les conditions mêmes de l’espace et du temps qu’elles trouvent à priori le moyen qui nous permet de les appliquer aux objets de l’intuition sensible et de transformer cette intuition en perception. C’est la nature, ou l’ensemble de tous les phénomènes, qui se règle sur les catégories de l’entendement, et non pas ces catégories sur la nature. De même que notre sensibilité imprime ses formes aux objets de notre intuition ou aux phénomènes, de même notre entendement donne ses lois à ces phénomènes. L’accord nécessaire entre les lois des phénomènes de la nature et notre entendement n’est pas plus étrange que celui qui existe entre ces phénomènes eux-mêmes et notre sensibilité. C’est toujours le sujet qui là imprime aux choses ses formes sensibles, et ici leur impose ses lois intellectuelles.

Il n’y a, en général, selon Kant, que deux manières de concevoir l’accord nécessaire de l’expérience avec nos concepts : ou bien c’est l’expérience qui rend possibles ces concepts, ou bien ce sont ces concepts qui rendent l’expérience possible. Il repousse la première explication, par la raison que les catégories étant des concepts à priori, ne peuvent avoir une origine empirique : leur usage est sans doute de s’appliquer aux objets de l’expérience, mais elles-mêmes ne sauraient en dériver. Il ne reste donc plus pour lui que la seconde. A ceux qui proposeraient une sorte de système intermédiaire, suivant lequel les catégories ne seraient ni des principes à priori de la connaissance, ni des concepts tirés de l’expérience, mais certaines dispositions subjectives, nées avec nous, que l’auteur de notre être aurait réglées de telle sorte que leur usage s’accordât exactement avec les lois de la nature auxquelles conduit l’expérience, il oppose cet argument, que, dans ce système, les catégories n’auraient plus cette nécessité qui leur est inhérente. « Je ne pourrais plus dire alors : l’effet est lié à la cause dans l’objet, c’est-à-dire nécessairement ; mais seulement : je suis fait de telle sorte que je ne puis concevoir cette représentation autrement que comme liée à une autre ; … et toute notre connaissance fondée sur la prétendue valeur objective de nos jugements ne serait plus qu’une pure apparence. « On est tenté, en lisant ces paroles de Kant (p. 192), de les retourner contre son propre système. La nécessité objective qu’il admet est-elle elle-même au fond autre chose qu’une nécessité subjective, et la connaissance, telle qu’il l’explique, autre chose qu’une apparence ? Mais je ne discute pas ici sa pensée, je me borne à l’exposer. La déduction qui précède a expliqué l’origine et justifié la valeur des catégories de l’entendement en montrant d’une manière générale que leur rôle est de rendre l’expérience possible ; il s’agit maintenant de chercher par quel moyen elles la rendent possible, et quels sont les principes qu’elles fournissent dans leur application aux phénomènes. Tel est le double objet du livre {Livre deuxième) auquel nous sommes arrivés et qui porte le titre d’Analytique des principes.

La première question qu’il contient est celle du moyen ou de la condition qui seule permet d’appliquer à des phénomènes les concepts purs de l’entendement et qui rend par là l’expérience possible. Pour pouvoir dire qu’un objet est renfermé dans un concept, il faut que la représentation de cet objet soit homogène avec ce concept. « Ainsi, suivant l’exemple employé par Kant (p. 198-199), le concept empirique d’une assiette a quelque chose d’homogène avec le concept purement géométrique d’un cercle, puisque la forme qui est pensée dans le premier est perceptible dans le second. » Or les concepts purs de l’entendement ne sont nullement, par leur nature propre, homogènes avec les intuitions sensibles que nous avons à y subsumer dans nos jugements. Comment donc les premiers, par exemple le concept de la causalité, peuvent-ils s’appliquer aux secondes ? Telle est la question que Kant se pose. Le moyen de la résoudre a déjà été indiqué ; il ne s’agit plus que de le développer.

Puisqu’il n’y a aucune homogénéité entre les catégories de l’entendement et les phénomènes auxquels elles s’appliquent, attendu que les premières sont de nature intellectuelle, tandis que les secondes sont de nature sensible, il faut bien, pour que cette application soit possible, qu’entre ces deux termes il y en ait un troisième qui soit homogène, d’un côté, à la catégorie, et de l’autre, au phénomène, et permette d’appliquer l’une à l’autre. Or ce terme intermédiaire nous est précisément fourni par le temps, lequel est à la fois homogène au phénomène, en tant qu’il est impliqué dans chacune de nos diverses représentations empiriques, et à la catégorie, en tant qu’il leur fournit une règle à priori. C’est le temps qui nous permet de donner aux concepts purs de l’entendement la forme qui les rend applicables aux phénomènes. Soit, par exemple, la catégorie de la quantité ; comment la déterminer dans le nombre et faire qu’elle puisse s’appliquer aux phénomènes, sinon par le moyen du temps ?

Schématisme de l’entendement pur :

Kant désigne cette forme sous le nom de schème, et il appelle schématisme de l’entendement pur le procédé général que suit l’esprit dans cet acte par lequel il donne cette forme à ses concepts purs. Le schème n’est toujours par lui-même qu’un produit de l’imagination : comment, par exemple, former le schème de nombre sans une synthèse de l’imagination ? Mais il faut bien distinguer le schème de l’image : quand, par exemple, je place cinq points les uns à côté des autres, je me forme une image du nombre cinq ; mais quand je pense un nombre en général, ou même quand je pense un nombre déterminé, mais très-élevé, la représentation de ce nombre est un schème, sans être une image : c’est la représentation d’un procédé de l’imagination, qui consiste à déterminer un concept suivant une règle générale et sert lui-même à procurer en conséquence à ce concept son image. Le schème n’est donc pas l’image ; il en est même si différent qu’il n’y a point d’image correspondante qui lui puisse être adéquate. Il n’y a point, par exemple, d’image du triangle qui puisse être jamais adéquate au concept d’un triangle en général (v. p. 202). L’image d’un triangle est toujours en effet celle d’un triangle, soit rectangle, soit acutangle, etc. ; tandis que le schème du triangle comprend toutes ces figures : ce schème ne peut donc exister ailleurs que dans la pensée. L’image est un produit empirique de l’imagination productive ; le schème est un produit de l’imagination pure qui rend lui-même possibles les images.

Table des schèmes transcendentaux.

Si l’on veut maintenant tracer le tableau des schèmes transcendentaux auxquels donnent lieu les concepts purs de l’entendement, il n’y a qu’à reprendre celui des catégories pour voir comment, par le moyen du temps, qui est le schème fondamental, chacune d’elles peut s’appliquer à l’intuition. On aura ainsi, 1° pour la catégorie de la quantité et ses subdivisions, unité, pluralité, totalité, le nombre, qui n’est que l’unité de la synthèse que j’opère entre les diverses parties d’une intuition en général, en introduisant le temps dans l’appréhension de l’intuition ; 2° pour les catégories de la qualité, cette production continue de la réalité dans le temps qui descend d’un certain degré de la sensation à son entier évanouissement et arrive ainsi à la négation, on remonte de cette négation au réel ; 3° dans la catégorie de la relation, a. comme schème de la substance, la permanence du réel dans le temps ; b. comme schème de la causalité, la succession des éléments divers soumise à une règle commune ; c. comme schème de la réciprocité, la simultanéité des déterminations d’une substance avec celles des antres suivant une règle générale ; 4° enfin, dans la catégorie de la modalité, comme schème de la possibilité, la détermination de la représentation d’une chose par rapport à quelque temps (comme, par exemple, que les contraires ne peuvent exister en même temps dans une chose, mais seulement d’une manière successive) ; comme schème de l’existence, la présence d’un objet dans un temps déterminé, et comme schème de la nécessité, l’existence d’un objet en tout temps.

On voit que le temps est comme le fond commun de tous les schèmes que nous venons de passer en revue. Ces schèmes ne sont eux-mêmes autre chose que des déterminations à priori du temps faites suivant certaines règles et concernant soit la série du temps, ou la synthèse du temps dans l’appréhension successive d’un objet (quantité), soit le contenu du temps, ou ce qui le remplit {qualité), soit l’ordre du temps, ou le rapport qui unit les perceptions en tout temps (relation), soit enfin l’ensemble du temps par rapport à tous les objets possibles (modalité}.

On voit aussi que tout ce schématisme de l’entendement ne tend qu’à opérer l’unité de tous les éléments divers dans le sens intérieur et par là l’unité de l’aperception, et qu’en permettant d’appliquer la catégorie à des objets d’expérience possible, il leur donne une signification qu’elles n’auraient pas sans lui. Que signifierait, par exemple, le concept de la substance sans la détermination sensible de la permanence ? Je puis bien la concevoir comme un sujet qui n’est pas le prédicat d’une autre chose, mais quel usage puis-je faire de ce concept auquel ne correspond aucun objet déterminable ? Ce sont les schèmes qui réalisent les concepts purs de l’entendement. « Les catégories, sans schèmes, dit Kant en terminant (p. 208), ne sont que des fonctions de l’entendement relatives aux concepts, mais qui ne représentent aucun objet. Leur signification leur vient de la sensibilité, qui réalise l’entendement, mais qui en même temps le restreint. »

Système des principes de l’entendement pur.

Après avoir indiqué les conditions générales qui permettent à l’entendement d’appliquer ses concepts purs à des jugements synthétiques, il faut rechercher quels sont les jugements qu’il produit à priori suivant ces conditions, ou exposer le système des principes de l’entendement pur. Il ne s’agit ici proprement que de jugements synthétiques ; mais, pour en mieux faire ressortir la nature par l’opposition même qui existe entre ces jugements et les jugements analytiques, Kant commence par mettre en lumière le principe suprême de ces derniers.

Ce principe est celui que l’on désigne sous le nom de principe de contradiction. Le principe de contradiction est le critérium universel de toute vérité, en ce sens que toute proposition qui implique une contradiction est par là même convaincue de fausseté ; mais il n’est aussi, en ce sens, qu’un critérium négatif. Il peut bien suffire pour reconnaître la vérité des jugements purement analytiques ; mais, à l’égard de toute connaissance synthétique, il n’est qu’une connaissance sine qua non de la vérité, il n’en saurait être le principe déterminant. Toute pro position qui implique contradiction est fausse ; mais une proposition n’est pas nécessairement vraie par cela seul qu’elle n’est pas contradictoire. Il faut donc chercher ailleurs le principe de tous les jugements qui ne sont pas purement analytiques.

Ce principe nous est déjà connu. Kant le formule ici (p. 216 217) en disant qu’il consiste en ce que « tout objet (de connaissance) est soumis aux conditions nécessaires de l’unité synthétique des éléments divers de l’intuition au sein d’une expérience possible. » Sans ces conditions en effet, il peut bien y avoir encore une rapsodie de perceptions sans lien entre elles ; il n’y a point pour nous d’expérience possible, partant point de connaissance. C’est donc la possibilité de l’expérience qui est le principe et le critérium de la valeur de tous nos jugements synthétiques. « C’est elle, dit Kant (p. 215), qui donne la réalité objective à toutes nos connaissances à priori. » Mais il ne suffit pas d’énoncer ce principe général, il faut le poursuivre dans ses diverses applications, ou retracer le tableau systématique de tous les principes synthétiques de l’entendement pur, c’est-à-dire de tous les principes qui servent à priori de règles à l’expérience. C’est là le travail nouveau que Kant va entreprendre.

C’est encore la table des catégories qui lui fournit le plan de ces principes, lesquels ne sont autre chose que les règles de l’usage objectif de ces catégories. De là aussi le nom de principes mathématiques qu’il donne à ceux qui correspondent aux deux catégories de la quantité et de la qualité. Il ne faudrait pas croire, d’après ce titre, qu’il s’agit ici des principes des mathématiques : ceux-ci supposent aussi sans doute l’entendement ; mais au lieu de dériver des concepts purs de cette faculté, ils ont leur source dans les intuitions pures de la sensibilité. Cependant, tout en se distinguant de ces derniers, les principes auxquels Kant donne ici le nom de mathématiques, justifient bien ce titre par l’espèce de certitude (intuitive) qui leur est propre et qui les distingue des principes correspondant aux dernières catégories. Je ne fais ici qu’indiquer ce point, qui trouvera plus loin son éclaircissement, et j’arrive tout de suite au premier des principes mathématiques, que Kant désigne sous le titre d’axiomes de l’intuition, et qu’il formule ainsi (p. 221) : toutes les intuitions sont des qualités extensives.

Axiomes de l’intuition.

La représentation d’un objet n’étant possible qu’au moyen de la synthèse des éléments divers de l’intuition réunis par la conscience en un tout homogène, implique l’idée d’une quantité (d’un quantum) ; et, comme toute intuition a nécessairement pour forme l’espace et le temps, et que tout phénomène est la représentation d’un espace ou d’un temps déterminé, on peut dire en ce sens que tout phénomène est une quantité extensive. Ce qui caractérise cette espèce de quantité, c’est que la représentation des parties y rend possible celle du tout et la précède nécessairement. Ainsi je ne puis me représenter une quantité de temps déterminé, par exemple une minute, que par l’addition successive de toutes les parties, ici des secondes, d’où résulte cette quantité. Il en est de même des lignes et des figures que nous nous représentons dans l’espace : « Je ne puis me représenter une ligne, si petite qu’elle soit, sans la tirer par la pensée, c’est-à-dire sans en produire successivement toutes les parties d’un point à un autre, et sans en retracer enfin de la sorte toute l’intuition (p. 222) ; » et c’est sur cette synthèse successive de l’imagination productive dans la création des figures que se fonde la science mathématique de l’étendue ou la géométrie. Tel est le fondement de tous les axiomes qui expriment les conditions à priori non-seulement de l’intuition pure, mais aussi de l’intuition empirique, puisque la seconde n’est possible que par la première, et que les vérités de la géométrie sont elles-mêmes des principes de l’expérience. Anticipations de la perception.

Le second des principes désignés par Kant sous le nom de principes mathématiques se rapporte à une seconde espèce de quantité, la quantité intensive, qui, au lieu de résulter, comme la précédente, d’une synthèse successive des parties, est conçue du premier coup comme une unité, dont la pluralité n’est exprimée que par son plus ou moins grand rapprochement de la négation = 0 : c’est ce que l’on nomme en langue ordinaire le degré. Ce second principe, qui est celui de ce que Kant appelle les anticipations de la perception, se formule ainsi : Dans tous les phénomènes le réel, qui est un objet de sensation, a une quantité intensive, c’est-à-dire un degré.

Tout phénomène contient une matière qui est donnée par la sensation, par exemple, la chaleur, la couleur, la pesanteur, et qui en constitue le réel, par opposition à la forme. Or ce réel, considéré soit dans la sensation, soit dans l’objet de la sensation, a une quantité intensive, en ce sens qu’il est susceptible d’un degré plus ou moins élevé, depuis jusqu’à Z, et que ce degré nous est donné au moyen d’une simple sensation, comme une unité, qui peut sans doute croître ou décroître insensiblement, mais qui ne résulte pas de la synthèse successive de plusieurs sensations.

Mais d’où vient que Kant regarde le principe dont nous venons d’expliquer la formule comme un principe d’anticipations de la perception ? Anticiper sur l’expérience, c’est déterminer à priori ce qui appartient à la connaissance empirique : c’est ainsi que les connaissances mathématiques sont des anticipations de phénomènes, parce qu’elles représentent à priori ce qui nous est ensuite donné à posteriori dans l’expérience ; mais ne semble-t-il pas étrange d’anticiper sur l’expérience en cela même qui constitue la matière, c’est-à-dire en ce qui nous est donné par la sensation ? C’est pourtant ce qui arrive, suivant Kant. Selon lui, le principe dont il s’agit ici exerce une grande influence en anticipant sur les perceptions, ou en les suppléant au besoin, de manière à fermer la porte à toutes les fausses conséquences qui pourraient en résulter. Il donne un exemple de l’importance de ce principe.

Pour expliquer comment un même volume peut contenir des quantités diverses de matière, comment, par exemple, une boule d’ivoire pèse moins qu’une boule de plomb d’égale grosseur, les physiciens ont supposé que toute matière contenait du vide en plus ou moins grande proportion ; en quoi, tout en prétendant éviter les hypothèses métaphysiques, ils ne se sont pas aperçus qu’ils faisaient eux-mêmes une hypothèse de ce genre, puisque la supposition du vide n’a aucun fondement dans l’expérience : le vide, c’est-à-dire le néant de toute réalité, ne peut être l’objet d’aucune intuition sensible. Mais cette supposition est-elle nécessaire ? Nullement, d’après le [principe invoqué par Kant. En effet, si toute réalité dans la perception a un degré, et si entre ce degré et la négation il y a une série infinie de degrés possibles, on conçoit que le réel de la perception ou la quantité intensive du phénomène décroisse suivant une infinité de degrés inférieurs sans que la quantité extensive du phénomène (l’espace rempli, le volume) cesse d’être la même, ou que des espaces égaux puissent être parfaitement remplis par des matières différentes. Ainsi la chaleur, ou toute autre dilatation qui remplit l’espace, peut décroître par degrés à l’infini sans laisser jamais vide la plus petite partie de l’espace qu’elle remplit : elle ne le remplira pas moins avec ces degrés plus bas que ne le ferait un autre phénomène avec de plus élevés. On voit par là quelle est la portée du principe : il détruit la prétendue nécessité de l’existence du vide et rend possible un autre mode d’explication en introduisant dans la perception de la matière un autre élément que celui de la quantité extensive.

Mais reste toujours la difficulté : comment l’entendement peut-il anticiper la perception en ce qui est proprement empirique, c’est-à-dire en ce qui concerne la sensation ? Voici la solution que Kant donne à cette question. La qualité de la sensation (couleur, saveur, etc.) est, il est vrai, toujours purement empirique et ne peut être représentée à priori ; mais la propriété qu’elle possède d’avoir un degré peut être connu à priori ; car ce degré, ou le réel, qui correspond aux sensations en général, ne représente que quelque chose dont le concept implique une existence et ne signifie rien qu’une synthèse dont la gradation peut s’élever de 0 à une conscience empirique donnée. Ainsi la même sensation de lumière qu’excitent plusieurs surfaces éclairées peut être excitée par une seule plus éclairée. On peut donc concevoir cette quantité intensive à priori, abstraction faite de la quantité extensive de l’intuition. Les deux principes qui viennent d’être analysés considèrent le phénomène comme quantité, soit, au point de vue de l’intuition, comme quantité extensive, soit, au point de vue du réel de la perception, comme quantité intensive, et permettent ainsi de le déterminer mathématiquement. Ainsi, par exemple, nous pouvons déterminer le degré de la lumière du soleil en le composant d’environ 200, 000 fois celle de la lune (v. p. 239). Aussi Kant a-t-il désigné ces principes sous le nom de mathématiques » Il propose encore de les appeler principes constitutifs pour les distinguer de ceux dont il va être question et qui ne concernant qu’un rapport d’existence entre les phénomènes sont des principes purement régulateurs.

Analogies de l’expérience.

Le premier de cette seconde classe de principes est celui des analogies de l’expérience ; il se formule ainsi : l’expérience n’est possible que par la représentation d’une liaison nécessaire des perceptions (p. 236).

Les analogies de l’expérience désignent les règles qui lient les perceptions entre elles de manière à rendre possible l’unité de l’expérience. Elles sont en ce sens des principes régulateurs de l’expérience. Et comme c’est dans le temps que se lient nos perceptions ou les phénomènes qu’elles représentent, et que ces phénomènes ont, par rapport au temps, trois modes différents, la permanence, la succession et la simultanéité, il en résulte trois lois servant à régler les rapports chronologiques des phénomènes. Ces lois se distinguent des principes mathématiques par la nature de la certitude qui s’y attache, mais elles n’en sont pas moins à priori, puisque, servant à rendre l’expérience possible, elles lui sont nécessairement antérieures.

Première analogie : principe de la permanence de la substance.

La première analogie est le principe de la permanence de la substance, que Kant formule ainsi dans sa deuxième édition : La substance persiste au milieu du changement de tous les phénomènes, et sa quantité n’augmente ni ne diminue dans la nature (p. 242).

Nous ne pouvons considérer les phénomènes comme simultanés ou comme successifs qu’à la condition de les rapporter au temps comme à un fond commun et permanent où ils résident. Mais, comme le temps ne peut être perçu en lui-même, ou comme il n’est qu’une forme de l’intuition, il faut bien admettre dans les phénomènes eux-mêmes quelque chose qui en constitue la réalité permanente ou la substance, et dont les changements qui se produisent en eux ne soient que les modifications. Aussi Kant avait-il formulé ainsi ce principe dans sa première édition : Tous les phénomènes contiennent quelque chose de permanent (une substance), qui est l’objet même, et quelque chose de changeant, qui est la détermination de cet objet, c’est-à-dire le mode de son existence. Il faut admettre aussi, comme suite du même principe, que cette substance ne pouvant changer dans son existence, sa quantité dans la nature ne peut ni augmenter, ni diminuer.

Ce principe de la permanence de la substance a été admis de tout temps par les philosophes, ainsi que par le commun des hommes. Seulement les premiers, tout en l’exprimant avec plus de précision que les autres, n’ont jamais essayé d’en donner la preuve. Ils se sont contentés de l’admettre comme une vérité évidente.

« On demandait, dit Kant (p. 245) à un philosophe : combien pèse la fumée ? Il répondit : Retranchez du poids du bois brûlé celui de la cendre qui reste, et vous aurez le poids de la fumée. Il supposait donc comme une chose incontestable que même dans le feu la matière (la substance) ne périt pas, et que sa forme seule subit un changement. De même la proposition : rien ne sort de rien (ex nihilo nihil), n’est qu’une autre conséquence du principe de la permanence, ou plutôt de l’existence toujours subsistante du sujet propre des phénomènes. » Mais quelle est la raison de ce principe ? C’est ce que l’on ne peut reconnaître, suivant Kant, par de simples concepts, mais seulement au moyen d’une déduction de la possibilité de l’expérience, c’est-à-dire en le considérant comme une règle sans laquelle toute expérience deviendrait impossible. La permanence est une condition nécessaire qui seule permet de déterminer les phénomènes, comme objets, dans une expérience possible. Sans cette condition, il n’y a plus de changement, plus de naissance ou de mort qui puisse être pour nous un objet de perception. « Supposez, par exemple (p. 248), que quelque chose commence d’être absolument, il vous faut admettre un moment où il n’était pas. Or à quoi voulez-vous rattacher ce moment, si ce n’est à ce qui était déjà ? Car un temps vide antérieur n’est point un objet de perception. Mais si vous liez cette naissance aux choses qui étaient auparavant et qui ont duré jusqu’à elle, celle-ci n’était donc qu’une modification de ce qui était déjà, c’est-à-dire du permanent. Il en est de même de l’anéantissement d’une chose. » Tel est le fondement de ces deux propositions des anciens : Gigni de nihilo nihil, — in nihilum nil passe reverti ; mais ce fondement, en les justifiant, les restreint, suivant Kant, au champ des phénomènes ou de l’expérience possible pour nous : au fond cette permanence n’est autre chose que la manière dont nous nous représentons l’existence des choses,

Deuxième analogie : principe de la succession des phénomènes.

La deuxième analogie regarde le principe de la succession dans le temps suivant la loi de la causalité, et se formule ainsi : Tous les changements arrivent suivant la loi de la liaison des effets et des causes (p. 249).

On peut dire, d’après le principe précédent, que toute succession des phénomènes n’est que changement ; car, comme il ne peut y avoir en eux de naissance ou de fin absolue, il faut bien que les phénomènes qui se succèdent ne soient que les diverses modifications d’une substance permanente. Mais comment lions-nous entre eux ces changements de telle sorte que cette liaison puisse fournir une expérience déterminée ? Telle est la question qui se présente maintenant.

Soit un changement se manifestant à nous dans l’état d’une chose, si nous ne reconnaissions entre le phénomène actuel B et le phénomène A qui l’a précédé d’autre rapport que celui qu’y perçoit le sens, je ne pourrais dire autre chose sinon que le second m’est apparu après le premier, c’est-à-dire que je n’établirais entre eux qu’un rapport purement subjectif : « la simple perception, dit Kant (p. 250), laisse indéterminé le rapport objectif des phénomènes qui se succèdent. » Je pourrais dans ce cas renverser arbitrairement, au moins par l’imagination, l’ordre des termes, supposer que B a précédé A ; et par conséquent il ne pourrait en résulter aucune connaissance réelle. Pour qu’une connaissance de ce genre soit possible, il faut que je relie les phénomènes l’un à l’autre de telle sorte que je conçoive le premier comme ayant nécessairement déterminé le second, ou le second comme étant la conséquence nécessaire du premier, ou que j’aie recours au concept du rapport de la cause et de l’effet (de la causalité), qui ne peut naître de la perception, mais qui a sa source dans l’entendement. C’est en vertu de ce principe que, quand nous apprenons que quelque chose arrive, nous supposons toujours que quelque chose a précédé qui a déterminé l’événement actuel, et ce n’est que sous cette supposition que cet événement, prenant sa place dans un ordre déterminé de succession, peut être l’objet d’une expérience réelle ou d’une véritable connaissance. Si l’entendement n’établissait pas un tel rapport entre les phénomènes, la succession de nos perceptions ne serait plus qu’un jeu de représentations sans lien et sans objet.

Mais cette règle d’après laquelle certains événements suivent toujours d’autres phénomènes, ou en d’autres termes, la notion du rapport de la causalité, ne résulte-t-elle pas, comme on l’a prétendu, de la perception et de la comparaison de plusieurs événements succédant d’une manière uniforme à des phénomènes antérieurs ? Non, suivant Kant, parce que, s’il en était ainsi, cette règle, étant purement empirique, n’aurait plus rien d’universel et de nécessaire. Sans doute la représentation de cette règle ne peut acquérir la clarté logique d’un concept de cause que quand nous en avons fait usage dans l’expérience (v. p. 257) ; mais elle n’en est pas moins, comme condition de la liaison des phénomènes dans le temps, le fondement de l’expérience même, et à ce titre elle existe bien à priori dans l’entendement, « Toute expérience, dit Kant (p. 259), suppose l’entendement : c’est lui qui en constitue la possibilité, et la première chose qu’il fait pour cela n’est pas de rendre claire la représentation des objets, mais de rendre possible la représentation d’un objet en général. » Or c’est ce qu’il fait au moyen du principe de la causalité ou de la raison suffisante, qui relie les phénomènes dans le temps par un rapport nécessaire et en forme une chaîne continue.

Mais le principe de la liaison causale ne peut-il s’appliquer qu’à la succession des phénomènes, ou ne s’applique-t-il pas aussi à des phénomènes simultanés : la cause et l’effet n’existent-ils pas souvent en même temps ? Tel est en effet le cas de la plupart des causes efficientes de la nature. Mais ce n’est toujours qu’au moyen d’une succession d’états divers que je puis arriver à reconnaître un rapport de causalité entre les phénomènes. Ainsi, quand j’ai transvasé de l’eau d’un seau dans un verre, je trouve un changement dans la figure de la surface de l’eau : d’horizontale qu’elle était, elle est devenue concave ; je reconnais ainsi le rapport de causalité qui existe entre le verre et l’élévation de l’eau ; mais, une fois que j’ai constaté ce rapport, rien ne m’empêche de juger et je juge en réalité que l’effet : l’élévation de l’eau, est contemporain de sa cause : le verre.

Reste cette question : « Comment se fait-il qu’à un état qui a lieu dans un certain moment puisse succéder, dans un autre moment, un état opposé (p. 266). » Kant admet bien que nous ne pouvons avoir à priori la notion d’un tel changement, mais que nous avons besoin pour cela de la connaissance des forces réelles, des forces motrices de la nature, ou des phénomènes qui nous les révèlent, et que cette connaissance ne peut nous être fournie que par l’expérience. Mais la loi même qui constitue la condition de tout changement et qui en est la forme peut être posée à priori, comme la loi de la causalité, dont elle n’est qu’une détermination. Or la condition de tout changement, c’est l’action continue de la causalité. En effet, tout passage d’un état à un autre a toujours lieu dans un temps contenu entre deux moments, dont le premier détermine l’état d’où sort lu chose (par exemple l’état liquide), et le second, celui où elle arrive (par exemple l’état solide sous l’action du froid). Mais, comme la « cause qui produit ce changement ne le produit pas tout d’un coup, mais dans un temps que remplit le changement tout entier, il faut que son action s’exerce d’une manière continue en passant par tous les degrés intermédiaires entre le premier et le dernier. Telle est la loi de la continuité de tout changement. Elle repose sur ce principe que le phénomène dans le temps, comme le temps lui-même, ne se compose pas de parties qui soient les plus petites possibles, et que pourtant la chose, dans son changement, n’arrive à son second état qu’en passant par toutes ces parties comme par autant d’éléments (v. p. 267-268).

Ce principe n’est pas d’une médiocre importance pour l’investigation de la nature ; mais comment un principe qui semble étendre si loin notre connaissance de la nature est-il possible à priori ? Kant répond à cette dernière question par cette remarque : tout passage de la perception à quelque chose qui suit étant une détermination du temps opérée par la production de cette perception, et, cette détermination étant toujours et dans toutes ses parties une quantité, ce passage est lui-même la production d’une perception qui passe, comme une quantité, par tous les degrés, dont aucun n’est le plus petit, depuis zéro jus qu’à tel degré déterminé ; c’est ainsi que nous pouvons connaître à priori la loi des changements quant à leur forme. « Nous n’anticipons, ajoute Kant (p. 269), que notre propre appréhension, dont la condition formelle doit pouvoir être connue à priori, puisqu’elle réside en nous antérieurement à tout phénomène donné. »

Troisième analogie : principe de la simultanéité des substances.

La troisième et dernière analogie concerne la simultanéité des substances, considérées au point de vue de la causalité. Le principe de cette simultanéité est ainsi formulé : Toutes les substances, en tant qu’elles peuvent être perçues comme simultanées dans l’espace, sont dans une action réciproque générale (p. 270). »

Les choses sont simultanées en tant qu’elles existent dans un seul et même temps. Mais, comme nous ne pouvons les percevoir que successivement, comment connaissons-nous qu’elles sont dans un seul et même temps ? C’est lorsque nous pouvons renverser à notre gré l’ordre de nos perceptions, par exemple commencer par la perception de la lune et passer de là à celle de la terre, ou réciproquement commencer par la perception de la terre et passer de là à celle de la lune. Mais cela même serait impossible si nous ne supposions pas une action réciproque entre les choses simultanées. En effet, imaginez les substances absolument isolées les unes des autres, de telle sorte qu’aucune n’agisse sur les autres et n’en subisse réciproquement l’influence, la perception qui irait de l’une à l’autre déterminerait bien l’existence de chacune d’elles, à mesure qu’elle se manifesterait à nous, mais comment pourrions-nous dire qu’elles existent simultanément ? Nous ne percevons pas le temps lui-même de manière à pouvoir par y assigner à priori à chaque chose sa place ; il faut donc, pour que nous puissions concevoir un rapport de simultanéité entre les objets que nous percevons successivement, admettre entre eux un rapport de communauté ou d’action réciproque. Sans ce principe, nous ne saurions concevoir les choses diverses autrement que comme successives, non comme simultanées, et à ce point de vue encore l’expérience serait impossible. Et de fait il est à remarquer dans nos expériences que les influences continuelles dans tous les lieux de l’espace peuvent seules conduire notre sens d’un objet à un autre. C’est ainsi que, suivant l’exemple donné par Kant (p. 273), « la lumière qui joue entre notre œil et les corps produit un commerce médiat entre nous et ces corps et en prouve par là la simultanéité. »

Les trois analogies que nous venons d’analyser ne sont autre chose que des principes servant à déterminer l’existence des phénomènes dans le temps suivant les trois modes où ils peuvent être envisagés (durée, succession, simultanéité). Sans eux l’expérience est impossible, et impossible le concept même de la nature. Nous concevons en effet, sous le nom de nature, l’enchaînement des phénomènes liés par des règles nécessaires, c’est à-dire par des lois. Or nous ne pouvons sans doute connaître les lois de la nature que par le moyen de l’expérience ; mais cette expérience elle-même serait impossible sans le concours de certains principes primitifs que nous fournit l’entendement et que nous pouvons déterminer à priori.

Seulement Kant veut que l’on remarque bien, — il insiste en terminant sur ce point, qui forme le caractère original de sa théorie, — que la preuve qu’il prétend donner de ces principes à priori ne se fonde pas sur une simple analyse des concepts des choses. On n’arriverait à rien, suivant lui, par cette voie. C’est ainsi que l’on a toujours cherché en vain une preuve du principe de la raison suffisante ; cette preuve, il faut la chercher uniquement dans la possibilité de l’expérience. Il faut montrer que l’expérience elle-même, ou la connaissance des phénomènes dans le temps, n’est possible qu’au moyen de ces principes, qu’ils en sont par conséquent les conditions nécessaires et universelles, et que c’est seulement en ce sens qu’il est vrai de dire qu’ils sont en nous à priori.

Postulats de la pensée empirique.

Les principes désignés sous le nom de catégories de l’expérience correspondent, dans la table des catégories, à la catégorie de la relation. Reste encore, pour épuiser la liste des principes synthétiques de l’entendement pur, ceux qui correspondent à la catégorie de la modalité. Kant désigne ceux-ci sous le titre de postulats de la pensée empirique en général, et il en distingue trois, qui se rapportent aux trois catégories comprises dans la modalité : le possible, le réel et le nécessaire. Premier postulat : possibilité des choses.

Le premier postulat, celui de la possibilité des choses, exige que le concept de ces choses s’accorde avec les conditions formelles d’une expérience en général. Tout ce qui s’accorde avec ces conditions est possible. Un concept doit être tenu pour vide on sans objet si la synthèse qu’il contient n’appartient pas à l’expérience, réelle ou possible. Si cette synthèse est tirée de l’expérience même, le concept s’appelle un concept empirique ; si elle est simplement une condition à priori de l’expérience en général, le concept est alors un concept pur, mais qui appartient pourtant à l’expérience, puisque son objet ne peut être trouvé « que dans l’expérience. Tout concept qui n’est ni un concept empirique, ni une condition de l’expérience ne saurait justifier la possibilité de son objet. Ce postulat est de la plus grande importance pour empêcher l’esprit de s’égarer en de vaines chimères. Attribue-t-on, par exemple, à l’esprit la faculté de prévoir l’avenir par une sorte d’intuition directe, ou celle d’entrer en commerce avec d’autres esprits sans l’intermédiaire du corps et indépendamment de toute distance, il est aisé de voir que ce sont là de pures fictions, puisque de tels concepts ne se fondent sur aucune expérience, mais qu’ils sont au contraire en désaccord avec toutes les lois de l’expérience. Il y a sans doute des concepts dont nous pouvons reconnaître la possibilité sans recourir à l’expérience réelle : tels sont, par exemple, les concepts dont il a été précédemment question, celui de la permanence, etc. ; mais ces concepts ne s’appliquent pas moins à l’expérience dont ils déterminent les conditions ou à laquelle ils servent de règles, et c’est ainsi que nous sommes fondés à leur attribuer une valeur objective.

Deuxième postulat : réalité des choses.

Le premier postulat était ainsi formulé (p. 278) : Ce qui s’accorde avec les conditions formelles de l’expérience (quant à l’intuition et aux concepts) est possible ; la formule du second, relatif à la connaissance de la réalité des choses, est celle-ci (ibid.) : Ce qui s’accorde avec les conditions matérielles de l’expérience (de la sensation) est réel. Ce qui, d’après ce second postulat, détermine le caractère de la réalité, c’est la perception, c’est-à-dire la sensation, accompagnée de conscience, des objets dont l’existence doit être connu. Il y a, il est vrai, des choses dont nous pouvons connaître l’existence sans qu’elles soient pour nous l’objet d’une perception immédiate : « C’est ainsi, par exemple (p. 284), que nous connaissons l’existence d’une manière magnétique pénétrant tous les corps, bien qu’une perception immédiate nous soit impossible à cause de la constitution de nos organes ; « mais cette connaissance n’en résulte pas moins des observations de nos sens (de la perception de la limaille de fer attirée par l’aimant), et nous pouvons dire, d’après les lois de la sensibilité et le contexte de nos perceptions, que nous arriverions à avoir une intuition immédiate de cette matière, si nos sens étaient plus délicats. » La conclusion à laquelle Kant arrive ici, et qui est un des grands résultats de sa critique, c’est que, « si nous ne commençons par l’expérience, ou si nous ne procédons en suivant les lois de l’enchaînement empirique des phénomènes, c’est en vain que nous nous flatterions de deviner ou de pénétrer l’existence de quelque chose. »

Réfutation de l’idéalisme.

Mais on conteste la légitimité de toute démonstration de l’existence des choses extérieures. Il faut donc écarter cette objection en réfutant la doctrine qui l’élève et à laquelle on donne le nom d’idéalisme. Cette réfutation de l’idéalisme a été introduite ici par Kant dans sa seconde édition. Cette addition fut sans doute suggérée à l’auteur par le besoin de défendre sa propre théorie contre l’accusation d’idéalisme qu’elle n’avait pas manqué de soulever[3]. Il n’est pas vrai de dire, comme on l’a fait, qu’elle modifie réellement la doctrine contenue dans la première édition : en effet elle se trouvait déjà dans cette première édition, au chapitre de la psychologie rationnelle, qui a reçu dans la seconde, une rédaction nouvelle ; notre philosophe n’a fait ici que la changer de place et la détacher en quelque sorte pour la mieux mettre en lumière. C’est qu’en effet plus sa doctrine est empreinte d’idéalisme, plus Kant, qui ne s’avouait pas ce caractère, devait tenir à la distinguer du système avec lequel on la confondait. C’est de même qu’il s’applique à bien distinguer son criticisme du scepticisme. Je n’ai pas à rechercher en ce moment s’il ne s’est pas fait ici illusion à lui-même : c’est là une question qui revient à la partie critique de ce travail ; il ne s’agit ici que d’analyser les idées de Kant comme lui-même les expose. L’idéalisme qu’il entreprend ici de réfuter est la théorie qui déclare l’existence des objets extérieurs dans l’espace soit douteuse ou indémontrable, soit fausse ou impossible. Il attribue à Descartes la première espèce d’idéalisme, qu’il appelle problématique (il aurait dû ajouter que cet idéalisme n’est pour Descartes que provisoire) ; et à Berkley, la seconde, qui est un idéalisme dogmatique. Cette seconde espèce d’idéalisme est, selon lui, inévitable quand on fait de l’espace une propriété appartenant aux choses en soi ; car, comme l’espace ainsi conçu est un non-être, tout ce dont il est la condition s’évanouit avec lui. Kant prétend avoir repoussé le principe de cet idéalisme en restituant à l’espace son véritable caractère. Reste donc l’idéalisme problématique, qui, sans rien affirmer à l’égard de l’existence des choses extérieures, allègue notre impuissance à démontrer une existence en dehors de la nôtre. Pour réfuter cette espèce d’idéalisme, il faut montrer que nous n’imaginons pas seulement les choses extérieures, mais que nous en avons aussi l’expérience. Or c’est ce que l’on peut faire en démontrant que notre expérience intérieure, indubitable pour Descartes, n’est elle-même possible que sous la condition de l’expérience extérieure. Telle est la preuve que Kant va développer.

J’ai conscience de mon existence comme étant déterminée dans le temps. Or, comme toute détermination suppose quelque chose de permanent dans la perception, et que ce quelque chose de permanent ne peut être dans mes représentations elles-mêmes, il faut bien admettre quelque chose de distinct de ces représentations, par rapport à quoi leur changement et par conséquent mon existence dans le temps où elles changent puissent être déterminés. La conscience de mon existence est donc nécessairement liée à celle de ce qui en rend la détermination possible, c’est-à-dire à celle de l’existence des choses hors de moi.

Kant a bien vu l’objection qu’on peut lui faire ici : à savoir que nous n’avons immédiatement conscience que de ce qui est en nous, c’est-à-dire de notre représentation des choses extérieures, et que par conséquent il reste toujours incertain s’il y a ou non hors de nous quelque chose qui y corresponde. Il répond que, par l’expérience intérieure, je n’ai pas seulement conscience de ma représentation, mais de mon existence dans le temps, et que, comme cette expérience intérieure n’est elle-même possible que par son rapport à quelque chose en dehors de moi avec quoi je puisse me regarder comme étant en relation, on peut dire justement que j’ai tout aussi sûrement conscience de l’existence des choses extérieures que de ma propre existence.

La preuve opposée par Kant à l’idéalisme le réfute, selon lui, invinciblement. (Partant de ce principe, qu’il n’y a pas d’autre expérience immédiate que l’expérience interne, et que nous ne faisons que conclure de nos représentations à l’existence des choses extérieures, l’idéalisme pouvait bien dire que peut-être cette conclusion est fausse, puisque les causes de nos représentations peuvent bien être en nous-mêmes ; mais Kant prétend renverser ce principe en démontrant que l’expérience extérieure est elle-même immédiate. Il y sans doute des représentations que nous ne faisons qu’imaginer et que nous attribuons faussement à des objets extérieurs, comme il arrive dans le rêve ou dans la folie ; mais cela même serait impossible si nous n’avions pas commencé par avoir conscience de l’existence de tels objets : ces fausses représentations ne sont que la reproduction d’anciennes perceptions vraies. Mais comment savoir si telle ou telle prétendue perception ne serait pas une simple imagination ? Il suffit pour cela de recourir aux critériums de toute expérience réelle (v. p. 291).

La réfutation de l’idéalisme que je viens de résumer est une sorte de digression introduite par Kant à la suite du second des postulats de la pensée empirique ; il en restait encore un à étudier pour en épuiser la liste, celui qui concerne la nécessité.

Troisième postulat : nécessité des choses.

Il n’est pas ici question, puisque c’est de la pensée empirique qu’il s’agit, de la nécessité formelle ou de cette nécessité purement logique qui ne concerne que la liaison des concepts ; mais de la nécessité matérielle, c’est-à-dire de celle qui regarde l’existence même des choses. Or, comme nous ne pouvons connaître l’existence d’aucune chose réelle tout à fait à priori, ou par de simples concepts, mais seulement au moyen de sa liaison avec les objets de notre perception ou sous la condition d’autres phénomènes, et comme la seule existence qui puisse être reconnue pour nécessaire sous cette condition est celle des effets résultant de causes données d’après les lois de la causalité, ce n’est pas de l’existence des choses à titre de substances, mais seulement de leur état que nous pouvons connaître la nécessité ; d’où il suit que le critérium de la nécessité réside uniquement dans cette loi de l’expérience possible, à savoir que tout ce qui arrive est déterminé à priori dans le phénomène par sa cause. Cette loi, qui n’est autre que le principe de causalité, se traduit à son tour en un certain nombre de principes qu’on peut considérer aussi comme des lois à priori de la nature : in mundo non datur casus, — non datur fatum, — non datur saltus, — non datur hiatus ; et tous ces principes ont pour caractère de servir à rendre l’expérience possible en représentant comme nécessaire l’enchaînement continu de tous les phénomènes. Il est donc vrai de dire que le signe de la nécessité dans l’existence ne s’étend pas au delà du champ de l’expérience possible, et que, dans ce champ, il ne s’applique qu’aux rapports des phénomènes suivant la loi dynamique de la causalité.

Mais la possibilité des choses ne s’étend-elle pas au delà du cercle de l’expérience ? C’est là une question dont la solution n’est plus du ressort de l’entendement, mais revient à cette faculté suprême qui est proprement la raison. Kant ne fait donc que l’indiquer ici pour la renvoyer à la place où elle devra être traitée.

Nous avons parcouru avec lui tout le système des principes de l’entendement pur ; la seconde édition y ajoute une remarque générale, que nous ne devons pas négliger. Cette remarque porte sur ce point, capital aux yeux de Kant (c’est en effet l’un des plus importants de sa critique), que les catégories toutes seules ne sauraient nous faire découvrir la possibilité d’aucune chose, mais que nous avons toujours besoin d’une intuition à laquelle elles s’appliquent et qui leur donne une valeur objective. Prenez telle catégorie que vous voudrez, et vous verrez qu’aucune des questions auxquelles elle donne lieu ne peut se résoudre par de simples concepts. Comment, par exemple, de ce que quelque chose est, s’en suit-il qu’une autre chose doive être ? C’est ce que nous ne saurions découvrir par cette voie. Nous ne savons même pas, sans intuition, si les catégories nous font penser un objet. C’est qu’elles ne sont que de simples formes de la pensée servant à transformer en connaissances des intuitions données, et que, par conséquent, elles ne sont point par elles-mêmes des connaissances. Mais ce n’est pas seulement l’intuition en général, ce sont les intuitions extérieures qui nous sont nécessaires pour donner aux catégories une valeur objective. Comment, par exemple, pourrions-nous démontrer la réalité objective du concept de la substance si nous ne trouvions quelque chose de fixe qui lui correspondît dans l’intuition extérieure, puisque seul l’espace comporte une détermination fixe, tandis que le temps et par conséquent tout ce qui est dans le sens intérieur s’écoule sans cesse ? Ou comment pourrions-nous appliquer le concept de la causalité au changement des phénomènes et en démontrer ainsi la valeur, si le mouvement ou le changement dans l’espace ne nous en fournissait pas le moyen ? Nous ne pouvons en effet concevoir le changement intérieur sans nous le représenter par le tracé d’une ligne, par laquelle nous figurons le temps, c’est-à-dire par le mouvement ; et par conséquent nous ne saurions concevoir notre existence successive en différents états qu’au moyen d’une intuition extérieure. Cette remarque vient à l’appui de la réfutation de l’idéalisme qui a été donnée précédemment, et elle a aussi une grande importance pour une question qui se présentera plus tard, celle des limites de la connaissance de soi-même.

Explication de la distinction des phénomènes et des noumènes.

Nous sommes maintenant en mesure de comprendre la distinction établie par Kant entre les phénomènes et les noumènes, et le principe sur lequel il fonde cette distinction. « Jusqu’ici, » dit il (p. 304), dans un langage métaphorique qui ne lui est pas habituel, mais que je veux reproduire, ne fût-ce que pour la rareté du fait et pour nous reposer un instant avec lui de sa terminologie abstraite et technique, « jusqu’ici nous n’avons pas seulement parcouru le pays de l’entendement pur, en examinant chaque partie avec soin ; nous l’avons aussi mesuré, et nous avons assigné à chaque chose sa place. Mais ce pays est une île que la nature elle-même a renfermée dans des bornes immuables. C’est le pays de la vérité (mot flatteur), environné d’un vaste et orageux océan, empire de l’illusion, où, au milieu du brouillard) maint banc de glace, qui disparaîtra bientôt, présente l’image trompeuse d’un pays nouveau, et attire par de vaines apparences le navigateur vagabond qui cherche de nouvelles terres et s’engage en des expéditions périlleuses auxquelles il ne peut renoncer, mais dont il n’atteindra jamais le but. Avant de nous hasarder sur cette mer pour l’explorer dans toute son étendue et reconnaître s’il y a quelque chose à y espérer, il ne sera pas inutile de jeter encore un coup d*œil sur la carte du pays que nous allons quitter, et de nous demander d’abord si nous ne pourrions pas, ou peut-être même si nous ne devrions pas nous contenter de ce qu’il nous offre, dans le cas, par exemple, où il n’y aurait point au delà de terre où nous puissions nous fixer ; et ensuite quels sont nos titres à la possession de ce pays, et comment nous pouvons nous y maintenir contre toute prétention ennemie. » Les questions que Kant pose en ces termes figurés ont été résolues dans le cours de l’analytique ; il ne s’agit plus que d’en résumer la solution, avant de clore cette partie de la critique de la raison pure.

Le point où ont abouti toutes les investigations précédentes et qu’il faut avoir toujours présent à l’esprit, c’est que, si l’entendement tire de lui-même certains concepts ou certains principes, sans les emprunter à l’expérience, ces concepts ou ces principes, tout à priori qu’ils soient, n’ont cependant d’autre usage pour lui que celui de l’expérience : ils servent à la rendre possible, soit comme principes constitutifs, soit comme principes régulateurs ; et ils n’ont de valeur pour nous qu’à ce titre. Ce point est d’une si grande importance, il a de si graves conséquences que Kant ne croit pas pouvoir trop insister. Un concept ne peut avoir de sens qu’en se rapportant à quelque objet donné, et un objet ne peut nous être donné qu’au moyen de l’intuition empirique, dont l’intuition pure n’est que la forme. « Tous les concepts, dit Kant (p. 307), et avec eux tous les principes, tout à priori qu’ils puissent être, se rapportent donc à des intuitions empiriques, c’est-à-dire aux données de l’expérience. Les concepts mathématiques n’échappent pas eux-mêmes à cette loi. Quoique l’objet dont s’occupe cette science soit une création à priori de notre esprit, ses concepts seraient pour nous sans signification si nous ne pouvions en montrer l’application dans les objets sensibles, ou si nous ne pouvions nous les rendre sensibles, comme nous le faisons, par exemple, en géométrie, par la construction des figures, laquelle est un phénomène présent au sens, bien que produit à priori. Il en est de même pour toutes les catégories et tous les principes purs de l’entendement. Otez les conditions sensibles auxquelles ils s’appliquent, ils sont sans objet, et par cela seul qu’il n’y a plus d’exemple qui puisse nous rendre saisissable ce qui est proprement pensé dans ces concepts, ils n’ont plus de sens et de valeur pour nous (v. p. 308). Soit, par exemple, le concept de la causalité, il serait tout à fait sans valeur s’il ne trouvait dans l’intuition empirique du changement l’objet qui lui donne sa signification. Aussi ceux qui prétendent faire abstraction de ces conditions sensibles pour chercher dans l’entendement pur la définition de ce concept et de tous les autres du même genre, ne sauraient-ils produire qu’une vaine tautologie » L’usage des concepts purs de l’entendement ne peut jamais être qu’empirique, c’est-à-dire qu’il ne s’applique qu’aux objets de l’expérience, que ces concepts rendent possible. Il faut donc bannir de la science ce titre orgueilleux d’ontologie dont se pare cette espèce de métaphysique qui prétend nous donner, en s’appuyant sur les seuls principes de l’entendement, la connaissance des choses en soi, de la substance ou de la cause en soi ; le seul titre qui convienne ici est celui d’analytique de l’entendement pur.

Ceci nous conduit à la distinction établie par Kant entre les phénomènes et les noumènes. Puisque l’entendement n’a d’autre usage que de s’appliquer aux objets des sens pour en rendre possible la connaissance au moyen des conditions qui lui sont inhérentes, et que, d’ailleurs, ces objets ne nous sont pas donnés par nos sens tels qu’ils sont en soi, mais seulement comme ils nous apparaissent en vertu des conditions subjectives de notre sensibilité, il s’ensuit qu’en somme l’entendement ne nous fait connaître que des phénomènes, non des choses en soi. Transformer ses connaissances en connaissances des choses en soi est une vaine illusion. Mais, précisément parce que nous sommes forcés d’admettre que les concepts purs de l’entendement ne sont que des formes de la pensée, comme l’espace et le temps ne sont que les formes de l’intuition, et qu’ainsi les objets auxquels ils s’appliquent ne nous sont connus qu’à titre de phénomènes, nous établissons par là même une distinction entre les objets considérés ainsi et les choses telles qu’elles sont en soi, ou telles que les connaîtrait un entendement purement intuitif ; et nous opposons ainsi au concept des choses sensibles, ou des phénomènes, celui des choses intelligibles, ou des noumènes. Seulement ce dernier concept reste pour nous tout négatif : nous pouvons bien, en faisant abstraction de notre manière de percevoir les objets, les concevoir comme choses en soi ; mais nous ne pouvons savoir ce que sont les choses en soi, parce qu’il faudrait pour cela un mode d’intuition qui n’est nullement le nôtre. Tout négatif qu’il est, ce concept a pourtant une grande utilité : il sert à restreindre les prétentions de la sensibilité. Il est bien vrai que le champ des choses sensibles est le seul que puisse embrasser notre connaissance ; mais ce champ n’est que celui des phénomènes, il n’est pas celui des choses en soi. Par de là le monde sensible, nous concevons un monde intelligible, que nous ne pouvons à la vérité déterminer et connaître, mais qui n’a rien de contradictoire et qui n’est nullement une fiction arbitraire. Cette conception n’étend pas sans doute d’une manière positive les limites de notre entendement : elle lui rappelle au contraire la nécessité de s’y renfermer ; mais elle sert du moins à rabattre les prétentions de la sensibilité, qui voudrait faire passer son monde de phénomènes pour celui des choses en soi.

Nous venons de voir que l’entendement n’a proprement qu’un usage empirique ; mais, comme les catégories, bien que n’ayant de valeur que par rapport à des objets d’expérience, ont leur source en dehors de la sensibilité, et peuvent être conçues en général, abstraction faite de la manière particulière dont les objets nous sont donnés, nous sommes naturellement portés à substituer à l’usage empirique de l’entendement un usage purement transcendental.

De l’amphibolie des concepts de l’entendement pur.


De là résulte une confusion, ou ce que Kant appelle une amphibolie, qui, bien que naturelle, n’en est pas moins fâcheuse, et qu’une réflexion plus profonde doit s’appliquer à dissiper en l’examinant sous ses diverses faces, ou suivant les divers rapports par lesquels nos concepts peuvent se rattacher les uns aux autres. C’est par ce travail critique que notre philosophe termine l’analytique de la raison pure.

1. Unité et diversité. Quelque identiques que puissent être deux gouttes d’eau, elles sont numériquement diverses par cela seul qu’elles occupent dans le même temps des lieux divers ; mais, si je les considère en dehors de cette condition ou comme objets de l’entendement pur, il n’y a plus lieu de les distinguer, et la diversité disparaît ainsi dans l’identité. C’est ainsi que Leibnitz arriva à son principe des indiscernables. Ce principe serait tout à fait inattaquable au point de vue de l’entendement pur ; mais il perd toute valeur pour qui remarque que cet usage de l’entendement est illusoire, et que, dans son véritable usage, la pluralité ou la diversité numérique est déjà donnée par l’espace même, comme condition des phénomènes extérieurs. « En effet, dit Kant (p. 329), une partie de l’espace, quoique parfaitement égale et semblable à une autre, est cependant en dehors d’elle, et elle est précisément par là une partie distincte de cette autre partie qui s’ajoute à elle pour constituer un espace plus grand ; et il en doit être de même de toutes les choses qui sont en même temps en différents lieux de l’espace, quelque semblables et quelque égales qu’elles puissent être d’ailleurs. »

2. De même, par rapport à la convenance ou à la disconvenance, si l’on considère les choses uniquement au point de vue de l’entendement pur ou comme des réalités en soi, ou ne conçoit plus qu’il puisse y avoir entre elles aucune disconvenance, c’est-à-dire qu’unies entre elles dans un même sujet, elles suppriment réciproquement leurs effets. On arrive alors à cette formule toute mathématique ou abstraite : 3 — 3 = 0. Mais, si nous nous replaçons au point de vue des phénomènes, qui doit être celui de l’entendement, nous concevons que deux choses puissent très-bien être opposées entre elles, et, bien qu’unies dans le même sujet, annuler réciproquement les effets l’une de l’autre. Tel est le cas de deux forces motrices agissant en des directions opposées sur un même point ; tel est celui du plaisir et de la douleur se faisant en quelque sorte équilibre.

3. De même encore, à ne considérer les choses que comme objets de l’entendement pur, ou comme des noumènes, on n’y peut plus concevoir de relations externes, mais seulement des déterminations internes. C’est ainsi que Leibnitz fut conduit à la conception de ces substances simples qu’il désigna sous le nom de monades. Et comme nous ne pouvons connaître d’autres déterminations internes que celles que nous saisissons en nous par le sens intime, il fut aussi par là conduit à attribuer à ces substances quelque chose d’analogue à ce qu’est en nous la pensée, ou à les supposer douées d’une sorte de faculté représentative. Mais, au point de vue des phénomènes, bien loin que nous ne concevions dans une substance que des déterminations internes, toutes les déterminations qui se manifestent dans l’espace ne sont que des rapports, et elle-même n’est qu’un ensemble de relations.

4. De même enfin, si l’entendement pur se rapportait immédiatement aux objets et si l’espace et le temps étaient des déterminations de choses en soi, comme l’entendement exige que quelque chose soit donné dans le concept pour pouvoir le déterminer d’une certaine manière, il faudrait admettre que dans ce concept la matière (c’est-à-dire le déterminable en général) précède la forme (c’est-à-dire sa détermination). C’est aussi ce que fit Leibnitz en concevant d’abord ses monades en général comme des substances capables de déterminations, puis en les supposant douées de la faculté représentative, enfin en cherchant dans le rapport de ces substances et dans l’enchaînement de leurs déterminations le fondement de l’espace et du temps. L’espace et le temps sont au contraire des formes originaires que suppose toute la matière de nos connaissances, et qui, à ce titre, lui sont antérieures. La philosophie intellectuelle de Leibnitz a donc ici renversé l’ordre des termes, faute d’avoir bien su reconnaître le vrai rôle de la sensibilité et de l’entendement dans la connaissance humaine.

Leibnitz et Locke.

Kant insiste, dans une remarque, sur la confusion où est tombé à cet égard ce grand esprit. Ne voyant dans la sensibilité qu’un mode confus de la représentation des choses dont l’entendement nous donne la claire connaissance, il pensait que, pour obtenir cette connaissance, il suffit de rapprocher les objets de la perception des concepts formels et abstraits de la pensée, et il construisit un système intellectuel qui avait la prétention de pénétrer la nature intime des choses : il intellectualisait ainsi les phénomènes, tandis que Locke sensualisait les concepts de l’entendement. Ni l’un ni l’autre ne virent que la sensibilité et l’entendement sont deux sources tout à fait distinctes, mais qui ont besoin d’être unies pour former la connaissance ; et chacun d’eux s’attacha exclusivement à celle de ces deux sources qui lui paraissait se rapporter immédiatement aux choses mêmes. On voit par là combien il importe de déterminer, par une sorte de topique transcendentale, la place qui revient à chacun de nos concepts, à quelle faculté il appartient proprement, si c’est à la sensibilité ou à l’entendement, et par suite quel usage il convient d’en faire. Tel est en effet le seul moyen de nous préserver des surprises de l’entendement et des illusions qui en résultent. L’erreur relevée ici par Kant consiste à rendre transcendental l’usage de l’entendement, c’est-à-dire à croire que ses concepts s’appliquent directement aux objets, tandis que nous ne pouvons connaître ceux-ci que par le moyen et sous les conditions de l’intuition sensible, c’est-à-dire comme phénomènes. La cause de cette erreur vient de ce que, comme les conditions de la pensée précèdent tout ordre déterminé des représentations, qui n’est possible que par elles, nous concevons ainsi quelque chose en général, que nous distinguons, en faisant abstraction de toute intuition sensible, comme s’il avait une existence réelle : « il nous reste alors, dit Kant (p. 351), une manière de le déterminer uniquement par la pensée, laquelle n’est, il est vrai, qu’une simple forme logique sans matière, mais semble pourtant être une manière dont l’objet existe en soi (noumenon), indépendamment de l’intuition, qui est bornée à nos sens. »

Pour compléter le système de l’analytique transcendentale. Kant ajoute ici un tableau de concepts du rien. Comme ce tableau n’a pas, ainsi que l’auteur le reconnaît lui-même, une grand importance, je crois pouvoir le négliger dans cette analyse, déjà si longue, et je me borne à renvoyer sur ce point le lecteur à ma traduction (p. 351-353).

Dialectique transcendentale.

Nous arrivons maintenant à la seconde des deux grandes divisions de la Logique transcendentale : la dialectique transcendentale.

Objet de cette dialectique.

Les principes de l’entendement pur exposés par l’analytique transcendentale, n’ont d’autre usage que de s’appliquer à l’expérience ; et, en tant qu’ils se renferment dans ces limites, ils sont immanents. Nous avons vu tout à l’heure comment l’esprit tombe dans l’erreur en transformant cet usage empirique en un usage transcendental ; mais il ne se borne pas là : une fois qu’il a franchi ces limites, il s’arroge un domaine entièrement nouveau où il ne reconnaît plus aucune démarcation. Les principes qui s’attribuent une telle portée sont transcendants. L’apparence ou l’illusion qui se produit ici est naturelle, comme on le verra tout à l’heure ; il ne nous est même pas possible de l’éviter, même quand nous sommes avertis de notre illusion, pas plus que nous ne pouvons faire que la l’une ne nous paraisse pas plus grande à l’horizon qu’au zénith ; mais, si nous ne pouvons dissiper cette illusion, nous pouvons empêcher du moins qu’elle continue de nous tromper, et c’est là précisément ce qu’entreprend la dialectique transcendentale. Cette dialectique n’a donc pas affaire, ainsi que la dialectique logique, à une apparence, comme celle des sophismes, qu’il suffit de signaler pour la dissiper : l’illusion qu’elle a pour but de découvrir renaît toujours, parce que cette illusion sort en quelque sorte de la constitution même de la raison humaine ; mais, si la dialectique transcendentale ne peut la faire cesser, elle peut la découvrir et par là écarter l’erreur qui en résulte. Tel est son but.

De la raison pure comme faculté essentiellement distincte de l’entendement pur.

L’apparence dont il s’agit ici a son siège dans la raison pure. Mais qu’est-ce que cette raison pure ? Est-elle autre chose que l’entendement pur. « Toute notre connaissance, dit Kant (p. 359), commence par les sens, passe de là à l’entendement et finit par la raison. » Comment distingue-t-il cette dernière faculté de la précédente ?

Fonction de cette faculté.

Selon lui, la raison a pour fonction de ramener la pensée à sa plus haute unité ; c’est donc la faculté la plus élevée qui soit en nous. Elle se distingue de l’entendement en ce que, tandis que celui-ci peut être défini la faculté de ramener les phénomènes à l’unité au moyen de certaines règles, la raison est celle de ramener à l’unité les règles de l’entendement au moyen de certains principes. Elle est en ce sens, la faculté des principes (en entendant par là les derniers concepts auxquels puisse s’élever l’esprit humain), comme l’entendement est la faculté des règles.

Mais, pour justifier cette distinction de l’entendement et de la raison et l’existence de celle-ci à titre de faculté originale, il faut montrer qu’elle est en effet la source de principes ou de concepts qu’elle ne tire ni des sens, ni de l’entendement.

Il y a d’abord un usage de la raison qui est purement formel ou logique : c’est celui qui consiste à dériver en général une conséquence d’un principe, quelles que soient d’ailleurs la nature et l’origine de ce principe. Cet usage est celui que l’on désigne sous le nom de raisonnement. Ce n’est pas de cet usage qu’il s’agit lorsque l’on considère la raison comme la source de concepts qui lui soient propres : on lui attribue dans ce cas un autre usage, un usage, non plus simplement formel, mais réel. Mais, quoique ces deux usages soient essentiellement distincts, comme ce sont en définitive les deux emplois d’une seule et même face ! premier, ou le procédé formel et logique de la raison dans le raisonnement, peut servir à trouver le fondement du second ; et, de même que le tableau des fonctions logiques du jugement a fourni celui des catégories de l’entendement, de même le tableau des fonctions logiques du raisonnement pourra fournir celui des concepts purs de la raison.

Or, en examinant l’usage logique de la raison, on voit que le raisonnement ne consiste pas à ramener à certaines règles des intuitions, comme fait l’entendement avec ses catégories, mais des concepts et des jugements. L’usage réel de la raison ne devra donc pas non plus se rapporter aux objets ou à l’intuition que nous en avons mais seulement aux jugements portés par l’entendement ; et l’unité de la raison ne sera plus simplement, comme celle de l’entendement, l’unité qui rend possible l’expérience.

Un second caractère de la raison dans son usage logique, c’est que, comme la conclusion d’un raisonnement n’est autre chose qu’un jugement que nous formons en subsumant sa condition sous une règle générale, et que cette règle doit être soumise à son tour à une condition plus élevée, elle est conduite à remonter de condition en condition jusqu’à ce qu’elle arrive à un principe inconditionnel, d’où il suit que son principe est de trouver pour la connaissance conditionnelle de l’entendement l’élément inconditionnel qui doit en accomplir l’unité. Or, si l’on sonde ce principe, on verra qu’il n’est pas seulement une maxime logique, mais qu’il est en même temps un véritable principe synthétique de la raison pure, d’où dérivent ensuite d’autres propositions synthétiques, dont l’entendement pur ne sait rien, puisqu’il n’a affaire qu’à des objets d’expérience possible et que la connaissance et la synthèse de ces objets sont toujours conditionnelles.

Nous avons donc le droit de dire que la raison est la source de principes qui ne dérivent pas de l’entendement, puisque ceux-ci n’ont d’autre usage que de rendre l’expérience possible, ou qu’ils sont en ce sens immanents, tandis que le principe suprême de la raison est de telle nature qu’aucune expérience ne lui saurait être adéquate, et qu’il est en ce sens transcendant. Reste seulement à savoir si ce principe et les propositions fondamentales qui en dérivent ont ou n’ont pas une valeur objective, si ce n’est pas par l’effet d’un malentendu que nous prenons un besoin de la raison pour nue loi de la nature même des choses, et quelles sont, dans ce cas, les illusions qui peuvent se glisser dans les raisonnements dont la majeure est tirée de la raison pure ? Ce sont là des questions que la dialectique aura à résoudre ; il s’agissait ici simplement de montrer que la raison est une faculté originale, essentiellement distincte de l’entendement pur. Voyons maintenant quels sont les concepts que produit cette faculté.

Des concepts de la raison pure ou des idées.

Les concepts de la raison pure se distinguent de ceux de l’entendement par ce caractère que, tout en servant à consommer l’unité de l’expérience, ils sortent des limites de l’expérience, et que, par conséquent, aucune expérience ne peut jamais leur être adéquate. Aussi Kant les désigne-t-il sous le nom d’idées, qu’il emprunte à la langue de Platon, comme il a emprunté l’expression de catégories à celle d’Aristote.

« Platon, » en effet, dit-il (p. 372), dans un passage qui mérite d’être cité textuellement, « Platon se servit du mot idée de telle sorte qu’on voit qu’il entendait par là quelque chose qui non-seulement ne dérive pas des sens, mais dépasse même les concepts de l’entendement dont s’est occupé Aristote, puisque l’on ne saurait rien trouver dans l’expérience qui y corresponde. Les idées sont pour lui les types des choses mêmes, et non pas de simples clefs pour des expériences possibles, comme les catégories. Dans son opinion, elles dérivent de la raison suprême, d’où elles ont passé dans la raison humaine ; mais cette dernière se trouve actuellement déchue de son état primitif, et ce n’est qu’avec peine qu’au moyen de la réminiscence (qui s’appelle la philosophie) elle peut rappeler ses anciennes idées, aujourd’hui fort obscurcies… Platon voyait très-bien que notre faculté de connaître sent un besoin beaucoup plus élevé que celui d’épeler les phénomènes pour les lier synthétiquement et les lire ainsi dans l’expérience, et que notre raison s’élève naturellement à des connaissances trop hautes pour qu’un objet, donné par l’expérience, puisse jamais y correspondre, mais qui n’en ont pas moins leur réalité et ne sont pas pour cela de pures chimères. »

Kant, pour mieux faire ressortir la pensée de Platon et la sienne propre, cite comme exemple l’idée de la vertu, dont on ne saurait trouver le type dans aucune expérience, mais qui n’est pas pour cela quelque chose de chimérique : « en effet, dit-il (p. 373), tout jugement sur la valeur morale des actions n’est possible qu’au moyen de cette idée ; elle sert de fondement à tout progrès vers la perfection morale.

Il invoque encore la conception d’une république idéale. « Quoique, dit-il (p. 375), une constitution parfaite (où, comme dans la république de Platon, les peines ne seraient plus du tout nécessaires) ne puisse jamais se réaliser, ce n’en est pas moins une idée juste que celle qui pose ce maximum comme le type qu’on doit avoir en vue pour rapprocher toujours davantage la constitution légale des hommes de la plus grande perfection possible. En effet, personne ne peut et ne doit déterminer quel est le plus haut degré où doive s’arrêter l’humanité, et par conséquent combien grande est la distance qui doit nécessairement subsister entre l’idée et sa réalisation ; car la liberté peut toujours dépasser les bornes assignées. »

Les exemples précédents sont empruntés à l’ordre moral, où Platon aimait à chercher les idées. Kant n’oublie pas d’ailleurs que ce philosophe ne voyait pas seulement dans les choses morales, mais dans la nature même, la preuve de cette vérité, que les choses doivent leur origine à des idées. « Une plante, dit-il (ibid.), un animal, l’ordonnance régulière du monde (sans doute aussi l’ordre entier de la nature), montrent clairement que tout cela n’est possible que d’après des idées. A la vérité, aucune créature individuelle, dans les conditions individuelles de son existence, n’est adéquate à l’idée de la plus grande perfection de son espèce (de même que l’homme ne peut reproduire qu’imparfaitement l’idée de l’humanité, qu’il porte dans son âme comme le modèle de ses actions), mais chacune de ces idées n’en est pas moins déterminée immuablement et complètement dans l’intelligence suprême ; elles sont les causes originaires des choses, mais seul l’ensemble des choses qu’elles relient dans le monde leur est parfaitement adéquate. » Ici le père du criticisme déclare bien qu’il ne peut suivre Platon dans cette partie de sa philosophie (v. la note de la page 373) : il lui reproche surtout l’exagération mystique qui transformait les idées en hypostases ; il reconnaît pourtant (p. 376) que « à part l’exagération du langage, c’est une tentative digne de respect et qui mérite d’être imitée, que cet essor de l’esprit du philosophe pour s’élever de la contemplation de la copie que lui offre l’ordre physique du monde à cet ordre architectonique qui se règle sur des fins, c’est à-dire sur des idées. » Mais c’est surtout à l’égard des choses morales qu’il proclame le mérite de cette méthode : « En effet, dit-il (ibid.), si, à l’égard de la nature, c’est l’expérience qui nous donne la règle et qui est la source de la vérité, à l’égard des lois morales, c’est l’expérience (hélas !) qui est la mère de l’apparence, et c’est se tromper grossièrement que de tirer de ce qui se fait les lois de ce qui doit se faire, ou de vouloir les y restreindre. »

Cette digression sur la philosophie platonicienne que j’ai dû rapporter à peu près dans toute son étendue, à cause de son importance, nous révèle déjà la tendance morale de la philosophie critique ; cette tendance s’accuse elle-même dans ces paroles par lesquelles Kant, mettant fin à des considérations qui, « convenablement présentées, font en réalité la vraie gloire du philosophe, » déclare qu’il s’agit à présent d’un travail beaucoup moins brillant, mais qui n’est pourtant pas sans mérite : il s’agit de déblayer et d’affermir le sol qui doit porter le majestueux édifice de la morale (p. 376). »

La digression qui précède avait été amenée par le besoin de justifier le sens que Kant donne au mot idée ; il invoque ici, en finissant, l’appui de tous les vrais philosophes : « Je supplie, s’écrie-t-il (p. 377), ceux qui ont la philosophie à cœur (ce qui dit plus qu’on ne semble le croire ordinairement), je les supplie, s’ils se trouvent convaincus par ce que je viens de dire et par ce qui suit, de prendre sous leur protection l’expression d’idée ramenée à son sens primitif, afin qu’on ne la confonde plus désormais avec les autres expressions dont on a coutume de se servir pour désigner indiscrètement les divers modes de représentation, au grand préjudice de la science. »

Les idées sont donc les concepts rationnels auxquels ne peut correspondre aucun objet donné par les sens. Ces concepts sont transcendants, en ce sens qu’ils dépassent les limites de l’expérience ; et comme on ne saurait leur trouver d’objet qui leur soit adéquat, on dit justement en ce sens que ce ne sont que des idées. Mais ils n’ont cependant rien d’arbitraire ; car ils nous sont donnés par la nature même de la raison ; et, s’ils dépassent l’expérience, ils ne s’en rapportent pas moins à l’expérience, qu’ils servent, non plus simplement à rendre possible, comme les concepts immanents de l’entendement, mais à porter à sa plus haute unité.

Cette unité rationnelle est celle qui résulte de l’idée de l’inconditionnel ou de l’absolu, qui est, comme nous l’avons déjà vu, au fond de tout raisonnement. Le mot absolu employé ici par Kant est un de ceux dont la philosophie a le plus abusé ; il ne signifie pour notre philosophe rien de plus que la totalité des conditions que la raison pure conçoit nécessairement toutes les fois que quelque chose de conditionnel nous est donné et que nous voulons le ramener à sa condition, ce qui est précisément le propre du raisonnement.

Soit, par exemple, ce raisonnement : Tout homme est mortel, or Caïus est homme, donc Caïus est mortel ; pour arriver à ce dernier jugement, ou à la conclusion (Caïus est mortel), je passe par d’autres jugements qui expriment, soit la règle générale renfermant la condition (homme) de ce jugement conditionnel (Caïus est mortel), prise dans toute son extension (tout homme est mortel), soit la subsomption du cas donné sous cette règle (Caïus est homme) ; et mon raisonnement constitue ainsi une série de jugements exprimant un ensemble de conditions auxquelles est soumise la connaissance qu’il s’agissait de déterminer (celle de Caïus en tant que mortel).

Mais, de même que la raison enchaîne ainsi nos jugements, elle enchaîne aussi nos raisonnements, en remontant de condition en condition par une série de prosyllogismes. Or elle ne peut procéder de la sorte qu’en s’appuyant sur l’idée de la totalité dans la série des prémisses ou des conditions qu’elles expriment. Elle peut aussi, suivant une marche descendante, faire au moyen d’une série d’épisyllogismes, d’un conditionnel donné la condition d’un autre, de celui-ci celle d’un autre encore ; mais ici elle peut demeurer tout à fait indifférente sur la question de savoir jusqu’où s’étend cette progression a parte posteriori, ou même si en général la totalité de cette série est possible, car elle n’en a pas besoin pour la conclusion qui se présente à elle, cette conclusion étant déjà suffisamment déterminée a parte priori. De ce côté au contraire, il faut qu’elle suppose la totalité des conditions, soit que celle-ci ait un point de départ ou n’en ait pas ; car sans cette totalité, le conditionnel, qui en est regardé comme une conséquence, perdrait son caractère rationnel. « Or, comme seul l’inconditionnel rend possible la totalité des conditions, et que, réciproquement, la totalité des conditions est elle-même toujours inconditionnelle, on peut définir le concept rationnel un concept de l’inconditionnel en tant qu’il sert de principe à la synthèse du conditionnel (p. 379-380). » Reste à tracer le système de ces concepts, ou des idées transcendentales.

Système des idées transcendentales.

J’ai déjà indiqué la méthode à laquelle Kant a ici recours : de même que la table des fonctions logiques du jugement lui a fourni celle des catégories de l’entendement, de même il calque sur le tableau des diverses espèces de raisonnements celui des idées transcendentales de la raison.

Il y a trois espèces de raisonnements : le catégorique, l’hypothétique, le disjonctif, dont chacune tend, par une série de prosyllogismes, à l’inconditionnel : la première, à un sujet qui ne soit plus lui-même prédicat ; la seconde, à une supposition qui ne suppose rien de plus ; la troisième, à un agrégat des membres de la division d’un concept (p. 380). Il doit donc y avoir trois espèces d’idées transcendentales, correspondant à ces divers rapports de l’esprit avec l’inconditionnel. Ces idées sont  : 1° celle de l’unité absolue ou inconditionnelle du sujet pensant, ou l’idée de l’âme ; 2° celle de l’unité absolue de la série des conditions des phénomènes, ou l’idée du monde ; 3° celle de l’unité absolue de la condition de tous les objets de la pensée en général, ou l’idée de l’être des êtres, de Dieu. Kant convient (p. 391} que le lien qu’il établit ici entre ces idées et les raisonnements auxquels il les fait correspondre paraît au premier abord extrêmement paradoxal ; je me permettrai de dire qu’il est plus que paradoxal, qu’il est tout à fait forcé : c’est ici en effet l’un des points où son système montre le plus manifestement tout ce qu’il a souvent d’artificiel, en dépit des efforts accomplis par l’auteur pour le rendre aussi rigoureusement scientifique que possible. Mais, sans nous arrêter sur cette observation, qui se représentera plus tard, notons avec lui que, comme le sujet pensant, ou l’âme, est l’objet même de la psychologie, l’ensemble de tous les phénomènes, ou le monde, celui de la cosmologie, et la condition suprême de la possibilité de tout ce qui peut être connu, l’être des êtres, l’objet de la théologie, la raison pure nous donne l’idée d’une psychologie transcendentale, d’une cosmologie transcendentale, et enfin d’une théologie transcendentale. Ainsi est tracé et circonscrit le champ particulier de la raison pure. Reste à savoir quels fruits nous sommes en droit d’y recueillir. C’est ce que va nous apprendre le deuxième livre de la dialectique.

Des raisonnements dialectiques de la raison pure.

Il y a certaines espèces de raisonnements au moyen desquelles nous concluons de quelque chose que nous connaissons à quelque autre chose dont nous ne saurions avoir aucune connaissance et à quoi nous attribuons pourtant de la réalité objective par l’effet d’une inévitable apparence (t. II, p. 1-2). Kant les appelle pour cette raison des raisonnements dialectiques, et il désigne sous le nom de sophismes de la raison pure les conclusions qui en résultent. Ce n’est pas que ces raisonnements aient rien de factice ou d’accidentel : ils dérivent au contraire de la nature même de la raison humaine, et le plus sage de tous les hommes ne saurait s’en affranchir ; mais l’illusion qu’ils produisent n’en est pas moins une sorte de jeu sophistique de la raison.

Première classe : paralogismes de la raison pure.

La première classe des raisonnements dialectiques (il y en a autant que d’idées transcendentales), est celle qui du concept transcendental du sujet, concept qui ne renferme point de diversité, conclut à l’absolue unité de ce sujet lui-même. Kant donne à cette sorte de conclusion dialectique le nom de paralogisme transcendental. J’indiquerai plus tard, à mesure qu’elles se présenteront à nous, les noms par lesquels il désigne les deux autres classes. Occupons-nous tout de suite de celle que l’analyse nous offre en premier lieu.

Critique de la psychologie rationnelle.

Nous nous trouvons ici en face des prétentions d’une psychologie purement rationnelle, qui, sans rien emprunter à l’expérience, veut tirer de cet unique texte : je pense, considéré comme la condition générale de tout concept empirique ou transcendental, la science entière de l’être pensant qu’on appelle le moi ou l’âme.

Cette science, qui ne doit contenir que des prédicats transcendent aux (puisque le moindre prédicat empirique en altérerait la pureté rationnelle) est renfermée dans les quatre propositions suivantes, qui toutes se déduisent de la proposition fondamentale je pense, et correspondent aux quatre catégories de la modalité, de la qualité, de la quantité et de la relation : 1° l’âme est une substance ; 2° elle est simple ; 3° elle est numériquement identique, c’est-à-dire qu’elle est toujours une seule et même âme dans les différents temps où elle existe ; 4° elle est en relation avec des objets possibles dans l’espace. Le premier de ces prédicats transcendentaux dorme le concept de son immatérialité ; le second, celui de son incorruptibilité ; le troisième, celui de sa personnalité ; et ces trois concepts réunis forment celui de sa spiritualité, par-suite de son immortalité. Quant au quatrième attribut, il nous représente la substance pensante comme le principe de la vie dans la matière, ou ce qu’on appelle l’âme dans le sens du mot grec ψυχη ou du mot latin anima, ce que nous nommons le principe vital.

Mais, suivant Kant, les raisonnements qui conduisent à ces trois propositions ne sont que des paralogismes : nous ne faisons ici que tourner dans un cercle en nous servant, pour porter certains jugements sur le moi, d’une idée qui elle-même est vide de tout contenu ; et c’est faussement que nous prenons cette psychologie transcendentale pour une science rationnelle nous faisant connaître la nature de notre être pensant.

Voyons comment Kant explique ce résultat de sa critique. Dans la première édition, il l’avait très-longuement justifié en présentant sous une forme syllogistique chacun des paralogismes d’où résultent les quatre propositions indiquées plus haut, et en les soumettant successivement à un examen fort détaillé. La seconde édition simplifie beaucoup ce travail, sans en rien retrancher d’essentiel. C’est ici que se plaçait cette réfutation de l’idéalisme que Kant a reportée plus haut. Nous suivrons la nouvelle rédaction, et nous nous y bornerons, parce qu’il serait beaucoup trop long d’y joindre encore l’analyse de la première. J’engage cependant ceux qui veulent étudier à fond la Critique de la raison pure à ne pas négliger cette première rédaction : ils y trouveront une foule d’observations pénétrantes qui ne sont point à dédaigner, mais que je ne puis noter ici.

Une remarque générale domine toute cette partie de la critique kantienne. Pour connaître un objet, la pensée en général ne suffit pas ; il faut une intuition déterminée à laquelle elle s’applique. Cela est également vrai du moi : je ne me connais pas moi-même par cela seul que je puis dire : je pense, car ce n’est là qu’une condition générale accompagnant tous mes concepts ; il faut que j’aie aussi conscience d’une intuition intérieure comme d’un acte déterminé relativement à la fonction de la pensée (p. 9). Cette simple représentation, je pense, ne me fait donc pas connaître à moi-même comme objet, mais seulement comme sujet, capable de déterminer la pensée au moyen de l’intuition, ou, suivant l’expression par laquelle Kant traduit ici cette idée, comme moi déterminant ; le moi déterminable, ou qui ne peut être déterminé qu’au moyen de l’intuition, ne m’est pas donné par là.

Cette remarque générale sert à découvrir le paralogisme de tous les raisonnements de la psychologie rationnelle.

Quand je dis : je pense, je me considère sans doute comme un sujet, c’est là une proposition identique ; mais cela ne veut pas dire que je sois, comme objet, une substance (un être existant par moi-même). Cette seconde proposition exigerait, pour être prouvée, des données que ne peut fournir l’analyse des conditions générales de la pensée.

Il en est de même quant à la simplicité de l’âme. Le je pense implique sans doute un sujet simple, non multiple, c’est encore là une proposition analytique ; mais de ce que le sujet de la pensée est simple, il ne s’en suit pas que je sois moi-même une substance simple. Pour établir cette dernière proposition, qui ne serait plus analytique, mais synthétique, il faudrait, ici encore, des données dont nous sommes tout à fait dépourvus, ne possédant, d’une part, que des intuitions sensibles, et, d’autre part, que des concepts qui n’ont par eux-mêmes aucune valeur objective. « Aussi bien, ajoute Kant (p. 11), serait-il étrange que ce qui exige ailleurs tant de précautions, pour discerner ce qui est proprement substance dans ce que présente l’intuition, et à plus forte raison pour reconnaître si cette substance peut être simple (comme quand il s’agit des parties de la matière), me fût donné ici par une sorte de révélation, et cela justement dans la plus pauvre de toutes les représentations. »

De même encore quant à ma propre identité. L’identité du sujet est également contenue dans le concept même de la pensée ; mais cette identité du sujet ne signifie pas l’identité de la personne, en tant que substance. Pour prouver celle-ci, il ne suffit plus d’analyser la proposition : je pense ; il faudrait une intuition où le sujet serait donné comme objet, mais cette sorte d’intuition n’est pas la nôtre. De même enfin quant à la distinction que je conçois entre ma propre existence, comme être pensant, et les autres choses, y compris mon corps. Cette distinction résulte de l’analyse même de ma pensée ; mais puis-je exister à titre d’être pensant, indépendamment des choses que je distingue de moi ? C’est ce que je ne sais point du tout par là.

« Ainsi, conclut Kant (p. 12), l’analyse de la conscience de moi-même dans la pensée en général ne me fait pas faire le moindre pas dans la connaissance de moi-même comme objet. C’est à tort que l’on prend un développement logique de la pensée en général pour une détermination métaphysique de l’objet. »

Kant regarde ce point comme un des plus importants de sa critique : «  ce serait, dit-il (ibid.), une grande pierre d’achoppement contre toute notre critique et même la seule qu’elle eût à redouter, si l’on pouvait prouver à priori que tous les êtres pensants sont en soi des substances simples, qu’à ce titre par conséquent (ce qui est une suite du même argument) ils emportent inséparablement la personnalité et qu’ils ont conscience de leur existence séparée de toute matière. » Alors en effet nous aurions mis le pied dans le champ des noumènes, et toutes les barrières que la critique oppose aux spéculations transcendantes de l’esprit humain seraient renversées. Mais, suivant Kant, pour peu qu’on regarde les choses de près, on trouve que la critique ne court ici aucun réel danger.

Pour mieux mettre ce point en lumière, il ramène au syllogisme suivant le paralogisme qui domine tous les procédés de la psychologie rationnelle (p. 13) :

« Ce qui ne peut être conçu autrement que comme sujet n’existe aussi que comme sujet et par conséquent est une substance ;

Or un être pensant, considéré simplement comme tel, ne peut être conçu que comme sujet ;

Donc il n’existe aussi que comme sujet, c’est-à-dire comme substance. »

C’est là un raisonnement captieux dont le vice consiste à prendre l’idée du sujet dans les deux prémisses en des sens entièrement différents : dans la majeure, d’une manière tout à fait générale, et dans la mineure, par rapport à la pensée et à l’unité de conscience qui en est la condition, de telle sorte que la conclusion est nécessairement sophistique (per sophisma figuræ dictionis). Il est bien vrai que par cela seul que je dis je pense, je ne puis me concevoir autrement que comme sujet, mais cette proposition identique ne me révèle absolument rien sur le mode de mon existence ; et je ne puis la subsumer sous la majeure, puisque l’idée de sujet n’y a pas le même sens.

La psychologie rationnelle, qui entreprend de prouver par de simples concepts la substantialité et par suite la permanence de l’âme après cette vie, ne repose donc que sur une confusion (v. p. 17. — Cf. p. 435). Elle transforme à tort en connaissance de l’objet ce qui n’est qu’une condition logique de la pensée du sujet (l’unité du je pense) ; ses conclusions sont donc illusoires. Celle de la critique est au contraire que « nous ne pouvons connaître, de quelque manière que ce soit, la nature de notre âme, en ce qui concerne la possibilité de son existence séparée en général. » Que l’on ne se récrie pas contre la rigueur de cette conclusion, et qu’on ne s’en alarme pas outre mesure. Si le spiritualisme est ainsi convaincu d’impuissance à démontrer sa thèse, le matérialisme ne l’est pas moins (Cf. p. 400), et la porte reste ouverte pour de meilleurs arguments. « D’ailleurs, la preuve purement spéculative n’a jamais pu avoir la moindre influence sur la raison commune de l’humanité. Cette preuve ne repose que sur une pointe de cheveu, si bien que l’école elle-même n’a pu la maintenir qu’en la faisant tourner sans fin sur elle-même comme une toupie, et qu’elle ne saurait y voir une base solide sur laquelle on puisse élever quelque chose. »

Deuxième classe de raisonnements dialectiques : antinomies de la raison pure — Critique de la cosmologie rationnelle.

Passons maintenant de la psychologie rationnelle à la cosmologie rationnelle. Ici se manifeste un nouveau phénomène de la raison humaine (p. 31). Dans la psychologie rationnelle, l’apparence est toute d’un côté, du côté du spiritualisme (que Kant appelle aussi le pneumatisme) ; la thèse contraire, celle du matérialisme, n’en reçoit pas la moindre des concepts rationnels. Mais à l’égard des problèmes que la cosmologie rationnelle tente de résoudre, ces concepts produisent une double apparence, d’où résulte une lutte de la raison avec elle-même. Celle-ci se trouve placée entre une thèse et une antithèse, appuyées sur des arguments d’égale puissance qui leur donnent une égale apparence, et ce conflit d’arguments contraires, mais également rationnels, auquel Kant donne le nom d’antinomie de la raison pure, produit une scène de déchirement et de discorde à laquelle la critique peut seule mettre fin en dissipant la double illusion qui donne lien à cette antinomie, et avec elle cette antinomie elle-même. Tout ceci va se trouver expliqué par ce qui suit.

Système des idées cosmologiques, qui donnent lieu à ces antinomies.

Mais d’abord quelles sont les idées cosmologiques ? Il est nécessaire d’en tracer le système avant d’exposer le conflit qu’elles engendrent. Or pour cela il faut encore en revenir aux catégories ; car, comme la raison ne produit pas proprement de concept par elle-même, mais qu’elle ne fait qu’étendre ceux de l’entendement au delà des bornes des choses empiriques, les idées transcendentales auxquelles elle ramène l’ensemble des phénomènes (le monde), ou les Idées cosmologiques, ne sont autre chose que des catégories élevées jusqu’à l’absolu (p. 33) ; on doit donc pouvoir en tracer le tableau en suivant celui des catégories mêmes. Seulement il ne faut pas prendre ici toutes les catégories, mais uniquement celles où la synthèse constitue une série, et encore une série de conditions subordonnées entre elles suivant une ligne ascendante. Il s’agit en effet de faire de l’ensemble des phénomènes ou des conditionnels un tout inconditionnel ou absolu, et la raison, comme on l’a vu plus haut, ne peut exiger cette absolue totalité qu’autant qu’elle porte sur la série ascendante des conditions d’un conditionnel donné : elle n’a à s’inquiéter que des antécédents, non des conséquents, puisque ce ne sont pas ces derniers, mais seulement les premiers, qui rendent possibles les conditions données, ou que, en d’autres termes, pour comprendre parfaitement ce qui est donné dans le phénomène, nous n’avons pas besoin des conséquences, mais des principes (p. 35). Si donc on s’en tient aux catégories qui, sous chaque titre (quantité, qualité, etc.), impliquent nécessairement une série dans la synthèse du divers, on obtient quatre idées cosmologiques, qui expriment l’intégrité absolue, 1° de l’assemblage de tous les phénomènes donnés, considérés au point de vue, soit du temps, soit de l’espace ; 2° de la division d’un tout donné dans le phénomène (ou de la réalité dans l’espace, c’est à-dire de la matière) ; 3° de l’origine d’un phénomène en général (relation des effets et des causes) ; 4° de la dépendance de l’existence de ce qu’il y a de changeant dans le phénomène. Cette intégrité absolue ou cet inconditionnel peut être conçu de deux façons : ou bien il réside simplement dans la série totale, dont, par conséquent, tous les membres sans exception sont conditionnels et dont l’ensemble seul est absolument inconditionnel ; ou bien il est une partie de la série, à laquelle sont subordonnés tous les autres membres de cette série, mais qui elle-même n’est soumise à aucune autre condition. Dans ce second cas, le premier terme de la série s’appelle, pour la première idée, soit le commencement, soit les limites du monde ; pour la seconde, le simple ; pour la troisième, la spontanéité absolue ou la liberté ; pour la dernière, la nécessité naturelle absolue (p. 41).

L’alternative qui vient d’être indiquée est précisément celle où la raison se trouve placée dans le conflit qui s’élève en elle sur les problèmes cosmologiques. Kant désigne sous le nom d’antithétique de la raison pure l’exposition de cette antinomie, ainsi que la recherche de ses causes et de ses résultats. Elle doit répondre aux questions suivantes (p. 44) : 1 » Quelles sont proprement les propositions où la raison pure est inévitablement soumise à une antinomie ; 2° quelles sont les causes de cette antinomie ; 3° la raison peut-elle trouver, au milieu de ce conflit, un chemin qui la conduise à la certitude, et de quelle manière ?

Mais, avant d’entreprendre de résoudre ces questions, Kant s’applique à bien caractériser cette espèce de dialectique dont il s’agit ici. Il ne veut pas qu’on la confonde avec la sophistique. Ce n’est point ici un jeu artificiel consistant à mettre aux prises des arguments arbitraires sur des questions oiseuses ; mais c’est, sur des problèmes que toute raison humaine rencontre nécessairement dans sa marche, un conflit qu’il est impossible d’éviter, de quelque manière qu’on s’y prenne, parce qu’il a son principe dans la nature même de la raison. On peut bien montrer que ce principe n’est autre chose qu’une illusion dogmatique, mais cette illusion elle-même est inévitable, et si l’on peut s’en rendre compte et la rendre ainsi inoffensive, on ne saurait la détruire.

Il résulte aussi de là que, dans l’escrime dialectique à laquelle donne lieu ce débat, la victoire appartient toujours au parti auquel il est permis de prendre l’offensive, et que celui qui est forcé de se défendre doit nécessairement succomber. « Aussi, ajoute Kant (p. 45), des champions alertes, qu’ils combattent pour la bonne ou pour la mauvaise cause, sont-ils sûrs de remporter la couronne triomphale, s’ils ont soin de se ménager l’avantage de la dernière attaque et s’ils ne sont pas obligés de soutenir un nouvel assaut de l’adversaire. »

Mais, remarque encore notre philosophe, bien que, dans cette arène, un grand nombre de victoires aient été alternativement remportées de part et d’autre, « on a toujours pris soin de réserver la dernière, celle qui devait décider l’affaire, au chevalier de la bonne cause, en interdisant à son adversaire de prendre de nouveau les armes et en laissant ainsi le premier seul maître du champ de bataille. »

Quelle doit donc être dans cette occurrence le rôle de la critique ?

Rôle de la critique en présence du conflit soulevé par les idées cosmologiques.

« Juges impartiaux du combat, répond Kant, nous n’avons pas à chercher si c’est pour la bonne ou pour la mauvaise cause que luttent les combattants, et nous devons les laisser d’abord terminer entre eux leur affaire. Peut-être qu’après avoir épuisé leurs forces les uns contre les autres, sans s’être fait aucune blessure, ils reconnaîtront la vanité de leur querelle et se sépareront bons amis. »

Méthode sceptique, distincte du scepticisme.

Cette manière de procéder, qui consiste à assister à un débat contradictoire ou même à le provoquer, non pas pour se prononcer à la fin en faveur de l’un ou de l’autre parti, mais pour rechercher si l’objet n’en serait pas par hasard une pure illusion, peut être désignée sous le nom de méthode sceptique. Kant ne repousse pas l’expression, mais il veut que l’on distingue bien cette méthode sceptique de la doctrine qu’on appelle le scepticisme. Il y a entre les deux cette différence caractéristique que, tandis que le scepticisme s’applique à ruiner les fondements de toute connaissance pour ne laisser nulle part, s’il est possible, aucune certitude, la méthode sceptique au contraire tend à la certitude, en cherchant à découvrir, dans un combat loyal et intelligent, le point de dissentiment qui sépare les parties, agissant en cela, « comme ces sages législateurs qui s’instruisent eux-mêmes, par l’embarras des juges dans les procès, de ce qu’il y a de défectueux ou de ce qui n’est pas suffisamment déterminé dans leurs lois (p. 46). » Tel est l’esprit que Kant veut que l’on apporte au spectacle du conflit qu’il va représenter. Ce conflit portant sur les quatre idées transcendentales que nous avons indiquées plus haut, il en résulte quatre antinomies, que notre philosophe expose successivement, suivant l’ordre de ces idées, en mettant en regard la thèse et l’antithèse, et les preuves de l’une et de l’autre. Nous allons le suivre dans ce travail, en le résumant aussi brièvement que possible.

Première antinomie.

Première antinomie. Thèse : le monde a un commencement dans le temps et dans l’espace.

Preuve de la thèse.

À l’appui de la thèse, Kant invoque la preuve suivante : si l’on admet que le monde n’ait pas de commencement dans le temps, il faut admettre qu’à chaque moment donné, il y a une éternité écoulée, et par conséquent une série infinie d’états successifs des choses du monde, c’est-à-dire une chose impossible, puisque l’infinité d’une série consiste précisément en ce que cette série ne peut jamais être achevée par une synthèse successive. — De même, si l’on admet que le monde n’ait pas de limites dans l’espace, il faut admettre que le monde est un tout infini donné de choses existantes ensemble, c’est-à-dire encore une chose impossible, puisque nous ne pouvons concevoir la grandeur d’un tout, qui ne peut être un objet d’intuition, qu’au moyen de la synthèse successive de ses parties, et que, pour regarder ici cette synthèse comme complète, il faudrait qu’un temps infini fût considéré comme écoulé dans l’énumération de toutes les choses coexistantes, chose qui elle-même est impossible. Donc il faut admettre que le monde a un commencement dans le temps et des limites dans l’espace.

Preuve de l’antithèse.

L’antithèse, à son tour, repose sur la preuve suivante : si l’on admet que le monde ait un commencement, comme tout commencement est une existence précédée d’un temps où la chose n’était pas, il doit y avoir en un temps antérieur où le monde n’était pas, c’est-à-dire un temps vide ; mais, dans un temps vide, rien ne peut naître, puisqu’aucune partie de ce temps, aucun moment ne saurait contenir une raison qui détermine l’existence : pourquoi le monde aurait-il commencé à tel moment plutôt qu’à tel autre ? Il n’y aurait à cela aucune raison, soit qu’il eût son principe en lui-même ou dans une autre cause. — De même, si l’on admet que le monde est limité dans l’espace, il faut admettre un espace vide qui lui servirait de limites, c’est à-dire qu’il serait limité par rien, car le rapport du monde à un espace où il n’existerait plus aucun objet n’est rien. Donc le monde n’a ni commencement dans le temps, ni limites dans l’espace ; mais il est infini en durée et en étendue.

Laissant de côté les remarques qui accompagnent les preuves de la première antinomie, mais qui n’ajoutent rien d’important à ces démonstrations, passons à la seconde.

Deuxième antinomie.

La thèse est celle-ci : Toute substance composée dans le monde l’est de parties simples, et il n’existe absolument rien que le simple ou le composé du simple. — Antithèse : Aucune chose composée dans le monde ne l’est de parties simples, et il n’y existe absolument rien de simple.

Preuves de la thèse.

La thèse est démontrée par la preuve suivante : supposez que les substances composées ne le soient pas de parties simples, et supprimez ensuite par la pensée toute composition, il ne resterait plus rien après cette suppression, puisque vous supprimez le composé et que, dans votre supposition, le simple n’existe pas, c’est-à-dire que cette supposition serait impossible. Mais on ne saurait admettre une telle impossibilité, puisque la composition n’étant qu’une relation accidentelle de substances, on doit toujours pouvoir la supprimer par la pensée. Force est donc bien d’admettre qu’après cette suppression il reste quelque chose qui subsiste indépendamment de toute composition, c’est-à-dire le simple.

Preuve de l’antithèse.

Voici maintenant la preuve de l’antithèse : Supposez qu’une Preuve de chose composée le soit de parties simples, il faut admettre que chacune de ces parties occupe un espace, puisque toute composition n’est possible que dans l’espace, et qu’autant il y a de parties dans le composé, autant il doit y en avoir aussi dans l’espace qu’il occupe. Mais il est contradictoire que le simple occupe un espace, car dire que quelque chose occupe un espace, c’est dire qu’il est formé de parties placées les unes en dehors des autres et que par conséquent il est composé. Admettre, avec les partisans de la monadologie, outre le point mathématique, qui est simple sans doute, mais qui n’est que la limite d’un espace, non une partie, des points physiques qui, bien que simples, ont la propriété de remplir l’espace par leur seule agrégation, c’est là une absurdité qui n’a plus besoin d’être réfutée. La supposition en question est donc impossible, et par conséquent on a raison de dire qu’aucune chose composée dans le monde ne l’est de parties simples. — Quant à cette affirmation qui forme la seconde partie de l’antithèse, à savoir qu’il n’existe dans le monde absolument rien de simple, Kant nous avertit (p. 56) qu’il faut l’entendre en ce sens que, comme rien ne peut être donné dans aucune expérience possible comme un objet absolument simple, et que le monde sensible doit être regardé comme l’ensemble de toutes les expériences possibles, il n’y a rien de simple qui soit donné en lui.

Troisième antinomie.

La troisième antinomie porte sur les idées de liberté et de nécessité. Thèse : la causalité déterminée par les lois de la nature n’est pas la seule d’où puissent être dérivés tous les phénomènes du monde, mais il est nécessaire d’admettre aussi, pour les expliquer, une cause libre. Antithèse : il n’y a pas de liberté, mais tout dans le monde arrive suivant des lois naturelles.

Preuve de la thèse.

La thèse, comme toutes les précédentes, se démontre par l’impossibilité de soutenir la supposition du contraire. Supposez que tout dans le monde arrive suivant des lois nécessaires, il faut admettre que la série des causes dérivant l’une de l’autre n’est jamais complète, puisqu’il n’y a jamais de véritable commencement, mais une chaîne de causes dont aucune n’est la première. Or la loi de la nature veut aussi que rien n’arrive sans une cause suffisamment déterminée à priori. Donc la proposition qui soumet toute causalité à la nécessité des lois naturelles est contradictoire, et il faut admettre une causalité capable de produire des événements qui ne sont pas nécessairement déterminés par une autre cause antérieure, et par conséquent de commencer par elle-même une série de phénomènes qui se déroulent ensuite suivant des lois naturelles, ou une causalité douée d’une spontanéité absolue, en un mot une causalité libre.

Preuve de l’antithèse.

A son tour l’antithèse se démontre par la réfutation de la précédente thèse. Supposez qu’il y ait une espèce de causalité capable de commencer par elle-même une action et par là une série d’événements qui en dérivent, vous admettez une action qui détermine une série d’événements sans être elle-même déterminée par aucune cause antérieure. Or cela est contraire à la loi même de la causalité, qui exige que tous les événements du monde soient enchaînés les uns aux autres, et sans laquelle l’unité de l’expérience deviendrait impossible. Il faut donc en revenir à la nécessité de la nature, qui seule peut expliquer l’enchaînement des événements du monde, et renoncer à la liberté, comme à une illusion qui offre sans doute à la raison un point d’arrêt dans la recherche des causes, mais qui, en revanche, rompt le fil de toutes les règles et livre le monde à l’empire du hasard.

Quatrième antinomie.

Reste la quatrième antinomie. Thèse : Il y a dans le monde quelque chose qui, soit comme en faisant partie, soit comme sa cause, est un être absolument nécessaire. — Antithèse : Il n’existe nulle part aucun être absolument nécessaire ni dans le monde, ni hors du monde, comme en étant la cause.

Preuve de la thèse.

Voici la preuve de la thèse. Supposez qu’il n’y ait dans le monde rien qui soit absolument nécessaire, les changements mêmes qui s’y produisent ne s’expliqueraient plus : ils sont en effet soumis à des conditions dont ils sont les effets nécessaires, et l’existence de tout conditionnel donné suppose une série complète de conditions jusqu’à l’inconditionnel absolu, qui seul est absolument nécessaire. Il faut donc qu’il existe quelque chose d’absolument nécessaire pour qu’un changement existe comme sa conséquence. Mais ce nécessaire est-il dans le monde, ou en dehors du monde ? Il faut qu’il soit dans le monde ; car ce n’est qu’à cette condition qu’il peut être la cause des changements qui s’y produisent, puisque tout changement arrive dans le temps et que par conséquent la cause qui le produit doit être aussi dans le temps. Il doit donc y avoir dans le monde quelque chose d’absolument nécessaire, que ce soit la série entière du monde, ou une partie de cette série.

Preuve de l’antithèse.

Pour avoir la preuve de l’antithèse, il suffit de renverser la preuve de proposition précédente. Supposez qu’il y ait dans le monde un être nécessaire, ou qu’il soit lui-même cet être nécessaire, ou bien il y aurait dans la série de ses changements un commencement qui serait absolument nécessaire, c’est-à-dire sans cause, ce qui est contraire à la loi même de la causalité ; ou bien la série elle-même serait sans aucun commencement, et, bien que contingente et conditionnelle dans toutes ses parties, elle serait absolument nécessaire et inconditionnelle, ce qui est contradictoire. Que si, au lieu de placer cette existence nécessaire dans le monde, on la suppose en dehors du monde, on n’est pas plus avancé ; car, pour que cette cause du monde pût agir en lui, il faudrait que sa causalité s’exerçât dans le temps et qu’elle rentrât ainsi elle-même dans l’ensemble des phénomènes, ce qui est contraire à l’hypothèse. Il n’y a donc ni dans le monde, ni hors du monde, comme en étant la cause, en être absolument nécessaire.

Dans les Remarques qui accompagnent cette quatrième et dernière antinomie, Kant fait observer qu’il n’a dû employer ici que des arguments cosmologiques, c’est-à-dire empruntés à l’ordre des considérations qui s’appuient sur la conception du monde, telle qu’elle résulte des lois de l’entendement, et qu’il a laissé à dessein de côté celles qui se fondent sur la seule idée d’un être suprême entre tous les êtres en général, ou ce qu’il nomme les arguments ontologiques. Comme ce genre de preuves appartient à un autre principe de la raison, il se représentera plus tard, en son lieu. Notre philosophe explique aussi par là comment il a dû, dans la preuve de la thèse, laisser indécise la question de savoir si l’être nécessaire dont il s’agit de démontrer l’existence est le monde lui-même, ou s’il en est différent : « pour répondre à cette question, dit-il (p. 70), il faut des principes qui ne sont plus cosmologiques qui et ne se trouvent pas dans la série des phénomènes. »

De l’intérêt de la raison dans ce conflit avec elle-même.

Telles sont les antinomies de la raison pure. En exposant, comme on vient de le voir, ce qu’il appelle « le jeu dialectique des idées cosmologiques (p. 75), » Kant a dû, pour en représenter les motifs dans toute leur pureté rationnelle, se borner à « de sèches formules ; » mais, après avoir débattu ces questions, sous cette forme tout abstraite, il éprouve maintenant en quelque sorte le besoin d’en parler dans un langage qui en relève la grandeur et l’intérêt. « La philosophie, s’écrie-t-il (p. 76) dans un élan qu’il faut citer, la philosophie, en partant du champ de l’expérience et en s’élevant insensiblement jusqu’à ces idées sublimes, montre une telle dignité que, si elle pouvait soutenir ses prétentions, elle laisserait bien loin derrière elle toutes les autres sciences humaines, puisqu’elle promet d’assurer les fondements sur lesquels reposent nos plus hautes espérances, et de nous donner des lumières sur les fins dernières vers lesquelles doivent converger en définitive tous les efforts de la raison. Le monde a-t-il un commencement, et y a-t-il quelque limite à son étendue dans l’espace ? Y a-t-il quelque part, peut-être dans le moi pensant, une unité indivisible et impérissable, ou n’y a-t-il rien que de divisible et de passager ? Suis-je libre dans mes actions, ou, comme les autres êtres, suis-je conduit par le fil de la nature et du destin ? Y a-t-il enfin une cause suprême du monde, ou les choses de la nature et leur ordre forment-ils le dernier objet où nous devions nous arrêter dans toutes nos recherches ? Ce sont là des questions pour la solution desquelles le mathématicien donnerait volontiers toute sa science ; car celle-ci ne saurait satisfaire en lui le besoin le plus important, celui de connaître la fin suprême de l’humanité. »

Mais quel parti prendre au milieu de ces arguments pour et contre, entre lesquels la raison se voit partagée ? Bien que Kant se soit servi plus haut du mot « jeu » pour désigner cette dialectique, il n’admet pas qu’on la regarde comme une vaine fantaisie et qu’on se montre indifférent au résultat du procès. D’un autre côté, on ne saurait reculer devant la lutte que soulèvent les problèmes qu’il s’agit de résoudre. Qu’y a-t-il donc à faire ? « Il ne reste, suivant notre philosophe (p. 77) qu’à réfléchir sur l’origine de cette lutte pour voir si par hasard un simple malentendu n’en serait pas la cause, et si, ce malentendu une fois dissipé, les prétentions orgueilleuses de part et d’autre ne feraient pas place au règne tranquille et durable de la raison sur l’entendement et les sens. »

Mais, avant d’entreprendre cette explication fondamentale, Kant juge à propos de se placer d’abord au point de vue de l’intérêt que nous pouvons avoir à suivre telle ou telle solution, et de rechercher de quel côté se trouve pour nous le plus grand intérêt. « Si cette recherche, dit-il (ibid.), ne décide rien par rapport au droit litigieux des deux parties (car ce n’est pas ici la pierre de touche logique de la vérité que nous consultons, mais simplement notre intérêt), elle aura du moins l’avantage de faire comprendre pourquoi ceux qui prennent part à cette lutte se tournent plutôt d’un côté que de l’autre sans y être déterminés par aucune connaissance supérieure de l’objet. » — « Elle expliquera aussi, ajoute-t-il, le zèle ardent de l’une des parties et la froide affirmation de l’autre, et pourquoi l’on applaudit avec joie à la première, tandis que l’on se montre irrévocablement prévenu contre la seconde. »

Or, si l’on désigne sous le nom de dogmatisme les thèses des quatre antinomies, et sous celui d’empirisme leurs antithèses, parce que celles-ci suivent un principe uniforme qui résout les idées transcendentales touchant l’univers dans le même mode d’explication empirique qui s’applique aux phénomènes, tandis que les premières rompent le fil de l’expérience pour recourir à certains principes intellectuels, voici ce que l’on trouve du côté du dogmatisme :

1* Un certain intérêt pratique, auquel prend part de bon cœur tout homme sensé : « Que le monde, dit Kant (p. 78), ait un commencement, que mon moi pensant soit d’une nature simple et partant incorruptible, qu’il soit en même temps libre dans ses actions volontaires et qu’il échappe à la contrainte de la nature, qu’enfin l’ordre entier des choses qui constituant le monde dérive d’un être premier, duquel tout emprunte son unité et son harmonie ; ce sont là autant de pierres fondamentales de la morale et de la religion. L’antithèse nous enlève ou semble du moins nous enlever tous ces appuis.

2° Un certain intérêt spéculatif. Chaque thèse a l’avantage de nous offrir un point d’arrêt où nous pouvons rattacher la chaîne des phénomènes et de leurs conditions de manière à l’embrasser dans sa totalité, tandis que, dans l’antithèse, la question pour chacun d’eux est toujours à recommencer et qu’elle reste en ce sens sans solution. Il y a donc à ce point de vue, en faveur du dogmatisme, une sorte d’intérêt architectonique,

3° Un intérêt de popularité, qui n’est pas certainement pour le dogmatisme le moindre titre de recommandation, et qui s’explique lui-même par l’avantage précédent : le commun des intelligences trouve plus commode de s’arrêter à un point fixe que de remonter toujours du conditionnel à la condition sans pouvoir jamais trouver de repos. Kant ajoute plus loin à cette cause celle qui résulte de l’intérêt pratique.

Voyons maintenant quels sont les avantages par lesquels l’empirisme peut disputer la palme au dogmatisme. Il faut reconnaître que, au point de vue de l’intérêt pratique, il a une réelle infériorité : « S’il n’y a pas, dit Kant (p. 80), un être premier distinct du monde, si le monde est sans commencement et par conséquent aussi sans auteur, si la volonté n’est pas libre et si l’âme est indivisible et corruptible comme la matière, les idées morales mêmes et leurs principes perdent toute valeur, et s’évanouissent avec les idées transcendentales, qui forment leurs appuis théorétiques. » Mais, en revanche, au point de vue de l’intérêt spéculatif, l’empirisme reprend la supériorité. N’est-ce pas en effet un avantage fort attrayant et fort important pour l’entendement que de rester toujours sur son propre terrain, c’est à-dire dans le domaine des expériences possibles ; et, au lieu d’abandonner la chaîne de l’ordre naturel pour s’attacher à des idées dont il ne connaît pas les objets et se perdre dans les régions de la raison idéalisante, d’étendre sans cesse, dans le champ de la nature, ses claires et sûres connaissances ? Pour mieux faire ressortir cet avantage, Kant énumère les services que rend à l’esprit humain cette espèce de philosophie dans une page (81) qui mérite d’être citée textuellement à cause de son importance : « Celui qui suit cette philosophie ne permettra jamais de regarder aucune époque de la nature comme la première absolument, ni aucune limite imposée à sa vue dans l’étendue de la nature comme la dernière. Il ne permettra pas non plus de passer des objets de la nature, que l’on peut analyser par l’observation et les mathématiques et déterminer synthétiquement dans l’intuition (des objets étendus), à ceux que ni les sens ni l’imagination ne sauraient jamais exhiber (in concreto). Il ne permettra pas davantage de prendre pour fondement, même dans la nature, une puissance capable d’agir indépendamment des lois de la nature (la liberté), et d’abréger ainsi la tâche de l’entendement, qui est de remonter à l’origine des phénomènes suivant le fil de lois nécessaires. Il ne permettra pas enfin de chercher en dehors de la nature la cause première de quoi que ce soit (un être premier), puisque nous ne connaissons rien autre chose qu’elle, et qu’elle est la seule chose qui nous fournisse des objets et nous instruise de ses lois. » L’empirisme a ainsi, aux yeux de Kant, le double mérite de nous empêcher de nous égarer en de vaines fictions, et de nous inviter à étendre de plus en plus nos connaissances « à l’aide du seul maître que nous ayons proprement, l’expérience. »

Mais, pour que son principe puisse être tout à fait accepté par la philosophie critique, il faut qu’il se borne à le présenter comme une maxime qui nous recommanderait la modération dans les prétentions et nous indiquerait la vraie marche à suivre dans notre investigation de la nature. Que si, comme il lui arrive ordinairement, il devient lui-même dogmatique ; si, au lieu de se contenter de rabattre la présomption de la raison, qui, méconnaissant sa véritable destination, s’enorgueillit de sa pénétration et de son savoir là où il n’y a plus proprement ni pénétration ni savoir, il s’arroge le droit de nier ce qui est au-dessus de la sphère de ses connaissances et prétend nous interdire d’admettre, au point de vue pratique, certaines croyances qui nous sont nécessaires, il tombe alors à son tour dans une intempérance d’esprit d’autant plus blâmable que l’intérêt pratique de la raison en reçoit un irréparable dommage.

Kant rapportant à l’épicurisme et au platonisme, comme à leurs types historiques, les deux systèmes, l’empirisme et le dogmatisme, qu’il vient de comparer au point de vue de l’intérêt spéculatif et de l’intérêt pratique, résume ainsi, à ce point de vue, leur mérite et leur défaut : « le premier, dit-il (p. 83), encourage et aide le savoir, mais au préjudice de l’intérêt pratique ; le second fournit des principes excellents au point de vue de cet intérêt ; mais par là même, en matière de savoir purement spéculatif, il nous autorise à nous rattacher à des explications idéalistes des phénomènes naturels et à négliger à leur endroit l’investigation physique. Chacun d’eux dit plus qu’il ne sait. »

La question que Kant pose ici dans une note correspondante, de savoir si Epicure a jamais présenté ses principes comme des assertions objectives, ne peut guère faire de doute pour l’histoire de la philosophie : Epicure n’est pas moins dogmatique que Platon, il l’est peut-être même encore davantage ; mais Kant a raison d’ajouter que « si par hasard ces principes n’avaient été pour lui que des maximes de l’usage spéculatif de la raison, il aurait montré en cela un esprit plus véritablement philosophique qu’aucun des philosophes de l’antiquité, » et l’explication qu’il donne de cette pensée mérite d’être remarquée ; mais je ne la relève pas en ce moment parce que j’aurai occasion de le faire plus tard, dans la partie critique de ce travail.

Pour ce qui est de l’avantage de la popularité, qui, comme on l’a dit plus haut, s’attache exclusivement au dogmatisme, tandis que l’empirisme l’exclut, il semble que ce devrait être le contraire. On serait tenté de croire que le commun des esprits devrait accepter avec empressement cette méthode qui lui promet de le satisfaire en lui offrant exclusivement des connaissances expérimentales et en les enchaînant conformément à la raison, tandis que le dogmatisme transcendental le contraint à s’élever à des concepts qui dépassent de beaucoup les vues et la puissance rationnelle des esprits les plus exercés à la pensée. Mais c’est justement là ce qui détermine les intelligences dont nous parlons. En effet elles se trouvent alors dans un état où les plus savants mêmes n’ont aucun avantage sur elles. Si elles n’y entendent rien ou peu de chose, personne du moins ne saurait se vanter d’y entendre davantage ; et, bien qu’elles ne puissent en discourir aussi méthodiquement que d’autres, elles peuvent en raisonner infiniment plus. C’est qu’elles errent là dans la région des pures idées, où l’on n’est si disert que parce que l’on n’en sait rien, tandis que, en matière de recherches physiques, il leur faudrait se taire tout à fait ou avouer leur ignorance. Commodes et flatteurs pour la vanité, voilà donc déjà une puissante recommandation en faveur des principes du dogmatisme. En outre, s’il est très-difficile à un philosophe d’admettre en principe quelque chose dont il soit incapable de se rendre compte, ou même de présenter des concepts dont la réalité ne puisse être aperçue, rien n’est plus habituel aux intelligences vulgaires. Elles veulent avoir un point d’où elles puissent partir en toute sûreté. La difficulté de comprendre une pareille supposition ne les arrête pas, parce que (comme elles ne savent pas ce que c’est que comprendre) cette difficulté ne leur vient jamais à la pensée et qu’elles tiennent pour connu ce qu’un usage fréquent leur a rendu familier. » À ces causes il faut joindre celle qui résulte de l’intérêt pratique : devant cet intérêt tout intérêt spéculatif s’évanouit pour ces intelligences, et elles s’imaginent apercevoir et savoir ce que leurs craintes ou leurs espérances les poussent à croire. Aussi Kant pense-t-il que, quelque nuisible que puisse être l’empirisme aux principes de la morale, « il n’y a pas à craindre qu’il sorte jamais de l’enceinte des écoles et qu’il obtienne dans le monde quelque autorité et se concilie la faveur de la multitude. »

Mais notre philosophe sait bien que, si les considérations qu’il vient de présenter, peuvent faire pencher la balance de tel ou tel côté, elles ne nous donnent pas la solution que cherche un esprit vraiment philosophique. Sans doute, dès que nous en venons à l’action, tout le jeu dialectique de la raison spéculative s’évanouit comme un songe ; l’intérêt pratique ne nous laisse pas maîtres de choisir tel ou tel parti, ou de n’en choisir aucun et de rester à cet égard dans un état d’oscillation perpétuelle ; mais, si la question est tranchée par là, elle n’est pas résolue : il reste toujours à savoir quelle est au fond, abstraction faite de tout intérêt, la valeur de ces thèses et de ces antithèses qui se contredisent, et si un examen impartial de notre propre raison ne nous fournit pas la clef de ces antinomies. C’est ce que Kant va chercher maintenant.

Recherche de la solution des antinomies.

Il faut bien s’entendre d’abord sur la nature de la solution qui convient aux questions dont il s’agit ici et à l’antinomie qu’elles soulèvent. Il ne suffirait pas de prétexter notre ignorance sur l’objet même de ces questions, et de les déclarer par là insolubles ; car elles ne portent pas sur un objet considéré en soi, chose qui en effet nous serait inaccessible, mais sur certaines applications des idées de notre raison dont nous devons pouvoir déterminer sûrement la valeur. Par cela même que les éléments du problème nous sont donnés par notre propre raison, l’analyse de ces éléments doit nous conduire à une entière certitude sur ce que nous devons penser à ce sujet, et nous ne saurions par conséquent décliner ici toute réponse en prétextant notre ignorance. Le problème à résoudre dans le cas présent est donc susceptible d’une solution certaine, comme tous ceux des mathématiques pures ou de la morale pure. Seulement cette solution, qu’on ne l’oublie pas, ne saurait être que purement critique, c’est-à-dire que, suivant les termes mêmes par lesquels Kant la caractérise (p. 93-94), « elle n’envisage pas du tout la question objectivement, mais seulement par rapport au fondement de la connaissance sur lequel elle repose. » C’est par cette raison même qu’elle peut être parfaitement certaine.

Reste à savoir quelle doit être cette solution. Or il y a un procédé particulier qui peut nous aider à la découvrir : c’est, en laissant provisoirement de côté les raisons qui, dans chacune des questions cosmologiques, militent en faveur de la thèse ou de l’antithèse, de se demander si par hasard, dans l’un et l’autre cas, nous n’aboutirions pas à un pur non-sens. C’est ce que Kant appelle la manière sceptique d’envisager les questions cosmologiques de la philosophie transcendentale. Or, en les examinant à ce point de vue, on arrive précisément à ce résultat que, de quelque côté qu’on se retourne en poursuivant l’inconditionnel, dans la synthèse régressive des phénomènes, cette synthèse se trouve ou trop grande ou trop petite pour chaque concept de l’entendement, si bien que L’objet ne s’adaptant pas à l’idée, de quelque manière qu’on essaie de l’y appliquer, il est naturel d’en conclure qu’elle est entièrement vide, et l’on est conduit à rechercher si telle ne serait pas en effet la solution demandée. Kant expose ce résultat pour chacun des quatre problèmes cosmologiques. Je ne le suivrai pas dans tout ce détail, mais j’en donnerai une couple d’exemples.

Soit d’abord ce problème : le monde a-t-il, ou n’a-t-il pas de commencement ? Supposez qu’il n’en ait pas, il est alors trop grand pour votre concept ; car ce concept, consistant dans une régression successive, ne saurait jamais atteindre toute l’éternité écoulée. Supposez au contraire qu’il en ait un, il est alors trop petit pour votre concept ; car le commencement présupposant toujours un temps antérieur et n’étant pas lui-même inconditionnel, la loi de l’entendement nous force à remonter encore à ans condition plus élevée, et par conséquent le monde tel qu’on le suppose ici est trop petit pour cette loi. — De même de la double réponse faite à la question qui concerne la grandeur du monde quant à l’espace. Est-il infini, il est alors trop grand pour tout concept empirique possible ; est-il fini, qu’est-ce qui détermine cette limite ? Un monde limité est trop petit pour votre concept.

Soit encore ce problème : Tout est-il enchaîné dans le monde suivant des lois nécessaires, ou bien y a-t-il place quelque part pour la liberté ? Dans le premier cas, la série des conditions ou des causes étant infinie à parte priori, le monde ainsi conçu est trop grand pour notre concept de la synthèse des événements ; dans le second au contraire, il est trop petit, car le pourquoi de la causalité libre que vous admettez vous force à remonter au delà de ce point où vous voudriez vainement vous arrêter.

On voit par ces exemples comment les idées cosmologiques se trouvent ou trop grandes ou trop petites par rapport aux concepts de l’entendement ; et, comme ces concepts sont la seule mesure d’après laquelle nous pouvons apprécier la valeur objective des idées, nous sommes conduits à soupçonner que celles-ci ne sont peut-être que des êtres de raison, ce qui nous met déjà dans la bonne voie pour arriver à découvrir l’illusion qui nous a si longtemps trompés (v. p. 98). Mais il reste toujours à démontrer cette illusion, c’est-à-dire à donner la solution de la dialectique cosmologique. Pour cela Kant nous renvoie à l’idéalisme transcendental, qui seul, selon lui, peut nous la fournir.

On se le rappelle, l’idéalisme transcendental, que Kant nomme aussi (p. 99) l’idéalisme formel (pour le distinguer de l’idéalisme naturel, ou de cet idéalisme ordinaire qui révoque en doute ou nie l’existence des choses extérieures mêmes), l’idéalisme transcendental, dis-je, tout en admettant la réalité des choses que nous nous représentons dans l’espace et dans le temps, soutient que ces choses ne nous sont pourtant pas connues telles qu’elles sont en soi, mais seulement telles qu’elles nous apparaissent, ou comme phénomènes, et qu’en ce sens ceux-ci n’étant rien que des représentations n’ont aucune existence en dehors de notre esprit (1)[4]. Cette vérité s’applique à cet objet même que nous nommons l’esprit ou le moi : nous ne le connaissons pas tel qu’il existe en soi, mais seulement comme la manifestation sensible d’un être dont la nature en soi nous demeure inconnue, et c’est à ce titre seul qu’il est réel pour nous. Les phénomènes, internes ou externes, que nous percevons ainsi, ou que nous pouvons concevoir comme objets d’une expérience possible, ou suivant les lois mêmes de cette expérience, nous pouvons bien les rapporter à quelque chose de purement intelligible que Kant propose d’appeler un objet transcendental ; mais cet objet nous est entièrement inconnu par cela même qu’il est placé en dehors des conditions de notre faculté d’intuition sensible (l’espace et le temps) ; et, en raison même de ces conditions, les phénomènes ne sont pour nous que de simples représentations. Or là est précisément le moyen qui doit servir à résoudre le conflit cosmologique de la raison avec elle-même. Ce conflit naît de l’illusion qui consiste à prendre des phénomènes pour des choses en soi : il est produit par une apparence résultant de ce que l’on applique à des phénomènes une idée (celle de l’absolue totalité) qui ne pourrait avoir de valeur que par rapport aux choses en soi ; pour le faire cesser, il suffit donc de découvrir cette apparence ou cette illusion. « Alors, dit Kant (p. 108) les deux parties seront convaincues que, si elles peuvent si bien se réfuter l’une l’autre, c’est qu’elles se disputent pour rien et qu’une certaine apparence transcendentale leur a représenté une réalité là où il n’y en a aucune. » Tel est le moyen par lequel notre philosophe prétend mettre fin au procès une bonne fois et à la satisfaction des deux parties ; il est impossible, selon lui, de décider autrement le conflit

La cause générale de ce conflit est dans une vaine apparence qui vient elle-même de l’ignorance où nous restons naturellement, tant que nous n’avons pas été éclairés par la critique, sur le sens ou le véritable usage du principe de la raison pure à l’endroit des problèmes cosmologiques. Il importe donc avant tout de ramener ce principe à sa véritable signification. Or voici à cet égard ce que nous révèle la critique. L’idée rationnelle de la totalité absolue des conditions du monde n’est autre chose qu’une règle qui nous sert à étendre l’expérience aussi loin que possible, en nous prescrivant de remonter toujours plus haut dans la série des conditions de tout phénomène donné. Tel est l’unique usage de cette idée : c’est simplement un principe régulateur ; en dehors de cet usage, il n’a plus aucune valeur. En faire un axiome qui nous donnerait comme existant en soi l’absolue totalité de la série des conditions ; supposer qu’au lieu d’être simplement une règle relative à la régression dans la série des conditions des phénomènes donnés, il nous apprend quelque chose sur ce qu’est l’objet en soi, et convertir ainsi un principe simplement régulateur en un principe constitutif ou doctrinal, c’est là une confusion naturelle sans doute, mais qui n’en est pas moins fausse. Nous considérons ainsi la totalité absolue des conditions du monde comme si elle pouvait nous être connue en soi ; et comme à ce point de vue, sur chacun des problèmes cosmologiques, nous trouvons en faveur des deux thèses opposées des preuves également fortes, nous tombons dans ce conflit que Kant a désigné sous le nom d’antinomies de la raison pure. Pour le faire cesser, il faut dissiper l’apparence d’où il résulte, et rétablir à sa place le sens où la raison s’accorde avec elle-même et dont l’ignorance était la seule cause de ce conflit. C’est ce que Kant va faire maintenant pour chacune des antinomies auxquelles donnent lieu les idées cosmologiques mal interprétées.

Solution de la première antinomie.

La première antinomie est celle que soulève cette question : le monde a-t-il ou n’a-t-il pas un commencement dans le temps et des limites dans l’espace ? Pour résoudre cette antinomie, il faut partir de la distinction qu’il est nécessaire d’admettre entre la régression à l’infini (regressus in infinitum) et la régression à l’indéfini (regressus in indefinitum), et voir laquelle des deux convient au problème cosmologique dont il s’agit ici. La seconde espèce de régression se borne à remonter d’une condition à une autre plus élevée, et ainsi de suite indéfiniment, sans déterminer aucune grandeur dans l’objet même, et c’est par là précisément qu’elle se distingue de la première, laquelle prétend embrasser l’infini. Or, comme le monde ne m’est donné dans sa totalité par aucune intuition, qu’il ne peut être pour moi que l’objet d’un concept et que ce concept ne peut me le faire connaître tel qu’il est en soi, il ne peut être ici question que de cette espèce de régression. Tout ce que je puis dire ici, c’est que, quelque loin que nous soyons arrivés dans la série des conditions empiriques, il faut encore et toujours remonter plus haut ; mais je ne puis pas dire pour cela que le monde soit infini dans le temps et dans l’espace, puisque cela supposera une connaissance de sa grandeur absolue qui ne m’est point donnée par là ; et je ne puis pas dire non plus qu’il soit fini, puisqu’une limite absolue ne saurait être davantage l’objet d’aucune expérience possible. Il suit de là que, dans la première antinomie, la thèse et l’antithèse sont également fausses en tant qu’elles prétendent déterminer la grandeur absolue du monde, puisque nous ne pouvons l’admettre ni comme finie, ni comme infinie, mais seulement nous élever indéfiniment, suivant la règle de la progression, dans la série des phénomènes. L’erreur vient ici de ce que, au lieu de se contenter d’obéir à cette règle, on s’imagine atteindre par la pensée pure la grandeur absolue, finie ou infinie, du monde.

Solution de la seconde Antinomie.

La seconde antinomie, celle qui roule sur la question de savoir si tout dans le monde est composé ou si les éléments du monde sont simples, se résout de la même manière. Il y a, il est vrai, entre l’idée cosmologique qui est ici en jeu et la précédente cette différence que, comme le tout dont il est ici question est donné dans l’intuition, tandis que l’univers ne l’est pas, et comme, par conséquent, dans le cas présent, toutes les parties du conditionnel sont données avec lui, tandis que, dans le cas précédent, je devais aller du conditionnel à des conditions qui étaient en dehors de lui, la régression peut aller à l’infini, au lieu d’être simplement indéfinie : c’est ainsi qu’on peut concevoir que le corps soit, comme l’espace, divisible à l’infini. Mais il n’est pas pour cela permis de dire d’un tout divisible à l’infini qu’il se compose d’un nombre infini de parties ; car, bien que toutes les parties soient en effet renfermées dans l’intuition du tout (d’un corps donné), nous n’en connaissons pourtant pas toute la division, et celle-ci ne peut nous être donnée que par une décomposition continue. Nous rentrons donc par là dans le cas du précédent problème, et nous arrivons ainsi à une solution du même genre. Nous ne pouvons dire que tout dans le monde soit composé, ni que les éléments en soient simples, partant indivisibles ; seulement un principe de la raison nous défend de tenir jamais pour complète la régression empirique dans la division de tout ce qui est étendu, c’est-à-dire qui remplit un espace. Ici donc encore la thèse et l’antithèse sont également fausses, et le principe de leur erreur, en même temps que de leur conflit, consiste dans cette illusion qui nous fait considérer comme une chose en soi ce qui n’est qu’un pur phénomène.

Les solutions des deux premières antinomies ont ce caractère commun qu’elles donnent, dans chacune d’elles, les deux assertions opposées pour également fausses. Elles se distinguent par là de celles des deux dernières, qui consistent au contraire à montrer qu’ici la thèse et l’antithèse sont également vraies. Cette différence vient de ce que, dans les deux premiers cas, où il ne s’agit que de ce Kant appelle une synthèse mathématique, les conditions, de quelque manière d’ailleurs qu’on en conçoive la totalité, sont toujours et nécessairement homogènes avec le conditionnel, tandis que, dans les dernières, où il s’agit d’une synthèse dynamique, les conditions des phénomènes peuvent être considérées comme appartenant à un autre ordre de choses que ces phénomènes eux-mêmes. Dans les deux premières antinomies, la thèse et l’antithèse ont dû être déclarées également fausses, parce que, cherchant de part et d’autre la totalité absolue dans de simples phénomènes, elles tombent ensemble avec l’illusion qui les engendre, tandis que, dans les deux dernières, les conditions cherchées ne faisant pas nécessairement partie de la même série, les deux assertions opposées peuvent être vraies ton tes deux suivant le point de vue où l’on se place. Expliquons les solutions de celles-ci, comme nous avons fait pour les précédentes.

Solution de la troisième antinomie.

La troisième antinomie est celle que soulève la question tant controversée de savoir si tout ce qui arrive dans le monde, les actions humaines comme tout le reste, est fatal, ou s’il y a place quelque part pour la liberté. On ne peut concevoir en effet que ces deux espèces de causalité : la causalité naturelle, suivant laquelle tous les événements sont fatalement déterminés par ceux qui précèdent, et la causalité libre, dont l’idée est celle d’une spontanéité capable de commencer d’elle-même à agir, sans avoir besoin pour cela d’une cause antérieure qui détermine son action suivant la loi de la liaison causale ; et ces deux manières de concevoir la production des événements du monde donnent lieu à deux assertions opposées qui se soutiennent également, mais s’excluent ou paraissent du moins s’exclure absolument. Si tout ce qui arrive dans le monde est nécessairement déterminé par ce qui précède suivant la loi naturelle de la liaison des causes et des effets, où est la place de la liberté et que devient dès lors l’ordre moral ? Ou s’il y a quelque part une cause libre, l’enchaînement des causes et des effets est rompu, et dès lors que devient l’ordre naturel ? Il ne semble pas qu’on puisse sortir de là. Il n’y a, suivant Kant, qu’un moyen d’en sortir, c’est de chercher si, malgré le principe qui veut que tous les événements du monde sensible soient enchaînés sans solution de continuité suivant des lois naturelles immuables, et sans abandonner ce principe, qui ne souffre aucune exception, la liberté ne serait pas possible, en même temps, par rapport aux mêmes effets, mais considérés d’un autre point de vue. Or tel est précisément le résultat où l’on arrive en distinguant, comme il convient, l’ordre intelligible de l’ordre sensible. Supprimez cette distinction, ou, en d’autres termes, supposez que les choses sensibles, les phénomènes sont réellement des choses en soi, il vous faudra renoncer absolument à la liberté ; mais, si la distinction est fondée, il est possible de concilier la thèse de la liberté avec celle de la nécessité naturelle : toutes deux alors peuvent être vraies, mais à des points de vue différents. Kant convient (p. 138) que cette distinction, présentée d’une manière générale et tout à fait abstraite, doit paraître extrêmement subtile et obscure ; mais il ajoute qu’elle s’éclaircira dans l’application. Pourtant, avant de la suivre dans cette application, il faut bien voir en quoi elle consiste en général.

On sait que, selon lui, nous ne connaissons pas les choses, internes ou externes, telles qu’elles sont en elles-mêmes, mais seulement comme elles nous apparaissent en vertu des formes ou des lois de notre sensibilité et de notre entendement. Il faut donc distinguer, dans tout objet de perception, la chose en soi du phénomène, ou, en d’autres termes, l’intelligible du sensible. Le premier, à la vérité, ne peut être pour nous un objet de connaissance ; mais, si nous ne pouvons le déterminer, nous pouvons du moins le concevoir comme distinct du second. Or, en nous plaçant à ce double point de vue, nous pouvons très bien concevoir que la même action qui, en tant qu’effet dans le monde sensible, doit être considérée comme soumise à la loi de la nature ou comme nécessairement déterminée par ce qui précède, soit, comme action d’une chose en soi, indépendante de cette loi. Puisqu’en effet le phénomène n’est pas la chose en soi, mais qu’il doit avoir pour fondement une chose en soi, « rien ne nous empêche, dit Kant (p. 140) d’attribuer à cet objet transcendental, outre la propriété qui en fait un phénomène, une causalité qui ne soit pas un phénomène, bien que son effet se rencontre dans le phénomène. » Comme phénomène, il resterait soumis à la loi qui veut que tout ce qui arrive dans la nature soit déterminé par ce qui précède suivant un enchaînement nécessaire ; mais, comme objet intelligible, échappant ainsi à la condition du temps, qui est celle des phénomènes, il échapperait aussi à cette loi, et l’on pourrait, à ce point de vue, le concevoir comme une cause véritablement spontanée, commençant d’elle-même l’action, bien que ses effets dans le monde sensible doivent être rattachés aux effets précédents suivant la loi de la nature. « Ainsi, conclut Kant (p. 142), la liberté et la nature, chacune dans son sens parfait, se rencontreraient ensemble et sans aucune contradiction dans les mêmes actions, suivant qu’on les rapprocherait de leurs causes intelligibles ou de leurs causes sensibles. » Appliquons ceci à l’homme et à ses actions. L’homme est un des phénomènes du monde sensible, et, à ce titre, il est aussi une des causes naturelles dont les actes doivent être soumis à la loi même de la nature. Mais, s’il rentre ainsi, par un côté, sous la loi du monde sensible, il en sort par un autre, c’est-à-dire par certaines facultés qui sont en lui, particulièrement par la raison, qui l’élève aux idées pures et lui dicte des règles dont l’autorité impérative, qu’exprime le mot devoir (ce qui doit être) est entièrement indépendante de tout mobile et de toute condition sensible et n’aurait aucune espèce de sens pour qui n’admettrait que le cours de la nature. Sous le premier point de vue, il ne peut être considéré comme un être libre : chacun de ses actes se lie nécessairement, suivant la loi de la causalité naturelle, à la chaîne de ceux qui l’ont précédé ; mais, sous le second, son action pourra être appelée libre, en tant qu’elle sera déterminée, non par des causes empiriques, mais par des principes de la raison pure. À ce dernier point de vue, il n’est plus nécessaire de rattacher chacun de nos actes à des conditions antérieures, puisque la raison pure, que l’on suppose capable de les déterminer, comme faculté purement intelligible, échappe à la forme du temps et par conséquent aux conditions de la succession ; on peut donc la concevoir comme une causalité par laquelle commence véritablement une nouvelle série d’effets. Les actes qu’elle produit tombent sans doute, en tant qu’effets se manifestant dans le monde sensible, sous la loi même de ce monde ; mais ces mêmes actes échappent à cette loi par leur principe intelligible. Nous pouvons donc regarder les mêmes actes comme nécessaires ou comme libres, suivant que nous les envisageons de tel ou tel point de vue, ou suivant que nous considérons dans l’homme son caractère sensible ou son caractère intelligible. Le premier résulte de toutes les conditions empiriques où l’homme se trouve placé : aussi, si nous voulons nous expliquer, à ce point de vue, une de ses actions, en cherchons-nous la cause dans les circonstances précédentes ou concomitantes qui ont pu la déterminer ; et, si nous pouvions pénétrer jusqu’au fond de tous les phénomènes de sa volonté, n’y aurait-il pas une seule action que nous ne pussions prédire avec certitude, et dont nous ne pussions reconnaître la nécessité par ses conditions antérieures. Le second, au contraire, qui relève de la raison, en tant qu’elle est capable de déterminer des actes, ne dépend plus de la loi et n’appartient plus à l’ordre de la nature ; et les mêmes actions qui, au point de vue de cet ordre, nous apparaissaient comme nécessaires, nous pouvons, à ce nouveau point de vue, les concevoir comme libres. C’est ainsi que Kant prétend concilier la nécessité avec la liberté.

Eclaircissons sa pensée par un exemple particulier, que lui-même nous fournit. Supposez qu’un homme introduise un certain désordre dans la société par un mensonge. Pour vous expliquer cet acte, vous cherchez à vous rendre compte du caractère de cet homme, et vous remontez soit à la mauvaise éducation qu’il a reçue, soit à la détestable société où il a vécu, soit à la méchanceté d’un naturel insensible à la honte, soit simplement à la légèreté et à l’irréflexion de son esprit ; et, en tenant compte de toutes ces causes générales, vous ne perdrez pas de vue les circonstances occasionnelles qui ont pu agir à leur tour. En tout cela, vous procédez comme on le fait en général dans la recherche de la série des causes d’un effet physique donné. Mais, tout en poursuivant cette explication, vous n’en blâmez pas moins l’auteur du mensonge ; vous avez beau expliquer ce mensonge par toutes les circonstances qui l’ont précédé ou accompagné, vous n’en déclarez pas moins coupable celui qui l’a commis. C’est que vous pensez que, malgré toutes les circonstances empiriques qui peuvent expliquer cette action, l’auteur aurait dû trouver dans sa raison un motif suffisant pour ne pas la commettre, et qu’ainsi elle lui doit être imputée comme une faute qui n’était nullement inévitable. Sans doute (v. la note de la page 150), personne ne peut découvrir quelle part il faut faire au juste à la liberté, et quelle part à la nature, c’est-à-dire aux défauts ou aux bonnes qualités du tempérament, de telle sorte que nous ne saurions juger nos semblables, ni nous-mêmes, avec une parfaite justice ; mais le blâme que nous infligeons aux autres ou que nous nous adressons à nous-mêmes n’en est pas moins fondé sur une loi de la raison, qui se distingue profondément de celle de la nature et nous élève au-dessus de son empire.

Ainsi, selon Kant, la nécessité naturelle et la liberté peuvent très-bien se concilier dans un seul et même acte, et c’est de cette manière qu’il résout l’antinomie soulevée par l’apparente contradiction de ces deux termes. Ils n’ont rien de contradictoire, et par conséquent la liberté est possible, voilà ce qui lui paraît établi, et tout ce qu’il a voulu montrer pour le moment ; il reviendra plus tard sur la thèse de la liberté pour en prouver la vérité,

Solution de la quatrième antinomie.

La quatrième et dernière antinomie, qui roule sur la question de savoir si tout est contingent ou s’il n’y a pas un être nécessaire, se résout de la même manière que la précédente : la solution consiste à montrer, en s’appuyant sur la distinction du sensible et de l’intelligible, que les deux thèses peuvent être vraies en même temps, l’une dans un sens, l’autre dans un autre. Il est vrai que, par rapport au monde sensible, tout a une existence dépendante d’une condition empirique, et qu’à ce point de vue nous devons toujours remonter de condition en condition sans nous arrêter jamais à une condition qui, à titre de substance existant par elle-même ou absolument indépendante, formerait le dernier terme de la série, ou serait placée en dehors de cette série ; mais il est vrai aussi qu’à un autre point de vue, au point de vue intelligible, toute la série peut bien avoir son fondement dans quelque existence indépendante de toute condition empirique et contenant le principe de tous les phénomènes. Si le monde était en soi tel qu’il se manifeste à nous dans l’ordre des phénomènes, il n’y aurait en effet de place nulle part pour une substance de ce genre, non plus que pour la liberté ; mais, si les phénomènes ne sont que de simples représentations et non des choses en soi, l’existence d’un être absolument nécessaire cesse d’être inadmissible, et elle peut très-bien se concilier avec la contingence universelle, comme, dans le problème précédent, la liberté peut se concilier avec la nécessité naturelle. La solution de la quatrième antinomie a donc ceci de commun avec celle de la précédente, qu’elle réduit à une pure apparence la contradiction des deux termes en montrant qu’ils peuvent être vrais tous deux ; il y a seulement entre elles cette différence que, dans le précédent problème, relatif à la liberté, la chose même (l’être humain, par exemple) pouvait être considérée comme faisant partie de la série des conditions du monde sensible, et que sa causalité seule était conçue comme intelligible, tandis qu’ici l’être nécessaire est conçu comme existant tout à fait en dehors de la série du monde sensible. Mais, précisément parce que nous sortons ici de la série des conditions du monde sensible, il est nécessaire de bien assurer nos pas dans cette nouvelle voie, ou de chercher en quel sens et jusqu’où nous pouvons nous y avancer. La raison n’a pas le droit de tenir pour impossible l’existence d’un être nécessaire, mais quel usage doit-elle faire de l’idée d’un tel être ? C’est ce qu’il faut maintenant rechercher, et ce que Kant examine dans un nouveau chapitre intitulé Idéal de la raison pure.

De l’idéal transcendental de la raison pure.

Les idées de la raison expriment en général une certaine perfection qu’aucune expérience ne saurait représenter et où la raison ne voit qu’une unité systématique dont elle cherche à rapprocher l’unité empirique possible, sans pouvoir jamais l’atteindre. Concevez maintenant cette perfection dans un être individuel (in individuo), l’homme, par exemple, et l’idée devient, alors l’idéal. Les idées ainsi conçues étaient pour Platon des objets de l’entendement divin, où elles résidaient comme les types de tout objet individuel dans le monde sensible ; Kant ne prétend pas s’élever si haut : il se borne à reconnaître dans la raison humaine la puissance de concevoir certaines idées sous la forme d’un idéal qui doit servir de règle à nos jugements ou de type à nos actions. Tel est l’idéal du sage, comme le concevaient, par exemple, les Stoïciens. Une telle idée ne peut sans doute jamais être réalisée : il est même peu sensé de vouloir la représenter dans une peinture romanesque ; mais cet idéal n’est pas pour cela une pure chimère : il nous fournit au contraire une mesure indispensable pour nous juger et nous corriger nous-mêmes, de manière à nous rapprocher toujours davantage de la perfection, mais sans pouvoir jamais l’atteindre. Il faut aussi se bien garder de confondre l’idéal de la raison pure, qui doit toujours reposer sur des concepts déterminés et servir de règle ou de type à nos jugements ou à nos actions, avec celui que les peintres, par exemple, croient avoir à priori dans l’esprit, mais qui n’est qu’une image flottante au milieu d’expériences diverses, et mériterait plutôt d’être appelé un idéal de la sensibilité et de l’imagination, bien que cette expression même d’idéal ne lui convienne guère, car il ne fournit aucune règle susceptible d’une définition.

Pour mieux faire comprendre ce qu’il entend en général par l’idéal, Kant a pris un exemple emprunté à l’ordre moral ou à la raison pratique ; mais c’est de l’idéal de la raison spéculative ou de ce qu’il appelle l’idéal transcendental qu’il doit être ici question, puisque c’est la raison spéculative qui est l’objet de son examen. Voyons donc en quoi consiste précisément cet idéal.

Pour connaître parfaitement une chose, il faudrait connaître tout le possible : ce n’est que par là que nous pourrions la déterminer complètement, soit affirmativement, soit négativement. Mais, comme cette connaissance de tout le possible, qui est la condition de la détermination complète de chaque chose, ne nous est pas donnée, cette détermination ne peut être pour nous qu’un concept se fondant sur une idée de la raison et prescrivant à l’entendement la règle de son parfait usage (p. 169). Or il ne suffit pas de concevoir cette idée comme celle de l’ensemble de toute possibilité, mais la raison en fait un concept complètement déterminé, en nous la présentant comme celle d’un être possédant la plénitude de la réalité (ens realissimum) et renfermant ainsi toute la substance d’où peuvent être tirés tous les prédicats possibles des choses, et c’est cette idée ainsi déterminée à priori qui forme l’idéal transcendental de la raison pure. Toute possibilité des choses est en effet considérée comme dérivée ; seule, celle de ce qui renferme en soi toute réalité est considérée comme originaire (p. 173). Nous ne pouvons donc songer à la possibilité d’aucune chose sans nous élever à l’idée d’un être originaire, que nous appelons soit l’être suprême, en tant que nous n’en concevons point au-dessus de lui, soit l’être des êtres, en tant que nous concevons tous les autres comme lui étant subordonnés. Cela ne veut pas dire que nous devions nécessairement admettre l’existence d’un tel être ; nous restons à cet égard dans une complète ignorance (p. 174) ; mais nous ne pouvons nous dispenser d’en supposer l’idée pour y ramener toute pensée des choses en général, considérées au point de vue de leur possibilité. C’est un idéal que nous trace la raison pure (spéculative), et dont elle fait la règle suprême de notre jugement, mais sans nous donner le droit d’en affirmer la réalité objective.

Ce dernier point, c’est-à-dire l’impuissance de la raison spéculative à démontrer l’existence d’un être suprême, ou de Dieu, mérite une discussion approfondie. Cette discussion forme une des parties les plus importantes de la Critique de la raison pure ; suivons y Kant pas à pas.

Des preuves de la raison spéculative en faveur de l’existence d’un être suprême.

Il ramène à trois toutes les preuves par lesquelles la raison spéculative peut tenter de démontrer l’existence de Dieu. Ou bien elle s’appuie sur l’observation du monde sensible pour démontrer par là, suivant la loi de la causalité, l’existence d’une cause suprême existant hors du monde : c’est la preuve physico-théologique ; ou bien, prenant simplement son point de départ dans une existence contingente quelconque, elle conclut de cette contingence des choses du monde en général à la nécessité d’un être suprême : c’est la preuve cosmologique ; ou bien enfin, faisant abstraction de toute expérience, déterminée, comme dans le premier cas, ou indéterminée, comme dans le second, elle conclut tout à fait à priori de simples concepts à l’existence de la cause suprême : c’est la preuve ontologique ou transcendentale. Telles sont, suivant Kant, les seules voies que puisse suivre la raison spéculative pour s’élever à l’existence de Dieu : « il n’y en a pas, dit-il (p. 184), et il ne peut pas y en avoir davantage. » Or il se fait fort de démontrer que la raison n’arrive à rien par aucune de ces voies, et qu’elle déploie vainement ses ailes pour s’élever au-dessus du monde sensible par la seule force de la spéculation. Renversant l’ordre dans lequel il vient d’énumérer les preuves de l’existence de Dieu, parce que, si cet ordre reproduit celui que suit la raison en se développant peu à peu, et si c’est en effet l’expérience qui nous fournit ici l’occasion, c’est toujours le concept transcendental qui guide la raison dans ses efforts, il commence par l’examen de la preuve transcendentale ou ontologique.

On connaît cet argument, inventé ou plutôt renouvelé de la scolastique par Descartes et adopté par Leibnitz. Il prétend démontrer l’existence d’un être parfait ou souverainement réel en déduisant son existence de la perfection ou de la souveraine réalité que nous concevons en lui. L’existence, dit-on, est renfermée dans la perfection ou dans la réalité souveraine de la même manière que cette propriété du triangle, à savoir que ses trois angles sont égaux à deux droits, est renfermée dans le triangle ; l’être parfait existe donc, puisqu’il y aurait contradiction à dire qu’il n’existe pas. Kant s’applique à montrer la vanité de cet argument en en découvrant l’artifice. Cet artifice consiste à donner une contradiction purement logique pour une contradiction réelle, en faisant de l’existence de l’objet en question un prédicat de cet objet. Sans doute, étant donné un triangle, il est nécessaire que ses trois angles soient égaux à deux droits, et il serait contradictoire de dire qu’ils ne le sont pas ; mais il n’y a nulle contradiction à supprimer cette propriété en supprimant le triangle lui-même. Il en est de même du concept d’un être souverainement parfait ou réel : en supprimant son existence, vous supprimez la chose même avec tous ses prédicats, et dès lors d’où peut venir la contradiction ? Mais dit-on, tel est précisément le caractère du concept de l’être absolument réel qu’il est contradictoire d’en supprimer l’objet : dès que l’on conçoit un tel être comme possible, il faut admettre son existence, puisque son existence est comprise dans son concept. Kant répond en montrant que l’on ne peut passer de la pure possibilité d’un objet conçu par la pensée à l’existence réelle de cet objet par une simple analyse de son concept, attendu que l’affirmation de cette existence marque une détermination de la pensée par rapport à l’objet qui n’est nullement comprise dans son concept, quelque complètement déterminé qu’il soit d’ailleurs. Si donc je conçois un être comme la suprême réalité ou la suprême perfection, il reste toujours à savoir si cet être existe ou non. S’il s’agissait d’un objet d’expérience, on ne manquerait pas de bien distinguer sa réalité de sa possibilité : je sais bien que je serais plus riche avec cent thalers réels que si je n’en avais que l’idée, c’est-à-dire s’ils étaient simplement possibles, bien que le concept de cent thalers possibles soit aussi complètement déterminé que celui de cent thalers réels ; mais ici, le critérium de l’expérience nous manquant, nous sommes naturellement portés à confondre la possibilité avec la réalité. Là est le vice fondamental de l’argument ontologique. « Cette preuve si vantée, conclut Kant (p. 194) perd toute sa peine : on ne deviendra pas plus riche en connaissances avec de simples idées qu’un marchand ne le deviendrait en argent si, dans la pensée d’augmenter sa fortune, il ajoutait quelques zéros à son livre de caisse. »

Impuissance de la preuve cosmologique.

La preuve cosmologique est-elle plus démonstrative ? Kant la formule ainsi (p. 195) : « Si quelque chose existe, il doit exister aussi un être absolument nécessaire. Or, j’existe au moins moi-même ; donc un être absolument nécessaire existe. Et, ajoute-t-il pour compléter l’argument, cet être nécessaire ne peut être que l’être souverainement réel (ens realissimum), puisque le concept de celui-ci est le seul qui convienne à celui-là.

Cette preuve, au lieu d’être déduite absolument à priori d’un concept de la raison pure, se distingue de la précédente en ce qu’elle prend son point de départ dans le monde, dans une existence donnée par l’expérience, soit seulement ma propre existance, soit celle du monde en général : aussi s’appelle-t-elle la preuve cosmologique, ou la preuve a contingentia mundi ; mais cette distinction est, suivant Kant, plus apparente que réelle, et la preuve cosmologique, après avoir commencé par s’appuyer sur l’expérience, finit par l’abandonner pour retourner à la preuve ontologique, qu’elle avait voulu éviter. Tel est, en effet, l’artifice de cette seconde preuve : « elle donne pour nouveau, dit Kant (p. 197), un vieil argument rhabillé, et elle en appelle à l’accord de deux témoignages, celui de la raison pure et celui de l’expérience, quand c’est seulement le premier qui change de figure et de voix, afin de se faire passer pour le second. » C’est que l’expérience, sur laquelle elle s’appuie d’abord, ne pouvant rien nous apprendre des attributs de cet être nécessaire dont elle a conclu l’existence de celle du monde en général, force est bien de chercher dans de purs concepts quels attributs doit avoir un être absolument nécessaire, c’est-à-dire d’en revenir à l’argument ontologique pour démontrer que cet être nécessaire ne peut être que l’être souverainement réel, attendu que le concept de celui-ci est le seul qui implique l’absolue nécessité dans l’existence. « Ainsi, dit Kant (p. 199), la seconde voie que suit la raison spéculative pour démontrer l’existence de l’être suprême n’est pas seulement aussi fausse que la première, mais elle a de plus ce défaut de tomber dans le sophisme appelé ignoratio elenchi, en nous promettant de nous ouvrir un nouveau sentier, et en nous ramenant, après un léger détour, à celui que nous avions quitté pour elle. »

Mais Kant ne se contente pas de dévoiler cet artifice. Prenant la preuve pour ce qu’elle se donne, il en fait ressortir l’impuissance en montrant combien il est vain de prétendre conclure du contingent dans le monde à une cause suprême hors du monde. Le concept de la causalité n’a de valeur et d’usage que dans le monde sensible. Dira-t-on qu’il est impossible d’ad mettre dans le monde sensible une série infinie de causes subordonnées les unes aux autres, et qu’il faut nécessairement s’arrêter à une cause première ; Kant n’admet pas que les principes de la raison nous autorisent à rompre la chaîne des êtres sensibles pour la rattacher à un être supra-sensible ; et il tient pour un faux contentement celui qu’on éprouve en croyant achever cette série par cela seul qu’on en écarte à la fin toute condition : « comme alors, dit-il (p. 200), on ne peut plus rien comprendre, on prend cette impuissance pour l’achèvement de son concept. » Et il termine par ces paroles, qui méritent d’être citées textuellement : « La nécessité absolue dont nous avons si indispensablement besoin, comme du dernier soutien de toutes choses, est le véritable abîme de la raison humaine. L’éternité même, sous quelque sublime et effrayante image que l’ait dépeinte Haller, ne frappe pas à beaucoup près l’esprit de tant de vertige ; car elle ne fait que mesurer la durée des choses, elle ne les soutient pas. On ne peut ni éloigner de soi ni supporter cette pensée qu’un être, que nous nous représentons comme le plus élevé entre tous les êtres possibles, se dise en quelque sorte à lui-même : je suis de toute éternité ; en dehors de moi, rien n’existe que par ma volonté ; mais d’où suis-je donc ? Ici tout s’écroule au-dessous de nous, et la plus grande perfection, comme la plus petite, flotte suspendue sans soutien devant la raison spéculative, à laquelle il ne coûte rien de faire disparaître l’une et l’autre sans le moindre empêchement. »

Ainsi les deux preuves que Kant vient d’examiner sont impuissantes à démontrer l’existence d’un être nécessaire ; mais d’où vient l’apparence dialectique qui nous trompe ici et qui, pour être sophistique, n’en est pas moins naturelle ? C’est ce que Kant veut montrer avant de passer à la preuve physico-théologique ; et, bien que cette explication ne fasse que reproduire celle qui lui a déjà servi à résoudre la quatrième antinomie, je la résumerai brièvement. La raison se trouve ici en présence de deux principes, dont l’un la pousse à chercher pour tout ce qui est donné comme existant quelque chose qui soit absolument nécessaire, c’est-à-dire à ne s’arrêter nulle part ailleurs que dans une explication achevée à priori, et dont l’autre lui défend d’opérer jamais cet achèvement et de désespérer ainsi de toute explication ultérieure. Elle ne peut pas plus rejeter l’un de ces principes que l’autre ; car ce n’est que grâce au premier qu’elle peut donner à l’ensemble de notre connaissance une complète unité, et le second lui permet de tenir toujours la porte ouverte à toute explication ultérieure. Ces deux principes ont donc déjà également leur rôle dans la marche de la connaissance humaine ; mais, si l’on doit les admettre ensemble, ce ne peut être qu’à titre de principes régulateurs ; car autrement ils ne pourraient subsister l’un à côté de l’autre, et il faudrait nécessairement sacrifier l’un à l’autre. Or tel est précisément le caractère de l’idéal de l’être suprême : ce n’est autre chose qu’un principe régulateur de la raison (p. 208). Mais aussi, par cela même que nous ne pouvons concevoir l’unité de la nature sans prendre pour fondement l’idée d’un être souverainement réel, il nous arrive tout naturellement d’attribuer à cette idée une réalité objective et de convertir ainsi un principe purement régulateur en un principe constitutif. L’apparence qui nous trompe ici vient donc d’une sorte de subreption transcendentale, qui est naturelle et inévitable, mais que découvre aux yeux de la critique la contradiction où elle nous jette.

Impuissance de la preuve physico-théologique.

Reste la preuve physico-théologique. Celle-ci, au lieu de partir simplement, comme la précédente, de mon existence ou de celle du monde, considérées en général comme des existences contingentes, se fonde sur la connaissance déterminée que l’expérience peut nous donner de l’ordonnance du monde, de l’ordre et de l’harmonie qui y règnent, et elle en conclut l’existence d’une cause suprême. De là le titre que Kant lui donne. C’est ce que l’on appelle vulgairement l’argument des causes finales. Si cet argument est aussi impuissant que les deux autres, il faudra renoncer à demander à la raison spéculative une preuve de l’existence de Dieu, car il n’y a pas pour elle de voie ouverte en dehors de ces trois-là.

Kant ne refuse pas toute valeur à l’argument des causes finales ; on peut même dire que nul philosophe ne lui a rendu un plus éclatant hommage.

« Cet argument, dit-il (p. 211), mérite d’être toujours rappelé avec respect. C’est le plus ancien, le plus clair et le mieux approprié à la raison commune. Il vivifie l’étude de la nature, en même temps qu’il en tire sa propre existence et qu’il y puise toujours de nouvelles forces. Il conduit à des fins et à des desseins que notre observation n’aurait pas découverts d’elle-même, et il étend notre connaissance de la nature en nous donnant pour fil conducteur une unité particulière dont le principe est en dehors de la nature même. Cette connaissance réagit à son tour sur sa cause, c’est-à-dire sur l’idée qui l’a suggérée, et elle élève notre croyance en un suprême auteur du monde jusqu’à la plus irrésistible conviction. Ce serait donc vouloir non-seulement nous retirer une consolation, mais même tenter l’impossible que de prétendre enlever quelque chose à l’autorité de cette preuve. La raison, incessamment élevée par des arguments si puissants et qui s’accroissent sans cesse sous sa main, quoiqu’ils soient purement empiriques, ne peut être tellement rabaissée peu les incertitudes d’une spéculation subtile et abstraite, qu’elle ne doive être arrachée à toute irrésolution sophistique comme à un songe, à la vue des merveilles de la nature et de la structure majestueuse du monde, pour parvenir de grandeur en grandeur jusqu’à la grandeur la plus haute, et de condition en condition jusqu’à l’auteur suprême et absolu des choses. »

Mais, malgré cet hommage, Kant ne pense pas que la preuve physico-théologique soit de nature à résister à l’examen de la critique. Il avait invoqué, dès le début (p. 209), avant les lignes que je viens de citer, cette objection fondamentale qu’aucune expérience ne saurait jamais être adéquate à une idée telle que celle de Dieu, puisque c’est précisément le propre de cette idée de dépasser toute expérience possible ; et la critique détaillée à laquelle il soumet ensuite l’argument en question ne manque pas de la reproduire comme la plus décisive. Si loin que nous puissions pousser notre connaissance de l’ordre et de la finalité de la nature, nous ne pouvons jamais nous flatter de connaître le monde dans toute son étendue ; et par conséquent nous ne saurions nous faire par ce moyen un concept déterminé de la puissance de la cause suprême du monde, comme celui que nous concevons sous le nom de Dieu. Nous pourrions bien attribuer à cette cause une très-grande puissance, une très-grande sagesse, etc., mais non pas une puissance et une sagesse infinies ; car du relatif on ne saurait tirer l’absolu. Ajoutez à cela que la preuve en question ne pourrait tout au plus démontrer qu’un architecte du monde, mais non un créateur du monde, puisque la finalité et l’harmonie des dispositions de la nature sur lesquelles on s’appuie ne concernent que sa forme, non sa matière ou sa substance, et que l’analogie avec l’art humain, qui sert ici de guide, ne peut nous fournir une autre conclusion, si tant est même que cette manière de raisonner soit réellement concluante. La théologie physique est donc par elle-même impuissante à démontrer l’existence et les attributs de Dieu d’une manière qui réponde à l’idée qu’en conçoit la raison. Mais, au lieu de reconnaître cette impuissance, elle franchit l’abîme qu’elle ne peut combler en passant tout à coup à la preuve cosmologique et avec celle-ci à la preuve ontologique, c’est-à-dire en se jetant dans la voie transcendentale qu’elle avait voulu éviter. « Ainsi, conclut Kant (p. 217), les partisans de la théologie physique ont tort de traiter si dédaigneusement la preuve transcendentale, et de la regarder, avec la présomption de naturalistes clairvoyants, comme une toile d’araignée ourdie par des esprits obscurs et subtils. Il faut toujours en revenir, malgré qu’on en ait, à la preuve ontologique, c’est-à-dire à une preuve fondée sur des concepts purement rationnels ; et, comme celle-ci est elle-même impuissante à démontrer son objet, il suit qu’il n’y a pas pour la raison spéculative de véritable démonstration de l’existence de Dieu.

Conclusion générale sur la théologie spéculative.

Telle est en effet la conclusion à laquelle aboutit la critique de la théologie spéculative. Que celle-ci suive la méthode transcendentale ou la méthode naturelle, c’est-à-dire qu’elle tente de démontrer l’existence de Dieu par de simples concepts de la raison pure ou par l’observation de la nature, et qu’elle s’arrête ainsi au déisme ou au théisme (1)[5], dans l’un et l’autre cas ses essais sont absolument infructueux : « Ils sont en eux-mêmes, dit-il (p. 223), nuls et de nulle valeur. Kant met ceux qui repoussent cette conclusion au défi de justifier les moyens et les lumières auxquels ils ont recours pour dépasser toute expérience possible par la seule puissance des idées ; car telle est la condition de toute théologie spéculative, de la théologie physique comme de la théologie transcendentale, puisqu’en définitive la première se voit forcée de recourir à la seconde pour compléter son concept.

Que reste-t-il donc ici dans le creuset de la critique ? Il reste un idéal de la raison pure, c’est-à-dire un concept de l’être suprême qui termine et couronne toute la connaissance humaine (v. p. 227). La raison spéculative est sans doute impuissante à démontrer la réalité objective de ce concept, mais elle ne l’en pose pas moins au sommet de la connaissance, comme celui d’un être absolument parfait, infini, etc. ; et, en nous offrant ainsi un concept épuré de tout élément sensible, exempt de toute limitation empirique, tel en un mot que doit être celui d’un être premier, elle prépare le terrain à une autre espèce de théologie, la théologie morale, qui sera peut-être plus heureuse que la précédente. Si en effet la morale, ou ce que Kant appelle la raison pratique, par opposition à la raison spéculative ou théorétique (laquelle se borne à l’ordre de la connaissance), nous fournit un motif suffisant d’admettre l’existence de Dieu, non-seulement nous sommes assurés que nous pouvons le faire sans contradiction, mais nous sommes en possession du seul concept qui convienne ici. Telle est l’utilité, négative sans doute, mais très importante, que nous offre, malgré son insuffisance, la théologie transcendentale : elle nous fournit le seul concept que la raison paisse admettre sous le nom de Dieu ; et, si elle n’en démontre pas la réalité objective, elle laisse la porte ouverte à un autre genre de démonstration. L’idéal est nettement conçu ; reste seulement à démontrer qu’il existe réellement. Or ce que la théologie transcendentale ou la raison spéculative n’a pu faire, la théologie morale ou la raison pratique le fera peut-être. Nous savons du moins que l’être dont il s’agit de démontrer la réalité est possible.

Du rôle de l’idée d’un être suprême et en général de toutes les idées de la raison pure.

Quel que soit d’ailleurs le résultat auquel arrive ici la raison pratique, il reste toujours que l’idée d’un être suprême est pour la raison spéculative un principe régulateur indispensable. Tel est d’ailleurs en général le caractère de toutes les idées de la raison pure (spéculative). Kant insiste sur ce point (Appendice à la dialectique transcendentale, p. 228). — Les concepts de l’entendement ne suffisent pas à l’achèvement de la connaissance humaine : ils servent bien à relier les éléments divers que perçoivent nos sens, et à constituer, par l’enchaînement qu’ils y opèrent, des séries de conditions (p. 229) ; mais, pour donner à la connaissance la plus haute unité à laquelle elle puisse atteindre, il faut s’élever à l’idée de la totalité de ces séries. Or c’est à quoi servent précisément les idées de la raison pure : « Elles dirigent l’entendement, dit Kant (p. 230), vers un certain but où convergent les lignes que suivent toutes ses règles, et qui, bien qu’il ne soit qu’une idée (focus imaginarius), c’est-à-dire un point d’où les concepts de l’entendement ne partent pas réellement, puisqu’il est placé tout à fait en dehors des limites de l’expérience possible, sert cependant à leur donner la plus grande unité avec la plus grande extension. » Tel est le véritable usage des idées de la raison pure. Si nous ne leur demandions autre chose qu’un principe d’unité, et par là une règle propre à nous diriger au milieu de la multiplicité des phénomènes, nous nous conformerions à leur destination et nous ne courrions pas risque de nous égarer. Tout ce qui est fondé sur la nature de nos facultés doit avoir une fin et un légitime usage ; il ne s’agit que d’en trouver la vraie destination (v. p. 228-229). Les idées transcendentales doivent donc avoir aussi leur bon usage, et cet usage consiste à donner pour but aux actes de l’entendement une certaine unité à laquelle celui-ci n’atteint pas par lui-même. Malheureusement, cet usage régulateur, nous le transformons en un usage constitutif, c’est à-dire que nous prenons les idées transcendentales pour des concepts de choses réelles, et alors nous nous égarons dans un monde imaginaire. C’est là sans doute une illusion naturelle et inévitable : ces lignes qui convergent vers un point commun semblent en effet partir d’un objet réel placé en dehors des bornes de toute expérience possible, de même que les objets paraissent être derrière le miroir où ils se reflètent ; mais, si nous ne pouvons échapper à l’illusion, nous pouvons faire du moins qu’elle cesse de nous tromper, et c’est là précisément le service que nous rend la critique. Ce service d’ailleurs n’est pas le seul : tout en découvrant l’apparence qui nous abuse ici, elle nous révèle aussi le véritable et légitime usage des idées qui la produisent. C’est là un point sur lequel Kant insiste comme sur l’un des principaux résultats de la dialectique transcendentale.

Les idées de la raison pure servent à donner à notre connaissance une unité sans laquelle celle-ci ne formerait pas un système, mais un simple agrégat ; le rôle de la raison dans la connaissance est en effet simplement de lui imprimer un caractère systématique (p. 231). Cette unité systématique n’est qu’une idée : nous ne la tirons pas de la nature, nous interrogeons au contraire la nature d’après elle ; mais cette idée nous est indispensable pour ramener à l’unité d’un seul et même principe la diversité des connaissances fournies par l’entendement, et pour diriger en conséquence celui-ci dans la voie même de l’expérience, en le conduisant, par le fil d’une règle universelle, vers les cas qui ne sont pas donnés. C’est ainsi, par exemple, que, malgré l’hétérogénéité que nous montrent au premier aspect les divers phénomènes d’une même substance, et qui nous y font supposer d’abord presque autant de forces qu’il s’y manifeste d’effets, nous sommes conduits à chercher, derrière cette diversité apparente, l’identité cachée, et à réduire de plus un plus le nombre des forces ou (s’il s’agit de l’âme humaine) des facultés que nous avons d’abord distinguées, en nous efforçant de les ramener les unes aux autres et toutes ensemble à une force ou à une faculté fondamentale. L’idée de cette unité vers laquelle nous tendons est donc un principe destiné à donner à notre connaissance le caractère systématique qu’exige la raison. Ce n’est pas un principe constitutif, comme les concepts de l’entendement, sans lesquels la connaissance n’existerait même pas ; c’est un principe régulateur, qui sert à la porter à la plus haute unité, à une unité à laquelle les principes de l’expérience ne sauraient atteindre par eux-mêmes. Aussi cette unité est-elle pour nous problématique : nous ne pouvons affirmer, par exemple, que la force fondamentale que nous cherchons existe en effet, mais nous n’en devons pas moins la chercher dans l’intérêt même de la raison. Est-ce à dire qu’elle n’ait qu’une valeur subjective ? Kant, au risque de se contredire (ce que nous examinerons en son lieu), n’accorde pas cette conséquence extrême. Voici en quels termes il répond à la question (p. 235) : « En faisant attention à l’usage transcendental de l’entendement, on aperçoit que cette idée d’une force fondamentale en général n’est pas seulement déterminée comme un problème pour l’usage hypothétique, mais qu’elle offre une réalité objective par laquelle l’unité systématique des diverses forces d’une substance est postulée et un principe apodictique est constitué. En effet, sans avoir encore cherché l’accord des diverses forces, et même après avoir échoué dans toutes les tentatives faites pour le découvrir, nous présupposons cependant qu’il doit y avoir un accord de ce genre. Et ce n’est pas seulement, comme dans le cas cité, à cause de l’unité de la substance ; mais, là même où il y a plusieurs substances, bien que jusqu’à un certain point analogues, comme dans la matière en général, la raison présuppose l’unité systématique de diverses forces, puisque les lois particulières de la nature rentrent sous des lois plus générales, et que l’économie des principes n’est pas seulement un principe économique de la raison, mais une loi interne de la nature. Dans le fait, on ne voit pas comment un principe logique de l’unité rationnelle des règles pourrait avoir lieu, si l’on ne présupposait un principe transcendantal au moyen duquel cette unité systématique est admise à priori comme nécessairement inhérente aux objets mêmes. En effet, de quel droit la raison pourrait-elle vouloir, dans son usage logique, traiter comme une unité cachée la diversité des forces que la nature nous fait connaître, et les dériver, autant qu’il est en elle, de quelque force fondamentale, s’il lui était loisible d’accorder qu’il est également possible que toutes les forces soient hétérogènes, et que l’unité systématique ne soit pas conforme à la nature ? car alors elle agirait contrairement à sa destination en se proposant pour but une idée tout à fait opposée à la constitution de la nature. On ne peut pas dire non plus qu’elle ait tiré d’abord de la constitution contingente de la nature cette unité conforme à ses principes. En effet, la loi de la raison qui veut qu’on la cherche est nécessaire, puisque sans cette loi il n’y aurait plus de raison, sans raison plus d’usage régulier de l’entendement, sans cet usage plus de marque suffisante de la vérité empirique, et que par conséquent nous devons, en vue de celle-ci, présupposer l’unité systématique de la nature comme ayant une valeur objective et comme étant nécessaire. »

A l’appui de cette conclusion, Kant cite certains principes que les philosophes ont coutume d’invoquer, bien qu’ils ne se rendent pas toujours parfaitement compte de leur origine et de leur valeur, par exemple cette règle scolastique si connue : Entia non sunt multiplicanda prœter necessitatem ; et il montre par les applications mêmes qu’on en fait le sens qu’il convient de leur donner. Ici encore il est bon de rapporter ses propres expressions (p. 237.)

« On veut dire par là que la nature même des choses offre une matière à l’unité rationnelle, et que la diversité infinie en apparence ne doit pas nous empêcher de soupçonner derrière elle l’unité des propriétés fondamentales d’où dérive la variété au moyen de diverses déterminations. Bien que cette unité ne soit qu’une idée, elle a été de tout temps recherchée avec tant d’ardeur qu’il a paru plus urgent de modérer que d’encourager le désir de l’atteindre. C’était déjà beaucoup pour les chimistes d’avoir pu ramener tous les sels à deux espèces principales, les acides et les alcalins ; ils cherchent aussi à ne voir dans cette différence qu’une variété ou les diverses manifestations d’une seule et même matière première. On a cherché à ramener peu à peu à trois, puis enfin à deux, les diverses espèces de terres (qui forment la matière des pierres et même des métaux) ; mais non content de cela, on ne peut se défaire de la pensée de soupçonner derrière ces variétés une espèce unique, et même un principe commun aux terres et aux sels. On serait peut-être tenté de croire que c’est là un procédé purement économique de la raison, pour s’épargner de la peine autant que possible, et un essai hypothétique, qui, quand il réussit, donne de la vraisemblance par cette unité même au principe d’explication supposé. Mais il est très-facile de distinguer un dessein aussi intéressé de l’idée d’après laquelle chacun suppose que cette unité rationnelle est conforme à la nature même, et que la raison ici ne prie pas, mais commande, bien qu’elle ne puisse déterminer les limites de cette unité. »

C’est sur l’idée de cette unité que repose le principe des genres, qui postule l’identité où l’homogénéité, et sans lequel l’entendement se perdrait dans l’infinie diversité des phénomènes. À ce principe est opposé celui des espèces, qui prescrit à l’entendement de ne pas faire moins attention à la variété qu’à l’homogénéité, à la diversité qu’à l’identité, et sans lequel l’entendement s’arrêterait en quelque sorte à des cadres qu’il ne remplirait pas. Ce dernier principe le pousse dans un sens différent de celui du précédent ; mais il s’accorde avec celui-ci pour porter notre connaissance de la nature à sa plus grande perfection en la ramenant à une unité véritablement systématique.

Pour compléter cette unité, la raison joint encore aux deux principes précédents un troisième principe, qui résulte de leur union, et qui prescrit à l’entendement de passer continuellement de chaque espèce à chaque autre au moyen de l’accroissement graduel de la diversité.

Ces trois principes, que Kant propose de désigner sous les noms de principes de l’homogénéité, de la spécification et de la continuité des formes dirigent ensemble l’entendement vers l’unité systématique de la connaissance. Il suit de cet usage même qu’ils ne peuvent se fonder sur l’expérience, puisqu’ils servent à la diriger et à lui donner le caractère d’un système rationnel. D’un autre côté, on ne peut les considérer comme de simples procédés de la méthode ; car alors nous ne les jugerions pas comme des lois rationnelles et conformes à la nature des choses. Sans doute cette homogénéité, cette diversité harmonieuse, cette continuité, en un mot cette unité systématique de la nature, n’est pour nous qu’une idée à laquelle nous ne saurions trouver dans l’expérience un objet correspondant, mais dont l’application à la nature reste toujours pour nous indéterminée et par conséquent purement approximative, ou, comme dit Kant (p. 246), asymtoptique ; mais cette idée n’a pourtant rien d’arbitraire ; et, puisqu’elle sert de règle à l’expérience, elle n’en a pas moins une valeur objective, bien qu’indéterminée, Mais aussi, par cela même que son application à l’expérience demeure indéterminée (je présente ici la pensée de Kant de la manière la plus propre à en concilier autant que possible les diverses expressions, qui, d’une page à l’autre, semblent se contredire, mais qui au fond s’accordent parfaitement), les principes qui en découlent ne doivent être considérés que comme des maximes de la raison, destinées à servir ses intérêts par rapport à une certaine perfection possible de la connaissance. Au point de vue objectif, il peut y avoir entr’elles une contradiction réelle ; mais, si on les considère simplement comme des maximes, la contradiction s’évanouit : il n’y a plus en présence que « des intérêts divers de la raison donnant lieu à des divergences dans la manière de voir. Dans le fait, la raison n’a qu’un unique intérêt, et le conflit de ses maximes n’est qu’une différence et une limitation réciproque des méthodes ayant pour but de donner satisfaction à cet intérêt (p. 249). »

Kant explique sa pensée dans les lignes suivantes, qui me paraissent avoir trop d’importance pour ne pas être textuellement reproduites :

« De cette manière l’intérêt de la diversité (suivant le principe de la spécification) peut l’emporter chez tel raisonneur, et l’intérêt de l’unité (suivant le principe de l’agrégation) chez tel autre. Chacun d’eux croit tirer son jugement de la vue de l’objet et le fonde uniquement sur un plus ou moins grand attachement à l’un des deux principes, dont aucun ne repose sur des fondements objectifs, mais seulement sur l’intérêt de la raison, et qui par conséquent mériteraient plutôt le nom de maximes que celui de principes. Quand je vois des savants disputer entre eux sur la caractéristique des hommes, des animaux ou des plantes, et même des corps du règne minéral, les uns admettant, par exemple, des caractères nationaux particuliers et fondés sur l’origine, ou encore des différences décisives et héréditaires de famille, de race, etc., tandis que d’autres se préoccupent de cette idée que la nature en agissant ainsi a suivi un plan identique, et que toute différence ne repose que sur des accidents extérieurs, je n’ai alors qu’à prendre en considération la nature de l’objet, et je comprends aussitôt qu’elle est beaucoup trop profondément cachée aux uns et aux autres pour qu’ils puissent en parler d’après une véritable connaissance. Il n’y a autre chose ici que le double intérêt de la raison, dont chaque partie prend à cœur ou affecte de prendre à cœur un côté, et par conséquent que la différence des maximes touchant la diversité ou l’unité de la nature. Ces maximes peuvent bien s’unir ; mais, tant qu’on les tient pour des vues objectives, elles occasionnent non-seulement un conflit, mais des obstacles qui retardent longtemps la vérité, jusqu’à ce que l’on trouve un moyen de concilier les intérêts en litige et de tranquilliser la raison sur ce point. — Il en est de même de cette fameuse loi de l’échelle continue des créatures, que Leibnitz a mise en circulation et que Bonnet a excellemment appuyée, mais que d’autres ont attaquée : elle n’est qu’une application du principe de l’affinité, qui repose sur l’intérêt de la raison ; car on ne saurait la tirer, à titre d’affirmation objective, de l’observation et de la vue des dispositions de la nature. Les degrés de cette échelle, autant que l’expérience nous les peut montrer, sont beaucoup trop éloignés les uns des autres, et nos prétendues petites différences sont ordinairement dans la nature même de tels abîmes qu’il est impossible de demander à des observations de ce genre les desseins mêmes de la nature (d’autant plus que dans une grande variété il doit être très-aisé de trouver des analogies et des rapprochements). Au contraire, la méthode qui consiste à chercher l’ordre dans la nature suivant un tel principe, et la maxime qui veut que l’on regarde cet ordre comme fondé dans une nature en général, sans pourtant déterminer où et jusqu’où il règne, cette méthode est certainement un excellent et légitime principe régulateur de la raison, qui, comme tel, va sans doute beaucoup trop loin pour que l’expérience ou l’observation puisse lui être adéquate, mais qui, sans rien déterminer, les met cependant sur la voie de l’unité systématique. »

Du but final des idées de la raison pure.

Avant de quitter la dialectique naturelle de la raison humaine, qu’il vient d’exposer et d’expliquer dans toutes ses parties, Kant raison pure s’applique à en faire ressortir par une vue d’ensemble le but final (p. 251), ce qui le conduit à reprendre, pour les mettre de nouveau en lumière, les principaux résultats auxquels l’a conduit le long examen qu’il en a fait précédemment. Notre philosophe est de ceux qui ne lâchent jamais un sujet avant d’en avoir épuisé l’analyse, et qui tournent et retournent si bien leur pensée qu’ils reviennent souvent sur leurs pas au lieu d’avancer. Il en résulte, il faut bien le dire, une certaine fatigue pour le lecteur qui s’impatiente de tant de lenteur et voudrait marcher plus vite ; mais, quand on a affaire à un philosophe tel que Kant, ces retours mêmes sont accompagnés de développements si riches et d’idées si lumineuses qu’on ne saurait les négliger. Mais de là aussi une nouvelle difficulté pour l’analyse, déjà si difficile, d’un ouvrage comme celui de la Critique de la raison pure.

Un premier point dont la solution est contenue dans les résultats précédemment exposés, mais que l’auteur veut faire ressortir ici pour compléter son œuvre critique, c’est ce qu’il nomme la déduction transcendentale des idées de la raison pure (p. 235). Si ces idées ne sont pas de vaines fictions, mais qu’elles aient quelque valeur réelle, il doit y en avoir une déduction possible, c’est-à-dire qu’on doit pouvoir déduire cette valeur de leur nature même. Cette déduction pourra bien différer de celle des catégories de l’entendement, mais elle doit être aussi sûre et aussi solide. Elle consiste à montrer, comme on l’a fait précédemment, que toutes les idées de la raison pure sont elles-mêmes des principes dont la nature ou la fonction est de servir de règles à l’expérience en ordonnant les objets suivant une unité systématique nécessaire à sa perfection. L’erreur est de les prendre pour des principes constitutifs servant à étendre notre connaissance à plus d’objets que l’expérience n’en peut donner : elles ne nous font connaître aucun objet réel en dehors de l’expérience, et sous ce rapport nous ne saurions justifier leur valeur objective ; mais, considérées comme principes régulateurs de l’expérience, elles ont une valeur incontestable. Or là est précisément la solution du problème posé par Kant, ou de la question de leur déduction transcendentale. C’est pourquoi notre philosophe Insiste sur ce point.

Soit, par exemple, l’idée psychologique. Cette idée nous permet de rattacher à une unité qui forme le fil conducteur de l’expérience interne tous les phénomènes, tous les actes de notre esprit, comme si cet esprit était une substance simple et identique à elle-même au milieu du changement continuel de ses états. De même l’idée cosmologique nous enjoint de poursuivre, sans jamais nous arrêter, la recherche des conditions des phénomènes naturels, comme si la série en était sans terme. De même enfin, l’idée théologique, en nous faisant envisager les choses du monde comme si elles tenaient leur existence d’une intelligence suprême, nous fournit la règle d’après laquelle la raison doit procéder pour sa plus grande satisfaction dans la liaison des causes et des effets dans le monde. Tel est le rôle des idées de la raison pure : elles sont, par leur nature même, des principes régulateurs, ou, comme dit encore Kant (p. 252), euristiques, non des principes constitutifs, ou ostensifs ; et telle est aussi la seule valeur objective que nous soyons fondés à leur attribuer. Rien sans doute, — si toutefois l’on accepte l’idée cosmologique, où, comme on l’a vu, la raison se heurte à une antinomie » quand elle veut la réaliser, — rien dis-je, ne nous empêche de supposer qu’elles aient une réalité objective : il n’y a aucune contradiction à le faire ; mais, comme il ne suffit pas pour admettre une chose de n’y trouver aucun empêchement positif » et comme les objets que nous admettons ainsi sont placés tout à fait en dehors de la sphère de notre connaissance, puisque, s’ils ne contredisent aucun de nos concepts, ils les surpassent tous, nous devons nous borner à nous en servir comme de principes régulateurs, sans prétendre rien connaître par là en dehors du champ des objets de l’expérience possible.

Une remarque confirme cette conclusion. Il est si vrai que la nature de cet être divin dont nous imposons l’idée comme une règle à l’expérience pour en relier les parties et en achever l’édifice, échappe aux prises de notre connaissance, que nous ne pouvons l’admettre que relativement à autre chose, au monde sensible, et non d’une manière absolue et en soi. « Je n’ai point, dit Kant (p. 259), de concepts pour cela : les concepts de réalité, de substance, de causalité, ceux aussi de nécessité dans l’existence perdent toute signification et ne sont plus que de vains titres de concepts sans aucun contenu, quand je me hasarde à sortir avec eux du champ des choses sensibles. »

Ce que Kant vient de rappeler le conduit à la question même qu’il s’était proposé de résoudre et qui résume toute la dialectique transcendentale : quel est le but final des idées de la raison pure ? « La raison pure, dit-il (p. 260), n’est dans le fait occupée que d’elle-même, et elle ne peut avoir d’autre fonction, puisque ce ne sont pas les objets qui lui sont donnés pour en recevoir l’unité du concept de l’expérience, mais les connaissances de l’entendement pour acquérir l’unité du concept de la raison, c’est-à-dire de l’enchaînement en un seul principe. L’unité rationnelle est l’unité du système, et cette unité systématique n’a pas pour la raison l’utilité objective d’un principe qui l’étendrait sur les objets, mais l’utilité subjective d’une maxime qui l’applique à toute connaissance empirique possible des objets. » Kant ajoute cependant, comme il l’a déjà fait plus haut, que le principe de cette unité systématique est aussi en un sens objectif, quoique d’une manière indéterminée, « non pas comme principe constitutif servant à déterminer quelque chose relativement à son objet direct, mais comme principe régulateur et comme maxime servant à favoriser et à affermir à l’infini (d’une manière indéterminée) l’usage empirique de la raison, en loi ouvrant de nouvelles voies que l’entendement ne connaît pas, sans jamais être en rien contraire aux lois de cet usage. » Mais, si les idées de la raison pure ne peuvent remplir leur destination qu’à la condition d’être en quelque sorte objectives : la raison ne peut en effet concevoir cette unité systématique sans donner à son idée un objet ; ce serait méconnaître le sens de cette idée que de la tenir pour l’affirmation ou même pour la supposition d’une chose réelle, à laquelle on voudrait attribuer le principe de la constitution systématique du monde. « On doit, au contraire, dit Kant (p. 261), laisser tout à fait indécise la question de savoir quelle est en soi la nature de ce principe qui se soustrait à nos concepts, et ne faire de l’idée que le point de vue duquel seul on peut étendre cette unité si essentielle à la raison et si salutaire à l’entendement. En un mot, cette chose transcendentale n’est que le schème de ce principe régulateur par lequel la raison, autant qu’il est en elle, étend à toute expérience l’unité systématique. »

Reprenant encore une fois les trois grandes idées de la raison pure, Kant montre les avantages que l’on peut tirer de chacune d’elles quand on se renferme dans les limites de son usage, et les illusions où l’on tombe quand on en sort. Ainsi l’idée psychologique, qui sert à ramener à l’unité d’un seul et même principe les divers phénomènes du sens intime, cette idée ne peut offrir que des avantages, si l’on se garde bien de la prendre pour quelque chose de plus qu’une simple idée. « Alors en effet, dit Kant (p. 263), on ne mêle plus en rien les lois empiriques des phénomènes corporels, lesquelles sont d’une tout autre espèce, aux explications de ce qui appartient simplement au sens intime ; on ne se permet plus aucune de ces vaines hypothèses de génération, de destruction et de palingénésie des âmes, etc. ; la considération de cet objet du sens intime est ainsi tout à fait pure et sans mélange de propriétés hétérogènes. » Mais si, au lieu de considérer cette idée simplement comme le schème d’un concept régulateur, je prétends connaître ainsi la nature de l’âme et résoudre la question de sa spiritualité, j’oublie que cette question même n’a pas de sens, puisque, « par un concept de ce genre, je n’écarte pas simplement la nature corporelle, mais en général toute nature, c’est-à-dire les prédicats de quelque expérience possible, par conséquent toutes les conditions qui pourraient servir à concevoir un objet à un tel concept, en un mot tout ce qui seul permet de dire que ce concept a un sens. » — Quant à la seconde idée de la raison pure, ou au concept du monde en général, l’antinomie même à laquelle elle donne lieu sert à prouver qu’elle ne doit pas être considérée comme un principe constitutif, mais simplement comme un principe régulateur.

Enfin la dernière et la plus haute des idées de la raison spéculative, l’idée de Dieu, est en quelque sorte le principe régulateur par excellence, en nous permettant de lier les choses du monde suivant des lois téléologiques et d’arriver par là à la plus grande unité systématique possible pour nous : elle peut toujours être utile à la raison en lui ouvrant des vues nouvelles dans le champ des expériences, et elle ne saurait jamais lui nuire, mais à la condition que nous ne nous en servions que comme d’un principe régulateur. Que si nous négligeons de la restreindre à cet usage, et que nous lui attribuions une réalité objective en croyant pénétrer avec elle dans un domaine transcendant, il en résulte de graves inconvénients. Le premier, auquel Kant applique le titre du sophisme que les anciens dialecticiens appelaient la raison paresseuse (ignava ratio), c’est d’engager la raison à se livrer au repos, comme si elle avait accompli entièrement son œuvre, au lieu de pousser toujours plus loin son investigation de la nature. Nous nous abstenons ainsi de chercher les causes des phénomènes dans les lois générales du mécanisme de la nature, pour en appeler directement aux insondables décrets de la sagesse suprême. Un autre inconvénient signalé par Kant sous le nom de raison renversée (perversa ratio), consiste en ce qu’au lieu de chercher à déterminer comme il convient les fins de la nature par la voie de l’investigation physique, nous les lui imposons violemment en nous appuyant sur la réalité d’une intelligence suprême qui nous est cependant inaccessible. On ne saurait éviter ces deux inconvénients qu’en considérant simplement l’idée de la cause suprême comme un principe régulateur, sans prétendre pénétrer par là dans un ordre de choses qui nous est absolument fermé. Restreinte à cette application, cette idée est utile autant qu’exacte ; en dehors de cet usage, nous nous jetons dans l’incompréhensible et nous nous condamnons nécessairement au vertige.

Telle est la conclusion à laquelle aboutit la dialectique de la raison pure. Cette conclusion confirme, suivant Kant, une assertion qui pouvait paraître hardie au premier aspect, mais qui se trouve maintenant, suivant lui, pleinement justifiée : c’est que, comme dans les questions élevées par la raison pure, il ne s’agit pas de la nature des choses, mais de celle de la raison même, ou de sa constitution interne, toutes ces questions doivent pouvoir être résolues, et que l’excuse qui se tire des bornes de notre connaissance ne saurait être ici de mise. Kant explique cette assertion en prenant pour exemple la question théologique.

« Demande-t-on d’abord, dit-il (p. 273), s’il y a quelque chose de distinct du monde qui contienne le principe de l’ordre du monde et de son enchaînement suivant des lois générales, la réponse est celle-ci : Oui sans doute. En effet, le monde est une somme de phénomènes ; il doit donc y avoir pour ces phénomènes un principe transcendental, c’est-à-dire un principe que l’entendement pur puisse seul concevoir. Demande-t-on ensuite si cet être est une substance, si cette substance a la plus grande réalité, si elle est nécessaire, etc. ; je réponds que cette question n’a pas de sens. En effet, toutes les catégories au moyen des quelles je cherche à me faire un concept d’un objet de ce genre n’ont d’autre usage que l’usage empirique, et elles n’ont plus aucun sens quand on ne les applique pas à des objets d’expérience possible, c’est-à-dire au monde sensible. En dehors de ce champ, elles ne sont que des titres de concepts que l’on peut bien accorder, mais par lesquels on ne saurait rien comprenais. Demande-t-on enfin, si nous ne pouvons pas du moins concevoir cet être distinct par analogie avec les objets de l’expérience, je réponds : sans doute, mais seulement comme objet en idée, et non en réalité, c’est-à-dire uniquement en tant qu’il est pour nous un substratum inconnu de cette unité systématique, de cet ordre et de cette finalité de la constitution du monde dont la raison doit se faire un principe régulateur dans son investigation de la nature. Bien plus, nous pouvons dans cette idée accorder hardiment et sans crainte de blâme un certain anthropomorphisme, qui est nécessaire au principe régulateur dont il s’agit ici. En effet, ce n’est toujours qu’une idée, qui n’est pas directement rapportée à un être distinct du monde, mais au principe régulateur de l’unité systématique du monde, ce qui ne peut avoir lien qu’au moyen d’un schême de cette unité, c’est-à-dire d’une intelligence suprême qui en soit la cause suivant de sages desseins. On ne saurait concevoir par là ce qu’est en soi le principe de l’unité du monde, mais comment nous devons l’employer, ou plutôt employer son idée relativement à l’usage systématique de la raison par rapport aux choses du monde. »

Il suit de là, que, quand nous parlons de ces dispositions de la nature que nous regardons comme une finalité, afin de nous diriger d’après cette idée dans notre investigation de la nature et d’en porter la connaissance à sa plus haute unité, il nous doit être parfaitement indifférent de dire : « Dieu l’a ainsi voulu dans sa sagesse », ou « la nature l’a ainsi sagement ordonné » ; car le principe de cette finalité nous demeure inconnu. Kant explique par l’effet d’une certaine conscience, confuse, il est vrai, de l’usage de ce concept, la réserve qu’ont observée de tout temps les philosophes en parlant de la sagesse et de la prévoyance de la nature, ou de la sagesse divine, comme si c’étaient des expressions synonymes, et en préférant même la première expression, tant qu’il ne s’agit que de la raison spéculative, « parce qu’elle modère notre prétention d’affirmer plus que nous n’avons le droit de le faire, et qu’en même temps elle ramène la raison à son propre champ, la nature. »

La conclusion à laquelle il faut toujours en revenir, c’est que « la raison pure, qui d’abord semblait ne nous promettre rien de moins que d’étendre nos connaissances au delà de toutes les limites de l’expérience, ne contient, si nous la comprenons bien, que des principes régulateurs, qui, à la vérité, prescrivent une unité plus grande que celle que peut atteindre l’usage empirique de l’entendement, mais qui, par cela même qu’ils reculent si loin le but dont il cherche à se rapprocher, portent au plus haut degré l’accord de cet usage avec lui-même au moyen de l’unité systématique. Que si, au contraire, on entend mal ces principes et qu’on les prenne pour des principes constitutifs de connaissances transcendantes, une apparence brillante mais trompeuse produit alors une persuasion et un savoir imaginaires, qui enfantent à leur tour des contradictions et des disputes éternelles. »

Il fallait découvrir la cause de cette apparence par laquelle le plus raisonnable même peut être trompé, et pour cela il fallait résoudre dans ses éléments toute notre connaissance transcendentale, en partant des intuitions, par laquelle commence toute connaissance humaine, pour passer de là, suivant la marche naturelle, aux concepts et finir par les idées. Le procès est maintenant instruit : les actes en ont été explicitement rédigés, ils sont déposés dans les archives de la raison humaine ; il est désormais facile d’éviter les erreurs qui ont si longtemps égaré l’esprit humain.

Méthodologie.

La partie de la Critique de la raison pure que nous avons analysée jusqu’ici forme ce que Kant appelle la théorie élémentaire transcendentale : elle a étudié les éléments purs de la connaissance en en recherchant successivement l’origine et la valeur ; ainsi ont été déterminés et évalués, suivant le langage de Kant (pag. 281), les matériaux de l’édifice de la raison pure. Il s’agit maintenant de tracer le plan de l’édifice qui doit être construit avec ces matériaux, ou, en termes plus philosophiques, de déterminer les conditions formelles d’un système complet de la raison pure. Cette seconde et dernière partie est ce que Kant désigne sous le nom de méthodologie transcendentale.

Discipline de la raison pure.

Le premier chapitre de cette méthodologie est consacré à la discipline de la raison pure.

La discipline est en général la contrainte qui réprime et finit par détruire le penchant qui nous pousse constamment à nous écarter de certaines règles. La discipline se distingue de la culture, qui a pour but de nous procurer ou de développer en nous certaines aptitudes ; elle ne nous fournit ainsi qu’un secours négatif tandis que la culture indique une instruction positive » Mais n’est-il pas étrange de vouloir soumettre à une discipline la raison, dont le propre est précisément de prescrire une discipline à toutes les autres tendances de notre nature ? Dans le fait elle a toujours échappé jusqu’ici à une pareille humiliation. En voyant son air imposant et solennel, personne ne pouvait la soupçonner de substituer dans un jeu frivole les images aux concepts et les mots aux choses. Et pourtant elle a tellement besoin d’une discipline qui réprime son penchant à s’étendre au delà des étroites limites de toute expérience possible et la préserve ainsi des plus fâcheux écarts, que toute la philosophie de la raison pure n’a d’autre but que cette utilité négative. Lorsque la raison est appliquée à l’usage de l’expérience, ses principes se trouvent alors continuellement soumis à une épreuve qui leur sert de pierre de touche ; et, dans ce cas, elle n’a pas besoin de discipline : elle la trouve dans l’usage même auquel elle s’applique. Mais, comme elle est naturellement poussée à quitter le sûr chemin de l’expérience pour se lancer avec de simples concepts dans un monde d’illusions et de prestiges, il suit qu’une discipline est nécessaire pour réprimer en elle ce penchant et les erreurs qui en résultent. Quelle sera donc cette discipline de la raison pure ? Il ne s’agit plus ici que de la méthode qui lui doit être prescrite à ce point de vue ; car, quant au contenu même de ses connaissances, l’examen en a été fait suffisamment dans la théorie élémentaire.

Il faut convenir qu’en cherchant, comme elle le fait, à s’étendre au moyen de simples concepts, la raison se trouve encouragée dans cette tentative par l’exemple des mathématiques ; celles-ci donnent en effet le plus éclatant exemple d’une extension de la raison pure par elle-même et sans le secours de l’expérience. Elle se flatte naturellement d’avoir toujours le même bonheur qu’elle a eu dans ce cas particulier. Il importe donc beaucoup de savoir si la même méthode qui, dans les mathématiques, conduit à une certitude apodictique, peut y conduire aussi dans la philosophie, ou si la méthode dogmatique peut être assimilée à la méthode mathématique. C’est la première question que Kant entreprend ici de résoudre.

Différence de la connaissance mathématique et de la connaissance philosophique.

Il faut d’abord reconnaître la distinction qui existe entre la connaissance mathématique et la connaissance philosophique.

La connaissance mathématique est une connaissance rationnelle qui s’opère par le moyen de la construction des concepts. Qu’est-ce que construire un concept ? « C’est, répond Kant (pag. 287), représenter à priori l’intuition qui lui correspond… Ainsi je construis le concept du triangle en représentant l’objet correspondant à ce concept, soit par la simple imagination, dans l’intuition pure, soit même, d’après celle-ci, sur le papier, dans l’intuition empirique, mais dans les deux cas tout à fait à priori, sans en avoir tiré le modèle de quelque expérience. » La construction d’un concept exige donc une intuition originairement pure, qui, comme intuition, soit celle d’un objet particulier (par exemple d’un certain triangle), mais qui, comme construction d’un concept, c’est-à-dire d’une représentation générale (du concept du triangle en général), exprime quelque chose d’universel, qui s’applique à toutes les intuitions possibles appartenant à un même concept (à toutes les espèces possibles de triangle).

La connaissance philosophique procède tout autrement : au lieu de considérer, comme la connaissance mathématique, le général dans le particulier, elle considère le particulier uniquement dans le général. C’est ce que Kant exprime, en disant qu’elle est une connaissance rationnelle par concepts, tandis que la connaissance mathématique est une connaissance rationnelle par construction des concepts.

Telle est, selon lui, la différence essentielle de ces deux espèces de connaissances rationnelles. Elle ne repose pas, comme on le pense d’ordinaire, sur celle de leur matière ou de leurs objets, mais elle a son principe dans leur forme. « Ceux-là, dit Kant (pag. 288), ont pris l’effet pour la cause, qui ont cru distinguer la philosophie des mathématiques en disant qu’elle a simplement pour objet la qualité, tandis que celui des mathématiques est la quantité. C’est la forme de la connaissance mathématique qui fait que cette connaissance se rapporte uniquement à la quantité. Il n’y a en effet que le concept de la quantité qui se laisse construire, c’est-à-dire représenter à priori dans l’intuition ; les qualités ne se laissent représenter dans aucune autre intuition que dans l’intuition empirique… Ainsi on peut faire de la forme conique un objet d’intuition sans le secours d’aucune expérience et d’après le seul concept, tandis que la couleur d’un cône devra être donnée d’avance dans telle ou telle expérience. » Kant fait remarquer, d’ailleurs, que la philosophie traite de la quantité aussi bien que les mathématiques exemple de la totalité, de l’infinité, etc. ; et que, de leur côté, les mathématiques s’occupent aussi, à leur point de vue, de la qualité, par exemple de la différence des lignes et des surfaces, comme d’espaces de diverses qualités, de la continuité de l’étendue, comme de l’une de ses qualités, etc.

Pour mieux faire ressortir la différence du procédé philosophique, qui ne sort pas des concepts généraux, et du procédé mathématique, qui a recours à priori à l’intuition pour y considérer le concept in concreto, Kant prend l’exemple suivant (pag. 289) : « Que l’on donne à un philosophe le concept d’un triangle, et qu’on le laisse chercher à sa manière le rapport de la somme des angles de ce triangle à l’angle droit. Il n’a rien que le concept d’une figure renfermée entre trois lignes droites, et dans cette figure celui d’un nombre égal d’angles. Or il aura beau réfléchir sur ce concept, il n’en tirera rien de nouveau. Il peut analyser et éclaircir le concept de la ligne droite, ou celui d’un angle, ou celui du nombre trois, mais non pas arriver à d’autres propriétés qui ne sont pas contenues dans ces concepts. Mais que l’on soumette cette question au géomètre. Il commence par construire un triangle. Comme il sait que deux angles droits pris ensemble valent autant que tous les angles contigus qui peuvent être tracés d’un point sur une ligne droite, il prolonge un côté de son triangle, et obtient ainsi deux angles contigus qui sont égaux à deux droits. Il partage ensuite l’angle externe, en tirant une ligne parallèle au côté opposé du triangle, et voit qu’il en résulte un angle externe contigu qui est égal à un angle interne, etc. Il arrive ainsi par une chaîne de raisonnements, toujours guidé par l’intuition, à une solution parfaitement claire et en même temps générale de la question. »

Ainsi le procédé philosophique est un procédé discursif, tandis que le procédé mathématique est un procédé intuitif. Mais quelle est la cause qui rend nécessaire ce double usage de la raison, et à quelles conditions peut-on reconnaître si c’est le premier ou le second qui a lieu ? Telle est la question que Kant se pose maintenant ; voyons comment il la résout.

En définitive (c’est toujours là qu’il faut en revenir), toute notre connaissance se rapporte à des intuitions possibles, car ce n’est que par l’intuition qu’un objet est donné. Or il n’y a qu’une espèce d’intuitions qui soit donnée à priori : c’est la forme même des phénomènes, ou l’espace et le temps. Les concepts qui se rapportent à l’espace et au temps, considérés comme de pures formes des phénomènes, par exemple le concept de la figure géométrique, ou celui du nombre, peuvent donc être représentés à priori dans l’intuition, ou, comme dit Kant, être construits, et, pan le moyen de cette construction, donner lieu à un ensemble de connaissances rationnelles qu’on nomme les mathématiques. Les autres concepts purs ou à priori, au contraire, comme celui de la substance, de la cause, etc., ne contiennent rien que la synthèse d’intuitions possibles qui ne sont pas données à priori et, pour déterminer les connaissances particulières auxquelles ils peuvent donner lieu, il faut recourir à l’expérience. C’est que, si la forme des phénomènes, l’espace et le temps, nous est donnée à priori, il n’en peut être de même de la matière de ces phénomènes, ou de ce qui peut être connu dans l’espace et dans le temps : il n’y a que l’expérience qui puisse déterminer cette matière. À la vérité, cette expérience même serait impossible si certains concepts à priori, qui servent à la constituer ou à régler ; mais ces concepts ne fournissent rien de plus que la synthèse de ce que la perception peut donner à priori : ils ne contiennent en eux-mêmes aucune intuition à priori. Aussi les connaissances rationnelles ou philosophiques qu’on y peut fonder, sont-elles simplement des connaissances par concepts.

Par là aussi s’expliquent les avantages de la méthode des mathématiques sur celle de la philosophie pure. Tandis que celle-ci avec ses concepts discursifs à priori divague sur la substance ou la cause absolue sans pouvoir faire de leur réalité un objet d’intuition à priori et leur donner par là du crédit on voit les mathématiques ramener tous leurs concepts à des intuitions qu’elles peuvent fournir à priori et se rendre par ce moyen maîtresses de la nature. Aussi le grand succès que la raison y obtient a-t-il souvent inspiré aux philosophes le désir d’imiter leur méthode. La distinction que Kant vient d’établir avait précisément pour but de montrer l’erreur de cette application de la méthode mathématique à une espèce de connaissance qui ne la comporte pas. Pour mieux faire ressortir cette erreur, Kant va montrer maintenant qu’aucun des éléments sur lesquels repose la solidité des mathématiques, à savoir les définitions, les axiomes et les démonstrations, ne peut être ni fourni ni imité par le philosophe dans le sens où l’entend le mathématicien, et que, comme la géométrie en transportant sa méthode dans la philosophie ne construit que des châteaux de cartes, ainsi la philosophie, en appliquant la sienne aux mathématiques, ne peut faire que du verbiage.

Définitions.

Définitions, Suivant Kant il n’y a que les mathématiques qui puissent présenter des définitions dans le sens rigoureux de ce mot. En effet, comme la définition consiste à déterminer les caractères qui conviennent essentiellement à un concept d’une chose et la distingue de toute autre, il ne peut y avoir, à proprement parler, de définition d’un concept empirique, puisque, quand il s’agit des objets de l’expérience, nous ne pouvons jamais être assurés d’en connaître les caractères essentiels et distinctifs. La définition ici ne peut être qu’une explication, que l’expérience peut toujours modifier ou compléter. D’un autre côté, il ne peut y avoir non plus, à proprement parler, de définition d’aucun concept à priori, comme, par exemple, de celui de la substance, ou de celui de la cause, ou de ceux du droit, de l’équité, etc., puisque nous ne saurions nous flatter d’en embrasser toute la sphère de manière à en rendre la représentation parfaitement adéquate à son objet. Aussi Kant propose-t-il de substituer au mot définition celui d’exposition, qui est plus modeste et laisse la porte toujours ouverte à de nouveaux caractères. Les concepts mathématiques au contraire, ne dérivant ni de l’expérience, ni de l’entendement pur, mais étant des créations de notre esprit et ne contenant que ce que nous y mettons nous-mêmes dans la construction que nous en faisons, peuvent être exactement définis : ici l’objet de la définition ne peut contenir ni plus ni moins que le concept, puisque le concept de l’objet a été donné originairement dans la définition. Il suit de là que, pour les mathématiques, les définitions sont le point de départ de la science, tandis qu’il n’en est pas de même dans la philosophie ; et il s’en suit aussi que les définitions mathématiques ne peuvent jamais être fausses : le concept étant donné d’abord par la définition ne contient exactement que ce que la définition veut que l’on pense par ce concept, tandis que les définitions philosophiques peuvent être fausses de plusieurs manières, soit en introduisant dans le concept des caractères qui ne sont pas contenus dans l’objet, soit en omettant ceux qui lui sont essentiels. Il faut donc conclure que, sur ce point, la méthode mathématique n’est pas applicable à la philosophie.

Axiomes.

Axiomes. Il n’y a aussi, selon Kant, que les mathématiques qui puissent avoir des axiomes ; la philosophie ne peut citer une seule proposition qui mérite véritablement ce nom. Les axiomes, en effet, sont des propositions synthétiques à priori, qui sont immédiatement certaines. Or, comme la philosophie n’est qu’une connaissance rationnelle fondée sur des concepts, et qu’un concept ne peut être uni à un autre d’une manière à la fois synthétique et immédiate, mais que, pour opérer cette liaison, une troisième connaissance est nécessaire, il suit, qu’à proprement parler, il n’y a point d’axiomes. On y donne cependant d’ordinaire certains principes pour des axiomes, celui-ci, par exemple : tout ce qui arrive a sa cause ; mais ce principe n’est point un axiome, car je ne saurais en reconnaître directement la vérité par de simples concepts : il faut que je me reporte à une troisième chose, c’est-à-dire à la condition de la détermination du temps dans une expérience. « Les mathématiques au contraire sont susceptibles d’axiomes, parce qu’en construisant les concepts dans l’intuition de l’objet, elles peuvent unir à priori et immédiatement les prédicats de cet objet, par exemple qu’il y a toujours trois points dans un plan. » Aussi leurs propositions fondamentales, étant ainsi intuitives, sont-elles évidentes par elles-mêmes, tandis que celles de la philosophie, étant discursives, ne sauraient avoir ce caractère. Il a bien été question plus haut d’axiomes, dans la table des principes de l’entendement ; mais les propositions qui y ont été inscrites sous le titre d’axiomes de l’intuition, n’étaient pas elles-mêmes des axiomes : elles ne servaient qu’à fournir le principe de la possibilité des axiomes, possibilité qui doit être elle-même expliquée par la philosophie transcendentale.

Démonstrations.

3* Démonstrations. Les preuves apodictiques, en tant qu’elles sont intuitives, peuvent seules s’appeler démonstratives ; l’expression même indique que démontrer (demonstrare), c’est pénétrer dans l’intuition même de l’objet. Or, en ce sens, les mathématiques seules contiennent des démonstrations, puisque seules elles peuvent fournir des preuves à la fois apodictiques et intuitives. Les arguments empiriques reposent bien aussi sur l’intuition, mais ils ne sont point apodictiques : l’expérience ne nous apprend pas que ce qui est ne paisse être autrement. Quant aux preuves à priori, auxquelles donne lieu la connaissance philosophique, comme elles ne peuvent se faire qu’au moyen des concepts, en considérant le général in abstracto, et non, comme les mathématiques, in concreto, elles ne sont pas des démonstrations dans le sens véritable de ce mot. Kant propose de les appeler plutôt des preuves acroamatiques,

La conclusion qui ressort de cette comparaison de la méthode mathématique et de la méthode philosophique, c’est que la philosophie, tout en ayant raison de chercher à former une alliance fraternelle avec les mathématiques, ne doit pas se parer des titres et des insignes de cette science et affecter, sous cet affablement, des airs dogmatiques qui ne lui conviennent pas. « Ce sont là, dit Kant (p. 306), de vaines prétentions qui ne sauraient aboutir, mais qui doivent bientôt engager la philosophie à retourner en arrière afin de découvrir les illusions d’une raison qui méconnaît ses bornes, et de ramener, au moyen d’une explication suffisante de nos concepts, les prétentions de la spéculation à une modeste, mais solide connaissance de soi-même. » En général, la méthode qui sied à la philosophie, dont le but propre est de mettre en pleine lumière tous les pas de la raison, ne saurait être la méthode dogmatique. Cela ne veut pas dire qu’elle ne doive pas être systématique : toute science doit revêtir ce caractère, et notre raison est elle-même un système ; mais ce n’est point un système de dogmes transcendants, c’est un système de recherches suivant des principes d’unité dont l’expérience seule peut fournir la matière.

De l’usage polémique de la raison.

Après avoir tracé à la raison pure sa discipline par rapport à son usage dogmatique, il faut la lui indiquer aussi par rapport à son usage polémique, c’est-à-dire au point de vue de la défense de ses propositions contre les négations dogmatiques. « Il ne s’agit pas, dit Kant (p. 310), de savoir si par hasard ces assertions ne seraient pas fausses, mais de constater que personne ne peut affirmer le contraire avec une certitude apodictique, ni même avec une plus grande apparence. Car alors ce n’est point tout à fait par grâce que nous restons dans notre possession, bien que nous ne puissions invoquer en sa faveur un titre suffisant ; mais il est parfaitement certain que personne ne pourra jamais prouver l’illégitimité de cette possession. » Dira-t-on que la raison, ce tribunal suprême qui doit résoudre toutes les difficultés, est condamnée à tomber en contradiction avec elle-même ? Kant rappelle que la contradiction qu’il a lui-même exposée sous le titre d’antithétique de la raison pure n’est qu’apparente, que les antinomies cosmologiques reposent sur un malentendu qu’a dissipé la critique, et que les autres, particulièrement celle qui concerne l’existence d’un être suprême, n’offrent pas non plus une contradiction réelle, puisque la négation n’y saurait prendre le caractère d’une affirmation catégorique, et que l’affirmation contraire reste au moins possible pour un autre, ordre de considérations.

Ce n’est pas que Kant partage cette espérance souvent exprimée que, si les preuves qu’on a données jusqu’ici de ces deux propositions cardinales : il y a un Dieu, il y a une vie future, sont insuffisantes, on arrivera un jour à en trouver des démonstrations évidentes. « Je suis certain au contraire, déclare-t-il (p. 312) que cela n’arrivera jamais. En effet, où la raison prendrait-elle le principe de ces affirmations synthétiques qui ne se rapportent pas à des objets d’expérience ? » Mais il regarde aussi comme parfaitement certain que jamais homme ne pourra affirmer le contraire, non seulement d’une manière dogmatique, mais même avec la moindre apparence ; et il pense que, dans cet état de choses, on peut toujours, sans avoir besoin de recourir à des arguments d’école, admettre ces deux propositions, qui, dans l’usage empirique, s’accordent parfaitement avec l’intérêt spéculatif de notre raison, et qui sont en outre les seuls moyens de le concilier avec l’intérêt pratique.

Revendication de la liberté absolue d’investigation.

Il réclame en tout cas pour la raison la plus entière liberté d’investigation et de critique ; il la réclame au nom même de la raison, qui souffre toujours quand des mains étrangères viennent la détourner de sa marche naturelle. « Laissez donc, s’écrie-t-il (p. 314), parler votre adversaire, pourvu qu’il ne le fasse qu’au nom de la raison, et ne le combattez qu’avec les armes de la raison. » — « Laissez faire, dit-il plus loin (p. 316), en développant la même idée, laissez faire ces gens-là : s’ils montrent du talent, une investigation neuve et profonde, en un, mot, de la raison, la raison y gagnera toujours. Si vous employez d’autres moyens que ceux d’une raison libre, si vous criez à la trahison, si, comme pour éteindre un incendie, vous appelez au secours le public qui n’entend rien à de si subtils travaux, vous vous rendez ridicules. Car il n’est nullement question de savoir ce qui est ici avantageux ou nuisible au bien commun, mais seulement jusqu'où la raison peut s’avancer dans la spéculation, indépendamment de tout intérêt, et si l’on peut en général compter sur elle ou s’il faut la quitter dans l’ordre pratique. Ne vous jettez donc pas dans la mêlée l’épée à la main ; mais, placé sur le terrain assuré de la critique, contentez-vous de regarder tranquillement ce combat qui peut être pénible pour les champions, mais qui doit être amusant pour vous, et dont l’issue ne sera certainement pas sanglante, mais fort utile à vos connaissances. Il est tout à fait absurde de demander à la raison des lumières, et de lui prescrire d’avance le parti qu’elle doit prendre. D’ailleurs la raison est assez bien réprimée et retenue dans ses limites par la raison ; vous n’avez pas besoin d’appeler la garde pour opposer la force publique au parti dont la prédominance vous semble dangereuse. Dans cette dialectique il n’y a pas de victoire dont vous ayez sujet de vous alarmer. » Il faut le reconnaître, nul philosophe au dix-huitième siècle n’a parlé avec plus de force et d’élévation en faveur de la liberté de penser. Il la revendique comme un droit, « comme le droit primitif de la raison humaine, laquelle ne connaît d’autre tribunal que la raison commune, où chacun a sa voix ; » et, ajoute-t-il justement (p. 321), « comme c’est de cette raison commune que doivent venir toutes les améliorations dont notre état est susceptible, un tel droit est sacré et doit être respecté. »

Beaucoup de philosophes du même temps voulaient que l’on cherchât le repos de l’esprit et la paix philosophique dans le scepticisme, c’est-à-dire dans un doute indifférent ou moqueur à l’endroit de toutes les questions que soulève la raison pure. Telle n’est pas la pensée de Kant. Les armes du scepticisme peuvent être bonnes à opposer à la vaine jactance du dogmatisme, elles peuvent aussi avoir cette utilité de tirer la raison de son doux rêve dogmatique et de la pousser parla à examiner sérieusement son état ; mais ce serait un dessein tout à fait vain que de chercher dans le scepticisme le moyen de procurer le repos à la raison et de vouloir s’en faire, comme le disait Montaigne, un commode oreiller. Ce point paraît à Kant d’une si haute importance qu’il en fait l’objet d’un examen détaillé sous ce titre : De l’impossibilité où est la raison en désaccord avec elle-même de trouver la paix dans le scepticisme (p. 325).

Insuffisance du scepticisme.

L’esprit humain, dans les choses de la raison pure, débute par le dogmatisme. Ce premier pas est celui de l’enfance. Plus tard, averti par l’expérience, il devient plus circonspect, censure les jugements qu’il avait portés jusque-là sans examen et arrive ainsi inévitablement au doute par rapport à tout usage transcendant des principes. Ce second pas est ce qu’on nomme le scepticisme. Mais l’esprit humain ne peut s’arrêter dans cet état. Il ne lui suffit pas de conjecturer, d’après l’examen de certains faits de la raison, que celle-ci a des bornes et qu’elle est ignorante sur tel ou tel point ; mais il veut pouvoir fixer ces bornes suivant des principes déterminés et avoir en quelque sorte la science de son ignorance. Or pour cela il faut qu’il soumette à son examen, non plus seulement les faits de la raison, mais la raison elle-même considérée dans toute son étendue. Ce troisième pas, qui ne peut être fait que par un jugement mûr et viril, est celui de la critique. C’est là seulement que notre esprit peut trouver enfin le repos, parce que c’est là seulement qu’il peut trouver la certitude. Le scepticisme ne saurait être pour lui qu’un lieu de passage, où il songe au voyage dogmatique qu’il vient de faire et se prépare à choisir une route plus sûre ; mais ce n’est pas un lieu où il puisse fixer sa résidence. Ce lien ne peut se trouver que dans la critique, qui lui montre les limites précises où il doit se renfermer, et lui donne ce que je viens d’appeler, d’après Kant (p. 326), la science de son ignorance.

Il y a en effet deux espèces de connaissance de notre ignorance : l’une qui résulte d’une expérience sans principe et sans méthode, et qui n’est, pour ainsi dire, qu’une perception ; l’autre, qui est le fruit d’un examen approfondi des sources mêmes de toute connaissance et qui mérite vraiment le nom de science. La première ne nous montre l’ignorance que comme un fait sans nous en découvrir la nécessité, et par conséquent elle ne décide rien touchant les droits de la raison ; la seconde nous révèle cette nécessité et nous apprend tout ce que nous pouvons savoir à cet égard. Le scepticisme se borne à la première ; la critique seule donne la seconde. Kant compare (p. 329) la raison à une sphère dont le diamètre, comme celui de la terre, peut être trouvé par la courbe de l’arc de sa surface, mais qui, comme le globe terrestre, fait l’effet d’une surface plane s’étendant à l’infini ; le sceptique, à un homme à qui l’expérience, corrigeant l’apparence sensible, aurait appris que la terre doit avoir des bornes, mais qui, ignorant sa forme, serait incapable de déterminer sa circonscription ; le philosophe critique, à celui qui est parvenu à en mesurer la circonférence. Le degré qui sert à mesurer la sphère de la raison, ce sont les propositions synthétiques à priori, et la circonscription de cette sphère est celle même de l’expérience, en dehors de laquelle il n’y a plus pour la raison d’objet réel de connaissance.

Kant, rendant ici un nouvel hommage à David Hume, reconnaît en lui (p. 330) le plus ingénieux des sceptiques et celui qui a le mieux montré l’influence que peut avoir la méthode sceptique pour provoquer un examen fondamental de la raison ; mais il lui reproche de s’être arrêté à ce second pas : ce philosophe a été l’un des géographes de la raison humaine, mais il n’a pas su en déterminer exactement la circonscription et les limites. Il a donc laissé un troisième pas à faire, qui est celui de la critique. Une fois parvenu à ce dernier point, l’esprit humain connaît ses légitimes possessions et n’a plus à craindre aucune querelle. Il a trouvé le port.

La critique nous révèle le secret de notre ignorance à l’endroit des objets de la raison pure ; mais ne laisse-t-elle pas au moins le champ ouvert aux hypothèses ? Cette nouvelle question conduit Kant à rechercher les règles de la discipline à laquelle doit être soumise la raison pure par rapport aux hypothèses. C’est l’objet de la troisième partie de la méthodologie.

Du légitime emploi de l’hypothèse.

Un champ illimité est ouvert aux rêves de l’imagination : nous pouvons feindre tout ce que bon nous semble ; mais nous ne saurions tenir les rêves de notre imagination pour de légitimes hypothèses. Pour qu’une hypothèse puisse être légitimement admise comme principe d’explication, ou avoir une valeur scientifique, deux conditions sont nécessaires :

Première condition.

La première, c’est qu’elle s’appuie sur quelque chose qui ne soit pas à son tour imaginaire, mais qui soit parfaitement certain, c’est-à-dire qui soit réellement donné ou qui rentre dans les conditions de l’expérience possible. Autrement, ne reposant sur rien, elle n’explique rien. Ainsi, par exemple (v. p. 336), il n’est point permis de supposer un entendement capable de percevoir son objet sans le secours des sens, ou une force exerçant son attraction sans contact, ou une espèce de substance présente dans l’espace sans impénétrabilité, ou un commerce de substances agissant les unes sur les autres en dehors des conditions de l’espace, etc. Toutes ces suppositions sont sans valeur, parce qu’elles sont en dehors des conditions de l’expérience possible. « En un mot, dit Kant (ibid.), notre raison ne peut que se servir des conditions de l’expérience possible, comme de conditions de la possibilité des choses ; mais elle ne peut nullement se créer en quelque sorte des choses tout à fait indépendamment de ces conditions ; car des concepts de ce genre, sans impliquer de contradiction, seraient cependant sans objet. »

Il suit de là que la raison, dans son usage spéculatif, n’a point le droit de suppléer au manque de principes physiques d’explication par des principes hyperphysiques, ou de recourir à des hypothèses transcendantes. Elle peut bien employer certaines idées, celle par exemple de la simplicité de l’âme, ou celle d’un auteur divin des choses, comme des principes régulateurs propres à la guider dans le champ même de l’expérience, et à imprimer à ses connaissances, dans ce champ, l’unité nécessaire ; mais elle ne saurait les donner pour fondement par hypothèse à l’explication des phénomènes réels, car ce serait vouloir expliquer quelque chose dont on ne comprend rien du tout, par quelque chose que l’on ne comprend pas suffisamment. Ce serait le fait d’une raison paresseuse de laisser tout d’un coup de côté toutes les causes que le progrès de l’expérience peut encore nous révéler, pour se reposer dans une simple idée, très-commode sans doute, mais dont la réalité objective n’est nullement démontrable.

Deuxième condition.

La seconde condition requise pour qu’une hypothèse soit valable, c’est qu’elle suffise pour déterminer à priori tous les effets donnés, et que par conséquent elle dispense de recourir à des hypothèses subsidiaires. Or cette seconde condition n’exclut pas moins que la précédente l’emploi des hypothèses transcendantes. Si, par exemple, on suppose une cause absolument parfaite pour expliquer l’ordre et l’harmonie qui existent dans le monde, on a besoin de recourir à de nouvelles hypothèses pour expliquer le désordre et le mal qui s’y rencontrent aussi. Si l’on admet la spiritualité de l’âme pour expliquer l’unité de ses phénomènes, il faut invoquer d’autres hypothèses pour expliquer comment les mêmes phénomènes, ceux par exemple de l’intelligence, peuvent croître ou décroître avec le corps.

Usage pratique.

Kant n’admet donc pas que, dans les questions purement spéculatives de la raison pure, il y ait lieu de faire des hypothèses pour s’en servir comme de principes d’explication ; mais, s’il exclut les hypothèses de l’usage dogmatique, il les croit parfaitement admissibles dans l’usage pratique, c’est-à-dire quand il ne s’agit que de se défendre contre les négations du dogmatisme matérialiste. On peut alors les employer utilement comme des armes de guerre, armes de plomb, il est vrai, car elles ne sont point trempées par l’expérience, mais armes toujours aussi bonnes que celles dont peut se servir l’adversaire Kant s’applique ici (p. 343) à montrer par des exemples tout le parti qu’on en peut tirer en ce sens ; mais il a bien soin de rappeler qu’en mettant en avant des hypothèses de ce genre, il ne s’agit que de rabattre la présomption dogmatique d’un adversaire audacieusement négatif, et nullement de démontrer quoi que ce soit dans un ordre de choses absolument inaccessible à la raison spéculative. Il s’agit seulement de montrer à l’adversaire qu’il n’a pas le droit d’étendre les principes de l’expérience possible à la possibilité des choses en général, et que sa prétention n’est pas moins transcendante que celle du dogmatisme contraire. À ce point de vue, les hypothèses transcendantes peuvent être utiles ; mais elles ne sauraient avoir, dans l’ordre spéculatif, d’autre mérite, et ce serait vouloir étouffer la raison sous des chimères que de leur attribuer une autre valeur.

Règles de la démonstration.

Telle est la discipline de la raison pure par rapport aux hypothèses ; il reste maintenant à voir quelle est celle qu’elle doit suivre par rapport aux démonstrations.

Il y a ici trois règles à suivre.

Première règle.

La première est de ne tenter aucune preuve transcendentale sans s’être demandé à quelle source on en puisera les principes et de quel droit on en peut attendre un bon résultat (p. 349). S’agit-il des principes de l’entendement, par exemple du principe de causalité, il faut alors bien savoir que ces principes n’ont de valeur que pour l’expérience possible, et qu’il est inutile de chercher à s’élever par leur moyen aux choses de la raison pure. S’adressera-t-on directement aux principes de la raison pure elle-même, il ne faut pas oublier que ces principes n’ont de valeur que comme principes régulateurs d’un usage systématique de l’expérience, et que, comme principes objectifs, ils sont tous dialectiques. Grâce à cette règle, on ne laissera passer aucune de ces prétendues preuves qui, par l’effet d’un manque de réflexion, obtiennent si aisément une fausse conviction, mais qui ne soutiennent pas l’examen d’un jugement réfléchi.

Deuxième règle.

La seconde règle est que, pour chaque proposition transcendentale, on ne doit chercher qu’une seule preuve. C’est qu’en effet toute proposition transcendentale partant d’un concept hors duquel il n’y a plus rien par quoi l’objet puisse être déterminé, et la preuve ne pouvant contenir rien de plus que la détermination d’un objet en général d’après ce concept, cette preuve doit être unique comme ce concept lui-même. Ainsi cette proposition : tout ce qui arrive a une cause, ne comporte qu’une seule preuve, celle qui se tire de la seule condition qui constitue la possibilité objective d’un concept de ce qui arrive en général. Celle que l’on a prétendu tirer de la contingence revient en définitive à celle-là. Il en est de même des propositions transcendentales qui concernent la simplicité de l’âme ou l’existence de Dieu ; il ne peut y en avoir qu’une seule preuve, si tant est qu’il y en ait une possible, au point de vue spéculatif. « Aussi, dit Kant (p. 352), lorsqu’on voit le dogmatique mettre dix preuves en avant, peut-on être sûr qu’il n’en a pas une. Car, s’il en avait une qui démontrât apodictiquement (comme cela doit être dans les choses de la raison pure), aurait-il besoin des autres ? Son but est seulement d’avoir, comme cet avocat au parlement, un argument pour celui-ci, un autre pour celui-là, c’est-à-dire de tourner à son profit la faiblesse de ses juges, qui, sans beaucoup approfondir la cause et pour se débarrasser de leur besogne, saisissent la première raison qui leur paraît bonne et décident en conséquence. »

Troisième règle.

La troisième règle prescrit de n’employer que des preuves directes ou ostensives, et non des preuves indirectes ou apagogiques. Le propre de ces dernières est de conclure, soit suivant le modus ponens, la vérité d’une connaissance de celle de ses conséquences, soit suivant le modus tollens, la fausseté d’un principe de celle de telle ou telle de ses conséquences. Or le premier mode peut bien être employé dans certaines sciences où l’hypothèse est de mise : on admet alors, par analogie, que, si toutes les conséquences que l’on a cherchées s’accordent bien avec un principe admis, toutes les autres conséquences doivent aussi s’accorder avec ce principe ; on admet d’ailleurs cette hypothèse sans pouvoir la convertir en vérité démontrée, parce qu’il faudrait pour cela pouvoir apercevoir toutes les conséquences possibles d’un principe admis, ce qui est au-dessus de nos forces. Mais cette méthode ne jurait convenir aux preuves transcendentales, où l’hypothèse ne peut être admise, et qui, sous peine de n’être rien, doivent être absolument démonstratives. Le second mode est à la vérité tout à fait concluant : il suffit en effet qu’une seule fausse conséquence puisse être tirée d’un principe pour que ce principe soit faux ; mais il ne peut être à sa place que dans les sciences, comme les mathématiques, où il est impossible de substituer le subjectif de nos représentations à l’objectif, c’est à-dire à la connaissance de ce qui est dans l’objet. Dans le cas opposé, qui est précisément celui des propositions transcendentales de la raison pure, il ne peut être permis de justifier ses assertions par la réfutation du contraire ; car il peut alors arriver « ou bien que le contraire d’une certaine proposition répugne aux conditions subjectives de la pensée, sans répugner à l’objet, ou bien que deux propositions ne se contredisent l’une l’autre que sous une condition subjective, qui est faussement regardée comme objective, et que, comme la condition est fausse, toutes deux puissent être fausses, sans que de la fausseté de l’une on puisse conclure à la vérité de l’autre (p. 354). » Il faut donc ici que chacun établisse sa thèse directement, et non en réfutant celle de l’adversaire, afin qu’on voie ce que chacune des deux parties peut alléguer en faveur de ses prétentions rationnelles. Ainsi l’œuvre de la critique devient possible et même facile.

À ce point de vue, il est vrai, la philosophie de la raison pure n’a qu’une utilité négative : elle n’est point un organe qui serve à étendre nos connaissances, elle est une discipline qui en détermine les limites ; et, au lieu de découvrir la vérité, elle se borne à prévenir l’erreur. Mais il faut bien admettre pourtant qu’il doit y avoir quelque part une source de connaissances positives appartenant au domaine de la raison pare et donnant un but à son ardeur. D’où lui viendrait autrement ce désir indomptable de poser quelque part un pied ferme au delà des limites de l’expérience ? « Elle soupçonne, dit Kant (p. 358), des objets qui ont pour elle un grand intérêt. Elle entre dans le chemin de la pure spéculation pour s’en rapprocher ; mais ils fuient devant elle. Il est à présumer qu’il y a lieu d’espérer pour elle un plus heureux succès sur la seule route qui lui reste encore, celle de l’usage pratique. » C’est cet usage que Kant va maintenant examiner. Il intitule ce nouveau chapitre de la méthodologie Canon de la raison pure, parce que l’usage pratique qu’il y considère nous fournit un organe, un instrument positif de connaissances qu’on ne pouvait demander à l’usage spéculatif.

Que l’ordre moral fournit à la raison pure un organe (un canon) que ne peut lui donner l’ordre spéculatif.

Mais qu’est-ce que cet ordre pratique auquel Kant s’adresse maintenant ? J’appelle pratique, dit-il (p. 361), tout ce qui est possible par la liberté. » L’ordre pratique est donc celui que fonde ou que détermine la liberté. C’est, en d’autres termes, l’ordre moral. Car la liberté n’est autre chose que la faculté qu’a l’homme de se soustraire à l’empire de la nature, c’est-à-dire des impulsions sensibles, pour obéir à des lois purement rationnelles et absolument impératives, en un mot aux lois morales. Ces lois, qui n’expriment plus simplement, comme les lois naturelles, ce qui est, mais ce qui doit être, ce que nous devons faire, sont les lois mêmes de la liberté ; seules elles appartiennent à l’usage pratique de la raison pure. Celles qui se fondent sur la considération de notre bonheur ou qui se rapportent uniquement à ce qu’on nomme la prudence, celles-là ne sont pas des produits de la raison pure ; elles ne sont donc pas des lois objectives de la liberté, ou des lois pratiques, dans le sens absolu de ce mot. Seules les lois morales ont ce caractère ; seules elles nous élèvent au-dessus du règne de la nature.

Voilà le point fixe et inébranlable, le quid inconcussum sur lequel Kant s’appuie pour résoudre les questions que la raison spéculative avait laissées pour lui sans réponse, et qui forment le but final où elle tend, c’est-à-dire, outre la liberté de la volonté, l’existence de Dieu et l’immortalité de l’âme. Au point de vue de l’intérêt purement spéculatif de la raison, ces trois objets n’avaient pas une grande importance, car ils n’ont pas pour la raison spéculative d’usage immanent, c’est-à-dire applicable aux objets de l’expérience et par conséquent utile pour nous de quelque façon ; mais il n’en est plus de même au point de vue de l’intérêt pratique : ils ont ici une importance telle que, sans eux, l’ordre moral ne saurait subsister. C’est ce que Kant entreprend de montrer (en attendant la Critique de la raison pratique) dans le chapitre que nous analysons en ce moment, particulièrement dans la seconde section, qui a pour titre : De l’idéal du souverain bien comme principe servant à déterminer le but final de la raison pure.

Tout l’intérêt, soit spéculatif, soit pratique, de la raison porte sur les trois points suivants : 1° Que puis-je savoir ? 2° Que dois-je faire ? 3° Qu’ai-je à espérer ? Or, en ce qui concerne la première question, la critique de la raison pure nous a laissés tout aussi éloignés des deux grandes fins auxquelles tendent proprement tous les efforts de la raison pure, Dieu et l’immortalité de l’âme, que si l’on avait dès le début renoncé à ce travail par paresse : « Si donc, conclut Kant (p. 366), c’est du savoir qu’il s’agit, il est du moins sûr et décidé que, sur ces deux problèmes, nous ne l’aurons jamais en partage. » Mais la seconde question, qui est purement pratique, et qui, bien que relevant de la raison pure, n’est plus transcendentale, mais morale, nous conduit à une solution de la troisième, qui met fin à cette incertitude théorique et nous ramène aux objets sur lesquels nous n’avions pu énoncer aucune affirmation.

Conséquences résultant des lois morales relativement à l’existence de Dieu et de la vie future.

Les lois morales, en effet, qui commandent ce que je dois faire ou ne pas faire indépendamment de tout mobile empirique, et par conséquent de toute considération de bonheur, ces lois, dont le jugement moral de tout homme suffit à prouver l’existence, nous transportent dans un monde intelligible auquel elles donnent une valeur objective qu’il ne pouvait avoir aux yeux de la raison spéculative, et nous permettent ainsi d’affirmer ce que celle-ci avait laissé douteux : Dieu et la vie future.

En effet, elles nous ordonnent de faire ce qui seul peut nous rendre dignes d’être heureux ; et, comme elles sont nécessaires aux yeux de la raison pratique, il est nécessaire aussi d’admettre, dans l’ordre spéculatif, que chacun a sujet d’espérer le bonheur dans la mesure où il s’en est rendu digne par sa conduite, et que, par conséquent, le système du bonheur est inséparablement lié à celui de la moralité. Or cette harmonie nécessaire de la moralité et du bonheur, qui constitue le souverain bien, ne peut être un effet naturel de nos actions ; car, pour que les êtres raisonnables fussent eux-mêmes les auteurs de leur bonheur et de celui des autres, et que la moralité se récompensât ainsi elle-même, il faudrait au moins que chacun fit son devoir. Si donc elle ne peut résulter du cours même de la nature des choses, il faut bien admettre une raison suprême capable de la produire, et qui, réalisant en lui-même l’idéal du souverain bien, réalise aussi dans le monde celui que nous concevons comme le but suprême de notre activité morale : l’harmonie de la moralité et du bonheur. Par la même raison nous devons admettre une vie future où s’accomplisse cette harmonie que ne comporte pas le monde actuel. « Dieu et une vie future, conclut Kant (p. 371), sont donc, suivant les principes de la raison, deux suppositions inséparables de l’obligation que cette même raison nous impose. » Sans elles les lois morales elles-mêmes s’évanouiraient comme des chimères, puisque la conséquence nécessaire que la raison y attache deviendrait dans ce cas impossible. » Kant développe la même idée un peu plus loin : « Il est nécessaire, dit-il (p. 372), que toute notre manière de vivre soit subordonnée à des lois morales ; mais il est en même temps impossible que cela ait lieu, si la raison ne joint pas à la loi morale, qui n’est qu’une idée, une cause efficiente qui détermine, d’après notre conduite par rapport à cette loi, un dénouement correspondant exactement, soit dans cette vie, soit dans une autre, à nos fins les plus hautes. Sans un Dieu et sans un monde qui n’est pas maintenant visible pour nous, mais que nous espérons, les magnifiques idées de la moralité peuvent bien être des objets d’approbation et d’admiration mais ce ne sont pas des mobiles d’intention et d’exécution, parce qu’elles n’atteignent pas tout ce but, naturel à tout être raisonnable, qui est déterminé à priori par cette même raison pure et qui est nécessaire. » Kant n’en maintient pas moins le caractère essentiellement désintéressé de la moralité : l’intention ne serait plus morale et par conséquent elle ne serait plus digne de bonheur, si elle était déterminée par la perspective du bonheur ; mais, comme ces deux éléments, la moralité et le bonheur, doivent être, aux yeux de la raison, nécessairement liés, s’il fallait regarder l’idée de cette harmonie comme chimérique, l’idée même de la loi morale, à laquelle elle est indissolublement unie, s’évanouirait à son tour comme une idée fantastique.

C’est ainsi que Kant comble, au moyen de la théologie morale, les lacunes de la théologie spéculative, transcendentale ou naturelle : celle-ci ne pouvait déterminer l’idée de l’être suprême et en certifier la vérité ; celle-là nous conduit infailliblement à le concevoir comme une volonté unique et souveraine, dont elle assure la réalité objective en la rattachant indissolublement à la loi morale. Cette volonté doit être une, car comment trouver en diverses volontés cette parfaite unité de fins qu’exige le souverain bien, et, ajoute Kant (p. 374), « elle doit être toute puissante, afin que toute la nature et son rapport à la moralité dans le monde lui soient soumis ; omnisciente, afin de connaître le fond des intentions et leur valeur morale ; présente partout, afin de pouvoir prêter immédiatement l’assistance que réclame le souverain bien du monde ; éternelle, afin que cette harmonie de la nature et de la liberté ne fasse défaut en aucun temps, etc. » La théologie morale ainsi fondée fonde à son tour la théologie physique et la théologie transcendentale. L’investigation de la nature reçoit par là, en effet, une direction qu’elle ne pouvait prendre d’elle-même : elle suit la forme d’un système de fins que lui fournit l’usage moral, et d’après laquelle nous nous représentons le monde comme résultant d’une idée, et elle devient ainsi une véritable théologie physique. Et comme la finalité de la nature se trouve ramenée de la sorte à des principes qui doivent être inséparablement liés à priori à la possibilité interne des choses, nous revenons ainsi à la théologie transcendentale, qui fait de l’idéal de la souveraine perfection ontologique le principe de l’unité des lois du monde.

Cette marche de la raison est confirmée, suivant Kant, par l’histoire de l’esprit humain. « Avant, dit-il (p. 376), que les concepts moraux eussent été suffisamment épurés et déterminés et que l’unité systématique des fins eût été envisagée suivant ces concepts et d’après des principes nécessaires, la connaissance de la nature et même la culture de la raison, poussée à un remarquable degré dans beaucoup d’autres sciences, ou ne purent produire que des concepts grossiers et vagues de la divinité, ou laissèrent les hommes dans une étonnante indifférence sur cette question en général. Une plus grande élaboration des idées morales, nécessairement amenée par la loi morale infiniment pure de notre religion, rendit la raison plus pénétrante à l’endroit de cet objet par l’intérêt qu’elle l’obligea à y prendre ; et, sans que ni des connaissances naturelles plus étendues, ni des vues transcendentales exactes et positives (de pareilles vues ont manqué en tout temps) y aient contribué, ces idées produisirent un concept de la nature divine, que nous tenons maintenant pour le vrai, non parce que la raison spéculative nous en convainc, mais parce qu’il s’accorde parfaitement avec les principes moraux de la raison. »

Ainsi Kant revient par la morale à la théologie ou à la religion, et trouve dans la première le fondement de la seconde. Il ne pense pas que celle-ci puisse être séparée de celle-là ; mais qu’on y prenne bien garde : tout en rattachant la loi morale à une volonté suprême, il prétend bien n’en pas faire un acte arbitraire de cette volonté ; car nous n’allons pas de l’idée de cette volonté, qui nous est d’ailleurs absolument inaccessible, à celle de cette loi, mais au contraire de l’idée de cette loi à celle de cette volonté. En d’autres termes, suivant les expressions mêmes de Kant (p. 278), que je cite textuellement, parce qu’elles caractérisent bien le lien qu’il établit entre la morale et la religion : « Nous ne tenons pas nos actions pour obligatoires, parce qu’elles sont des commandements de Dieu, mais nous les regardons comme des commandements divins, parce que nous y sommes intérieurement obligés. » Ce n’est qu’à cette condition que nous pouvons faire un usage convenable de la théologie morale : nous nous en servons ainsi pour remplir notre destination dans le monde en prenant notre place dans le système des fins ; autrement nous nous jetons dans un mysticisme où le fil de la raison nous échappe et où nous nous égarons en de vaines et dangereuses spéculations.

Pour bien marquer la nature de l’état intellectuel où nous devons nous placer ici, Kant analyse les divers états de l’esprit par rapport à la vérité ou à ce que nous tenons pour la vérité, l’opinion, le savoir et la foi. C’est l’objet de la troisième section du chapitre que nous analysons en ce moment.

Ces trois états de l’esprit marquent les trois degrés suivant lesquels nous pouvons tenir quelque chose pour vrai. Lorsqu’un jugement, loin de se fonder sur des principes objectifs suffisants, s’est pas même déterminé par des causes subjectives qui nous paraissent suffisantes, il n’est alors qu’une simple opinion. Lorsque le jugement nous paraît subjectivement suffisant, mais que nous le tenons en même temps pour objectivement insuffisant, c’est-à-dire quand nous croyons avoir des motifs suffisants pour l’admettre, mais sans pouvoir le démontrer par des raisons objectives, il porte alors le nom de croyance ou de foi. Enfin quand il est suffisant à tous les points de vue, subjectivement et objectivement, il s’appelle savoir. Le savoir équivaut à la certitude.

De l’opinion.

L’opinion, sous peine de n’être qu’un vain jeu de l’imagination, une fiction arbitraire, doit toujours s’appuyer sur le savoir ; mais elle n’est jamais permise dans les jugements qui viennent de la raison pure ou dans les sciences qui, reposant uniquement sur des jugements universels et nécessaires, et par conséquent à priori, impliquent une entière certitude. « Aussi est-il absurde, dit Kant (p. 381), de parler d’opinion dans les mathématiques pures : là il faut ou savoir, ou s’abstenir de tout jugement. Il en est de même dans les principes de la moralité : on ne doit pas risquer une action sur la simple opinion que quelque chose est permis, mais il faut le savoir. »

De la foi ou croyance.

Quant à la foi ou à la croyance, c’est-à-dire à ces jugements que nous croyons devoir admettre, bien que nous les sentions objectivement insuffisants, elle n’est en général de mise qu’au point de vue pratique, c’est-à-dire au point de vue de l’action, laquelle peut se rapporter soit à l’utilité, soit à la moralité.

Foi pragmatique.

Dans le second cas, on a la foi morale, sur laquelle nous reviendrons tout à l’heure ; dans le premier, ce que Kant appelle une foi pragmatique, c’est-à-dire une foi que l’on admet accidentellement comme servant de fondement aux moyens à employer en vue d’une certaine fin particulière. Ainsi, pour nous servir de l’exemple employé ici par Kant, il faut qu’un médecin fasse quelque chose pour un malade qui est en danger, mais dont il ne connaît pas la maladie : après avoir examiné les phénomènes, il juge, mais sans en être parfaitement sûr, que cette maladie est une phthisie, et il agit en conséquence. Sa croyance, même pour son propre jugement, est purement accidentelle. Souvent, il est vrai, en pareil cas, on s’exprime avec autant d’assurance que si l’on était fermement convaincu ; mais il y a une excellente pierre de touche pour éprouver ce genre de foi et en reconnaître le degré : c’est le pari. Tel, en effet, risquera bien un ducat ; mais, s’il s’agit de dix, il commencera à s’apercevoir qu’il, pourrait bien s’être trompé.

Foi doctrinale.

Mais, s’il est vrai qu’en général la foi se rapporte à la pratique, il faut aussi reconnaître, même dans l’ordre théorétique ou spéculatif, quelque chose d’analogue à quoi convient aussi le nom de foi ou de croyance, et que Kant désigne sous le nom de foi doctrinale. Ainsi ce n’est pas une simple opinion qui me fait dire qu’il y a aussi des habitants dans les autres mondes, mais j’ai à cet égard une très-ferme croyance, et, s’il était possible de décider la chose par quelque expérience, je parierais bien toute ma fortune que quelqu’une au moins des planètes que nous voyons est habitée. Kant rattache à cette espèce de foi la croyance à l’existence de Dieu et même à la vie future. Il n’admet pourtant pas, comme on l’a vu plus haut et comme il le rappelle ici même, qu’il y ait sur ces deux points matière à de légitimes hypothèses : cette expression donnerait à entendre que nous avons de la nature d’une cause du monde et d’une autre vie un concept que nous pouvons réellement montrer ; mais, comme l’idée d’une intelligence suprême qui a tout ordonné suivant les fins les plus sages a l’avantage de nous fournir un fil conducteur dans l’investigation de la nature, qu’ainsi il n’est pas sans utilité d’admettre une telle cause du monde, et qu’on ne saurait d’ailleurs rien alléguer de décisif contre cette supposition, celle-ci est plus qu’une simple opinion : elle mérite le nom de croyance ou de foi. Seulement cette foi purement doctrinale a toujours quelque chose de vacillant : « On en est souvent éloigné par les difficultés qui se présentent dans la spéculation, bien que l’on y revienne toujours infailliblement (pag. 385). »

Foi morale.

Il n’en est plus de même de la foi morale, à laquelle nous voici ramenés. « C’est, dit Kant (ibid.), qu’il est en ce cas absolument nécessaire que quelque chose soit fait, c’est-à-dire que j’obéisse de tous points à la loi morale. Le but est ici indispensablement fixé, et il n’y a, suivant toutes mes lumières, qu’une seule condition qui permette à ce but de s’accorder avec toutes les fins réunies, et lui donne ainsi une valeur pratique : c’est qu’il y ait un Dieu et une vie future ; je suis très-sûr aussi que personne ne connaît d’autres conditions conduisant à la même unité de fins sans la loi morale. Si donc le précepte moral est en même temps ma maxime (comme ma raison ordonne qu’il le soit), je croirai inévitablement à l’existence de Dieu et à une vie future, et je suis certain que rien ne peut faire chanceler cette croyance, puisque cela renverserait mes principes moraux mêmes, auxquels je ne saurais renoncer sans me rendre méprisable à mes propres yeux. » Ce n’est là toujours qu’une croyance, non un savoir : « personne, dit Kant (p. 386), ne peut se vanter de savoir qu’il y a un Dieu et une vie future, car, s’il le sait, il est précisément l’homme que je cherche depuis longtemps » ; mais c’est une croyance aussi indéracinable que le sentiment moral auquel elle est indissolublement unie : « je ne cours pas plus risque de perdre cette foi que je ne crains de me voir jamais dépouillé de ce sentiment. » Dira-t-on qu’elle se fonde sur la supposition de sentiments moraux qui peuvent ne pas exister au même degré chez tous les hommes ; Kant répond que tout être raisonnable prend nécessairement un certain intérêt à la moralité, bien que cet intérêt ne soit pas toujours sans partage et qu’il n’ait pas toujours la prédominance dans la pratique, et que la question est d’affermir et de développer en nous ce sentiment par le moyen de l’éducation. « Si, dit-il admirablement (p. 387), vous ne prenez pas soin dès le début, ou au moins à moitié chemin, de rendre les hommes bons, vous n’en ferez jamais des hommes sincèrement croyants. »

Architectonique de la raison pure.

Pour achever l’œuvre de la critique de la raison pure, il ne reste plus qu’à esquisser l’architectonique de tout l’ensemble de la connaissance provenant de cette faculté, c’est-à-dire à donner à cet ensemble la forme d’un système où l’unité du tout et le rapport des parties entre elles et avec le tout soient si exactement déterminés qu’aucune de ces parties ne puisse échapper et aucune autre y être ajoutée arbitrairement, c’est-à-dire en un mot une forme vraiment scientifique. C’est là, en effet, en général le caractère de toute connaissance scientifique ; « Sous le gouvernement de la raison (p. 389), nos connaissances ne doivent pas former une rhapsodie, mais un système, et c’est seulement à cette condition qu’elles peuvent soutenir et favoriser les fins essentielles de la raison. » Il faut bien distinguer d’abord la connaissance vraiment rationnelle ou celle qui se fait par principes (cognitio ex principiis) de la connaissance historique, ou de celle qui résulte de simples données acquises par voie de transmission (cognitio ex datis). Une connaissance, quelle qu’en puisse être l’origine, est historique chez celui qui la possède, quand il ne sait rien de plus que ce qui lui a été transmis du dehors. Ainsi » celui qui a appris un système de philosophie, par exemple celui de Wolf, eût-il dans la tête tous les principes, toutes les définitions et toutes les démonstrations, ainsi que la division de toute la doctrine, et fût-il en état d’en compter toutes les parties sur ses doigts, celui-là n’en a encore qu’une connaissance historique : il ne sait et ne juge que d’après ce qui lui a été donné. Contestez-lui une définition, il ne saura plus où en prendre une autre. Il s’est formé sur une raison étrangère, mais la faculté d’imitation n’est pas la faculté d’invention ; c’est-à-dire que la connaissance n’est pas résultée chez lui de la raison, et que, bien qu’elle soit sans doute, objectivement, une connaissance rationnelle, elle n’est toujours, subjectivement, qu’une connaissance historique. Il l’a bien reçue et bien retenue, c’est-à-dire bien apprise, et il n’est que la statue de plâtre d’un homme vivant (p. 393). » Pour qu’une connaissance objectivement rationnelle le devienne aussi subjectivement, il faut que nous la puisions directement aux sources générales de la raison, en un mot qui nous la tirions des principes mêmes.

Or la connaissance rationnelle, ainsi considérée, est double suivant qu’elle a lieu par concepts ou par construction des concepts ; on a, dans le premier cas, la connaissance philosophique, et, dans le second, la connaissance mathématique. Cette distinction a été trop longuement exposée plus haut pour qu’il y ait besoin d’y insister ici. Kant fait seulement remarquer que, comme la connaissance mathématique ne peut être puisée qu’aux sources mêmes de la raison, et qu’elle exclut par sa nature toute illusion et toute erreur, cette connaissance peut être apprise sans perdre son caractère, tandis qu’il n’en est pas de même de la connaissance philosophique : « en ce qui concerne celle-ci, dit-il (p. 394), on ne peut apprendre tout au plus qu’à philosopher. » Objet de la philosophie.

La philosophie, de laquelle seule il s’agit ici, doit être envisagée sous deux points de vue : au point de vue de la perfection logique de la connaissance dont elle représente le système, et au point de vue du rapport de toute connaissance aux fins essentielles de la raison humaine. C’est ce dernier point de vue qu’indique le sens antique du mot philosophie et qui fait du philosophe une sorte de type, de modèle qui n’existe qu’en idée et que par conséquent nul ne peut se flatter de réaliser. Nous concevons, en effet, au-dessus de tous ces artistes de la raison qui s’appellent le mathématicien, le physicien, le logicien, etc., un maître en idéal, qui n’est plus seulement un artiste de la raison humaine, mais qui en est le législateur, et qui, à ce titre, se sert des premiers comme d’instruments pour aider aux fins essentielles de cette raison. Seulement ce maître n’est lui-même qu’un idéal, qu’aucun philosophe, si grand qu’il soit, ne peut se vanter d’atteindre. Ce serait peine perdue que de le chercher quelque part ; mais, s’il n’existe nulle part, l’idée de cette législation de la raison humaine dont il est comme la personnification idéale se trouve partout, et c’est cette idée qu’il s’agit de déterminer.

Division de la philosophie en deux grandes branches.

La législation de la raison humaine, ou la philosophie, qui en est la science, a deux objets : la nature et la liberté. De là deux branches dans la philosophie, dont la première, la philosophie de la nature, s’étend à tout ce qui est, et la seconde, la philosophie morale, à tout ce qui doit être. Et comme cette dernière branche est celle qui doit donner à la vie humaine sa direction, et qu’elle l’emporte par là sur toute autre acquisition de la raison, on s’explique comment, sous le nom de philosophe, les anciens entendaient en même temps et surtout le moraliste, et comment aujourd’hui même la seule apparence de la domination de soi-même par la raison suffit pour faire nommer philosophe une personne d’un savoir d’ailleurs borné.

Division de chacune de ces deux branches en philosophie empirique et philosophie pure.

Dans chacun de ces deux systèmes qu’embrasse la philosophie, celle-ci peut, ou bien s’occuper exclusivement de la connaissance qui dérive de la raison pure, abstraction faite de toute donnée empirique, ou bien étudier la connaissance telle qu’elle résulte des données de l’expérience sous la direction des principes de la raison. Dans ce cas, on a la philosophie empirique ; dans le premier, la philosophie pure. Division de la philosophie pure en critique et science ou métaphysiques.

Celle-ci a deux parties : la première, qui est préparatoire, ou comme dit Kant, une propédeutique (un exercice préliminaire), étudie la faculté même de la raison par rapport à toute la connaissance pure à priori, c’est la critique (c’est à cette partie qu’est consacré l’ouvrage que nous analysons en ce moment) ; la seconde, qui est la science dont la première n’a été que l’exercice préparatoire, est le système de la raison pure, embrassant tout son ensemble. C’est cette dernière qu’on désigne ordinairement sous le nom de métaphysique, Kant ajoute qu’on peut entendre ce mot d’une manière plus générale en l’appliquant à toute la philosophie pure, à la critique aussi bien qu’au système de la raison pure, et en opposant en ce sens la métaphysique aux mathématiques d’une part et à la philosophie empirique de l’autre ; mais il le prend ici dans le sens plus restreint qu’il vient d’indiquer.

Nature et division de la métaphysique.

La métaphysique à son tour, suivant la distinction déjà indiquée entre la nature et la liberté, se divise en deux branches, la métaphysique de la nature, qui correspond à la raison spéculative, et la métaphysique des mœurs, qui correspond à la raison pratique, mais fait abstraction de toute condition empirique, ou de tout élément anthropologique, et est ainsi la morale pure. Kant reconnaît que le mot métaphysique est ordinairement réservé à la première de ces deux sciences, mais il pense qu’il convient aussi de l’appliquer à la seconde, qui est également une science pure. Mais, comme c’est de la raison spéculative qu’il s’agit ici, il laisse de côté cette dernière branche de la métaphysique pour ne considérer que la première.

Suivant lui, l’idée d’une telle science est aussi ancienne que la raison humaine ; mais, ajoute-t-il (p. 398), « il faut avouer que la distinction des deux éléments de notre connaissance, dont l’un est en notre pouvoir tout à fait à priori, tandis que l’autre ne peut être tiré qu’à posteriori de l’expérience, est toujours demeurée très-obscure, même chez les penseurs de profession, et qu’ainsi on n’a jamais bien pu déterminer la limite d’une espèce particulière de connaissances, et par conséquent la véritable idée d’une science qui a si longtemps et si fort occupé la raison humaine. » Tout le développement de cette pensée mérite d’être cité textuellement : « Quand on disait : la métaphysique est la science des premiers principes de la connaissance humaine, on ne désignait point une espèce particulière de principes, mais seulement un degré plus élevé de généralité, et l’on ne pouvait les distinguer nettement par là des principes empiriques ; car, même parmi ceux-ci, il y en a quelques-uns qui sont plus généraux et par conséquent plus élevés que d’autres, et dans la série d’une telle hiérarchie (où l’on ne distingue pas ce qui est tout à fait à priori de ce qui ne peut être connu qu’à posteriori), où tracer la ligne qui sépare la première partie de la dernière, et les membres supérieurs des inférieurs ? Que dirait-on si la chronologie ne pouvait désigner les époques du monde qu’en les partageant en premiers siècles et en siècles suivants ? On pourrait demander si le cinquième, si le dixième siècle, etc., font aussi partie des premiers. Je demande de même : l’idée de l’étendue appartient-elle à la métaphysique ? Oui, répondez-vous ! Eh bien, et celle du corps aussi ? Oui. Et celle du corps fluide ? Vous êtes étonnés, car si cela continue ainsi, tout appartiendra à la métaphysique. On voit par là que le seul degré de subordination (le particulier sous le général) ne peut déterminer les limites d’une science, mais qu’il nous faut ici une distinction radicale, une distinction d’origine. Mais ce qui obscurcissait encore d’un autre côté l’idée fondamentale de la métaphysique, c’était la ressemblance qu’elle a, comme connaissance à priori, avec les mathématiques. Cette ressemblance indique bien une certaine parenté entre les deux sciences, en tant qu’elles ont toutes deux une origine à priori ; mais, pour ce qui est du mode de connaissance qui, dans l’une, a lieu par concepts, tandis que, dans l’autre, il se fait simplement par la construction des concepts, il établit entre elles une différence si absolue qu’on l’a toujours sentie en quelque sorte, bien qu’on n’ait pu la ramener à des critériums évidents. De là il est arrivé que les philosophes mêmes, ayant échoué dans la définition de leur science, ne purent donner à leurs travaux un but déterminé et une direction sûre, et qu’avec un plan si arbitrairement tracé, ignorant le chemin qu’ils avaient à prendre, et toujours en désaccord sur les découvertes que chacun d’eux pensait avoir faites, ils rendirent leur science méprisable aux autres et finirent par la mépriser eux-mêmes. » La critique indique le remède à ce double inconvénient et par suite au discrédit qui en est résulté, en distinguant nettement, d’une part, les éléments à priori de la connaissance de ses éléments à posteriori ; et d’autre part, la connaissance philosophique de la connaissance mathématique. La sphère de la métaphysique est maintenant parfaitement déterminée.

Il y a d’abord une première division à y établir, suivant qu’elle est simplement le système des concepts et des principes se rapportant à des objets en général, ou qu’elle se rapporte à l’ensemble des objets donnés, en un mot à la nature. Dans le premier cas, elle s’appelle ontologie. Dans le second, elle peut être désignée sous le nom de physiologie rationnelle, et elle se subdivise alors en physique rationnelle et psychologie rationnelle, suivant qu’elle se rapporte à la nature corporelle, objet des sens externes, ou à la nature pensante, objet du sens intime.

Ce n’est pas tout encore : comme à son tour la nature ou l’ensemble des objets de l’expérience peut être considéré suivant une liaison de ces objets qui dépasse toute expérience possible, et que cette liaison peut être tirée de la conception même de l’univers, ou être rattachée à celle d’un être élevé au-dessus de l’univers, ou aura ainsi d’une part la cosmologie rationnelle, et de l’autre, la théologie rationnelle.

Ainsi 1° ontologie, 2° physiologie rationnelle (comprenant la physique rationnelle et la psychologie rationnelle), 3° cosmologie rationnelle, 4° théologie rationnelle ; telles sont les quatre parties principales dont se compose tout le système de la métaphysique.

Mais, peut-on demander, comment est-il possible de connaître la nature des choses par des principes à priori, et d’arriver ainsi à une physiologie rationnelle ? La réponse à cette question est contenue dans toute la critique de la raison pure. Kant se borne ici à faire remarquer que, dans cette science métaphysique, on ne doit prendre de l’expérience que tout juste ce qui est nécessaire pour avoir un objet, et, cet objet une fois donné, faire abstraction de tout principe empirique qui pourrait servir k porter un jugement sur sa nature.

Une autre question se présente : « où se placera désormais, demande Kant (p. 403), la psychologie empirique, qui a toujours eu jusqu’ici sa place dans la métaphysique, et dont, de notre

temps, on a attendu de si grandes choses pour l’éclaircissement de cette science, après avoir perdu l’espoir de rien faire de bon à priori ? » Il répond qu’elle doit être entièrement bannie de la métaphysique, ou tout au plus n’y être admise que comme étrangère et temporairement, jusqu’à ce qu’elle ait pu établir son domicile propre dans une vaste anthropologie formant le pendant de la physique empirique, avec laquelle elle constitue la philosophie appliquée. Celle-ci est sans doute liée à la philosophie pure qui en contient les principes à priori, mais elle ne doit pas être confondue avec elle.

Telle est l’idée générale que Kant se fait de la métaphysique. Il espère, en lui donnant pour base la critique de la raison pure et en la faisant rentrer dans ses limites, la relever du discrédit où « elle est tombée, parce qu’après lui avoir demandé plus qu’il n’était juste de le faire, et s’être longtemps bercé des plus belles espérances, on s’est vu trompé dans son attente. On a pu la mépriser en la jugeant d’après des effets accidentels, au lieu de la juger d’après sa nature ; mais « on y reviendra toujours, dit Kant (p. 304), comme à une amie avec laquelle on s’était brouillé, parce que, comme il s’agit de fins essentielles, la raison doit travailler infatigablement soit à l’acquisition de vues solides, soit au renversement de celles qu’on s’est faites antérieurement. D’ailleurs, même en laissant de côté son influence, comme science, sur certaines fins déterminées, elle est le complément nécessaire de toute culture de la raison humaine. Sans doute, comme simple spéculation, elle sert plutôt à prévenir les erreurs qu’à étendre nos connaissances, mais cela ne lui ôte rien de sa valeur et lui donne plutôt de la dignité et de la considération au moyen de la censure qui maintient l’ordre, la concorde générale, et même le bon état de toute la république scientifique, et qui empêche des travaux hardis et féconds de se détourner de la fin capitale, le bonheur universel (p. 405). »

Histoire de la raison pure.

Resterait, pour compléter la méthodologie, à esquisser l’histoire de la raison pure ; mais le chapitre auquel Kant donne ce titre et qui est le dernier de son ouvrage, est plutôt destiné à marquer une lacune dans le système qu’à la remplir. Notre philosophe se borne, à jeter un coup d’œil sur l’ensemble des travaux qu’a accomplis jusqu’ici la raison pure, et qui, dit-il (p. 406), représentent sans doute un édifice, mais un édifice en ruines.

Il constate d’abord comme un fait assez remarquable que, dans l’enfance de la philosophie, les hommes ont commencé par où nous finirions plutôt maintenant, c’est-à-dire par l’étude de la connaissance de Dieu et de la nature d’un autre monde. « Quelque grossières, dit-il (p. 406), que fussent les idées religieuses introduites par les anciens usages que les peuples avaient conservés de leur état de barbarie, cela n’empêcha pas la partie la plus éclairée de se livrer à de libres recherches sur ce sujet, et l’on comprit aisément qu’il ne peut y avoir de manière plus solide et plus certaine de plaire à la puissance invisible qui gouverne le monde et d’être ainsi heureux, au moins dans une autre vie, que la bonne conduite. La théologie et la morale furent donc les deux mobiles ou plutôt les deux points d’aboutissement pour toutes les recherches auxquelles on ne cessa de se livrer par la suite. Toutefois la première fut proprement ce qui engagea peu à peu la raison purement spéculative dans une œuvre qui devint plus tard si célèbre sous le nom de métaphysique. »

Sans vouloir suivre l’histoire de la métaphysique dans ses révolutions successives, Kant signale le triple but en vue duquel elles eurent lieu.

C’est d’abord le point de vue de l’objet. À ce point de vue, les uns furent sensualistes, comme Épicure ; les autres, intellectualistes, comme Platon. « Les premiers, dit Kant (p. 407), affirmaient qu’il n’y a de réalité que dans les objets des sens, que tout le reste est imagination ; les seconds au contraire disaient qu’il n’y a dans les sens rien qu’apparence, que l’entendement seul connaît le vrai. Les premiers ne refusaient pas pour cela de la réalité aux concepts de l’entendement, mais cette réalité n’était pour eux que logique, tandis qu’elle était mystique pour les autres. Ceux-là accordaient des concepts intellectuels, mais ils n’admettaient que des objets sensibles. Ceux-ci voulaient que les vrais objets fussent purement intelligibles, et admettaient une intuition de l’entendement pur se produisant sans le secours d’aucun sens, mais seulement, suivant eux, d’une manière confuse. »

C’est ensuite le point de vue de l’origine des connaissances rationnelles. Deux écoles sont encore ici en présence : celle des empiristes, qui prétendent que toutes nos connaissances dérivent de l’expérience, et celle des noologistes, qui pensent que certaines dérivent d’une source supérieure à l’expérience, Aristote peut être considéré comme le chef des premiers, et Platon, celui des seconds. Dans les temps modernes, Leibnitz a suivi ce dernier, et Locke, le premier ; mais ni l’un ni l’autre n’ont pu arriver à rien décider dans ce débat, et Locke s’est montré peu conséquent : car « après avoir dérivé de l’expérience tous les concepts et tous les principes, il en poussa l’usage jusqu’au point d’affirmer que l’on peut démontrer l’existence de Dieu et de l’immortalité de l’âme aussi évidemment qu’aucun théorème mathématique (bien que ces deux objets soient placés tout à fait en dehors des limites de l’expérience possible). »

Enfin, reste le point de vue de la méthode. À ce point de vue, il y a d’abord ceux qui veulent suivre la méthode naturelle, ou, comme Kant les appelle, les naturalistes de la raison, qui pensent que par la raison commune sans science ou par le sens commun tout seul on réussit beaucoup mieux que par la spéculation scientifique dans ces hautes questions de la métaphysique ; mais ceux qui suivent systématiquement cette méthode font preuve d’une grande absurdité, car ils abandonnent précisément tout ce qui est nécessaire pour arriver à une véritable connaissance. Quant à ceux qui reconnaissant la nécessité d’une méthode scientifique, ils se sont divisés jusqu’ici en deux écoles, dont la première a suivi la méthode dogmatique, et la seconde, la méthode sceptique. Wolf, dans les temps modernes, peut être considéré comme le représentant de la première, et David Hume, comme celui de la seconde. Mais il restait une voie intermédiaire : la méthode critique. « Le lecteur, dit Kant (c’est par ces lignes qu’il termine son ouvrage), le lecteur qui a eu la complaisance et la patience de la suivre avec moi, peut juger maintenant si, dans le cas où il lui plairait de concourir à faire de ce sentier une route royale, ce que tant de siècles n’ont pu exécuter, ne pourrait pas être accompli avant la fin de celui-ci, c’est-à-dire si l’on ne pourrait pas satisfaire entièrement la raison humaine dans une matière qui a toujours, mais inutilement jusqu’ici, occupé sa curiosité. »


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CRITIQUE


DE LA RAISON PURE






Montrer comment un certain concept est un principe qui explique la possibilité d’autres connaissances synthétiques à priori, voilà ce que j’appelle en faire une exposition transcendentale. Or cela suppose deux choses : 1o que des connaissances de cette nature dérivent réellement du concept donné ; 2o que ces connaissances ne sont possibles que suivant le mode d’explication tiré de ce concept.



CRITIQUE


DE LA RAISON PURE

Textes complets


Pages.


THÉORIE ÉLÉMENTAIRE TRANSCENDENTALE
ESTHÉTIQUE TRANSCENDENTALE



LOGIQUE TRANSCENDENTALE
ANALYTIQUE TRANSCENDENTALE



DIALECTIQUE TRANSCENDENTALE



MÉTHODOLOGIE TRANSCENDENTALE



APPENDICE



CRITIQUE DE LA RAISON PURE


De nobis ipsis silemus : de re autem quæ agitur petimus ut homines eam non opinionem, sed opus esse cogitent, ac pro certo habeant non sectæ nos alicujus, aut placiti, sed utilitatis et amplitudinis humanæ fundamenta moliri. Deinde ut suis commodis æqui in commune consulant et ipsi in partem veniant. Præterea ut bene sperent, neque instaurationem nostram ut quiddam infiuitum et ultra mortale fingant, et animo concipiant, quum revera sit infiniti erroris finis et terminus legitimus[ndt 1].

Baco de Verulamio. Instauratio magna. Præfatio.
À son Excellence le Ministre d’État
BARON DE ZEDLITZ


Monseigneur,

Contribuer pour sa part à l’accroissement des sciences, c’est du même coup travailler dans l’intérêt de Votre Excellence, car ces deux choses sont étroitement unies, non seulement par le poste élevé du protecteur, mais encore par les sympathies de l’amateur et du connaisseur éclairé. Aussi ai-je recours au seul moyen qui soit en quelque sorte en mon pouvoir de témoigner à Votre Excellence toute ma gratitude pour la bienveillante confiance dont Elle m’honore en me jugeant capable de concourir à ce but.

Celui qui aime la vie spéculative n’a pas de plus grand désir que de trouver dans l’approbation d’un juge éclairé et compétent un puissant encouragement à des efforts qui sont loin d’être sans utilité, quoique cette utilité soit éloignée, et que, pour cette raison, elle soit tout à fait méconnue du vulgaire[ndt 2].

Tel est le juge auquel je dédie aujourd’hui cet ouvrage ; je le recommande à sa bienveillante attention[ndt 3], je place sous sa protection tous les autres intérêts de ma carrière littéraire, et suis avec le plus profond respect,

De Votre Excellence,
Le très-humble et très-obéissant serviteur
Immanuel Kant
Kœnigsberg, le 29 Mars 1781.

préface de la première édition[ndt 4]


La raison humaine est soumise, dans une partie de ses connaissances, à cette condition singulière qu’elle ne peut éviter certaines questions et qu’elle en est accablée. Elles lui sont suggérées par sa nature même, mais elle ne saurait les résoudre, parce qu’elles dépassent sa portée.

Ce n’est pas sa faute si elle tombe dans cet embarras. Elle part de principes dont l’usage est inévitable dans le cours de l’expérience, et auxquels cette même expérience donne une garantie suffisante. À l’aide de ces principes, elle s’élève toujours plus haut (comme l’y porte d’ailleurs sa nature), vers des conditions plus éloignées. Mais, s’apercevant que, de cette manière, son œuvre doit toujours rester inachevée, puisque les questions ne cessent jamais, elle se voit contrainte de se réfugier dans des principes qui dépassent tout usage expérimental possible, et qui pourtant paraissent si peu suspects que le sens commun lui-même y donne son assentiment. Mais aussi elle se précipite par là dans une telle obscurité et dans de telles contradictions qu’elle est portée à croire qu’il doit y avoir là quelque erreur cachée, quoiqu’elle ne puisse la découvrir, parce que les principes dont elle se sert sortant des limites de toute expérience, n’ont plus de pierre de touche. Le champ de bataille où se livrent ces combats sans fin, voilà ce qu’on nomme la Métaphysique.

Il fut un temps où elle était appelée la reine de toutes les sciences ; et, si l’on répute l’intention pour le fait, elle méritait bien ce titre glorieux par la singulière importance de son objet. Mais, aujourd’hui, il est de mode de lui témoigner un mépris absolu, et cette antique matrone, abandonnée et repoussée de tous, peut s’écrier avec Hécube :

Modo maxima rerum,
Tot generis natisque potens…

Nunc trahor exul, inops.

(Ovide, Métam.)

Sa domination fut d’abord despotique : c’était le règne des dogmatiques. Mais, comme ses lois portaient encore les traces de l’ancienne barbarie, des guerres intestines la firent tomber peu à peu en pleine anarchie, et les sceptiques, espèce de nomades qui ont en horreur tout établissement fixe sur le sol, rompaient de temps en temps le lien social. Mais, comme par bonheur ils étaient peu nombreux, ils ne pouvaient empêcher les dogmatiques de chercher à reconstruire à nouveau l’édifice renversé, sans avoir d’ailleurs de plan sur lequel ils fussent d’accord entre eux. À une époque plus récente, une certaine physiologie de l’entendement humain (je veux parler de la doctrine de l’illustre Locke) sembla un instant devoir mettre un terme à toutes ces querelles et prononcer définitivement sur la légitimité de toutes ces prétentions. Mais, quoique notre prétendue reine eût une naissance vulgaire, ou qu’elle fût sortie de l’expérience commune, et que cette extraction dût rendre ses prétentions justement suspectes, il arriva que, comme on lui avait en effet fabriqué une fausse généalogie, elle continua de les soutenir, et qu’ainsi tout retomba dans le vieux dogmatisme vermoulu, et, par suite, dans le mépris auquel on avait voulu soustraire la science. Aujourd’hui, après que toutes les voies (à ce que l’on croit) ont été vainement tentées, le dégoût ou une parfaite indifférence, cette mère du chaos et de la nuit, règne dans les sciences ; mais là aussi est, sinon l’origine, du moins le prélude de leur transformation ou d’une rénovation qui fera cesser l’obscurité, la confusion et la stérilité où les avaient réduites un zèle mal entendu.

Il serait bien vain, en effet, de vouloir affecter de l’indifférence pour des recherches dont l’objet ne saurait être indifférent à la nature humaine. Aussi tous ces prétendus indifférents, qui prennent si bien soin de se déguiser en substituant un langage populaire à celui de l’école, ne manquent-ils pas, pour peu qu’ils pensent à quelque chose, de retomber dans ces mêmes assertions métaphysiques pour lesquelles ils avaient affiché tant de mépris. Cependant, cette indifférence, qui s’élève au sein de toutes les sciences et qui atteint justement celles dont la connaissance aurait le plus de prix à nos yeux, si nous pouvions la posséder, cette indifférence est un phénomène digne d’attention. Elle n’est pas évidemment l’effet de la légèreté, mais bien de la maturité du jugement[6] d’un siècle qui n’entend plus se contenter d’une apparence de savoir, et qui demande à la raison de reprendre à nouveau la plus difficile de toutes ses tâches, celle de la connaissance de soi-même, et d’instituer un tribunal qui, en assurant ses légitimes prétentions, repousse toutes celles qui sont sans fondement, non par une décision arbitraire, mais au nom de ses lois éternelles et immuables, en un mot la critique de la raison pure elle-même.

Je n’entends point par là une critique des livres et des systèmes, mais celle de la faculté de la raison en général, considérée par rapport à toutes les connaissances auxquelles elle peut s’élever indépendamment de toute expérience ; par conséquent, la solution de la question de la possibilité ou de l’impossibilité d’une métaphysique en général et la détermination de ses sources, de son étendue et de ses limites, tout cela suivant de fermes principes.

Cette voie, la seule qui ait été laissée de côté, est justement celle où je suis entré, et je me flatte d’y avoir trouvé le renversement de toutes les erreurs qui avaient jusqu’ici divisé la raison avec elle-même dans ses excursions en dehors de l’expérience. Je n’ai point cependant éludé ses questions en m’excusant sur l’impuissance de la raison humaine ; je les ai, au contraire, parfaitement spécifiées d’après certains principes, et, après avoir découvert le point précis du malentendu de la raison avec elle-même, je les ai résolues à son entière satisfaction. À la vérité, cette solution n’est point telle que pouvait la souhaiter la vaine curiosité des dogmatiques ; car cette curiosité ne saurait être satisfaite qu’au moyen d’un art magique auquel je n’entends rien. Aussi bien n’est-ce pas en cela que consiste la destination naturelle de la raison ; le devoir de la philosophie est de dissiper l’illusion résultant du malentendu dont je viens de parler, dût-elle anéantir du même coup les opinions les plus accréditées et les plus chères. Dans cette entreprise, je me suis appliqué à tout embrasser, et j’ose dire qu’il n’y a point un seul problème métaphysique qui ne soit ici résolu, ou du moins dont la solution ne trouve ici sa clef. C’est qu’aussi la raison pure offre une si parfaite unité que, si son principe était insuffisant à résoudre une seule des questions qui lui sont proposées par sa propre nature, on serait fondé à le rejeter, parce qu’alors aucune autre question ne pourrait être résolue avec une entière certitude.

En parlant ainsi, il me semble apercevoir sur le visage du lecteur le dédain et l’ironie que doivent exciter des prétentions en apparence si présomptueuses et si outrecuidantes ; et pourtant elles sont sans comparaison plus modestes que celles qu’affichent tous les auteurs dans leur programme vulgaire en se vantant de démontrer la simplicité de l’âme ou la nécessité d’un premier commencement du monde. En effet, ceux-ci s’engagent à étendre la connaissance humaine au delà de toutes les bornes de l’expérience possible, tandis que j’avoue humblement que cela dépasse tout à fait la portée de mes facultés. Au lieu de cela, je me borne à étudier la raison même et ses pensées pures ; pour en acquérir une connaissance étendue, je n’ai pas besoin de chercher bien loin autour de moi, car je la trouve en moi-même, et l’exemple de la logique ordinaire me prouve qu’il est possible de faire un dénombrement complet et systématique de ses actes simples. Toute la question ici est de savoir jusqu’où je puis espérer d’arriver avec la raison, alors que toute matière et tout concours de l’expérience m’est enlevé.

En voilà assez sur la perfection[ndt 5] à chercher dans la poursuite de chacune des fins que nous propose, non un dessein arbitraire, mais la nature même de la connaissance, et sur l’étendue[ndt 6] à donner à celle de toutes ces fins ensemble, c’est-à-dire sur la matière de notre entreprise critique.

Au point de vue de la forme, il y a aussi deux qualités que l’on est en droit d’imposer comme conditions essentielles à tout auteur qui tente une entreprise si difficile ; je veux parler de la certitude et de la clarté.

Pour ce qui est de la certitude, voici la loi que je me suis imposée à moi-même : dans cet ordre de considérations, l’opinion[ndt 7] est absolument proscrite, et tout ce qui ressemble à une hypothèse est une marchandise prohibée qui ne doit être mise en vente à aucun prix, mais qu’on doit saisir dès qu’on la découvre. En effet, toute connaissance qui a un fondement à priori est marquée de ce caractère, qu’elle veut être tenue pour absolument nécessaire ; à plus forte raison en doit-il être ainsi d’une détermination de toutes les connaissances pures à priori qui doit servir elle-même de mesure et d’exemple à toute certitude apodictique (philosophique). Ai-je rempli à cet égard la condition que je me suis imposée ? c’est ce que le lecteur seul a le droit de décider, car l’auteur ne peut qu’exposer ses principes, mais non juger de leur effet sur ses juges. Cependant, pour qu’aucune injuste accusation ne puisse venir affaiblir ces principes, il lui est bien permis de signaler lui-même les endroits qui, tout en n’ayant qu’une importance secondaire, pourraient exciter quelque défiance, afin de prévenir le fâcheux effet que la plus légère difficulté à cet égard pourrait exercer sur le jugement définitif du lecteur.

Je ne connais pas de recherches plus importantes pour établir les fondements de la faculté que nous nommons entendement, et en même temps pour déterminer les règles et les bornes de son exercice, que celles auxquelles je me suis livré dans le second chapitre de l’analytique transcendentale sous le titre de déduction des concepts purs de l’entendement ; aussi sont-ce celles qui m’ont le plus coûté, et j’espère que ma peine ne sera pas perdue. Mais cette étude, un peu profondément poussée, a deux parties. L’une se rapporte aux objets de l’entendement pur, et il faut qu’elle démontre et qu’elle fasse comprendre la valeur objective de ses concepts à priori ; aussi tient-elle essentiellement à mon but. L’autre se propose de considérer l’entendement pur lui-même au point de vue de sa possibilité et des facultés de connaître sur lesquelles il repose, par conséquent, au point de vue subjectif. Or, bien que cet examen ait une grande importance relativement à mon but principal, il n’y appartient pourtant pas essentiellement, car la question capitale est toujours de savoir ce que l’entendement et la raison, libres de toute expérience, peuvent connaître, et jusqu’à quel point ils peuvent pousser leur connaissance, et non pas comment la faculté même de penser est possible. Comme cette dernière question est en quelque sorte la recherche de la cause d’un effet donné, et que, sous ce rapport, elle contient quelque chose de semblable à une hypothèse (bien qu’en réalité il en soit tout autrement, comme je le montrerai dans une autre occasion), il semble que ce soit ici le cas de se permettre telle ou telle opinion[ndt 8] et de laisser le lecteur libre d’en suivre une autre si cela lui convient. C’est pourquoi je dois le prévenir que, dans le cas où ma déduction subjective n’aurait pas produit en lui l’entière conviction que j’en attends, la déduction objective, qui est surtout le but de mes recherches, n’en aurait pas moins toute sa force. C’est ce qui est, du reste, suffisamment établi par ce qui a été dit pag. 92 et 93[ndt 9].

Pour ce qui est enfin de la clarté, le lecteur a le droit d’exiger d’abord la clarté discursive (logique), celle qui résulte des concepts ; et ensuite la clarté intuitive (esthétique), celle qui résulte des intuitions, c’est-à-dire des exemples et des autres éclaircissements in concreto. J’ai suffisamment pourvu à la première ; quant à la seconde, si je n’ai pu satisfaire à des exigences qui, sans être aussi impérieuses, n’en sont pas moins légitimes, la faute en est accidentellement à la nature de mon plan. Je me suis trouvé presque constamment embarrassé dans le cours de mon travail sur ce que je devais faire à cet égard. Les exemples et les éclaircissements me semblaient toujours nécessaires, et se présentaient en effet à leur place dans la première esquisse, mais j’y renonçai bientôt en considérant la grandeur de ma tâche et le nombre des objets dont j’avais à m’occuper. Remarquant, en effet, qu’à eux seuls ces objets, exposés sous une forme sèche et purement scolastique, donneraient à l’œuvre une étendue suffisante, je ne jugeai pas convenable de la grossir encore par des exemples et des éclaircissements qui ne sont nécessaires qu’au point de vue populaire, d’autant plus que ce travail ne saurait nullement revêtir ce caractère, et que les vrais connaisseurs en matière de science n’ont pas besoin d’un tel secours. Quelque agréable que pût être ce secours, il pourrait avoir aussi quelque chose de contraire à notre but. L’abbé Terrasson dit bien que si l’on mesure la longueur d’un livre, non d’après le nombre des pages, mais d’après le temps nécessaire pour l’entendre, il en est beaucoup dont on pourrait dire qu’ils seraient beaucoup plus courts s’ils n’étaient pas si courts. Mais, d’un autre côté, lorsqu’il s’agit de l’intelligence d’un vaste ensemble de connaissances spéculatives, se rattachant à un seul principe, on pourrait dire avec tout autant de raison que bien des livres auraient été beaucoup plus clairs s’ils n’avaient pas voulu être si clairs. En effet, si les moyens qui produisent la clarté sont utiles dans les détails, ils sont souvent nuisibles dans l’ensemble, en ne permettant pas au lecteur de l’embrasser assez tôt, et en recouvrant de leurs brillantes couleurs les articulations et la structure du système, choses pourtant si nécessaires pour qu’on en puisse apprécier l’unité et la valeur.

Ce ne doit pas être, ce me semble, une chose sans attrait pour le lecteur que de joindre ses efforts à ceux de l’auteur, en se proposant pour but d’accomplir entièrement et d’une manière durable, d’après le plan qui lui est proposé, une œuvre grande et importante. Or la métaphysique, suivant les idées que nous en donnerons ici, est, de toutes les sciences, la seule qui puisse se promettre, et cela dans un temps très-court et avec très-peu d’efforts, pourvu qu’on les unisse, une si complète exécution qu’il ne reste plus à la postérité autre chose à faire qu’à disposer le tout d’une façon didactique suivant ses propres vues, mais sans pouvoir en augmenter le moins du monde le contenu. Elle n’est autre chose, en effet, que l’inventaire, systématiquement ordonné, de toutes les richesses que nous devons à la raison pure. Rien ne saurait donc nous échapper, puisque les idées que la raison tire entièrement d’elle-même ne peuvent se dérober à nos yeux, mais qu’elles sont mises en lumière par la raison même, aussitôt qu’on en a découvert le principe commun. La parfaite unité de cette espèce de connaissances, qui dérivent de concepts purs, sans que rien d’expérimental, sans même qu’aucune intuition particulière, propre à fournir une expérience déterminée, puisse avoir sur elles l’influence de les étendre et de les augmenter, cette parfaite unité rend l’intégrité absolue du système non seulement possible, mais même nécessaire.

Tecum habita, et noris quam sit tibi curta supellex.

Perse.

J’espère donner moi-même un tel système de la raison pure (spéculative) sous le titre de Métaphysique de la nature, et ce système, qui n’aura pas la moitié de l’étendue de la critique actuelle, contiendra une matière incomparablement plus riche. Mais il fallait commencer par rechercher les sources et les conditions de sa possibilité ; il fallait d’abord déblayer et aplanir un sol non défriché. J’attends ici de mon lecteur la patience et l’impartialité d’un juge, mais là j’aurai besoin de la bonne volonté et du concours d’un auxiliaire ; car, quelque complète qu’ait été dans la critique l’exposition des principes qui servent de base au système, le développement de ce système exige qu’on n’omette aucun des concepts dérivés. Or on ne saurait faire à priori le dénombrement de ces concepts, mais il faut les rechercher un à un. Ajoutez à cela que, comme la synthèse entière des concepts aura été épuisée dans la critique, il faudra, en outre, que, dans le système, il en soit de même de l’analyse. Mais tout cela ne présentera point de difficulté, et sera plutôt un amusement qu’une peine.

Je n’ai plus qu’une remarque à faire, et elle est relative à l’impression. Comme le commencement de cette impression a éprouvé quelque retard, je n’ai pu revoir que la moitié des épreuves, et j’y trouve encore quelques fautes, mais qui n’altèrent pas le sens, excepté celle de la page 379, ligne 4 à partir d’en bas, où il faut lire spécifiquement au lieu de sceptiquement. L’antinomie de la raison pure, de la page 425 à 461, a été disposée à la manière d’une table, de telle sorte que tout ce qui appartient à la thèse se trouve toujours à gauche, et, ce qui appartient à l’antithèse, à droite ; j’ai adopté cette disposition afin qu’il fût plus facile de les comparer l’une à l’autre.



TABLE DE LA PREMIÈRE ÉDITION[7]


Introduction.
I. 
Théorie élémentaire transcendantale.
Première partie. 
Esthétique transcendantale.
1re Section. 
De l’espace.
2me Section. 
Du temps.
Deuxième partie. 
Logique transcendantale.
1re Division. 
Analytique transcendantale en deux livres avec leurs chapitres et leurs subdivisions.
2me Division. 
Dialectique transcendantale en deux livres avec leurs chapitres et leurs subdivisions.
II. 
Méthodologie transcendantale.
1er Chapitre. 
Discipline de la raison pure.
2me Chapitre. 
Canon de la raison pure.
3me Chapitre. 
Architectonique de la raison pure.
4me Chapitre. 
Histoire de la raison pure.

Préface de la seconde édition

(1787)


Dans le travail auquel on se livre sur les connaissances qui sont proprement l’œuvre de la raison, on juge bientôt par le résultat si l’on a suivi ou non la route sûre de la science. Si, après toutes sortes de préparatifs et de dispositions, on se trouve arrêté au moment où l’on croit toucher le but ; ou si, pour l’atteindre, on est souvent forcé de revenir sur ses pas et de prendre une autre route ; ou bien encore s’il n’est pas possible d’accorder entre eux les divers travailleurs sur la façon dont le but commun doit être poursuivi, c’est un signe certain que l’étude à laquelle on se livre est loin d’être entrée dans la voie sûre de la science, mais qu’elle n’est encore qu’un tâtonnement. Or c’est déjà un mérite aux yeux de la raison que de découvrir autant que possible cette voie, dût-on abandonner comme vaine une grande partie du but qu’on s’était d’abord proposé sans réflexion.

Ce qui montre, par exemple, que la logique est entrée depuis les temps les plus anciens dans cette voie certaine, c’est que, depuis Aristote, elle n’a pas eu besoin de faire un pas en arrière, à moins que l’on ne regarde comme des améliorations le retranchement de quelques subtilités inutiles, ou une plus grande clarté dans l’exposition, toutes choses qui tiennent plutôt à l’élégance qu’à la certitude de la science. Il est aussi digne de remarque que, jusqu’ici, elle n’a pu faire un seul pas en avant, et qu’ainsi, selon toute apparence, elle semble arrêtée et achevée. En effet, lorsque certains modernes ont pensé l’étendre en y introduisant quelques chapitres, soit de psychologie, sur les diverses facultés de connaître (l’imagination, l’esprit), soit de métaphysique, sur l’origine de la connaissance ou sur les diverses espèces de certitude suivant la diversité des objets (sur l’idéalisme, le scepticisme, etc.), soit d’anthropologie sur les préjugés (leurs causes et les moyens de les combattre), ils n’ont fait par là que montrer jusqu’à quel point ils ignoraient la nature propre de cette science. Ce n’est pas étendre les sciences, mais les dénaturer, que de confondre leurs limites. Or celles de la logique sont déterminées de la manière la plus exacte par cela seul qu’elle est une science qui expose en détail et démontre rigoureusement les règles formelles de toute pensée (que cette pensée soit à priori ou empirique, qu’elle ait telle ou telle origine et tel ou tel objet, et qu’elle rencontre dans notre esprit des obstacles accidentels ou naturels).

Si la logique a été si heureuse, elle ne doit cet avantage qu’à sa circonscription, qui l’autorise et même l’oblige à faire abstraction de tous les objets de la connaissance et de leur différence, et qui veut que l’entendement ne s’y occupe que de lui-même et de sa forme. Il doit être naturellement beaucoup plus difficile pour la raison d’entrer dans la voie sûre de la science, lorsqu’elle n’a plus seulement affaire à elle-même, mais aux objets. Aussi la logique, comme propédeutique, n’est-elle en quelque sorte que le vestibule des sciences ; et, lorsqu’il s’agit de connaissances, on la présuppose sans doute pour les juger, mais c’est dans ce qu’on nomme proprement et objectivement les sciences qu’il en faut chercher l’acquisition.

S’il y a de la raison dans ces sciences, il faut aussi qu’il y ait quelque connaissance à priori. Or cette connaissance peut se rapporter à son objet de deux manières : ou bien il s’agit simplement de le déterminer[ndt 10] lui et son concept (qui doit être donné ailleurs), ou bien il s’agit de le réaliser[ndt 11]. Dans le premier cas, on a la connaissance théorétique, dans le second, la connaissance pratique de la raison. Dans les deux cas la partie pure de la connaissance, si grande ou si petite qu’elle soit, je veux dire la partie où la raison détermine son objet tout à fait à priori, doit être d’abord traitée séparément et sans aucun mélange de ce qui vient d’autres sources. C’est en effet le propre d’une mauvaise économie domestique que de dépenser inconsidérément son revenu, sans pouvoir discerner ensuite, lorsqu’on se trouve dans l’embarras, quelle partie des recettes peut supporter la dépense, et sur quelle partie il faut la restreindre.

Les mathématiques et la physique sont les deux connaissances théorétiques de la raison qui déterminent à priori leur objet, la première d’une façon entièrement pure, la seconde du moins en partie, mais aussi dans la mesure que lui permettent d’autres sources de connaissance que la raison.

Les mathématiques, dès les temps les plus reculés où puisse remonter l’histoire de la raison humaine, ont suivi, chez cet admirable peuple grec, la route sûre de la science. Mais il ne faut pas croire qu’il ait été aussi facile aux mathématiques qu’à la logique, où la raison n’a affaire qu’à elle-même, de trouver cette route royale, ou pour mieux dire, de se la frayer. Je crois plutôt qu’elles ne firent longtemps que tâtonner (surtout chez les Égyptiens), et que ce changement fut l’effet d’une révolution opérée par un seul homme, qui conçut l’heureuse idée d’un essai après lequel il n’y avait plus à se tromper sur la route à suivre, et le chemin sûr de la science se trouvait ouvert et tracé pour tous les temps et à des distances infinies. L’histoire de cette révolution intellectuelle et de l’homme qui eut le bonheur de l’accomplir n’est point parvenue jusqu’à nous, et pourtant cette révolution était beaucoup plus importante que la découverte de la route par le fameux cap. Cependant la tradition que nous transmet Diogène de Laërte, en nommant le prétendu inventeur des plus simples éléments de la géométrie, éléments qui, suivant l’opinion commune, n’ont besoin d’aucune preuve, cette tradition prouve que le souvenir du changement opéré par le premier pas fait dans cette route nouvellement découverte devait avoir paru extrêmement important aux mathématiciens, et que c’est pour cela qu’il fût sauvé de l’oubli. Le premier qui démontra le triangle isocèle[ndt 12] (qu’il s’appelât Thalès ou de tout autre nom) fut frappé d’une grande lumière ; car il trouva qu’il ne devait pas s’attacher à ce qu’il voyait dans la figure, ou même au simple concept qu’il en avait, mais qu’il n’avait qu’à dégager ce que lui-même y faisait entrer par la pensée et construisait à priori[ndt 13], et que, pour connaître certainement une chose à priori, il ne devait attribuer à cette chose que ce qui dérivait nécessairement de ce qu’il y avait mis lui-même, suivant le concept qu’il s’en était fait.

La physique arriva beaucoup plus lentement à trouver la grande route de la science ; car il n’y a guère plus d’un siècle et demi qu’un grand esprit, Bacon de Verulam, a en partie provoqué, et en partie, car on était déjà sur la trace, stimulé cette découverte, qui ne peut s’expliquer que par une révolution subite de la pensée. Je ne veux ici considérer la physique qu’autant qu’elle est fondée sur des principes empiriques.

Lorsque Galilée fit rouler sur un plan incliné des boules dont il avait lui-même déterminée la pesanteur, ou que Toricelli fit porter à l’air un poids qu’il savait être égal à celui d’une colonne d’eau à lui connue, ou que, plus tard, Stahl transforma des métaux en chaux et celle-ci à son tour en métal, en y retranchant ou en y ajoutant certains éléments[8], alors une nouvelle lumière vint éclairer tous les physiciens. Ils comprirent que la raison n’aperçoit que ce qu’elle produit elle-même d’après ses propres plans, qu’elle doit prendre les devants avec les principes qui déterminent ses jugements suivant des lois constantes, et forcer la nature à répondre à ses questions, au lieu de se laisser conduire par elle comme à la lisière ; car autrement des observations accidentelles et faites sans aucun plan tracé d’avance ne sauraient se rattacher à une loi nécessaire, ce que cherche pourtant et ce qu’exige la raison. Celle-ci doit se présenter à la nature tenant d’une main ses principes, qui seuls peuvent donner à des phénomènes concordants l’autorité de lois, et de l’autre les expériences qu’elle a instituées d’après ces mêmes principes. Elle lui demande de l’instruire, non pas comme un écolier qui se laisse dire tout ce qui plaît au maître, mais comme un juge qui a le droit de contraindre les témoins à répondre aux questions qu’il leur adresse. La physique est donc redevable de l’heureuse révolution qui s’est opérée dans sa méthode à cette simple idée, qu’elle doit, je ne dis pas imaginer, mais chercher dans la nature, conformément aux idées que la raison même y transporte, ce qu’elle veut en apprendre, mais ce dont elle ne pourrait rien savoir par elle-même. C’est ainsi qu’elle est entrée dans le véritable chemin de la science, après n’avoir fait pendant tant de siècles que marcher à tâtons.

La métaphysique, cette science tout à fait à part, qui consiste dans des connaissances rationnelles spéculatives, et qui s’élève au-dessus des instructions de l’expérience en ne s’appuyant que sur de simples concepts (et non pas, comme les mathématiques, en appliquant ces concepts à l’intuition), et où, par conséquent, la raison n’a d’autre maîtresse qu’elle-même, cette science n’a pas encore été assez favorisée du sort pour entrer dans le sûr chemin de la science. Et pourtant elle est plus vieille que toutes les autres, et elle subsisterait toujours, alors même que celles-ci disparaîtraient toutes ensemble dans le gouffre de la barbarie. La raison s’y trouve continuellement dans l’embarras, ne fût-ce que pour apercevoir à priori (comme elle a en la prétention) ces lois que confirme la plus vulgaire expérience. Il y faut revenir indéfiniment sur ses pas, parce qu’on trouve que la route qu’on a suivie ne conduit pas où l’on veut aller. Quant à mettre ses adeptes d’accord dans leurs assertions, elle en est tellement éloignée qu’elle semble n’être qu’une arène exclusivement destinée à exercer les forces des joûteurs, et où aucun champion n’a jamais pu se rendre maître de la plus petite place et fonder sur sa victoire une possession durable. Il n’y a donc pas de doute que la marche qu’on y a suivie jusqu’ici n’a été qu’un pur tâtonnement, et, ce qu’il y a de pire, un tâtonnement au milieu de simples concepts.

Or d’où vient qu’ici la science n’a pu s’ouvrir encore un chemin sûr ? Cela serait-il par hasard impossible ? Pourquoi donc la nature aurait-elle inspiré à notre raison cette infatigable ardeur à en chercher la trace, comme s’il s’agissait d’un de ses intérêts les plus chers ? Bien plus, quelle confiance pourrions-nous avoir encore en notre raison, si, quand il s’agit de l’un des objets les plus importants de notre curiosité, elle ne nous abandonne pas seulement, mais nous trompe à la fin, après nous avoir amusés par de fausses promesses ! Peut-être jusqu’ici a-t-on fait fausse route, mais alors quels motifs avons-nous d’espérer qu’en nous livrant à de nouvelles recherches nous serons plus heureux que les autres ?

En voyant comment les mathématiques et la physique sont devenues, par l’effet d’une révolution subite, ce qu’elles sont aujourd’hui, je devais penser que l’exemple de ces sciences était assez remarquable pour rechercher le caractère essentiel d’un changement de méthode qui leur a été si avantageux, et, pour les imiter ici, du moins à titre d’essai, autant que le comporte l’analogie de ces sciences, comme connaissances rationnelles, avec la métaphysique. On avait admis jusqu’ici que toutes nos connaissances devaient se régler sur les objets ; mais, dans cette hypothèse, tous nos efforts pour établir à l’égard de ces objets quelque jugement à priori qui étendît notre connaissance, n’aboutissaient à rien. Que l’on cherche donc une fois si nous ne serions pas plus heureux dans les problèmes de la métaphysique, en supposant que les objets se règlent sur notre connaissance, ce qui s’accorde déjà mieux avec ce que nous désirons expliquer, c’est-à-dire avec la possibilité d’une connaissance à priori de ces objets qui établisse quelque chose à leur égard avant même qu’ils nous soient donnés. Il en est ici comme de l’idée que conçut Copernic : voyant qu’il ne pouvait venir à bout d’expliquer les mouvements du ciel en admettant que toute la multitude des astres tournait autour du spectateur, il chercha s’il ne serait pas mieux de supposer que c’est le spectateur qui tourne et que les astres demeurent immobiles. On peut faire un essai du même genre en métaphysique, au sujet de l’intuition des objets. Si l’intuition se réglait nécessairement sur la nature des objets, je ne vois pas comment on en pourrait savoir quelque chose à priori ; que si, au contraire, l’objet (comme objet des sens) se règle sur la nature de notre faculté intuitive, je puis très-bien alors m’expliquer cette possibilité. Mais comme je ne saurais m’en tenir à ces intuitions, dès le moment qu’elles doivent devenir des connaissances ; comme il faut, au contraire, que je les rapporte, en tant que représentations, à quelque chose qui en soit l’objet et que je le détermine par leur moyen, je puis admettre l’une de ces deux hypothèses : ou bien les concepts à l’aide desquels j’opère cette détermination se règlent aussi sur l’objet, mais alors je me retrouve dans le même embarras sur la question de savoir comment je puis en connaître quelque chose à priori ; ou bien les objets, ou, ce qui revient au même, l’expérience dans laquelle seule ils sont connus (comme objets donnés) se règle sur ces concepts, et, dans ce cas, j’aperçois aussitôt un moyen fort simple de sortir d’embarras. En effet, l’expérience elle-même est un mode de connaissance qui exige le concours de l’entendement, dont je dois présupposer la règle en moi-même, avant que des objets me soient donnés, par conséquent à priori ; et cette règle s’exprime en des concepts à priori, sur lesquels tous les objets de l’expérience doivent nécessairement se régler et avec lesquels ils doivent s’accorder. Pour ce qui regarde les objets conçus simplement par la raison et cela d’une façon nécessaire, mais sans pouvoir être donnés dans l’expérience (du moins tels que la raison les conçoit), en essayant de les concevoir (car il faut bien pourtant qu’on les puisse concevoir), nous trouverons plus tard une excellente pierre de touche de ce que nous regardons comme un changement de méthode dans la façon de penser : c’est que nous ne connaissons à priori des choses que ce que nous y mettons nous-mêmes[9] Cette tentative réussit à souhait, et elle promet la marche assurée d’une science à la première partie de la métaphysique, à celle où l’on n’a affaire qu’à des concepts à priori, dont les objets correspondants peuvent être donnés dans une expérience conforme à ces concepts. En effet, à l’aide de ce changement de méthode, il est facile de s’expliquer la possibilité d’une connaissance à priori, et, ce qui est encore plus important, de munir de preuves suffisantes les lois qui servent à priori de fondement à la nature, considérée comme l’ensemble des objets de l’expérience ; deux choses qui étaient impossibles avec la méthode usitée jusqu’ici. Mais cette déduction de notre faculté de connaître à priori conduit, dans la première partie de la métaphysique, à un résultat étrange, et, en apparence, tout à fait contraire au but que poursuit la seconde partie : c’est que nous ne pouvons avec cette faculté dépasser les bornes de l’expérience possible, ce qui est pourtant l’affaire la plus essentielle de la métaphysique. D’un autre côté, l’expérimentation nous fournit ici même une contre-épreuve de la vérité du résultat auquel nous arrivons dans cette première appréciation de notre faculté de connaître à priori : c’est que cette faculté n’atteint que des phénomènes, sans pouvoir s’étendre aux choses en soi, qui, bien que réelles en elles-mêmes, nous restent inconnues. En effet, ce qui nous pousse nécessairement à sortir des limites de l’expérience et de tous les phénomènes, c’est l’absolu[ndt 14] ou l’inconditionnel, que la raison exige nécessairement et à juste titre, dans les choses en soi, pour tout ce qui est conditionnel[ndt 15], afin d’achever ainsi la série des conditions. Or si, en admettant que notre connaissance expérimentale se règle sur les objets comme sur des choses en soi, on trouve que l’absolu ne peut nullement se concevoir sans contradiction, tandis que la contradiction disparaît dès qu’on admet que notre représentation des choses, telles qu’elles nous sont données, ne se règle pas sur ces choses mêmes, considérées en soi, mais que ce sont, au contraire, ces objets qui, comme phénomènes, se règlent sur notre mode de représentation ; si, de cette manière, l’on arrive à se convaincre que l’absolu ne doit pas se trouver dans les choses, en tant que nous les connaissons (qu’elles nous sont données), mais en tant que nous ne les connaissons pas, c’est-à-dire dans les choses en soi ; il devient alors évident que ce que nous n’avions admis d’abord qu’à titre d’essai est véritablement fondé[10]. Seulement, après avoir refusé à la raison spéculative tout progrès dans le champ du supra-sensible, il reste encore à rechercher s’il n’y a pas dans sa connaissance pratique des données qui lui permettent de déterminer le concept transcendant de l’absolu et de pousser ainsi, conformément au vœu de la métaphysique, notre connaissance à priori au delà des bornes de toute expérience possible, mais seulement au point de vue pratique. Et, en procédant comme on vient de le voir, la raison spéculative nous a du moins laissé la place libre pour cette extension de notre connaissance, bien qu’elle n’ait pu la remplir elle-même. Il nous est donc encore permis de la remplir, si nous le pouvons, par ses données pratiques, et elle-même nous y invite[11].

C’est dans cette tentative de changer la méthode suivie en métaphysique et d’y opérer ainsi, suivant l’exemple des géomètres et des physiciens, une révolution complète, que consiste l’œuvre de notre critique de

la raison pure spéculative. Cette critique est un traité de la méthode, et non un système de la science même ; mais elle en décrit pourtant toute la circonscription, et elle en fait connaître à la fois les limites et toute l’organisation intérieure. C’est que la raison pure spéculative a ceci de particulier qu’elle peut et doit estimer exactement sa propre puissance, suivant les diverses manières dont elle se choisit les objets de sa pensée, faire même un dénombrement complet de toutes les façons différentes de se poser des problèmes, et se tracer ainsi tout le plan d’un système de métaphysique. En effet, en ce qui regarde le premier point, rien dans la connaissance à priori ne peut être attribué aux objets, que ce que le sujet pensant tire de lui-même ; et, pour ce qui est du second, la raison pure constitue par elle-même, au point de vue des principes de la connaissance, une unité tout à fait à part, où, comme dans un corps organisé, chaque membre existe pour tous les autres et tous pour chacun, et où nul principe ne peut être pris avec certitude sous un point de vue, sans avoir été examiné dans tous ses rapports avec l’usage entier de la raison pure. Aussi la métaphysique a-t-elle ce rare bonheur, qui ne saurait être le partage d’aucune autre science rationnelle ayant affaire à des objets (car la logique ne s’occupe que de la forme de la pensée en général), qu’une fois placée par la critique dans le sûr chemin de la science, elle peut embrasser complètement tout le champ des connaissances qui rentrent dans son domaine, achever ainsi son œuvre, et la transmettre à la postérité comme une possession qui ne peut plus être augmentée, puisqu’il ne s’agit que de déterminer les principes et les limites de son usage et que c’est elle-même qui les détermine. Elle est donc tenue, comme science fondamentale, à cette perfection, et c’est d’elle qu’on doit pouvoir dire :

Nil actum reputans, si quid superesset agendum.

Mais quel est donc, demandera-t-on, ce trésor que nous pensons léguer à la postérité dans une métaphysique ainsi épurée par la critique, et par elle aussi ramenée à un état fixe ? Un coup-d’œil rapide jeté sur cette œuvre donnera d’abord à penser que l’utilité en est toute négative, ou qu’elle ne sert qu’à nous empêcher de pousser la raison spéculative au delà des limites de l’expérience, et c’est là dans le fait sa première utilité. Mais on s’apercevra bientôt que son utilité est positive aussi, par cela même que les principes sur lesquels s’appuie la raison spéculative pour se hasarder hors de ses limites, ont en réalité pour conséquence inévitable, non pas l’extension[ndt 16], mais, à y regarder de plus près, la restriction[ndt 17] de l’usage de notre raison. C’est qu’en effet ces principes menacent de tout renfermer dans les limites de la sensibilité, de laquelle ils relèvent proprement, et de réduire ainsi à néant l’usage pur (pratique) de la raison. Or une critique qui limite la raison dans son usage spéculatif est bien négative par ce côté-là ; mais, en supprimant du même coup l’obstacle qui en restreint l’usage pratique, ou menace même de l’anéantir, elle a en effet une utilité positive de la plus haute importance. C’est ce que l’on reconnaîtra aussitôt qu’on sera convaincu que la raison pure a un usage pratique absolument nécessaire (je veux parler de l’usage moral), où elle s’étend inévitablement au delà des bornes de la sensibilité et où, sans avoir besoin pour cela du secours de la raison spéculative, la raison pratique veut pourtant être rassurée contre toute opposition de sa part, afin de ne pas tomber en contradiction avec elle-même. Nier que la critique, en nous rendant ce service, ait une utilité positive, reviendrait à dire que la police n’a point d’utilité positive, parce que sa fonction consiste uniquement à fermer la porte à la violence que les citoyens pourraient craindre les uns des autres, afin que chacun puisse faire ses affaires tranquillement et en sûreté. Que l’espace et le temps ne soient que des formes de l’intuition sensible, et, par conséquent, des conditions de l’existence des choses comme phénomènes ; qu’en outre, nous n’ayons point de concepts de l’entendement, et partant point d’éléments pour la connaissance des choses, sans qu’une intuition correspondante nous soit donnée, et que, par conséquent, nous ne puissions connaître aucun objet comme chose en soi, mais seulement comme objet de l’intuition sensible, c’est-à-dire comme phénomène ; c’est ce qui sera prouvé dans la partie analytique de la critique, et il en résultera que toute connaissance spéculative possible de la raison se réduit aux seuls objets de l’expérience. Mais, ce qu’il faut bien remarquer, il y a ici une réserve : c’est que, si nous ne pouvons connaître[ndt 18] ces objets comme choses en soi, nous pouvons du moins les penser[ndt 19] comme tels[12]. Autrement on arriverait à cette absurde proposition, qu’il y a des phénomènes ou des apparences sans qu’il y ait rien qui apparaisse. Qu’on suppose que notre critique n’ait point fait la distinction qu’elle établit nécessairement entre les choses comme objets d’expérience et ces mêmes choses comme objets en soi, alors il faut étendre à toutes les choses en général, considérées comme causes efficientes, le principe de la causalité, et, par conséquent, le mécanisme naturel qu’il détermine. Je ne saurais donc dire du même être, par exemple de l’âme humaine, que sa volonté est libre et que pourtant il est soumis à la nécessité physique, c’est-à-dire qu’il n’est pas libre, sans tomber dans une évidente contradiction. C’est que, dans les deux propositions, j’ai pris l’âme dans le même sens, c’est-à-dire comme une chose en général (comme un objet en soi), et, sans les avertissements de la critique, je ne pourrais la regarder autrement. Que si la critique ne s’est pas trompée en nous apprenant à prendre l’objet en deux sens différents, comme phénomène et comme chose en soi ; si sa déduction des concepts de l’entendement est exact, et si, par conséquent, le principe de la causalité ne s’applique aux choses que dans le premier sens, c’est-à-dire en tant qu’elles sont des objets d’expérience, tandis que, dans le second sens, ces mêmes choses ne lui sont plus soumises, la même volonté peut être conçue sans contradiction, d’une part, comme étant nécessairement soumise, au point de vue phénoménal[ndt 20] (dans ses actes visibles), à la loi physique, par conséquent comme n’étant pas libre, et, d’autre part, en tant qu’elle fait partie des choses en soi, comme échappant à cette loi, par conséquent comme libre. Or, quoique, sous ce dernier point de vue, je ne puisse connaître mon âme par la raison spéculative (et encore moins par l’observation empirique), et que par conséquent je ne puisse non plus connaître la liberté comme la propriété d’un être auquel j’attribue des effets dans le monde sensible, puisqu’il faudrait que je la connusse d’une manière déterminée dans son existence, mais non dans le temps (ce qui est impossible, parce qu’aucune intuition ne peut être ici soumise à mon concept), — je puis cependant penser la liberté, c’est-à-dire que l’idée n’en contient du moins aucune contradiction, dès que l’on admet notre distinction critique de deux modes de représentation (le mode sensible et le mode intellectuel), ainsi que la restriction qui en dérive relativement aux concepts purs de l’entendement et, par conséquent, aux principes découlant de ces concepts. Admettons maintenant que la morale suppose nécessairement la liberté (dans le sens le plus strict) comme une propriété de notre volonté, en posant à priori comme données[ndt 21] de la raison des principes pratiques qui en tirent leur origine, et qui, sans cette supposition, seraient absolument impossibles ; mais admettons aussi que la raison spéculative ait prouvé que la liberté ne se laissait nullement concevoir[ndt 22] ; il faut alors nécessairement que la supposition morale fasse place à celle dont le contraire renferme une évidente contradiction, c’est-à-dire que la liberté et avec elle la moralité (dont le contraire ne renferme pas de contradiction, quand on ne suppose pas préalablement la liberté) disparaissent devant le mécanisme de la nature. Mais, comme il suffit, au point de vue de la morale, que la liberté ne soit point contradictoire et que, par conséquent, elle puisse être conçue, et comme, dès qu’elle ne fait point obstacle au mécanisme naturel de la même action (prise dans un autre sens), il n’y a pas besoin d’en avoir une connaissance plus étendue, la morale peut garder sa position pendant que la physique conserve la sienne. Or c’est ce que nous n’aurions pas découvert, si la critique ne nous avait pas instruits préalablement de notre inévitable ignorance relativement aux choses en soi, et si elle n’avait pas borné aux simples phénomènes toute notre connaissance théorétique. On peut aussi montrer cette même utilité des principes critiques de la raison pure relativement à l’idée de Dieu et à celle de la simplicité de notre âme, mais je laisse cela de côté pour aller plus vite. Je ne saurais donc admettre Dieu, la liberté et l’immortalité selon le besoin qu’en a ma raison dans son usage pratique nécessaire, sans repousser en même temps les prétentions de la raison spéculative à des vues transcendantes ; car, pour arriver là, il lui faut employer des principes qui, ne s’étendant en réalité qu’à des objets d’expérience possible, transforment toujours en phénomène celui auquel on les applique, alors même qu’il ne peut être un objet d’expérience, et déclarent ainsi impossible toute extension pratique de la raison pure. J’ai donc dû supprimer le savoir[ndt 23] pour y substituer la croyance[ndt 24]. Le dogmatisme en métaphysique, c’est-à-dire ce préjugé qui consiste à vouloir faire marcher cette science sans commencer par la critique de la raison pure, voilà la véritable source de toute cette incrédulité qui est contraire à la morale et qui elle-même est toujours très-dogmatique. — Si donc il n’est pas impossible de léguer à la postérité une métaphysique systématique construite sur le plan de la critique de la raison pure, ce n’est pas un don médiocre à lui faire ; soit que l’on songe simplement à la culture que la raison peut recevoir en général en entrant dans les voies certaines de la science, au lieu d’errer dans le vide et de se livrer à de vaines divagations, comme elle le fait en l’absence de la critique ; soit que l’on cherche un meilleur emploi du temps pour une jeunesse avide de savoir, que le dogmatisme ordinaire encourage de si bonne heure et si fortement à raisonner à perte de vue sur des choses où elle n’entend rien et où elle n’entendra jamais rien, non plus que personne au monde, ou à négliger l’étude des sciences solides pour courir à la recherche de pensées et d’opinions nouvelles ; soit surtout qu’on tienne compte de l’inappréciable avantage d’en finir une bonne fois avec toutes les objections dirigées contre la moralité et la religion, en suivant la manière de Socrate, c’est-à-dire en démontrant clairement l’ignorance des adversaires. En effet, il y a toujours eu dans le monde et il y aura toujours une métaphysique, mais toujours aussi on verra s’élever à côté d’elle une dialectique de la raison pure, car celle-ci lui est naturelle. La première et la plus importante affaire de la philosophie est donc d’enlever une fois pour toutes à cette dialectique toute pernicieuse influence en détruisant la source des erreurs.

En cette importante réforme dans le champ des sciences et malgré le préjudice qu’en doit éprouver la raison spéculative dans les possessions qu’elle s’était attribuées jusque-là, l’intérêt général de l’humanité est tout à fait sauvegardé, et l’utilité que le monde avait retirée jusqu’ici des doctrines de la raison pure reste la même qu’auparavant ; il n’y a que le monopole des écoles qui en souffre. Je demande au plus obstiné dogmatique si cette preuve de la permanence de notre âme après la mort qui se tire de la simplicité de sa substance, si celle de la liberté de la volonté, que l’on oppose au mécanisme universel en se fondant sur les distinctions subtiles, mais impuissantes, de nécessité pratique subjective et objective, si la démonstration de l’existence de Dieu, qui a pour principe l’idée d’un être souverainement réel (de la contingence des choses changeantes et de la nécessité d’un premier moteur), je lui demande si toutes ces preuves, nées dans les écoles, sont jamais arrivées jusqu’au public et ont jamais exercé la moindre influence sur ses convictions. Or si cela n’est jamais arrivé, et si l’on ne peut espérer que cela arrive jamais, à cause de l’incapacité de l’intelligence ordinaire des hommes pour d’aussi subtiles spéculations ; si, au contraire, sur le premier point, cette disposition naturelle à tout homme, qui fait que rien de temporel ne saurait nous satisfaire (comme ne suffisant pas aux besoins de notre entière destination), peut seule faire naître en nous l’espérance fondée d’une vie future ; si, sur le second point, la claire exposition de nos devoirs en opposition à toutes les exigences de nos penchants nous donne seule la conscience de notre liberté ; si enfin, sur le troisième, l’ordre magnifique, la beauté et la prévoyance qui éclatent de toutes parts dans la nature sont seules capables d’opérer la croyance en un sage et puissant auteur du monde, et une conviction, fondée sur des principes rationnels, qui pénètre dans le public : alors non-seulement le domaine de la raison demeure intact, mais elle gagne en considération par cela seul qu’elle instruit les écoles à ne pas élever, sur certains points qui touchent à l’intérêt général de l’humanité, des prétentions à des vues plus élevées et plus étendues que celles auxquelles peut arriver le grand nombre (lequel est surtout digne de notre estime), et à se borner à la culture de ces preuves que tout le monde peut comprendre et qui suffisent au point de vue moral. Notre réforme n’atteint donc que les prétentions arrogantes des écoles, qui se donnent volontiers (comme elles le font à bon droit sur beaucoup d’autres points) pour les seules autorités compétentes et les seules dépositaires de la vérité, et qui, s’en réservant la clef pour elles-mêmes, n’en communiquent au public que l’usage (quod mecum nescit, solus vult scire videri). Les prétentions plus légitimes des philosophes spéculatifs n’ont cependant pas été oubliées. Ils restent toujours exclusivement les dépositaires d’une science utile au public, qui ne s’en doute guère, c’est-à-dire de la critique de la raison. Elle ne peut jamais devenir populaire, et il n’est pas nécessaire non plus qu’elle le soit. En effet, de même que les arguments finement tissus qui se donnent pour d’utiles vérités n’entrent guère dans la tête du peuple, les objections tout aussi subtiles qu’ils soulèvent ne se présentent pas à lui davantage. Mais comme l’école et tous ceux qui s’élèvent à la spéculation tombent inévitablement dans ce double inconvénient, la critique est obligée de prévenir, une fois pour toutes, par la recherche approfondie des droits de la raison spéculative, le scandale que doivent causer tôt ou tard, même dans le peuple, les disputes où s’engagent inévitablement les métaphysiciens (et, comme tels aussi, les théologiens) sans critique, et qui finissent elles-mêmes par fausser leurs doctrines. La critique peut seule couper les racines du matérialisme, du fatalisme, de l’athéisme, de l’incrédulité des esprits forts[ndt 25], du fanatisme et de la superstition, ces fléaux dont l’effet est général, enfin de l’idéalisme et du scepticisme, qui ne sont guère dangereux qu’aux écoles et qui pénètrent difficilement dans le public. Si les gouvernements jugeaient à propos de se mêler des affaires des savants, ils feraient beaucoup plus sagement, dans leur sollicitude pour les sciences aussi bien que pour les hommes, de favoriser la liberté d’une critique qui seule est capable d’établir sur un pied solide les travaux de la raison, que de soutenir le ridicule despotisme des écoles, toujours prêtes à pousser les hauts cris sur le danger public quand on déchire leurs toiles d’araignée, dont le public n’a jamais entendu parler et dont il ne peut pas même sentir la perte.

La critique ne s’oppose point à ce que la raison suive une marche dogmatique[ndt 26] dans sa connaissance pure, scientifiquement considérée (car il faut toujours que la science soit dogmatique, c’est-à-dire qu’elle soit strictement démonstrative en s’appuyant sur des principes à priori tout à fait certains) ; mais elle repousse le dogmatisme, c’est-à-dire la prétention de tirer de certains concepts une connaissance pure (la connaissance philosophique), à l’aide de principes tels que ceux que la raison emploie depuis longtemps, sans avoir recherché comment et de quel droit elle y est arrivée. Le dogmatisme est donc la raison pure procédant dogmatiquement sans avoir soumis sa propre puissance à une critique préalable. Il ne s’agit donc pas ici de plaider la cause de cette stérilité verbeuse qui se décore du nom de popularité, non plus que celle du scepticisme, qui condamne toute la métaphysique sans l’entendre. La critique est, au contraire, la préparation indispensable qu’exige l’établissement d’une solide métaphysique qui veut mériter le nom de science, et qui, pour en être digne, doit être nécessairement traitée d’une manière dogmatique, avec un caractère systématique qui satisfasse les plus sévères exigences, et, par conséquent, sous une forme scolastique (et non populaire)[ndt 27] ; car ce sont là des conditions auxquelles cette science ne saurait échapper, puisqu’elle s’engage à accomplir son œuvre tout à fait à priori et, par conséquent, à l’entière satisfaction de la raison spéculative. Dans l’exécution du plan tracé par la critique, c’est-à-dire dans le système futur de la métaphysique, nous suivrons un jour la méthode sévère de l’illustre Wolf, le plus grand de tous les dogmatiques, qui, le premier, montra comment, en établissant régulièrement les principes, en déterminant clairement les concepts, en n’admettant que des démonstrations rigoureuses, en évitant les sauts téméraires dans les conséquences, on entre dans les voies sûres de la science (c’est par cet exemple qu’il a créé en Allemagne cet esprit de profondeur[ndt 28] qui n’est pas encore éteint). Il était supérieurement fait pour donner à la métaphysique le caractère d’une véritable science, s’il avait eu l’idée de préparer le terrain par la critique de l’instrument, c’est-à-dire de la raison pure elle-même. Mais ce défaut lui doit être moins imputé qu’à la façon de penser dogmatique de son siècle, et, à cet égard, les philosophes, ses contemporains ou ses devanciers, n’ont rien à se reprocher les uns aux autres. Ceux qui rejettent sa méthode et, du même coup, celle de la critique de la raison pure, ne peuvent avoir d’autre but que de se débarrasser des liens de la science, et de convertir le travail en jeu, la certitude en opinion, la philosophie en philodoxie.

Pour ce qui est de cette seconde édition, je n’ai pas voulu, comme de juste, négliger l’occasion qu’elle m’offrait de faire disparaître, autant que possible, les difficultés et les obscurités qui, peut-être bien par ma faute, ont pu donner lieu à certains malentendus dans l’appréciation que des hommes pénétrants ont faite de ce livre. Je n’ai rien trouvé à changer dans les propositions mêmes et dans leurs preuves, non plus que dans la forme et dans l’ensemble du plan ; ce qui s’explique en partie par le long examen auquel j’avais soumis mon œuvre avant de la livrer au public, en partie par la nature même du sujet, c’est-à-dire par la nature d’une raison pure spéculative qui renferme un véritable organisme, où ainsi tout est organe, c’est-à-dire où tout existe pour chaque chose en particulier et chaque chose pour toutes les autres, et où, par conséquent, il n’y a pas de vice si léger, soit erreur ou omission, qui ne se trahisse inévitablement dans l’usage. Ce système conservera désormais, je l’espère, cette invariable fixité. Ce qui me donne cette confiance, ce n’est point une vaine présomption, mais l’évidence que produit en fin de compte l’expérimentation de l’uniformité du résultat, soit qu’on s’élève des derniers éléments à l’ensemble de la raison pure, ou qu’on redescende de l’ensemble à chaque partie (car cet ensemble ressort par lui-même du but final de la raison dans le domaine pratique). Que l’on essaie d’y changer la moindre chose, et il en résulte une contradiction, non-seulement dans le système, mais dans la raison commune. Mais dans l’exposition il y a encore beaucoup à faire, et je me suis efforcé de corriger cette édition de manière à dissiper soit le malentendu auquel a donné lieu l’esthétique, surtout dans le concept du temps, soit l’obscurité de la déduction des concepts de l’entendement, soit le prétendu défaut d’évidence dans les preuves des principes de l’entendement pur, soit enfin la fausse interprétation des paralogismes de la psychologie rationnelle. Mes corrections dans la rédaction[13] ne s’étendent pas plus loin (c’est-à-dire qu’elles s’arrêtent à la fin du premier chapitre de la dialectique transcendentale). Le temps m’a manqué pour les continuer, et d’ailleurs je ne sache pas qu’aucun juge compétent et impartial ait mal compris le reste. Je n’ai pas besoin de nommer avec les éloges qu’ils méritent ceux dont j’ai pris les avis en considération ; ils trouveront bien d’eux-mêmes les endroits que j’ai retouchés d’après leurs conseils. Mais les corrections que j’ai dû faire ont entraîné pour le lecteur un léger dommage, qu’il n’était pas possible d’éviter sans grossir démesurément le volume. Plus d’un lecteur, en effet, pourra bien regretter divers passages, qu’il a fallu ou supprimer ou raccourcir, pour faire place à une exposition maintenant plus claire, je l’espère du moins, et qui, sans se rattacher essentiellement à l’ensemble, pouvaient cependant avoir leur utilité à un autre point de vue. Quoique rien au fond n’ait été changé dans les propositions et dans leurs démonstrations mêmes, cette nouvelle exposition s’écartait trop çà et là de l’ancienne pour qu’il fût possible de l’y intercaler. Mais ce léger dommage, que chacun d’ailleurs peut réparer s’il le veut, en rapprochant les deux éditions[ndt 29], est compensé, je l’espère, par une clarté beaucoup plus grande. J’ai remarqué avec un plaisir reconnaissant, dans divers écrits récemment publiés (soit à l’occasion de l’examen de certains livres, soit à titre de traités spéciaux), que si la mode de simuler le génie par la liberté de la pensée avait quelque temps étouffé en Allemagne l’esprit de profondeur, cet esprit n’y était point mort, et que les épines qui couvrent les sentiers de la critique n’ont nullement empêché les esprits courageux et avides de clarté de s’engager dans une voie qui conduit à une science de la raison pure, scolastique il est vrai, mais durable à ce titre même, et partant de la plus haute importance. Il y a des hommes de mérite, qui, à la profondeur des vues, ont le bonheur de joindre le talent d’une exposition lumineuse ; je leur laisse le soin (car je ne me sens point du tout ce talent) de mettre la dernière main à mon œuvre, pour y corriger ce qu’elle peut encore avoir çà et là de défectueux à cet égard. Le danger n’est pas ici d’être réfuté, mais de n’être pas compris. De mon côté, je ne puis m’engager à descendre dans toutes les discussions que cette œuvre pourra désormais soulever, mais je ferai soigneusement attention à tous les avis (qu’ils viennent d’amis ou d’adversaires), afin de les mettre à profit dans l’exécution du système qui doit suivre cette propédeutique. Comme, en me livrant à ces travaux, je suis déjà arrivé à un âge très-avancé (j’entre ce mois dans ma soixante-quatrième année), je dois être économe de mon temps, si je veux réaliser le plan que j’ai formé, de publier la métaphysique de la nature ainsi que celle des mœurs, afin de confirmer l’exactitude de la critique de la raison spéculative aussi bien que pratique. J’abandonnerai donc l’éclaircissement des difficultés qu’il était difficile d’éviter d’abord dans une œuvre de ce genre, ainsi que la défense de l’ensemble de cette œuvre, aux hommes de mérite qui se la sont appropriée. Tout traité philosophique est vulnérable par quelque côté isolé (car il ne saurait être aussi bien cuirassé qu’un traité mathématique), bien que l’organisation du système, considéré dans son unité, ne coure pas le moindre danger. C’est que, lorsqu’il est nouveau, un petit nombre d’esprits sont capables d’en embrasser l’ensemble, et un plus petit nombre d’y trouver du plaisir, toute nouveauté étant importune à la plupart des hommes. Aussi, en rapprochant certains passages détachés de l’ensemble, n’y a-t-il pas d’écrit, surtout d’ouvrage indépendant, où l’on ne pense découvrir des contradictions, qui le montrent sous un jour défavorable aux yeux de quiconque ne juge que d’après autrui, tandis que, pour qui sait s’élever à l’idée de l’ensemble, ces contradictions sont faciles à résoudre. Mais lorsqu’une théorie a quelque solidité, l’action et la réaction qui semblaient d’abord la menacer des plus grands dangers, ne servent avec le temps qu’à en faire disparaître les inégalités, et bientôt des esprits impartiaux, lumineux et amis de la vraie popularité, s’appliquent à lui donner en outre toute l’élégance désirable.


Kœnigsberg, Avril 1787.



Introduction


I

De la différence de la connaissance pure et de la connaissance empirique.

Il n’est pas douteux que toutes nos connaissances ne commencent avec l’expérience ; car par quoi la faculté de connaître serait-elle appelée à s’exercer, si elle ne l’était point par des objets qui frappent nos sens et qui, d’un côté, produisent d’eux-mêmes des représentations, et, de l’autre, excitent notre activité intellectuelle à les comparer, à les unir ou à les séparer, et à mettre ainsi en œuvre la matière brute des impressions sensibles pour en former cette connaissance des objets qui s’appelle l’expérience ? Aucune connaissance ne précède donc en nous, dans le temps, l’expérience, et toutes commencent avec elle.

Mais, si toutes nos connaissances commencent avec l’expérience, il n’en résulte pas qu’elles dérivent toutes de l’expérience. En effet, il se pourrait bien que notre connaissance expérimentale elle-même fût un assemblage composé de ce que nous recevons par des impressions, et de ce que notre propre faculté de connaître tirerait d’elle-même (à l’occasion de ces impressions sensibles), quoique nous ne fussions capables de distinguer cette addition d’avec la matière première que quand un long exercice nous aurait appris à y appliquer notre attention et à les séparer l’une de l’autre. C’est donc, pour le moins, une question qui exige un examen plus approfondi et qu’on ne peut expédier du premier coup, que celle de savoir s’il y a une connaissance indépendante de l’expérience et même de toutes les impressions des sens. Cette espèce de connaissance est dite à priori, et on la distingue de la connaissance empirique, dont les sources sont à posteriori, c’est-à-dire dans l’expérience.

Mais cette expression n’est pas encore assez précise pour faire comprendre tout le sens de la question précédente. En effet, il y a maintes connaissances, dérivées de sources expérimentales, dont on a coutume de dire que nous sommes capables de les acquérir ou que nous les possédons à priori, parce que nous ne les tirons pas immédiatement de l’expérience, mais d’une règle générale que nous avons elle-même dérivée de l’expérience. Ainsi, de quelqu’un qui aurait miné les fondements de sa maison, on dirait qu’il devait savoir à priori qu’elle s’écroulerait, c’est-à-dire qu’il n’avait pas besoin d’attendre l’expérience de sa chute réelle. Et pourtant il ne pouvait pas non plus le savoir tout à fait à priori ; car il n’y a que l’expérience qui ait pu lui apprendre que les corps sont pesants, et qu’ils tombent lorsqu’on leur enlève leurs soutiens.

Sous le nom de connaissances à priori, nous n’entendrons donc pas celles qui sont indépendantes de telle ou telle expérience, mais celles qui ne dépendent absolument d’aucune expérience. À ces connaissances sont opposées les connaissances empiriques, ou celles qui ne sont possibles qu’à posteriori, c’est-à-dire par le moyen de l’expérience. Parmi les connaissances à priori, celles-là s’appellent pures, qui ne contiennent aucun mélange empirique. Ainsi, par exemple, cette proposition : tout changement a une cause, est une proposition à priori, mais non pas pure, parce que l’idée du changement ne peut venir que de l’expérience.

II

Nous sommes en possession de certaines connaissances à priori, et le sens commun lui-même n’en est jamais dépourvu.

Il importe ici d’avoir un signe qui nous permette de distinguer sûrement une connaissance pure d’une connaissance empirique. L’expérience nous enseigne bien qu’une chose est ceci ou cela, mais non pas qu’elle ne puisse être autrement. Si donc, en premier lieu, il se trouve une proposition qu’on ne puisse concevoir que comme nécessaire, c’est un jugement à priori ; si, de plus, elle ne dérive elle-même d’aucune autre proposition qui ait à son tour la valeur d’un jugement nécessaire, elle est absolument à priori. En second lieu, l’expérience ne donne jamais à ses jugements une universalité véritable ou rigoureuse, mais seulement supposée et comparative (fondée sur l’induction), si bien que tout revient à dire que nous n’avons point trouvé jusqu’ici dans nos observations d’exception à telle ou telle règle. Si donc on conçoit un jugement comme rigoureusement universel, c’est-à-dire comme repoussant toute exception, c’est que ce jugement n’est point dérivé de l’expérience, mais que sa valeur est absolument à priori. L’universalité empirique n’est donc qu’une extension arbitraire de valeur[ndt 30] ; d’une proposition qui s’applique à la plupart des cas on passe à une autre qui vaut pour tous les cas, comme celle-ci, par exemple : tous les corps sont pesants. Lorsque, au contraire, une rigoureuse universalité est le caractère essentiel d’un jugement, c’est qu’il suppose une source particulière de connaissances, c’est-à-dire une faculté de connaître à priori. La nécessité et l’universalité absolue sont donc les marques certaines de toute connaissance à priori, et elles sont elles-mêmes inséparables. Mais, comme dans l’usage, il est parfois plus facile de montrer la limitation empirique[ndt 31] des jugements que leur contingence, ou l’universalité absolue que la nécessité, il est bon de se servir séparément de ces deux critérium, dont chacun est à lui seul infaillible.

Maintenant, qu’il y ait dans la connaissance humaine des jugements nécessaires et absolument universels, c’est-à-dire des jugements purs à priori, c’est ce qu’il est facile de montrer. Veut-on prendre un exemple dans les sciences : on n’a qu’à jeter les yeux sur toutes les propositions des mathématiques. Veut-on le tirer de l’usage le plus ordinaire de l’entendement : on le trouvera dans cette proposition, que tout changement doit avoir une cause. Dans ce dernier exemple, le concept d’une cause contient même si évidemment celui de la nécessité d’une liaison entre la cause et l’effet et celui de l’absolue universalité de la règle, qu’il serait tout à fait perdu si, comme l’a tenté Hume, on pouvait le dériver de la fréquente association du fait actuel avec le fait précédent et de l’habitude où nous sommes (et qui n’est qu’une nécessité subjective) d’en lier entre elles les représentations. Il n’est pas nécessaire d’ailleurs de recourir à ces exemples pour démontrer la réalité de principes purs à priori dans notre connaissance ; on pourrait aussi la prouver à priori, en montrant que, sans eux, l’expérience même serait impossible. En effet, où cette expérience puiserait-elle la certitude, si toutes les règles d’après lesquelles elle se dirige étaient toujours empiriques, et, par conséquent, contingentes ? Aussi ne saurait-on donner des règles de ce genre pour des premiers principes. Mais nous nous contenterons ici d’avoir établi comme une chose de fait l’usage pur de notre faculté de connaître, ainsi que le critérium qui sert à le distinguer. Ce n’est pas seulement dans certains jugements, mais aussi dans quelques concepts que se révèle une origine à priori. Écartez successivement de votre concept expérimental d’un corps tout ce qu’il contient d’empirique : la couleur, la dureté ou la mollesse, la pesanteur, l’impénétrabilité, il reste toujours l’espace qu’occupait ce corps (maintenant tout à fait évanoui), et que vous ne pouvez pas supprimer par la pensée. De même, si, de votre concept empirique d’un objet quelconque, corporel ou non, vous retranchez toutes les propriétés que l’expérience vous enseigne, vous ne pouvez cependant lui enlever celles qui vous le font concevoir comme une substance ou comme inhérent à une substance (quoique ce concept soit plus déterminé que celui d’un objet en général). Contraints par la nécessité avec laquelle ce concept s’impose à vous, il vous faut donc avouer qu’il a son siège à priori dans votre faculté de connaître[ndt 32].

III

La philosophie a besoin d’une science qui détermine à priori la possibilité, les principes et l’étendue de toutes nos connaissances.

Une chose plus importante encore à remarquer que tout ce qui précède, c’est que certaines connaissances


sortent du champ de toutes les expériences possibles, et, au moyen de concepts auxquels nul objet correspondant ne peut être donné dans l’expérience, semblent étendre le cercle de nos jugements au delà des limites de ce champ.

C’est justement dans cet ordre de connaissances, qui dépasse le monde sensible et où l’expérience ne peut ni conduire ni rectifier notre jugement, que notre raison porte ses investigations. Et nous les regardons comme bien supérieures, par leur importance et par la sublimité de leur but, à tout ce que l’entendement peut nous apprendre dans le champ des phénomènes ; aussi, au risque de nous tromper, tentons-nous tout plutôt que de renoncer à d’aussi importantes recherches, soit par crainte de notre insuffisance, soit par dédain ou par indifférence. Ces problèmes inévitables[ndt 33] de la raison pure sont Dieu, la liberté et l’immortalité. On appelle métaphysique la science dont le but dernier est la solution de ces problèmes, et dont toutes les dispositions sont uniquement dirigées vers cette fin. Sa méthode est d’abord dogmatique, c’est-à-dire qu’elle entreprend avec confiance l’exécution de cette œuvre, sans avoir préalablement examiné si une telle entreprise est ou n’est pas au-dessus des forces de la raison.

Il semble pourtant bien naturel qu’aussitôt après avoir quitté le sol de l’expérience, on n’entreprenne pas de construire l’édifice de la science avec les connaissances que l’on possède, sans savoir d’où elles viennent et sur la foi de principes dont on ne connaît pas l’origine, et que l’on s’assure d’abord par de soigneuses investigations des fondements de cet édifice, ou que l’on commence par se poser préalablement ces questions : comment donc l’entendement peut-il arriver à toutes ces connaissances à priori, quelle en est l’étendue, la valeur et le prix ? Il n’y a dans le fait rien de plus naturel, si, par ce mot naturel, on entend ce qui doit se faire raisonnablement. Mais, si l’on entend par là ce qui arrive généralement, rien, au contraire, n’est plus naturel et plus facile à comprendre que le long oubli de cette recherche. En effet, une partie de ces connaissances, les connaissances mathématiques, sont depuis longtemps en possession de la certitude, et font espérer le même succès pour les autres, quoique celles-ci soient peut-être d’une nature toute différente. En outre, dès qu’on a mis le pied hors du cercle de l’expérience, on est sûr de ne plus être contredit par elle. Le plaisir d’étendre ses connaissances est si grand que l’on ne pourrait être arrêté dans sa marche que par une évidente contradiction, contre laquelle on viendrait se heurter. Or il est aisé d’éviter cette pierre d’achoppement, pour peu que l’on se montre avisé dans ses fictions, qui n’en restent pas moins des fictions. L’éclatant exemple des mathématiques nous montre jusqu’où nous pouvons aller dans la connaissance à priori sans le secours de l’expérience. Il est vrai qu’elles ne s’occupent que d’objets et de connaissances qui peuvent être représentés dans l’intuition ; mais on néglige aisément cette circonstance, puisque l’intuition dont il s’agit ici peut être elle-même donnée à priori, et que, par conséquent, elle se distingue à peine d’un simple et pur concept. Entraînés par cet exemple de la puissance de la raison, notre penchant à étendre nos connaissances ne connaît plus de bornes. La colombe légère, qui, dans son libre vol, fend l’air dont elle sent la résistance, pourrait s’imaginer qu’elle volerait bien mieux encore dans le vide. C’est ainsi que Platon, quittant le monde sensible, qui renferme l’intelligence dans de si étroites limites, se hasarda, sur les ailes des idées, dans les espaces vides de l’entendement pur. Il ne s’apercevait pas que, malgré tous ses efforts, il ne faisait aucun chemin, parce qu’il n’avait pas de point d’appui où il pût appliquer ses forces pour changer l’entendement de place. C’est le sort commun de la raison humaine dans la spéculation, de commencer par construire son édifice en toute hâte, et de ne songer que plus tard à s’assurer si les fondements en sont solides. Mais alors nous cherchons toutes sortes de prétextes pour nous consoler de son manque de solidité, ou même pour nous dispenser de le soumettre à une épreuve si tardive et si dangereuse. Ce qui, tant que dure la construction, nous exempte de tout souci et de tout soupçon, et nous trompe par une apparente solidité, le voici. Une grande partie, et peut-être la plus grande partie de l’œuvre de notre raison, consiste dans l’analyse des concepts que nous avons déjà des objets. Il en résulte une foule de connaissances qui, bien qu’elles ne soient que des explications ou des éclaircissements de ce que nous avions déjà pensé dans nos concepts (mais d’une manière confuse), et, bien qu’au fond elles n’étendent nullement les concepts que nous possédons, mais ne fassent que les coordonner, n’en sont pas moins estimées, du moins dans la forme, à l’égal de vues nouvelles. Or comme cette méthode fournit une connaissance réelle à priori, qui a un développement certain et utile, la raison, dupe de cette illusion, se laisse aller, sans s’en apercevoir, à des assertions d’une toute autre espèce, et elle ajoute à priori aux concepts donnés des idées tout à fait étrangères, sans savoir comment elle y est arrivée, et sans même songer à se poser cette question. Je vais donc traiter tout d’abord de la différence de ces deux espèces de connaissances.

IV

De la différence des jugements analytiques et des jugements synthétiques.

Dans tous les jugements, ou l’on conçoit le rapport d’un sujet à un prédicat (je ne parle ici que des jugements affirmatifs ; il sera facile d’appliquer ensuite aux jugements négatifs ce que j’aurai établi), ce rapport est possible de deux manières. Ou bien le prédicat B appartient au sujet A comme quelque chose déjà contenu (mais d’une manière cachée) dans le concept A ; ou bien B, quoique lié à ce concept, est placé tout à fait en dehors de lui. Dans le premier cas je nomme le jugement analytique ; je l’appelle synthétique dans le second. Les jugements analytiques (affirmatifs) sont donc ceux dans lesquels l’union du prédicat avec le sujet est conçue comme un rapport d’identité ; ceux où cette union est conçue sans identité sont des jugements synthétiques. On pourrait aussi nommer les premiers des jugements explicatifs[ndt 34], et les seconds des jugements extensifs[ndt 35]. Les premiers, en effet, n’ajoutent rien par le prédicat au concept du sujet, mais ne font que le décomposer par le moyen de l’analyse en ses divers éléments déjà conçus avec lui (quoique d’une manière confuse) ; les seconds, au contraire, ajoutent au concept du sujet un prédicat qui n’y était pas conçu et qu’aucune analyse n’aurait pu en faire sortir. Par exemple, quand je dis : tous les corps sont étendus, c’est là un jugement analytique. Car je n’ai pas besoin de sortir du concept que j’attache au corps pour trouver l’étendue et l’unir avec lui ; il me suffit de le décomposer, c’est-à-dire d’avoir conscience des éléments divers[ndt 36] que je conçois toujours en lui, pour y trouver ce prédicat. C’est donc un jugement analytique. Au contraire, quand je dis : tous les corps sont pesants, ce prédicat est quelque chose d’entièrement différent de ce que je conçois dans l’idée que je me fais d’un corps en général. L’addition de ce prédicat forme donc un jugement synthétique.

Les jugements d’expérience sont tous, comme tels, synthétiques. En effet, il serait absurde de fonder un jugement analytique sur l’expérience, puisque, pour former un jugement de cette sorte, je n’ai pas besoin de sortir de mon concept, et par conséquent de recourir au témoignage de l’expérience. Cette proposition : le corps est étendu, est une proposition à priori, et non point un jugement d’expérience. En effet, avant de m’adresser à l’expérience, j’ai déjà dans le concept toutes les conditions de mon jugement ; je n’ai plus qu’à en tirer le prédicat suivant le principe de contradiction, et dès lors aussi j’ai conscience de la nécessité de mon jugement, chose que l’expérience ne saurait m’enseigner. Au contraire, je ne comprends point d’abord dans le concept d’un corps en général le prédicat de la pesanteur ; mais, comme ce concept désigne un objet d’expérience qu’il ne détermine qu’en partie, j’y puis ajouter d’autres parties également tirées de l’expérience. Au lieu d’approfondir analytiquement, comme dans le premier cas, le concept du corps en y reconnaissant certains caractères qui tous y sont compris, tels que l’étendue, l’impénétrabilité, la figure, etc. ; j’étends ici ma connaissance, et, en retournant à l’expérience, qui m’a déjà fourni ce concept de corps, j’y trouve la pesanteur toujours unie aux caractères précédents, et je l’ajoute synthétiquement à ce concept comme prédicat. C’est donc sur l’expérience que se fonde la possibilité de la synthèse du prédicat de la pesanteur avec le concept du corps, puisque, si l’un des deux concepts n’est pas contenu dans l’autre, ils n’en sont pas moins liés l’un à l’autre, mais d’une manière purement contingente, comme parties d’un même tout, c’est-à-dire de l’expérience, qui est elle-même une liaison synthétique d’intuitions[ndt 37]. Mais ce moyen d’explication ne saurait nullement s’appliquer aux jugements synthétiques à priori. Pour sortir du concept A et en reconnaître un autre B comme lui étant lié, sur quoi puis-je m’appuyer, et comment cette synthèse est-elle possible, puisque je n’ai pas ici l’avantage de pouvoir recourir au champ de l’expérience ? Qu’on prenne cette proposition : tout ce qui arrive a sa cause. Dans le concept de quelque chose qui arrive je conçois bien une existence qu’un temps a précédée, etc., et je puis tirer de là des jugements analytiques ; mais le concept d’une cause réside tout à fait en dehors de ce concept et exprime quelque chose qui est tout à fait différent de l’idée d’événement, et qui, par conséquent, n’y est pas contenu. Comment donc puis-je dire de ce qui arrive en général quelque chose qui en est tout à fait différent, et reconnaître que, bien que le concept de la cause n’y soit point contenu, il y est pourtant lié, et même nécessairement ? Quel est ici cette inconnue X où s’appuie l’entendement, lorsqu’il pense trouver en dehors du concept A un prédicat B qui est étranger à ce concept, mais qu’il croit devoir lui rattacher ? Ce ne peut être l’expérience, puisque le principe dont il s’agit ici, en joignant la seconde idée à la première, n’exprime pas seulement une plus grande généralité, mais qu’il revêt le caractère de la nécessité, et que, par conséquent, il est tout à fait à priori et se tire de simples concepts. Tout le but final de notre connaissance spéculative à priori repose sur des principes synthétiques ou extensifs de cette espèce ; car les principes analytiques sont sans doute très-importants et très-nécessaires, mais ils ne servent qu’à donner aux concepts la clarté indispensable à cette synthèse sûre et étendue qui seule est une acquisition réellement nouvelle.

V

Toutes les sciences théorétiques de la raison contiennent des jugements synthétiques qui leur servent de principes[ndt 38].

I. Les jugements mathématiques sont tous synthétiques. Cette proposition semble avoir échappé jusqu’ici à l’observation de tous ceux qui ont analysé la raison humaine, et elle paraît même en opposition avec toutes leurs suppositions ; elle est pourtant incontestablement certaine, et elle a une grande importance par ses résultats. En effet, comme on trouvait que les raisonnements des mathématiques procédaient tous suivant le principe de contradiction (ainsi que l’exige la nature de toute certitude apodictique), on se persuadait que leurs principes devaient être connus aussi à l’aide du principe de contradiction, en quoi l’on se trompait ; car si le principe de contradiction peut nous faire admettre une proposition synthétique, ce ne peut être qu’autant qu’on présuppose une autre proposition synthétique, d’où elle puisse être tirée, mais en elle-même elle n’en saurait dériver.

Il faut remarquer d’abord que les propositions proprement mathématiques sont toujours des jugements à priori et non empiriques, puisqu’elles impliquent une nécessité qui ne peut être tirée de l’expérience. Si l’on conteste cela, je restreindrai alors mon assertion aux mathématiques pures, dont la seule idée emporte qu’elles ne contiennent point de connaissances empiriques, mais seulement des connaissances pures à priori.

On est sans doute tenté de croire d’abord que cette proposition 7 + 5 = 12 est une proposition purement analytique, qui résulte, suivant le principe de contradiction, du concept de la somme de sept et de cinq. Mais, quand on y regarde de plus près, on trouve que le concept de la somme de 7 et de 5 ne contient rien de plus que la réunion de deux nombres en un seul, et qu’elle ne nous fait nullement connaître quel est ce nombre unique qui contient les deux autres. L’idée de douze n’est point du tout conçue par cela seul que je conçois cette réunion de cinq et de sept, et j’aurais beau analyser mon concept d’une telle somme possible, je n’y trouverais point le nombre douze. Il faut que je sorte de ces concepts en ayant recours à l’intuition qui correspond à l’un des deux, comme par exemple à celle des cinq doigts de la main, ou (comme l’enseigne Segner en son arithmétique) à celle de cinq points, et que j’ajoute ainsi peu à peu au concept de sept les cinq unités données dans l’intuition. En effet je prends d’abord le nombre 7, et en me servant pour le concept de cinq des doigts de ma main comme d’intuition, j’ajoute peu à peu au nombre 7, à l’aide de cette image, les unités que j’avais d’abord réunies pour former le nombre cinq, et j’en vois résulter le nombre 12. Dans le concept d’une somme = 7 + 5, j’ai bien reconnu que 7 devait être ajouté à 5, mais non pas que cette somme était égale à 12. Les propositions arithmétiques sont donc toujours synthétiques ; c’est ce que l’on verra plus clairement encore en prenant des nombres plus grands : il devient alors évident que, de quelque manière que nous tournions et retournions nos concepts, nous ne saurions jamais trouver la somme sans recourir à l’intuition et par la seule analyse de ces concepts.

Les principes de la géométrie pure ne sont pas davantage analytiques. C’est une proposition synthétique que celle-ci : entre deux points la ligne droite est la plus courte. En effet mon concept de droit ne contient rien qui se rapporte à la quantité ; il n’exprime qu’une qualité. Le concept du plus court est donc une véritable addition, et il n’y a pas d’analyse qui puisse le faire sortir du concept de la ligne droite. Il faut donc ici encore recourir à l’intuition ; elle seule rend possible la synthèse. Un petit nombre de principes, supposés par les géomètres, sont, il est vrai, réellement analytiques et reposent sur le principe de contradiction ; mais ils ne servent, comme propositions identiques, qu’à l’enchaînement de la méthode, et ne remplissent pas la fonction de véritables principes. Tels sont, par exemple, les axiomes a = a, le tout est égal à lui-même, ou (a + b) > a, c’est-à-dire le tout est plus grand que sa partie. Et cependant ces axiomes mêmes, bien qu’ils tirent leur valeur de simples concepts, ne sont admis en mathématiques que parce qu’ils peuvent être représentés dans l’intuition. Ce qui nous fait croire généralement que le prédicat de cette sorte de jugements apodictiques est déjà renfermé dans notre concept, et qu’ainsi notre jugement est analytique, c’est tout simplement l’ambiguïté de l’expression. Il nous faut en effet ajouter à un concept donné un certain prédicat, et cette nécessité est déjà attachée aux concepts. Mais il ne s’agit pas ici de ce que nous devons ajouter par la pensée à un concept donné, mais de ce que nous y pensons réellement, bien que confusément. Or on voit par là que, si le prédicat se rattache nécessairement à ce concept, ce n’est pas comme y étant conçu, mais au moyen d’une intuition qui doit s’y joindre.

2. La science de la nature ou la physique[ndt 39] contient des jugements synthétiques à priori qui lui servent de principes. Je ne prendrai pour exemples que ces deux propositions : dans tous les changements du monde corporel la quantité de matière reste invariable ; — dans toute communication du mouvement l’action et la réaction doivent être égales l’une à l’autre. Il est clair que ces deux propositions non-seulement sont nécessaires et ont par conséquent une origine à priori, mais encore qu’elles sont synthétiques. En effet, l’idée de matière ne me fait pas concevoir sa permanence, mais seulement sa présence dans l’espace qu’elle remplit. Je sors donc réellement du concept de matière pour y ajouter à priori quelque chose que je n’y concevais pas. La proposition n’est donc pas conçue analytiquement, mais synthétiquement, quoique à priori, et il en est de même de toutes les autres propositions de la partie pure de la physique.

3. La métaphysique, même envisagée comme une science qu’on n’a fait que chercher jusqu’ici, mais que la nature de la raison humaine rend indispensable, doit aussi contenir des connaissances synthétiques à priori. Il ne s’agit pas seulement dans cette science de décomposer et d’expliquer analytiquement par là les concepts que nous nous faisons à priori des choses ; mais nous y voulons étendre à priori notre connaissance. Nous nous servons à cet effet de principes qui ajoutent au concept donné quelque chose qui n’y était pas contenu, et au moyen de jugements synthétiques à priori nous nous avançons jusqu’à un point où l’expérience elle-même ne peut nous suivre, comme par exemple dans cette proposition : le monde doit avoir un premier principe, etc. C’est ainsi que la métaphysique, envisagée du moins dans son but, se compose de propositions à priori purement synthétiques.

VI

Problème général de la raison pure.

C’est avoir déjà beaucoup gagné que de pouvoir ramener une foule de recherches sous la formule d’un unique problème. Par là, en effet, non-seulement nous facilitons notre propre travail, en le déterminant avec précision, mais il devient aisé à quiconque veut le contrôler, de juger si nous avons ou non rempli notre dessein. Or le véritable problème de la raison pure est renfermé dans cette question : Comment des jugements synthétiques à priori sont-ils possibles ?

Si la métaphysique est restée jusqu’ici dans un état d’incertitude et de contradiction, la cause en est simplement que cette question, peut-être même la différence des jugements analytiques et des jugements synthétiques, ne s’est pas présentée plus tôt aux esprits. C’est de la solution de ce problème ou de l’impossibilité démontrée de le résoudre que dépend le salut ou la ruine de la métaphysique. David Hume est de tous les philosophes celui qui s’en est le plus approché, mais il est loin de l’avoir conçu avec assez de précision et dans toute sa généralité. S’arrêtant uniquement à la proposition synthétique de la liaison de l’effet avec sa cause (principium causalitatis), il crut pouvoir conclure que ce principe est tout à fait impossible à priori. Il résulte de son raisonnement que tout ce qu’on nomme métaphysique n’est qu’une pure opinion consistant à attribuer à une vue soi-disant rationnelle ce qui, en réalité, ne nous est connu que par l’expérience et tire de l’habitude l’apparence de la nécessité. Il n’aurait jamais avancé une pareille assertion, qui détruit toute philosophie pure, s’il avait eu devant les yeux notre problème dans toute sa généralité ; car il aurait bien vu que, d’après son raisonnement, il ne pourrait y avoir non plus de mathématiques pures, puisqu’elles contiennent certainement des propositions synthétiques à priori, et son bon sens aurait reculé devant cette conséquence.

La solution du précédent problème suppose la possibilité d’un usage pur de la raison dans l’établissement et le développement de toutes les sciences qui contiennent une connaissance théorétique à priori de certains objets, c’est-à-dire qu’elle suppose elle-même une réponse à ces questions :

Comment les mathématiques pures sont-elles possibles ?

Comment la physique pure est-elle possible ?

Puisque ces sciences existent réellement, il est tout simple que l’on se demande comment elles sont possibles ; car il est prouvé par leur réalité même qu’elles doivent être possibles[14]. Mais pour la métaphysique, comme elle a toujours suivi jusqu’ici une voie détestable, et comme on ne peut dire qu’aucune des tentatives qui ont été faites jusqu’à présent pour atteindre son but essentiel ait réellement réussi, il est bien permis à chacun de douter de sa possibilité.

Cependant cette espèce de connaissance peut aussi en un certain sens être considérée comme donnée, et la métaphysique est bien réelle, sinon à titre de science, du moins à titre de disposition naturelle[ndt 40] (metaphysica naturalis). En effet la raison humaine, poussée par ses propres besoins, et sans que la vanité de beaucoup savoir y soit pour rien, s’élève irrésistiblement jusqu’à ces questions qui ne peuvent être résolues par aucun usage expérimental de la raison ni par aucun des principes qui en émanent. C’est ainsi qu’une sorte de métaphysique se forme réellement chez tous les hommes, dès que leur raison est assez mûre pour s’élever à la spéculation ; cette métaphysique-là a toujours existé et existera toujours. Il y a donc lieu de poser ici cette question : comment la métaphysique est-elle possible à titre de disposition naturelle ? c’est-à-dire comment naissent de la nature de l’intelligence humaine en général ces questions que la raison pure s’adresse et que ses propres besoins la poussent à résoudre aussi bien qu’elle le peut ?

Comme dans toutes les tentatives faites jusqu’ici pour résoudre ces questions naturelles, par exemple celle de savoir si le monde a eu un commencement ou s’il existe de toute éternité, on a toujours rencontré d’inévitables contradictions, on ne saurait se contenter de cette simple disposition à la métaphysique dont nous venons de parler, c’est-à-dire se reposer sans examen[ndt 41] sur cette seule faculté de la raison pure qui ne manque pas de produire une certaine métaphysique (bonne ou mauvaise) ; mais il doit être possible d’arriver, sur les objets des questions métaphysiques, à une certitude, soit de connaissance, soit d’ignorance, c’est-à-dire de décider si la raison pure peut ou ne peut pas porter quelque jugement à leur égard, et par conséquent d’étendre avec confiance son domaine, ou de lui fixer des limites précises et sûres. Cette dernière question, qui découle du problème général précédemment posé, revient à celle-ci : comment la métaphysique est-elle possible à titre de science ?

La critique de la raison finit donc nécessairement par conduire à la science ; au contraire l’usage dogmatique de la raison sans critique ne conduit qu’à des assertions sans fondement, auxquelles on en peut opposer d’autres tout aussi vraisemblables, c’est-à-dire, en un mot, au scepticisme.

Aussi cette science ne peut-elle avoir une étendue bien effrayante, car elle n’a point à s’occuper des objets de la raison, dont la variété est infinie, mais de la raison elle-même, ou des problèmes qui sortent de son sein et qui lui sont imposés, non par la nature des choses, fort différentes d’elle-même, mais par sa propre nature. Dès qu’elle a appris d’abord à connaître parfaitement sa puissance relativement aux objets qui peuvent se présenter à elle dans l’expérience, il devient alors facile de déterminer d’une manière complète et certaine l’étendue et les limites de l’usage qu’on en peut tenter en dehors de toute expérience.

On peut donc et l’on doit considérer comme non avenues toutes les tentatives faites jusqu’ici pour constituer dogmatiquement la métaphysique. En effet, ce qu’il y a d’analytique dans telle ou telle doctrine de ce genre, c’est-à-dire la simple décomposition des concepts qui résident à priori dans notre raison ne représente que les préliminaires de la métaphysique, et nullement le véritable but de cette science, qui est d’étendre synthétiquement nos connaissances à priori. Elle est impropre à ce but, puisqu’elle ne fait que montrer ce qui est contenu dans ces concepts, et non pas comment nous y arrivons à priori, et que, par suite, elle ne nous apprend pas à en déterminer la légitime application aux objets de toute connaissance en général. Il n’y a pas besoin d’ailleurs de beaucoup d’abnégation pour renoncer à toutes les prétentions de l’ancienne métaphysique : les contradictions de la raison avec elle même, contradictions qu’il est impossible de nier et tout aussi impossible d’éviter dans la méthode dogmatique, l’ont depuis longtemps discréditée. Ce qu’il faudra plutôt, c’est une grande fermeté pour ne pas se laisser détourner, soit par les difficultés intérieures, soit par les résistances extérieures, d’une entreprise qui a pour but de fait fleurir et fructifier, suivant une méthode nouvelle et entièrement opposée à celle qui a été suivie jusqu’à présent, une science indispensable à la raison humaine, une science dont on peut bien couper tous les rejetons poussés jusqu’ici, mais dont on ne saurait extirper les racines.

VII

Idée et division d’une science spéciale appelée critique de la raison pure.

De tout cela résulte l’idée d’une science spéciale qui peut s’appeler critique de la raison pure[ndt 42]. En effet, la raison est la faculté qui nous fournit les principes de la connaissance à priori. La raison pure est donc celle qui contient les principes au moyen desquels nous connaissons quelque chose absolument à priori. Un organum de la raison pure serait un ensemble de tous les principes d’après lesquels toutes les connaissances pures à priori peuvent être acquises et réellement constituées. Une application détaillée de cet organum fournirait un système de la raison pure. Mais, comme ce serait beaucoup demander que d’exiger un tel système, et comme c’est encore une question de savoir si, en général, une extension de notre raison est possible ici, et dans quels cas elle est possible, nous pouvons regarder comme la propédeutique du système de la raison pure une science qui se bornerait à examiner cette faculté, ses sources et ses limites. Cette science ne devrait pas porter le nom de doctrine, mais de critique de la raison pure. Son utilité, au point de vue de la spéculation, ne serait réellement que négative : elle ne servirait pas à étendre notre raison, mais à l’éclairer et à la préserver de toute erreur, ce qui est déjà beaucoup. J’appelle transcendentale toute connaissance qui ne porte point en général sur les objets, mais sur notre manière de les connaître, en tant que cela est possible à priori. Un système de concepts de ce genre serait une philosophie transcendentale. Mais ce serait encore trop pour commencer. En effet, une pareille science devant embrasser à la fois toute la connaissance analytique et toute la connaissance synthétique à priori, serait beaucoup trop étendue pour le but que nous nous proposons, puisque nous n’avons besoin de pousser notre analyse qu’autant qu’elle est indispensablement nécessaire pour reconnaître les principes de la synthèse à priori, la seule chose dont nous ayons à nous occuper. Telle est notre unique recherche, et elle ne mérite pas proprement le nom de doctrine, mais celui seulement de critique transcendentale, puisqu’elle n’a pas pour but d’étendre nos connaissances, mais de les rectifier et de nous fournir une pierre de touche qui nous permette de reconnaître la valeur ou l’illégitimité de toutes les connaissances à priori. Cette critique sert donc à préparer, s’il y a lieu, un organum, ou au moins, à défaut de cet organum, un canon, d’après lequel, en tous cas, pourrait être exposé plus tard, tant analytiquement que synthétiquement, le système complet de la philosophie de la raison pure, que ce système consiste à en étendre ou seulement à en limiter la connaissance. Car, que ce système soit possible, et même qu’il ne soit pas tellement vaste qu’on ne puisse espérer de le construire entièrement, c’est ce qu’il est aisé de reconnaître d’avance en remarquant qu’il n’a pas pour objet la nature des choses, qui est inépuisable, mais l’entendement, qui juge de la nature des choses, et encore l’entendement considéré au point de vue de la connaissance à priori. Les richesses qu’il renferme ne sauraient nous demeurer cachées, puisque nous n’avons pas besoin de les chercher hors de nous ; et, selon toute apparence, elles sont assez peu étendues pour que nous puissions les embrasser tout entières et les apprécier à leur juste valeur. Il ne faut pas non plus[ndt 43] chercher ici une critique des livres et des systèmes de la raison pure, mais celle de la faculté même de la raison pure. Il n’y a que cette critique qui puisse nous fournir une pierre de touche infaillible pour apprécier la valeur des ouvrages philosophiques, anciens et modernes ; autrement l’historien et le critique, dépourvus de toute autorité, ne font qu’opposer aux vaines assertions des autres des assertions qui ne sont pas moins vaines.

La philosophie transcendentale[ndt 44] est l’idée d’une science dont la critique de la raison pure doit esquisser tout le plan d’une façon architectonique, c’est-à-dire par principes, de manière à nous assurer pleinement de la perfection et de la solidité de toutes les pièces qui doivent composer l’édifice. Elle est le système de tous les principes de la raison pure[ndt 45]. Si la critique ne porte pas déjà elle-même le titre de philosophie transcendentale, cela vient simplement de ce que, pour être un système complet, il lui faudrait renfermer aussi une analyse détaillée de toute la connaissance humaine à priori. Or notre critique est sans doute tenue de mettre elle-même sous les yeux du lecteur un dénombrement complet de tous les concepts fondamentaux qui constituent cette connaissance pure ; mais elle s’abstient avec raison de soumettre ces concepts mêmes à une analyse détaillée, ou de faire une revue complète de tous ceux qui en dérivent. D’une part, en effet, cette analyse, qui est loin de présenter la difficulté de la synthèse, détournerait la critique de son but, qui n’est autre que cette synthèse même ; et, d’autre part, il serait contraire à l’unité du plan de s’engager à offrir tout entières une analyse et une déduction qui ne sont point du tout nécessaires relativement au but qu’on se propose. Cette perfection dans l’analyse des concepts à priori primitifs, ainsi que dans le recensement de tous ceux qui peuvent ensuite en dériver, est d’ailleurs chose facile à obtenir, pourvu qu’ils aient été d’abord exposés en détail à titre de principes de la synthèse, et que rien ne manque par rapport à ce but essentiel.

Tout ce qui constitue la philosophie transcendentale appartient donc à la critique de la raison pure, et cette critique représente l’idée complète de la philosophie transcendentale, mais non pas cette science même. Elle ne s’avance en effet dans l’analyse qu’autant qu’il est nécessaire pour juger parfaitement la connaissance synthétique à priori.

Le principal soin à prendre dans la division d’une pareille science, c’est de n’admettre aucun concept qui contienne quelque élément empirique, ou de faire en sorte que la connaissance à priori soit parfaitement pure. C’est pourquoi, bien que les principes suprêmes de la moralité et les concepts fondamentaux de cet ordre de connaissances soient à priori, ils n’appartiennent cependant pas à la philosophie transcendentale ; car, si les concepts du plaisir et de la peine, des désirs et des inclinations, etc., qui tous sont d’origine empirique, ne servent point de fondement à leurs prescriptions, du moins entrent-ils nécessairement avec eux dans l’exposition du système de la moralité pure, soit comme obstacles que le concept du devoir ordonne de surmonter, soit comme penchants qu’il défend de prendre pour mobiles[ndt 46]. La philosophie transcendentale n’est donc que celle de la raison pure spéculative. En effet, tout ce qui est pratique, en tant qu’il s’appuie sur des mobiles, se rapporte à des sentiments dont les sources sont empiriques.

Si l’on veut diviser cette science d’après le point de vue universel d’un système en général, elle devra contenir 1o une théorie élémentaire[ndt 47] de la raison pure, et 2o une méthodologie[ndt 48] de cette même raison. Chacune de ces parties capitales a nécessairement ses subdivisions, mais il n’est pas besoin d’en exposer ici les principes. Il suffit, ce semble, dans une Introduction, de remarquer qu’il y a deux souches de la connaissance humaine, qui viennent peut-être d’une racine commune, mais inconnue de nous, à savoir la sensibilité et l’entendement, la première par laquelle les objets nous sont donnés, la seconde par laquelle ils sont pensés. La sensibilité appartient à la philosophie transcendentale, en tant qu’elle contient des représentations à priori, qui constituent la condition sous laquelle des objets nous sont donnés. La théorie transcendentale de la sensibilité doit former la première partie de la science élémentaire, puisque les conditions sous lesquelles seules les objets de la connaissance sont donnés, précèdent nécessairement celles sous lesquelles ils sont pensés.

Séparateur

I

Théorie élémentaire transcendentale



Première partie

Esthétique transcendentale


§ 1er

De quelque manière et par quelque moyen qu’une connaissance puisse se rapporter à des objets, le mode par lequel la connaissance se rapporte immédiatement à des objets et que toute pensée se propose comme moyen, est l’intuition[ndt 49]. Mais l’intuition n’a lieu qu’autant qu’un objet nous est donné, et, à son tour, un objet ne peut nous être donné qu’à la condition d’affecter l’esprit d’une certaine manière. La capacité de recevoir (la réceptivité) des représentations[ndt 50] des objets par la manière dont ils nous affectent, s’appelle sensibilité. C’est donc au moyen de la sensibilité que les objets nous sont donnés, et elle seule nous fournit des intuitions ; mais c’est par l’entendement qu’ils sont pensés, et c’est de lui que sortent les concepts[ndt 51]. Toute pensée doit aboutir, en dernière analyse, soit directement (directe), soit indirectement (indirecte), à des intuitions, et par conséquent à la sensibilité qui est en nous, puisqu’aucun objet ne peut nous être donné autrement.

L’effet d’un objet sur la capacité de représentation[ndt 52], en tant que nous sommes affectés par lui, est la sensation. On nomme empirique toute intuition qui se rapporte à l’objet par le moyen de la sensation. L’objet indéterminé d’une intuition empirique s’appelle phénomène[ndt 53].

Ce qui, dans le phénomène, correspond à la sensation, je l’appelle la matière de ce phénomène ; mais ce qui fait que ce qu’il y a en lui de divers[ndt 54] peut être ordonné suivant certains rapports, je le nomme la forme du phénomène. Comme ce en quoi les sensations se coordonnent nécessairement, ou ce qui seul permet de les ramener à une certaine forme, ne saurait être lui-même sensation, il suit que, si la matière de tout phénomène ne peut nous être donnée qu’à posteriori, la forme en doit être à priori dans l’esprit, toute prête à s’appliquer à tous, et que, par conséquent, on doit pouvoir la considérer indépendamment de toute sensation.

J’appelle pures (dans le sens transcendental) toutes les représentations où l’on ne trouve rien qui se rapporte à la sensation. La forme pure des intuitions, dans laquelle tous les éléments divers des phénomènes sont perçus[ndt 55] sous certains rapports, doit donc être en général à priori dans l’esprit. Cette forme pure de la sensibilité peut être désignée elle-même sous le nom d’intuition pure. Ainsi, lorsque, dans la représentation d’un corps, je fais abstraction de ce que l’entendement en conçoit, comme la substance, la force, la divisibilité, etc., ainsi que de ce qui revient à la sensation, comme l’impénétrabilité, la dureté, la couleur, etc., il me reste encore quelque chose de cette intuition empirique, à savoir l’étendue et la figure. Or c’est là précisément ce qui appartient à l’intuition pure, laquelle se trouve à priori dans l’esprit, comme une simple forme de la sensibilité, indépendamment même de tout objet réel des sens ou de toute sensation.

J’appelle esthétique transcendentale[15] la science de tous les principes à priori de la sensibilité. Cette science doit donc former la première partie de la théorie élémentaire transcendentale, par opposition à celle qui contient les principes de la pensée pure et qui se nomme logique transcendentale.

Dans l’esthétique transcendentale, nous commencerons par isoler la sensibilité, en faisant abstraction de tout ce que l’entendement y ajoute par ses concepts, de telle sorte qu’il ne reste rien que l’intuition empirique. Nous en écarterons ensuite tout ce qui appartient à la sensation, afin de n’avoir plus que l’intuition pure et la simple forme des phénomènes, seule chose que la sensibilité puisse fournir à priori. Il résultera de cette recherche qu’il y a deux formes pures de l’intuition sensible, comme principes de la connaissance à priori, savoir l’espace et le temps. Nous allons les examiner.



Première section

De l’espace


§ 2

Exposition métaphysique du concept de l’espace.

Au moyen de cette propriété de notre esprit qui est le sens extérieur, nous nous représentons certains objets comme étant hors de nous et placés tous dans l’espace. C’est là que leur figure, leur grandeur et leurs rapports réciproques sont déterminés ou peuvent l’être. Le sens interne, au moyen duquel l’esprit s’aperçoit lui-même, ou aperçoit son état intérieur, ne nous donne sans doute aucune intuition de l’âme elle-même comme objet ; mais il faut admettre ici une forme déterminée qui seule rend possible l’intuition de son état interne et d’après laquelle tout ce qui appartient à ses déterminations intérieures est représenté suivant des rapports de temps. Le temps ne peut pas être perçu extérieurement, pas plus que l’espace ne peut l’être comme quelque chose en nous. Qu’est-ce donc que l’espace et le temps ? sont-ce des êtres réels ? Sont-ce seulement des déterminations ou même de simples rapports des choses ? Et ces rapports sont-ils de telle nature qu’ils ne cesseraient pas de subsister entre les choses, alors même qu’ils ne seraient pas perçus ? Ou bien dépendent-ils uniquement de la forme de l’intuition, et par conséquent de la constitution subjective de notre esprit, sans laquelle ces prédicats ne pourraient être attribués à aucune chose ? Pour répondre à ces questions, examinons d’abord le concept de l’espace[ndt 56]. J’entends par exposition[ndt 57] (expositio) la représentation claire (quoique non détaillée) de ce qui appartient à un concept ; cette exposition est métaphysique lorsqu’elle contient ce qui montre le concept comme donné à priori[ndt 58].

1. L’espace n’est pas un concept empirique, dérivé d’expériences extérieures. En effet, pour que je puisse rapporter certaines sensations à quelque chose d’extérieur à moi (c’est-à-dire à quelque chose placé dans un autre lieu de l’espace que celui où je me trouve), et, de même, pour que je puisse me représenter les choses comme en dehors et à côté les unes des autres, et par conséquent comme n’étant pas seulement différentes, mais placées en des lieux différents, il faut que la représentation de l’espace existe déjà en moi. Cette représentation ne peut donc être tirée par l’expérience des rapports des phénomènes extérieurs ; mais cette expérience extérieure n’est elle-même possible qu’au moyen de cette représentation.

2. L’espace est une représentation nécessaire, à priori, qui sert de fondement à toutes les intuitions extérieures. Il est impossible de se représenter qu’il n’y ait point d’espace, quoiqu’on puisse bien concevoir qu’il ne s’y trouve pas d’objets. Il est donc considéré comme la condition de la possibilité des phénomènes, et non pas comme une détermination qui en dépende, et il n’est autre chose qu’une représentation à priori, servant nécessairement de fondement aux phénomènes extérieurs.

3[ndt 59]. L’espace n’est donc pas un concept discursif, ou, comme on dit, un concept universel de rapports de choses en général, mais une intuition pure. En effet, d’abord on ne peut se représenter qu’un seul espace ; et, quand on parle de plusieurs espaces, on n’entend par là que les parties d’un seul et même espace. Ces parties ne sauraient non plus être antérieures à cet espace unique qui comprend tout, comme si elles en étaient les éléments (et qu’elles le constituassent par leur assemblage) ; elles ne peuvent, au contraire, être conçues qu’en lui. Il est essentiellement un ; la diversité que nous y reconnaissons, et par conséquent le concept universel d’espaces en général ne reposent que sur des limitations. Il suit de là qu’une intuition à priori (non empirique) sert de fondement à tous les concepts que nous en formons. C’est ainsi que tous les principes géométriques, comme celui-ci, par exemple, que, dans un triangle, deux côtés pris ensemble sont plus grands que le troisième, ne sortent pas avec leur certitude apodictique des concepts généraux de ligne et de triangle, mais de l’intuition, et d’une intuition à priori.

4. L’espace est représenté comme une grandeur infinie donnée. Il faut regarder tout concept comme une représentation contenue elle-même dans une multitude infinie de représentations diverses possibles (dont elle est le signe commun) ; mais nul concept ne peut, comme tel, être considéré comme contenant une multitude infinie de représentations. Or c’est pourtant ainsi que nous concevons l’espace (car toutes les parties de l’espace coexistent à l’infini). La représentation originaire de l’espace est donc une intuition à priori, et non pas un concept[ndt 60].


§ 3

Exposition transcendentale du concept de l’espace[ndt 61].

La géométrie est une science qui détermine synthétiquement, et pourtant à priori, les propriétés de l’espace. Que doit donc être la représentation de l’espace pour qu’une telle connaissance en soit possible ? Il faut qu’elle soit originairement une intuition ; car il est impossible de tirer d’un simple concept des propositions qui le dépassent, comme cela arrive pourtant en géométrie (Introduction, V). Mais cette intuition doit se trouver en nous à priori, c’est-à-dire antérieurement à toute perception d’un objet, et, par conséquent, être pure et non empirique. En effet, les propositions géométriques, comme celle-ci, par exemple : l’espace n’a que trois dimensions, sont toutes apodictiques, c’est-à-dire qu’elles impliquent la conscience de leur nécessité ; elles ne peuvent donc être des jugements empiriques ou d’expérience, ni en dériver (Introduction, II).

Mais comment peut-il y avoir dans l’esprit une intuition extérieure qui précède les objets mêmes, et qui en détermine à priori le concept. Cela ne peut évidemment arriver qu’autant qu’elle ait son siège dans le sujet comme la propriété formelle de la capacité qu’il a d’être affecté par des objets et d’en recevoir ainsi une représentation immédiate, c’est-à-dire une intuition, par conséquent comme forme du sens extérieur en général.

Notre explication fait donc comprendre la possibilité de la géométrie comme connaissance synthétique à priori. Tout mode d’explication qui n’offre pas cet avantage peut être à ce signe très-sûrement distingué du nôtre, quelque ressemblance qu’il puisse avoir avec lui en apparence.



Conséquences tirées de ce qui précède

A. L’espace ne représente aucune propriété des choses, soit qu’on les considère en elles-mêmes ou dans leurs rapports entre elles. En d’autres termes, il ne représente aucune détermination qui soit inhérente aux objets mêmes et qui subsiste abstraction faite de toutes les conditions subjectives de l’intuition. En effet, il n’y a point de déterminations, soit absolues, soit relatives, qui puissent être aperçues antérieurement à l’existence des choses auxquelles elles appartiennent, et, par conséquent, à priori.

B. L’espace n’est autre chose que la forme de tous les phénomènes des sens extérieurs, c’est-à-dire la seule condition subjective de la sensibilité sous laquelle soit possible pour nous une intuition extérieure. Or, comme la réceptivité en vertu de laquelle le sujet peut être affecté par des objets[ndt 62]précède nécessairement toutes les intuitions de ces objets, on comprend aisément comment la forme de tous ces phénomènes peut être donnée dans l’esprit antérieurement à toutes les perceptions réelles, par conséquent à priori, et comment, étant une intuition pure où tous les objets doivent être déterminés, elle peut contenir antérieurement à toute expérience les principes de leurs rapports.

Nous ne pouvons donc parler d’espace, d’êtres étendus, etc., qu’au point de vue de l’homme. Que si nous sortons de la condition subjective sans laquelle nous ne saurions recevoir d’intuitions extérieures, c’est-à-dire être affectés par les objets, la représentation de l’espace ne signifie plus absolument rien. Les choses ne reçoivent ce prédicat qu’autant qu’elles nous apparaissent, c’est-à-dire comme objets de la sensibilité. La forme constante de cette réceptivité que nous nommons sensibilité, est la condition nécessaire de tous les rapports où nous percevons les objets comme extérieurs à nous ; et, si l’on fait abstraction de ces objets, elle est une intuition pure, qui prend le nom d’espace. Comme nous ne saurions voir dans les conditions particulières de la sensibilité les conditions de la possibilité des choses mêmes, mais celles seulement de leurs manifestations[ndt 63], nous pouvons bien dire que l’espace contient toutes les choses qui peuvent nous apparaître extérieurement, mais non pas toutes ces choses en elles-mêmes, qu’elles soient ou non perçues et quel que soit le sujet qui les perçoive. En effet, nous ne saurions juger des intuitions que peuvent avoir d’autres êtres pensants, et savoir si elles sont soumises aux conditions qui limitent les nôtres et qui ont pour nous une valeur universelle. Que si au concept qu’a le sujet, nous joignons un jugement restrictif, alors notre jugement a une valeur absolue. Cette proposition : toutes les choses sont juxtaposées dans l’espace, n’a de valeur qu’avec cette restriction, que ces choses soient prises comme objets de notre intuition sensible. Si donc j’ajoute ici la condition au concept, et que je dise : toutes les choses, en tant que phénomènes extérieurs, sont juxtaposées dans l’espace, cette règle a une valeur universelle et sans restriction. Notre examen de l’espace nous en montre donc la réalité (c’est-à-dire la valeur objective) au point de vue de la perception des choses comme objets extérieurs ; mais il nous en révèle aussi l’idéalité au point de vue de la raison considérant les choses en elles-mêmes, c’est-à-dire abstraction faite de la constitution de notre sensibilité. Nous affirmons donc la réalité empirique de l’espace (relativement à toute expérience extérieure possible) ; mais nous en affirmons aussi l’idéalité transcendentale, c’est-à-dire la non-existence, dès que nous laissons de côté les conditions de la possibilité de toute expérience, et que nous nous demandons s’il peut servir de fondement aux choses en soi.

D’un autre côté, outre l’espace, il n’y a pas d’autre représentation subjective et se rapportant à quelque chose d’extérieur, qui puisse être appelée objective à priori[ndt 64]. Il n’est, en effet, aucune de ces représentations d’où l’on puisse tirer des propositions synthétiques à priori, comme celles qui dérivent de l’intuition de l’espace, § 3. Aussi, à parler exactement, n’ont-elles aucune espèce d’idéalité, encore qu’elles aient ceci de commun avec la représentation de l’espace, de dépendre uniquement de la constitution subjective de la sensibilité, par exemple de la vue, de l’ouïe, du tact ; mais les sensations des couleurs, des sons, de la chaleur, étant de pures sensations et non des intuitions, ne nous font connaître par elles-mêmes aucun objet, du moins à priori.

Le but de cette remarque est d’empêcher qu’on ne s’avise de vouloir expliquer l’idéalité attribuée à l’espace par des exemples entièrement insuffisants, comme les couleurs, les saveurs, etc., que l’on regarde avec raison,


non comme des propriétés des choses, mais comme de pures modifications du sujet, et qui peuvent être fort différentes suivant les différents individus. En effet, dans ce dernier cas, ce qui n’est originairement qu’un phénomène, par exemple une rose, a, dans le sens empirique, la valeur d’une chose en soi, bien que, quant à la couleur, elle puisse paraître différente aux différents yeux. Au contraire, le concept transcendental des phénomènes dans l’espace nous suggère cette observation critique que rien en général de ce qui est perçu dans l’espace n’est une chose en soi, et que l’espace n’est pas une forme des choses considérées en elles-mêmes, mais que les objets ne nous sont pas connus en eux-mêmes, et que ce que nous nommons objets extérieurs consiste dans de simples représentations de notre sensibilité, dont l’espace est la forme, mais dont le véritable corrélatif, c’est-à-dire la chose en soi, n’est pas et ne peut pas être connu par là. Aussi bien ne s’en enquiert-on jamais dans l’expérience.


Deuxième section

Du temps

§ 4

Exposition métaphysique du concept du temps

1. Le temps n’est pas un concept empirique ou qui dérive de quelque expérience. En effet, la simultanéité ou la succession ne tomberaient pas elles-mêmes sous notre perception, si la représentation du temps ne lui servait à priori de fondement. Ce n’est qu’à cette condition que nous pouvons nous représenter une chose comme existant dans le même temps qu’une autre (comme simultanée avec elle) ou dans un autre temps (comme la précédant ou lui succédant).

2. Le temps est une représentation nécessaire qui sert de fondement à toutes les intuitions. On ne saurait supprimer le temps lui-même par rapport aux phénomènes en général, quoique l’on puisse bien les retrancher du temps par la pensée. Le temps est donc donné à priori. Sans lui, toute réalité des phénomènes est impossible. On peut les supprimer tous, mais lui-même (comme condition générale de leur possibilité) ne peut être supprimé.

3. Sur cette nécessité se fonde aussi à priori la possibilité de principes apodictiques concernant les rapports du temps, ou d’axiomes du temps en général, comme ceux-ci : le temps n’a qu’une dimension ; des temps différents ne sont pas simultanés, mais successifs (tandis que des espaces différents ne sont pas successifs, mais simultanés). Ces principes ne peuvent pas être tirés de l’expérience, car celle-ci ne saurait donner ni absolue généralité, ni certitude apodictique. Il faudrait se borner à dire : voilà ce qu’enseigne l’observation générale, et non voilà ce qui doit être. Ils ont donc la valeur de règles servant en général à rendre possible l’expérience ; bien loin que celle-ci nous les enseigne, ce sont eux qui nous instruisent à son sujet.

4. Le temps n’est pas un concept discursif, ou, comme on dit, général, mais une forme pure de l’intuition sensible. Les temps différents ne sont que des parties d’un même temps. Une représentation qui ne peut être donnée que par un seul objet est une intuition. Aussi cette proposition, que des temps différents ne peuvent exister simultanément, ne saurait-elle dériver d’un concept général. Elle est synthétique, et ne peut être uniquement tirée de concepts. Elle est donc immédiatement contenue dans l’intuition et dans la représentation du temps.

5. L’infinité du temps ne signifie rien autre chose, sinon que toute quantité déterminée du temps n’est possible que comme circonscription d’un temps unique qui lui sert de fondement. Il faut donc que la représentation originaire du temps soit donnée comme illimitée. Or, quand les parties mêmes d’une chose, quand toutes les quantités d’un objet ne peuvent être représentées et déterminées qu’au moyen d’une limitation de cet objet, alors la représentation entière ne peut être donnée par des concepts (car ceux-ci ne contiennent que des représentations partielles), mais il y a une intuition immédiate qui leur sert de fondement.

§ 5

Exposition transcendentale du concept du temps[ndt 65]

Je me borne à renvoyer le lecteur au no 3, où, pour plus de brièveté, j’ai placé sous le titre d’exposition métaphysique ce qui est proprement transcendental. J’ajouterai seulement ici que le concept du changement, ainsi que celui du mouvement (comme changement de lieu) ne sont possibles que par et dans la représentation du temps, et que, si cette représentation n’était pas une intuition (interne) à priori, nul concept, quel qu’il fût, ne pourrait nous faire comprendre la possibilité d’un changement, c’est-à-dire d’une liaison de prédicats contradictoirement opposés dans un seul et même objet (par exemple, l’existence d’une chose dans un lieu et la non-existence de cette même chose dans le même lieu). Ce n’est que dans le temps, c’est-à-dire successivement, que deux modes contradictoirement opposés peuvent convenir à une même chose. Notre concept du temps explique donc la possibilité de toutes les connaissances synthétiques à priori que contient la théorie générale du mouvement, qui n’est pas peu féconde.

§ 6

Conséquences tirées de ce qui précède

A. Le temps n’est pas quelque chose qui existe par soi-même ou qui soit inhérent aux choses comme une propriété objective, et qui, par conséquent, subsiste quand on fait abstraction de toutes les conditions subjectives de leur intuition. Dans le premier cas, il faudrait qu’il fût quelque chose qui existât réellement sans objet réel ; dans le second, étant un mode ou un ordre inhérent aux choses mêmes, il ne pourrait être la condition préalable de la perception des objets, et nous être donné ou connu à priori par des propositions synthétiques. Rien n’est plus facile, au contraire, si le temps n’est que la condition subjective de toutes les intuitions que nous pouvons avoir. Alors, en effet, cette forme de l’intuition interne peut être représentée antérieurement aux objets, et par conséquent à priori.

B. Le temps n’est autre chose que la forme du sens interne, c’est-à-dire de l’intuition de nous-mêmes et de notre état intérieur. En effet, il ne peut être une détermination des phénomènes extérieurs : il n’appartient ni à la figure, ni à la position, etc. ; mais il détermine lui-même le rapport des représentations dans notre état intérieur. Et précisément parce que cette intuition intérieure n’offre aucune figure, nous cherchons à réparer ce défaut par l’analogie : nous représentons la suite du temps par une ligne qui s’étend à l’infini et dont les diverses parties constituent une série qui n’a qu’une dimension, et nous concluons des propriétés de cette ligne à celle du temps, avec cette seule exception que les parties de la première sont simultanées, tandis que celles du second sont toujours successives. On voit aussi par là que la représentation du temps est une intuition, puisque toutes ses relations peuvent être exprimées par une intuition extérieure.

C. Le temps est la condition formelle à priori de tous les phénomènes en général. L’espace, comme forme pure de toute intuition externe, ne sert de condition à priori qu’aux phénomènes extérieurs. Au contraire, comme toutes les représentations, qu’elles aient ou non pour objets des choses extérieures, appartiennent toujours par elles-mêmes, en tant que déterminations de l’esprit, à un état intérieur, et que cet état intérieur, toujours soumis à la condition formelle de l’intuition interne, rentre ainsi dans le temps, le temps est la condition à priori de tout phénomène en général, la condition immédiate des phénomènes intérieurs (de notre âme), et, par là même, la condition médiate de tous les phénomènes extérieurs. Si je puis dire à priori que tous les phénomènes extérieurs sont dans l’espace et qu’ils sont déterminés à priori suivant les relations de l’espace, je puis dire d’une manière tout à fait générale du principe du sens interne, que tous les phénomènes en général, c’est-à-dire tous les objets des sens, sont dans le temps et qu’ils sont nécessairement soumis aux relations du temps.

Si nous faisons abstraction de notre mode d’intuition interne et de la manière dont (au moyen de cette intuition) nous embrassons aussi toutes les intuitions externes dans notre faculté de représentation, et si, par conséquent, nous prenons les objets comme ils peuvent être en eux-mêmes, alors le temps n’est rien. Il n’a de valeur objective que relativement aux phénomènes, parce que les phénomènes sont des choses que nous regardons comme des objets de nos sens ; mais cette valeur objective disparaît dès qu’on fait abstraction de la sensibilité de notre intuition, ou de ce mode de représentation qui nous est propre, et que l’on parle des choses en général. Le temps n’est donc autre chose qu’une condition subjective de notre (humaine) intuition (laquelle est toujours sensible, c’est-à-dire ne se produit qu’autant que nous sommes affectés par des objets) ; en lui-même, en dehors du sujet, il n’est rien. Il n’en est pas moins nécessairement objectif par rapport à tous les phénomènes, par conséquent aussi à toutes les choses que peut nous offrir l’expérience. On ne peut pas dire que toutes les choses sont dans le temps, puisque dans le concept des choses en général, on fait abstraction de toute espèce d’intuition de ces choses, et que l’intuition est la condition particulière qui fait rentrer le temps dans la représentation des objets ; mais, si l’on ajoute la condition au concept et que l’on dise : toutes les choses, en tant que phénomènes (en tant qu’objets de l’intuition sensible) sont dans le temps, ce principe a dans ce sens une véritable valeur objective, et il est universel à priori.

Toutes ces considérations établissent donc la réalité empirique du temps, c’est-à-dire sa valeur objective relativement à tous les objets qui peuvent jamais s’offrir à nos sens. Et comme notre intuition est toujours sensible, il ne peut jamais y avoir d’objet donné dans l’expérience, qui ne rentre sous la condition du temps. Nous n’admettons donc pas que le temps puisse prétendre à une réalité absolue, comme si, même abstraction faite de la forme de notre intuition sensible, il appartenait absolument aux choses à titre de condition ou de propriété. Ces sortes de propriétés qui appartiennent aux choses en soi ne sauraient jamais d’ailleurs nous être données par les sens. Il faut donc admettre l’idéalité transcendentale du temps, en ce sens que, si l’on fait abstraction des conditions subjectives de l’intuition sensible, il n’est plus rien, et qu’il ne peut être attribué aux choses en soi (indépendamment de leur rapport avec notre intuition), soit à titre de substance, soit à titre de qualité. Mais cette idéalité, de même que celle de l’espace, n’a rien de commun avec les subreptions de la sensation : dans ce cas, on suppose que le phénomène même auquel appartiennent tels ou tels attributs a une réalité objective, tandis que cette réalité disparaît entièrement ici, à moins qu’on ne veuille parler d’une réalité empirique, c’est-à-dire d’une réalité qui, dans l’objet, ne s’applique qu’au phénomène. Voyez plus haut, sur ce point, la remarque de la première section.

§ 7

Explication

Cette théorie qui attribue au temps une réalité empirique, mais qui lui refuse la réalité absolue et transcendentale, a soulevé chez des esprits pénétrants une objection si uniforme que j’en conclus que la même objection doit naturellement venir à la pensée de tout lecteur à qui ces considérations ne sont pas familières. Voici comment elle se formule : il y a des changements réels (c’est ce que prouve la succession de nos propres représentations, dût-on nier tous les phénomènes extérieurs ainsi que leurs changements) ; or les changements ne sont possibles que dans le temps ; donc le temps est quelque chose de réel. La réponse ne présente aucune difficulté. J’accorde l’argument tout entier. Oui, le temps est quelque chose de réel ; c’est en effet la forme réelle de l’intuition interne. Il a donc une réalité objective par rapport à l’expérience intérieure, c’est-à-dire que j’ai réellement la représentation du temps et de mes représentations dans le temps. Il ne doit donc pas être réellement considéré comme un objet, mais comme un mode de représentation de moi-même en tant qu’objet. Que si je pouvais avoir l’intuition de moi-même ou d’un autre être indépendamment de cette condition de la sensibilité, ces mêmes déterminations que nous nous représentons actuellement comme des changements nous donneraient une connaissance où ne se trouverait plus la représentation du temps, et par conséquent aussi du changement. Il a donc bien une réalité empirique, comme condition de toutes nos expériences ; mais, d’après ce que nous venons de dire, on ne saurait lui accorder une réalité absolue. Il n’est autre chose que la forme de notre intuition interne[16]. Si l’on retranche de cette intuition la condition particulière de notre sensibilité, alors le concept du temps disparaît aussi, car il n’est point inhérent aux choses mêmes, mais seulement au sujet qui les perçoit.

Quelle est donc la cause, pourquoi cette objection a été faite si unanimement, et par des hommes qui n’ont rien d’évident à opposer à la doctrine de l’idéalité de l’espace ? C’est qu’ils n’espéraient pas pouvoir démontrer apodictiquement la réalité absolue de l’espace, arrêtés qu’ils étaient par l’idéalisme, suivant lequel la réalité des objets extérieurs n’est susceptible d’aucune démonstration rigoureuse, tandis que celle de l’objet de nos sens intérieurs (de moi-même et de mon état) leur paraissait immédiatement révélée par la conscience. Les objets extérieurs, pensaient-ils, pourraient bien n’être qu’une apparence, mais le dernier est incontestablement quelque chose de réel. Ils ne songeaient pas que ces deux sortes d’objets, quelque réels qu’ils soient à titre de représentations, ne sont cependant que des phénomènes, et que le phénomène doit toujours être envisagé sous deux points de vue : l’un, où l’objet est considéré en lui-même (indépendamment de la manière dont nous l’apercevons, mais où par cela même sa nature reste toujours pour nous problématique) ; l’autre, où l’on a égard à la forme de l’intuition de cet objet, laquelle doit être cherchée dans le sujet auquel l’objet apparaît, non dans l’objet lui-même, mais n’en appartient pas moins réellement et nécessairement au phénomène qui manifeste cet objet[ndt 66].

Le temps et l’espace sont donc deux sources où peuvent être puisées à priori diverses connaissances synthétiques, comme les mathématiques pures en donnent un exemple éclatant relativement à la connaissance de l’espace et de ses rapports. C’est qu’ils sont tous deux ensemble des formes pures de toute intuition sensible, et rendent ainsi possibles certaines propositions synthétiques à priori. Mais ces sources de connaissances à priori se déterminent leurs limites par là même (par cela seul qu’elles ne sont que des conditions de la sensibilité), c’est-à-dire qu’elles ne se rapportent aux objets qu’autant qu’ils sont considérés comme phénomènes et non comme des choses en soi. Les phénomènes forment le seul champ où elles aient de la valeur ; en dehors de là, il n’y a aucun usage objectif à en faire. Cette espèce de réalité que j’attribue à l’espace et au temps laisse d’ailleurs intacte la certitude de la connaissance expérimentale ; car cette connaissance reste toujours également certaine, que ces formes soient nécessairement inhérentes aux choses mêmes ou seulement à notre intuition des choses. Au contraire, ceux qui soutiennent la réalité absolue de l’espace et du temps, qu’ils les regardent comme des substances ou comme des qualités, ceux-là se mettent en contradiction avec les principes de l’expérience. En effet, s’ils se décident pour le premier parti (comme le

font ordinairement les physiciens mathématiciens), il leur faut admettre comme éternels et infinis et comme existants par eux-mêmes deux non-êtres[ndt 67] (l’espace et le temps), qui (sans être eux-mêmes quelque chose de réel) n’existent que pour renfermer en eux tout ce qui est réel. Que s’ils suivent le second parti (comme font quelques physiciens métaphysiciens), c’est-à-dire si l’espace et le temps sont pour eux certains rapports des phénomènes (des rapports de juxtaposition ou de succession) abstraits de l’expérience, mais confusément représentés dans cette abstraction, il faut qu’ils contestent aux doctrines à priori des mathématiques touchant les choses réelles (par exemple dans l’espace), leur valeur ou au moins leur certitude apodictique, puisqu’une pareille certitude ne saurait être à posteriori, et que, dans leur opinion, les concepts à priori d’espace et de temps sont de pures créations de l’imagination, dont la source doit être réellement cherchée dans l’expérience. C’est en effet, selon eux, avec des rapports abstraits de l’expérience que l’imagination a formé quelque chose qui représente bien ce qu’il y a en elle de général, mais qui ne saurait exister sans les restrictions qu’y attache la nature. Ceux qui adoptent la première opinion ont l’avantage de laisser le champ des phénomènes ouvert aux propositions mathématiques ; mais ils sont singulièrement embarrassés par ces mêmes conditions, dès que l’entendement veut sortir de ce champ. Les seconds ont, sur ce dernier point, l’avantage de n’être point arrêtés par les représentations de l’espace et du temps, lorsqu’ils veulent juger des objets dans leur rapport avec l’entendement et non comme phénomènes ; mais ils ne peuvent ni rendre compte de la possibilité des connaissances mathématiques à priori (puisqu’il leur manque une véritable intuition objective à priori), ni établir un accord nécessaire entre les lois de l’expérience et ces assertions. Or ces deux difficultés disparaissent dans notre théorie, qui explique la véritable nature de ces deux formes originaires de la sensibilité.

Il est clair que l’esthétique transcendentale ne peut rien contenir de plus que ces deux éléments, à savoir l’espace et le temps, puisque tous les autres concepts appartenant à la sensibilité supposent quelque chose d’empirique. Le concept même du mouvement, qui réunit les deux éléments, ne fait pas exception à cette règle. En effet il présuppose la perception de quelque chose de mobile. Or, dans l’espace considéré en soi, il n’y a rien de mobile ; il faut donc que le mobile soit quelque chose que l’expérience seule peut trouver dans l’espace, par conséquent une donnée empirique[ndt 68]. L’esthétique transcendentale ne saurait non plus compter parmi des données à priori le concept du changement, car ce n’est pas le temps lui-même qui change, mais quelque chose qui est dans le temps. Ce concept suppose donc la perception d’une certaine chose et de la succession de ses déterminations, par conséquent l’expérience.


§ 8

Remarques générales sur l’esthétique transcendentale

I. Il est d’abord nécessaire d’expliquer aussi clairement que possible notre opinion sur la constitution de la connaissance sensible en général, afin de prévenir tout malentendu à ce sujet.

Ce que nous avons voulu dire, c’est donc que toutes nos intuitions ne sont autre chose que des représentations de phénomènes ; c’est que les choses que nous percevons ne sont pas en elles-mêmes telles que nous les percevons, et que leurs rapports ne sont pas non plus réellement ce qu’ils nous apparaissent ; c’est que, si nous faisons abstraction de notre sujet ou seulement de la constitution subjective de nos sens en général, toutes les propriétés, tous les rapports des objets dans l’espace et dans le temps, l’espace et le temps eux-mêmes s’évanouissent, parce que rien de tout cela, comme phénomène, ne peut exister en soi, mais seulement en nous. Quant à la nature des objets considérés en eux-mêmes et indépendamment de toute cette réceptivité de notre sensibilité, elle nous demeure entièrement inconnue. Nous ne connaissons rien de ces objets que la manière dont nous les percevons ; et cette manière, qui nous est propre, peut fort bien n’être pas nécessaire à tous les êtres, bien qu’elle le soit à tous les hommes. Nous n’avons affaire qu’à elle. L’espace et le temps en sont les formes pures ; la sensation en est la matière générale. Nous ne pouvons connaître ces formes qu’à priori, c’est-à-dire avant toute perception réelle, et c’est pourquoi on les appelle des intuitions pures ; la sensation au contraire est l’élément d’où notre connaissance tire son nom de connaissance à posteriori, c’est-à-dire d’intuition empirique. Celles-là sont nécessairement et absolument inhérentes à notre sensibilité, quelle que puisse être la nature de nos sensations ; celles-ci peuvent être très-différentes. Quand même nous pourrions porter notre intuition à son plus haut degré de clarté, nous n’en ferions point un pas de plus vers la connaissance de la nature même des objets. Car en tous cas nous ne connaîtrions parfaitement que notre mode d’intuition, c’est-à-dire notre sensibilité, toujours soumise aux conditions d’espace et de temps originairement inhérentes au sujet ; quant à savoir ce que sont les objets en soi, c’est ce qui nous est impossible même avec la connaissance la plus claire de leurs phénomènes, seule chose qui nous soit donnée.

Prétendre que toute notre sensibilité n’est qu’une représentation confuse des choses, qui contient absolument tout ce qu’il y a dans ces choses mêmes, mais sous la forme d’un assemblage de signes et de représentations partielles que nous ne distinguons pas nettement les unes des autres, c’est dénaturer les concepts de sensibilité et de phénomène, et en rendre toute la théorie inutile et vide. La différence entre une représentation obscure et une représentation claire est purement logique et ne porte pas sur le contenu. Le concept du droit, par exemple, dont se sert toute saine intelligence, contient, sans doute, tout ce que peut en tirer la plus subtile spéculation ; seulement, dans l’usage vulgaire et pratique qu’on en fait, on n’a pas conscience des diverses idées renfermées dans ce concept. Mais on ne peut pas dire pour cela que le concept vulgaire soit sensible et ne désigne qu’un simple phénomène ; car le droit ne saurait être un objet de perception[ndt 69], mais le concept en réside dans l’entendement et représente une qualité (la qualité morale) des actions, qu’elles doivent posséder en elles-mêmes. Au contraire, la représentation d’un corps dans l’intuition ne contient rien qui puisse appartenir à un objet considéré en lui-même, mais seulement la manifestation de quelque chose[ndt 70] et la manière dont nous en sommes affectés. Or cette réceptivité de notre capacité de connaître, que l’on nomme sensibilité, demeurerait toujours profondément distincte de la connaissance de l’objet en soi, quand même on parviendrait à pénétrer le phénomène jusqu’au fond.

La philosophie de Leibnitz et de Wolf[ndt 71] a donc assigné à toutes les recherches sur la nature et l’origine de nos connaissances un point de vue tout à fait faux, en considérant la différence entre la sensibilité et l’entendement[ndt 72] comme purement logique, tandis qu’elle est évidemment transcendentale et qu’elle ne porte pas seulement sur la clarté ou l’obscurité de la forme, mais sur l’origine et le contenu du fond. Ainsi, on ne peut dire que la sensibilité nous fasse connaître obscurément la nature des choses en soi, puisqu’elle ne nous la fait pas connaître du tout ; et, dès que nous faisons abstraction de notre constitution subjective, l’objet représenté, avec les propriétés que lui attribuait l’intuition sensible, ne se trouve plus et ne peut plus se trouver nulle part, puisque c’est justement cette constitution subjective qui détermine la forme de cet objet comme phénomène.

Nous distinguons bien d’ailleurs dans les phénomènes ce qui est essentiellement inhérent à l’intuition de ces phénomènes et a une valeur générale pour tout sens humain, de ce qui ne s’y rencontre qu’accidentellement et ne dépend pas de la constitution générale de la sensibilité, mais de la disposition particulière ou de l’organisation de tel ou tel sens. On dit de la première espèce de connaissance qu’elle représente l’objet en soi, et, de la seconde, qu’elle n’en représente que le phénomène. Mais cette distinction est purement empirique. Si l’on s’en tient là (comme il arrive ordinairement), et que l’on ne considère pas à son tour (ainsi qu’il convient de le faire) cette intuition empirique comme un pur phénomène, où l’on ne trouve plus rien qui appartienne à l’objet en soi, alors notre distinction transcendentale s’évanouit, et nous croyons connaître les choses en elles-mêmes, bien que, même dans nos plus profondes recherches sur les objets du monde sensible, nous n’ayons jamais affaire qu’à des phénomènes. Ainsi, par exemple, si nous appelons l’arc-en-ciel, qui se montre dans une pluie mêlée de soleil, un pur phénomène, et cette pluie une chose en soi, cette manière de parler est exacte, pourvu que nous entendions la pluie dans un sens physique, c’est-à-dire comme une chose qui, dans l’expérience générale, est déterminée de telle manière et non autrement au regard de l’intuition, quelles que soient d’ailleurs les diverses dispositions des sens. Mais, si nous prenons ce phénomène empirique d’une manière générale, et que, sans nous occuper de son accord avec tout sens humain, nous demandions s’il représente aussi un objet en soi (je ne dis pas des gouttes de pluie, car elles sont déjà, comme phénomènes, des objets empiriques), la question qui porte sur le rapport de la représentation à l’objet devient alors transcendentale. Non-seulement ces gouttes de pluie sont de purs phénomènes, mais même leur forme ronde et jusqu’à l’espace où elles tombent ne sont rien en soi ; ce ne sont que des modifications ou des dispositions de notre intuition sensible. Quant à l’objet transcendental, il nous demeure inconnu.

Une seconde remarque importante à faire sur notre esthétique transcendentale, c’est qu’elle ne se recommande pas seulement à titre d’hypothèse vraisemblable, mais qu’elle est aussi certaine et aussi indubitable qu’on peut l’exiger d’une théorie qui doit servir d’organum. Pour mettre cette certitude dans tout son jour, prenons quelque cas qui en montre la valeur d’une manière éclatante et jette une nouvelle lumière sur ce qui a été exposé § 3[ndt 73].

Supposez que l’espace et le temps existent en soi objectivement et comme conditions de la possibilité des choses elles-mêmes, une première difficulté se présente. Nous formons à priori sur l’un et sur l’autre, mais particulièrement sur l’espace, un grand nombre de propositions apodictiques et synthétiques ; prenons-le donc ici principalement pour exemple. Puisque les propositions de la géométrie sont connues synthétiquement à priori et avec une certitude apodictique, je demande où vous prenez ces propositions et sur quoi s’appuie notre entendement pour s’élever à ces vérités absolument nécessaires et universellement valables. On ne saurait y arriver qu’au moyen des concepts ou des intuitions, et les uns et les autres nous sont donnés soit à priori, soit à posteriori. Or les concepts empiriques et l’intuition empirique sur laquelle ils se fondent ne peuvent nous fournir d’autres propositions synthétiques que celles qui sont purement empiriques, et qui, à titre de propositions expérimentales[ndt 74], ne peuvent avoir cette nécessité et cette universalité qui caractérisent toutes les propositions de la géométrie. Reste le premier moyen, celui qui consiste à s’élever à ces connaissances au moyen de simples concepts ou d’intuitions à priori ; mais il est clair que de simples concepts on ne peut tirer aucune connaissance synthétique, mais seulement des connaissances analytiques. Prenez, par exemple, cette proposition : deux lignes droites ne peuvent renfermer aucun espace, et, par conséquent, former aucune figure, et cherchez à la dériver du concept de la ligne droite et de celui du nombre deux. Prenez encore, si vous voulez, cette autre proposition, qu’avec trois lignes droites on peut former une figure, et essayez de la tirer de ces mêmes concepts. Tous vos efforts seront vains, et vous vous verrez forcés de recourir à l’intuition, comme le fait toujours la géométrie. Vous vous donnez donc un objet dans l’intuition ; mais de quelle espèce est cette intuition ? Est-ce une intuition pure à priori, ou une intuition empirique ? Si c’était une intuition empirique, nulle proposition universelle, et à plus forte raison nulle proposition apodictique n’en pourrait sortir ; car l’expérience n’en saurait jamais fournir de ce genre. C’est donc à priori que vous devez vous donner votre objet dans l’intuition, pour y fonder votre proposition synthétique. S’il n’y avait point en vous une faculté d’intuition à priori[ndt 75] ; si cette condition subjective relative à la forme n’était pas en même temps la condition universelle à priori qui seule rend possible l’objet de cette intuition (extérieure) même ; si l’objet (le triangle) était quelque chose en soi indépendamment de son rapport avec nous ; comment pourriez-vous dire que ce qui est nécessaire dans vos conditions subjectives pour construire un triangle doit aussi nécessairement se trouver dans le triangle en soi ? En effet, vous ne pouvez ajouter à vos concepts (de trois lignes) aucun élément nouveau (la figure) qui doive nécessairement se trouver dans l’objet, puisque cet objet est donné antérieurement à votre connaissance et non par cette connaissance. Si donc l’espace (et cela s’applique aussi au temps) n’était pas une pure forme de votre intuition contenant les conditions à priori qui seules font que les choses peuvent être pour vous des objets extérieurs, lesquels, sans ces conditions subjectives, ne sont rien en soi, vous ne pourriez absolument porter aucun jugement synthétique à priori sur les objets extérieurs. Il est donc indubitablement certain, et non pas seulement possible ou vraisemblable, que l’espace et le temps, comme conditions nécessaires de toute expérience (externe et interne) ne sont que des conditions purement subjectives de toutes nos intuitions ; qu’à ce point de vue tous les objets sont de purs phénomènes et non des choses données de cette façon telles qu’elles sont en soi ; enfin que nous pouvons dire à priori beaucoup de choses touchant la forme de ces objets, mais pas la moindre sur les objets en soi qui peuvent servir de fondement à ces phénomènes.

II[ndt 76]. À l’appui de cette théorie de l’idéalité du sens extérieur aussi bien qu’intérieur, et par conséquent de tous les objets des sens, comme purs phénomènes, on peut faire encore une importante remarque : c’est que tout ce qui dans notre connaissance appartient à l’intuition (je ne parle pas par conséquent du sentiment du plaisir ou de la peine et de la volonté, qui ne sont pas des connaissances), ne contient que de simples rapports, des rapports de lieux dans une intuition (étendue), des rapports de changement de lieu (mouvement), et des lois qui déterminent ce changement (forces motrices). Mais ce qui est présent dans le lieu ou ce qui agit dans les choses mêmes en dehors du changement de lieu n’est point donné par là. Or de simples rapports ne font point connaître une chose en soi ; par conséquent il est bien permis de penser que, comme le sens extérieur ne nous donne autre chose que de simples représentations de rapports, il ne peut lui-même renfermer dans sa représentation que le rapport d’un objet au sujet, et non ce qui appartient véritablement à l’objet en soi. Il en est de même de l’intuition interne. Outre que les représentations des sens extérieurs constituent la matière propre dont nous remplissons notre esprit, le temps où nous plaçons ces représentations, et qui lui-même précède la conscience que nous en avons dans l’expérience et leur sert de fondement comme condition formelle de notre manière de les disposer dans l’esprit, le temps, dis-je, renferme déjà des rapports de succession ou de simultanéité et celui du simultané avec le successif (du permanent). Or ce qui peut être, comme représentation, antérieur à tout acte de penser quelque chose, est l’intuition ; et, comme elle ne contient rien que des rapports, la forme de l’intuition, qui ne représente rien qu’autant que quelque chose est déjà posé dans l’esprit, ne peut être autre chose que la manière dont l’esprit est affecté par sa propre activité, ou par cette position de sa représentation[ndt 77], par conséquent par lui-même, c’est-à-dire un sens intérieur considéré dans sa forme. Tout ce qui est représenté par un sens est toujours à ce titre un phénomène ; et, par conséquent, ou il ne faut point admettre de sens intérieur, ou le sujet qui en est l’objet ne peut être représenté par lui que comme un phénomène, et non comme il se jugerait lui-même, si son intuition était purement spontanée[ndt 78], c’est-à-dire intellectuelle. Toute la difficulté ici est de savoir comment un sujet peut s’apercevoir lui-même intérieurement ; mais cette difficulté est commune à toute théorie. La conscience de soi-même (l’aperception) est la simple représentation du moi, et, si tout ce qu’il y a de divers dans le sujet nous était donné spontanément dans cette représentation, l’intuition intérieure serait alors intellectuelle. Mais, dans l’homme, cette conscience exige une perception intérieure du divers, lequel est préalablement donné dans le sujet, et le mode suivant lequel il est donné dans l’esprit sans aucune spontanéité doit à cette circonstance même son nom de sensibilité. Pour que la faculté d’avoir conscience de soi-même puisse découvrir (appréhender) ce qui est dans l’esprit, il faut que celui-ci en soit affecté : c’est à cette seule condition que nous pouvons avoir l’intuition de nous-mêmes ; mais la forme de cette intuition, existant préalablement dans l’esprit, détermine par la représentation du temps la manière dont le divers est réuni dans l’esprit. En effet, celui-ci s’aperçoit, non comme il se représenterait lui-même immédiatement en vertu de sa spontanéité, mais suivant la manière dont il est intérieurement affecté, et par conséquent tel qu’il s’apparaît à lui-même, non tel qu’il est.

III. Lorsque je dis que l’intuition des choses extérieures et celles que l’esprit a de lui-même représentent, dans l’espace et dans le temps, chacune son objet, comme il affecte nos sens, c’est-à-dire comme il nous apparaît, je ne veux pas dire que ces objets soient une pure apparence[ndt 79]. En effet, dans le phénomène, les objets et même les qualités que nous leur attribuons sont toujours regardés comme quelque chose de réellement donné ; seulement, comme ces qualités dépendent du mode d’intuition du sujet dans son rapport à l’objet donné, cet objet n’est pas comme manifestation de lui-même[ndt 80] ce qu’il est comme objet en soi. Ainsi je ne dis pas que les corps ne font que paraître exister hors de moi, ou que mon âme semble simplement être donnée dans la conscience de moi-même, lorsque j’affirme que la qualité de l’espace et du temps, d’après laquelle je me les représente et où je place ainsi la condition de leur existence, ne réside que dans mon mode d’intuition et non dans ces objets mêmes. Ce serait ma faute si je ne voyais qu’une pure apparence dans ce que je devrais regarder comme un phénomène[17]. Mais cela n’arrive pas avec notre principe de l’idéalité de toutes nos intuitions sensibles ; c’est au contraire en attribuant à ces formes de représentation une réalité objective qu’on ne peut échapper à l’inconvénient de tout voir converti en pure apparence. Que ceux qui regardent l’espace et le temps comme des qualités qu’il faut chercher dans les choses en soi pour en expliquer la possibilité, songent à toutes les absurdités où ils s’engagent en admettant deux choses infinies, qui ne sont ni des substances ni des qualités réellement inhérentes à des substances, mais qui doivent être pourtant quelque chose d’existant et même la condition nécessaire de l’existence de toutes choses, et qui subsisteraient alors même que toutes les choses existantes auraient disparu. Ont-ils bien le droit de reprocher à l’excellent Berkeley d’avoir réduit les corps à une pure apparence ? Dans leur système en effet, notre existence même, qui deviendrait dépendante de la réalité subsistante en soi d’un non-être tel que le temps ne serait, comme celui-ci, qu’une vaine apparence. Or c’est là une absurdité que personne jusqu’ici n’a osé se charger de soutenir.

IV. Dans la théologie naturelle, où l’on conçoit un objet qui non-seulement ne peut être pour nous un objet d’intuition, mais qui ne saurait être pour lui-même l’objet d’aucune intuition sensible, on a bien soin d’écarter absolument de l’intuition qui lui est propre les conditions de l’espace et du temps (je dis de son intuition, car toute sa connaissance doit avoir ce caractère, et non celui de la pensée[ndt 81], qui suppose toujours des limites). Mais de quel droit peut-on procéder ainsi quand on a commencé par faire du temps et de l’espace des formes des choses en soi, et des formes telles qu’elles subsisteraient comme conditions à priori de l’existence des choses, quand même on supprimerait les choses elles-mêmes ? En effet, puisqu’elles sont les conditions de toute chose en général, elles devraient être les conditions de l’existence de Dieu. Que si l’on ne fait pas de l’espace et du temps des formes objectives de toutes choses, il ne reste plus qu’à en faire des formes subjectives de notre mode d’intuition, soit externe, soit interne. Ce mode est appelé sensible parce qu’il n’est pas originaire[ndt 82], c’est-à-dire tel que l’existence même de l’objet de l’intuition soit donnée par lui (un pareil mode de connaissance, autant que nous pouvons en juger, ne saurait convenir qu’à l’Être suprême), mais qu’il dépend de l’existence de l’objet, et que par conséquent il n’est possible qu’autant que la capacité représentative du sujet en est affectée.

Il est nécessaire aussi de limiter à la sensibilité de l’homme ce mode d’intuition qui consiste à se représenter les choses dans l’espace et dans le temps. Il se peut que tous les êtres finis qui pensent aient nécessairement cela de commun avec l’homme (bien que nous ne soyons pas en état de décider ce point) ; malgré cette universalité, cette sorte d’intuition ne laisserait pas d’appartenir à la sensibilité, parce qu’elle est dérivée (intuitus derivatus) et non originaire (intuitus originarius), et que par conséquent elle n’est pas intellectuelle, comme celle qui, d’après la raison indiquée tout à l’heure, semble n’appartenir qu’à l’Être suprême, et non à un être dépendant quant à son existence aussi bien que quant à son intuition (laquelle détermine son existence par rapport à des objets donnés). Cette dernière remarque n’a d’ailleurs pour but que de servir d’éclaircissement et non de preuve à notre théorie esthétique.

Conclusion de l’esthétique transcendentale

Nous avons maintenant une des données requises pour la solution de ce problème général de la philosophie transcendentale : comment des proportions synthétiques à priori sont-elles possibles? Je veux parler de ces intuitions pures à priori, l’espace et le temps. Lorsque dans nos jugements à priori, nous voulons sortir du concept donné, nous y trouvons quelque chose qui peut être découvert à priori, non dans le concept, mais dans l’intuition correspondante, et qui peut être lié synthétiquement à ce concept ; mais par la même raison, les jugements que nous formons ainsi ne sauraient s’appliquer qu’aux objets des sens et n’ont de valeur que relativement aux choses d’expérience possible.

Séparateur


Théorie élémentaire transcendentale


Deuxième partie

Logique transcendentale


Introduction

Idée d’une logique transcendentale


I

De la logique en général

Notre connaissance dérive de deux sources, dont la première est la capacité de recevoir des représentations (la réceptivité des impressions), et la seconde, la faculté de connaître un objet au moyen de ces représentations (la spontanéité des concepts). Par la première un objet nous est donné ; par la seconde, il est pensé dans son rapport à cette représentation (considérée comme simple détermination de l’esprit). Intuition et concepts, tels sont donc les éléments de toute notre connaissance, de telle sorte que ni les concepts sans une intuition qui leur corresponde de quelque manière, ni l’intuition sans les concepts ne peuvent fournir une connaissance. Tous deux sont purs ou empiriques : empiriques, lorsque la sensation (qui suppose la présence réelle de l’objet) y est contenue ; purs, lorsqu’aucune sensation ne se mêle à la représentation. On peut dire que la sensation est la matière de la connaissance sensible. L’intuition pure ne contient que la forme sous laquelle quelque chose est perçu ; et le concept pur, que la forme de la pensée d’un objet en général. Les intuitions et les concepts purs ne sont possibles qu’à priori ; les empiriques ne le sont qu’à posteriori.

Nous désignons sous le nom de sensibilité la capacité qu’a notre esprit de recevoir des sensations, en tant qu’il est affecté de quelque manière ; par opposition à cette réceptivité, la faculté que nous avons de produire nous-mêmes des représentations, ou la spontanéité de la connaissance, s’appelle entendement. Telle est notre nature que l’intuition ne peut jamais être que sensible, c’est-à-dire contenir autre chose que la manière dont nous sommes affectés par des objets. Au contraire, la faculté de penser l’objet de l’intuition sensible, est l’entendement. De ces deux propriétés l’une n’est pas préférable à l’autre. Sans la sensibilité, nul objet ne nous serait donné ; sans l’entendement, nul ne serait pensé. Des pensées sans matière sont vides ; des intuitions sans concepts sont aveugles. Aussi est-il tout aussi nécessaire de rendre sensibles les concepts (c’est-à-dire d’y joindre un objet donné dans l’intuition), que de rendre intelligibles les intuitions (c’est-à-dire de les ramener à des concepts). Ces deux facultés ou capacités ne sauraient non plus échanger leurs fonctions. L’entendement ne peut rien percevoir, ni les sens rien penser. La connaissance ne peut résulter que de leur union. Il ne faut donc pas confondre leurs rôles, mais on a grandement raison de les séparer et de les distinguer avec soin. Aussi distinguons-nous la science des règles de la sensibilité en général, ou l’esthétique, de la science des règles de l’entendement en général, ou de la logique.

La logique à son tour peut être envisagée sous deux points de vue, suivant qu’il s’agit de l’usage de l’entendement en général ou de ses usages particuliers. La logique générale contient les règles absolument nécessaires de la pensée, sans lesquelles il n’y a pas d’usage possible de l’entendement, et par conséquent elle envisage cette faculté indépendamment de la diversité des objets auxquels elle peut s’appliquer. La logique particulière contient les règles qui servent à penser exactement sur une certaine espèce d’objets. La première peut être désignée sous le nom de logique élémentaire ; la seconde est l’organum de telle ou telle science. Celle-ci est ordinairement présentée dans les écoles comme la propédeutique des sciences ; mais, dans le développement de la raison humaine, elle ne vient qu’en dernier lieu : on n’y arrive que quand la science est déjà fort avancée et qu’elle n’attend plus que la dernière main pour atteindre le plus haut degré d’exactitude et de perfection. En effet il faut déjà avoir une connaissance assez approfondie des choses pour être en état d’indiquer les règles d’après lesquelles on en peut constituer une science.

La logique générale est ou pure ou appliquée. Dans la logique pure, nous faisons abstraction de toutes les conditions empiriques sous lesquelles s’exerce notre entendement, par exemple de l’influence des sens, du jeu de l’imagination, des lois du souvenir, de la puissance de l’habitude, de l’inclination, etc., par conséquent aussi des sources de nos préjugés, et même en général de toutes les causes d’où peuvent dériver pour nous certaines connaissances, vraies ou supposées, parce qu’elles n’ont trait à l’entendement que dans certaines circonstances de son application et que, pour connaître ces circonstances, l’expérience est nécessaire. Une logique générale et pure ne s’occupe donc que de principes à priori ; elle est le canon de l’entendement et de la raison, mais seulement par rapport à ce qu’il a de formel dans leur usage[ndt 83], quel qu’en soit d’ailleurs le contenu (qu’il soit empirique ou transcendental). La logique générale est appliquée, lorsqu’elle a pour objet les règles de l’usage de l’entendement sous les conditions subjectives et empiriques que nous enseigne la psychologie. Elle a donc aussi des principes empiriques, bien qu’elle soit générale à ce titre qu’elle considère l’usage de l’entendement sans distinction d’objets. Aussi n’est-elle ni un canon de l’entendement en général, ni un organum de sciences particulières, mais seulement un cathartique[ndt 84] de l’entendement vulgaire.

Il faut donc, dans la logique générale, séparer entièrement la partie qui doit former la théorie pure de la raison de celle qui constitue la logique appliquée (mais toujours générale). La première seule est proprement une science, mais courte et aride, telle, en un mot, que l’exige l’exposition scolastique d’une théorie élémentaire l’entendement. Dans cette science, les logiciens doivent donc toujours avoir en vue les deux règles suivantes :

1o Comme logique générale, elle fait abstraction de tout le contenu de la connaissance de l’entendement et de la diversité de ses objets, et elle n’a à s’occuper que de la forme de la pensée.

2o Comme logique pure, elle n’a point de principes empiriques ; par conséquent (bien qu’on se persuade parfois le contraire) elle ne tire rien de la psychologie, qui ne saurait avoir aucune influence sur le canon de l’entendement. Elle est une doctrine démontrée, et tout y doit être parfaitement certain à priori.

Quant à la logique que j’appelle appliquée (contrairement au sens ordinaire de cette expression, qui désigne certains exercices dont la logique pure fournit la règle), elle représente l’entendement et les règles de son usage nécessaire considéré in concreto, c’est-à-dire en tant qu’il est soumis aux conditions contingentes du sujet, lesquelles peuvent lui être contraires ou favorables et ne sont jamais données qu’empiriquement. Elle traite de l’attention, de ses obstacles et de ses effets, de l’origine de l’erreur, de l’état de doute, de scrupule, de persuasion, etc. Entre la logique générale et pure et elle il y a le même rapport qu’entre la morale pure, qui contient uniquement les lois morales nécessaires d’une volonté libre en général, et l’éthique[ndt 85] proprement dite qui examine ces lois par rapport aux obstacles qu’elles rencontrent dans les sentiments, les inclinations et les passions auxquelles les hommes sont plus ou moins soumis. Celle-ci ne saurait jamais former une véritable science, une science démontrée, parce que, comme la logique appliquée, elle a besoin de principes empiriques et psychologiques.


II

De la logique transcendentale

La logique générale fait abstraction, comme nous l’avons indiqué, de tout contenu de la connaissance, c’est-à-dire de tout rapport de la connaissance à l’objet, et elle n’envisage que la forme logique des connaissances dans leurs rapports entre elles, c’est-à-dire la forme de la pensée en général. Mais, comme il y a des intuitions pures aussi bien que des intuitions empiriques (ainsi que le prouve l’esthétique transcendentale), on pourrait bien trouver aussi une différence entre une pensée pure et une pensée empirique des objets. Dans ce cas, il y aurait une logique où l’on ne ferait pas abstraction de tout contenu de la connaissance ; car celle qui contiendrait uniquement les règles de la pensée pure d’un objet exclurait toutes ces connaissances dont le contenu serait empirique. Cette logique rechercherait aussi l’origine de nos connaissances des objets, en tant qu’elle ne peut être attribuée à ces objets mêmes, tandis que la logique générale n’a point à s’occuper de cette origine de la connaissance, et qu’elle se borne à examiner nos représentations au point de vue des lois suivant lesquelles l’entendement les emploie et les relie entre elles, lorsqu’il pense. Que ces représentations aient leur origine à priori en nous-mêmes, ou qu’elles nous soient données empiriquement, peu lui importe ; elle s’occupe uniquement de la forme que l’entendement peut leur donner, de quelque source d’ailleurs qu’elles puissent dériver.

Je dois faire ici une remarque qui a son importance pour toutes les considérations suivantes, et qu’il ne faut pas perdre de vue : c’est que le mot transcendental ne convient pas à toute connaissance à priori, mais seulement à celle par laquelle nous connaissons que certaines représentations (intuitions ou concepts) ne sont appliquées ou ne sont possibles qu’à priori, et comment elles le sont (car cette expression désigne la possibilité de la connaissance ou de son usage à priori). Ainsi, ni l’espace, ni aucune détermination géométrique à priori de l’espace ne sont des représentations transcendentales ; la connaissance de l’origine non empirique de ces représentations et de la manière dont elles peuvent se rapporter à priori à des objets d’expérience mérite seule d’être appelée transcendentale. De même, l’application de l’espace à des objets en général serait transcendentale ; mais bornée simplement aux objets des sens, elle est empirique. La différence du transcendental et de l’empirique n’appartient donc qu’à la critique des connaissances et ne concerne point le rapport de ces connaissances à leur objet.

Dans la présomption qu’il y a peut-être des concepts qui se rapportent à priori à des objets, non comme intuitions pures ou sensibles, mais seulement comme actes de la pensée pure, et qui par conséquent sont bien des concepts, mais des concepts dont l’origine n’est ni empirique, ni esthétique, nous nous faisons d’avance l’idée d’une science de l’entendement pur et de la connaissance rationnelle par laquelle nous pensons des objets tout à fait à priori. Une telle science, qui déterminerait l’origine, l’étendue et la valeur objective de ces connaissances devrait porter le nom de logique transcendentale ; car, en même temps qu’elle n’aurait affaire qu’aux lois de l’entendement et de la raison, elle ne se rapporterait qu’à des objets à priori, et non, comme la logique générale, à des connaissances empiriques ou pures sans distinction.


III

De la division de la logique générale en Analytique et Dialectique

Qu’est-ce que la vérité ? C’est avec cette vieille et fameuse question que l’on pensait pousser à bout les logiciens, et que l’on cherchait à les prendre en flagrant délit de verbiage[ndt 86] ou à leur faire avouer leur ignorance, et par conséquent la vanité de tout leur art. La définition de nom qui consiste à dire que la vérité est l’accord de la connaissance avec son objet, est ici admise et supposée ; mais on veut savoir quel est le critérium général et certain de la vérité de toute connaissance.

C’est déjà une grande et infaillible preuve de sagesse et de lumières que de savoir ce que l’on peut raisonnablement demander. En effet, si la question est absurde en soi et si elle appelle des réponses oiseuses, non-seulement elle couvre de honte celui qui la fait, mais elle a aussi parfois l’inconvénient de jeter dans l’absurdité lui qui y répond sans y prendre garde, et de présenter ainsi le ridicule spectacle de deux personnes, dont l’une trait le bouc (comme disaient les anciens), tandis que l’autre tient le baquet.

Si la vérité consiste dans l’accord d’une connaissance avec son objet, cet objet doit être par-là même distingué de tout autre ; car une connaissance contînt-elle d’ailleurs des idées applicables à un autre objet, elle est fausse quand elle ne s’accorde pas avec celui auquel elle se rapporte. D’un autre côté, un critérium universel de la vérité devrait être bon pour toutes les connaissances, sans distinction de leurs objets. Mais, puisqu’on y ferait abstraction de tout contenu de la connaissance (de son rapport à son objet), et que la vérité porte justement sur ce contenu, il est clair qu’il est tout à fait impossible et absurde de demander une marque distinctive de la vérité de ce contenu des connaissances, et qu’on ne saurait trouver un signe suffisant à la fois et universel de la vérité. Et, comme le contenu d’une connaissance a été nommé plus haut la matière de cette connaissance, il est juste de dire qu’il n’y a point de critérium universel à chercher pour la vérité de la connaissance de la matière, puisque cela est contradictoire en soi.

Pour ce qui est de la connaissance considérée simplement dans la forme (abstraction faite de tout contenu), il est clair qu’une logique, en exposant les règles universelles et nécessaires de l’entendement, fournit dans ces règles mêmes des critériums de la vérité. Tout ce qui est contraire à ces règles est faux, puisque l’entendement s’y met en contradiction avec les règles universelles de sa pensée, c’est-à-dire avec lui-même. Mais ces critériums ne concernent que la forme de la vérité, c’est-à-dire de la pensée en général ; et, s’ils sont à ce titre tout à fait exacts, ils ne sont pas suffisants. En effet, une connaissance a beau être tout à fait conforme à la forme logique, c’est-à-dire ne pas se contredire elle-même, il se peut toujours qu’elle ne soit pas d’accord avec l’objet. Le critérium purement logique de la vérité, à savoir l’accord d’une connaissance avec les lois universelles et formelles de l’entendement et de la raison est donc bien la condition sine qua non et par conséquent négative de toute vérité ; mais la logique ne saurait aller plus loin, et aucune pierre de touche ne pourrait lui faire découvrir l’erreur qui n’atteint pas seulement la forme, mais le contenu.

Or la logique générale décompose toute l’œuvre formelle de l’entendement et de la raison dans ses éléments, et elle les présente comme les principes de toute appréciation logique de notre connaissance. Cette partie de la logique peut donc être nommée analytique, et elle est la pierre de touche, du moins négative, de la vérité, puisqu’il faut d’abord contrôler et juger d’après ses règles la forme de toute connaissance, avant d’en examiner le contenu pour savoir si, par rapport à l’objet, elle contient quelque vérité positive. Mais, comme la pure forme de la connaissance, si bien d’accord qu’elle puisse être avec les lois logiques, ne suffit nullement pour décider de la vérité matérielle (objective) de la connaissance, personne ne peut se hasarder à juger des objets sur la foi de la logique. Avant d’en affirmer quelque chose, il faut en avoir trouvé en dehors de la logique des révélations fondées, sauf à en demander ensuite aux lois logiques l’usage et l’enchaînement au sein d’un tout systématique, ou, mieux, à les contrôler simplement d’après ces lois. Cependant, il y a quelque chose de si séduisant dans la possession de cet art précieux qui consiste à donner à toutes nos connaissances la forme de l’entendement, si vide ou si pauvre d’ailleurs qu’en puisse être le contenu, que cette logique générale, qui n’est qu’un canon pour le jugement, devient en quelque sorte un organum dont on se sert pour en tirer réellement, du moins en apparence, des assertions objectives ; mais cet usage n’est dans le fait qu’un abus. La logique générale, prise ainsi pour organum, prend le nom de dialectique.

Quelque différente que soit l’idée que les anciens se faisaient de la science et de l’art qu’ils désignaient par ce mot, on peut certainement conclure de l’usage qu’ils faisaient réellement de la dialectique, qu’elle n’était autre chose pour eux que la logique de l’apparence. C’était en effet un art sophistique dont on se servait pour donner à son ignorance ou même à ses artifices calculés[ndt 87] la couleur de la vérité, de manière à imiter cette méthode de solidité[ndt 88] que prescrit la logique en général et à en mettre la topique à contribution pour faire passer les plus vaines allégations. Or c’est une remarque non moins utile que certaine que la logique générale, considérée comme organum, est toujours une logique de l’apparence, c’est-à-dire est toujours dialectique. En effet, comme elle ne nous enseigne rien au sujet du contenu de la connaissance, mais qu’elle se borne à exposer les conditions formelles de l’accord de la connaissance avec l’entendement, et que ces conditions sont d’ailleurs tout à fait indifférentes relativement aux objets, la prétention de se servir de cette logique comme d’un instrument (d’un organum) pour élargir et étendre ses connaissances, ou, du moins, en avoir l’air, cette prétention ne peut aboutir qu’à un pur verbiage, par lequel on affirme avec quelque apparence ou l’on nie à son choix tout ce qu’on veut.

Un tel enseignement est tout à fait contraire à la dignité de la philosophie. Aussi, en appliquant ce nom de dialectique à la logique, a-t-on eu raison d’entendre par là une critique de l’apparence dialectique ; c’est aussi en ce sens que nous nous l’entendrons ici.


IV

De la division de la logique transcendentale en analytique et dialectique transcendentales

Dans la logique transcendentale, nous isolons l’entendement (comme dans l’esthétique transcendentale nous avons isolé la sensibilité), et nous ne prenons de notre connaissance que la partie de la pensée qui a uniquement son origine dans l’entendement. Mais l’usage de cette connaissance pure suppose cette condition, que des objets auxquels elle puisse s’appliquer nous soient donnés dans l’intuition. En effet, sans intuitions, toute notre connaissance manque d’objets, et elle est alors entièrement vide. La partie de la logique transcendentale qui expose les éléments de la connaissance pure de l’entendement et les principes sans lesquels, en général, aucun objet ne peut être pensé, est l’analytique transcendentale ; elle est en même temps la logique de la vérité. En effet, aucune connaissance ne peut être en contradiction avec elle sans perdre aussitôt tout contenu, c’est-à-dire tout rapport à quelque objet, par conséquent toute vérité. Mais, comme il est très-attrayant de se servir de ces connaissances et de ces principes purs de l’entendement sans tenir compte de l’expérience, ou même en sortant des limites de l’expérience, qui seule peut nous fournir la matière (les objets) où s’appliquent ces concepts purs, l’esprit court le risque de faire, à l’aide de vains raisonnements, un usage matériel des principes simplement formels de l’entendement pur, et de prononcer indistinctement sur des objets qui ne nous sont pas donnés et qui peut-être ne peuvent l’être d’aucune manière. Si donc la logique ne doit être qu’un canon servant à juger l’usage empirique des concepts de l’entendement, c’est en abuser que de vouloir la faire passer pour l’organum d’un usage universel et illimité, et que de se hasarder avec le seul entendement pur à porter des jugements synthétiques sur des objets en général et à prononcer ainsi ou à décider à leur égard. C’est alors que l’usage de l’entendement pur serait dialectique. La seconde partie de la logique transcendentale doit donc être une critique de cette apparence dialectique ; et, si elle porte le titre de dialectique transcendentale, ce n’est pas comme art de susciter dogmatiquement une apparence de ce genre (cet art, malheureusement trop répandu, de la fantasmagorie philosophique), mais comme critique poursuivant l’entendement et la raison dans leur usage hyper-physique, pour découvrir la fausse apparence qui couvre leurs vaines prétentions et pour substituer à cette ambition, qui se flatte de trouver et d’étendre la connaissance à l’aide de lois transcendentales, un jugement qui se borne à contrôler l’entendement pur et à le prémunir contre les illusions sophistiques.

 


Logique transcendentale


Première division

Analytique transcendentale


Cette analytique est la décomposition de toute notre connaissance à priori dans les éléments qu’y apporte l’entendement pur. Il faut, dans ce travail, avoir en vue les points suivants : 1o que les concepts soient purs et non empiriques ; 2o qu’ils n’appartiennent pas à l’intuition et à la sensibilité, mais à la pensée et à l’entendement ; 3o que ce soient des concepts élémentaires, et non des concepts dérivés ou formés des précédents ; 4o que la table en soit complète et qu’elle embrasse tout le champ de l’entendement pur. Or cette perfection d’une science ne peut offrir aucune certitude si l’on n’y voit qu’un agrégat formé au moyen d’essais réitérés ; elle n’est possible qu’au moyen d’une idée de l’ensemble de la connaissance à priori due à l’entendement et par la division, ainsi déterminée, des concepts qui la constituent, en un mot au moyen d’un système qui en fasse un tout bien lié[ndt 89]. L’entendement pur ne se distingue pas seulement de tout élément empirique, mais encore de toute sensibilité. Il forme donc une unité qui existe par elle-même, qui se suffit à elle-même, et qui ne peut être augmentée par aucune addition étrangère. Aussi l’ensemble de sa connaissance constitue-t-il un système qui se ramène à une idée et peut être déterminé par cette idée, et dont la perfection et l’organisation peuvent servir d’épreuve à la légitimité et à la valeur de tous les éléments de connaissance qui y entrent. Toute cette première partie de la logique transcendentale se divise en deux livres, dont le premier contient les concepts, et le second les principes de l’entendement pur.


Livre premier

Analytique des concepts

Sous le nom d’analytique des concepts, je n’entends pas l’analyse de ces concepts ou cette méthode usitée dans les recherches philosophiques, qui consiste à décomposer dans les éléments qu’ils contiennent les concepts qui se présentent et à les éclaircir ainsi ; j’entends l’analyse, jusqu’ici peu tentée, de la faculté même de l’entendement, c’est-à-dire une analyse qui a pour but d’expliquer la possibilité des concepts à priori en les cherchant uniquement dans l’entendement, comme dans leur vraie source, et en étudiant en général l’usage pur de cette faculté. En effet, c’est là l’œuvre propre de la philosophie transcendentale ; le reste est l’étude logique des concepts telle qu’elle a lieu dans la philosophie en général. Nous poursuivrons donc les concepts purs jusque dans leurs premiers germes ou leurs premiers rudiments, lesquels résident originairement au sein de l’entendement humain, jusqu’à ce qu’enfin l’expérience leur donne l’occasion de se développer, et qu’affranchis par ce même entendement des conditions qui leur sont inhérentes, ils soient exposés dans toute leur pureté.


Chapitre premier

Du fil conducteur servant à découvrir tous les concepts purs de l’entendement

Lorsque l’on met en jeu une faculté de connaître, alors, suivant les différentes circonstances, se produisent divers concepts qui révèlent cette faculté et dont on peut faire une liste plus ou moins étendue suivant qu’on y a mis plus ou moins de temps et plus ou moins de pénétration. Mais quand cette recherche est-elle achevée ? c’est ce qu’il est impossible de déterminer avec certitude en suivant cette méthode en quelque sorte mécanique. D’ailleurs, les concepts que l’on ne découvre ainsi qu’à l’occasion, se présentent sans aucun ordre et sans aucune unité systématique. On finit bien par les grouper suivant certaines analogies et par les disposer en séries suivant la grandeur de leur contenu, en allant des simples aux composés ; mais ces séries, bien que formées en quelque sorte méthodiquement, n’ont pourtant rien de systématique.

La philosophie transcendentale a l’avantage, mais aussi l’obligation de rechercher ses concepts suivant un principe, parce qu’ils sortent purs et sans mélange de l’entendement comme d’une unité absolue, et que, par conséquent, on peut les lier entre eux suivant un concept ou une idée. Un tel lien nous fournit une règle d’après laquelle nous pouvons déterminer à priori la place de chaque concept pur de l’entendement et l’intégrité de tout le système en général, deux choses qui, autrement, dépendraient du caprice ou du hasard.


Première section

De l’usage logique de l’entendement en général

L’entendement a été défini plus haut d’une manière purement négative : une faculté de connaître non sensible. Or nous ne pouvons avoir aucune intuition en dehors de la sensibilité. L’entendement n’est donc pas une faculté d’intuition. Mais, l’intuition mise à part, il n’y a pas d’autre moyen de connaître que les concepts. La connaissance de tout entendement, du moins de l’entendement humain, est donc une connaissance par concepts, une connaissance non intuitive, mais discursive. Toutes les intuitions, en tant que sensibles, reposent sur des affections, mais les concepts supposent des fonctions. J’entends par fonction l’unité de l’acte qui consiste à réunir diverses représentations sous une représentation commune. Les concepts reposent donc sur la spontanéité de la pensée, de même que les intuitions sensibles sur la réceptivité des impressions. L’entendement ne peut faire de ces concepts d’autre usage que de juger par leur moyen. Or comme, excepté l’intuition, aucune représentation ne se rapporte immédiatement à l’objet, un concept n’est jamais immédiatement rapporté à un objet, mais à quelque autre représentation de cet objet (qu’elle soit une intuition, ou déjà même un concept). Le jugement est donc la connaissance médiate d’un objet, par conséquent la représentation d’une représentation de cet objet. Dans tout jugement, il y a un concept qui en embrasse plusieurs, et qui, parmi eux, comprend aussi une représentation donnée, laquelle enfin se rapporte immédiatement à l’objet. Ainsi, dans ce jugement : tous les corps sont divisibles[ndt 90], le concept du divisible se rapporte à divers autres concepts ; mais, entre autres, il se rapporte particulièrement à celui de corps, lequel, à son tour, se rapporte à certains phénomènes qui se présentent à nous. Ainsi ces objets sont médiatement représentés par le concept de la divisibilité. Tous les jugements sont donc des fonctions qui consistent à ramener nos représentations à l’unité, en substituant à une représentation immédiate une représentation plus élevée qui comprend la première avec beaucoup d’autres et qui sert à la connaissance de l’objet, et, en réunissant ainsi beaucoup de connaissances possibles sous une seule. Comme nous pouvons ramener tous les actes de l’entendement à des jugements, l’entendement en général peut être représenté comme une faculté de juger. En effet, d’après ce qui a été dit précédemment, l’entendement est une faculté de penser. Or penser, c’est connaître au moyen de concepts, et les concepts, comme prédicats de jugements possibles, se rapportent à quelque représentation d’un objet encore indéterminé. Ainsi le concept du corps signifie quelque chose, par exemple, un métal, qui peut être connu au moyen de ce concept. Il n’est donc un concept qu’à la condition de contenir d’autres représentations au moyen desquelles il peut se rapporter à des objets. Il est donc le prédicat d’un jugement possible, de celui-ci, par exemple : tout métal est un corps. On trouvera donc toutes les fonctions de l’entendement, si l’on parvient à déterminer d’une manière complète les fonctions de l’unité dans les jugements. Or la section suivante va montrer que cela est très-exécutable.


Deuxième section

§ 9
De la fonction logique de l’entendement dans les jugements

Si l’on fait abstraction de tout contenu d’un jugement en général et que l’on n’envisage que la pure forme de l’entendement, on trouve que la fonction de la pensée dans le jugement peut être ramenée à quatre titres, dont chacun contient trois moments. Ils sont parfaitement représentés dans le tableau suivant.


1
Quantité des jugements.
Généraux,
Particuliers,
Singuliers.
2
Qualité.
Affirmatifs,
Négatifs,
Indéfinis[ndt 91].
3
Relation.
Catégoriques,
Hypothétiques,
Disjonctifs.
4
Modalité.
Problématiques,
Assertoriques,
Apodictiques.


Comme cette division semble s’écarter sur quelques points, à la vérité non essentiels, de la technique ordinaire des logiciens, les observations suivantes ne seront pas inutiles pour prévenir tout malentendu.

1. Les logiciens disent avec raison que, si l’on regarde l’usage des jugements dans les raisonnements, on peut traiter les jugements singuliers comme des jugements généraux. En effet, précisément parce qu’ils n’ont pas d’extension, leur prédicat ne peut être rapporté simplement à une partie de ce que contient le concept du sujet et être exclu du reste. Il s’applique donc à tout ce concept sans exception, comme s’il s’agissait d’un concept général, à toute l’extension duquel conviendrait le prédicat. Mais, si nous comparons un jugement singulier avec un jugement général à titre de connaissance et au point de vue de la quantité, nous voyons que le premier est au second ce que l’unité est à l’infinité, et que, par conséquent, il en est par lui-même essentiellement distinct. Si donc j’estime un jugement singulier (judicium singulare), non-seulement quant à sa valeur intrinsèque, mais encore, comme connaissance en général, au point de vue de la quantité qu’il a relativement à d’autres connaissances, il est certainement distinct des jugements généraux (judicia communia), et mérite une place particulière dans un tableau complet des moments de la pensée en général (bien que, sans doute, il ne l’ait pas dans une logique restreinte à l’usage des jugements considérés dans leurs rapports réciproques).

2. De même, dans une logique transcendentale, il faut encore distinguer les jugements indéfinis des jugements affirmatifs, bien que, dans la logique générale, ils en fassent justement partie et ne constituent pas une subdivision particulière. Cette dernière, en effet, fait abstraction de tout contenu dans le prédicat (alors même qu’il est négatif), et considère seulement s’il convient au sujet ou s’il lui est opposé. La première, au contraire, envisage aussi le jugement quant à sa valeur ou au contenu de cette affirmation logique qui se fait au moyen d’un prédicat purement négatif, et elle cherche ce que cette affirmation fait gagner à l’ensemble de la connaissance. Si je disais de l’âme qu’elle n’est pas mortelle, j’écarterais du moins une erreur par un jugement négatif. Or, en avançant cette proposition, que l’âme n’est pas mortelle, j’ai bien réellement affirmé au point de vue de la forme logique, puisque j’ai placé l’âme dans la catégorie indéterminée des êtres immortels. Mais, comme ce qui est mortel forme une partie du cercle entier des êtres possibles, et que ce qui est immortel forme l’autre, je n’ai rien dit autre chose par ma proposition, sinon que l’âme fait partie du nombre indéfini des êtres qui restent, lorsqu’on en a retranché tout ce qui est mortel. La sphère indéfinie de tout le possible n’est limitée par là qu’en ce qu’on en a écarté tout ce qui est mortel et qu’on a placé l’âme dans la circonscription restante. Cette circonscription reste toujours indéfinie, malgré l’exclusion faite, et l’on en pourrait retrancher encore un plus grand nombre de parties, sans que pour cela le concept de l’âme y gagnât le moins du monde et fût déterminé affirmativement. Ces jugements qui sont indéfinis par rapport à la sphère logique sont donc en réalité purement limitatifs[ndt 92] relativement au contenu de la connaissance en général ; et, à ce titre, le tableau transcendental de tous les moments de la pensée dans les jugements ne doit pas les omettre, car la fonction qu’y exerce ici l’entendement pourrait bien avoir de l’importance dans le champ de sa connaissance pure à priori.

3. Tous les rapports de la pensée dans les jugements sont ceux : A. du prédicat au sujet, B. du principe à la conséquence, C. de la connaissance divisée à tous les membres de la division. Dans la première espèce de jugements, il n’y a en jeu que deux concepts, et, dans la seconde, deux jugements ; mais, dans la troisième, on considère plusieurs jugements dans leur rapport entre eux. Cette proposition hypothétique : s’il y a une justice parfaite, le méchant sera puni, implique proprement le rapport de deux propositions : il y a une justice parfaite, — et — le méchant sera puni. Il n’est pas ici question de savoir si ces deux propositions sont vraies en soi. La conséquence est la seule chose à laquelle on pense dans ce jugement. Enfin, le jugement disjonctif implique un rapport entre deux ou plusieurs propositions, qui n’est pas un rapport de conséquence, mais un rapport d’opposition logique, en ce sens que la sphère de l’un exclut celle de l’autre, et en même temps un rapport de communauté, en ce sens que les diverses propositions réunies remplissent la sphère de la vraie connaissance. Il implique donc un rapport entre les parties de la sphère d’une connaissance, puisque la sphère de chaque partie sert de complément à la sphère d’une autre dans l’ensemble de cette connaissance. Si je dis, par exemple, que le monde existe soit par l’effet d’un aveugle hasard, soit en vertu d’une nécessité intérieure, soit par une cause extérieure, chacune de ces propositions forme une partie de la sphère de la connaissance possible relativement à l’existence d’un monde en général, et toutes ensemble forment la sphère entière. Exclure la connaissance de l’une de ces sphères, c’est la placer dans l’une des autres, et, au contraire, la placer dans une sphère, c’est l’exclure de toutes les autres. Il y a donc dans un jugement disjonctif une certaine communauté de connaissances, qui consiste en ce qu’elles s’excluent réciproquement, mais en déterminant par là même en somme la véritable connaissance, puisque réunies elles constituent tout l’ensemble d’une unique connaissance donnée. Et voilà tout ce que je crois nécessaire de faire remarquer pour l’intelligence de la suite.

4. La modalité des jugements est une fonction particulière qui a ce caractère distinctif de n’entrer pour rien dans le contenu des jugements (car, en dehors de la quantité, de la qualité et de la relation, il n’y a plus rien qui forme le contenu d’un jugement), mais de ne concerner que la valeur de la copule relativement à la pensée en général. Les jugements sont problématiques lorsque l’on admet (arbitrairement)[ndt 93] l’affirmation ou la négation comme purement possibles ; assertoriques, lorsqu’elle est considérée comme réelle (comme vraie) ; apodictiques, quand on la regarde comme nécessaire[18]. Ainsi, les deux jugements dont la relation constitue le jugement hypothétique (antecedens et consequens) et ceux qui par leur réciprocité (comme membres de la division) forment le jugement disjonctif), sont tous purement problématiques. Dans l’exemple cité plus haut, cette proposition, s’il y a une justice parfaite, n’est pas prononcée assertoriquement, mais conçue seulement comme un jugement arbitraire, qui peut être admis par quelqu’un, et il n’y a que la conséquence qui soit assertorique. Aussi les jugements de cette sorte peuvent-ils être manifestement faux, et pourtant, pris problématiquement, servir de conditions à la connaissance de la vérité. Ainsi, ce jugement : le monde est l’effet d’un aveugle hasard, n’a, dans le jugement disjonctif, qu’une signification problématique, c’est-à-dire que quelqu’un pourrait l’admettre pour un moment ; et pourtant (comme indication d’une fausse route dans le nombre de toutes celles que l’on peut suivre), il sert à trouver le vrai chemin. La proposition problématique est donc celle qui n’exprime qu’une possibilité logique (qui n’est point objective), c’est-à-dire le libre choix qu’on pourrait en faire, ou un acte purement arbitraire en vertu duquel on l’admettrait dans l’entendement. La proposition assertorique énonce une réalité ou une vérité logique ; c’est ainsi que dans un raisonnement hypothétique l’antécédent est problématique dans la majeure, et assertorique dans la mineure : on montre ici que la proposition est déjà liée à l’entendement en vertu de ses lois. La proposition apodictique conçoit l’assertorique comme étant déterminée par ces lois mêmes de l’entendement, et par conséquent comme étant affirmative à priori ; elle exprime de cette manière une nécessité logique. Or, comme tout ici s’incorpore successivement à l’entendement, de telle manière que l’on juge d’abord une certaine chose problématiquement, qu’on l’accepte ensuite assertoriquement comme vraie, et qu’on l’affirme enfin comme inséparablement liée à l’entendement, c’est-à-dire comme nécessaire et apodictique, on peut regarder les trois fonctions de la modalité comme autant de moments de la pensée en général.


Troisième section

§ 10
Des concepts purs de l’entendement ou des catégories.

La logique générale, comme il a été déjà dit plusieurs fois, fait abstraction de tout contenu de la connaissance, et elle attend que des représentations lui viennent d’ailleurs, d’où que ce soit, pour les convertir d’abord en concepts, ce qu’elle fait au moyen de l’analyse. La logique transcendentale, au contraire, trouve devant elle une diversité d’éléments sensibles à priori[ndt 94] que l’esthétique transcendentale lui fournit et qui donnent une matière aux concepts purs de l’entendement ; sans cette matière, elle n’aurait point de contenu, et par conséquent elle serait tout à fait vide. Or l’espace et le temps contiennent sans doute une diversité d’éléments qui viennent de l’intuition pure à priori, mais ils n’en font pas moins partie des conditions de la réceptivité de notre esprit, c’est-à-dire des conditions sans lesquelles il ne peut recevoir de représentations des objets, et qui par conséquent en doivent nécessairement aussi affecter le concept. Mais la spontanéité de notre pensée exige pour faire de cette diversité une connaissance, qu’elle soit d’abord parcourue, recueillie et liée de quelque façon. J’appelle cet acte synthèse.

J’entends donc par synthèse, dans le sens le plus général de ce mot, l’acte qui consiste à ajouter diverses représentations les unes aux autres et à en réunir la diversité en une connaissance. Cette synthèse est pure, quand la diversité n’est pas donnée empiriquement, mais à priori (comme celle qui est donnée dans l’espace et dans le temps). Nos représentations doivent être données antérieurement à l’analyse qu’on en peut faire, et il n’y a point de concepts dont on puisse expliquer le contenu analytiquement. Sans doute, la synthèse d’une diversité (qu’elle soit donnée empiriquement ou à priori) produit d’abord une connaissance qui peut être au début grossière, et confuse et qui par conséquent a besoin d’analyse ; mais elle n’en est pas moins l’acte propre qui rassemble les éléments de manière à en constituer des connaissances et qui les réunit pour en former un certain contenu. Elle est donc la première chose sur laquelle nous devions porter notre attention, lorsque nous voulons juger de l’origine de notre connaissance.

La synthèse en général, comme nous le verrons plus tard, est le simple effet de l’imagination, c’est-à-dire d’une fonction de l’âme, aveugle mais indispensable, sans laquelle nous n’aurions aucune espèce de connaissance, mais dont nous n’avons que très-rarement conscience. Mais l’acte qui consiste à ramener cette synthèse à des concepts est une fonction qui appartient à l’entendement, et par laquelle il nous procure la connaissance dans le sens propre de ce mot.

La synthèse pure, représentée d’une manière générale, donne le concept pur de l’entendement. J’entends par là cette synthèse qui repose sur un principe d’unité synthétique à priori ; ainsi sous les nombres (cela est surtout remarquable quand il s’agit de nombres élevés) il y a une synthèse qui se fait suivant des concepts, puisqu’elle a lieu d’après un principe commun d’unité (par exemple celui de la décade). L’unité dans la synthèse de la diversité est donc nécessaire sous ce concept.

Il y a une opération qui consiste à ramener par voie d’analyse diverses représentations à un concept (c’est celle dont s’occupe la logique générale) ; mais ce ne sont pas les représentations, c’est la synthèse pure des représentations que la logique transcendentale enseigne à ramener à des concepts. La première chose qui doit être donnée à priori pour que la connaissance d’un objet quelconque devienne possible, c’est la diversité de l’intuition pure ; la seconde est la synthèse que l’imagination opère dans cette diversité, mais qui ne donne encore aucune connaissance. Les concepts qui donnent de l’unité à cette synthèse pure et qui consistent uniquement dans la représentation de cette unité synthétique nécessaire forment la troisième chose nécessaire à la connaissance d’un objet, et reposent sur l’entendement.

La même fonction qui donne de l’unité aux diverses représentations dans un jugement, donne aussi de l’unité à la simple synthèse des représentations diverses dans une intuition, et c’est cette unité qui, prise d’une manière générale, s’appelle un concept pur de l’entendement. Ainsi le même entendement qui, au moyen de l’unité analytique, a produit dans les concepts la forme logique du jugement, introduit en même temps et par la même opération, au moyen de l’unité synthétique des éléments divers de l’intuition en général, un contenu transcendental dans ses représentations, et c’est pourquoi elles s’appellent des concepts purs de l’entendement, qui s’appliquent à priori à des objets, ce que ne peut faire la logique générale.

D’après cela, il y aura autant de concepts purs de l’entendement, s’appliquant à priori à des objets d’intuition, qu’il y avait, d’après la table précédente, de fonctions logiques dans tous les jugements possibles ; car ces fonctions épuisent entièrement l’entendement et en mesurent exactement la puissance. Nous donnerons à ces concepts, suivant le langage d’Aristote, le nom de catégories, puisque notre dessein est identique au sien dans son origine, bien qu’il s’en éloigne beaucoup dans l’exécution.


TABLE DES CATÉGORIES



1
Quantité
Unité.
Pluralité.
Totalité.
2
Qualité
Réalité.
Négation.
Limitation.
3
Relation.
Substance et accident (substantia et accidens).
Causalité et dépendance (cause et effet).
Communauté (action réciproque entre l’agent et le patient).
4
Modalité.
Possibilité, — Impossibilité.
Existence, — Non-existence.
Nécessité, — Contingence.


Telle est la liste de tous les concepts originairement purs de la synthèse, qui sont contenus à priori dans l’entendement et qui lui valent le nom d’entendement pur. C’est uniquement grâce à eux qu’il peut comprendre quelque chose à la diversité de l’intuition, c’est-à-dire en penser l’objet. Cette division est systématiquement dérivée d’un principe commun, à savoir de la faculté de juger (qui est la même chose que la faculté de penser) ; ce n’est point une rapsodie résultant d’une recherche des concepts purs faite à tout hasard, mais dont la perfection ne saurait jamais être certaine, parce qu’on la conclut par induction sans jamais songer à se demander pourquoi ce sont précisément ces concepts et non point d’autres qui sont inhérents à l’entendement. C’était un dessein digne d’un esprit aussi pénétrant qu’Aristote que celui de rechercher ces concepts fondamentaux. Mais, comme il ne suivait aucun principe, il les recueillit comme ils se présentaient à lui, et en rassembla d’abord dix qu’il appela catégories (prédicaments). Dans la suite il crut en avoir trouvé encore cinq, qu’il ajouta aux précédents sous le nom de post-prédicaments. Mais sa liste n’en resta pas moins défectueuse. En outre on y trouve quelques modes (modi) de la sensibilité pure (quando, ubi, situs, ainsi que prius, simul) et même un concept empirique (motus), qui ne devraient pas figurer dans ce registre généalogique de l’entendement ; on y trouve aussi des concepts dérivés (actio, passio) mêlés aux concepts primitifs, et d’un autre côté quelques-uns de ceux-ci manquent complètement.

Au sujet de ces derniers concepts, il faut encore remarquer que les catégories, étant les vrais concepts primitifs de l’entendement humain, sont par là même la souche de concepts dérivés qui ne sont pas moins purs et dont il est impossible de ne pas tenir un compte détaillé dans un système complet de philosophie transcendentale, mais que, dans cet essai purement critique, je puis me contenter de mentionner.

Qu’il me soit permis de nommer ces concepts purs, mais dérivés, de l’entendement les prédicables de l’entendement pur (par opposition aux prédicaments). Dès qu’on a les concepts originaires et primitifs, il est facile d’y ajouter les concepts dérivés et secondaires, et de dessiner entièrement l’arbre généalogique de l’entendement pur. Comme je n’ai point à m’occuper ici de la complète exécution du système, mais seulement des principes de ce système, je réserve ce complément pour un autre travail. Mais on peut assez aisément atteindre ce but en prenant les manuels d’ontologie, et en ajoutant, par exemple, à la catégorie de la causalité les prédicables de la force, de l’action, de la passion ; à la catégorie de la communauté, ceux de la présence, de la résistance ; aux prédicaments de la modalité les prédicables de la naissance, de la fin, du changement, etc. Les catégories combinées avec les modes de la sensibilité pure ou même entre elles fournissent une grande quantité de concepts dérivés à priori, qu’il ne serait pas sans utilité et sans intérêt de signaler et d’exposer aussi complètement que possible ; mais c’est là une peine dont on peut s’exempter ici.

Je me dispense aussi à dessein dans ce traité de donner les définitions des catégories, quoique je sois en mesure de le faire. J’analyserai plus tard ces concepts dans la mesure nécessaire à la méthodologie qui m’occupe. Dans un système de la raison pure on serait sans doute en droit de les exiger de moi ; mais ici elles ne feraient que détourner l’attention du but principal de notre recherche en soulevant des doutes et des objections que nous pouvons ajourner à une autre occasion, sans nuire en rien à notre objet essentiel. En attendant, il résulte clairement du peu que je viens de dire qu’un vocabulaire complet de ces concepts, avec tous les éclaircissements nécessaires, n’est pas seulement possible, mais qu’il est facile à exécuter. Les cases sont toutes prêtes ; il ne reste plus qu’à les remplir, et dans une topique systématique telle que celle dont il s’agit ici, il n’est pas difficile de reconnaître la place qui convient proprement à chaque concept et de remarquer en même temps celles qui sont encore vides.


§ 11[ndt 95]

On peut faire sur cette table des catégories des observations curieuses, qui pourraient bien conduire à des conséquences importantes relativement à la forme scientifique de toutes les connaissances rationnelles. En effet, que dans la partie théorétique de la philosophie cette table soit singulièrement utile et même indispensable pour tracer en entier le plan de l’ensemble d’une science, en tant que cette science repose sur des principes à priori, et pour la diviser mathématiquement suivant des principes déterminés, c’est ce que l’on aperçoit tout de suite en songeant que la table dont il s’agit ici contient absolument tous les concepts élémentaires de l’entendement et même la forme du système qui les réunit dans l’intelligence humaine, et que par conséquent elle nous indique tous les moments de la science spéculative que l’on a en vue et même leur ordre, comme j’en ai donné une preuve ailleurs[ndt 96]. Voici quelques-unes de ces remarques.

Première remarque. Cette table, qui contient quatre classes de concepts de l’entendement, se divise d’abord en deux parties dont la première se rapporte aux objets de l’intuition (pure ou empirique), et la seconde à l’existence de ces objets (soit par rapport les uns aux autres, soit par rapport à l’entendement). On pourrait appeler mathématiques les catégories de la première classe, et dynamiques celles de la seconde. La première n’a point, comme on le voit, de corrélatifs ; on n’en trouve que dans la seconde. Cette différence doit avoir sa raison dans la nature de l’entendement.

Deuxième remarque. Chaque classe comprend d’ailleurs un nombre égal de catégories, c’est-à-dire trois, ce qui mérite réflexion, puisque toute autre division à priori fondée sur des concepts doit être une dichotomie[ndt 97]. Ajoutez à cela que la troisième catégorie dans chaque classe résulte toujours de l’union de la seconde avec la première.

Ainsi la totalité n’est autre chose que la pluralité considérée comme unité ; la limitation, que la réalité jointe à la négation ; la communauté, que la causalité d’une substance déterminée par une autre qu’elle détermine à son tour ; la nécessité enfin, que l’existence donnée par la possibilité même. Mais que l’on ne pense pas pour cela que la troisième catégorie soit un concept purement dérivé et non un concept primitif de l’entendement pur. En effet, cette union de la première avec la seconde catégorie qui produit le troisième concept, suppose un acte particulier de l’entendement, qui n’est pas identique à celui qui a lieu dans le premier et dans le second. Ainsi le concept d’un nombre (qui appartient à la catégorie de la totalité) n’est pas toujours possible là où se trouvent les concepts de la pluralité et de l’unité (par exemple dans la représentation de l’infini). De même, de ce que j’unis ensemble le concept d’une cause et celui d’une substance, je ne conçois pas par cela seul l’influence, c’est-à-dire comment une substance peut être cause de quelque chose dans une autre substance. D’où il résulte qu’un acte particulier de l’entendement est nécessaire pour cela. Il en est de même des autres cas.

Troisième remarque. Il y a une seule catégorie, celle de la communauté, comprise sous le troisième titre, dont l’accord avec la forme de jugement disjonctif qui lui correspond dans le tableau des fonctions logiques, n’est pas aussi évident que l’est le rapport analogue dans les autres catégories.

Pour s’assurer de cet accord, il faut remarquer que dans tous les jugements disjonctifs la sphère (l’ensemble de tout ce qui est contenu dans nos jugements) est représentée comme un tout divisé en parties (les concepts subordonnés), et que, comme de ces parties, l’une ne peut être renfermée dans l’autre, elles sont conçues comme coordonnées entre elles, et non comme subordonnées, de telle sorte qu’elles se déterminent les unes les autres, non pas dans un sens unilatéral[ndt 98], comme en une série, mais réciproquement, comme dans un agrégat (si bien qu’admettre un membre de la division, c’est exclure tous les autres, et réciproquement).

Or, dès que l’on conçoit une liaison de ce genre dans un ensemble de choses, alors une de ces choses n’est plus subordonnée, comme effet, à une autre qui serait simplement la cause de son existence, mais elles sont en même temps et réciproquement coordonnées comme causes se déterminant l’une l’autre (comme dans un corps, par exemple, les parties s’attirent ou se repoussent réciproquement). C’est là une tout autre espèce de liaison que le simple rapport de cause à effet (de principe à conséquence), où la conséquence ne détermine pas à son tour réciproquement le principe et pour cette raison ne forme pas un tout avec lui (tel est, par exemple, le rapport du créateur avec le monde). Ce procédé que suit l’entendement, quand il se représente la sphère d’un concept divisé, il l’observe aussi lorsqu’il conçoit une chose comme divisible ; et de même que dans le premier cas les membres de la division s’excluent l’un l’autre et pourtant se relient en une sphère, de même il se représente les parties de la chose divisible comme ayant chacune, à titre de substance, une existence indépendante des autres et en même temps comme unies en un tout.


§ 12

Il y a encore dans la philosophie transcendentale des anciens un chapitre contenant des concepts purs de l’entendement, qui, sans être rangés parmi les catégories, étaient regardés comme devant avoir la valeur de concepts à priori d’objets. Mais, s’il en était ainsi, ils augmenteraient le nombre des catégories, ce qui ne peut être. Ces concepts sont exprimés par cette proposition, si célèbre chez les scolastiques : quolibet ens est unum, verum, bonum. Quoique dans l’usage ce principe ait abouti à de très-singulières conséquences (c’est-à-dire à des proportions purement tautologiques), si bien que de notre temps on ne l’admet plus guère dans la métaphysique que par bienséance, une pensée qui s’est soutenue si longtemps, quelque vide qu’elle semble être, mérite toujours qu’on en recherche l’origine et donne lieu de supposer qu’elle a son principe dans quelque règle de l’entendement, qui, comme il arrive souvent, aura été mal interprétée. Ces prétendus prédicats transcendentaux des choses ne sont que des nécessités logiques[ndt 99] et des criteriums de toute connaissance des choses en général, à laquelle ils donnent pour fondement les catégories de la quantité, c’est-à-dire de l’unité, de la pluralité et de la totalité. Seulement les anciens, qui n’avaient dû proprement les admettre qu’au sens matériel[ndt 100], c’est-à-dire comme conditions de la possibilité des choses mêmes, ne les employaient en réalité qu’au sens formel[ndt 101], c’est-à-dire comme faisant partie des conditions logiques de toute connaissance[ndt 102], et pourtant ils convertissaient, sans y prendre garde, ces criteriums de la pensée en propriétés des choses elles-mêmes. Dans toute connaissance d’un objet, il y a d’abord une unité de concept, que l’on peut appeler unité qualitative en tant que l’on conçoit sous cette unité l’ensemble des éléments divers de la connaissance, comme par exemple l’unité du thème dans un drame, dans un discours, dans une fable. Vient ensuite la vérité relativement aux conséquences. Plus il y a de conséquences vraies qui découlent d’un concept donné, plus il y a de signes de sa réalité objective. C’est ce que l’on pourrait appeler la pluralité qualitative des signes qui appartiennent à un concept comme à un principe commun (qui n’y sont pas conçus comme des quantités). Vient enfin la perfection, qui consiste en ce que cette pluralité à son tour est ramenée tout entière à l’unité du concept et qu’elle s’accorde complètement et exclusivement avec lui ; ce que l’on peut appeler l’intégrité qualitative[ndt 103] (la totalité). Par où l’on voit que ces trois critériums logiques de la possibilité de la connaissance en général ne font que transformer ici, au moyen de la qualité d’une connaissance prise pour principe, les trois catégories de la quantité, où l’unité doit être prise d’une manière constamment homogène dans la production du quantum, et cela afin de relier en une conscience des éléments de connaissance hétérogènes. Ainsi le critérium de la possibilité d’un concept (je ne dis pas de l’objet de ce concept) est la définition, où l’unité du concept, la vérité de tout ce qui en peut être immédiatement dérivé, l’intégrité enfin de ce qui en a été tiré, constituent les conditions exigées pour l’établissement[ndt 104] de tout le concept. Ainsi encore le criterium d’une hypothèse consiste dans la clarté[ndt 105] du principe d’explication admis, c’est-à-dire dans son unité (par laquelle il repousse le secours de toute autre hypothèse) ; dans la vérité des conséquences qui en dérivent (l’accord de ces conséquences entre elles et avec l’expérience) ; enfin dans l’intégrité du principe d’explication par rapport à ces conséquences, lesquelles ne doivent rien rendre de plus ni de moins que ce qui a été admis dans l’hypothèse, mais reproduire analytiquement à posteriori ce qui a été conçu synthétiquement à priori, et s’y accorder. Les concepts d’unité, de vérité et de perfection ne complètent donc nullement la liste transcendentale des catégories, comme si elle était défectueuse ; mais le rapport de ces concepts à des objets étant tout à fait mis de côté, l’usage qu’en fait l’esprit rentre dans les règles logiques générales de l’accord de la connaissance avec elle-même.


Chapitre II

De la déduction des concepts purs de l’entendement

Première section

§ 13
Des principes d’une déduction transcendantale en général

Quand les jurisconsultes parlent de droits et d’usurpations, ils distinguent dans l’affaire la question de droit (quid juris)[ndt 106] de la question de fait (quid facti)[ndt 107] ; et, comme ils exigent une preuve de chacune d’elles, ils nomment déduction celle qui doit démontrer le droit ou la légitimité de la prétention. Nous nous servons d’une foule de concepts empiriques sans rencontrer nulle part de contradicteur, et nous nous croyons autorisés même sans déduction à leur attribuer un sens supposé parce que nous avons toujours l’expérience en main pour en démontrer la réalité objective. D’un autre côté, il y a aussi des concepts usurpés, comme ceux de bonheur, de destin, etc., qui circulent, grâce à une complaisance presque générale, mais qui parfois soulèvent la question : quid juris, et dont la déduction ne cause pas alors un médiocre embarras, attendu qu’on ne peut citer aucun principe clair soit de l’expérience, soit de la raison, qui en justifie l’usage.

Mais parmi les nombreux concepts qui forment le tissu très-compliqué de la connaissance humaine, il y en a quelques-uns qui sont destinés à un usage pur à priori (entièrement indépendant de toute expérience), et dont le droit a toujours besoin d’une déduction, parce que des preuves tirées de l’expérience ne suffisent plus à établir la légitimité d’un usage de ce genre, et que pourtant on veut savoir comment ces concepts peuvent se rapporter à des objets qu’ils ne trouvent dans aucune expérience. Expliquer comment des concepts peuvent se rapporter à priori à des objets, voilà donc ce que je nomme la déduction transcendentale de ces concepts ; je la distingue de la déduction empirique, qui montre comment un concept a été acquis par le moyen de l’expérience et de la réflexion faite sur l’expérience, et qui par conséquent ne concerne pas la légitimité, mais le fait même de l’acquisition.

Nous avons déjà deux espèces bien distinctes de concepts, mais qui ont cela de commun, que toutes deux se rapportent entièrement à priori à des objets ; ce sont les concepts de l’espace et du temps, comme formes de la sensibilité, et les catégories, comme concepts de l’entendement. En vouloir chercher une déduction empirique, ce serait peine perdue, puisque ce qui fait leur caractère propre, c’est qu’ils se rapportent à leurs objets sans avoir tiré de l’expérience aucune représentation. Si donc une déduction de ces concepts est nécessaire, il faut toujours qu’elle soit transcendentale.

Cependant il est vrai de dire de ces concepts, comme de toute connaissance, que l’on peut trouver dans l’expérience, à défaut du principe de leur possibilité, les causes occasionnelles de leur production. Les impressions des sens nous fournissent, en effet, la première occasion de déployer, à leur sujet, toute notre faculté de connaître et de constituer l’expérience. Celle-ci contient deux éléments très-différents, à savoir : une matière de connaissance fournie par les sens, et une certaine forme servant à ordonner cette matière et venant de la source intérieure de l’intuition et de la pensée pures, lesquelles n’entrent en jeu et ne produisent des concepts qu’à l’occasion de la première. Rechercher les premiers efforts de notre faculté de connaître, lorsqu’elle tend à s’élever des perceptions particulières à des concepts généraux, c’est là une entreprise qui a sans doute une grande utilité, et il faut remercier l’illustre Locke d’en avoir le premier ouvert la voie. Mais il est impossible d’arriver par cette voie à une déduction des concepts purs à priori ; car, pour justifier leur futur usage, qui doit être tout à fait indépendant de l’expérience, il faut qu’ils aient un autre acte de naissance à produire que celui qui les fait dériver de l’expérience. Cette tentative de dérivation physiologique, qui n’est pas, à proprement parler, une déduction, puisqu’elle se borne à une question de fait, je la nommerai l’explication de la possession d’une connaissance pure. Il est donc clair qu’il ne peut y avoir de ces concepts qu’une déduction transcendentale, et nullement une déduction empirique, et que celle-ci n’est, relativement aux concepts purs à priori, qu’une vaine tentative, dont peut seul s’occuper celui qui n’a point compris la nature propre de cette espèce de connaissance.

Mais, quoiqu’il n’y ait qu’une seule espèce possible de déduction pour la connaissance pure à priori, à savoir celle qui suit la voie transcendentale, il n’en résulte pas que cette déduction soit absolument nécessaire. Nous avons plus haut suivi jusqu’à leurs sources, au moyen d’une déduction transcendentale, les concepts de l’espace et du temps, et nous en avons ainsi expliqué et déterminé à priori la valeur objective. Mais la géométrie va son droit chemin à travers des connaissances purement à priori, sans avoir besoin de demander à la philosophie un certificat qui constate la légitime et pure origine de son concept fondamental d’espace. C’est que dans cette science l’usage du concept se borne au monde sensible extérieur, dont l’intuition a pour forme pure l’espace, et dans lequel par conséquent toute connaissance géométrique a une évidence immédiate, puisqu’elle se fonde sur une intuition à priori et que les objets sont donnés à priori (quant à la forme) dans l’intuition par la connaissance même. Les concepts purs de l’entendement, au contraire, font naître en nous un indispensable besoin de chercher non-seulement leur déduction transcendentale, mais aussi celle de l’espace. En effet, comme les prédicats que l’on attribue ici aux objets ne sont pas ceux de l’intuition et de la sensibilité, mais ceux de la pensée pure à priori, ces concepts se rapportent à des objets en général, indépendamment de toutes les conditions de la sensibilité ; et, comme ils ne sont pas fondés sur l’expérience, ils ne peuvent montrer dans l’intuition à priori aucun objet sur lequel se fonde leur synthèse antérieurement à toute expérience. Or non-seulement ils éveillent ainsi des soupçons sur la valeur objective et les limites de leur usage ; mais, par leur penchant à se servir du concept d’espace en dehors des conditions de l’intuition sensible, ils rendent ce concept douteux, et voilà pourquoi il a été nécessaire d’en donner aussi plus haut une déduction transcendentale. Le lecteur doit donc être convaincu de l’indispensable nécessité de chercher une déduction transcendentale de ce genre avant de faire un seul pas dans le champ de la raison pure ; car autrement il marcherait en aveugle, et, après avoir erré çà et là, il finirait par en revenir à l’ignorance d’où il serait parti. Mais il faut aussi qu’il se rende bien compte d’avance des inévitables difficultés qu’il doit rencontrer, afin qu’il ne se plaigne pas d’une obscurité qui enveloppe profondément la chose même, et qui ne se laisse pas trop tôt décourager par les obstacles à vaincre ; car il s’agit de repousser absolument toute prétention à des vues de la raison pure sur le champ le plus attrayant, sur celui qui est placé en dehors des limites de toute expérience, et de porter cette recherche critique à son plus haut degré de perfection.

Il ne nous a pas été difficile de faire comprendre comment, bien que les concepts de l’espace soient des connaissances à priori, ils ne s’en rapportent pas moins nécessairement à des objets, et rendent possible une connaissance synthétique de ces objets, indépendamment de toute expérience. En effet, comme c’est uniquement au moyen de ces formes pures de la sensibilité qu’une chose peut nous apparaître, c’est-à-dire devenir un objet d’intuition empirique, l’espace et le temps sont de pures intuitions qui contiennent à priori la condition de la possibilité des objets comme phénomènes, et la synthèse qui s’y opère a une valeur objective.

Les catégories de l’entendement, au contraire, ne nous représentent pas les conditions sous lesquelles des objets sont donnés dans l’intuition et sous lesquelles conséquemment des objets peuvent nous apparaître, sans qu’ils aient nécessairement besoin de se rapporter à des fonctions de l’entendement et sans que celui-ci par conséquent en contienne les conditions à priori. De là résulte une difficulté que nous n’avons pas rencontrée dans le champ de la sensibilité, celle de savoir comment des conditions subjectives de la pensée peuvent avoir une valeur objective, c’est-à-dire être les conditions de la possibilité de toute connaissance à priori ; car des phénomènes peuvent très-bien être donnés sans le secours des fonctions de l’entendement. Je prends, par exemple, le concept de la cause, qui signifie une espèce particulière de synthèse où à quelque chose A se joint, suivant une règle, quelque chose de tout à fait différent B. On ne voit pas clairement à priori pourquoi des phénomènes contiendraient quelque chose de pareil (car on ne saurait donner ici pour preuve des expériences, puisque la valeur objective de ce concept doit pouvoir être prouvée à priori) ; et par conséquent il est douteux à priori si un tel concept n’est pas tout à fait vide et s’il a quelque part un objet parmi les phénomènes. Il est clair, en effet, que des objets de l’intuition sensible doivent être conformes à certaines conditions formelles de la sensibilité résidant à priori dans l’esprit, puisqu’autrement ils ne seraient pas pour nous des objets ; mais on n’aperçoit pas aussi aisément pourquoi ils doivent en outre être conformes aux conditions dont l’entendement a besoin pour l’intelligence synthétique de la pensée[19]. Il se pourrait à la rigueur que les phénomènes fussent de telle nature que l’entendement ne les trouvât point du tout conformes aux conditions de son unité et que tout fût dans une telle confusion que, par exemple, dans la série des phénomènes il n’y eût rien qui fournît une règle à la synthèse et correspondît au concept de la cause et de l’effet, si bien que ce concept serait tout à fait vide, nul et sans signification. Dans ce cas, les phénomènes n’en présenteraient pas moins des objets à notre intuition, puisque l’intuition n’a nullement besoin des fonctions de la pensée.

Si l’on pense s’affranchir de la peine que coûtent ces sortes de recherches en disant que l’expérience présente sans cesse des exemples de régularité dans les phénomènes qui nous fournissent suffisamment l’occasion d’en extraire le concept de cause et de vérifier en même temps la valeur objective de ce concept, on ne remarque pas que le concept de cause ne saurait s’expliquer de cette manière, mais qu’il doit ou bien avoir son fondement tout à fait à priori dans l’entendement, ou bien être absolument rejeté comme une pure chimère. En effet, ce concept exige absolument que quelque chose A. soit tel qu’une autre chose B. s’en suive nécessairement et suivant une règle absolument générale. Or les phénomènes peuvent bien présenter des cas d’où l’on peut tirer une règle suivant laquelle quelque chose arrive ordinairement, mais on n’en saurait jamais conclure que la conséquence soit nécessaire. La synthèse de la cause et de l’effet a donc une dignité qu’il est impossible d’exprimer empiriquement : c’est que l’effet ne s’ajoute pas simplement à la cause, mais qu’il est produit par elle et qu’il en dérive. L’universalité absolue de la règle n’est pas non plus une propriété des règles empiriques, auxquelles l’induction ne peut donner qu’une généralité relative, c’est-à-dire une application étendue. L’usage des concepts purs de l’entendement serait donc tout autre, s’il ne fallait y voir que des produits empiriques.




§ 14
Passage conduisant à la déduction transcendentale des catégories

Il n’y a pour une représentation synthétique et ses objets que deux manières possibles de coïncider, de s’accorder d’une façon nécessaire, et, pour ainsi dire, de se rencontrer. Ou bien, c’est l’objet qui rend possible la représentation, ou bien c’est la représentation qui rend l’objet possible. Dans le premier cas, le rapport est exclusivement empirique, et la représentation n’est jamais possible à priori. Tel est le cas des phénomènes, relativement à ceux de leurs éléments qui appartiennent à la sensation. Dans le second cas, comme la représentation ne donne pas par elle-même l’existence à son objet (car il n’est pas ici question de la causalité qu’elle peut avoir au moyen de la volonté), elle détermine l’objet à priori, en ce sens qu’elle seule permet de connaître quelque chose comme objet. Or il y a deux conditions qui seules rendent possible la connaissance d’un objet : d’abord l’intuition, par laquelle il est donné, mais seulement comme phénomène ; ensuite le concept, par lequel on pense un objet correspondant à cette intuition. Mais il est clair, d’après ce qui a été dit plus haut, que la première condition, celle sans laquelle nous ne saurions percevoir des objets, sert en réalité dans l’esprit de fondement à priori aux objets considérés dans leur forme. Tous les phénomènes s’accordent donc nécessairement avec cette condition formelle de la sensibilité, puisqu’ils ne peuvent apparaître, c’est-à-dire être empiriquement perçus et donnés que sous cette condition. Il s’agit maintenant de savoir s’il ne faut pas admettre aussi antérieurement des concepts à priori comme conditions qui seules permettent, non pas de percevoir, mais de penser en général quelque chose comme objet ; car alors toute connaissance empirique des objets serait nécessairement conforme à ces concepts, puisque sans eux il n’y aurait pas d’objet d’expérience possible. Or toute expérience contient, outre l’intuition des sens, par laquelle quelque chose est donné, un concept d’un objet donné dans l’intuition ou nous apparaissant. Il y a donc des concepts d’objets en général qui servent, comme conditions à priori, de fondement à toute connaissance expérimentale. Par conséquent, la valeur objective des catégories, comme concepts à priori, repose sur ceci, à savoir que seules elles rendent possible l’expérience (quant à la forme de la pensée). Elles se rapportent, en effet, nécessairement et à priori à des objets d’expérience, puisque ce n’est en général que par le moyen de ces catégories qu’un objet d’expérience peut être pensé.

La déduction transcendentale de tous les concepts à priori a donc un principe sur lequel doit se régler toute notre recherche, c’est celui-ci : il faut que l’on reconnaisse dans ces concepts autant de conditions à priori de la possibilité des expériences (soit de l’intuition qui s’y trouve, soit de la pensée). Les concepts qui fournissent le principe objectif de la possibilité de l’expérience sont par cela même nécessaires. Le développement de l’expérience où ils se trouvent n’en est pas la déduction (il ne fait que les mettre au jour), car alors ils ne seraient toujours que contingents. Sans ce rapport originaire à une expérience possible qu’offrent tous les objets de la connaissance, celui des concepts à un objet quelconque ne pourrait plus être compris.

[20]. Faute d’avoir fait cette observation, l’illustre Locke, rencontrant dans l’expérience des concepts purs de l’entendement, les dériva de l’expérience même, et poussa l’inconséquence jusqu’à entreprendre d’arriver, avec ce point de départ, à des connaissances qui dépassent de beaucoup les limites de l’expérience. David Hume reconnut que, pour avoir le droit de sortir de l’expérience, il fallait accorder à ces concepts une origine à priori. Mais il ne put s’expliquer comment il est possible que l’entendement conçoive comme nécessairement liés dans un objet des concepts qui ne le sont pas dans l’entendement, et il ne lui vint pas à l’esprit que peut-être l’entendement était, par ces concepts mêmes, l’auteur de l’expérience qui lui fournit ses objets. Aussi se vit-il forcé de les tirer de l’expérience (c’est-à-dire de cette sorte de nécessité subjective que l’esprit se crée quand il remarque quelque association fréquente dans l’expérience, et qu’il finit par regarder à tort comme objective, en un mot de l’habitude). Mais il se montra ensuite très-conséquent, en tenant pour impossible de sortir des limites de l’expérience avec des concepts de cette sorte ou avec les principes auxquels ils donnent naissance. Malheureusement, cette origine empirique à laquelle Locke et Hume eurent recours ne peut se concilier avec l’existence des connaissances à priori que nous possédons, comme celles des mathématiques pures et de la physique générale, et par conséquent elle est réfutée par le fait.

Le premier de ces deux hommes célèbres ouvrit toutes les portes à l’extravagance[21], parce que la raison, quand une fois elle pense avoir le droit de son côté, ne se laisse plus arrêter par quelques vagues conseils de modération ; le second tomba complétement dans le scepticisme, dès qu’une fois il crut avoir découvert que ce qu’on tient pour la raison n’est qu’une illusion générale de notre faculté de connaître. — Nous sommes maintenant en mesure de rechercher si l’on peut conduire heureusement la raison humaine entre ces deux écueils et lui fixer des limites, tout en ouvrant un libre champ à sa légitime activité.

Avant de commencer cette recherche, je rappellerai seulement la définition des catégories. Les catégories sont des concepts d’un objet en général, au moyen desquels l’intuition de cet objet est considérée comme déterminée par rapport à l’une des fonctions logiques du jugement. Ainsi, la fonction du jugement catégorique est celle du rapport du sujet au prédicat, comme quand je dis : tous les corps sont divisibles. Mais, au point de vue de l’usage purement logique de l’entendement, on ne détermine pas auquel des deux concepts on veut attribuer la fonction de sujet, et auquel celle de prédicat. En effet on peut dire aussi : quelque divisible est un corps. Au contraire, lorsque je fais rentrer sous la catégorie de la substance le concept d’un corps, il est décidé par là que l’intuition empirique de ce corps dans l’expérience ne peut jamais être considérée autrement que comme sujet, et jamais comme simple prédicat. Il en est de même des autres catégories.



DEUXIÈME SECTION[22]


§ 15


De la possibilité d’une synthèse en général


La diversité des représentations peut être donnée dans une intuition qui est purement sensible, c’est-à-dire qui n’est rien qu’une pure réceptivité, tandis que la forme de cette intuition réside à priori dans notre faculté de représentation, sans être autre chose cependant qu’un mode d’affection du sujet. Mais la liaison (conjunctio) d’une diversité en général[23] ne peut jamais nous venir des sens, et par conséquent elle ne peut pas non plus être contenue dans la forme pure de l’intuition sensible. Elle est un acte de la spontanéité de la faculté représentative ; et, puisqu’il faut appeler cette spontanéité entendement, pour la distinguer de la sensibilité, toute liaison, que nous en ayons ou non conscience, qu’elle embrasse des intuitions diverses ou divers concepts, et que, dans le premier cas, ces intuitions soient sensibles ou non, toute liaison, dis-je, est un acte de l’entendement. Nous désignerons cet acte sous le nom commun de synthèse, afin de faire entendre par là que nous ne pouvons rien nous représenter comme lié dans l’objet sans l’avoir auparavant lié nous-mêmes dans l’entendement, et que de toutes les représentations la liaison est la seule qui ne puisse nous être fournie par les objets, mais seulement par le sujet lui-même, parce qu’elle est un acte de sa spontanéité. Il est aisé ici de remarquer que cet acte doit être originairement un et s’appliquer également à toute liaison, et que la décomposition, l’analyse, qui semble être son contraire, le suppose toujours ; car où l’entendement n’a rien lié, il ne saurait non plus rien délier, puisque c’est par lui seul qu’a pu être lié ce qui est donné comme tel à la faculté représentative.

Mais le concept de la liaison emporte, outre celui de la diversité et de la synthèse de cette diversité, celui de l’unité de cette même diversité. La liaison est la représentation de l’unité synthétique de la diversité[24]. La représentation de cette unité ne peut donc pas résulter de la liaison ; mais plutôt, en s’ajoutant à la représentation de la diversité, elle rend d’abord possible le concept de la liaison. Cette unité qui précède à priori tous les concepts de liaison, n’est pas du tout la catégorie de l’unité (§ 10) ; car toutes les catégories se fondent sur des fonctions logiques de nos jugements, et dans ces jugements est déjà conçue la liaison, par conséquent l’unité de concepts donnés. La catégorie présuppose donc la liaison. Il faut donc chercher cette unité (comme qualitative, § 12) plus haut encore, c’est-à-dire dans ce qui contient le principe même de l’unité de différents concepts au sein des jugements, et par conséquent de la possibilité de l’entendement, même au point de vue de l’usage logique.



§ 16
De l’unité originairement synthétique de l’aperception


Le : je pense doit pouvoir accompagner toutes mes représentations ; car autrement il y aurait en moi quelque chose de représenté, qui ne pourrait pas être pensé, ce qui revient à dire ou que la représentation serait impossible ou du moins qu’elle ne serait rien pour moi. La représentation qui peut être donnée antérieurement à toute pensée se nomme intuition. Toute diversité de l’intuition a donc un rapport nécessaire au je pense dans le même sujet où elle se rencontre. Mais cette représentation je pense est un acte de la spontanéité, c’est-à-dire qu’on ne saurait la regarder comme appartenant à la sensibilité. Je la nomme aperception pure pour la distinguer de l’aperception empirique, ou encore aperception originaire[25], parce que cette conscience de soi-même qu’elle exprime en produisant la représentation je pense, qui doit pouvoir accompagner toutes les autres et qui est identique en toute conscience, ne peut plus être elle-même accompagnée d’aucune autre. Je désigne encore l’unité de cette représentation sous le nom d’unité transcendentale de la conscience, pour indiquer la possibilité de la connaissance à priori qui en dérive. En effet, les représentations diverses, données dans une certaine intuition, ne seraient pas toutes ensemble mes représentations, si toutes ensemble elles n’appartenaient à une conscience. En tant qu’elles sont mes représentations (bien que je n’en aie pas conscience à ce titre), elles sont donc nécessairement conformes à la condition qui seule leur permet de se réunir en une conscience générale, puisque autrement elles ne seraient pas pour moi. De cette liaison originaire découlent plusieurs conséquences.

Cette identité générale[26] de l’aperception de divers éléments donnés dans une intuition contient une synthèse de représentations, et elle n’est possible que par la conscience de cette synthèse. En effet, la conscience empirique qui accompagne différentes représentations est par elle-même éparpillée et sans relation avec l’identité du sujet. Cette relation ne s’opère donc pas encore par cela seul que chaque représentation est accompagnée de conscience ; il faut pour cela que j’unisse l’une à l’autre et que j’aie conscience de leur synthèse. Ce n’est donc qu’à la condition de lier en une conscience une diversité de représentations données que je puis me représenter l’identité de la conscience dans ces représentations, c’est-à-dire que l’unité analytique de l’aperception n’est possible que dans la supposition de quelque unité synthétique[27]. Cette pensée que telles représentations données dans l’intuition m’appartiennent toutes signifie donc que je les unis ou que je puis du moins les unir en une conscience ; et, quoiqu’elle ne soit pas encore la conscience de la synthèse des représentations, elle en présuppose cependant la possibilité. En d’autres termes, c’est uniquement parce que je puis saisir en une conscience la diversité de ces représentations que je les appelle toutes miennes ; autrement le moi serait aussi divers et aussi bigarré que les représentations dont j’ai conscience. L’unité synthétique des intuitions diverses, en tant qu’elle est donnée à priori, est donc le principe de l’identité de l’aperception même, laquelle précède à priori toute pensée déterminée. La liaison n’est donc pas dans les objets et n’en peut pas être tirée par la perception pour être ensuite reçue dans l’entendement ; mais elle est uniquement une opération de l’entendement, qui n’est lui-même autre chose que la faculté de former des liaisons à priori et de ramener la diversité des représentations données à l’unité de l’aperception. C’est là le principe le plus élevé de toute la connaissance humaine.

Ce principe de l’unité nécessaire de l’aperception est à la vérité identique, et par conséquent il forme une proposition analytique, mais il explique néanmoins la nécessité d’une synthèse de la diversité donnée dans une intuition, puisque sans cette synthèse cette identité générale de la conscience de soi-même ne peut être conçue. En effet, le moi, comme représentation simple, ne donne rien de divers ; la diversité ne peut être donnée que dans l’intuition, qui est distincte de cette représentation, et elle ne peut être pensée qu’à la condition d’être liée en une conscience. Un entendement dans lequel toute diversité serait en même temps donnée par la conscience serait intuitif[28] ; le nôtre ne peut que penser[29], et c’est dans les sens qu’il doit chercher l’intuition. J’ai donc conscience d’un moi identique, par rapport à la diversité des représentations qui me sont données dans une intuition, puisque je les nomme toutes mes représentations et que ces représentations en constituent une seule. Or cela revient à dire que j’ai conscience d’une synthèse nécessaire à priori de ces représentations, et c’est là ce qui constitue l’unité synthétique originaire de l’aperception, à laquelle sont soumises toutes les représentations qui me sont données, mais à laquelle elles doivent être ramenées par le moyen d’une synthèse.



§ 17
Le principe de l’unité synthétique de l’aperception est le principe suprême de tout usage de l’entendement


Le principe suprême de la possibilité de toute intuition, par rapport à la sensibilité, était, d’après l’esthétique transcendentale, que tout ce qu’elle contient de divers fût soumis aux conditions formelles de l’espace et du temps. Le principe suprême de cette même possibilité, par rapport à l’entendement, c’est que tout ce qu’il y a de divers dans l’intuition soit soumis aux conditions de l’unité originairement synthétique de l’aperception[30]. Toutes les diverses représentations des intuitions sont soumises au premier de ces principes, en tant qu’elles nous sont données, et au second, en tant qu’elles doivent pouvoir s’unir en une seule conscience. Sans cela, en effet, rien ne peut être pensé ni connu, puisque les représentations données, n’étant point reliées par un acte commun de l’aperception, tel que le : Je pense, ne pourraient s’unir en une même conscience.

L’entendement, pour parler généralement, est la faculté des connaissances[31]. Celles-ci consistent dans le rapport déterminé de représentations données à un objet. Un objet est ce dont le concept réunit les éléments divers d’une intuition donnée. Or toute réunion de représentations exige l’unité de la conscience dans la synthèse de ces représentations. L’unité de la conscience est donc ce qui seul constitue le rapport des représentations à un objet, c’est-à-dire leur valeur objective ; c’est elle qui en fait des connaissances, et c’est sur elle par conséquent que repose la possibilité même de l’entendement.

La première connaissance de l’entendement pur, celle sur laquelle se fonde à son tour tout l’usage de cette faculté, et qui en même temps est entièrement indépendante de toutes les conditions de l’intuition sensible, est donc le principe de l’unité synthétique et originaire de l’aperception. L’espace n’est que la forme de l’intuition sensible extérieure, il n’est pas encore une connaissance ; il ne fait que donner pour une expérience possible les éléments divers de l’intuition à priori. Mais, pour connaître quelque chose dans l’espace, par exemple une ligne, il faut que je la tire, et qu’ainsi j’opère synthétiquement une liaison déterminée d’éléments divers donnés, de telle sorte que l’unité de cet acte soit en même temps l’unité de la conscience (dans le concept d’une ligne) et que je connaisse par là un certain objet (un espace déterminé). L’unité synthétique de la conscience est donc une condition objective de toute connaissance : non-seulement j’en ai besoin pour connaître un objet, mais toute intuition ne peut devenir un objet pour moi qu’au moyen de cette condition ; autrement, sans cette synthèse, le divers ne s’unirait pas en une même conscience.

Cette dernière proposition est même, comme il a été dit, analytique, quoiqu’elle fasse de l’unité synthétique la condition de toute pensée. En effet, elle n’exprime rien autre chose sinon que toutes mes représentations, dans quelque intuition que ce soit, sont soumises à la seule condition qui me permette de les attribuer comme représentations miennes, à un moi identique, et en les unissant ainsi synthétiquement dans une seule aperception, de les embrasser sous l’expression générale : Je pense.

Mais ce principe n’en est pourtant pas un pour tout entendement possible en général ; il n’a de valeur que pour celui à qui, dans cette représentation : Je suis, l’aperception pure ne fournit encore rien de divers. Un entendement à qui la conscience fournirait en même temps les éléments divers de l’intuition, ou dont la représentation donnerait du même coup l’existence même de ses objets[32] n’aurait pas besoin d’un acte particulier qui synthétisât le divers dans l’unité de la conscience, comme celui qu’exige l’entendement humain, lequel n’a pas la faculté intuitive, mais seulement celle de penser[33]. Pour celui-ci, le premier principe est indispensable, et il l’est si bien que nous ne saurions nous faire le moindre concept d’un autre entendement possible, soit d’un entendement qui serait purement intuitif[34], soit d’un entendement qui aurait pour fondement une intuition sensible, mais d’une tout autre espèce que celle qui se manifeste sous la forme de l’espace et du temps.



§ 18
Ce que c’est que l’unité objective de la conscience de soi-même


L’unité transcendentale de l’aperception est celle qui sert à réunir dans le concept d’un objet toute la diversité donnée dans une intuition. Aussi s’appelle-t-elle objective, et faut-il la distinguer de cette unité subjective de la conscience qui est une détermination du sens intérieur, par laquelle sont empiriquement donnés, pour être ainsi réunis, les divers éléments de l’intuition. Que je puisse avoir empiriquement conscience de ces éléments divers comme simultanés ou comme successifs, c’est ce qui dépend de circonstances ou de conditions empiriques. L’unité empirique de la conscience, par le moyen de l’association des représentations, se rapporte donc elle-même à un phénomène, et elle est tout à fait contingente. Au contraire, la forme pure de l’intuition dans le temps, comme intuition en général contenant divers éléments donnés, n’est soumise à l’unité originaire de la conscience que par le rapport nécessaire qui relie les éléments divers de l’intuition en un : Je pense, c’est-à-dire par une synthèse pure de l’entendement, servant à priori de principe à la synthèse empirique. Cette unité a seule une valeur objective ; l’unité empirique de l’aperception, que nous n’examinons pas ici, et qui d’ailleurs dérive de la première sous des conditions données in concreto, n’a qu’une valeur subjective. Un homme joint à la représentation d’un mot une certaine chose, tandis que les autres y en attachent une autre ; l’unité de conscience, dans ce qui est empirique et relativement à ce qui est donné, n’a point une valeur nécessaire et universelle.



§ 19
La forme logique de tous les jugements consiste dans l’unité objective de l’aperception des concepts qui y sont contenus.


Je n’ai jamais été satisfait de la définition que les logiciens donnent du jugement en général, en disant que c’est la représentation d’un rapport entre deux concepts. Je ne leur reprocherai pas ici le défaut qu’a cette définition de ne s’appliquer en tous cas qu’aux jugements catégoriques et non aux jugements hypothétiques et disjonctifs (lesquels n’impliquent pas seulement un rapport de concepts, mais de jugements mêmes) : mais en laissant de côté ce vice logique (bien qu’il en soit résulté de fâcheuses conséquences[35]), je me bornerai à faire remarquer que leur définition ne détermine point en quoi consiste le rapport dont elle parle.

Mais en cherchant à déterminer plus exactement le rapport des connaissances données dans chaque jugement et en distinguant ce rapport, propre à l’entendement, de celui qui rentre dans les lois de l’imagination reproductive (lequel n’a qu’une valeur subjective), je trouve qu’un jugement n’est autre chose qu’une manière de ramener des connaissances données à l’unité objective de l’aperception. Telle est la fonction que remplit dans ces jugements la copule : est ; elle sert à distinguer l’unité objective des représentations données de leur unité subjective. En effet, elle désigne le rapport de ces représentations à l’aperception originaire et leur unité nécessaire, bien que le jugement lui-même soit empirique et par conséquent contingent, comme celui-ci par exemple : les corps sont pesants. Je ne veux pas dire par là que ces représentations se rapportent nécessairement les unes aux autres dans l’intuition empirique, mais qu’elles se rapportent les unes aux autres dans la synthèse des intuitions grâce à l’unité nécessaire de l’aperception, c’est-à-dire suivant les principes qui déterminent objectivement toutes les représentations, de manière à en former des connaissances, et qui eux-mêmes dérivent tous de celui de l’unité transcendentale de l’aperception. C’est ainsi seulement que de ce rapport peut naître un jugement, c’est-à-dire un rapport


qui a une valeur objective et qui se distingue assez de cet autre rapport des mêmes représentations dont la valeur est purement subjective, de celui, par exemple, qui se fonde sur les lois de l’association. D’après ces dernières, je ne pourrais que dire : quand je porte un corps, je sens l’action de la pesanteur ; mais non pas : le corps est pesant ; ce qui revient à dire que ces deux représentations sont liées dans l’objet, indépendamment de l’état du sujet, et qu’elles ne sont pas seulement associées dans la perception (si souvent qu’elle puisse être répétée).



§ 20
Toutes les intuitions sensibles sont soumises aux catégories comme aux seules conditions sous lesquelles ce qu’il y a en elles de divers puisse être ramené à l’unité de conscience.


La diversité donnée dans une intuition sensible rentre nécessairement sous l’unité synthétique originaire de l’aperception, puisque l’unité de l’intuition n’est possible que par elle (§ 17). Or l’acte de l’entendement par lequel le divers de représentations données (que ce soient des intuitions ou des concepts) est ramené à une aperception en général, est la fonction logique des jugements (§ 19). Toute diversité, en tant qu’elle est donnée dans une même intuition empirique, est donc déterminée par rapport à l’une des fonctions logiques du jugement, et c’est par ce moyen qu’elle est ramenée à l’unité de conscience en général. Or les catégories ne sont autre chose que ces mêmes fonctions du jugement, en tant que la diversité d’une intuition donnée est déterminée par rapport à ces fonctions (§ 13). Ce qu’il y a de divers dans une intuition donnée est donc nécessairement soumis à des catégories.



§ 21
Remarque


Une diversité contenue dans une intuition que j’appelle mienne est représentée par la synthèse de l’entendement comme rentrant dans l’unité nécessaire de la conscience de soi, et cela arrive par le moyen de la catégorie[36]. Celle-ci montre donc que la conscience empirique d’une diversité donnée dans une intuition est soumise à une conscience pure à priori, de même que l’intuition empirique est soumise à une intuition sensible pure qui a également lieu à priori. — La proposition précédente forme donc le point de départ d’une déduction des concepts purs de l’entendement : comme les catégories ne se produisent que dans l’entendement et indépendamment de la sensibilité, je dois faire abstraction de la manière dont est donné ce qu’il y a de divers dans une intuition empirique, pour ne considérer que l’unité que l’entendement y ajoute dans l’intuition au moyen des catégories. Dans la suite (§ 26), on montrera par la manière dont l’intuition empirique est donnée dans la sensibilité, que l’unité de cette intuition n’est autre que celle que la catégorie prescrit en général, d’après le § 20, à la diversité d’une intuition donnée, et que par conséquent le but de la déduction n’est vraiment atteint qu’autant que la valeur à priori de cette catégorie est définie de manière à s’appliquer à tous les objets de nos sens.

Mais il y a une chose dont je ne pouvais faire abstraction dans la démonstration précédente, c’est que les éléments divers de l’intuition[37] doivent être donnés antérieurement à la synthèse de l’entendement et indépendamment de cette synthèse, quoique le comment reste ici indéterminé. En effet, si je supposais en moi un entendement qui fût lui-même intuitif (une sorte d’entendement divin, qui ne se représenterait pas des objets donnés, mais dont la représentation donnerait ou produirait les objets mêmes), relativement à une connaissance de ce genre, les catégories n’auraient plus de sens. Elles ne sont autre chose que des règles pour un entendement dont toute la faculté consiste dans la pensée, c’est-à-dire dans l’action de ramener à l’unité de l’aperception la synthèse de la diversité donnée d’ailleurs dans l’intuition, et qui, par conséquent, ne connaît rien par lui-même, mais ne fait que lier et coordonner la matière de la connaissance, l’intuition, qui doit lui être donnée par l’objet. Mais, quant à trouver une raison plus profonde de cette propriété qu’a notre entendement de n’arriver à l’unité de l’aperception à priori qu’au moyen des catégories, et tout juste de cette espèce et de ce nombre de catégories, c’est ce qui est tout aussi impossible que d’expliquer pourquoi nos jugements ont précisément telles fonctions et non pas d’autres, ou pourquoi le temps et l’espace sont les seules formes de toute intuition possible pour nous.



§ 22
La catégorie n’a d’autre usage dans la connaissance des choses que de s’appliquer à des objets d’expérience


Penser un objet et connaître un objet ne sont donc pas une seule et même chose. La connaissance suppose en effet deux éléments : d’abord le concept, par lequel, en général, un objet est pensé (la catégorie) ; et ensuite l’intuition, par laquelle il est donné. S’il ne pouvait y avoir d’intuition donnée qui correspondît au concept, ce concept serait une pensée quant à la forme, mais sans aucun objet, et nulle connaissance d’une chose quelconque ne serait possible par lui. En effet, dans cette supposition, il n’y aurait et ne pourrait y avoir, que je sache, rien à quoi pût s’appliquer une pensée. Or toute intuition possible pour nous est sensible (esthétique) ; par conséquent la pensée d’un objet en général ne peut devenir en nous une connaissance par le moyen d’un concept pur de l’entendement qu’autant que ce concept se rapporte à des objets des sens. L’intuition sensible est ou intuition pure (l’espace et le temps), ou intuition empirique de ce qui est immédiatement représenté comme réel par la sensation dans l’espace et dans le temps. Nous pouvons acquérir par la détermination de la première des connaissances à priori de certains objets (comme il arrive dans les mathématiques), mais ces connaissances ne regardent que la forme de ces objets, considérés comme phénomènes ; on ne décide point par là s’il peut y avoir des choses qui doivent être saisies par l’intuition dans cette forme[38]. Par conséquent les concepts mathématiques ne sont pas des connaissances par eux-mêmes ; ils ne le deviennent que si l’on suppose qu’il y a des choses qui ne peuvent être représentées que suivant la forme de cette intuition sensible pure. Or les choses ne sont données dans l’espace et dans le temps que comme des perceptions (des représentations accompagnées de sensation), c’est-à-dire au moyen d’une représentation empirique. Les concepts purs de l’entendement, même quand ils sont appliqués à des intuitions à priori (comme dans les mathématiques) ne procurent donc une connaissance qu’autant que ces intuitions et par elles les concepts de l’entendement peuvent être appliqués à des intuitions empiriques. Les catégories ne nous fournissent donc aucune connaissance des choses au moyen de l’intuition, qu’autant qu’elles sont applicables à l’intuition empirique, c’est-à-dire qu’elles ne servent qu’à la possibilité de la connaissance empirique. Or c’est cette connaissance que l’on nomme expérience. Les catégories n’ont donc d’usage relativement à la connaissance des choses qu’autant que ces choses sont regardées comme des objets d’expérience possible.


§ 23


La proposition précédente est de la plus grande importance ; car elle détermine les limites de l’usage des concepts purs de l’entendement relativement aux objets, comme l’a fait l’esthétique transcendentale pour l’usage de la forme pure de notre intuition sensible. L’espace et le temps, comme conditions de la possibilité en vertu de laquelle des objets nous sont donnés, n’ont de valeur que par rapport aux objets des sens et par conséquent à l’expérience. Au delà de ces limites ils ne représentent plus absolument rien ; car ils ne sont que dans les sens et n’ont aucune réalité en dehors d’eux. Les concepts purs de l’entendement échappent à cette restriction, et ils s’étendent aux objets de l’intuition en général : qu’elle soit ou non semblable à la nôtre, il n’importe, pourvu qu’elle soit sensible et non intellectuelle. Mais il ne nous sert de rien d’étendre ainsi les concepts au delà de notre intuition sensible. Car nous n’avons plus alors que des concepts vides d’objets, que nous ne pouvons déclarer possibles ou impossibles, ou de pures formes de la pensée, dépourvues de toute réalité, puisque nous n’avons aucune intuition à laquelle puisse s’appliquer l’unité synthétique de l’aperception, seule chose que contiennent les concepts, et que c’est seulement de cette manière qu’ils peuvent déterminer un objet. Notre intuition sensible et empirique est donc seule capable de leur donner un sens et une valeur.

Si donc on suppose donné l’objet d’une intuition non sensible, on peut sans doute le représenter par tous les prédicats déjà contenus dans cette supposition, que rien de ce qui appartient à l’intuition sensible ne lui convient ; ainsi l’on dira qu’il n’est pas étendu ou qu’il n’est pas dans l’espace, que sa durée n’est point celle du temps, qu’il ne peut y avoir en lui aucun changement (le changement étant une conséquence des déterminations d’un être dans le temps), etc. Mais ce n’est pas posséder une véritable connaissance que de se borner à montrer ce que n’est pas l’intuition d’un objet, sans pouvoir dire ce qu’elle contient. C’est que, dans ce cas, je ne me suis point du tout représenté la possibilité d’un objet de mon concept pur, puisque je n’ai pu donner aucune intuition qui lui correspondît, et que j’ai dû me borner à dire que la nôtre ne lui convient point. Mais le principal ici, c’est qu’aucune catégorie ne puisse jamais être appliquée à quelque chose de pareil, comme par exemple le concept d’une substance, c’est-à-dire de quelque chose qui peut exister comme sujet, mais jamais comme simple prédicat ; car je ne sais point s’il peut y avoir quelque objet qui corresponde à cette détermination de ma pensée, à moins qu’une intuition empirique ne me fournisse un moyen d’application. Nous reviendrons sur ce point dans la suite.



§ 24
De l’application des catégories aux objets des sens en général


Les concepts purs de l’entendement sont rapportés par cette faculté à des objets d’intuition en général, mais d’intuition sensible, que ce soit d’ailleurs la nôtre ou toute autre ; mais précisément pour cette raison, ce ne sont que de simples formes de la pensée, qui ne nous font connaître aucun objet déterminé. La synthèse ou la liaison de la diversité qui y est contenue se rapporte uniquement à l’unité de l’aperception, et elle est ainsi le principe de la possibilité de la connaissance à priori, en tant qu’elle repose sur l’entendement et que par conséquent elle n’est pas seulement transcendentale, mais aussi purement intellectuelle. Mais, comme il y a en nous à priori une certaine forme de l’intuition sensible qui repose sur la réceptivité de notre capacité représentative (de la sensibilité), l’entendement peut alors, comme spontanéité, déterminer le sens intérieur, conformément à l’unité synthétique de l’aperception, par la diversité de représentations données, et concevoir ainsi à priori l’unité synthétique de l’aperception de ce qu’il y a de divers dans l’intuition sensible comme la condition à laquelle sont nécessairement soumis tous les objets de notre intuition (de l’intuition humaine). C’est ainsi que les catégories, ces simples formes de la pensée, reçoivent une réalité objective, et s’appliquent à des objets qui peuvent nous être donnés dans l’intuition, mais seulement à titre de phénomènes ; car nous ne sommes capables d’intuition à priori que par rapport aux phénomènes.

Cette synthèse, possible et nécessaire à priori, de ce qu’il y a de divers dans l’intuition sensible peut être appelée figurée[39] (synthesis speciosa), par opposition à celle que l’on concevrait en appliquant la catégorie aux éléments divers d’une intuition en général et qui est une synthèse intellectuelle[40] (synthesis intellectualis). Toutes deux sont transcendentales, non-seulement parce qu’elles sont elles-mêmes à priori, mais encore parce qu’elles expliquent la possibilité des autres connaissances.

Mais, quand la synthèse figurée se rapporte simplement à l’unité originairement synthétique de l’aperception, c’est-à-dire à cette unité transcendentale qui est conçue dans les catégories, elle doit, par opposition à la synthèse purement intellectuelle, porter le nom de synthèse transcendentale de l’imagination. L’imagination est la faculté de représenter dans l’intuition un objet en son absence même. Or, comme toutes nos intuitions sont sensibles, l’imagination appartient à la sensibilité, en vertu de cette condition subjective qui seule lui permet de donner à un concept de l’entendement une intuition correspondante. Mais, en tant que sa synthèse est une fonction de la spontanéité, laquelle est déterminante et non pas seulement, comme le sens, déterminable, et que par conséquent elle peut déterminer à priori la forme du sens d’après l’unité de l’aperception, l’imagination est à ce titre une faculté de déterminer à priori la sensibilité ; et la synthèse à laquelle elle soumet ses intuitions, conformément aux catégories, est la synthèse transcendentale de l’imagination. Cette synthèse est un effet de l’entendement sur la sensibilité et la première application de cette faculté (application qui est en même temps le principe de toutes les autres) à des objets d’une intuition possible pour nous. Comme synthèse figurée, elle se distingue de la synthèse intellectuelle, qui est opérée par le seul entendement, sans le secours de l’imagination. Je donne aussi parfois à l’imagination, en tant qu’elle montre de la spontanéité, le nom d’imagination productive, et je la distingue ainsi de l’imagination reproductive, dont la synthèse est soumise simplement à des lois empiriques, c’est-à-dire aux lois de l’association, et qui par conséquent ne concourt en rien à l’explication de la possibilité de la connaissance à priori et n’appartient pas à la philosophie transcendentale, mais à la psychologie.




C’est ici le lieu d’expliquer le paradoxe que tout le monde a dû remarquer dans l’exposition de la forme du sens intérieur (§ 6). Ce paradoxe consiste à dire que le sens intérieur ne nous présente nous-mêmes à la conscience que comme nous nous apparaissons et non comme nous sommes en nous-mêmes, parce que notre intuition de nous-mêmes n’est autre que celle de la manière dont nous sommes intérieurement affectés. Or cela semble contradictoire, puisque nous devrions alors nous traiter comme des êtres passifs. Aussi, dans les systèmes de psychologie, a-t-on coutume de donner comme identiques le sens intérieur et la faculté de l’aperception (que nous distinguons soigneusement).

Ce qui détermine le sens intérieur, c’est l’entendement et sa faculté originaire de relier les éléments divers de l’intuition, c’est-à-dire de les ramener à une aperception (comme au principe même sur lequel repose la possibilité de ce sens). Mais, comme l’entendement n’est pas chez nous autres hommes une faculté d’intuition, et que, celle-ci fût-elle donnée dans la sensibilité, il ne peut se l’assimiler de manière à relier en quelque sorte les éléments divers de sa propre intuition, sa synthèse, considérée en elle-même, n’est autre chose que l’unité de l’acte dont il a conscience à ce titre, même sans le secours de la sensibilité, mais par lequel il est capable de déterminer intérieurement la sensibilité par rapport à la diversité que-celle-ci peut lui donner dans la forme de son intuition. Sous le nom de synthèse transcendentale de l’imagination, il exerce donc sur le sujet passif, dont il est la faculté, une action telle que nous avons raison de dire que le sens intérieur en est affecté. Tant s’en faut que l’aperception et son unité synthétique soient identiques au sens intérieur qu’au contraire, comme source de toute liaison, la première se rapporte, sous le nom des catégories, à la diversité des intuitions en général, antérieurement à toute intuition sensible des objets, tandis que le sens intérieur contient la simple forme de l’intuition, mais sans aucune liaison dans ce qu’il y a en elle de divers, et que par conséquent il ne renferme encore aucune intuition déterminée. Celle-ci n’est possible qu’à la condition que le sens intérieur ait conscience d’être déterminé par cet acte transcendental de l’imagination (ou par cette influence synthétique de l’entendement sur lui) que j’ai appelé synthèse figurée.

C’est d’ailleurs ce que nous observons toujours en nous. Nous ne pouvons penser une ligne sans la tracer en idée, un cercle sans le décrire ; nous ne saurions non plus nous représenter les trois dimensions de l’espace sans tirer d’un même point trois lignes perpendiculaires entre elles. Nous ne pouvons même pas nous représenter le temps sans tirer une ligne droite (laquelle est la représentation extérieure et figurée du temps), et sans porter uniquement notre attention sur l’acte de la synthèse des éléments divers par lequel nous déterminons successivement le sens intérieur, et par là sur la succession de cette détermination qui a lieu en lui. Ce qui produit d’abord le concept de la succession, c’est le mouvement, comme acte de l’esprit (non comme détermination d’un objet[41]), et par conséquent la synthèse des éléments divers représentés dans l’espace, lorsque nous faisons abstraction de cet espace pour ne considérer que l’acte par lequel nous déterminons le sens intérieur conformément à sa forme. L’entendement ne trouve donc pas dans le sens intérieur cette liaison du divers, mais c’est lui qui la produit en affectant ce sens. Mais comment le moi, le je pense peut-il être distinct du moi qui s’aperçoit lui-même (je puis me représenter au moins comme possible un autre mode d’intuition), tout en ne formant avec lui qu’un seul et même sujet ? En d’autres termes, comment puis-je dire que moi, comme intelligence et sujet pensant, je ne me connais moi-même comme objet pensé, en tant que je suis en outre donné à moi-même dans l’intuition, que tel que je m’aperçois et non tel que je suis devant l’entendement, ou que je ne me connais pas autrement que les autres phénomènes ? Cette question ne soulève ni plus ni moins de difficultés que celle de savoir comment je puis être en général pour moi-même un objet et même un objet d’intuition et de perceptions intérieures. Il n’est pas difficile de prouver qu’il en doit être réellement ainsi, dès que l’on accorde que l’espace n’est qu’une forme pure des phénomènes des sens extérieurs. N’est-il pas vrai que, bien que le temps ne soit pas un objet d’intuition extérieure, nous ne pouvons nous le représenter autrement que sous l’image d’une ligne que nous tirons, et que sans cette espèce de représentation[42], nous ne saurions reconnaître l’unité de sa dimension ? N’est-il pas vrai aussi que la détermination de la longueur du temps ou encore des époques pour toutes les perceptions intérieures, est toujours tirée de ce que les choses extérieures nous présentent de changeant, et que par conséquent les déterminations du sens intime, comme phénomènes dans le temps, doivent être ordonnées exactement de la même manière que nous ordonnons celles des phénomènes extérieurs dans l’espace ? Si donc on accorde que ces derniers ne nous font connaître les objets qu’autant que nous sommes extérieurement affectés, il faudra bien admettre aussi au sujet du sens interne, que nous ne nous saisissons[43] nous-mêmes au moyen de ce sens que comme nous sommes intérieurement affectés par nous-mêmes, c’est-à-dire qu’en ce qui concerne l’intuition interne, nous ne connaissons notre propre sujet que comme phénomène, et non dans ce qu’il est soi[44].



§ 25


Au contraire, dans la synthèse transcendentale de la diversité des représentations en général, et par conséquent dans l’unité synthétique originaire de l’aperception, je ne me connais pas tel que je m’apparais, ni tel que je suis en moi-même, mais j’ai seulement conscience que je suis. Cette représentation est une pensée, non une intuition. Mais, comme la connaissance de nous-mêmes exige, outre l’acte de la pensée qui ramène les éléments divers de toute intuition possible à l’unité de l’aperception, un mode déterminé d’intuition par lequel sont donnés ces éléments divers, ma propre existence n’est pas sans doute un phénomène (et à plus forte raison une simple apparence), mais la détermination de mon existence[45] ne peut avoir lieu que selon la forme du sens intérieur et d’après la manière particulière dont les éléments divers que j’unis sont donnés dans l’intuition interne, et par conséquent je ne me connais nullement comme je suis, mais seulement comme je m’apparais à moi-même. La conscience de soi-même est donc bien loin d’être une connaissance de soi-même, malgré toutes les catégories qui constituent la pensée d’un objet en général en reliant les éléments divers en une aperception. De même que pour connaître un objet distinct de moi, il me faut, outre la pensée d’un objet en général (dans la catégorie), une intuition par laquelle je détermine ce concept général ; ainsi la connaissance de moi-même exige, outre la conscience ou indépendamment de ce que je me pense, une intuition de la diversité qui est en moi et par laquelle je détermine cette pensée. J’existe donc comme une intelligence qui a simplement conscience de sa faculté de synthèse, mais qui, par rapport aux éléments divers qu’elle doit lier, étant soumise à une condition restrictive nommée le sens intime, ne peut rendre cette liaison perceptible[46] que suivant des rapports de temps, lesquels sont tout à fait en dehors des concepts de l’entendement proprement dits. D’où il suit que cette intelligence ne peut se connaître elle-même que comme elle s’apparaît au point de vue d’une certaine intuition (qui ne peut être intellectuelle et que l’entendement lui-même ne saurait donner), et non comme elle se connaîtrait si son intuition était intellectuelle.



§ 26
Déduction transcendentale de l’usage expérimental qu’on peut faire généralement des concepts de l’entendement pur.


Dans la déduction métaphysique, nous avons prouvé en général l’origine à priori des catégories par leur accord parfait avec les fonctions logiques universelles de la pensée ; dans la déduction transcendentale, nous avons exposé la possibilité de ces catégories considérées comme connaissances à priori d’objets d’intuition en général (§ 20-21). Il s’agit maintenant d’expliquer comment, par le moyen des catégories, des objets qui ne sauraient se présenter qu’à nos sens peuvent nous être connus à priori, et cela non pas dans la forme de leur intuition, mais dans les lois de leur liaison, et comment par conséquent nous pouvons prescrire en quelque sorte à la nature sa loi et même la rendre possible. En effet, sans cette application des catégories, on ne comprendrait pas comment tout ce qui peut s’offrir aux sens doit être soumis aux lois qui dérivent à priori du seul entendement.

Je ferai remarquer d’abord que j’entends par synthèse de l’appréhension cette réunion des éléments divers d’une intuition empirique qui rend possible la perception, c’est-à-dire la conscience empirique de cette intuition (comme phénomène).

Nous avons dans les représentations de l’espace et du temps des formes à priori de l’intuition, tant externe qu’interne, et la synthèse de l’appréhension des éléments divers du phénomène doit toujours être en harmonie avec ces formes, puisqu’elle ne peut elle-même avoir lieu que suivant ces formes. Mais l’espace et le temps ne sont pas seulement représentés à priori comme des formes de l’intuition sensible, mais comme étant elles-mêmes des intuitions (qui contiennent une diversité), et par conséquent avec la détermination de l’unité des éléments divers qui y sont contenus (voyez Esthétique transcendentale[47]). Avec (je ne dis pas : dans) ces intuitions est donc déjà donnée à priori, comme condition de la synthèse de toute appréhension, l’unité même de la synthèse du divers qui se trouve hors de nous ou en nous, et par conséquent aussi une liaison à laquelle est nécessairement conforme tout ce qui doit être représenté d’une manière déterminée dans l’espace et dans le temps. Or cette unité synthétique ne peut être autre que celle de la liaison dans une conscience originaire des éléments divers d’une intuition donnée en général, mais appliquée uniquement, conformément aux catégories, à notre intuition sensible. Par conséquent, toute synthèse par laquelle la perception même est possible, est soumise aux catégories ; et, comme l’expérience est une connaissance formée de perceptions liées entre elles, les catégories sont les conditions de la possibilité de l’expérience, et elles ont donc aussi à priori une valeur qui s’étend à tous les objets de l’expérience.





Quand donc de l’intuition empirique d’une maison, par exemple, je fais une perception par l’appréhension de ses diverses parties, l’unité nécessaire de l’espace et de l’intuition sensible extérieure en général me sert de


fondement, et je dessine en quelque sorte la forme de cette maison conformément à cette unité synthétique des diverses parties que je me représente dans l’espace. Or cette même unité synthétique, si je fais abstraction de la forme de l’espace, a son siège dans l’entendement, et elle est la catégorie de la synthèse de l’homogène[48] dans une intuition en général, c’est-à-dire dans la catégorie de la quantité. La synthèse de l’appréhension, c’est-à-dire la perception, lui doit donc être entièrement conforme[49].

Lorsque (pour prendre un autre exemple) je perçois la congélation de l’eau, j’appréhende deux états (celui de la fluidité et celui de la solidité) comme étant unis entre eux par un rapport de temps. Mais dans le temps que je donne pour fondement au phénomène considéré comme intuition interne, je me représente nécessairement une unité synthétique des états divers ; autrement la relation dont il s’agit ici ne pourrait être donnée dans une intuition d’une manière déterminée (au point de vue de la succession). Or cette unité synthétique, considérée comme la condition à priori qui me permet de lier les éléments divers d’une intuition en général, et, abstraction faite de la forme constante de mon intuition interne, ou du temps, est la catégorie de la cause, par laquelle je détermine, en l’appliquant à la sensibilité, toutes les choses qui arrivent quant à leur relation dans le temps en général. L’appréhension dans un événement de ce genre, et par conséquent cet événement lui-même, relativement à la possibilité de la perception, est donc soumis au concept du rapport des effets et des causes. Il en est de même dans tous les autres cas.




Les catégories sont des concepts qui prescrivent à priori des lois aux phénomènes, par conséquent à la nature, considérée comme l’ensemble de tous les phénomènes (natura materialiter spectata). Or, puisque ces catégories ne sont pas dérivées de la nature et qu’elles ne se règlent pas sur elle comme sur leur modèle (car autrement elles seraient purement empiriques), il s’agit de savoir comment l’on peut comprendre que la nature au contraire se règle nécessairement sur ces catégories, ou comment elles peuvent déterminer à priori la liaison des éléments divers de la nature, sans la tirer de la nature même. Voici la solution de cette énigme.

L’accord nécessaire des lois des phénomènes de la nature avec l’entendement et avec sa forme à priori c’est-à-dire avec sa faculté de lier les éléments divers en général, n’est pas plus étrange que celui des phénomènes eux-mêmes avec la forme à priori de l’intuition sensible. En effet, les lois n’existent pas plus dans les phénomènes que les phénomènes eux-mêmes n’existent en soi, et les premières ne sont pas moins relatives au sujet auquel les phénomènes sont inhérents, en tant qu’il est doué d’entendement, que les seconds ne le sont au même sujet, en tant qu’il est doué de sens. Les choses en soi seraient encore nécessairement soumises à des lois quand même il n’y aurait pas d’entendement qui les connût ; mais les phénomènes ne sont que des représentations de choses qui nous demeurent inconnues en elles-mêmes. Comme simples représentations, ils ne sont soumis à aucune autre loi d’union qu’à celle que prescrit la faculté qui unit. La faculté qui relie les éléments divers de l’intuition sensible est l’imagination, laquelle dépend de l’entendement pour l’unité de sa synthèse intellectuelle, et de la sensibilité pour la diversité des éléments de l’appréhension. Or, puisque toute perception possible dépend de la synthèse de l’appréhension, et que cette synthèse empirique elle-même dépend de la synthèse transcendentale, par conséquent des catégories, toutes les perceptions possibles, par conséquent aussi tout ce qui peut arriver à la conscience empirique, c’est-à-dire tous les phénomènes de la nature doivent être, quant à leur liaison, soumis aux catégories, et la nature (considérée simplement comme nature en général, ou en tant que natura formaliter spectata) dépend de ces catégories comme du fondement originaire de sa conformité nécessaire à des lois[50]. Mais la faculté de l’entendement pur ne saurait prescrire à priori aux phénomènes, par ses seules catégories, un plus grand nombre de lois que celles sur lesquelles repose une nature en général, en tant que l’on conçoit par là un ensemble de phénomènes se produisant dans l’espace et dans le temps conformément à des lois[51]. Toutes les lois particulières sont sans doute soumises à ces catégories, mais elles ne peuvent nullement en être tirées, puisqu’elles concernent des phénomènes déterminés empiriquement. Il faut donc invoquer le secours de l’expérience pour apprendre à connaître ces dernières lois ; mais les premières seules nous instruisent à priori de l’expérience en général et de ce qui peut être connu comme objet d’expérience.



§ 27
Résultat de cette déduction des concepts de l’entendement


Nous ne pouvons penser aucun objet que par le moyen des catégories, et nous ne pouvons connaître aucun objet pensé que par le moyen d’intuitions correspondantes à ces concepts. Or toutes nos intuitions sont sensibles, et cette connaissance, en tant que l’objet en est donné, est empirique. C’est cette connaissance empirique qu’on nomme expérience. Il n’y a donc de connaissance à priori possible pour nous que celle d’objets d’expérience possible[52].

Mais cette connaissance, qui est restreinte aux objets de l’expérience, n’est pas pour cela dérivée tout entière de l’expérience ; elle contient aussi des éléments qui se trouvent en nous à priori : tels sont les intuitions pures et les concepts purs de l’entendement. Or il n’y a que deux manières de concevoir l’accord nécessaire de l’expérience avec les concepts de ses objets : ou bien c’est l’expérience qui rend possibles les concepts, ou bien ce sont les concepts qui rendent possible l’expérience. La première explication ne peut convenir aux catégories (ni même à l’intuition sensible pure), puisque les catégories sont des concepts à priori, et que par conséquent elles sont indépendantes de l’expérience (leur attribuer une origine empirique serait admettre une sorte de generatio œquivoca). Reste donc la seconde explication (qui est comme le système de l’épigénèse de la raison pure), à savoir que les catégories contiennent, du côté de l’entendement, les principes de la possibilité de toute expérience en général. Mais comment rendent-elles possible l’expérience, et quels principes de la possibilité de l’expérience fournissent-elles dans leur application à des phénomènes ? C’est ce que fera mieux voir le chapitre suivant, qui roule sur l’usage transcendental du jugement.

Si quelqu’un s’avise de proposer une route intermédiaire entre les deux que je viens d’indiquer, en disant que les catégories ne sont ni des premiers principes à priori de notre connaissance spontanément conçus[53], ni des principes tirés de l’expérience, mais des dispositions subjectives à penser[54] qui sont nées en nous en même temps que l’existence, et que l’auteur de notre être a réglées de telle sorte que leur usage s’accordât exactement avec les lois de la nature auxquelles conduit l’expérience (ce qui est une sorte de système de préformation de la raison pure), il est facile de réfuter ce prétendu système intermédiaire : (outre que, dans une telle hypothèse, on ne voit pas de terme à la supposition de dispositions prédéterminées pour des jugements ultérieurs), il y a contre ce système un argument décisif, c’est qu’en pareil cas les catégories n’auraient plus cette nécessité qui est essentiellement inhérente à leur concept. En effet, le concept de la cause, par exemple, qui exprime la nécessité d’une conséquence sous une condition présupposée, serait faux, s’il ne reposait que sur une nécessité subjective qui nous forcerait arbitrairement d’unir certaines représentations empiriques suivant un rapport de ce genre. Je ne pourrais pas dire : l’effet est lié à la cause dans l’objet (c’est-à-dire nécessairement), mais seulement : je suis fait de telle sorte que je ne puis concevoir cette représentation autrement que comme liée à une autre. Or c’est cela même que demande surtout le sceptique. Alors, en effet, toute notre connaissance, fondée sur la prétendue valeur objective de nos jugements, ne serait plus qu’une pure apparence, et il ne manquerait pas de gens qui n’avoueraient même pas cette nécessité subjective (laquelle doit être sentie) ; du moins ne pourrait-on discuter avec personne d’une chose qui dépendrait uniquement de l’organisation du sujet.



Résumé de cette déduction


Elle consiste à exposer les concepts purs de l’entendement (et avec eux toute la connaissance théorétique à priori) comme principes de la possibilité de l’expérience, en regardant celle-ci comme la détermination des phénomènes dans l’espace et dans le temps en général, — et en la tirant enfin du principe de l’unité synthétique originaire de l’aperception, comme de la forme de l’entendement dans son rapport avec l’espace et le temps, ces formes originaires de la sensibilité.


Jusqu’ici, j’ai cru nécessaire de diviser mon travail en paragraphes, parce qu’il roulait sur des concepts élémentaires ; mais maintenant qu’il s’agit d’en montrer l’usage, l’exposition pourra se développer en une chaîne continue sans avoir besoin de paragraphes.

 


Livre deuxième

Analytique des principes

La logique générale est construite sur un plan qui s’accorde exactement avec la division des facultés supérieures de la connaissance, qui sont l’entendement, le jugement et la raison. Cette science traite donc, dans son analytique, des concepts, des jugements et des raisonnements, suivant les fonctions et l’ordre de ces facultés de l’esprit que l’on comprend, en général, sous la dénomination large d’entendement.

Comme la logique purement formelle dont nous parlons ici fait abstraction de tout contenu de la connaissance (de la question de savoir si elle est pure ou empirique), et ne s’occupe, en général, que de la forme de la pensée (de la connaissance discursive), elle peut renfermer aussi dans sa partie analytique un canon pour la raison, puisque la forme de cette faculté a sa règle certaine, que l’on peut apercevoir à priori en décomposant les actes de la raison dans leurs moments, et sans qu’il y ait besoin de faire attention à la nature particulière de la connaissance qui y est employée.

Mais la logique transcendentale, étant restreinte à un contenu déterminé, c’est-à-dire uniquement à la connaissance pure à priori, ne saurait suivre la première dans sa division. On voit, en effet, que l’usage transcendental de la raison n’a point de valeur objective, et par conséquent qu’elle n’appartient pas à la logique de la vérité, c’est-à-dire à l’analytique, mais que, comme logique de l’apparence[ndt 108], elle réclame, sous le nom de dialectique transcendentale, une partie spéciale de l’édifice scolastique.

L’entendement et le jugement trouvent donc dans la logique transcendentale le canon de leur usage, qui a une valeur objective, et qui par conséquent est vrai, et c’est pourquoi ils appartiennent à la partie analytique de cette science. Mais, quand la raison tente de décider à priori quelque chose touchant certains objets, et d’étendre la connaissance au delà des limites de l’expérience possible, elle est tout à fait dialectique, et ses assertions illusoires ne conviennent point du tout à un canon comme celui que doit renfermer l’analytique.

L’analytique des principes sera donc simplement un canon pour le jugement ; elle lui enseigne à appliquer à des phénomènes les concepts de l’entendement, qui contiennent la condition des règles à priori. C’est pourquoi, en prenant pour thème les principes propres de l’entendement, je me servirai de l’expression de doctrine du jugement, qui désigne plus exactement ce travail.


Introduction

Du jugement transcendental en général

Si l’on définit l’entendement en général la faculté de concevoir les règles[ndt 109], le jugement sera la faculté de subsumer sous des règles, c’est-à-dire de décider si quelque chose rentre ou non sous une règle donnée (casus datæ legis). La logique générale ne contient pas de préceptes pour le jugement, et n’en peut pas contenir. En effet, comme elle fait abstraction de tout contenu de la connaissance, il ne lui reste plus qu’à exposer séparément, par voie d’analyse, la simple forme de la connaissance dans les concepts, les jugements et les raisonnements, et qu’à établir ainsi les règles formelles de tout usage de l’entendement. Que si elle voulait montrer d’une manière générale comment on doit subsumer sous ces règles, c’est-à-dire décider si quelque chose y rentre ou non, elle ne le pourrait à son tour qu’au moyen d’une règle. Or cette règle, par cela même qu’elle serait une règle, exigerait une nouvelle instruction de la part du jugement ; par où l’on voit que si l’entendement est susceptible d’être instruit et formé par des règles, le jugement est un don particulier, qui ne peut pas être appris, mais seulement exercé. Aussi le jugement est-il le caractère distinctif de ce qu’on nomme le bon sens[ndt 110], et le manque de bon sens un défaut qu’aucune école ne saurait réparer. On peut bien offrir à un entendement borné une provision de règles et greffer en quelque sorte sur lui ces connaissances étrangères, mais il faut que l’élève possède déjà par lui-même la faculté de s’en servir exactement ; et en l’absence de ce don de la nature, il n’y a pas de règle qui soit capable de le prémunir contre l’abus qu’il en peut faire[55]. Un médecin, un juge ou un publiciste, peuvent avoir dans la tête beaucoup de belles règles pathologiques, juridiques ou politiques, au point de montrer en cela une science profonde, et pourtant faillir aisément dans l’application de ces règles, soit parce qu’ils manquent de jugement naturel (sans manquer pour cela d’entendement), et que, s’ils voient bien le général in abstracto, ils sont incapables de décider si un cas y est contenu in concreto, soit parce qu’ils n’ont pas été assez exercés à cette sorte de jugements par des exemples et des affaires réelles. Aussi la grande, l’unique utilité des exemples, est-elle d’exercer le jugement. Car, quant à l’exactitude et à la précision des connaissances de l’entendement, ils leur sont plutôt funestes en général ; il est rare en effet qu’ils remplissent d’une manière adéquate la condition de la règle (comme casus in terminis) ; et en outre ils affaiblissent ordinairement cette tension de l’entendement nécessaire pour apercevoir les règles dans toute leur généralité et indépendamment des circonstances particulières de l’expérience, de sorte que l’on finit par s’accoutumer à les employer plutôt comme des formules que comme des principes. Les exemples sont donc pour le jugement comme une roulette pour l’enfant, et celui-là ne saurait jamais s’en passer auquel manque ce don naturel.

Mais, si la logique générale ne peut donner de préceptes au jugement, il en est tout autrement de la logique transcendentale, à tel point que celle-ci semble avoir pour fonction propre de corriger et d’assurer le jugement par des règles déterminées dans l’usage qu’il fait de l’entendement pur. En effet, veut-on donner de l’extension à l’entendement dans le champ de la connaissance pure à priori, il semble qu’il soit bien inutile de revenir à la philosophie, ou plutôt que ce soit en faire un mauvais usage, puisque, malgré toutes les tentatives faites jusqu’ici, on n’a gagné que peu de terrain, ou même point du tout ; mais, si l’on invoque la philosophie, non comme doctrine, mais comme critique, pour prévenir les faux pas du jugement (lapsus judicii) dans l’usage du petit nombre de concepts purs que nous fournit l’entendement, alors (bien que son utilité soit toute négative) elle se présente à nous avec toute sa pénétration et toute son habileté d’examen.

La philosophie transcendentale a ceci de particulier qu’outre la règle (ou plutôt la condition générale des règles) qui est donnée dans le concept pur de l’entendement, elle peut indiquer en même temps à priori le cas où la règle doit être appliquée. D’où vient l’avantage qu’elle a sous ce rapport sur toutes les autres sciences instructives (les mathématiques exceptées) ? En voici la raison. Elle traite de concepts qui doivent se rapporter à priori à leurs objets, et dont par conséquent la valeur objective ne peut pas être démontrée à posteriori, puisqu’on méconnaîtrait ainsi leur dignité ; mais en même temps il faut qu’elle expose, à l’aide de signes généraux et suffisants, les conditions sous lesquelles peuvent être donnés des objets en harmonie avec ces concepts ; autrement ils n’auraient point de contenu, et par conséquent ils seraient de pures formes logiques et non des concepts purs de l’entendement.

Cette doctrine transcendentale du jugement contiendra donc deux chapitres, traitant : le premier, de la condition sensible qui seule permet d’employer des concepts purs de l’entendement, c’est-à-dire du schématisme de l’entendement pur ; et le second, de ces jugements synthétiques qui découlent à priori sous ces conditions des concepts purs de l’entendement et servent de fondement à toutes les autres connaissances à priori, c’est-à-dire des principes de l’entendement pur.


Chapitre premier

Du schématisme des concepts purs de l’entendement

Dans toute subsomption d’un objet sous un concept la représentation du premier doit être homogène[ndt 111] à celle du second, c’est-à-dire que le concept doit renfermer ce qui est représenté dans l’objet à y subsumer. C’est en effet ce que l’on exprime en disant qu’un objet est renfermé dans un concept. Ainsi le concept empirique d’une assiette a quelque chose d’homogène avec le concept purement géométrique d’un cercle, puisque la forme ronde qui est pensée dans le premier est perceptible dans le second.

Or les concepts purs de l’entendement comparés aux intuitions empiriques (ou même en général sensibles), sont tout à fait hétérogènes[ndt 112], et ne sauraient jamais se trouver dans quelque intuition. Comment donc la subsomption de ces intuitions sous ces concepts et par conséquent l’application des catégories aux phénomènes est-elle possible, puisque personne ne saurait dire que telle catégorie, par exemple la causalité, peut être perçue par les sens et qu’elle est renfermée dans le phénomène ? C’est cette question si naturelle et si importante qui fait qu’une doctrine transcendentale du jugement est nécessaire pour expliquer comment des concepts purs de l’entendement peuvent s’appliquer en général à des phénomènes. Dans toutes les autres sciences, où les concepts par lesquels l’objet est pensé d’une manière générale ne sont pas si essentiellement différents de ceux qui représentent cet objet in concreto tel qu’il est donné, il n’est besoin d’aucune explication particulière touchant l’application des premiers aux derniers.

Or il est évident qu’il doit y avoir un troisième terme qui soit homogène, d’un côté, à la catégorie, et de l’autre, au phénomène, et qui rende possible l’application de la première au second. Cette représentation intermédiaire doit être pure (sans aucun élément empirique), et pourtant il faut qu’elle soit d’un côté intellectuelle, et de l’autre, sensible. Tel est le schème transcendental.

Le concept de l’entendement contient l’unité synthétique pure de la diversité en général. Le temps, comme condition formelle des diverses représentations du sens interne, et par conséquent de leur liaison, contient une diversité représentée à priori dans l’intuition pure. Or une détermination transcendentale du temps[ndt 113] est homogène à la catégorie (qui en constitue l’unité), en tant qu’elle est universelle et qu’elle repose sur une règle à priori. Mais d’un autre côté elle est homogène au phénomène, en ce sens que le temps est impliqué dans chacune des représentations empiriques de la diversité. L’application de la catégorie à des phénomènes sera donc possible au moyen de la détermination transcendentale du temps ; c’est cette détermination qui, comme schème des concepts de l’entendement, sert à opérer la subsomption des phénomènes sous la catégorie.

Après ce qui a été établi dans la déduction des catégories, personne, je l’espère, n’hésitera plus sur la question de savoir si l’usage de ces concepts purs de l’entendement est simplement empirique ou s’il est aussi transcendental, c’est-à-dire s’ils ne se rapportent à priori qu’à des phénomènes, comme conditions d’une expérience possible, ou s’ils peuvent s’étendre, comme conditions de la possibilité des choses en général, à des objets en soi (sans être restreints à notre sensibilité). En effet nous avons vu que les concepts sont tout à fait impossibles ou qu’ils ne peuvent avoir aucun sens, si un objet n’est pas donné soit à ces concepts mêmes, soit au moins aux éléments dont ils se composent, et que par conséquent ils ne peuvent s’appliquer à des choses en soi (considérées indépendamment de la question de savoir si et comment elles peuvent nous être données). Nous avons vu en outre que la seule manière dont les objets nous sont donnés est une modification de notre sensibilité. Enfin nous avons vu que les concepts purs à priori, outre la fonction que remplit l’entendement dans la catégorie, doivent contenir aussi certaines conditions formelles de la sensibilité (particulièrement du sens intérieur) qui seules permettent à la catégorie de s’appliquer à quelque objet. Cette condition formelle et pure de la sensibilité, à laquelle le concept de l’entendement est restreint dans son usage, nous l’appellerons le schème de ce concept de l’entendement, et la méthode que suit l’entendement à l’égard de ces schèmes, le schématisme de l’entendement pur.

Le schème n’est toujours par lui-même qu’un produit de l’imagination ; mais, comme la synthèse de cette faculté n’a pour but aucune intuition particulière, mais seulement l’unité dans la détermination de la sensibilité, il faut bien distinguer le schème de l’image. Ainsi, quand je place cinq points les uns à la suite des autres ....., c’est là une image du nombre cinq. Au contraire, quand je ne fais que penser un nombre en général, qui peut être ou cinq ou cent, cette pensée est plutôt la représentation d’une méthode servant à représenter en une image, conformément à un certain concept, une quantité (par exemple mille), qu’elle n’est cette image même, chose que, dans le dernier cas, il me serait difficile de parcourir des yeux et de comparer avec mon concept. Or c’est cette représentation d’un procédé général de l’imagination, servant à procurer à un concept son image, que j’appelle le schème de ce concept.

Dans le fait nos concepts sensibles purs n’ont pas pour fondement des images des objets, mais des schèmes. Il n’y a pas d’image du triangle qui puisse être jamais adéquate au concept d’un triangle en général. En effet aucune ne saurait atteindre la généralité du concept, lequel s’applique également à tous les triangles, rectangles, acutangles, etc. ; mais elle est toujours restreinte à une partie de cette sphère. Le schème du triangle ne peut exister ailleurs que dans la pensée, et il signifie une règle de la synthèse de l’imagination relativement à certaines figures conçues dans l’espace par la pensée pure[ndt 114]. Un objet de l’expérience ou une image de cet objet atteint bien moins encore le concept empirique, mais celui-ci se rapporte toujours immédiatement au schème de l’imagination comme à une règle qui sert à déterminer notre intuition conformément à un certain concept général. Le concept du chien, par exemple, désigne une règle d’après laquelle mon imagination peut se représenter d’une manière générale la figure d’un quadrupède, sans être astreinte à quelque forme particulière que m’offre l’expérience ou même à quelque image possible que je puisse montrer in concreto. Ce schématisme de l’entendement qui est relatif aux phénomènes et à leur simple forme est un art caché dans les profondeurs de l’âme humaine, et dont il sera bien difficile d’arracher à la nature et de révéler le secret. Tout ce que nous pouvons dire, c’est que l’image est un produit de la faculté empirique de l’imagination productive, tandis que le schème des concepts sensibles (comme des figures dans l’espace) est un produit et en quelque sorte un monogramme de l’imagination pure à priori, au moyen duquel et d’après lequel les images sont d’abord possibles ; et que, si ces images ne peuvent être liées au concept qu’au moyen du schème qu’elles désignent, elles ne lui sont pas en elles-mêmes parfaitement adéquates. Au contraire le schème d’un concept pur de l’entendement est quelque chose qui ne peut être ramené à aucune image ; il n’est que la synthèse pure opérée suivant une règle d’unité conformément à des concepts en général et exprimée par la catégorie, et il est un produit transcendental de l’imagination qui consiste à déterminer le sens intérieur en général, selon les conditions de sa forme (du temps), par rapport à toutes les représentations, en tant qu’elles doivent se relier à priori en un concept conformément à l’unité de l’aperception.

Sans nous arrêter ici à une sèche et fastidieuse analyse de ce qu’exigent en général les schèmes transcendentaux des concepts purs de l’entendement, nous les exposerons de préférence suivant l’ordre des catégories et dans leur rapport avec elles.

L’image pure de toutes les quantités (quantorum) pour le sens extérieur est l’espace, et celle de tous les objets des sens en général est le temps. Mais le schème pur de la quantité (quantitatis), considérée comme concept de l’entendement, est le nombre, lequel est une représentation embrassant l’addition successive d’un à un (homogène au premier). Le nombre n’est donc autre chose que l’unité de la synthèse que j’opère entre les diverses parties d’une intuition homogène en général, en introduisant le temps lui-même dans l’appréhension de l’intuition[ndt 115].

La réalité est dans le concept pur de l’entendement ce qui correspond à une sensation en général, par conséquent ce dont le concept indique en soi une existence (dans le temps). La négation au contraire est ce dont le concept représente une non-existence (dans le temps). L’opposition des deux choses est donc marquée par la différence d’un même temps plein et vide. Et, comme le temps n’est que la forme de l’intuition, par conséquent des objets en tant que phénomènes, ce qui chez eux correspond à la sensation, est la matière transcendentale de tous les objets comme choses en soi (la réalité[ndt 116]). Or chaque sensation a un degré ou une quantité par laquelle elle peut remplir plus ou moins le même temps, c’est-à-dire le sens intérieur, avec la même représentation d’un objet, jusqu’à ce qu’elle se réduise à zéro (= 0 = negatio). Il y a donc un rapport et un enchaînement, ou plutôt un passage de la réalité à la négation qui rend cette réalité représentable à titre de quantum ; et le schème de cette réalité, comme quantité de quelque chose qui remplit le temps, est précisément cette continuelle et uniforme production de la réalité dans le temps, où l’on descend, dans le temps, de la sensation, qui a un certain degré, jusqu’à son entier évanouissement, et où l’on monte successivement de la négation de la sensation à une certaine quantité de cette même sensation.

Le schème de la substance est la permanence du réel dans le temps, c’est-à-dire qu’il nous représente ce réel comme un substratum de la détermination empirique du temps en général, substratum qui demeure pendant que tout le reste change. Ce n’est pas le temps qui s’écoule, mais en lui l’existence du changeant. Au temps donc, qui lui-même est immuable et fixe, correspond dans le phénomène l’immuable dans l’existence, c’est-à-dire la substance, et c’est en elle seulement que peuvent être déterminées la succession et la simultanéité des phénomènes par rapport au temps.

Le schème de la cause et de la causalité d’une chose en général est le réel, qui, une fois posé arbitrairement, est toujours suivi de quelque autre chose. Il consiste donc dans la succession des éléments divers, en tant qu’elle est soumise à une règle.

Le schème de la réciprocité[ndt 117] ou de la causalité mutuelle des substances relativement à leurs accidents, est la simultanéité des déterminations de l’une avec celles des autres suivant une règle générale.

Le schème de la possibilité est l’accord de la synthèse de représentations diverses avec les conditions du temps en général (comme, par exemple, que les contraires ne peuvent exister en même temps dans une chose, mais seulement l’un après l’autre) ; c’est par conséquent la détermination de la représentation d’une chose par rapport à quelque temps.

Le schème de la réalité est l’existence dans un temps déterminé.

Le schème de la nécessité est l’existence d’un objet en tout temps.

On voit par tout cela ce que contient et représente le schème de chaque catégorie : celui de la quantité, la production (la synthèse) du temps lui-même dans l’appréhension successive d’un objet ; celui de la qualité, la synthèse de la sensation (de la perception) avec la présentation du temps, ou ce qui remplit le temps[ndt 118] ; celui de la relation, le rapport qui unit les perceptions en tout temps (c’est-à-dire suivant une règle de la détermination du temps) ; enfin le schème de la modalité et de ses catégories, le temps lui-même comme corrélatif de l’acte qui consiste à déterminer si et comment un objet appartient au temps[ndt 119]. Les schèmes ne sont donc autre chose que des déterminations à priori du temps faites d’après certaines règles ; et ces déterminations, suivant l’ordre des catégories, concernent la série du temps, le contenu du temps, l’ordre du temps, enfin l’ensemble du temps par rapport à tous les objets possibles.

Il résulte clairement de ce qui précède que le schématisme de l’entendement, opéré par la synthèse transcendentale de l’imagination, ne tend à rien autre chose qu’à l’unité de tous les éléments divers de l’intuition dans le sens intérieur, et ainsi indirectement à l’unité de l’aperception, comme fonction correspondante au sens intérieur (à sa réceptivité). Les schèmes des concepts purs de l’entendement sont donc les vraies et seules conditions qui permettent de mettre ces concepts en rapport avec des objets et de leur donner ainsi une signification. Par conséquent aussi les catégories ne sauraient avoir en définitive qu’un usage empirique, puisqu’elles servent uniquement à soumettre les phénomènes aux règles générales de la synthèse au moyen des principes d’une unité nécessaire à priori (en vertu de l’union nécessaire de toute conscience en une aperception originaire), et à les rendre ainsi propres à former une liaison continue constituant une expérience.

Or c’est dans l’ensemble de toute expérience possible que résident toutes nos connaissances, et c’est dans le rapport universel de l’esprit à cette expérience que consiste la vérité transcendentale, laquelle précède toute vérité empirique et la rend possible.

Mais en même temps il saute aux yeux que, si les schèmes de la sensibilité réalisent d’abord les catégories, ils les restreignent aussi, c’est-à-dire les limitent à des conditions qui résident en dehors de l’entendement (c’est-à-dire dans la sensibilité). Le schème n’est donc proprement que le phénomène ou le concept sensible d’un objet, en tant qu’il s’accorde avec la catégorie. (Numerus est quantitas phænomenon, sensatio realitas phænomenon, constans et perdurabile rerum substantia phænomenon, — — æternitas, necessitas, phænomena, etc.) Or, si nous écartons une condition restrictive, nous amplifions, à ce qu’il semble, le concept auparavant restreint. À ce compte les catégories, envisagées dans leur sens pur et indépendamment de toutes les conditions de la sensibilité, devraient s’appliquer aux objets en général tels qu’ils sont, tandis que leurs schèmes ne les représentent que comme ils nous apparaissent, et par conséquent ces catégories auraient un sens indépendant de tout schème et beaucoup plus étendu. Dans le fait les concepts purs de l’entendement conservent certainement, même après qu’on a fait abstraction de toute condition sensible, un certain sens, mais purement logique, celui de la simple unité des représentations ; seulement, comme ces représentations n’ont point d’objet donné, elles ne sauraient avoir non plus aucun sens qui puisse fournir un concept d’objet. Ainsi la substance, par exemple, séparée de la détermination sensible de la permanence, ne signifierait rien de plus que quelque chose qui peut être conçu comme étant sujet (sans être le prédicat de quelque autre chose). Or je ne puis rien faire de cette représentation, puisqu’elle ne m’indique pas les déterminations que doit posséder la chose pour mériter le titre de premier sujet. Les catégories, sans schèmes, ne sont donc que des fonctions de l’entendement relatives aux concepts, mais elles ne représentent aucun objet. Leur signification leur vient de la sensibilité, qui réalise l’entendement, en même temps qu’elle le restreint.


chapitre II

Système de tous les principes de l’entendement pur

Nous n’avons examiné, dans le chapitre précédent, la faculté transcendentale de juger qu’au point de vue des conditions générales qui seules lui permettent d’appliquer les concepts purs de l’entendement à des jugements synthétiques. Il s’agit maintenant d’exposer dans un ordre systématique les jugements que l’entendement produit réellement à priori sous cette réserve critique. Notre table des catégories doit infailliblement nous fournir à cet égard un guide naturel et sûr. En effet, c’est justement le rapport de ces catégories à l’expérience possible qui doit constituer à priori tous les concepts purs de l’entendement, et par conséquent leur rapport à la sensibilité en général qui fera connaître intégralement et dans la forme d’un système tous les principes transcendantaux de l’usage de l’entendement.

Les principes à priori ne portent pas seulement ce nom parce qu’ils servent de fondement à d’autres jugements, mais aussi parce qu’ils sont eux-mêmes fondés sur des connaissances plus élevées et plus générales. Cette propriété cependant ne les dispense pas toujours d’une preuve. En effet, quoique cette preuve ne puisse pas être poussée plus loin objectivement, mais que, au contraire, elle serve elle-même de fondement à toute connaissance de son objet, cela n’empêche pas qu’il ne soit possible et même nécessaire de tirer une preuve des sources subjectives qui rendent possible la connaissance d’un objet en général, puisque autrement le principe encourrait le grave soupçon de n’être qu’une affirmation subreptice.

En second lieu, nous nous bornerons à ces principes qui se rapportent aux catégories. Nous écarterons donc du champ de notre investigation les principes de l’esthétique transcendentale, d’après lesquels l’espace et le temps sont les conditions de la possibilité de toutes choses comme phénomènes, ainsi que la restriction de ces principes, à savoir qu’ils ne sauraient s’appliquer à des choses en soi. De même, les principes mathématiques ne font point partie de ce système, parce qu’ils ne sont tirés que de l’intuition et non d’un concept pur de l’entendement. Cependant, comme ils sont des jugements synthétiques à priori, leur possibilité trouvera ici nécessairement sa place ; il ne s’agit pas sans doute de prouver leur exactitude et leur certitude apodictique, cela n’est nullement nécessaire, mais de faire comprendre et de déduire la possibilité de cette sorte de connaissances évidentes à priori.

Nous devrons d’ailleurs parler aussi du principe des jugements analytiques, par opposition aux jugements synthétiques, qui sont proprement ceux dont nous avons à nous occuper, car en les opposant ainsi les uns aux autres, on affranchit de tout malentendu la théorie des derniers et l’on en fait clairement ressortir la nature propre.


première section

Du principe suprême de tous les jugements analytiques

Quel que soit le contenu de notre connaissance et de quelque manière qu’elle se rapporte à l’objet, la condition universelle, bien que purement négative, de tous nos jugements en général, c’est qu’ils ne se contredisent pas eux-mêmes ; autrement ils sont nuls de soi (indépendamment même de l’objet). Mais il se peut que notre jugement, sans contenir aucune contradiction, unisse des concepts d’une façon que l’objet ne comporte pas, ou ne s’appuie sur aucun fondement soit à priori, soit à posteriori, et ainsi un jugement peut être exempt de toute contradiction intérieure et pourtant faux et sans fondement.

Or ce principe, qu’un prédicat qui est en contradiction avec une chose ne lui convient pas, s’appelle le principe de contradiction. Il est un critérium universel, quoique purement négatif, de toute vérité ; mais il appartient uniquement à la logique, par la raison qu’il s’applique aux connaissances considérées simplement comme connaissances en général et indépendamment de leur contenu, et qu’il se borne à déclarer que la contradiction les anéantit et les supprime entièrement.

On en peut faire cependant aussi un usage positif, c’est-à-dire ne pas s’en servir seulement pour repousser la fausseté et l’erreur (en tant qu’elles reposent sur la contradiction), mais encore pour connaître la vérité. En effet, si le jugement est analytique, qu’il soit négatif ou affirmatif, on en pourra toujours reconnaître suffisamment la vérité suivant le principe de contradiction. Car le contraire de ce qui est déjà renfermé comme concept ou de ce qui est déjà conçu dans la connaissance de l’objet en devra toujours être nié avec raison, et le concept lui-même en sera nécessairement affirmé, puisque le contraire de ce concept serait en contradiction avec l’objet.

Nous devons donc reconnaître dans le principe de contradiction le principe universel et pleinement suffisant de toute connaissance analytique ; mais il n’a pas d’autre autorité et d’autre utilité comme critérium suffisant de la vérité. En effet, de ce qu’aucune connaissance ne peut lui être contraire sans se détruire elle-même, il suit bien que ce principe est la conditio sine qua non, mais non pas le principe déterminant de la vérité de notre connaissance. Comme nous n’avons proprement, à nous occuper que de la partie synthétique de notre connaissance, nous aurons soin sans doute de n’aller jamais contre cet inviolable principe, mais nous n’avons aucun éclaircissement à en attendre relativement à la vérité de cette espèce de connaissances.

Il y a pourtant de ce principe célèbre, mais dépourvu de tout contenu et purement formel, une formule renfermant une synthèse qui s’y est glissée par mégarde et sans aucune nécessité. Cette formule, la voici : il est impossible qu’une chose soit et ne soit pas en même temps. Outre que la certitude apodictique (exprimée par le mot impossible) s’ajoute ici d’une manière superflue, puisqu’elle doit s’entendre d’elle-même en vertu du principe, ce principe est affecté par la condition du temps. Il dit en quelque sorte : une chose = A, qui est quelque chose = B, ne peut pas être en même temps non B ; mais elle peut être l’un et l’autre successivement (B aussi bien que non B). Par exemple, un homme qui est jeune ne peut être en même temps vieux ; mais le même homme peut être dans un temps jeune et dans un autre temps non jeune, c’est-à-dire vieux. Or le principe de contradiction, comme principe purement logique, ne doit pas restreindre ses assertions aux rapports de temps ; une telle formule est donc tout à fait contraire à son but. Le malentendu vient uniquement de ce qu’après avoir séparé un prédicat d’une chose du concept de cette chose, on joint ensuite à ce prédicat son contraire : la contradiction qui en résulte ne porte plus sur le sujet, mais sur son prédicat, qui lui est lié synthétiquement, et elle n’a lieu qu’autant que le premier et le second prédicat sont donnés en même temps. Si je dis : un homme qui est ignorant n’est pas instruit, il faut que j’ajoute la condition : en même temps ; car celui qui est ignorant dans un temps peut bien être instruit dans un autre. Mais si je dis : aucun homme ignorant n’est instruit, la proposition est analytique, puisque le caractère de l’ignorance constitue ici le concept du sujet, et ainsi cette proposition négative découle immédiatement du principe de contradiction, sans qu’il soit besoin d’ajouter cette condition : en même temps. Telle est aussi la raison pour laquelle j’ai changé, comme je l’ai fait plus haut, la formule de ce principe : le caractère analytique de la proposition se trouve ainsi clairement exprimé.


deuxième section

Du principe suprême de tous les jugements synthétiques

La définition de la possibilité des jugements synthétiques est un problème où la logique générale n’a absolument rien à voir, et dont elle n’a même pas besoin de connaître le nom. Mais dans une logique transcendentale, la tâche la plus importante de toutes, et l’on pourrait même dire la seule tâche, c’est de rechercher la possibilité des jugements synthétiques à priori, ainsi que les conditions et l’étendue de leur valeur. En effet, ce n’est qu’après avoir accompli cette tâche qu’elle est vraiment en état d’atteindre son but, qui est de déterminer l’étendue et les limites de l’entendement pur. Dans les jugements analytiques, je n’ai pas besoin de sortir du concept donné pour prononcer quelque chose sur ce concept. Le jugement est-il affirmatif, je ne fais que joindre au concept ce qui s’y trouvait déjà pensé ; est-il négatif, je ne fais qu’exclure du concept son contraire. Mais dans les jugements synthétiques, il faut que je sorte du concept donné pour considérer dans son rapport avec lui quelque autre chose que ce qui y était pensé ; par conséquent, ce rapport n’est jamais un rapport ni d’identité ni de contradiction, et à cet égard le jugement ne peut présenter ni vérité ni erreur.

Or, dès qu’on admet qu’il faut sortir d’un concept donné pour le rapprocher synthétiquement d’un autre, on doit admettre aussi un troisième terme qui seul peut produire la synthèse des deux concepts. Quel est donc ce troisième terme qui est comme le médium de tous les jugements synthétiques ? Ce ne peut être qu’un ensemble où sont renfermées toutes nos représentations, à savoir le sens intérieur, et la forme à priori de ce sens, le temps. La synthèse des représentations repose sur l’imagination, mais leur unité synthétique (qu’exige le jugement) se fonde sur l’unité de l’aperception. C’est donc ici qu’il faut chercher la possibilité des jugements synthétiques, et aussi, puisque les trois termes renferment tous des sources de représentations à priori, la possibilité de jugements synthétiques purs ; ils seront même nécessaires en vertu de ces principes, s’il en doit résulter une connaissance des objets qui repose simplement sur la synthèse des représentations.

Pour qu’une connaissance puisse avoir une réalité objective, c’est-à-dire se rapporter à un objet et y trouver sa valeur et sa signification, il faut que l’objet puisse être donné de quelque façon. Autrement les concepts sont vides ; et, si l’on a pensé ainsi quelque chose, on n’a en réalité rien connu par cette pensée ; on n’a fait que jouer avec des représentations. Or donner un objet, s’il n’est pas à son tour médiatement pensé, mais immédiatement représenté dans l’intuition, ce n’est autre chose qu’en rapporter la représentation à l’expérience (qu’elle soit réelle ou simplement possible)[ndt 120]. L’espace et le temps sont sans doute des concepts purs de tout élément empirique, et il est bien certain qu’ils sont représentés tout à fait à priori dans l’esprit ; mais, malgré cela, ils n’auraient eux-mêmes aucune valeur objective, ni aucune signification, si l’on n’en montrait l’application nécessaire aux objets de l’expérience. Leur représentation n’est même qu’un schème se rapportant toujours à l’imagination reproductive, laquelle appelle les objets de l’expérience, sans lesquels ils n’auraient pas de sens. Il en est ainsi de tous les concepts sans distinction.

La possibilité de l’expérience est donc ce qui donne la réalité objective à toutes nos connaissances à priori. Or l’expérience repose sur l’unité synthétique des phénomènes, c’est-à-dire sur une synthèse de l’objet des phénomènes en général qui s’opère suivant des concepts, et sans laquelle elle n’aurait pas le caractère d’une connaissance, mais celui d’une rapsodie de perceptions qui ne formeraient point entre elles un contexte suivant les règles d’une conscience (possible) partout liée, et qui par conséquent ne se prêteraient pas à l’unité transcendentale et nécessaire de l’aperception. L’expérience a donc pour fondement des principes qui déterminent sa forme à priori, c’est-à-dire des règles générales qui constituent l’unité dans la synthèse des phénomènes ; et la réalité objective de ces conditions nécessaires peut toujours être montrée dans l’expérience, ne fût-ce que dans l’expérience possible. En dehors de ce rapport, les propositions synthétiques à priori sont tout à fait impossibles, puisqu’elles n’ont pas de troisième terme, c’est-à-dire d’objet pur où l’unité synthétique de leurs concepts puisse établir sa réalité objective.

Encore donc que de l’espace en général ou des figures qu’y dessine l’imagination productive, nous connaissions à priori bien des choses au moyen de jugements synthétiques, sans avoir réellement besoin pour cela d’aucune expérience, cette connaissance ne serait qu’un vain jeu de l’esprit, si l’on ne regardait pas l’espace comme la condition des phénomènes qui constituent la matière de l’expérience extérieure. Ces jugements synthétiques purs se rapportent donc, bien que d’une manière simplement médiate, à l’expérience possible ou plutôt à sa possibilité même, et c’est uniquement là-dessus qu’ils fondent la valeur objective de leur synthèse.

L’expérience, comme synthèse empirique, étant donc dans sa possibilité le seul mode de connaissance qui donne de la réalité à toute autre synthèse, celle-ci, comme connaissance à priori, n’a elle-même de vérité (elle ne s’accorde avec l’objet) qu’autant qu’elle ne contient rien de plus que ce qui est nécessaire à l’unité synthétique de l’expérience en général.

Le principe suprême de tous les jugements synthétiques, c’est donc que tout objet est soumis aux conditions nécessaires de l’unité synthétique des éléments divers de l’intuition au sein d’une expérience possible.

C’est de cette manière que des jugements synthétiques à priori sont possibles, lorsque nous rapportons à une connaissance expérimentale possible les conditions formelles de l’intuition à priori, la synthèse de l’imagination et son unité nécessaire au sein d’une aperception transcendentale, et que nous disons : les conditions de la possibilité de l’expérience en général sont en même temps celles de la possibilité des objets de l’expérience, et c’est pourquoi elles ont une valeur objective dans un jugement synthétique à priori.


troisième section

Représentation systématique de tous les principes synthétiques de l’entendement pur

S’il y a en général des principes quelque part, il faut l’attribuer uniquement à l’entendement pur, qui n’est pas seulement la faculté de concevoir des règles par rapport à ce qui arrive, mais même la source des principes auxquels tout (ce qui peut se présenter à nous comme objet) est nécessairement soumis, puisque nous ne pourrions jamais sans eux appliquer aux phénomènes la connaissance d’un objet correspondant. Les lois mêmes de la nature, considérées comme des principes de l’usage empirique de l’entendement, impliquent un caractère de nécessité et par conséquent au moins cette présomption qu’elles sont déterminées par des principes ayant une valeur à priori et antérieure à toute expérience. Mais toutes les lois de la nature sans distinction sont soumises à des principes supérieurs de l’entendement, puisqu’elles ne font que les appliquer à des cas particuliers du phénomène. Seuls par conséquent, ces principes fournissent la règle et en quelque sorte l’exposant d’une règle en général[ndt 121] ; mais l’expérience donne le cas qui est soumis à la règle.

On ne doit pas craindre ici de prendre des principes simplement empiriques pour des principes de l’entendement pur, ou réciproquement ; car la nécessité, fondée sur des concepts, qui caractérise les principes de l’entendement et dont il est facile de remarquer l’absence dans tous les principes empiriques, si générale qu’en soit la valeur, peut aisément prévenir cette confusion. Mais il y a des principes purs à priori, que je ne saurais attribuer proprement à l’entendement pur, parce qu’ils ne sont pas tirés de concepts purs, mais d’intuitions pures (quoique par l’intermédiaire de l’entendement), tandis que l’entendement est la faculté des concepts. Tels sont les principes des mathématiques ; mais leur application à l’expérience, par conséquent leur valeur objective et même la possibilité de la connaissance synthétique à priori de ces principes (leur déduction) reposent toujours sur l’entendement pur.

Je ne rangerai donc pas parmi mes principes ceux des mathématiques, mais bien ceux sur lesquels se fonde leur possibilité et leur valeur objective à priori, et qui par conséquent doivent être regardés comme les principes de ces principes, car ils vont des concepts à l’intuition et non de l’intuition aux concepts.

La synthèse des concepts purs de l’entendement dans leur application à l’expérience possible a un usage ou mathématique ou dynamique ; car elle se rapporte en partie simplement à l’intuition, et en partie à l’existence d’un phénomène en général. Or les conditions à priori de l’intuition sont relativement à une expérience possible tout à fait nécessaires, tandis que celles de l’existence des objets d’une intuition empirique possible ne sont par elles-mêmes que contingentes. Les principes de l’usage mathématique seront donc absolument nécessaires, c’est-à-dire apodictiques, tandis que ceux de l’usage dynamique ne revêtiront le caractère d’une nécessité à priori que sous la condition de la pensée empirique dans une expérience, et par conséquent d’une manière médiate et indirecte. Les derniers n’auront donc pas cette évidence immédiate qui est propre aux premiers (mais leur certitude par rapport à l’expérience en général n’en subsiste pas moins). C’est là d’ailleurs une vérité que l’on comprendra mieux à la fin de ce système des principes.

La table des catégories nous fournit tout naturellement le plan de celle des principes, puisque les principes ne sont autre chose que les règles de l’usage objectif des catégories. Voici donc tous les principes de l’entendement :

1
AXIOMES
de l’intuition.
2
ANTICIPATIONS
de la perception.
3
ANALOGIES
de l’expérience.
4
POSTULATS
de la pensée empirique en général.


J’ai choisi tout exprès ces dénominations pour faire ressortir les différences relativement à l’évidence et à la pratique de ces principes. Mais on verra bientôt que, pour ce qui est de l’évidence aussi bien que de la détermination à priori des phénomènes d’après les catégories de la quantité et de la qualité (si l’on ne fait attention qu’à la forme de ces phénomènes), les principes de ces catégories diffèrent considérablement de ceux des deux autres ; car, bien qu’ils comportent les uns et les autres une parfaite certitude, celle des premiers est intuitive, tandis que celle des derniers est simplement discursive. Je désignerai donc ceux-là sous le nom de principes mathématiques, et ceux-ci sous celui de principes dynamiques[56]. Mais on remarquera que je n’ai pas plus en vue dans un cas les principes des mathématiques que ceux de la dynamique (physique) générale dans un autre, mais seulement ceux de l’entendement pur dans leur rapport avec le sens intérieur (sans distinction des représentations qui y sont données). Si je les désigne comme je le fais, c’est donc plutôt en considération de leur application que de leur contenu. Je vais maintenant les examiner dans l’ordre où la table les présente.

I

Axiomes de l’intuition

Principe de ces axiomes : toutes les intuitions sont des quantités extensives[ndt 122].
preuve

Tous les phénomènes comprennent, quant à la forme, une intuition dans l’espace et dans le temps, qui leur sert à tous de fondement à priori. Ils ne peuvent donc être appréhendés, c’est-à-dire reçus dans la conscience empirique, qu’au moyen de cette synthèse du divers par laquelle sont produites les représentations d’un espace ou d’un temps déterminé, c’est-à-dire par la composition des éléments homogènes et par la conscience de l’unité synthétique de ces divers éléments (homogènes). Or la conscience de la diversité homogène dans l’intuition en général, en tant que la représentation d’un objet est d’abord possible par là, est le concept d’une quantité (d’un quantum). La perception même d’un objet comme phénomène, n’est donc possible que par cette même unité synthétique des éléments divers de l’intuition sensible donnée, par laquelle est pensée dans le concept d’une quantité l’unité de la composition des divers éléments homogènes ; c’est-à-dire que les phénomènes sont tous des quantités, et même des quantités extensives, puisqu’ils sont nécessairement représentés comme intuitions dans l’espace ou dans le temps au moyen de cette même synthèse par laquelle l’espace et le temps sont déterminés en général[ndt 123].

J’appelle quantité extensive celle où la représentation des parties rend possible la représentation du tout (et par conséquent la précède nécessairement). Je ne puis pas me représenter une ligne, si petite qu’elle soit, sans la tirer par la pensée, c’est-à-dire sans en produire successivement toutes les parties d’un point à un autre, et sans en retracer enfin de la sorte toute l’intuition. Il en est ainsi de toute portion du temps, même de la plus petite. Je ne la conçois qu’au moyen d’une progression successive qui va d’un moment à un autre, et c’est de l’addition de toutes les parties du temps que résulte enfin une quantité de temps déterminée. Comme l’intuition pure dans tous les phénomènes est ou l’espace ou le temps, tout phénomène, en tant qu’intuition, est une quantité extensive, puisqu’il ne peut être connu qu’au moyen d’une synthèse successive (de partie à partie) opérée dans l’appréhension. Tous les phénomènes sont donc perçus d’abord comme des agrégats (comme des multitudes de parties antérieurement données), ce qui n’est pas le cas de toute espèce de quantités, mais de celles-là seulement que nous nous représentons et que nous appréhendons comme extensives.

C’est sur cette synthèse successive de l’imagination productive dans la création des figures que se fonde la science mathématique de l’étendue (la géométrie) avec ses axiomes, exprimant les conditions de l’intuition sensible à priori qui seules rendent possible le schème d’un concept pur de l’intuition extérieure, comme, par exemple, qu’entre deux points on ne peut concevoir qu’une seule ligne droite, ou que deux lignes droites ne renferment aucun espace, etc. Ce sont là des axiomes qui ne concernent proprement que des quanta comme tels.

Pour ce qui est de la quantité (quantitas), c’est-à-dire de la réponse à la question de savoir combien une chose est grande, il n’y a point à cet égard d’axiomes dans le sens propre du mot, bien que plusieurs propositions de cette sorte soient synthétiquement et immédiatement certaines (indemonstrabilia). Car que le pair ajouté au pair ou retranché du pair donne le pair, ce sont là des propositions analytiques, puisque j’ai immédiatement conscience de l’identité d’une production de quantité avec l’autre ; les axiomes au contraire doivent être des principes synthétiques à priori. Les propositions évidentes exprimant les rapports numériques sont bien synthétiques sans doute, mais elles ne sont pas générales, comme celles de la géométrie, et c’est pourquoi elles ne méritent pas le nom d’axiomes, mais seulement celui de formules numériques. Cette proposition que 7 + 5 = 12, n’est nullement analytique. En effet je ne conçois le nombre 12 ni dans la représentation de 7, ni dans celle de 5, mais dans celle de la réunion de ces deux nombres (que je le conçoive nécessairement dans l’addition des deux, c’est ce dont il n’est pas ici question, puisque dans une proposition analytique il ne s’agit que de savoir si je conçois réellement le prédicat dans la représentation du sujet). Mais, bien qu’elle soit synthétique, cette proposition n’est toujours que particulière. En tant que l’on n’envisage ici que la synthèse des quantités homogènes (des unités), cette synthèse ne peut avoir lieu que d’une seule manière, bien que l’usage de ces nombres soit ensuite général. Quand je dis : un triangle se construit avec trois lignes, dont deux prises ensemble sont plus grandes que la troisième, il n’y a ici qu’une pure fonction de l’imagination productive, qui peut tirer des lignes plus ou moins grandes et en même temps les faire rencontrer suivant toute espèce d’angles qu’il lui plaît de choisir. Au contraire le nombre 7 n’est possible que d’une seule manière, et il en est de même du nombre 12, produit par la synthèse du premier avec 5. Il ne faut donc pas donner aux propositions de ce genre le nom d’axiomes (car autrement il y en aurait à l’infini), mais celui de formules numériques.

Ce principe transcendental de la science mathématique des phénomènes étend beaucoup notre connaissance à priori. C’est en effet grâce à lui que les mathématiques pures peuvent s’appliquer dans toute leur précision aux objets de l’expérience ; sans lui cette application ne serait pas évidente d’elle-même, et même elle a donné lieu à certaines contradictions. Les phénomènes ne sont pas des choses en soi. L’intuition empirique n’est possible que par l’intuition pure (de l’espace et du temps) ; ce que la géométrie dit de celle-ci s’applique donc à celle-là. Dès lors on ne saurait plus prétexter que les objets des sens ne peuvent pas être conformes aux règles de la construction dans l’espace (par exemple à l’infinie divisibilité des lignes ou des angles) ; car on refuserait par là même à l’espace et à toutes les mathématiques avec lui toute valeur objective, et l’on ne saurait plus pourquoi et jusqu’à quel point elles s’appliquent aux phénomènes. La synthèse des espaces et des temps, comme formes essentielles de toute intuition, est ce qui rend en même temps possible l’appréhension du phénomène, par conséquent toute expérience extérieure, par conséquent encore toute connaissance des objets de l’expérience ; et ce que les mathématiques affirment de la première dans leur usage pur s’applique aussi nécessairement à la seconde. Toutes les objections à l’encontre ne sont que des chicanes d’une raison mal éclairée, qui croit à tort affranchir les objets des sens de la condition formelle de notre sensibilité, et qui les représente comme des objets en soi donnés à l’entendement, bien qu’ils ne soient que des phénomènes. S’ils n’étaient pas de simples phénomènes, nous n’en pourrions sans doute rien connaître à priori synthétiquement, et par conséquent au moyen des concepts purs de l’espace, et la science qui les détermine, la géométrie serait elle-même impossible.




II

Anticipations de la perception

En voici le principe : Dans tous les phénomènes le réel, qui est un objet de sensation, a une quantité intensive, c’est-à-dire un degré[ndt 124].
preuve

La perception est la conscience empirique, c’est-à-dire une conscience accompagnée de sensation. Les phénomènes, comme objets de la perception, ne sont pas des intuitions pures (purement formelles), comme l’espace et le temps (qui ne peuvent pas être perçus en eux-mêmes). Ils contiennent donc, outre l’intuition, la matière de quelque objet en général (par quoi est représenté quelque chose d’existant dans l’espace ou dans le temps), c’est-à-dire le réel de la sensation, considéré comme une représentation purement subjective dont on ne peut avoir conscience qu’autant que le sujet est affecté, et que l’on rapporte à un objet en général. Or il peut y avoir une transformation graduelle de la conscience empirique en conscience pure, où le réel de la première disparaisse entièrement et où il ne reste qu’une conscience purement formelle (à priori) de la diversité contenue dans l’espace et dans le temps ; par conséquent il peut y avoir aussi une synthèse de la production de la quantité d’une sensation depuis son commencement, l’intuition pure = 0, jusqu’à une grandeur quelconque. Et comme la sensation n’est pas par elle-même une représentation objective et qu’il n’y a en elle ni intuition de l’espace ni intuition du temps, elle n’a pas de quantité extensive ; mais elle a pourtant une quantité (au moyen de son appréhension, où la conscience empirique peut croître en un certain temps depuis rien = 0 jusqu’à un degré donné), et par conséquent elle a une quantité intensive, à laquelle doit correspondre aussi dans tous les objets de la perception, en tant qu’elle contient cette sensation, une quantité intensive, c’est-à-dire un degré d’influence sur le sens[ndt 125].

On peut désigner sous le nom d’anticipation toute connaissance par laquelle je puis connaître et déterminer à priori ce qui appartient à la connaissance empirique, et tel est sans doute le sens qu’Épicure donnait à son expression de προληψις (prolêpsis). Mais, comme il y a dans les phénomènes quelque chose qui n’est jamais connu à priori et qui constitue ainsi la différence propre entre l’empirique et la connaissance à priori, et que ce quelque chose est la sensation (comme matière de la perception), il suit que la sensation est proprement ce qui ne peut pas être anticipé. Au contraire les déterminations pures conçues dans l’espace et dans le temps, sous le rapport soit de la figure, soit de la quantité, nous pourrions les nommer des anticipations des phénomènes, parce qu’elles représentent à priori ce qui peut toujours être donné à posteriori dans l’expérience. Mais supposez qu’il y ait pourtant quelque chose qu’on puisse connaître à priori dans chaque sensation, considérée comme sensation en général (sans qu’une sensation particulière soit donnée), ce quelque chose mériterait d’être nommé anticipation dans un sens exceptionnel. Il semble étrange en effet d’anticiper sur l’expérience en cela même qui constitue sa matière, laquelle ne peut être puisée qu’en elle. Et c’est pourtant ce qui arrive réellement ici.

L’appréhension ne remplit, avec la seule sensation, qu’un instant (je ne considère point ici en effet la succession de plusieurs sensations). En tant qu’elle est dans le phénomène quelque chose dont l’appréhension n’est pas une synthèse successive, laquelle procède en allant des parties à la représentation totale, elle n’a pas de quantité extensive ; l’absence de la sensation dans le même instant représenterait cet instant comme vide, par conséquent = 0. Or ce qui correspond à la sensation dans l’intuition empirique est la réalité (realitas phænomenon) ; ce qui correspond à l’absence de la sensation est la négation = 0. En outre, toute sensation est susceptible de plus ou de moins, de telle sorte qu’elle peut décroître et s’évanouir insensiblement. Il y a donc entre la réalité dans le phénomène et la négation une chaîne continue de sensations intermédiaires possibles, entre lesquelles il y a toujours moins de différence qu’entre la sensation donnée et le zéro ou l’entière négation. Cela revient à dire que le réel dans le phénomène a toujours une quantité, mais que cette quantité ne se trouve pas dans l’appréhension, puisque celle-ci s’opère en un moment au moyen d’une simple sensation et non par une synthèse successive de plusieurs sensations, et qu’ainsi elle ne va pas des parties au tout ; sa quantité n’est donc pas extensive.

Or cette quantité qui n’est appréhendée que comme une unité, et dans laquelle la pluralité ne peut être représentée que par son plus ou moins grand rapprochement de la négation = 0, je la nomme quantité intensive. Toute réalité dans le phénomène a donc une quantité intensive, c’est-à-dire un degré. Lorsque l’on considère cette réalité comme une cause (soit de la sensation, soit d’une autre réalité dans le phénomène, par exemple d’un changement), on nomme le degré de la réalité comme cause un moment[ndt 126], par exemple le moment de la pesanteur, et cela parce que le degré ne désigne que la quantité dont l’appréhension n’est pas successive, mais momentanée. Je ne fais du reste que toucher ce point en passant, car je n’ai pas encore à m’occuper de la causalité.

Toute sensation, par conséquent aussi toute réalité dans le phénomène, si petite qu’elle puisse être, a un degré, c’est-à-dire une quantité intensive, qui peut encore être diminuée, et entre la réalité et la négation il y a une série continue de réalités et de perceptions possibles de plus en plus petites. Toute couleur, par exemple le rouge, a un degré, qui, si faible qu’il puisse être, n’est jamais le plus faible possible ; il en est de même de la chaleur, du moment de la pesanteur, etc.

La propriété qui fait que dans les quantités aucune partie n’est la plus petite possible (qu’aucune partie n’est simple) est ce qu’on nomme leur continuité. L’espace et le temps sont des quanta continua, parce qu’aucune partie n’en peut être donnée qui ne soit renfermée entre des limites (des points et des instants), et par conséquent ne soit elle-même un espace ou un temps. L’espace ne se compose que d’espaces, et le temps que de temps. Les instants et les points ne sont pour le temps et l’espace que des limites : ils ne font que représenter la place où on les renferme[ndt 127]. Or cette place présuppose toujours des intuitions qui la bornent ou la déterminent, et l’espace ni le temps ne sauraient être composés de simples places comme de parties intégrantes qui pourraient être données antérieurement. On peut encore nommer ces sortes de quantités des quantités fluentes[ndt 128], parce que la synthèse (de l’imagination productive) qui les engendre est une progression dans le temps[ndt 129], dont on a coutume de désigner particulièrement la continuité par le mot fluxion.

Tous les phénomènes en général sont donc des quantités continues, aussi bien quant à leur intuition, comme quantités extensives, que quant à la simple perception (à la sensation et par conséquent à la réalité), comme quantités intensives. Quand la synthèse de la diversité du phénomène est interrompue, cette diversité n’est pas alors un phénomène comme quantum, mais un agrégat de plusieurs phénomènes, produit par la répétition d’une synthèse toujours interrompue, au lieu de l’être par la simple continuation de la synthèse productive d’une certaine espèce. Quand je dis que 13 thalers représentent une certaine quantité d’argent[ndt 130], je me sers d’une expression tout à fait exacte si j’entends par là la valeur d’un marc de métal d’argent fin[ndt 131] ; ce marc d’argent est sans doute une quantité continue dans laquelle aucune partie n’est la plus petite possible, mais où chaque partie pourrait former une monnaie[ndt 132] qui contiendrait toujours la matière de monnaies plus petites encore. Mais si j’entends par cette expression 13 thalers ronds, c’est-à-dire 13 pièces de monnaie (quelle qu’en soit la valeur en métal d’argent[ndt 133]), c’est improprement que j’appelle cela une quantité de thalers : il faudrait dire un agrégat, c’est-à-dire un nombre de pièces de monnaie. Or comme à tout nombre il faut une unité pour fondement, le phénomène comme unité est un quantum, et, comme tel, il est toujours un continu.

Puisque tous les phénomènes, considérés comme extensifs aussi bien que comme intensifs, sont des quantités continues, cette proposition, que tout changement (tout passage d’une chose d’un état à un autre) est aussi continu, pourrait être ici démontrée aisément et avec une évidence mathématique, si la causalité d’un changement en général ne résidait pas tout à fait en dehors des limites d’une philosophie transcendentale, et si elle ne présupposait pas des principes empiriques. Car qu’il puisse y avoir une cause qui change l’état des choses, c’est-à-dire qui les détermine en un sens contraire à un certain état donné, c’est sur quoi l’entendement ne nous donne à priori aucune lumière, et cela non-seulement parce qu’il n’en aperçoit pas la possibilité (car cette vue nous manque dans la plupart des connaissances à priori), mais parce que la mutabilité ne porte que sur certaines déterminations des phénomènes que l’expérience seule peut nous révéler, tandis que la cause en doit être cherchée dans l’immuable. Mais, comme nous n’avons ici à notre disposition que les concepts purs qui servent de fondement à toute expérience possible et dans lesquels il ne doit rien y avoir d’empirique, nous ne pouvons, sans porter atteinte à l’unité du système, anticiper sur la physique générale, qui est construite sur certaines expériences fondamentales.

Nous ne manquons cependant pas de preuves pour démontrer la grande influence qu’exerce notre principe en anticipant sur les perceptions et en les suppléant même au besoin, de manière à fermer la porte à toutes les fausses conséquences qui pourraient en résulter.

Si toute réalité dans la perception a un degré, entre ce degré et la négation, il y a une série infinie de degrés toujours moindres ; et pourtant chaque sens doit avoir un degré déterminé de réceptivité pour les sensations. Il ne peut donc y avoir de perception, par conséquent d’expérience, qui prouve, soit immédiatement, soit médiatement (quelque détour qu’on prenne pour arriver à cette conclusion), une absence absolue de toute réalité dans le phénomène ; c’est-à-dire qu’on ne saurait jamais tirer de l’expérience la preuve d’un espace ou d’un temps vide. Car d’abord l’absence absolue de réalité dans l’intuition sensible ne peut être elle-même perçue ; ensuite, on ne saurait la déduire d’aucun phénomène particulier et de la différence de ses degrés de réalité ; on ne doit même jamais l’admettre pour expliquer cette réalité. En effet, bien que toute l’intuition d’un espace ou d’un temps déterminé soit entièrement réelle, c’est-à-dire qu’aucune partie de cet espace ou de ce temps ne soit vide, pourtant, comme toute réalité a son degré, qui peut décroître suivant une infinité de degrés inférieurs jusqu’au rien (jusqu’au vide), sans que la quantité extensive du phénomène cesse d’être la même, il doit y avoir une infinité de degrés différents remplissant l’espace ou le temps, et les quantités intensives dans les divers phénomènes peuvent être plus petites ou plus grandes, bien que la quantité intensive de l’intuition reste la même.

Nous allons en donner un exemple. Les physiciens, remarquant (soit par la pesanteur ou le poids, soit par la résistance opposée à d’autres matières en mouvement) une grande différence dans la quantité de matière contenue sous un même volume en des corps de diverses espèces, en concluent presque tous que ce volume (cette quantité extensive du phénomène) doit contenir du vide dans toutes les matières, bien qu’en des proportions différentes. Mais lequel de ces physiciens, la plupart mathématiciens et mécaniciens, se serait jamais avisé que, tout en prétendant éviter les hypothèses métaphysiques, il fondait uniquement sa conclusion sur une supposition de ce genre, alors qu’il admettait que le réel dans l’espace (je ne veux pas dire ici l’impénétrabilité ou le poids, parce que ce sont là des concepts empiriques) est partout identique et qu’il ne peut différer que par la quantité extensive, c’est-à-dire par le nombre[ndt 134] ? À cette supposition, qui n’a aucun fondement dans l’expérience et qui est ainsi purement métaphysique, j’oppose une preuve transcendentale qui, à la vérité, n’explique pas la différence dans la manière dont l’espace est rempli, mais qui supprime entièrement la prétendue nécessité de supposer qu’on ne peut expliquer cette différence qu’en admettant des espaces vides, et qui a au moins l’avantage de laisser à l’esprit la liberté de la concevoir encore d’une autre manière, si l’explication physique exige ici quelque hypothèse. En effet, nous voyons que si des espaces égaux peuvent être parfaitement remplis par des matières différentes, de telle sorte qu’en aucune d’elles il n’y ait nul point où la matière ne soit présente, tout réel de même qualité a néanmoins son degré (de résistance ou de pesanteur), qui peut être de plus en plus petit, sans que la quantité extensive ou le nombre diminue ou disparaisse dans le vide et s’évanouisse. Ainsi une dilatation, qui remplit un espace, par exemple la chaleur ou toute autre réalité (phénoménale) peut, sans jamais laisser vide la plus petite partie de cet espace, décroître par degrés à l’infini ; elle ne remplira pas moins l’espace avec ces degrés plus bas que ne le ferait un autre phénomène avec de plus élevés. Je ne prétends pas affirmer ici que telle est en effet la raison de la différence des matières quant à leur pesanteur spécifique ; je veux seulement démontrer par un principe de l’entendement pur que la nature de nos perceptions rend possible un tel mode d’explication, et que l’on a tort de regarder le réel du phénomène comme étant identique quant au degré et comme ne différant que par son agrégation et sa quantité extensive, et de croire que l’on affirme cela à priori au moyen d’un principe de l’entendement.

Toutefois, pour un investigateur accoutumé aux considérations transcendentales et devenu par là circonspect, cette anticipation de la perception a toujours quelque chose de choquant, et il lui est impossible de ne pas concevoir quelque doute sur la faculté qu’aurait l’entendement d’anticiper[ndt 135] une proposition synthétique telle que celle qui est relative au degré de toute réalité dans les phénomènes et, par conséquent, à la possibilité de la différence intrinsèque de la sensation elle-même, abstraction faite de sa qualité empirique. C’est donc une question qui n’est pas indigne d’examen que celle de savoir comment l’entendement peut ici prononcer à priori et synthétiquement sur des phénomènes et les anticiper même dans ce qui est proprement et simplement empirique, c’est-à-dire dans ce qui concerne la sensation.

La qualité de la sensation est toujours purement empirique et ne peut être représentée à priori (par exemple la couleur, le goût, etc.). Mais le réel qui correspond aux sensations en général, par opposition à la négation = 0, ne représente que quelque chose dont le concept implique une existence, et ne signifie rien que la synthèse dans une conscience empirique en général. En effet, dans le sens interne, la conscience empirique peut s’élever depuis 0 jusqu’à un degré supérieur quelconque, de telle sorte que la même quantité extensive de l’intuition (par exemple, une surface éclairée) peut exciter une sensation aussi grande que la réunion de plusieurs autres (surfaces moins éclairées). On peut donc faire entièrement abstraction de la quantité extensive du phénomène et se représenter pourtant en un moment dans la seule sensation une synthèse de la gradation uniforme qui s’élève de 0 à une conscience empirique donnée. Toutes les sensations ne sont donc, comme telles, données qu’à posteriori, mais la propriété qu’elles possèdent d’avoir un degré peut être connue à priori. Il est remarquable que

nous ne pouvons connaître à priori dans les quantités en général qu’une seule qualité, à savoir la continuité, et dans toute qualité (dans le réel du phénomène) que sa quantité intensive, c’est-à-dire la propriété qu’elle a d’avoir un degré ; tout le reste revient à l’expérience.


III

Analogies de l’expérience

En voici le principe : L’expérience n’est possible que par la représentation d’une liaison nécessaire des perceptions[ndt 136].
preuve

L’expérience[ndt 137] est une connaissance empirique, c’est-à-dire une connaissance qui détermine un objet par des perceptions. Elle est donc une synthèse de perceptions qui elle-même n’est pas contenue dans ces perceptions, mais renferme l’unité synthétique de leur diversité au sein d’une conscience, unité qui constitue l’essentiel d’une connaissance des objets des sens, c’est-à-dire de l’expérience (et non pas seulement de l’intuition ou de la sensation des sens). Dans l’expérience, les perceptions ne se rapportent les unes aux autres que d’une manière accidentelle, de telle sorte que des perceptions mêmes ne résulte ni ne peut résulter entre elles aucune liaison nécessaire ; l’appréhension, en effet, n’est qu’un assemblage des éléments divers de l’intuition empirique, et l’on n’y saurait trouver aucune représentation d’un lien nécessaire dans l’existence au sein de l’espace et du temps des phénomènes qu’elle rassemble. Mais, comme l’expérience est une connaissance des objets déterminée par des perceptions, que, par conséquent, le rapport d’existence des éléments divers n’y doit point être représenté tel qu’il résulte d’un assemblage dans le temps, mais tel qu’il existe objectivement dans le temps, et que, d’un autre côté, le temps ne peut être lui-même perçu, il suit qu’on ne peut déterminer l’existence des objets dans le temps qu’en les liant dans le temps en général, c’est-à-dire au moyen de concepts qui les unissent à priori. Or ces concepts impliquant toujours la nécessité, l’expérience n’est possible qu’au moyen d’une représentation de la liaison nécessaire des perceptions.

Les trois modes du temps sont la permanence, la succession et la simultanéité. De là trois lois qui règlent tous les rapports chronologiques des phénomènes, et d’après lesquelles l’existence de chacun d’eux peut être déterminée par rapport à l’unité de tout temps, et ces lois sont antérieures à toute expérience, qu’elles servent elles-mêmes à rendre possibles.

Le principe général de ces trois analogies repose sur l’unité nécessaire de l’aperception par rapport à toute conscience empirique possible (de la perception) dans chaque temps, et par conséquent, puisque cette unité est un fondement à priori, sur l’unité synthétique de tous les phénomènes au point de vue de leur rapport dans le temps. En effet, l’aperception originaire se rapporte au sens intérieur (à l’ensemble de toutes les représentations), et à priori à sa forme, c’est-à-dire au rapport des diverses consciences empiriques dans le temps[ndt 138]. Or toute cette diversité doit être liée, suivant ses rapports de temps, dans l’aperception originaire ; car c’est là ce qu’exprime l’unité transcendentale à priori de cette diversité, cette unité sous laquelle rentre tout ce qui doit faire partie de ma connaissance (c’est-à-dire de ma propre connaissance), et par conséquent tout ce qui peut être un objet pour moi. Cette unité synthétique dans le rapport chronologique de toutes les perceptions, qui est déterminée à priori, revient donc à cette loi : toutes les déterminations empiriques du temps sont soumises aux règles de la détermination générale du temps ; et les analogies de l’expérience, dont nous avons maintenant à nous occuper, doivent être des règles de ce genre.

Ces principes ont ceci de particulier qu’ils ne s’occupent pas des phénomènes et de la synthèse de leur intuition empirique, mais seulement de l’existence et de leur rapport entre eux relativement à cette existence. Or la manière dont quelque chose est appréhendé dans le phénomène peut être déterminée à priori de telle façon que la règle de sa synthèse puisse fournir cette intuition à priori dans chaque exemple empirique donné, c’est-à-dire la réaliser au moyen de cette synthèse même. Mais l’existence des phénomènes ne peut être connue à priori ; et, quand nous pourrions arriver par cette voie à conclure quelque existence, nous ne la connaîtrions pas d’une manière déterminée, c’est-à-dire que nous ne saurions anticiper ce par quoi son intuition empirique se distingue de toute autre.

Les deux principes précédents, que j’ai nommés mathématiques, parce qu’ils nous autorisent à appliquer les mathématiques aux phénomènes, se rapportaient aux phénomènes au point de vue de leur simple possibilité, et nous enseignaient comment ces phénomènes peuvent être produits suivant les règles d’une synthèse mathématique, soit quant à leur intuition, soit quant au réel de leur perception. On peut donc employer dans l’un et l’autre cas les quantités numériques et avec elles déterminer le phénomène comme quantité. Ainsi, par exemple, je puis déterminer à priori, c’est-à-dire construire le degré des sensations de la lumière du soleil en le composant d’environ 200, 000 fois celle de la lune. Nous pouvons donc désigner ces premiers principes sous le nom de constitutifs.

Il en doit être tout autrement de ceux qui soumettent à priori à des règles l’existence des phénomènes. En effet, comme elle ne se laisse pas construire, ces principes ne concernent qu’un rapport d’existence et ne peuvent être que des principes purement régulateurs. Il n’y a donc ici ni axiomes, ni anticipations à chercher ; il s’agit seulement, quand une perception nous est donnée dans un rapport de temps avec une autre (qui reste indéterminée), de dire, non pas quelle est cette autre perception et quelle en est la quantité, mais comment elle est nécessairement liée à la première, quant à l’existence, dans ce mode du temps. En philosophie, les analogies signifient quelque chose de très-différent de ce qu’elles représentent en mathématiques. Dans celles-ci, ce sont des formules qui expriment l’égalité de deux rapports de quantité, et elles sont toujours constitutives, si bien que, quand deux membres de la proportion sont donnés, le troisième aussi est donné par là même, c’est-à-dire peut être construit. Dans la philosophie, au contraire, l’analogie est l’égalité de deux rapports, non de quantité, mais de qualité : trois membres étant donnés, je ne puis connaître et déterminer à priori que le rapport à un quatrième, mais non ce quatrième membre lui-même ; j’ai seulement une règle pour le chercher dans l’expérience et un signe pour l’y découvrir. Une analogie de l’expérience n’est donc qu’une règle suivant laquelle l’unité de l’expérience (non la perception elle-même, comme intuition empirique en général) doit résulter de perceptions, et elle s’applique aux objets (aux phénomènes), non comme principe constitutif, mais simplement comme principe régulateur. Il en est de même des postulats de la pensée empirique en général, qui concernent à la fois la synthèse de la pure intuition (de la forme du phénomène), celle de la perception (de la matière du phénomène) et celle de l’expérience (du rapport de ces perceptions). Ils n’ont d’autre valeur que celle de principes régulateurs, et se distinguent des postulats mathématiques, qui sont constitutifs, non pas sans doute par la certitude, qui se trouve à priori dans les uns et dans les autres, mais par la nature de l’évidence, c’est-à-dire par leur côté intuitif (et par conséquent aussi par la démonstration).

Mais ce qui a été rappelé dans tous les principes synthétiques, et ce qui doit être ici particulièrement remarqué, c’est que ce n’est pas comme principes de l’usage transcendental de l’entendement, mais simplement comme principes de son usage empirique, que ces analogies ont leur signification et leur valeur, et que c’est uniquement à ce titre qu’elles peuvent être démontrées ; d’où il suit que les phénomènes ne doivent pas être subsumés sous les catégories en général, mais seulement sous leurs schèmes. En effet, si les objets auxquels ces principes doivent être rapportés étaient des choses en soi, il serait absolument impossible d’en avoir à priori quelque connaissance synthétique. Mais ils ne sont que des phénomènes, et l’expérience possible n’est que la connaissance parfaite de ces phénomènes, à laquelle doivent toujours aboutir en définitive tous les principes à priori. Les principes dont il s’agit ici ne peuvent donc avoir pour but que les conditions de l’unité de la connaissance empirique dans la synthèse des phénomènes. Or cette unité n’est conçue que dans le schème du concept pur de l’entendement, puisque, comme synthèse en général, elle trouve dans la catégorie une fonction qui n’est restreinte par aucune condition sensible. Nous serons donc autorisés par ces principes à n’associer les phénomènes que par analogie avec l’unité logique et générale des concepts ; et, par conséquent, si dans le principe même nous nous servons de la catégorie, dans l’exécution (dans l’application aux phénomènes), nous substituerons au principe le schème de la catégorie, comme étant la clef de son usage, ou plutôt nous placerons à côté d’elle ce schème comme condition restrictive, sous le nom de formule du principe.


A

Première analogie

Principe de la permanence de la substance : La substance persiste au milieu du changement de tous les phénomènes, et sa quantité n’augmente ni ne diminue dans la nature[ndt 139].
preuve

Tous les phénomènes sont dans le temps, et c’est en lui seulement, comme dans un substratum (ou dans la forme constante de l’intuition intérieure), qu’on peut se représenter la simultanéité aussi bien que la succession. Le temps donc, où doit être conçu tout changement des phénomènes, demeure et ne change pas ; la succession ou la simultanéité n’y peuvent être représentées que comme ses déterminations. Or le temps ne peut être perçu en lui-même. C’est donc dans les objets de la perception, c’est-à-dire dans les phénomènes, qu’il faut chercher le substratum qui représente le temps en général, et où peut être perçu dans l’appréhension, au moyen du rapport des phénomènes avec lui, tout changement ou toute succession. Mais le substratum de tout ce qui est réel, c’est-à-dire de tout ce qui appartient à l’existence des choses, est la substance, où tout ce qui appartient à l’existence ne peut être conçu que comme détermination. Par conséquent, ce quelque chose de permanent relativement à quoi tous les rapports des phénomènes dans le temps sont nécessairement déterminés, est la substance du phénomène, c’est-à-dire ce qu’il y a en lui de réel[ndt 140] et ce qui demeure toujours le même, comme substratum de tout changement. Et comme cette substance ne peut changer dans son existence, sa quantité dans la nature ne peut ni augmenter ni diminuer[ndt 141].

Notre appréhension des éléments divers du phénomène est toujours successive, et par conséquent toujours changeante. Il est donc impossible que nous déterminions jamais par ce seul moyen si ces éléments divers, comme objets de l’expérience, sont simultanés ou successifs, à moins qu’elle n’ait pour fondement quelque chose qui demeure toujours, quelque chose de durable et de permanent dont tout changement et toute simultanéité ne soient qu’autant de manières d’être (modi). Ce n’est donc que dans le permanent que sont possibles les rapports de temps (car la simultanéité et la succession sont les seuls rapports de temps), c’est-à-dire que le permanent est, pour la représentation empirique du temps même, le substratum qui seul rend possible toute détermination de temps. La permanence exprime en général le temps, comme le constant corrélatif de toute existence des phénomènes, de tout changement et de toute simultanéité. En effet, le changement ne concerne pas le temps lui-même, mais seulement les phénomènes dans le temps (de même, la simultanéité n’est pas un mode du temps même, puisqu’il n’y a pas dans le temps de parties simultanées, mais que toutes sont successives). Si l’on voulait attribuer au temps lui-même une succession, il faudrait encore concevoir un autre temps où cette succession serait possible. C’est par le permanent seul que l’existence reçoit dans les diverses parties successives de la série du temps une quantité, que l’on appelle la durée. Car dans la simple succession, l’existence va toujours disparaissant et commençant, sans jamais avoir la moindre quantité. Sans ce quelque chose de permanent, il n’y a donc pas de rapport de temps. Or, comme le temps ne peut être perçu en lui-même, ce quelque chose de permanent est le substratum de toute détermination de temps, par conséquent aussi la condition de la possibilité de toute unité synthétique des perceptions, c’est-à-dire de l’expérience ; et toute existence, tout changement dans le temps ne peut être regardé que comme un mode de ce qui demeure et ne change pas. Donc, dans tous les phénomènes, le permanent est l’objet même, c’est-à-dire la substance (phænomenon) ; mais tout ce qui change ou peut changer n’est que le mode d’existence de cette substance ou fait partie de ses déterminations.

Je trouve que, de tout temps, non-seulement les philosophes, mais le commun des hommes, ont supposé cette permanence comme un substratum de tout changement des phénomènes, et ils l’admettront toujours comme une chose indubitable. Seulement les philosophes s’expriment à ce sujet avec un peu plus de précision, en disant : au milieu de tous les changements qui arrivent dans le monde, la substance demeure ; il n’y a que les accidents qui changent. Mais je ne vois nulle part qu’on ait essayé de donner une preuve de cette proposition synthétique ; et même elle ne figure que rarement, comme il lui conviendrait pourtant, en tête de ces lois pures et entièrement à priori de la nature. Dans le fait, dire que la substance est permanente, c’est là une proposition tautologique. En effet, cette permanence est l’unique raison pour laquelle nous appliquons au phénomène la catégorie de la substance, et il aurait fallu prouver que dans tous les phénomènes il y a quelque chose de permanent, dont le changeant ne fait que modifier l’existence. Mais, comme une telle preuve ne peut être donnée dogmatiquement, c’est-à-dire au moyen de concepts, puisqu’elle suppose une proposition synthétique à priori, et comme on ne s’est jamais avisé de songer que des propositions de ce genre n’ont de valeur que par rapport à l’expérience possible, et par conséquent ne peuvent être prouvées qu’au moyen d’une déduction de la possibilité de l’expérience, il n’est pas étonnant que, tout en donnant cette proposition synthétique pour fondement à toute expérience (parce qu’on en sent le besoin dans la connaissance empirique), on ne l’ait jamais prouvée.

On demandait à un philosophe : combien pèse la fumée ? Il répondit : retranchez du poids du bois brûlé celui de la cendre qui reste, et vous aurez le poids de la fumée. Il supposait donc comme une chose incontestable que même dans le feu la matière (la substance) ne périt pas, et que sa forme seule subit un changement. De même la proposition : rien ne sort de rien, n’est qu’une autre conséquence du principe de la permanence, ou plutôt de l’existence toujours subsistante du sujet propre des phénomènes. Car, pour que ce qu’on nomme substance dans le phénomène puisse être proprement le substratum de toute détermination de temps, il faut que toute existence, dans le passé aussi bien que dans l’avenir, y soit uniquement et exclusivement déterminée. Nous ne pouvons donc donner à un phénomène le nom de substance que parce que nous supposons que son existence est de tout temps ; or c’est ce qu’exprime mal le mot permanence[ndt 142], qui semble plutôt se rapporter à l’avenir. Toutefois, comme la nécessité interne d’être permanent est inséparable de celle d’avoir toujours été, l’expression peut être conservée. Gigni de nihilo nihil, in nihilum nil posse reverti, c’étaient là deux propositions que les anciens liaient inséparablement, et que l’on sépare maintenant quelquefois mal à propos, en s’imaginant qu’elles s’appliquent à des choses en soi, et que la première est contraire à l’idée que le monde dépend d’une cause suprême (même quant à sa substance). Mais cette crainte est sans fondement, puisqu’il n’est ici question que des phénomènes dans le champ de l’expérience, dont l’unité ne serait jamais possible si nous admettions qu’il se produisît des choses nouvelles (quant à la substance). Alors, en effet, disparaîtrait ce qui seul peut représenter l’unité du temps, c’est-à-dire l’identité du substratum, où tout changement trouve uniquement sa complète unité. Cette permanence n’est cependant pas autre chose que la manière dont nous nous représentons l’existence des choses (dans le phénomène).

Les déterminations d’une substance, qui ne sont autre chose que des modes de son existence, s’appellent accidents. Elles sont toujours réelles, puisqu’elles concernent l’existence de la substance (les négations ne sont que des déterminations exprimant la non-existence de quelque chose dans la substance). Lorsqu’on attribue une existence particulière à ces déterminations réelles de la substance (par exemple au mouvement considéré comme un accident de la matière), on appelle cette existence inhérence, pour la distinguer de l’existence de la substance même, qu’on nomme subsistance. Mais il en résulte beaucoup de malentendus, et l’on s’exprimerait avec plus d’exactitude et de justesse en désignant uniquement sous le nom d’accident la manière dont l’existence d’une substance est déterminée positivement. Cependant en vertu des conditions auxquelles est soumis l’usage logique de notre entendement, on ne peut éviter de détacher en quelque sorte ce qui peut changer dans l’existence d’une substance, tandis que la substance reste, et de le considérer dans son rapport avec ce qui est proprement permanent et radical. C’est pourquoi aussi cette catégorie rentre sous le titre des rapports, plutôt comme condition de ces rapports que comme contenant elle-même un rapport.

C’est sur cette permanence que se fonde aussi la légitimité du concept de changement. Naître et périr ne sont pas des changements de ce qui naît ou périt. Le changement est un mode d’existence qui succède à un autre mode d’existence du même objet. Tout ce qui change est donc permanent, et il n’y a que son état qui varie[ndt 143]. Et comme cette variation, cette vicissitude[ndt 144] ne concerne que les déterminations, qui peuvent finir ou commencer, on peut dire, au risque d’employer une expression en apparence quelque peu paradoxale, que seul le permanent (la substance) change, et que le variable n’éprouve pas de changement, mais une vicissitude, puisque certaines déterminations cessent et que d’autres commencent.

Le changement ne peut donc être perçu que dans les substances, et il n’y a de perception possible du naître ou du mourir qu’en tant que ce sont de simples déterminations du permanent, puisque c’est justement ce permanent qui rend possible la représentation du passage d’un état à un autre et du non-être à l’être, et que par conséquent on ne saurait les connaître empiriquement que comme des déterminations variables de ce qui est permanent. Supposez que quelque chose commence d’être absolument, il vous faut admettre un moment où il n’était pas. Or à quoi voulez-vous l’attacher ce moment, si ce n’est à ce qui était déjà ? Car un temps vide antérieur n’est point un objet de perception. Mais si vous liez cette naissance aux choses qui étaient auparavant et qui ont duré jusqu’à elle, celle-ci n’était donc qu’une modification de ce qui était déjà, c’est-à-dire du permanent. Il en est de même de l’anéantissement d’une chose : il présuppose la représentation empirique d’un temps où un phénomène cesse d’être.

Les substances (dans les phénomènes) sont les substratrums de toutes les déterminations de temps. La naissance des unes et l’anéantissement des autres supprimeraient même l’unique condition de l’unité empirique du temps, et les phénomènes se rapporteraient alors à deux sortes de temps, dont l’existence s’écoulerait simultanément, ce qui est absurde. En effet il n’y a qu’un temps, et tous les divers temps n’y doivent pas être considérés comme simultanés, mais comme successifs.

La permanence est donc une condition nécessaire, qui seule permet de déterminer les phénomènes, comme choses ou comme objets, dans une expérience possible. Mais quel est le critérium empirique de cette permanence nécessaire et avec elle de la substantialité des phénomènes ? C’est sur quoi la suite nous fournira l’occasion de faire les remarques nécessaires.


B

Deuxième analogie

Principe de la succession dans le temps suivant la loi de la causalité : Tous les changements arrivent suivant la loi de la liaison des effets et des causes[ndt 145].
preuve

(Le principe précédent a démontré que tous les phénomènes de la succession dans le temps ne sont que des changements, c’est-à-dire une existence et une non-existence successives des déterminations de la substance permanente, et que par conséquent il n’y a pas lieu d’admettre une existence de la substance même qui suivrait sa non-existence, ou une non-existence qui suivrait son existence, ou, en d’autres termes, un commencement ou une fin de la substance elle-même. Ce principe aurait pu encore être formulé ainsi : toute succession des phénomènes n’est que changement ; car le commencement ou la fin de la substance ne sont pas des changements de cette substance, puisque le concept de changement suppose le même sujet existant avec deux déterminations opposées, par conséquent permanent. — Après cet avertissement, venons à la preuve.)

Je perçois que des phénomènes se succèdent, c’est-à dire qu’un certain état des choses existe à un moment, tandis que le contraire existait dans l’état précédent. Je relie donc, à proprement parler, deux perceptions dans le temps. Or cette liaison n’est pas l’œuvre du simple sens et de l’intuition, mais le produit d’une faculté synthétique de l’imagination, qui détermine le sens intérieur relativement aux rapports de temps. C’est cette faculté qui relie entre eux les deux états de telle sorte que l’un ou l’autre précède dans le temps ; car le temps ne peut pas être perçu en lui-même, et c’est uniquement par rapport à lui que l’on peut déterminer dans l’objet, empiriquement en quelque sorte, ce qui précède et ce qui suit. Tout ce dont j’ai conscience, c’est donc que mon imagination place l’un avant et l’autre après, mais non pas que dans l’objet un état précède l’autre ; en d’autres termes, la simple perception laisse indéterminé le rapport objectif des phénomènes qui se succèdent. Or pour que ce rapport puisse être connu d’une manière déterminée, il faut que la relation entre les deux états soit conçue de telle sorte que l’ordre dans lequel ils doivent être placés se trouve par là déterminé comme nécessaire, celui-ci avant, celui-là après, et non dans l’ordre inverse. Mais le concept qui renferme la nécessité d’une union synthétique ne peut être qu’un concept pur de l’entendement, et il ne saurait se trouver dans la perception. C’est ici le concept du rapport de la cause et de l’effet, c’est-à-dire d’un rapport dont le premier terme détermine le second comme sa conséquence, et non pas seulement comme quelque chose qui pourrait précéder dans l’imagination (ou même n’être pas du tout perçu). Ce n’est donc que parce que nous soumettons la série des phénomènes, par conséquent tout changement, à la loi de la causalité, que l’expérience même, c’est-à-dire la connaissance empirique de ces phénomènes est possible ; par conséquent ils ne sont eux-mêmes possibles comme objets d’expérience qu’au moyen de cette loi[ndt 146].

L’appréhension de ce qu’il y a de divers dans le phénomène est toujours successive. Les représentations des parties se succèdent les unes aux autres. Quant à savoir si elles se suivent aussi dans l’objet, c’est là un second point de la réflexion, qui n’est pas contenu dans le premier. Or on peut bien nommer objet toute chose, et même toute représentation, en tant qu’on en a conscience ; mais, si l’on demande ce que signifie ce mot par rapport aux phénomènes, envisagés, non comme des objets (des représentations), comme désignant seulement un objet, c’est là la matière d’une recherche plus approfondie. En tant qu’ils sont simplement, comme représentations, des objets de conscience, ils ne se distinguent pas de l’appréhension, c’est-à-dire de l’acte qui consiste à les admettre dans la synthèse de l’imagination, et par conséquent on doit dire que ce qu’il y a de divers dans les phénomènes est toujours produit successivement dans l’esprit. Si les phénomènes étaient des choses en soi, personne ne pourrait expliquer par la succession des représentations de ce qu’ils ont de divers comment cette diversité est liée dans l’objet. En effet nous n’avons affaire qu’à nos représentations ; il est tout à fait en dehors de la sphère de notre connaissance de savoir ce que peuvent être les choses en soi (considérées indépendamment des représentations par lesquelles elles nous affectent). Mais, bien que les phénomènes ne soient pas des choses en soi et qu’ils soient néanmoins la seule chose dont nous puissions avoir connaissance, je dois montrer quelle liaison convient dans le temps à ce qu’il y a de divers dans les phénomènes eux-mêmes, tandis que la représentation de cette diversité est toujours successive dans l’appréhension. Ainsi, par exemple, l’appréhension de ce qu’il y a de divers dans le phénomène d’une maison, placée devant moi, est successive. Or demande-t-on si les diverses parties de cette maison sont aussi successives en soi ; personne, assurément, ne s’avisera de répondre oui. Mais si, en élevant mes concepts d’un objet jusqu’au point de vue transcendental, je vois que la maison n’est pas un objet en soi, mais seulement un phénomène, c’est-à-dire une représentation, dont l’objet transcendental est inconnu, qu’est-ce donc que j’entends par cette question : comment ce qu’il y a de divers dans le phénomène lui-même (qui pourtant n’est rien en soi) peut-il être lié ? Ce qui se trouve dans l’appréhension successive est considéré ici comme représentation ; mais le phénomène qui m’est donné, quoique n’étant qu’un ensemble de ces représentations, est considéré comme l’objet de ces mêmes représentations, comme un objet avec lequel doit s’accorder le concept que je tire des représentations de l’appréhension. On voit tout de suite que, comme l’accord de la connaissance avec l’objet constitue la vérité, il ne peut être ici question que des conditions formelles de la vérité empirique, et que le phénomène, par opposition aux représentations de l’appréhension, ne peut être représenté que comme un objet différent de ces représentations, en tant que l’appréhension est soumise à une règle qui la distingue de toute autre, et qui rend nécessaire une espèce de liaison de ses éléments divers. Ce qui dans le phénomène contient la condition de cette règle nécessaire de l’appréhension, est l’objet.

Venons maintenant à notre question. Que quelque chose arrive, c’est-à-dire qu’une chose ou un état, qui n’était pas auparavant, soit actuellement c’est ce qui ne peut être empiriquement perçu, s’il n’y a pas eu précédemment un phénomène qui ne contenait pas cet état ; car une réalité qui succède à un temps vide, par conséquent un commencement que ne précède aucun état des choses, ne peut pas plus être appréhendé par nous que le temps vide lui-même. Toute appréhension d’un événement est donc une perception qui succède à une autre. Mais comme, dans toute synthèse de l’appréhension, les choses se passent ainsi que je l’ai montré plus haut pour l’appréhension d’une maison, elle ne se distingue pas encore par là des autres. Voici seulement ce que je remarquerai en outre : si dans un phénomène contenant un événement, j’appelle A l’état antérieur de la perception, et Β le suivant, Β ne peut que suivre A dans l’appréhension, et la perception A ne peut pas suivre B, mais seulement le précéder. Je vois, par exemple, un bateau descendre le courant d’un fleuve. Ma perception du lieu où ce bateau se trouve en aval du fleuve, succède à celle du lieu où il se trouvait en amont, et il est impossible que dans l’appréhension de ce phénomène le bateau soit perçu d’abord en aval, et ensuite en amont. L’ordre des perceptions qui se succèdent dans l’appréhension est donc ici déterminé, et elle-même en dépend. Dans le précédent exemple de l’appréhension d’une maison, mes perceptions pouvaient commencer par le faîte de la maison et finir par les fondements, ou bien commencer par le bas et finir par le haut, et de même elles pouvaient appréhender par la droite ou par la gauche les éléments divers de l’intuition empirique. Dans la série de ces perceptions, il n’y avait donc pas d’ordre déterminé qui me forçât à commencer par ici ou par là pour lier empiriquement les éléments divers de mon appréhension. Mais cette règle ne saurait manquer dans la perception de ce qui arrive, et elle rend nécessaire l’ordre des perceptions successives (dans l’appréhension de ce phénomène).

Je dériverai donc, dans le cas qui nous occupe, la succession subjective de l’appréhension de la succession objective des phénomènes, puisque la première sans la seconde serait tout à fait indéterminée et ne distinguerait aucun phénomène d’un autre. Seule, celle-là ne prouve rien quant à la liaison des éléments divers dans l’objet, puisqu’elle est tout arbitraire. La seconde consistera donc dans un ordre des éléments divers du phénomène, tel que l’appréhension de l’un (qui arrive) suive, selon une règle, celle de l’autre (qui précède). C’est ainsi seulement que je puis être fondé à dire du phénomène lui-même, et non pas seulement de mon appréhension, qu’on y doit trouver une succession ; ce qui signifie que je ne saurais établir l’appréhension que précisément dans cette succession.

D’après ce principe, c’est donc dans ce qui en général précède un événement que doit se trouver la condition qui donne lieu à une règle selon laquelle cet événement suit toujours et nécessairement ; mais je ne puis renverser l’ordre en partant de l’événement et déterminer (par l’appréhension) ce qui précède. En effet, nul phénomène ne retourne du moment suivant à celui qui précède, quoique tout phénomène se rapporte à quelque moment antérieur ; un temps étant donné, un autre temps déterminé le suit nécessairement. Puis donc qu’il y a quelque chose qui suit, il faut nécessairement que je le rapporte à quelque chose qui précède et qu’il suit selon une règle, c’est-à-dire nécessairement, de telle sorte que l’événement, comme conditionné, nous renvoie sûrement à quelque condition qui le détermine.

Supposez qu’il n’y eût avant un événement rien que celui-ci dût suivre selon une règle, toute succession pour la perception n’existerait que dans l’appréhension, c’est-à-dire que ce qui précéderait proprement et ce qui suivrait dans les perceptions ne serait déterminé que d’une manière toute subjective, et pas du tout objectivement. Nous n’aurions de cette manière qu’un jeu de représentations qui ne se rapporterait à aucun objet, c’est-à-dire que par notre perception un phénomène ne serait nullement distinct de tout autre, sous le rapport du temps, puisque la succession dans l’acte d’appréhender[ndt 147] est toujours identique, et que par conséquent il n’y a rien dans le phénomène qui la détermine, de telle sorte qu’une certaine suite soit rendue par là objectivement nécessaire. Je ne dirais donc pas alors que deux états se suivent dans le phénomène, mais seulement qu’une appréhension en suit une autre, ce qui est quelque chose de tout subjectif, et ne détermine aucun objet, et par conséquent ne peut équivaloir à la connaissance de quelque objet (pas même dans le phénomène).

Quand donc nous apprenons que quelque chose arrive, nous présupposons toujours que quelque chose a précédé qu’il a suivi selon une règle. Autrement, je ne dirais pas de l’objet : il suit, puisque la seule succession dans mon appréhension, si elle n’est pas déterminée par une règle relativement à quelque chose qui a précédé, ne prouve pas une succession dans l’objet. C’est donc toujours eu égard à une règle d’après laquelle les phénomènes sont déterminés dans leur succession, c’est-à-dire tels qu’ils arrivent, par l’état antérieur, que je donne à ma synthèse subjective (de l’appréhension) une valeur objective, et ce n’est que sous cette supposition qu’est possible l’expérience même de quelque chose qui arrive.

Cela, il est vrai, semble contredire toutes les remarques que l’on a toujours faites sur la marche de notre entendement. D’après ces remarques, c’est seulement par la perception et la comparaison de plusieurs événements succédant d’une manière uniforme à des phénomènes antérieurs, que nous sommes conduits à découvrir une règle d’après laquelle certains événements suivent toujours certains phénomènes, et à nous faire ainsi un concept de cause. À ce compte, ce concept serait purement empirique, et la règle qu’il fournit, à savoir que tout ce qui arrive a une cause, serait tout aussi contingente que l’expérience elle-même : son universalité et sa nécessité seraient donc purement fictives, et n’auraient pas de véritable valeur, puisqu’elles ne seraient pas fondées à priori, mais ne s’appuieraient que sur l’induction. Il en est ici comme des autres représentations pures à priori (par exemple de l’espace et du temps) que nous ne pouvons tirer de l’expérience à l’état de concepts clairs que parce que nous les avons mises dans l’expérience, et que nous n’avons constitué celle-ci que par le moyen de celles-là. Mais, si cette représentation d’une règle déterminant la série des événements ne peut acquérir la clarté logique d’un concept de cause que quand nous en avons fait usage dans l’expérience, la considération de cette règle comme condition de l’unité synthétique des phénomènes dans le temps n’en est pas moins le fondement de l’expérience même, et par conséquent la précède à priori.

Il s’agit donc de montrer par un exemple que jamais, même dans l’expérience, nous n’attribuons à l’objet la succession (que nous nous représentons dans un événement, lorsque quelque chose arrive qui n’existait pas auparavant) et ne la distinguons de la succession subjective qui se manifeste dans notre appréhension, qu’à la condition d’avoir pour principe une règle qui nous contraigne à garder cet ordre des perceptions plutôt qu’un autre, si bien que c’est proprement cette nécessité qui rend possible la représentation d’une succession dans l’objet.

Nous avons en nous des représentations dont nous pouvons aussi avoir conscience. Mais, si étendue, si exacte et si précise que puisse être cette conscience, ce ne sont toujours que des représentations, c’est-à-dire des déterminations intérieures de notre esprit dans tel ou tel rapport de temps. Comment donc arrivons-nous à leur supposer un objet, ou à leur attribuer, outre la réalité subjective qu’elles ont comme modifications, je ne sais quelle réalité objective ? La valeur objective ne peut signifier un rapport à une autre représentation (à celle de ce que l’on attribuerait à l’objet) ; autrement on retombe sur cette question : comment cette représentation à son tour sort-elle d’elle-même, et acquiert-elle une valeur objective, outre la valeur subjective qu’elle possède comme détermination de l’état de l’esprit ? Si nous cherchons quelle nouvelle qualité le rapport à un objet ajoute à nos représentations et quelle espèce de dignité elles en retirent, nous trouvons que ce rapport ne fait rien autre chose que de rendre nécessaire la liaison des représentations dans un certain sens et de les soumettre à une règle, et que réciproquement elles n’acquièrent une valeur objective que parce qu’un certain ordre est nécessaire entre elles sous le rapport du temps.

Dans la synthèse des phénomènes les éléments divers des représentations se succèdent toujours les uns aux autres. Or aucun objet n’est représenté par là ; car, par cette succession, qui est commune à toutes les appréhensions, rien n’est distingué de rien. Mais, dès que je perçois ou que je présuppose que cette succession implique un rapport à un état antérieur d’où dérive la représentation suivant une règle, alors je me représente quelque chose comme un événement, ou comme arrivant : c’est-à-dire que je connais un objet que je dois placer dans le temps à un certain point déterminé, lequel, d’après l’état antérieur, ne peut être autre que celui-là. Quand donc je perçois que quelque chose arrive, cette représentation implique d’abord que quelque chose a précédé, puisque c’est précisément par rapport à ce quelque chose d’antérieur que le phénomène se coordonne dans le temps, c’est-à-dire est représenté comme existant après un temps antérieur où il n’existait pas. Mais il n’occupe, dans ce rapport, ce point déterminé du temps, que parce que, dans l’état antérieur, quelque chose est supposé qu’il suit toujours, c’est-à-dire selon une règle : d’où il résulte, en premier lieu, que je ne puis intervertir la série, en mettant ce qui arrive avant ce qui précède, et, en second lieu, que, l’état qui précède étant donné, cet événement déterminé suit inévitablement et nécessairement. C’est ainsi qu’il s’établit entre nos représentations un certain ordre où le présent (en tant qu’il est arrivé) nous renvoie à un état antérieur, comme à un corrélatif, mais indéterminé encore, de l’événement donné, et où, à son tour, ce corrélatif se rapporte d’une manière déterminée à cet événement, comme à sa conséquence, et le lie nécessairement à lui dans la série du temps.

Si donc c’est une loi nécessaire de notre sensibilité, par conséquent une condition formelle de toutes nos perceptions, que le temps qui précède détermine nécessairement celui qui suit (puisque je ne puis arriver à celui-ci qu’en passant par celui-là), c’est aussi une loi essentielle de la représentation empirique de la succession dans le temps, que les phénomènes du temps passé déterminent ceux du temps suivant, et que ces derniers n’aient lieu, comme événements, qu’autant que les premiers déterminent leur existence dans le temps, c’est-à-dire les fixent d’après une règle. Nous ne pouvons en effet connaître empiriquement cette continuité dans l’enchaînement des temps que dans les phénomènes.

Toute expérience suppose l’entendement : c’est lui qui en constitue la possibilité, et la première chose qu’il fait pour cela n’est pas de rendre claire la représentation des objets, mais de rendre possible la représentation d’un objet en général. Or il ne le peut qu’en transportant l’ordre du temps aux phénomènes et à leur existence, c’est-à-dire en assignant à chacun d’eux, considéré comme conséquence, une place déterminée à priori dans le temps, par rapport aux phénomènes précédents, puisque sans cette place ils ne s’accorderaient pas avec le temps même, lequel détermine à priori la place de toutes ses parties. Mais cette détermination des places ne peut dériver du rapport des phénomènes au temps absolu (car celui-ci n’est pas un objet de perception) ; il faut au contraire que les phénomènes se déterminent leurs places les uns aux autres dans le temps lui-même et les rendent nécessaires dans l’ordre du temps, c’est-à-dire que ce qui suit ou arrive doit suivre, d’après une loi générale, ce qui était contenu dans l’état précédent. De là une série de phénomènes qui, au moyen de l’entendement, produit et rend nécessaire précisément le même ordre, le même enchaînement continu dans la série des perceptions possibles, que celui qui se trouve à priori dans la forme de l’intuition intérieure (dans le temps), où toutes les perceptions devaient avoir leur place.

Quand donc je dis que quelque chose arrive, c’est une perception appartenant à une expérience possible, que je réalise en considérant le phénomène comme déterminé dans le temps, quant à sa place, et par conséquent comme un objet qui peut toujours être trouvé suivant une règle dans l’enchaînement des perceptions. Or cette règle qui sert à déterminer quelque chose dans la série du temps, est que la condition qui fait que l’événement suit toujours (c’est-à-dire d’une manière nécessaire) se trouve dans ce qui précède. Le principe de la raison suffisante est donc le fondement de toute expérience possible, c’est-à-dire de la connaissance objective des phénomènes au point de vue de leur rapport dans la succession du temps.

La preuve de ce principe réside uniquement dans les considérations suivantes. Toute connaissance empirique suppose la synthèse des éléments divers opérée par l’imagination, laquelle est toujours successive, ce qui veut dire que les représentations y viennent toujours les unes après les autres. Mais l’ordre de succession (ce qui doit précéder et ce qui doit suivre) n’est nullement déterminé dans l’imagination, et la série de l’une des représentations qui se suivent peut être prise en remontant aussi bien qu’en descendant. Or, si cette synthèse est une synthèse de l’appréhension (des éléments divers d’une intuition donnée), l’ordre est déterminé dans l’objet, ou, pour parler plus exactement, il y a, dans la synthèse successive qui détermine un objet, un ordre d’après lequel quelque chose doit nécessairement précéder, et, ce quelque-chose une fois posé, quelque autre chose suivre nécessairement. Pour que ma perception puisse impliquer la connaissance d’un événement ou de quelque chose qui arrive réellement, il faut donc qu’elle soit un jugement empirique où je conçoive que la succession est déterminée, c’est-à-dire que cet événement suppose dans le temps, un autre phénomène qu’il suit nécessairement, ou selon une règle. Autrement, si, l’antécédent étant donné, l’événement ne le suivait pas nécessairement, il me faudrait le tenir pour un jeu subjectif de mon imagination, et regarder comme un pur rêve ce que je pourrais m’y représenter encore d’objectif. Le rapport en vertu duquel, dans les phénomènes (considérés comme perceptions possibles), l’existence de ce qui suit (de ce qui arrive) est, nécessairement et suivant une règle, déterminée dans le temps par quelque chose qui précède, en un mot le rapport de la cause à l’effet est la condition de la valeur objective de nos jugements empiriques, au point de vue de la série des perceptions, par conséquent de leur vérité empirique, par conséquent encore de l’expérience. Le principe du rapport de causalité dans la série des phénomènes a donc aussi une valeur antérieure à tous les objets de l’expérience (soumis aux conditions de la succession), puisqu’il est lui-même le principe qui rend possible cette expérience.

Mais il y a encore ici une difficulté qu’il faut écarter. Le principe de la liaison causale entre les phénomènes est restreint, dans notre formule, à la succession de leurs séries, tandis que, dans l’usage de ce principe, il se trouve qu’il s’applique aussi à leur simultanéité, et que la cause et l’effet peuvent être en même temps. Par exemple, il fait dans une chambre une chaleur qui n’existe pas en plein air. J’en cherche la cause, et je trouve un fourneau allumé. Or ce fourneau est, comme cause, en même temps que son effet, c’est-à-dire la chaleur de la chambre ; il n’y a donc pas ici de succession, dans le temps, entre la cause et l’effet, mais ils sont simultanés, et la loi n’en reste pas moins applicable. La plupart des causes efficientes de la nature sont en même temps que leurs effets, et la succession de ceux-ci tient uniquement à ce que la cause ne peut pas produire tout son effet en un moment. Mais dans le moment où l’effet commence à se produire, il est toujours contemporain de la causalité de sa cause, puisque, si cette cause avait cessé d’être un instant auparavant, il n’aurait pas eu lieu lui-même. Il faut bien remarquer ici qu’il s’agit de l’ordre du temps et non de son cours : le rapport demeure, bien qu’il n’y ait pas eu de temps écoulé. Le temps entre la causalité de la cause et son effet immédiat peut s’évanouir (et par conséquent la cause et l’effet être simultanés), mais le rapport de l’un à l’autre reste toujours déterminable dans le temps. Si, par exemple, une boule est placée sur un moelleux coussin et y imprime une légère dépression, cette boule, considérée comme cause, est en même temps que son effet. Mais je les distingue cependant tous deux par le rapport de temps qu’implique leur liaison dynamique. En effet, quand je place la boule sur le coussin, la dépression de ce coussin succède à la forme unie qu’il avait auparavant ; mais si le coussin a déjà reçu (n’importe comment) une dépression, il n’en est plus de même[ndt 148].

La succession est donc en tout cas l’unique critérium empirique de l’effet dans son rapport avec la causalité de la cause qui précède. Le verre est la cause de l’élévation de l’eau au-dessus de sa surface horizontale, bien que les deux phénomènes soient en même temps. En effet, dès que je puise de l’eau avec un verre dans un plus grand vase, quelque chose suit, à savoir le changement de la figure horizontale qu’elle avait dans ce vase en une figure concave qu’elle prend dans le verre.

Cette causalité conduit au concept de l’action, celle-ci au concept de la force et par là à celui de la substance. Comme je ne veux pas mêler à mon entreprise critique, laquelle ne concerne que les sources de la connaissance synthétique à priori, des analyses qui ne tendent qu’à l’éclaircissement (et non à l’extension) des concepts, je réserve pour un futur système de la raison pure l’examen détaillé de ces concepts. Aussi bien cette analyse se trouve-t-elle déjà, en une riche mesure, dans les ouvrages connus qui traitent de ces matières. Mais je ne puis me dispenser de parler du critérium empirique d’une substance, en tant qu’elle semble se manifester, non par la permanence du phénomène, mais par l’action, où elle se révèle mieux ou plus facilement.

Là où est l’action, et par conséquent l’activité et la force, là aussi est la substance, et c’est dans celle-ci seulement qu’il faut chercher le siège de celles-là, qui sont les sources fécondes des phénomènes. Voilà qui est très-bien dit ; mais, si l’on veut se rendre compte de ce que l’on entend par substance et ne pas tomber à ce sujet dans un cercle vicieux, la réponse n’est pas si facile. Comment conclure immédiatement de l’action à la permanence de l’agent, ce qui pourtant est un critérium essentiel et propre de la substance (phænomenon) ? Mais, d’après ce qui précède, la solution de la question ne présente pourtant aucune difficulté de ce genre, bien que par la manière ordinaire (de traiter analytiquement nos concepts) elle soit tout à fait insoluble. L’action signifie déjà le rapport du sujet de la causalité à l’effet. Or, puisque tout effet consiste dans quelque chose qui arrive, par conséquent dans quelque chose de changeant qui dénote le temps par la succession, le dernier sujet de cet effet est donc le permanent, considéré comme substratum de tout changement, c’est-à-dire la substance. En effet, d’après le principe de la causalité, les actions sont toujours le premier fondement de la vicissitude des phénomènes, et par conséquent elles ne peuvent résider dans un sujet qui change lui-même, puisqu’alors il faudrait admettre d’autres actions et un autre sujet qui déterminât ce changement. En vertu de ce principe, l’action est donc un critérium empirique suffisant pour prouver la substantialité, sans que j’aie besoin de chercher la permanence du sujet par la comparaison des perceptions, ce qui ne pourrait se faire par cette voie avec le développement qu’exigeraient la grandeur et l’universalité absolue du concept. En effet, que le premier sujet de la causalité de tout ce qui naît et périt ne puisse pas lui-même naître et périr (dans le champ des phénomènes), c’est là une conclusion certaine qui conduit à la nécessité empirique et à la permanence dans l’existence, par conséquent au concept d’une substance comme phénomène.

Quand quelque chose arrive, le seul fait de l’événement[ndt 149], abstraction faite de la nature de cet événement, est déjà par lui-même un objet de recherche. Le passage du non-être d’un état à cet état même, celui-ci ne contînt-il aucune qualité phénoménale, est déjà une chose qu’il est nécessaire de rechercher. Cet événement, comme nous l’avons montré dans le numéro A, ne concerne pas la substance (car celle-ci ne naît point), mais l’état de la substance. Ce n’est donc qu’un changement, et non pas l’origine d’une chose qui naîtrait de rien[ndt 150]. Quand cette origine est considérée comme l’effet d’une cause étrangère, elle s’appelle alors création. Une création ne peut être admise comme événement, puisque sa seule possibilité romprait l’unité de l’expérience, pourtant, si j’envisage toutes les choses non plus comme des phénomènes, mais comme des choses en soi et comme des objets de l’entendement seul, elles peuvent être considérées, bien qu’elles soient des substances, comme dépendantes, quant à leur existence, d’une cause étrangère ; mais cela suppose une tout autre acception des mots et ne s’applique plus aux phénomènes, comme à des objets possibles d’expérience.

Mais comment en général quelque chose peut-il être changé, ou comment se fait-il qu’à un état qui a lieu dans un certain moment puisse succéder, dans un autre moment, un état opposé ? C’est ce dont nous n’avons pas à priori la moindre notion. Nous avons besoin pour cela de la connaissance des forces réelles, par exemple des forces motrices, ou, ce qui revient au même, de certains phénomènes successifs (comme mouvements) qui révèlent des forces de ce genre, et cette connaissance ne peut nous être donnée qu’empiriquement. Mais la forme de tout changement, la condition sans laquelle il ne peut s’opérer, comme événement résultant d’un autre état (quel qu’en soit d’ailleurs le contenu, c’est-à-dire quel que soit l’état qui est changé), par conséquent la succession des états mêmes (la chose qui arrive) peut toujours être considérée à priori suivant la loi de la causalité et les conditions du temps[57].

Quand une substance passe d’un état a à un autre b, le moment du second est distinct de celui du premier, et le suit. De même le second état, comme réalité (dans le phénomène) est distinct du premier, où cette réalité n’était pas, comme b de zéro, c’est-à-dire que, si l’état b ne se distingue de l’état a que par la quantité, le changement est alors l’avènement de b−a, qui n’était pas dans l’état précédent et par rapport à quoi cet état est = 0.

On demande donc comment une chose passe d’un état = a à un autre = b. Entre deux moments il y a toujours un temps, et entre deux états dans ces moments il y a toujours une différence qui a une quantité (car toutes les parties des phénomènes sont à leur tour des quantités). Tout passage d’un état à un autre a donc toujours lieu dans un temps contenu entre deux moments, dont le premier détermine l’état d’où sort la chose, et le second celui où elle arrive. Ils forment donc tous les deux les limites du temps d’un changement, par conséquent d’un état intermédiaire entre deux états, et à ce titre ils font partie du changement tout entier. Or tout changement a une cause qui révèle sa causalité dans tout le temps où il s’opère. Cette cause ne produit donc pas son changement tout d’un coup (tout d’une fois et en un moment), mais dans un temps, de telle sorte que, tout comme le temps croît depuis le premier moment a jusqu’à son accomplissement en b, ainsi la quantité de la réalité (b−a) est produite par tous les degrés inférieurs contenus entre le premier et le dernier. Tout changement n’est donc possible que par une action continuelle de la causalité, qui, en tant qu’elle est uniforme, s’appelle un moment. Le changement n’est pas composé de ces moments, mais il en résulte comme leur effet.

Telle est la loi de la continuité de tout changement. Le principe de cette loi est celui-ci : Ni le temps ni même le phénomène dans le temps ne se compose de parties qui soient les plus petites possibles, et pourtant la chose, dans son changement, n’arrive à son second état qu’en passant par toutes ces parties comme par autant d’éléments. Il n’y a aucune différence dans le réel du phénomène, comme dans la quantité des temps, qui soit la plus petite, et le nouvel état de la réalité passe, en partant du premier où il n’était pas, par tous les degrés infinis de cette même réalité, entre lesquels les différences sont toutes plus petites qu’entre b et a.

Il n’est pas besoin ici de rechercher quelle utilité peut avoir ce principe dans l’investigation de la nature. Mais comment une telle proposition, qui semble étendre si loin notre connaissance de la nature, est-elle possible tout à fait à priori, voilà ce qui appelle notre examen, bien qu’il suffise d’un coup d’œil pour voir qu’elle est réelle et légitime, et que par conséquent on puisse se croire dispensé de répondre à la question de savoir comment elle est possible. En effet, la prétention d’étendre notre connaissance par la raison pure est si souvent dénuée de fondement, qu’on doit se faire une règle générale d’être extrêmement défiant à cet égard, et de ne rien croire, de ne rien accepter en ce genre, même sur la foi de la preuve dogmatique la plus claire, sans des documents qui puissent fournir une déduction solide.

Tout accroissement de la connaissance empirique, tout progrès de la perception n’est qu’une extension de la détermination du sens intérieur, c’est-à-dire une progression dans le temps, quels que soient d’ailleurs les objets, phénomènes ou intuitions pures. Cette progression dans le temps détermine tout, et n’est en elle-même déterminée par rien autre chose, c’est-à-dire que les parties en sont nécessairement dans le temps, et qu’elles sont données par la synthèse du temps, mais non avant elle. C’est pourquoi tout passage de la perception à quelque chose qui suit, est une détermination du temps opérée par la production de cette perception ; et, comme cette détermination est toujours et dans toutes ses parties une quantité, il est la production d’une perception qui passe, comme une quantité, par tous les degrés, dont aucun n’est le plus petit, depuis zéro jusqu’à son degré déterminé. Or de là ressort la possibilité de connaître à priori la loi des changements, quant à leur forme. Nous n’anticipons que notre propre appréhension, dont la condition formelle doit pouvoir être connue à priori, puisqu’elle réside en nous antérieurement à tout phénomène donné.

Ainsi donc, de même que le temps contient la condition sensible à priori de la possibilité d’une progression continue de ce qui existe à ce qui suit, de même l’entendement, grâce à l’unité de l’aperception, est la condition à priori qui rend possible la détermination de toutes les places des phénomènes dans ce temps au moyen de la série des causes et des effets, dont les premières entraînent inévitablement l’existence des seconds, et par là rendent valable pour chaque temps (en général), par conséquent objectivement, la connaissance empirique des rapports de temps.

C

Troisième analogie

Principe de la simultanéité suivant la loi de l’action réciproque ou de la communauté : Toutes les substances, en tant qu’elles peuvent être perçues comme simultanées dans l’espace, sont dans une action réciproque générale[ndt 151].
preuve

Les choses sont simultanées, lorsque, dans l’intuition empirique, la perception de l’une et celle de l’autre peuvent se suivre réciproquement (ce qui ne peut avoir lieu dans la succession des phénomènes, comme on l’a montré dans le second principe). Ainsi, je puis commencer par la perception de la lune et passer de là à celle de la terre, ou réciproquement commencer par la perception de la terre et passer de là à celle de la lune ; et précisément parce que les perceptions de ces objets peuvent se suivre réciproquement, je dis qu’ils existent simultanément. La simultanéité est donc l’existence de choses diverses dans le même temps. Or on ne peut percevoir le temps lui-même pour conclure, de ce que les choses sont placées dans le même temps, que les perceptions de ces choses peuvent se suivre réciproquement. La synthèse de l’imagination dans l’appréhension ne fournirait donc chacune d’elles que comme une perception qui est dans le sujet quand l’autre n’y est pas, et réciproquement ; mais elle ne nous apprendrait pas que les objets sont simultanés, c’est-à-dire que l’un existant, l’autre existe aussi dans le même temps, et que cela est nécessaire pour que les perceptions puissent se suivre réciproquement. Un concept intellectuel de la succession réciproque des déterminations de ces choses existant simultanément les unes en dehors des autres, est donc nécessaire pour pouvoir dire que la succession réciproque des perceptions est fondée dans l’objet et pour se représenter ainsi la simultanéité comme objective. Or le rapport des substances dans lequel l’une contient des déterminations dont la raison est contenue dans l’autre, est le rapport d’influence : et, quand réciproquement la seconde contient la raison des déterminations de la première, c’est le rapport de la communauté ou de l’action réciproque. La simultanéité des substances dans l’espace ne peut donc être connue dans l’expérience que si l’on suppose leur action réciproque ; cette supposition est donc aussi la condition de la possibilité des choses mêmes comme objets de l’expérience[ndt 152].

Les choses sont simultanées, en tant qu’elles existent dans un seul et même temps. Mais comment connaît-on qu’elles sont dans un seul et même temps ? Quand l’ordre dans la synthèse de l’appréhension de ces choses diverses est indifférent, c’est-à-dire quand on peut aller de A à Ε par Β C D, ou réciproquement de Ε à A. En effet, s’il y avait succession dans le temps (dans l’ordre qui commence par A et finit par E), il serait impossible de commencer par Ε l’appréhension dans la perception et de rétrograder vers A, puisque A appartiendrait au temps passé, et que par conséquent il ne pourrait être un objet d’appréhension.

Or admettez que, dans une variété de substances considérées comme phénomènes, chacune soit parfaitement isolée, c’est-à-dire qu’aucune n’agisse sur les autres et n’en subisse réciproquement l’influence, je dis que la simultanéité de ces substances ne serait pas alors un objet de perception possible, et que l’existence de l’une ne pourrait conduire, par aucune voie de la synthèse empirique, à l’existence de l’autre. En effet, si l’on s’imaginait qu’elles sont séparées par un espace entièrement vide, la perception qui va de l’une à l’autre dans le temps, déterminerait bien l’existence de la dernière, au moyen d’une perception ultérieure, mais elle ne pourrait distinguer si le phénomène suit la première objectivement, ou s’il lui est simultané.

Il doit donc y avoir, outre la simple existence, quelque chose par quoi A détermine à Β sa place dans le temps, et réciproquement aussi Β sa place à A, puisque ce n’est qu’en concevant les substances sous cette condition, qu’on peut les représenter empiriquement comme existant simultanément. Or cela seul qui est la cause d’une chose ou de ses déterminations, en peut déterminer la place dans le temps. Chaque substance (ne pouvant être conséquence qu’au point de vue de ses déterminations) doit contenir la causalité de certaines déterminations dans les autres substances et en même temps les effets de la causalité des autres substances en elle, c’est-à-dire que toutes doivent être (immédiatement ou médiatement) en communauté dynamique, pour que la simultanéité puisse être connue dans l’expérience. Or tout ce sans quoi l’expérience des objets d’expérience serait elle-même impossible, est nécessaire par rapport à ces objets. Il est donc nécessaire à toutes les substances considérées au point de vue du phénomène, en tant qu’elles sont simultanément, d’être en communauté (Gemeinschaft) générale d’action réciproque.

Le mot Gemeinschaft est équivoque en allemand, et peut signifier la même chose qu’en latin le mot communio, ou le mot commercium[ndt 153]. Nous nous en servons ici dans le dernier sens, comme désignant une communauté dynamique sans laquelle la communauté locale (communio spatii) ne pourrait être elle-même connue empiriquement. Il est facile de remarquer dans nos expériences que les influences continuelles dans tous les lieux de l’espace peuvent seules conduire notre sens d’un objet à un autre, que la lumière qui joue entre notre œil et les corps produit un commerce médiat entre nous et ces corps et en prouve ainsi la simultanéité, que nous ne pouvons changer empiriquement de lieu (percevoir ce changement), sans que partout la matière nous rende possible la perception de nos places, et que c’est uniquement au moyen de son influence réciproque que celle-ci peut prouver sa simultanéité, et par là (il est vrai, d’une manière simplement médiate) la coexistence des objets depuis les plus rapprochés jusqu’aux plus éloignés. Sans communauté toute perception (du phénomène dans l’espace) est détachée des autres, et la chaîne des représentations empiriques, c’est-à-dire l’expérience, recommencerait à chaque nouvel objet, sans que la précédente pût s’y rattacher le moins du monde ou se trouver avec elle dans un rapport de temps. Je n’entends point du tout réfuter par là l’idée d’un espace vide ; car il peut toujours être là où il n’y a point de perceptions, et où par conséquent il n’y a point de connaissance empirique de la simultanéité ; mais il ne saurait être alors un objet pour notre expérience possible.

J’ajoute encore ceci pour plus d’éclaircissement. Tous les phénomènes, en tant que contenus dans une expérience possible, sont dans l’esprit en communauté (communio) d’aperception ; et, pour que les objets puissent être représentés d’une manière liée comme existant simultanément, il faut qu’ils déterminent réciproquement leurs places dans le temps et forment ainsi un tout. Mais, pour que cette communauté subjective puisse reposer sur un principe objectif ou être rapportée aux phénomènes comme à des substances, il faut que la perception de l’un, comme principe, rende possible celle de l’autre, et réciproquement, afin que la succession, qui est toujours dans les perceptions comme appréhensions, ne soit pas attribuée aux objets, mais que ceux-ci puissent être représentés comme existant simultanément. Or c’est là une influence réciproque, c’est-à-dire un commerce réel[ndt 154] des substances, sans lequel le rapport empirique de la simultanéité ne saurait se trouver dans l’expérience. Par ce commerce les phénomènes, en tant qu’ils sont les uns en dehors des autres et cependant liés, forment un composé (compositum reale), et des composés de cette sorte il peut y avoir bien des espèces. Les trois rapports dynamiques d’où résultent tous les autres, sont donc ceux d’inhérence, de conséquence et de composition.


Telles sont les trois analogies de l’expérience. Elles ne sont autre chose que des principes servant à déterminer l’existence des phénomènes dans le temps, d’après ses trois modes, c’est-à-dire d’après le rapport au temps lui-même comme à une quantité (quantité de l’existence, ou durée), le rapport dans le temps comme dans une série (succession), enfin le rapport dans le temps comme dans l’ensemble de toutes les existences (simultanéité). Cette unité de la détermination du temps est entièrement dynamique : le temps n’est pas considéré comme ce en quoi l’expérience déterminerait immédiatement à chaque existence sa place, ce qui est impossible, puisque le temps absolu n’est pas un objet de perception où des phénomènes pourraient être réunis ; mais la règle de l’entendement, qui seule peut donner à l’existence des phénomènes une unité synthétique fondée sur des rapports de temps, détermine à chacun d’eux sa place dans le temps, et par conséquent la détermine à priori et d’une manière qui s’applique à tous les temps et à chacun d’eux.

Nous entendons par nature (dans le sens empirique), l’enchaînement des phénomènes liés, quant à leur existence, par des règles nécessaires, c’est-à-dire par des lois. Ce sont donc certaines lois, et des lois à priori, qui rendent d’abord possible une nature ; les lois empiriques ne peuvent avoir lieu et être trouvées qu’au moyen de l’expérience, mais conformément à ces lois primitives, sans lesquelles l’expérience serait elle-même impossible. Nos analogies présentent donc proprement l’unité de la nature dans l’enchaînement de tous les phénomènes sous certains exposants[ndt 155], qui n’expriment autre chose que le rapport du temps (en tant qu’il embrasse toute existence) à l’unité de l’aperception, unité qui ne peut avoir lieu que dans une synthèse fondée sur des règles. Elles signifient donc toutes trois ceci : tous les phénomènes résident dans une nature, et doivent y résider, parce que, sans cette unité à priori, toute unité d’expérience, et par conséquent toute détermination des objets dans l’expérience, serait impossible.

Mais il y a une remarque à faire sur le genre de preuve que nous avons appliqué à ces lois transcendentales de la nature et sur le caractère particulier de cette preuve ; et cette remarque doit avoir aussi une très-grande importance comme règle pour toute autre tentative de prouver à priori des propositions intellectuelles et en même temps synthétiques. Si nous avions voulu prouver dogmatiquement, c’est-à-dire par des concepts, ces analogies, à savoir que tout ce qui existe ne se trouve que dans quelque chose de permanent, que tout événement suppose dans le temps précédent quelque chose à quoi il succède suivant une règle, enfin que, dans la diversité des choses simultanées, les états sont simultanément en relation les uns avec les autres suivant une règle (en commerce réciproque), toute notre peine alors eût été absolument perdue. En effet, on ne peut aller d’un objet et de son existence à l’existence d’un autre ou à sa manière d’exister par de simples concepts de ces choses, de quelque manière qu’on les analyse. Que nous restait-il donc ? La possibilité de l’expérience, comme d’une connaissance où tous les objets doivent pouvoir enfin nous être donnés, pour que leur représentation puisse avoir pour nous une réalité objective. Or dans cet intermédiaire, dont la forme essentielle consiste dans l’unité synthétique de l’aperception de tous les phénomènes, nous avons trouvé des conditions à priori de l’universelle et nécessaire détermination chronologique de toute existence dans le phénomène, sans lesquelles la détermination empirique du temps serait elle-même impossible, et nous avons obtenu ainsi des règles de l’unité synthétique à priori au moyen desquelles nous pouvons anticiper l’expérience. Faute de recourir à cette méthode, et par suite de cette fausse opinion que les propositions synthétiques que l’usage expérimental de l’entendement recommandait comme ses principes, doivent être prouvées dogmatiquement, il est arrivé qu’on a souvent cherché, mais toujours en vain, une preuve du principe de la raison suffisante. Quant aux deux autres analogies, personne n’y a songé, bien qu’on s’en servît toujours tacitement[58]. C’est qu’on n’avait pas pour se guider le fil des catégories, qui seul peut découvrir et rendre sensibles toutes les lacunes de l’entendement, dans les concepts aussi bien que dans les principes.


IV

Les postulats de la pensée empirique en général

1o Ce qui s’accorde avec les conditions formelles de l’expérience (quant à l’intuition et aux concepts) est possible.

2o Ce qui s’accorde avec les conditions matérielles de l’expérience (de la sensation) est réel.

3o Ce dont l’accord avec le réel est déterminé suivant les conditions générales de l’expérience, est nécessaire (existe nécessairement).

éclaircissement

Les catégories de la modalité ont ceci de particulier qu’elles n’augmentent nullement, comme détermination de l’objet, le concept auquel elles sont jointes comme prédicats, mais qu’elles expriment seulement le rapport à la faculté de connaître. Quand le concept d’une chose est déjà tout à fait complet, je puis encore demander si cette chose est simplement possible, ou si elle est réelle, ou, dans ce dernier cas, si elle est en outre nécessaire. Pas une détermination de plus n’est conçue par là dans l’objet lui-même, mais il s’agit seulement de savoir quel est le rapport de cet objet (et de toutes ses déterminations) avec l’entendement et son usage empirique, avec le jugement empirique et avec la raison (dans son application à l’expérience).

C’est précisément pour cela que les principes de la modalité ne font rien de plus que d’expliquer les concepts de la possibilité, de la réalité et de la nécessité dans leur usage empirique, et en même temps aussi de restreindre les catégories à l’usage purement empirique, sans en admettre et en permettre l’usage transcendental. En effet, si elles n’ont pas seulement une valeur logique et ne se bornent pas à exprimer analytiquement la forme de la pensée, mais qu’elles se rapportent aux choses, à leur possibilité, à leur réalité ou à leur nécessité, il faut qu’elles s’appliquent à l’expérience possible et à son unité synthétique, dans laquelle seule sont donnés les objets de la connaissance.

Le postulat, de la possibilité des choses exige donc que le concept de ces choses s’accorde avec les conditions formelles d’une expérience en général. Mais celle-ci, à savoir la forme objective de l’expérience en général, contient toute synthèse requise pour la connaissance des objets. Un concept qui contient une synthèse doit être tenu pour vide et ne se rapporte à aucun objet si cette synthèse n’appartient à l’expérience, soit comme empruntée de l’expérience, auquel cas ce concept s’appelle un concept empirique, soit comme condition à priori de l’expérience en général (de la forme de l’expérience), auquel cas il est un concept pur, mais qui appartient pourtant à l’expérience, puisque son objet ne peut être trouvé que dans l’expérience. En effet, d’où peut-on tirer le caractère de la possibilité d’un objet pensé au moyen d’un concept synthétique à priori, si ce n’est de la synthèse qui constitue la forme de la connaissance empirique des objets ? C’est sans doute une condition logique nécessaire que, dans un concept de ce genre, il n’y ait point de contradiction, mais il s’en faut que cela suffise pour constituer la réalité objective du concept, c’est-à-dire la possibilité d’un objet tel qu’il est pensé par le concept. Ainsi, il n’y a point de contradiction dans le concept d’une figure renfermée entre deux lignes droites, car les concepts de deux lignes droites et de leur rencontre ne renferment la négation d’aucune figure ; l’impossibilité ne tient pas au concept en lui-même, mais à la construction de ce concept dans l’espace, c’est-à-dire aux conditions de l’espace et de sa détermination, conditions qui, à leur tour, ont leur réalité objective, c’est-à-dire se rapportent à des choses possibles, puisqu’elles contiennent à priori la forme de l’expérience en général.

Montrons maintenant l’utilité et l’influence considérable de ce postulat de la possibilité. Quand je me représente une chose qui est permanente, de telle sorte que tout ce qui y change appartient seulement à son état, je ne puis par ce seul concept connaître qu’une telle chose est possible. Ou bien, quand je me représente quelque chose qui est de telle nature que, dès qu’il est posé, quelque autre chose le suit toujours et inévitablement, je puis sans doute le concevoir sans contradiction ; mais je ne saurais juger par là si une propriété de ce genre (comme causalité) se rencontre dans quelque objet possible. Enfin, je puis me représenter des choses (des substances) diverses, constituées de telle sorte que l’état de l’une entraîne une conséquence dans l’état de l’autre, et réciproquement ; mais qu’un rapport de ce genre puisse convenir à certaines choses, c’est ce que je ne saurais déduire de ces concepts, lesquels ne contiennent qu’une synthèse purement arbitraire. Ce n’est donc qu’autant que ces concepts expriment à priori les rapports des perceptions dans chaque expérience que l’on reconnaît leur réalité objective, c’est-à-dire leur vérité transcendentale, et cela, il est vrai, indépendamment de l’expérience, mais non pas indépendamment de toute relation à la forme d’une expérience en général et à l’unité synthétique dans laquelle seule des objets peuvent être connus empiriquement.

Que si l’on voulait se faire de nouveaux concepts de substances, de forces, d’actions réciproques, avec la matière que nous fournit la perception, sans dériver de l’expérience même l’exemple de leur liaison, on tomberait alors dans de pures chimères et l’on ne pourrait reconnaître la possibilité de ces conceptions fantastiques au moyen d’aucun critérium, puisque l’on n’y aurait point pris l’expérience pour guide et qu’on ne les en aurait point dérivées. Des concepts factices[ndt 156] de cette espèce ne sauraient recevoir à priori, ainsi que les catégories, le caractère de leur possibilité, comme conditions d’où dépend toute expérience, mais seulement à posteriori, comme étant donnés par l’expérience elle-même. Ou leur possibilité doit être connue à posteriori et empiriquement, ou elle ne peut pas l’être du tout. Une substance qui serait constamment présente dans l’espace, mais sans le remplir (comme cet intermédiaire entre la matière et l’être pensant que quelques-uns ont voulu introduire), ou une faculté particulière qu’aurait notre esprit de prévoir l’avenir (et non pas seulement de le conclure), ou enfin la faculté qu’il aurait d’être en commerce d’idées avec d’autres hommes, quelque éloignés qu’ils fussent, ce sont là des concepts dont la possibilité est tout à fait sans fondement, puisqu’elle ne peut être fondée sur l’expérience et sur les lois connues de l’expérience, et que sans elle ils ne sont plus qu’une liaison arbitraire de pensées qui, quoique ne renfermant aucune contradiction, ne peut prétendre à aucune réalité objective, par conséquent à la possibilité d’objets tels que ceux que l’on conçoit ainsi ? Pour ce qui est de la réalité, il va sans dire qu’on ne saurait en concevoir une in concreto sans recourir à l’expérience, puisqu’elle ne peut se rapporter qu’à la sensation comme matière de l’expérience, et non à la forme du rapport, avec laquelle l’esprit pourrait toujours jouer dans ses fictions.

Mais je laisse de côté tout ce dont la possibilité ne peut être déduite que de la réalité dans l’expérience, et je n’examine ici que cette possibilité des choses qui se fonde sur des concepts à priori. Or je persiste à soutenir que de ces concepts les choses ne peuvent être tirées en elles-mêmes, mais seulement comme conditions formelles et objectives d’une expérience en général.

Il semble à la vérité que la possibilité d’un triangle puisse être connue en elle-même par son concept (il est certainement indépendant de l’expérience) ; car dans le fait nous pouvons lui donner un objet tout à fait à priori, c’est-à-dire le construire. Mais comme cette construction n’est que la forme d’un objet, le triangle ne serait toujours qu’un produit de l’imagination, dont l’objet n’aurait encore qu’une possibilité douteuse, puisqu’il faudrait, pour qu’il en fût autrement, quelque chose de plus, à savoir que cette figure fût conçue sous les seules conditions sur lesquelles reposent tous les objets de l’expérience. Or la seule chose que joigne à ce concept la représentation de la possibilité d’un tel objet, c’est que l’espace est une condition formelle à priori d’expériences extérieures, et que cette même synthèse figurative par laquelle nous construisons un triangle dans l’imagination, est absolument identique à celle que nous produisons dans l’appréhension d’un phénomène, afin de nous en faire un concept expérimental. Et ainsi la possibilité des quantités continues, et même des quantités en général, les concepts en étant tous synthétiques, ne résulte jamais de ces concepts eux-mêmes, mais de ces concepts considérés comme conditions formelles de la détermination des objets dans l’expérience en général. Où trouver en effet des objets qui correspondent aux concepts, sinon dans l’expérience, par laquelle seule des objets nous sont donnés ? Toutefois, nous pouvons bien, en envisageant la possibilité des choses simplement par rapport aux conditions formelles sous lesquelles quelque chose est en général déterminé comme objet dans l’expérience, la connaître et la caractériser sans recourir préalablement à l’expérience même, et par conséquent tout à fait à priori ; mais ce n’est toujours que relativement à l’expérience et dans ses limites que nous la connaissons et la caractérisons.

Le postulat, relatif à la connaissance de la réalité des choses, exige une perception, par conséquent une sensation, accompagnée de conscience (non pas il est vrai immédiatement), de l’objet même dont l’existence doit être connue ; mais il faut bien aussi que cet objet s’accorde avec quelque perception réelle suivant les analogies de l’expérience, lesquelles représentent toute liaison réelle dans une expérience en général.

On ne saurait trouver, dans le simple concept d’une chose, aucun caractère de son existence. En effet, encore que ce concept soit tellement complet que rien ne manque pour concevoir une chose avec toutes ses déterminations intérieures, l’existence n’a aucun rapport avec toutes ces déterminations ; mais toute la question est de savoir si une chose de ce genre nous est donnée, de telle sorte que la perception en puisse toujours précéder le concept. Le concept précédant la perception signifie la simple possibilité de la chose ; la perception qui fournit au concept la matière est le seul caractère de la réalité. Mais on peut aussi connaître l’existence d’une chose avant de la percevoir, et par conséquent d’une manière relativement à priori, pourvu qu’elle s’accorde avec certaines perceptions suivant les principes de leur liaison empirique (les analogies). Alors, en effet, l’existence de la chose est liée avec nos perceptions dans une expérience possible, et nous pouvons, en suivant le fil de ces analogies, passer de notre perception réelle à la chose dans la série des perceptions possibles. C’est ainsi que nous connaissons, par la perception de la limaille de fer attirée, l’existence d’une matière magnétique pénétrant tous les corps, bien qu’une perception immédiate de cette matière nous soit impossible à cause de la constitution de nos organes. En effet, d’après les lois de la sensibilité et le contexte de nos perceptions, nous arriverions à avoir dans une expérience l’intuition immédiate de cette matière, si nos sens étaient plus délicats ; mais la grossièreté de ces sens ne touche en rien à la forme de l’expérience possible en général. Là donc où s’étend la perception et ce qui en dépend suivant des lois empiriques, là s’étend aussi notre connaissance de l’existence des choses. Si nous ne commençons par l’expérience, ou si nous ne procédons en suivant les lois de l’enchaînement empirique des phénomènes, c’est en vain que nous nous flatterions de deviner ou de pénétrer l’existence de quelque chose.

Mais l’idéalisme élève une forte objection contre ces règles de la démonstration médiate de l’existence ; c’est donc ici le lieu de le réfuter[ndt 157].


Réfutation de l’idéalisme

L’idéalisme (j’entends l’idéalisme matériel) est la théorie qui déclare l’existence des objets extérieurs dans l’espace ou douteuse et indémontrable, ou fausse et impossible. La première doctrine est l’idéalisme problématique de Descartes, qui ne tient pour indubitable que cette affirmation empirique (assertio) : je suis ; la seconde est l’idéalisme dogmatique de Berkeley, qui regarde l’espace avec toutes les choses dont il est la condition inséparable comme quelque chose d’impossible en soi, et par conséquent aussi les choses dans l’espace comme de pures fictions. L’idéalisme dogmatique est inévitable quand on fait de l’espace une propriété appartenant aux choses en soi ; car alors il est, avec tout ce dont il est la condition, un non-être[ndt 158]. Mais nous avons renversé le principe de cet idéalisme dans l’esthétique transcendentale. L’idéalisme problématique, qui n’affirme rien à cet égard, mais qui seulement allègue notre impuissance à démontrer par l’expérience immédiate une existence en dehors de la nôtre, est rationnel et annonce une façon de penser solide et philosophique, qui ne permet aucun jugement décisif tant qu’une preuve suffisante n’a pas été trouvée. La preuve demandée doit donc établir que nous n’imaginons pas seulement les choses extérieures, mais que nous en avons aussi l’expérience ; et c’est ce que l’on ne peut faire qu’en démontrant que notre expérience intérieure, indubitable pour Descartes, n’est possible elle-même que sous la condition de l’expérience extérieure.


Théorème
La simple conscience, mais empiriquement déterminée, de ma propre existence, prouve l’existence des objets extérieurs dans l’espace.
preuve

J’ai conscience de mon existence comme déterminée dans le temps. Toute détermination suppose quelque chose de permanent dans la perception. Or ce permanent[ndt 159] ne peut pas être une intuition en moi. En effet, tous les principes de détermination de mon existence qui peuvent être trouvés en moi, sont des représentations, et, à ce titre, ont besoin de quelque chose de permanent qui soit distinct de ces représentations, et par rapport à quoi leur changement, et par conséquent mon existence dans le temps où elles changent, puissent être déterminés[ndt 160]. La perception de ce permanent n’est donc possible que par une chose existant hors de moi, et non pas seulement par la représentation d’une chose extérieure à moi. Par conséquent la détermination de mon existence dans le temps n’est possible que par l’existence de choses réelles que je perçois hors de moi. Mais, comme cette conscience dans le temps est nécessairement liée à la conscience de la possibilité de cette détermination du temps, elle est aussi nécessairement liée à l’existence des choses hors de moi, comme à la condition de la détermination du temps ; c’est-à-dire que la conscience de ma propre existence est en même temps une conscience immédiate de l’existence d’autres choses hors de moi.

Premier scolie. On remarquera dans la preuve précédente que le jeu de l’idéalisme est retourné, à bien plus juste titre, contre ce système. Celui-ci admettait que la seule expérience immédiate est l’expérience interne, et que l’on ne fait que conclure de là à l’existence de choses extérieures, mais qu’ici, comme dans tous les cas où l’on conclut d’effets donnés à des causes déterminées, la conclusion est incertaine, parce que les causes des représentations peuvent aussi être en nous-mêmes, et que peut-être nous les attribuons faussement à des choses extérieures. Or il est démontré ici que l’expérience extérieure est proprement immédiate [59], et que c’est seulement au moyen de cette expérience qu’est possible, non pas, il est vrai, la conscience de notre propre existence, mais la détermination de cette existence dans le temps, c’est-à-dire l’expérience interne. Sans doute la représentation je suis, exprimant la conscience qui peut accompagner toute pensée, est ce qui renferme immédiatement en soi l’existence d’un sujet ; mais elle n’en renferme aucune connaissance, par conséquent aucune connaissance empirique, ou, en d’autres termes, aucune expérience. Il faut pour cela, outre la pensée de quelque chose d’existant, l’intuition, et ici l’intuition interne ; c’est par rapport à cette intuition, c’est-à-dire au temps, que le sujet doit être déterminé ; et cela même exige nécessairement des objets extérieurs, de telle sorte que l’expérience interne elle-même n’est possible que médiatement et par le moyen de l’expérience externe.

Deuxième scolie. Tout usage expérimental de notre faculté de connaître dans la détermination du temps s’accorde parfaitement avec cette preuve. Non-seulement nous ne pouvons percevoir aucune détermination de temps que par le changement dans les rapports extérieurs (le mouvement) relativement à ce qui est permanent dans l’espace (par exemple le mouvement du soleil relativement aux objets de la terre) ; mais nous n’avons même rien de permanent que nous puissions soumettre, comme intuition, au concept d’une substance, sinon la matière : et, quoique[ndt 161] cette permanence ne soit pas tirée de l’expérience extérieure, mais qu’elle soit supposée à priori, comme c’est la condition nécessaire de toute détermination du temps, elle sert à ce titre même à déterminer le sens interne relativement à notre propre existence par l’existence des choses extérieures. La conscience de moi-même dans la représentation Je, n’est point du tout une intuition, mais une représentation purement intellectuelle de la spontanéité d’un sujet pensant. Ce Je ne contient donc pas le moindre prédicat d’intuition, qui, en tant que permanent, puisse servir de corrélatif à la détermination du temps dans le sens interne, comme est par exemple l’impénétrabilité de la matière, en tant qu’intuition empirique. Troisième scolie. De ce que l’existence d’objets extérieurs est nécessaire pour qu’une conscience déterminée de nous-mêmes soit possible, il ne s’ensuit pas que toute représentation intuitive de choses extérieures en renferme en même temps l’existence, car cette représentation peut bien être le simple effet de l’imagination (comme il arrive dans les rêves ou dans la folie) ; mais elle n’a lieu que par la reproduction d’anciennes perceptions extérieures, lesquelles, comme nous l’avons montré, ne sont possibles que par la réalité des objets extérieurs. Il a donc suffi de prouver ici que l’expérience interne en général n’est possible que par l’expérience externe en général. Quant à savoir si telle ou telle prétendue expérience ne serait pas une simple imagination, c’est ce que l’on découvrira au moyen de ses déterminations particulières et à l’aide des critériums de toute expérience réelle.


Enfin, pour ce qui est du troisième postulat, il se rapporte à la nécessité matérielle dans l’existence, et non à la nécessité purement formelle et logique dans la liaison des concepts. Or, comme nulle existence des objets des sens ne peut être connue tout à fait à priori, mais seulement d’une manière relativement à priori, c’est-à-dire par rapport à quelque autre objet déjà donné, qui ne peut toujours se rapporter qu’à une existence comprise quelque part dans l’ensemble de l’expérience, dont la perception donnée est une partie, la nécessité de l’existence ne peut jamais être connue par des concepts, mais seulement par la liaison qui l’unit avec ce qui est perçu suivant les lois générales de l’expérience. D’un autre côté, comme la seule existence qui puisse être reconnue pour nécessaire sous la condition d’autres phénomènes, est celle des effets résultant de causes données d’après les lois de la causalité, ce n’est pas de l’existence des choses (des substances), mais seulement de leur état que nous pouvons connaître la nécessité, et cela, en vertu des lois empiriques de la causalité, au moyen d’autres états donnés dans la perception. Il suit de là que le critérium de la nécessité réside uniquement dans cette loi de l’expérience possible, à savoir que tout ce qui arrive est déterminé à priori dans le phénomène par sa cause. Nous ne connaissons donc que la nécessité des effets naturels dont les causes nous sont données ; le signe de la nécessité dans l’existence ne s’étend pas au delà du champ de l’expérience possible, et même dans ce champ il ne s’applique pas à l’existence des choses comme substances, puisque celles-ci ne peuvent jamais être considérées comme des effets empiriques ou comme quelque chose qui arrive et qui naît. La nécessité ne concerne donc que les rapports des phénomènes suivant la loi dynamique de la causalité, et que la possibilité, qui s’y fonde, de conclure à priori de quelque existence donnée (d’une cause) à une autre existence (à l’effet). Tout ce qui arrive est hypothétiquement nécessaire ; c’est là un principe qui soumet le changement dans le monde à une loi, c’est-à-dire à une règle de l’existence nécessaire, sans laquelle il n’y aurait pas même de nature. C’est pourquoi le principe : rien n’arrive par un aveugle hasard (in mundo non datur casus) est une loi à priori de la nature. Il en est de même de celui-ci : il n’y a pas dans la nature de nécessité aveugle, mais une nécessité conditionnelle, par conséquent intelligente (non datur fatum). Ces deux principes sont des lois qui soumettent le jeu des changements à une nature des choses (comme phénomènes), ou, ce qui revient au même, à l’unité de l’entendement, dans lequel ils ne peuvent appartenir qu’à l’expérience considérée comme unité synthétique des phénomènes. Ils sont tous deux dynamiques. Le premier est proprement une conséquence du principe de la causalité (sous les analogies de l’expérience). Le second appartient aux principes de la modalité, qui ajoute à la détermination causale le concept de la nécessité, mais d’une nécessité soumise à une règle de l’entendement. Le principe de la continuité interdisait dans la série des phénomènes (des changements) tout saut (in mundo non datur saltus), et en même temps, dans l’ensemble de toutes les intuitions empiriques dans l’espace, toute lacune, tout hiatus entre deux phénomènes (non datur hiatus) ; car on peut énoncer ainsi le principe : il ne peut rien tomber dans l’expérience qui prouve un vacuum, ou qui seulement le permette comme une partie de la synthèse empirique. En effet, pour ce qui est du vide que l’on peut concevoir en dehors du champ de l’expérience possible (du monde), il n’appartient pas au ressort du pur entendement, qui prononce uniquement sur les questions concernant l’application des phénomènes donnés à la connaissance empirique, et c’est un problème pour la raison idéaliste, laquelle sort de la sphère d’une expérience possible pour juger de ce qui environne et limite cette sphère même : c’est par conséquent dans la dialectique transcendentale qu’il doit être examiné. Nous pourrions aisément représenter ces quatre principes (in mundo non datur hiatus, non datur saltus, non datur casus, non datur fatum), comme tous les autres principes d’origine transcendentale, dans leur ordre, conformément à l’ordre des catégories, et assigner à chacun sa place ; mais le lecteur déjà exercé le fera de lui-même, ou trouvera aisément le fil conducteur nécessaire pour cela. Ils s’accordent tous d’ailleurs en ce point qu’ils ne souffrent rien dans la synthèse empirique qui puisse porter atteinte à l’entendement et à l’enchaînement continu de tous les phénomènes, c’est-à-dire à l’unité de ses concepts. Car c’est en lui seulement qu’est possible l’unité de l’expérience où toutes les perceptions doivent avoir leur place.

Le champ de la possibilité est-il plus grand que celui qui contient tout le réel, et celui-ci à son tour est-il plus grand que celui de ce qui est nécessaire ? ce sont là de belles questions, dont la solution est synthétique, mais qui ressortissent uniquement au tribunal de la raison. En effet, elles reviennent à peu près à demander si toutes choses, comme phénomènes, appartiennent à l’ensemble et au contexte d’une seule expérience dont toute perception donnée est une partie, et qui, par conséquent, ne peut être liée à d’autres phénomènes, ou bien si mes perceptions peuvent appartenir (dans leur enchaînement général) à quelque chose de plus qu’à une seule expérience possible. En général, l’entendement ne donne à priori à l’expérience que la règle, suivant les conditions subjectives et formelles, soit de la sensibilité, soit de l’aperception, qui seules rendent possible cette expérience. Quand même d’autres formes de l’intuition (que l’espace et le temps), ou d’autres formes de l’entendement (que la forme discursive de la pensée, ou celle de la connaissance par concepts) seraient possibles, nous ne pourrions d’aucune façon nous en faire une idée et les comprendre ; et, le pussions-nous, toujours n’appartiendraient-elles pas à l’expérience comme à la seule connaissance où les objets nous sont donnés. Peut-il y avoir d’autres perceptions que celles qui en général constituent l’ensemble de notre expérience possible, et par conséquent peut-il y avoir un tout autre champ de la matière ? c’est ce que l’entendement ne saurait décider, n’ayant affaire qu’à la synthèse de ce qui est donné. D’ailleurs la pauvreté de ces raisonnements ordinaires par lesquels nous produisons un grand empire de la possibilité dont toute chose réelle (tout objet d’expérience) n’est qu’une petite partie, cette pauvreté saute aux yeux. Tout réel est possible ; de là découle naturellement, suivant les règles logiques de la conversion, cette proposition toute particulière : quelque possible est réel, ce qui paraît revenir à ceci : il y a beaucoup de choses possibles qui ne sont pas réelles. Il semble à la vérité que l’on puisse mettre le nombre du possible au-dessus de celui du réel, puisqu’il faut que quelque chose s’ajoute à celui-là pour former celui-ci. Mais je ne connais pas cette addition au possible ; car ce qui devrait y être ajouté serait impossible. La seule chose qui pour mon entendement puisse s’ajouter à l’accord avec les conditions formelles de l’expérience, c’est la liaison avec quelque perception : et ce qui est lié avec une perception suivant des lois empiriques, est réel, encore qu’il ne soit pas immédiatement perçu. Mais que dans l’enchaînement général avec ce qui m’est donné dans la perception, il puisse y avoir une autre série de phénomènes, par conséquent plus qu’une expérience unique comprenant tout, c’est ce que l’on ne peut conclure de ce qui est donné, et ce que l’on peut encore moins conclure sans que quelque chose soit donné, puisque rien en général ne se laisse penser sans matière. Ce qui n’est possible que sous des conditions simplement possibles elles-mêmes, ne l’est pas à tous égards. Mais c’est à ce point de vue général que l’on envisage la question, quand on veut savoir si la possibilité des choses s’étend au delà du cercle de l’expérience.

Je n’ai fait mention de ces questions que pour ne laisser aucune lacune dans ce qui appartient, suivant l’opinion commune, aux concepts de l’entendement. Mais dans le fait, la possibilité absolue (qui est valable à tous égards) n’est pas un simple concept de l’entendement, et ne peut être d’aucun usage empirique ; elle appartient uniquement à la raison, qui dépasse tout usage empirique possible de l’entendement. Aussi avons-nous dû nous contenter d’une remarque purement critique, laissant, d’ailleurs la chose dans l’obscurité jusqu’à ce que nous la reprenions plus tard pour la traiter d’une manière plus étendue.

Avant de clore ce quatrième numéro et avec lui le système de tous les principes de l’entendement pur, je dois indiquer encore le motif qui m’a fait appeler du nom de postulats les principes de la modalité. Je ne prends pas ici cette expression dans le sens que lui ont donné quelques philosophes récents, contrairement à celui des mathématiciens, auxquels elle appartient proprement, c’est-à-dire comme signifiant une proposition que l’on donne pour immédiatement certaine, sans la justifier ni la prouver. En effet, accorder que des propositions synthétiques, si évidentes qu’elles soient, puissent, sans déduction et à première vue, emporter une adhésion absolue, c’est ruiner toute critique de l’entendement. Comme il ne manque pas de prétentions hardies, auxquelles ne se refuse pas même la foi commune (mais sans être pour elles une lettre de créance), notre entendement serait ouvert à toutes les opinions, sans pouvoir refuser son assentiment à des sentences qui, quelque illégitimes qu’elles fussent, demanderaient, avec le ton de la plus parfaite assurance, à être admises comme de véritables axiomes. Quand donc une détermination à priori s’ajoute synthétiquement au concept d’une chose, il faut nécessairement joindre à une proposition de ce genre, sinon une preuve, du moins une déduction de la légitimité de cette assertion.

Mais les principes de la modalité ne sont pas objectivement synthétiques, puisque les prédicats de la possibilité, de la réalité et de la nécessité n’étendent pas le moins du monde le concept auquel ils s’appliquent, en ajoutant quelque chose à la représentation de l’objet. Ils n’en sont pas moins synthétiques, mais ils ne le sont que d’une manière subjective, c’est-à-dire qu’ils appliquent au concept d’une chose (du réel), dont ils ne disent rien d’ailleurs, la faculté de connaître où il a son origine et son siège. Si ce concept concorde simplement dans l’entendement avec les conditions formelles de l’expérience, son objet est appelé possible ; s’il est lié à la perception (à la sensation comme matière des sens) et qu’il soit déterminé par elle au moyen de l’entendement, l’objet est dit réel ; si enfin il est déterminé par l’enchaînement des perceptions suivant des concepts, l’objet se nomme nécessaire. Les principes de la modalité n’expriment donc, touchant un concept, rien autre chose que l’acte de la faculté de connaître par lequel il est produit. Or on appelle postulat dans les mathématiques une proposition pratique qui ne contient rien que la synthèse par laquelle nous nous donnons d’abord un objet et en produisons le concept ; par exemple : décrire d’un point donné, avec une ligne donnée, un cercle sur une surface. Une proposition de ce genre ne peut pas être démontrée, puisque le procédé qu’elle exige est précisément celui par lequel nous produisons d’abord le concept d’une telle figure. Nous pouvons donc avec même droit postuler les principes de la modalité, puisqu’ils n’étendent pas leur concept des choses[60], mais qu’ils se bornent à montrer comment en général il est lié ici à la faculté de connaître.


Remarque générale sur le système des principes[ndt 162]

C’est une chose très-remarquable que la catégorie seule ne puisse nous faire apercevoir la possibilité d’aucune chose, mais que nous ayons toujours besoin d’une intuition pour y découvrir la réalité objective du concept pur de l’entendement. Que l’on prenne, par exemple, les catégories de la relation. Comment 1o quelque chose peut-il exister uniquement comme sujet, et non pas comme simple détermination d’autre chose, c’est-à-dire comment peut-il être substance ; ou 2o comment, parce que quelque chose est, une autre chose doit-elle être ; par conséquent, comment quelque chose en général peut-il être cause ; ou 3o comment, quand plusieurs choses sont, par cela que l’une d’elles existe, une chose suit-elle dans les autres et réciproquement, et comment un commerce de substances peut-il s’établir ainsi ? c’est ce que de simples concepts ne sauraient nous montrer. Il en est de même des autres catégories, par exemple de la question de savoir comment une chose peut être identique à plusieurs ensemble, c’est-à-dire être une quantité, etc. Tant qu’on manque d’intuition, on ne sait pas si par les catégories on pense un objet, ou si même en général quelque objet peut leur convenir ; par où l’on voit qu’elles ne sont pas du tout des connaissances, mais de simples formes de pensée[ndt 163] servant à transformer en connaissances des intuitions données. — Il en résulte aussi qu’aucune proposition synthétique ne peut être tirée des seules catégories. Quand je dis, par exemple, que dans toute existence il y a une substance, c’est-à-dire quelque chose qui ne peut exister que comme sujet, et non pas comme simple prédicat, ou qu’une chose est un quantum, il n’y a rien là qui puisse nous servir à sortir d’un concept donné et à le rattacher à un autre. Aussi n’a-t-on jamais réussi à prouver par de simples concepts purs de l’entendement une proposition synthétique, celle-ci par exemple : tout ce qui existe accidentellement a une cause. La seule chose que l’on pourrait faire serait de prouver que, sans cette relation, nous ne saurions comprendre l’existence de l’accidentel, c’est-à-dire connaître à priori par l’entendement l’existence d’une telle chose ; mais il ne s’ensuit pas que cette relation est aussi la condition de la possibilité des choses mêmes. Si l’on veut se rappeler notre preuve du principe de causalité, on remarquera que nous n’avons pu le prouver que par rapport à des objets d’expérience possible : tout ce qui arrive, (tout événement) suppose une cause ; nous n’avons pu ainsi le prouver que comme un principe de la possibilité de l’expérience, par conséquent de la connaissance d’un objet donné dans l’intuition empirique, et non par de simples concepts. On ne peut nier cependant que cette proposition : tout ce qui est accidentel doit avoir une cause, ne soit évidente pour chacun par de simples concepts ; mais alors le concept de l’accidentel est déjà entendu de telle sorte qu’il ne contient pas la catégorie de la modalité (comme quelque chose dont la non-existence se peut concevoir), mais celle de la relation (comme quelque chose qui ne peut exister que comme conséquence de quelque autre) ; et, dans ce cas, la proposition est certainement identique : tout ce qui ne peut exister que comme conséquence a sa cause. Dans le fait, quand nous voulons donner des exemples de l’existence accidentelle, nous en appelons toujours à des changements, et non pas simplement à la possibilité de concevoir le contraire[61]. Or le changement est un événement qui, comme tel, n’est possible que par une cause, et dont par conséquent la non-existence est possible en soi, et l’on reconnaît ainsi la contingence par cela que quelque chose ne peut exister que comme effet d’une cause. Quand donc une chose est admise comme contingente, c’est une proposition analytique de dire qu’elle a une cause.

Mais il est encore plus remarquable que, pour comprendre la possibilité des choses en vertu des catégories, et par conséquent pour démontrer la réalité objective de ces dernières, nous n’avons pas seulement besoin d’intuitions, mais même d'intuitions extérieures. Prenons, par exemple, les concepts purs de la relation, voici ce que nous trouvons : 1o Pour donner dans l’intuition quelque chose de fixe qui corresponde au concept de la substance (et pour démontrer ainsi la réalité objective de ce concept), nous avons besoin d’une intuition dans l’espace (de l’intuition de la matière), parce que seul l’espace comporte une détermination fixe[ndt 164], tandis que le temps, et par conséquent tout ce qui est dans le sens intérieur, s’écoule sans cesse. 2o Pour présenter le changement comme intuition correspondante au concept de la causalité, il nous faut prendre pour exemple le mouvement, comme changement dans l’espace, et c’est par là seulement que nous pouvons nous rendre saisissables des changements dont aucun entendement pur ne peut comprendre la possibilité. Le changement est la liaison de déterminations


contradictoirement opposées entre elles dans l’existence d’une seule et même chose. Or comment est-il possible que d’un état donné d’une chose résulte dans la même chose un autre état opposé au premier ? c’est ce que non-seulement aucune raison ne peut comprendre sans exemple, mais ce qu’elle ne peut même se rendre intelligible sans une intuition. Cette intuition est celle du mouvement d’un point dans l’espace, dont l’existence en différents lieux (comme série de déterminations opposées) nous fait seule d’abord percevoir le changement. En effet, pour que nous puissions concevoir même des changements intérieurs, il faut que nous nous représentions d’une manière figurée le temps, comme forme du sens intime, par une ligne, le changement intérieur par le tracé de cette ligne (par le mouvement), et par conséquent notre existence successive en différents états par une intuition extérieure. La raison en est que tout changement présuppose quelque chose de fixe dans l’intuition, même pour pouvoir être perçu comme changement, et qu’aucune intuition fixe ne se rencontre dans le sens intérieur. — 3o Enfin, la catégorie de la communauté ne peut être comprise, quant à sa possibilité, par la seule raison ; et par conséquent la réalité objective de ce concept ne peut être aperçue sans intuition, et même sans intuition extérieure dans l’espace. En effet, comment veut-on concevoir comme possible que, plusieurs substances existant, de l’existence de l’une quelque chose résulte (comme effet) dans celle de l’autre, et réciproquement, et qu’ainsi, parce qu’il y a dans la première quelque chose qui ne peut être compris que par l’existence de la seconde, il en doive être de même de la seconde à l’égard de la première ? car cela est nécessaire pour qu’il y ait communauté, mais ne peut se comprendre de choses dont chacune subsiste d’une manière complètement isolée. Aussi Leibnitz, tout en attribuant une communauté aux substances du monde, mais aux substances conçues comme elles peuvent l’être par le seul entendement, eut-il besoin de recourir à l’intervention de la divinité ; car ce commerce des substances lui parut justement incompréhensible par leur seule existence. Mais nous pouvons nous rendre saisissable la possibilité de la communauté (des substances comme phénomènes), en nous les représentant dans l’espace, par conséquent dans l’intuition extérieure. Celui-ci en effet contient à priori des rapports extérieurs formels comme conditions de la possibilité des rapports réels en soi (dans l’action et la réaction, par conséquent dans la réciprocité). — Il est tout aussi facile de prouver que la possibilité des choses comme quantités et par conséquent la réalité objective des catégories de la quantité ne peuvent être exposées que dans l’intuition extérieure, et ne peuvent être ensuite appliquées au sens intime qu’au moyen de cette intuition. Mais, pour éviter les longueurs, je dois en laisser les exemples à la réflexion du lecteur.

Toute cette remarque est d’une grande importance, non-seulement pour confirmer notre précédente réfutation de l’idéalisme, mais surtout pour nous montrer, quand il sera question de la connaissance de soi-même par la simple conscience intérieure et de la détermination de notre nature sans le secours d’intuitions empiriques intérieures, les limites de la possibilité d’une telle connaissance.

Voici donc la dernière conséquence de toute cette section : tous les principes de l’entendement pur ne sont que des principes à priori de la possibilité de l’expérience ; c’est uniquement à celle-ci que se rapportent toutes les propositions synthétiques à priori, et leur possibilité même repose absolument sur cette relation.


CHAPITRE III

Du principe de la distinction de tous les objets en général en phénomènes et noumènes

Jusqu’ici nous n’avons pas seulement parcouru le pays de l’entendement pur, en examinant chaque partie avec soin ; nous l’avons aussi mesuré, et nous avons assigné à chaque chose sa place. Mais ce pays est une île que la nature elle-même a renfermée dans des bornes immuables. C’est le pays de la vérité (mot flatteur), environné d’un vaste et orageux océan, empire de l’illusion, où, au milieu du brouillard, maint banc de glace, qui disparaîtra bientôt, présente l’image trompeuse d’un pays nouveau, et attire par de vaines apparences le navigateur vagabond qui cherche de nouvelles terres et s’engage en des expéditions périlleuses auxquelles il ne peut renoncer, mais dont il n’atteindra jamais le but. Avant de nous hasarder sur cette mer pour l’explorer dans toute son étendue et reconnaître s’il y a quelque chose à y espérer, il ne sera pas inutile de jeter encore un coup d’œil sur la carte du pays que nous allons quitter, et de nous demander d’abord si nous ne pourrions pas, ou peut-être même si nous ne devrions pas nous contenter de ce qu’il nous offre, dans le cas, par exemple, où il n’y aurait point au delà de terre où nous puissions nous fixer ; et ensuite quels sont nos titres à la possession de ce pays, et comment nous pouvons nous y maintenir contre toute prétention ennemie. Bien que nous ayons déjà répondu suffisamment à ces questions dans le cours de l’analytique, une révision sommaire des solutions qu’elle en a données fortifiera la conviction, en réunissant en un point leurs divers moments.

Nous avons vu, en effet, que tout ce que l’entendement tire de lui-même, sans l’emprunter à l’expérience, ne peut avoir pour lui d’autre usage que celui de l’expérience. Les principes de l’entendement pur, qu’ils soient constitutifs à priori (comme les principes mathématiques) ou simplement régulateurs (comme les principes dynamiques) ne contiennent rien que le pur schème pour l’expérience possible ; car celle-ci ne tire son unité que de l’unité synthétique que l’entendement attribue originairement et de lui-même à la synthèse de l’imagination dans son rapport avec l’aperception, et avec laquelle les phénomènes, comme data pour une connaissance possible, doivent être à priori en rapport et en harmonie. Or, quoique ces règles de l’entendement soient non-seulement vraies à priori, mais la source même de toute vérité, c’est-à-dire de l’accord de notre connaissance avec des objets, par cela même qu’elles contiennent le principe de la possibilité de l’expérience, considérée comme l’ensemble de toute connaissance où des objets peuvent nous être donnés, il nous semble cependant qu’il ne suffit pas d’exposer ce qui est vrai, mais qu’il faut exposer aussi ce que l’on désire savoir. Si donc, par cette recherche critique, nous n’apprenons rien de plus que ce que nous avons pratiqué de nous-mêmes en faisant de l’entendement un usage purement empirique et sans nous engager dans une investigation aussi subtile, l’avantage qui en résulte ne paraît pas mériter les peines qu’elle coûte. On peut répondre, il est vrai, qu’aucune curiosité n’est plus préjudiciable à l’extension de notre connaissance que celle de vouloir toujours connaître l’utilité d’une recherche avant de s’y être engagé, et avant qu’il soit possible de se faire la moindre idée de cette utilité, l’eût-on d’ailleurs devant les yeux. Mais il y a pourtant un avantage que peut apprécier et prendre à cœur dans une investigation transcendentale de ce genre le disciple le plus difficile et le plus morose : c’est que l’entendement qui est exclusivement occupé de son usage empirique et ne réfléchit pas sur les sources de sa propre connaissance, peut très-bien fonctionner, mais est incapable de se déterminer à lui-même les limites de son usage et de savoir ce qui peut se trouver dans le sein ou en dehors de sa sphère ; car il faut pour cela précisément ces profondes recherches que nous avons instituées. Que s’il ne peut distinguer si certaines questions sont ou non dans son horizon, il n’est jamais sûr de ses droits et de sa propriété, et il doit s’attendre à recevoir à chaque instant des leçons humiliantes, en transgressant incessamment (comme il est inévitable) les limites de son domaine et en se jetant dans les erreurs et les chimères.

Si donc on reconnaît, avec une entière certitude, que l’entendement ne peut faire de tous ses principes à priori et même de tous ses concepts qu’un usage empirique, et jamais un usage transcendental, c’est là un principe qui a de graves conséquences. L’usage transcendental d’un concept dans un principe consiste à le rapporter aux choses en général et en soi, tandis que l’usage empirique l’applique simplement aux phénomènes, c’est-à-dire à des objets d’expérience possible. Il est aisé de voir que ce dernier usage peut seul avoir lieu. Tout concept exige d’abord la forme logique d’un concept (d’une pensée) en général, et ensuite la possibilité de lui donner un objet auquel il se rapporte. Sans ce dernier il n’a pas de sens, et il est tout à fait vide de contenu, bien qu’il puisse toujours représenter la fonction logique qui consiste à tirer un concept de certaines données. Or un objet ne peut être donné à un concept autrement que dans l’intuition ; et, si une intuition pure est possible à priori antérieurement à l’objet, cette intuition elle-même ne peut recevoir son objet, et par conséquent une valeur objective, que par l’intuition empirique dont elle est la forme pure. Tous les concepts et avec eux tous les principes, tout à priori qu’ils puissent être, se rapportent donc à des intuitions empiriques, c’est-à-dire aux données d’une expérience possible. Sans cela ils n’ont point de valeur objective et ne sont qu’un jeu de l’imagination ou de l’entendement avec leurs propres représentations. Que l’on prenne seulement pour exemple les concepts des mathématiques, en envisageant d’abord celles-ci dans leurs intuitions pures : l’espace a trois dimensions, entre deux points on ne peut tirer qu’une ligne droite, etc. Quoique tous ces principes et la représentation de l’objet dont s’occupe cette science soient produits dans l’esprit tout à fait à priori, ils ne signifieraient pourtant rien, si nous ne pouvions montrer leur signification dans des phénomènes (des objets empiriques). Aussi est-il nécessaire de rendre sensible un concept abstrait, c’est-à-dire de montrer un objet qui lui corresponde dans l’intuition, parce que sans cela le concept n’aurait, comme on dit, aucun sens, c’est-à-dire resterait sans signification. Les mathématiques remplissent cette condition par la construction de la figure, qui est un phénomène présent aux sens (bien que produit à priori). Le concept de la quantité, dans cette même science, cherche son soutien et son sens dans le nombre, celui-ci à son tour dans les doigts ou dans les grains des tablettes à calculer, ou dans les traits ou les points placés sous les yeux. Le concept reste toujours produit à priori, avec les principes ou les formules synthétiques qui en résultent ; mais leur usage et leur application à des objets ne peuvent être cherchés en définitive que dans l’expérience, dont ils contiennent à priori la possibilité (quant à la forme).

Ce qui montre clairement que toutes les catégories et tous les principes qui en sont formés sont dans le même cas, c’est que nous ne pouvons définir une seule de ces catégories, sans en revenir aux conditions de la sensibilité, par conséquent à la forme des phénomènes auxquels elles doivent être restreintes comme à leurs seuls objets. Otez en effet ces conditions, elles n’ont plus de sens, plus de rapport à aucun objet, et il n’y a plus d’exemple qui puisse nous rendre saisissable ce qui est proprement pensé dans ces concepts[ndt 165]. Personne ne peut définir le concept de la quantité en général que, par exemple, de cette manière : la quantité est cette détermination d’une chose qui permet de concevoir combien de fois un est contenu dans cette chose. Mais ce combien de fois se fonde sur la répétition successive, par conséquent sur le temps et sur la synthèse (des éléments homogènes) dans le temps. On ne peut définir la réalité par opposition à la négation qu’en songeant à un temps (conçu comme l’ensemble de toute existence) qui en est rempli ou est vide. Si je fais abstraction de la permanence (laquelle est une existence en tout temps), il ne me reste du concept de la substance que la représentation logique du sujet, représentation que je crois réaliser en me représentant quelque chose qui peut exister simplement comme sujet (sans être un prédicat de quelque autre chose). Mais outre que je ne sache point de conditions qui puissent permettre à cette

prérogative logique de convenir en propre à quelque chose, il n’y a rien autre chose à en faire, et l’on n’en peut tirer aucune conséquence, puisqu’aucun objet auquel s’applique l’usage du concept n’est déterminé par là, et que par conséquent on ne sait pas si en général il signifie quelque chose. Quant au concept de cause (si je faisais abstraction du temps, où une chose succède à une autre suivant une règle), je ne trouverais dans la pure catégorie rien de plus sinon qu’il y a quelque chose d’où l’on peut conclure à l’existence d’une autre chose, et alors non-seulement la cause et l’effet ne pourraient plus être distingués l’un de l’autre, mais encore, comme ce pouvoir de conclure exige bientôt des conditions dont je ne saurais rien, le concept n’aurait pas de détermination qui lui permît de s’adapter à quelque objet. Le prétendu principe : tout ce qui est contingent a une cause, se présente, il est vrai, avec assez de gravité, comme s’il portait en lui-même sa dignité. Mais quand je vous demande ce que vous entendez par contingent et que vous me répondez : c’est ce dont la non-existence est possible, je voudrais bien savoir à quoi vous prétendez reconnaître cette possibilité de la non-existence, si vous ne vous représentez pas une succession dans la série des phénomènes et dans cette succession une existence succédant à la non-existence (ou réciproquement), c’est-à-dire un changement ; car de dire que la non-existence d’une chose n’est pas contradictoire en soi, c’est faire tristement appel à une condition logique qui est sans doute nécessaire au concept, mais qui est tout à fait insuffisante relativement à la possibilité réelle. C’est ainsi que je puis bien supprimer par la pensée toutes les substances existantes, sans avoir le droit d’en conclure la contingence objective de leur existence, c’est-à-dire la possibilité de leur non-existence en soi. Pour ce qui est du concept de la communauté, il est facile de comprendre que, comme les pures catégories de la substance, aussi bien que de la causalité, ne permettent aucune définition qui détermine l’objet, la causalité réciproque dans la relation des substances entre elles (commercium) n’en est pas plus susceptible. Personne n’a encore pu définir la possibilité, l’existence et la nécessité, que par une tautologie manifeste, toutes les fois qu’on a voulu en puiser la définition dans l’entendement pur. Car de substituer la possibilité logique du concept (laquelle résulte de ce qu’il ne se contredit pas lui-même), à la possibilité transcendentale des choses (qui résulte de ce qu’un objet correspond au concept), c’est là une illusion qui ne peut tromper et satisfaire que des esprits sans perspicacité[62]. Il suit de là incontestablement que l’usage des concepts purs de l’entendement ne peut jamais être transcendental, mais qu’il est toujours empirique, que les principes de l’entendement pur ne peuvent jamais se rapporter aux choses en général (considérés indépendamment de la manière dont nous pouvons les percevoir), mais seulement aux objets des sens et suivant les conditions générales d’une expérience possible.

L’analytique transcendentale a donc cet important

résultat de montrer que l’entendement ne peut faire à priori autre chose que d’anticiper la forme d’une expérience possible en général, et que ce qui n’est pas phénomène ne pouvant être un objet d’expérience, il ne peut jamais dépasser les bornes de la sensibilité, en dehors desquelles il n’y a plus pour nous d’objets donnés. Ses principes sont simplement des principes de l’exposition des phénomènes, et le titre orgueilleux d’ontologie dont se pare la science qui prétend donner, dans une doctrine systématique, des connaissances synthétiques à priori des choses en général (par exemple le principe de la causalité), doit faire place au titre modeste d’analytique de l’entendement pur.

La pensée est l’acte qui consiste à rapporter à un objet une intuition donnée. Si la nature de cette intuition n’est donnée d’aucune manière, l’objet est alors simplement transcendental, et le concept de l’entendement n’a qu’un usage transcendental, c’est-à-dire qu’il n’exprime autre chose que l’unité de la pensée de quelque chose de divers en général. Au moyen d’une catégorie pure, où l’on fait abstraction de toute condition de l’intuition sensible, c’est-à-dire de la seule intuition qui soit possible pour nous, on ne détermine donc aucun objet, mais on exprime, suivant divers modes, la pensée d’un objet en général. Il faut encore, pour faire usage d’un concept, une fonction du jugement : celle par laquelle un objet lui est subsumé, par conséquent la condition au moins formelle sous laquelle quelque chose peut être donné dans l’intuition. Si cette condition du jugement (le schème) manque, toute subsomption est impossible, puisque rien n’est plus donné qui puisse être subsumé sous le concept. L’usage purement transcendental des catégories n’est donc pas dans le fait un usage, et il n’a point d’objet déterminé, ni même d’objet déterminable quant à la forme. Il suit de là que la catégorie pure ne suffit pas non plus à former aucun principe synthétique à priori, que les principes de l’entendement pur n’ont qu’un usage empirique et jamais un usage transcendental, et que, en dehors du champ de l’expérience possible, il ne peut y avoir de principes synthétiques à priori.

Il peut donc être sage de s’exprimer ainsi : les catégories pures, sans les conditions formelles de la sensibilité, ont une signification purement transcendentale, mais elles n’ont pas d’usage transcendental, cet usage étant impossible en soi, puisque toutes les conditions d’un usage quelconque (dans les jugements) leur manquent, à savoir les conditions formelles de la subsomption de quelque objet possible sous ces concepts. Comme (à titre de catégories pures) elles ne doivent pas avoir d’usage empirique, et qu’elles n’en peuvent pas avoir de transcendental, il suit qu’elles n’ont aucun usage quand on les isole de toute sensibilité, c’est-à-dire qu’elles ne peuvent être appliquées à aucun objet possible ; elles sont plutôt la forme pure de l’usage de l’entendement relativement aux objets en général et à la pensée, sans qu’on puisse par leur seul moyen penser ou déterminer quelque objet.

Il y a cependant ici au fond une illusion qu’il est difficile d’éviter[ndt 166]. Les catégories ne tirent pas leur origine de la sensibilité, comme les formes de l’intuition, l’espace et le temps ; elles semblent donc autoriser une application qui s’étende au delà de tous les objets des sens. Mais, d’un autre côté, elles ne sont que des formes de la

pensée, exprimant simplement la faculté logique d’unir à priori dans une conscience les éléments divers donnés dans l’intuition, et c’est pourquoi, si on leur retire la seule intuition qui nous soit possible, elles ont encore

moins de sens que ces formes sensibles pures : par celles-ci du moins un objet est donné, tandis qu’une manière propre à notre entendement de lier le divers ne signifie absolument plus rien si l’on n’y ajoute l’intuition dans laquelle seule ce divers peut être donné. — Pourtant, quand nous désignons certains objets sous le nom de phénomènes, d’êtres sensibles (phænomena), en distinguant la manière dont nous les percevons de leur nature en soi, il est déjà dans notre idée d’opposer en quelque sorte à ces phénomènes ou ces mêmes objets envisagés au point de vue de cette nature en soi, bien que nous ne les percevions pas à ce point de vue, ou d’autres choses possibles qui ne sont nullement des objets de nos sens, et, en les

considérant ainsi comme des objets simplement conçus par l’entendement, de les distinguer des premiers par le nom d’êtres intelligibles (noumena). Or on demande si les concepts purs de notre entendement ne pourraient avoir un sens par rapport à ces derniers et en être une sorte de connaissance.

Mais il se présente aussitôt ici une équivoque qui peut occasionner une grave erreur. Quand l’entendement appelle simplement phénomène un objet considéré sous un rapport, et qu’il se fait en même temps, en dehors de ce rapport, une représentation d’un objet en soi, il se persuade qu’il peut aussi se faire des concepts de ce genre d’objets, et que, puisqu’il n’en fournit pas d’autres que les catégories, l’objet, au moins dans ce dernier sens, doit pouvoir être pensé au moyen de ces concepts purs de l’entendement. Il est ainsi conduit à prendre le concept entièrement indéterminé d’un être intelligible conçu comme quelque chose de tout à fait en dehors de notre sensibilité, pour le concept déterminé d’un être que nous pourrions connaître de quelque manière par l’entendement.

Si par noumène nous entendons une chose en tant qu’elle n’est pas un objet de notre intuition sensible, en faisant abstraction de notre manière de la percevoir, cette chose est alors un noumène dans le sens négatif. Mais si nous entendons par là l’objet d’une intuition non sensible, nous admettons un mode particulier d’intuition, à savoir l’intuition intellectuelle, mais qui n’est point le nôtre et dont nous ne pouvons pas même apercevoir la possibilité ; ce serait alors le noumène dans le sens positif.

La théorie de la sensibilité est donc en même temps celle des noumènes dans le sens négatif, c’est-à-dire de choses que l’entendement doit concevoir en dehors de ce rapport à notre mode d’intuition, par conséquent comme choses en soi et non plus simplement comme phénomènes, mais en comprenant qu’il ne peut faire aucun usage de ses catégories dans cette manière de les envisager séparément, puisqu’elles n’ont de sens que par rapport à l’unité des intuitions dans l’espace et dans le temps, et qu’elles ne peuvent déterminer à priori cette unité au moyen des concepts généraux de liaison qu’en vertu de l’idéalité de l’espace et du temps. Là où ne peut se trouver cette unité de temps, dans le noumène par conséquent, là cesse absolument tout usage et même toute signification des catégories ; car la possibilité des choses qui doivent répondre aux catégories ne se laisse pas apercevoir. Je ne puis mieux faire à cet égard que de renvoyer à ce que j’ai dit au commencement de la remarque générale sur le précédent chapitre. On ne saurait démontrer la possibilité d’une chose en disant que le concept de cette chose n’implique point contradiction ; il faut pour cela s’appuyer sur une intuition qui lui corresponde. Si donc nous voulions appliquer les catégories à des objets qui ne sont pas considérés comme phénomènes, il faudrait que nous leur donnassions pour fondement une autre intuition que l’intuition sensible, et alors l’objet serait un noumène dans le sens positif. Or comme une telle intuition, je veux dire l’intuition intellectuelle, est tout à fait en dehors de notre faculté de connaître, l’usage des catégories ne peut en aucune façon s’étendre au delà des bornes des objets de l’expérience. Il y a bien sans doute des êtres intelligibles correspondant aux êtres sensibles, il peut même y avoir des êtres intelligibles qui n’aient aucun rapport à notre faculté d’intuition sensible ; mais nos concepts intellectuels, en tant que simples formes de la pensée pour notre intuition sensible, ne s’y appliquent en aucune façon. Ce que nous appelons noumène ne doit donc être entendu que dans le sens négatif.

Si je retranche d’une connaissance empirique toute pensée (formée au moyen des catégories), il ne reste aucune connaissance d’un objet ; car par la simple intuition rien n’est pensé, et de ce que ma sensibilité est ainsi affectée, il ne s’ensuit aucun rapport de cette représentation à quelque objet. Que si au contraire je supprime toute intuition, il reste encore la forme de la pensée, c’est-à-dire la manière d’assigner un objet aux éléments divers d’une intuition possible. Les catégories ont donc beaucoup plus de portée que l’intuition sensible, puisqu’elles pensent des objets en général sans égard à la manière particulière dont ils peuvent être donnés (par la sensibilité). Mais elles ne déterminent pas pour cela une plus grande sphère d’objets, puisqu’on ne saurait admettre que des objets de ce nouveau genre puissent nous être donnés, sans présupposer comme possible une autre espèce d’intuition que l’intuition sensible, ce à quoi nous ne sommes nullement autorisés.

J’appelle problématique un concept qui ne renferme pas de contradiction, mais qui, comme limitation de concepts donnés, se rattache à d’autres connaissances dont la réalité objective ne peut être connue d’aucune façon. Le concept d’un noumène, c’est-à-dire d’une chose qui doit être conçue, non comme objet des sens, mais comme chose en soi (uniquement par l’entendement pur), n’est nullement contradictoire ; car on ne peut affirmer que la sensibilité soit la seule espèce d’intuition possible. En outre, ce concept est nécessaire pour que l’on n’étende pas l’intuition sensible jusqu’aux choses en soi, et que par conséquent l’on restreigne la valeur objective de la connaissance sensible (car le reste où elle n’atteint pas, on l’appelle noumène, précisément pour indiquer par là que cette sorte de connaissances ne peut étendre son domaine sur tout ce que conçoit l’entendement). Mais, en définitive, la possibilité de ces noumènes n’en est pas moins insaisissable, et, en dehors de la sphère des phénomènes, il n’y a plus (pour nous) que le vide. En d’autres termes, nous avons un entendement qui s’étend problématiquement plus loin que cette sphère, mais nous n’avons aucune intuition par laquelle des objets puissent nous être donnés en dehors du champ de la sensibilité, nous n’avons même aucun concept d’une intuition possible de ce genre, et l’entendement ne peut être employé assertoriquement en dehors de ce champ. Le concept d’un noumène n’est donc qu’un concept limitatif [ndt 167], destiné à restreindre les prétentions de la sensibilité, et par conséquent il n’a qu’un usage négatif. Il n’est pas cependant une fiction arbitraire, mais il se rattache à la limitation de la sensibilité, sans toutefois pouvoir rien établir de positif en dehors de son champ.

La division des objets en phénomènes et noumènes et du monde en monde sensible et monde intelligible, ne peut donc être admise dans un sens positif, bien qu’on puisse certainement admettre celle des concepts en sensibles et intellectuels ; car on ne peut assigner à ces derniers aucun objet et par conséquent leur attribuer une valeur objective. Quand on s’éloigne des sens, comment faire comprendre que nos catégories (qui seraient pour les noumènes les seuls concepts restants) signifient encore quelque chose, puisque, pour qu’elles aient un rapport à quelque objet, il faut quelque chose de plus que l’unité de la pensée, à savoir une intuition à laquelle elles puissent être appliquées ? Toutefois, le concept d’un noumène, pris d’une manière simplement problématique, n’en reste pas moins, je ne dis pas seulement admissible, mais inévitable comme concept limitant la sensibilité. Mais alors, loin que le noumène soit un objet intelligible pour notre entendement, l’entendement même auquel il appartiendrait est un problème, c’est-à-dire que nous ne pouvons nous faire la moindre idée de la faculté qu’aurait l’entendement de connaître son objet, non plus discursivement par le moyen des catégories, mais intuitivement, dans une intuition non sensible. Notre entendement ne reçoit donc ainsi qu’une extension négative, c’est-à-dire que, s’il n’est pas limité par la sensibilité, mais s’il la limite au contraire en appelant noumènes les choses en soi (envisagées autrement que comme phénomènes), il se pose aussi à lui-même des limites qui l’empêchent de les connaître par le moyen des catégories, et par conséquent de les concevoir autrement que comme quelque chose d’inconnu.

Je trouve cependant dans les écrits des modernes les expressions de monde sensible et de monde intelligible[63] employées dans un tout autre sens, dans un sens qui s’écarte entièrement de celui des anciens, et qui n’offre sans doute aucune difficulté, mais où l’on ne trouve au fond qu’une vaine logomachie. Il a plu en effet à quelques-uns d’appeler l’ensemble des phénomènes monde sensible, en tant qu’il peut être perçu, et monde intelligible, en tant qu’on en conçoit l’enchaînement suivant les lois universelles de l’entendement. L’astronomie théorétique, qui se borne à observer le ciel étoile, représenterait le premier ; et l’astronomie contemplative (expliquée, par exemple, d’après le système de Copernic ou d’après les lois de la gravitation de Newton), représenterait le second, le monde intelligible. Mais un tel renversement des termes n’est qu’un subterfuge sophistique auquel on a recours pour échapper à une question incommode en détournant à son gré le sens des mots. L’entendement et la raison ont sans doute leur emploi par rapport aux phénomènes ; mais on demande s’ils ont encore un autre usage par rapport à l’objet qui n’est plus phénomène (mais noumène), et l’on entend l’objet dans ce sens en le concevant en soi comme purement intelligible, c’est-à-dire comme donné à l’entendement seul, et nullement aux sens. La question est donc de savoir si, outre cet usage empirique de l’entendement (même dans la représentation newtonienne du système du monde), il peut encore y avoir un usage transcendental, qui s’applique au noumène comme à un objet ; et c’est là une question que nous avons résolue négativement.

Quand donc nous disons que les sens nous représentent les objets tels qu’ils apparaissent, et l’entendement, tels qu’ils sont, cette dernière expression ne doit pas être prise dans un sens transcendental, mais seulement dans un sens empirique, c’est-à-dire qu’elle désigne les objets tels qu’ils doivent être représentés, comme objets de l’expérience, dans l’enchaînement général des phénomènes, et non pas suivant ce qu’ils peuvent être en soi, indépendamment de toute relation à une expérience possible et partant aux sens en général, ou comme objets de l’entendement pur. En effet cela nous demeurera toujours inconnu, et même nous ne savons pas si une telle connaissance transcendentale (extraordinaire) est possible en général, du moins comme connaissance soumise à nos catégories ordinaires. L’entendement et la sensibilité ne peuvent chez nous déterminer d’objets qu’en s’unissant. Si nous les séparons, nous avons alors des intuitions sans concepts ou des concepts sans intuitions, et dans les deux cas des représentations que nous ne pouvons rapporter à aucun objet déterminé.

Si, après tous ces éclaircissements, quelqu’un hésite encore à renoncer à l’usage purement transcendental des catégories, qu’il essaie de s’en servir pour quelque assertion synthétique. Je ne parle pas des assertions analytiques, car elles ne font pas faire un pas de plus à l’entendement, et omme celui-ci n’est occupé que de ce qui est déjà pensé dans le concept, il laisse indécise la question de savoir si ce concept se rapporte en soi à des objets ou s’il signifie seulement l’unité de la pensée en général (laquelle fait complètement abstraction de la manière dont un objet peut être donné) ; il lui suffit de connaître ce qui est contenu dans son concept, et il lui est indifférent de savoir à quoi ce concept lui-même peut se rapporter. Mais que l’on fasse cet essai sur quelque principe synthétique et soi-disant transcendental, tel que celui-ci : tout ce qui est existe comme substance ou comme détermination inhérente à la substance, ou celui-ci : tout ce qui est contingent existe comme effet d’une autre chose qui en est la cause, etc. Or je demande où l’on prendra ces propositions synthétiques, si la valeur des concepts n’est pas relative à une expérience possible, mais s’étend aux choses en soi (aux noumènes). Où est ici le troisième terme qu’exige toujours une proposition synthétique pour lier l’un à l’autre des concepts qui n’ont entre eux aucune parenté logique (analytique). On ne prouvera jamais une telle proposition, et, qui plus est, on ne pourra jamais justifier la possibilité d’une assertion pure de ce genre, sans avoir égard à l’usage empirique de l’entendement et sans renoncer ainsi au jugement pur et dégagé de tout élément sensible. Le concept d’objets purs simplement intelligibles est donc entièrement vide de tous les principes qui servent à les appliquer, puisqu’on ne peut imaginer comment ils pourraient nous être donnés, et la pensée problématique qui leur laisse cependant un lieu ouvert ne sert que, comme un espace vide, à restreindre les principes empiriques sans renfermer et sans indiquer quelque autre objet de connaissance en dehors de leur sphère.


Appendice

De l’amphibolie des concepts de réflexion résultant de la confusion de l’usage empirique de l’entendement avec son usage transcendental.


La réflexion (reflexio) ne s’occupe point des objets mêmes pour en acquérir directement des concepts, mais elle est l’état de l’esprit où nous nous préparons à découvrir les conditions subjectives qui nous permettent d’arriver à des concepts. Elle est la conscience du rapport de représentations données à nos différentes sources de connaissances, lequel seul permet de déterminer exactement leur rapport entre elles. La première question qui se présente avant toute autre étude de nos représentations est celle-ci : dans quelle faculté de connaître rentrent-elles ? Est-ce par l’entendement ou par les sens qu’elles sont liées ou comparées ? Il y a bien des jugements qu’on admet par habitude ou qu’on lie par inclination, mais que l’on tient pour des jugements ayant leur origine dans l’entendement, parce qu’aucune réflexion ne les précède ou du moins ne vient ensuite les soumettre à la critique. Tous les jugements n’ont pas besoin d’un examen, c’est-à-dire n’exigent pas que l’attention remonte aux principes de la vérité ; car, quand ils sont immédiatement certains, comme celui-ci par exemple : entre deux points il ne peut y avoir qu’une ligne droite, on ne saurait y indiquer une marque de vérité plus immédiate que la chose même qu’ils expriment. Mais tous les jugements et même toutes les comparaisons ont besoin de réflexion, c’est-à-dire exigent qu’on distingue à quelle faculté de connaître appartiennent les concepts donnés. J’appelle réflexion transcendentale l’acte par lequel je rapproche la comparaison des représentations en général de la faculté de connaître où elle a lieu, et par lequel je distingue si c’est comme appartenant à l’entendement pur ou à l’intuition sensible qu’elles sont comparées entre elles. Or les rapports où les concepts peuvent se rattacher les uns aux autres dans un état d’esprit, sont ceux d’identité et de diversité, de convenance et de disconvenance, d’intérieur et d’extérieur, enfin de déterminable et de détermination (de matière et de forme). L’exacte détermination de ces rapports dépend de la question de savoir dans quelle faculté de connaître ils se rattachent subjectivement les uns aux autres, si c’est dans la sensibilité ou dans l’entendement. En effet la différence de ces facultés fait une grande différence dans la manière dont on doit concevoir ces rapports.

Avant de prononcer un jugement objectif quelconque, nous comparons les concepts, afin d’arriver à l’identité (de plusieurs représentations sous un concept) et par là à un jugement universel, ou à la diversité et par là à un jugement particulier ; à la convenance, ce qui donne lieu à un jugement affirmatif, ou à la disconvenance, ce qui donne lieu à un jugement négatif, etc. D’après cela, nous devrions, ce semble, appeler concepts de comparaison (conceptus comparationis) les concepts indiqués. Mais comme, quand il ne s’agit pas de la forme logique des concepts, mais de leur contenu, c’est-à-dire de la question de savoir si les choses mêmes sont identiques ou diverses, si elles se conviennent ou non, etc., les choses ont un double rapport à notre faculté de connaître, c’est-à-dire peuvent se rapporter à la sensibilité et à l’entendement, et que la manière dont elles se rattachent les unes aux autres dépend de la faculté à laquelle elles appartiennent, seule la réflexion transcendentale, c’est-à-dire le rapport de certaines représentations données à l’un ou à l’autre mode de connaissance, pourra déterminer leur rapport entre elles, et la question de savoir si les choses sont identiques ou diverses, si elles se conviennent ou non, etc., ne pourra être décidée immédiatement par les concepts mêmes au moyen d’une simple comparaison (comparatio), mais on ne pourra la résoudre qu’en distinguant le mode de connaissance auquel elles appartiennent, au moyen d’une réflexion (reflexio) transcendentale. On pourrait donc dire que la réflexion logique est une simple comparaison, puisqu’on y fait complètement abstraction de la faculté de connaître à laquelle appartiennent les représentations données, et qu’en ce sens celles-ci doivent être traitées comme si elles avaient le même siège dans l’esprit, tandis que la réflexion transcendentale (qui se rapporte aux objets mêmes) contient le principe de la possibilité de la comparaison objective des représentations entre elles, et que par conséquent elle est très-différente de l’autre, puisque la faculté de connaître à laquelle elles appartiennent n’est pas toujours la même. Cette réflexion transcendentale est un devoir dont ne saurait s’affranchir quiconque veut porter à priori quelque jugement sur les choses. Nous allons la soumettre à notre examen, et nous n’en tirerons pas une médiocre lumière pour déterminer la fonction propre de l’entendement.

1o Unité et diversité. Quand un objet s’offre à nous plusieurs fois, mais chaque fois avec les mêmes déterminations intrinsèques (qualitas et quantitas), il est, si on le considère comme un objet de l’entendement pur, le même, toujours le même, non pas plusieurs, mais une seule chose (numerica identitas) ; si au contraire il est envisagé comme phénomène, il ne s’agit plus de comparer les concepts, mais quelque identique que tout puisse être à ce point de vue, la diversité des lieux qu’occupe ce phénomène dans le même temps, est un principe suffisant de la diversité numérique de l’objet même (des sens). Ainsi dans deux gouttes d’eau on peut faire complètement abstraction de toute diversité intrinsèque (de qualité et de quantité), et il suffit qu’on les perçoive en même temps dans des lieux différents pour les regarder comme numériquement distinctes. Leibnitz prenait les phénomènes pour des choses en soi, par conséquent pour des intelligibilia, c’est-à-dire pour des Objets de l’entendement pur (bien qu’il les désignât sous le nom de phénomènes à cause de l’obscurité des représentations que nous en avons), et à ce point de vue son principe des indiscernables (principium identitatis indiscernibilium) était certainement inattaquable ; mais, comme ce sont des objets de la sensibilité et que l’usage de l’entendement par rapport à eux n’est pas pur, mais simplement empirique, la pluralité et la diversité numérique sont déjà données par l’espace même, comme condition des phénomènes extérieurs. En effet une partie de l’espace, quoique parfaitement égale et semblable à une autre, est cependant en dehors d’elle, et elle est précisément par là une partie distincte de cette autre partie qui s’ajoute à elle pour constituer un espace plus grand, et il en doit être de même de toutes les choses qui sont en même temps en différents lieux de l’espace, quelque semblables et quelque égales qu’elles puissent être d’ailleurs.

2o Convenance et disconvenance. Quand la réalité ne nous est représentée que par l’entendement pur (realitas noumenon), on ne conçoit pas qu’il puisse y avoir entre les réalités aucune disconvenance, c’est-à-dire un rapport tel qu’unies en un sujet elles suppriment réciproquement leurs effets, et 3−3 = 0. Au contraire les réalités phénoménales (realitas phænomenon) peuvent certainement être opposées entre elles, et, bien qu’unies dans le même sujet, annihiler les effets l’une de l’autre, comme, par exemple, deux forces motrices agissant sur une même ligne droite, en tant qu’elles attirent ou qu’elles poussent un point dans des directions opposées, ou comme le plaisir et la douleur qui se font équilibre.

3o Intérieur et extérieur. Dans un objet de l’entendement pur il n’y a d’intérieur que ce qui n’a aucun rapport (d’existence) à quelque chose d’autre que lui. Au contraire les déterminations intérieures d’une substantia phænomenon dans l’espace ne sont que des rapports, et elle-même n’est qu’un ensemble de relations. Nous ne connaissons la substance dans l’espace que par les forces qui agissent en certains points de cet espace, soit pour y attirer d’autres forces (attraction), soit pour les empêcher d’y pénétrer (répulsion et impénétrabilité) ; nous ne connaissons pas les autres propriétés constituant le concept de la substance qui apparaît dans l’espace et que nous nommons matière. Comme objet de l’entendement pur au contraire, toute substance doit avoir des déterminations et des forces intérieures qui se rapportent à la réalité intérieure. Mais que puis-je concevoir comme accidents intérieurs sinon ceux que me présente mon sens intérieur, c’est-à-dire ce qui est pensée ou analogue à la pensée ? Aussi Leibnitz, qui se représentait les substances comme des noumènes, faisait-il de toutes ces substances et même des éléments de la matière, après en avoir retranché par la pensée tout ce qui peut signifier quelque relation extérieure, et par conséquent aussi la composition, des sujets simples doués de la faculté représentative, en un mot des monades.

4o Matière et forme. Ce sont là deux concepts qui servent de fondement à toute autre réflexion, tant ils sont inséparablement liés à tout usage de l’entendement. Le premier signifie le déterminable en général, le second, sa détermination (l’un et l’autre dans le sens transcendental, puisqu’on fait abstraction de toute diversité de ce qui est donné et de la manière dont il est déterminé). Les logiciens appelaient autrefois matière le général, et forme, la différence spécifique. Dans tout jugement on peut appeler matière logique (du jugement) les concepts donnés, et forme du jugement, le rapport de ces concepts (unis par la copule). Dans tout être les éléments constitutifs[ndt 168] (essentialia) en sont la matière ; la manière dont ces éléments sont unis en une chose en sont la forme essentielle. En outre, par rapport aux choses en général, la réalité illimitée était regardée comme la matière de toute possibilité, et sa limitation (sa négation) comme la forme par laquelle une chose se distingue d’une autre suivant des concepts transcendentaux. L’entendement en effet exige d’abord que quelque chose soit donné (du moins dans le concept), pour pouvoir le déterminer d’une certaine manière. La matière précède donc la forme dans le concept de l’entendement pur, et c’est pourquoi Leibnitz admettait d’abord des choses (des monades), et ensuite une faculté représentative inhérente à ces choses sur laquelle il pût fonder leurs rapports extérieurs et le commerce de leurs états (c’est-à-dire de leurs représentations). L’espace et le temps étaient donc possibles, le premier uniquement par le rapport des substances, et le dernier par l’enchaînement de leurs déterminations entre elles, en tant que principes et conséquences. Il en devrait être ainsi en effet si l’entendement pur se rapportait immédiatement aux objets, et si l’espace et le temps étaient des déterminations des choses en soi. Mais s’ils ne sont que des intuitions sensibles dans lesquelles nous déterminons tous les objets uniquement à titre de phénomènes, la forme de l’intuition (comme constitution subjective de la sensibilité) précède toute matière (les sensations), et par conséquent l’espace et le temps précèdent tous les phénomènes et toutes les données de l’expérience, qu’ils rendent d’abord possible. Le représentant de la philosophie intellectuelle[ndt 169] ne pouvait admettre que la forme pût précéder les choses mêmes et déterminer leur possibilité ; et cette remarque était tout à fait juste à son point de vue, puisqu’il admettait que nous percevons les choses telles qu’elles sont (encore que notre représentation en soit confuse). Mais, comme l’intuition sensible est une condition subjective toute particulière qui sert à priori de fondement à toute perception et dont la forme est originaire, la forme seule est donnée par elle-même ; et, bien loin que la matière (ou les choses mêmes qui apparaissent) puissent servir de fondement (comme on devrait le juger d’après les seuls concepts), la possibilité en suppose au contraire une intuition formelle (l’espace et le temps) comme donnée.


Remarque sur l’amphibolie des concepts de réflexion

Qu’on me permette de désigner sous le nom de lieu transcendental la place que nous assignons à un concept, soit dans la sensibilité, soit dans l’entendement pur. On appellerait ainsi topique transcendentale la détermination de la place qui convient à chaque concept suivant l’usage qui lui est propre, et l’indication des règles à suivre pour déterminer ce lieu pour tous les concepts. Cette doctrine, en distinguant toujours à quelle faculté de connaître les concepts appartiennent proprement, nous préserverait infailliblement des surprises de l’entendement et des illusions qui en résultent. On peut appeler lieu logique tout concept, tout titre dans lequel rentrent plusieurs connaissances. Tel est l’objet de la topique logique d’Aristote, dont les rhéteurs et les orateurs pouvaient se servir pour chercher sous certains titres de la pensée ce qui convenait le mieux à la matière proposée, et pour en raisonner subtilement avec une apparence de profondeur ou en bavarder abondamment.

La topique transcendentale ne contient au contraire que les quatre précédents titres de toute comparaison et de toute distinction, et ces titres se distinguent des catégories en ce que, au lieu de l’objet considéré suivant ce qui constitue son concept (quantité, réalité), ils représentent uniquement dans toute sa diversité la comparaison des représentations qui précède le concept des choses. Mais cette comparaison réclame d’abord une réflexion, c’est-à-dire une détermination du lieu auquel appartiennent les représentations des choses comparées, car il s’agit de savoir si c’est l’entendement pur qui les pense, ou la sensibilité qui les donne dans le phénomène.

On peut comparer logiquement les concepts sans s’inquiéter de savoir à quoi se rattachent leurs objets, s’ils appartiennent à l’entendement, comme noumènes, ou à la sensibilité, comme phénomènes. Mais si, avec ces concepts, nous voulons arriver aux objets, nous avons besoin d’abord d’une réflexion transcendentale qui détermine pour quelle faculté de connaître ils doivent être objets, si c’est pour l’entendement pur ou pour la sensibilité. Sans cette réflexion je fais de ces concepts un usage très-incertain, et ainsi se produisent de prétendus principes synthétiques que la raison critique ne peut reconnaître, et qui ont uniquement leur source dans une amphibolie transcendentale, c’est-à-dire qui viennent de ce que l’on confond l’objet pur de l’entendement avec le phénomène.

N’étant pas muni de cette topique transcendentale et par conséquent trompé par l’amphibolie des concepts de réflexion, l’illustre Leibnitz construisit un système intellectuel du monde, ou plutôt il crut connaître la nature intime des choses, en se bornant à comparer tous les objets avec l’entendement et avec les concepts formels et abstraits de la pensée. Notre table des concepts de réflexion nous procure cet avantage inattendu de mettre devant nos yeux le caractère qui distingue sa doctrine dans toutes ses parties, et en même temps le principe fondamental de cette façon de penser qui lui est propre et qui repose uniquement sur un malentendu. Il comparait entre elles toutes les choses au moyen des seuls concepts, et, comme il est naturel, il ne trouvait pas d’autres différences que celles par lesquelles l’entendement distingue ses concepts purs les uns des autres. Les conditions de l’intuition sensible qui portent en elles leurs propres différences, il ne les tenait pas pour originaires, car la sensibilité n’était pour lui qu’une espèce de représentation confuse, et non point une source particulière de représentations ; il voyait dans le phénomène la représentation de la chose en soi, mais une représentation distincte, quant à la forme logique, de la connaissance due à l’entendement, en ce sens que, manquant ordinairement d’analyse, elle introduit dans le concept de la chose un certain mélange de représentations accessoires que l’entendement sait en écarter. En un mot, ce philosophe intellectualise les phénomènes[ndt 170], de même que Locke, avec son système de noogonie (s’il m’est permis de me servir de cette expression), sensualise[ndt 171] tous les concepts de l’entendement, c’est-à-dire les donne comme étant simplement des concepts de réflexion empiriques, mais abstraits. Au lieu de chercher dans l’entendement et dans la sensibilité deux sources de représentations tout à fait distinctes, mais qui ont besoin d’être unies pour juger des choses d’une manière qui ait quelque valeur objective, chacun de ces deux grands hommes s’attacha uniquement à l’une de ces deux sources, à celle qui, dans son opinion, se rapportait immédiatement aux choses mêmes, tandis que l’autre ne faisait que confondre ou ordonner les représentations de la première.

Leibnitz comparait donc entre eux uniquement au point de vue de l’entendement les objets des sens considérés comme choses en général. 1o En tant qu’ils doivent être jugés par cette faculté identiques ou différents. Comme il n’avait devant les yeux que les concepts de ces objets et non leur place dans l’intuition, dans laquelle seule les objets peuvent être donnés, et qu’il en laissait tout à fait de côté le lieu transcendental (c’est-à-dire la question de savoir si l’objet doit être rangé parmi les phénomènes ou parmi les choses en soi), il ne pouvait manquer d’étendre aux objets des sens (mundus phænomenon) son principe des indiscernables, qui n’a de valeur que pour les concepts des choses en général, et de croire qu’il n’avait pas médiocrement étendu par là la connaissance de la nature. Sans doute, quand je regarde une goutte d’eau comme une chose en soi d’après toutes ses qualités intrinsèques, je ne puis en regarder aucune autre comme différente de celle-là, si tout le concept de la seconde est identique à celui de la première. Mais, si cette goutte d’eau est un phénomène dans l’espace, elle n’a pas seulement sa place dans l’entendement (parmi les concepts), mais dans l’intuition extérieure sensible (dans l’espace) ; et, comme les lieux physiques sont tout à fait indifférents par rapport aux déterminations intrinsèques des choses, un lieu = b peut tout aussi bien recevoir une chose absolument semblable et égale à une autre située dans un lieu = a, que si la première était intrinsèquement distincte de la seconde. La différence des lieux, sans autre condition, rend la pluralité et la distinction des objets, considérés comme phénomènes, non-seulement possibles par elles-mêmes, mais même nécessaires. Cette prétendue loi des indiscernables n’est donc pas une loi de la nature. Elle est simplement une règle analytique, ou une comparaison des choses au moyen de simples concepts.

2o Ce principe, que les réalités (comme simples affirmations) ne sont jamais logiquement contraires les unes aux autres, est un principe tout à fait vrai quant au rapport des concepts, mais qui ne signifie absolument rien, soit par rapport à la nature, soit par rapport à quelque chose en soi (dont nous n’avons aucun concept). En effet, il y a une contradiction réelle partout où A−Β = 0. c’est-à-dire où deux réalités étant liées dans un sujet, l’une supprime l’effet de l’autre, comme le montrent incessamment tous les obstacles et toutes les réactions dans la nature, lesquelles pourtant reposant sur des forces doivent être appelées realitates phænomena. La mécanique générale peut même, en considérant l’opposition des directions, donner dans une règle à priori la condition empirique de cette contradiction, condition dont le concept transcendental de la réalité ne sait rien du tout. Bien que M. de Leibnitz n’ait pas proclamé ce principe avec toute la pompe d’un principe nouveau, il s’en est cependant servi pour de nouvelles affirmations, et ses successeurs l’ont introduit expressément dans leur système Leibnitzien-Wolfien. D’après ce principe, tous les maux, par exemple, ne sont que les conséquences de la limitation des créatures, c’est-à-dire des négations, parce que la négation est la seule chose qui soit contradictoire à la réalité (ce qui est vrai en effet dans le simple concept d’une chose en général, mais ce qui ne l’est plus dans les choses considérées comme phénomènes). Pareillement, les disciples de ce philosophe trouvent non-seulement possible, mais naturel de réunir en un être toute réalité, sans avoir à craindre de trouver là aucune opposition, parce qu’ils n’en connaissent pas d’autre que celle de la contradiction, et oublient celle du dommage réciproque qui a lieu quand un principe réel détruit l’effet d’un autre, mais que nous ne pouvons nous représenter sans en demander les conditions à la sensibilité.

3o La monadologie de Leibnitz n’a pas d’autre principe, sinon que ce philosophe représentait la distinction de l’intérieur et de l’extérieur uniquement dans son rapport à l’entendement. Les substances en général doivent avoir quelque chose d’intérieur qui, à ce titre, soit indépendant de tout rapport extérieur, et par conséquent aussi de toute composition. Le simple est donc le fondement de l’intérieur des choses en soi. Mais l’intérieur de leur état ne peut pas non plus consister dans le lieu, la figure, le contact ou le mouvement (déterminations qui sont toutes des rapports extérieurs), et nous ne pouvons par conséquent attribuer aux substances aucun autre état interne que celui par lequel nous déterminons nous-mêmes intérieurement notre sens, à savoir l’état des représentations. C’est ainsi que l’on arrive à concevoir les monades qui doivent constituer la matière de tout l’univers en faisant consister uniquement leur force active dans des représentations par lesquelles elles n’agissent proprement qu’en elles-mêmes.

Mais par la même raison aussi son principe du commerce possible des substances entre elles devait être une harmonie préétablie, et ne pouvait pas être une influence physique. En effet, puisque toutes les substances n’ont affaire qu’à l’intérieur, c’est-à-dire qu’à leurs représentations, l’état des représentations d’une substance ne pouvait se trouver dans un rapport d’action avec celui d’une autre substance ; mais il fallait qu’une troisième cause influant sur toutes ensemble, fît correspondre leurs états entre eux, et cela non par une assistance occasionnelle et donnée dans chaque cas particulier (systema assistentiæ), mais par l’unité d’un principe, s’appliquant à tous les cas, dont elles reçussent toutes, suivant des lois générales, leur existence et leur permanence, par conséquent aussi leur correspondance mutuelle.

4o Le fameux système de Leibnitz sur le temps et l’espace, qui consistait à intellectualiser ces formes de la sensibilité, avait tout simplement sa source dans la même illusion de la réflexion transcendentale. Si je veux me représenter par le seul entendement les rapports extérieurs des choses, cela ne peut avoir lieu qu’au moyen d’un concept de leur action réciproque ; et, pour que je puisse lier un état d’une chose à un autre état de cette même chose, il faut nécessairement que je me place dans l’ordre des principes et des conséquences. C’est ainsi que Leibnitz se représentait l’espace comme un certain ordre dans le commerce des substances, et le temps comme la série dynamique de leurs états. Mais ce que tous deux semblent avoir de propre et d’indépendant des choses, il l’attribuait à la confusion de ces concepts, qui fait regarder comme une intuition existant par elle-même et antérieure aux choses mêmes ce qui est une simple forme de rapports dynamiques. L’espace et le temps étaient donc pour lui la forme intelligible de la liaison des choses en soi (des substances et de leurs états). Quant aux choses mêmes, il les regardait comme des substances intelligibles (substantiæ noumena). Il voulait pourtant faire passer ces concepts pour des phénomènes, parce qu’il n’accordait à la sensibilité aucune espèce d’intuition, mais qu’il les cherchait toutes, même la représentation empirique des objets, dans l’entendement, et qu’il ne laissait aux sens que la misérable fonction de confondre et de défigurer les représentations de l’entendement.

Mais, quand même nous pourrions tirer de l’entendement pur quelque proposition synthétique touchant les choses en soi (ce qui est cependant impossible), elle ne pourrait nullement s’appliquer aux phénomènes, qui ne représentent pas des choses en soi. Cela étant ainsi, je ne devrais donc jamais, dans la réflexion transcendentale, comparer mes concepts que sous les conditions de la sensibilité, et ainsi l’espace et le temps ne sont pas des déterminations de choses en soi, mais de phénomènes : ce que les choses peuvent être en soi, je ne le sais pas et n’ai pas besoin de le savoir, puisqu’une chose ne peut jamais se présenter à moi autrement que dans le phénomène.

Je procède de même à l’égard des autres concepts de réflexion. La matière est substantia phænomenon. Ce qui lui convient intérieurement, je le cherche dans toutes les parties de l’espace qu’elle occupe et dans tous les effets qu’elle produit, et qui ne sont à la vérité que des phénomènes des sens extérieurs. Je n’ai donc rien qui soit absolument intérieur, mais quelque chose qui ne l’est que relativement, et qui lui-même à son tour se compose de rapports extérieurs. Mais parler de ce qui, dans la matière, serait absolument intérieur aux yeux de l’entendement pur, c’est d’ailleurs une parfaite chimère, car la matière n’est nulle part un objet pour l’entendement pur, et l’objet transcendental qui peut être le principe de ce phénomène que nous nommons matière est simplement quelque chose dont nous ne comprendrions pas la nature, quand même quelqu’un pourrait nous la dire. En effet, nous ne pouvons comprendre que ce qui implique dans l’intuition quelque chose qui corresponde à nos mots. On se plaint de ne pas apercevoir l’intérieur des choses : si l’on veut dire par là que nous ne comprenons point par l’entendement pur ce que peuvent être en soi les choses qui nous apparaissent, c’est là une plainte tout à fait injuste et déraisonnable ; car on voudrait pouvoir connaître les choses, par conséquent les percevoir, sans le secours des sens, c’est-à-dire qu’on voudrait avoir une faculté de connaître tout à fait différente de celle de l’homme, non-seulement par le degré, mais par l’intuition et la nature, c’est-à-dire encore qu’on voudrait être non plus des hommes, mais des êtres dont nous ne pouvons pas même dire s’ils sont possibles, à plus forte raison comment ils seraient constitués. L’observation et l’analyse des phénomènes pénètrent dans l’intérieur de la nature, et l’on ne peut savoir jusqu’où ce progrès s’étendra avec le temps. Mais, quand même toute la nature nous serait dévoilée, nous ne saurions encore répondre à ces questions transcendentales qui dépassent la nature, puisqu’il ne nous est pas donné d’observer notre propre esprit avec une autre intuition qu’avec celle de notre sens intérieur. En effet, c’est en lui que réside le secret de l’origine de notre sensibilité. Le rapport de cette sensibilité à un objet, et ce qui est le principe transcendental de cette unité, sont sans aucun doute trop profondément cachés pour que, nous qui ne nous connaissons nous-mêmes que par le sens interne, par conséquent comme phénomène, nous puissions employer un instrument d’investigation si impropre à trouver autre chose que phénomène sur phénomène, quelque désir que nous ayons d’en découvrir la cause non sensible.

Cette critique des conclusions qui se fondent sur de simples actes de la réflexion, a une grande utilité : c’est de démontrer clairement la vanité de tous nos raisonnements sur les objets que nous comparons entre eux au point de vue du seul entendement, et en même temps de confirmer un point sur lequel nous avons tout particulièrement appelé l’attention, à savoir que, bien que les phénomènes ne soient pas compris comme choses en soi parmi les objets de l’entendement pur, ils n’en sont pas moins les seules choses où notre connaissance puisse avoir une réalité objective, c’est-à-dire où une intuition corresponde aux concepts.

Quand notre réflexion est purement logique, nous nous bornons à comparer entre eux nos concepts au point de vue de l’entendement, afin de savoir si deux concepts contiennent la même chose, s’ils sont ou non contradictoires, si quelque chose est intrinsèquement contenu dans le concept ou s’y ajoute, et lequel des deux est donné, lequel n’a de valeur que comme manière de concevoir le concept donné. Mais, quand j’applique ces concepts à un objet en général (dans le sens transcendental), sans déterminer d’ailleurs si c’est un objet de l’intuition sensible ou de l’intuition intellectuelle, aussitôt se manifestent des restrictions (pour nous empêcher de sortir du concept de cet objet) qui en interdisent tout usage empirique, et nous prouvent par là même que la représentation d’un objet comme chose en général n’est pas seulement insuffisante, mais que, en l’absence de toute détermination sensible de cet objet et en dehors de toute condition empirique, elle est contradictoire en soi ; qu’il faut donc (dans la logique) ou bien faire abstraction de tout objet, ou, si l’on en admet un, le concevoir sous les conditions de l’intuition sensible ; qu’ainsi l’intelligible exigerait une intuition tout autre que celle que nous avons, et que, faute de cette intuition, il n’est rien pour nous, mais qu’aussi les phénomènes ne peuvent pas être des objets en soi. En effet, si je conçois simplement des choses en général, la diversité des rapports extérieurs ne peut sans doute constituer une diversité des choses mêmes, mais plutôt elle la présuppose ; et, si le concept de l’une de ces choses n’est pas intrinsèquement distinct de celui de l’autre, c’est une seule et même chose que je place dans des rapports divers. De plus, par l’addition d’une simple affirmation (réalité) à une autre, le positif est augmenté, et rien ne lui est enlevé ou retranché ; le réel ne peut donc être contradictoire dans les choses en général, etc.


Les concepts de la réflexion, comme nous l’avons montré, ont, par l’effet d’une certaine confusion, une telle influence sur l’usage de l’entendement, qu’ils ont pu conduire l’un des plus pénétrants de tous les philosophes à un prétendu système de connaissance intellectuelle qui entreprend de déterminer ses objets sans intervention des sens. Aussi est-il fort utile d’analyser, à l’occasion de faux principes, les causes qui produisent l’illusion dans l’amphibolie de ces concepts, afin de déterminer exactement et d’assurer les bornes de l’entendement.

Il est bien vrai de dire que tout ce qui, en général, convient ou répugne à un concept, convient ou répugne à tout le particulier compris dans ce concept (dictum de omni et nullo) ; mais il serait absurde de modifier ce principe logique de manière à lui faire signifier ceci : tout ce qui n’est pas contenu dans un concept général ne l’est pas non plus dans les concepts particuliers qu’il renferme, car ceux-ci ne sont des concepts particuliers que parce qu’ils renferment plus que ce qui est pensé dans le concept général. Or tout le système intellectuel de Leibnitz est pourtant construit sur ce dernier principe ; il s’écroule donc avec ce principe, en même temps que toute l’équivoque qui en résulte dans l’usage de l’entendement. Le principe des indiscernables se fondait proprement sur cette supposition, que, si une certaine distinction ne se trouve pas dans le concept d’une chose en général, il ne faut pas la chercher non plus dans les choses mêmes, et que par conséquent toutes les choses qui ne se distinguent pas déjà les unes des autres par leur concept (relativement à la qualité ou à la quantité) sont parfaitement identiques. Mais, comme dans le simple concept d’une chose on fait abstraction de maintes conditions nécessaires de l’intuition, il arrive que, par une singulière précipitation, on regarde ce dont on fait abstraction comme quelque chose qui n’existe nulle part, et qu’on n’accorde à la chose que ce qui est contenu dans son concept.

Le concept d’un pied cube d’espace est en soi parfaitement identique, où et si souvent que je le conçoive. Mais deux pieds cubes n’en sont pas moins distincts uniquement par leurs lieux (numero diversa) ; ces lieux sont les conditions de l’intuition où l’objet de ce concept est donné, et ces conditions n’appartiennent pas au concept, mais à toute la sensibilité. Pareillement il n’y a point de contradiction dans le concept d’une chose, quand rien de négatif n’est uni à quelque chose d’affirmatif, et des concepts simplement affirmatifs ne peuvent, en s’unissant, engendrer une négation. Mais dans l’intuition sensible où la réalité (par exemple le mouvement) est donnée, se trouvent des conditions (des directions opposées) dont on faisait abstraction dans le concept du mouvement en général, et qui rendent possible une contradiction, il est vrai non logique, c’est-à-dire qui de quelque chose de purement positif font un zéro = 0. On ne pourrait donc pas dire que toutes les réalités se conviennent entre elles, par cela seul qu’il n’y a pas de contradiction dans leurs concepts[64]. Au point de vue des simples concepts, l’intérieur est le substratum de tous les rapports ou de toutes les déterminations extérieures. Quand donc je fais abstraction de toutes les conditions de l’intuition, et que je m’attache simplement au concept d’une chose en général, je puis faire abstraction de tout rapport extérieur, et il doit cependant rester un concept de quelque chose qui ne signifie plus aucun rapport, mais seulement des déterminations intérieures. Or il semble résulter de là que dans tout objet (toute substance) il y a quelque chose qui est absolument intérieur et qui précède toutes les déterminations extérieures, en les rendant d’abord possibles ; que par conséquent ce substratum est quelque chose qui ne contient plus de rapports extérieurs, c’est-à-dire qui est simple (car les choses corporelles ne sont toujours que des rapports, au moins de leurs parties entre elles) ; et, puisque nous ne connaissons de déterminations absolument intérieures que celles du sens intime, que ce substratum n’est pas seulement simple, mais qu’il est aussi (d’une manière analogue à notre sens intime) déterminé par des représentations, c’est-à-dire que toutes les choses seraient proprement des monades, ou des êtres simples doués de représentations. Tout cela aussi serait vrai, si quelque chose de plus que le concept d’une chose en général ne faisait partie des conditions sous lesquelles seules des objets de l’intuition extérieure peuvent nous être donnés et dont le concept pur fait abstraction. Mais en tenant compte de ces conditions, on voit au contraire qu’un phénomène permanent dans l’espace (une étendue impénétrable) peut contenir de simples rapports et par conséquent rien d’absolument intérieur, et pourtant être le premier substratum de toute perception extérieure. Avec de simples concepts je ne puis à la vérité, sans quelque chose d’intérieur, rien concevoir d’extérieur, précisément parce que des concepts de rapport présupposent des choses données absolument et sont impossibles sans elles. Mais, comme il y a dans l’intuition quelque chose qui ne se trouve nullement dans le simple concept d’une chose en général, et que ce quelque chose fournit le substratum qui ne peut être connu par de simples concepts, à savoir un espace, qui, avec tout ce qu’il renferme, se compose de purs rapports formels ou même réels, je ne puis pas dire : puisque sans quelque chose d’absolument intérieur aucune chose ne peut être représentée par de simples concepts, il n’y a non plus dans les choses mêmes comprises sous ces concepts et dans leur intuition rien d’extérieur qui n’ait pour fondement quelque chose d’absolument intérieur. En effet, si nous faisons abstraction de toutes les conditions de l’intuition, il ne nous reste à la vérité dans le simple concept que l’intérieur en général et son rapport avec lui-même, par quoi soit possible l’extérieur ; mais cette nécessité, qui se fonde uniquement sur l’abstraction, ne trouve point place dans les choses, en tant qu’elles sont données dans l’intuition avec des déterminations qui expriment de simples rapports, sans avoir pour fondement quelque chose d’intérieur, précisément parce qu’elles ne sont pas des choses en soi, mais simplement des phénomènes. La seule chose que nous connaissions dans la matière, ce sont de simples rapports (ce que nous en nommons les déterminations intérieures n’est intérieur que relativement), mais, parmi eux, il en est de spontanés et de permanents, par lesquels un objet déterminé nous est donné. Qu’en faisant abstraction de ces rapports, je n’aie plus rien à penser, cela ne supprime pas le concept d’une chose comme phénomène, ni même celui d’un objet in abstracto, mais bien toute possibilité d’un objet déterminable par de simples concepts, c’est-à-dire d’un noumène. À la vérité il est surprenant d’entendre dire qu’une chose ne se compose que de rapports, mais aussi une chose de ce genre n’est qu’un simple phénomène, et ne peut être conçue au moyen des catégories pures ; elle est elle-même dans le simple rapport de quelque chose en général aux sens. De même on ne peut, en commençant par de simples concepts, concevoir les rapports des choses in abstracto qu’en concevant l’un comme la cause des déterminations de l’autre ; car tel est notre concept intellectuel des rapports mêmes. Mais, comme nous faisons alors abstraction de toute intuition, alors aussi disparaît tout le mode suivant lequel les éléments du divers peuvent déterminer réciproquement leur lieu, c’est-à-dire la forme de la sensibilité (l’espace), qui pourtant précède toute causalité empirique.

Si par objets purement intelligibles nous comprenons des choses qui soient conçues par des catégories pures sans aucun schème de la sensibilité, des objets de ce genre sont impossibles. En effet la condition de l’usage objectif de tous nos concepts intellectuels est uniquement notre mode d’intuition sensible par lequel des objets nous sont donnés, et, si nous faisons abstraction de ce mode, ces concepts n’ont plus aucun rapport à un objet. Quand même nous admettrions une autre espèce d’intuition que notre intuition sensible, les fonctions de notre pensée seraient à son égard sans aucune valeur. Si nous entendons par là uniquement des objets d’une intuition non sensible, mais auxquels nos catégories ne s’appliquent pas, et dont par conséquent nous n’avons aucune connaissance (ni intuition, ni concept), on doit sans doute admettre des noumena dans ce sens tout négatif : ils ne signifient en effet rien autre chose sinon que notre mode d’intuition ne s’étend pas à toutes les choses, mais seulement aux objets de nos sens, que par conséquent sa valeur objective est limitée, et que par conséquent encore il reste de la place pour quelque autre mode d’intuition, et par là aussi pour des choses qui en seraient les objets. Mais alors le concept d’un noumenon est problématique : c’est la représentation d’une chose dont nous ne pouvons dire ni qu’elle est possible ni qu’elle est impossible, puisque nous ne connaissons pas d’autre espèce d’intuition que notre intuition sensible, et d’autre espèce de concepts que les catégories, et que ni celle-là ni celles-ci ne sont appropriées à un objet extra-sensible. Nous ne pouvons donc pas étendre d’une manière positive le champ des objets de notre pensée au delà des conditions de notre sensibilité, et admettre, en dehors des phénomènes, des objets de la pensée pure, c’est-à-dire des noumena, puisque ces objets n’ont aucun sens positif qu’on puisse indiquer. Il faut reconnaître en effet que les catégories ne suffisent pas à elles seules pour la connaissance des choses en soi, et que sans les data de la sensibilité elles ne seraient que les formes purement subjectives de l’unité de l’entendement, mais sans objet. La pensée, il est vrai, n’est pas en soi un produit des sens, et à ce titre elle n’est pas non plus limitée par eux, mais elle n’a pas pour cela un usage propre et pur, indépendant du concours de la sensibilité, parce qu’elle serait alors sans objet. On ne peut pas même donner le nom de noumène à un objet de ce genre, parce que le nom de noumène signifie précisément le concept problématique d’un objet pour une tout autre intuition et un tout autre entendement que les nôtres, c’est-à-dire d’un objet qui est lui-même un problème. Le concept d’un noumène n’est donc pas le concept d’un objet, mais un problème inévitablement lié aux limites de notre sensibilité, celui de savoir s’il ne peut y avoir des objets entièrement indépendants de cette intuition de la sensibilité, question à laquelle on ne peut faire que cette réponse indéterminée : puisque l’intuition sensible ne s’applique pas indistinctement à toutes les choses, il reste de la place pour d’autres objets ; on ne peut donc pas nier ceux-ci absolument ; mais, faute d’un concept déterminé (puisque aucune catégorie n’est bonne pour cela), nous ne saurions non plus les affirmer comme objets de notre entendement.

L’entendement limite donc la sensibilité, sans étendre pour cela son propre champ ; et, en l’avertissant de ne pas prétendre s’appliquer à des choses en soi, mais de se borner aux phénomènes, il conçoit un objet en soi, mais simplement comme un objet transcendental, qui est la cause du phénomène (qui par conséquent n’est pas lui-même phénomène), mais qui ne peut être conçu ni comme quantité, ni comme réalité, ni comme substance, etc. (puisque ces concepts exigent toujours des formes sensibles, où ils déterminent un objet), et de qui par conséquent nous ne savons s’il se trouve en nous ou même hors de nous, s’il disparaîtrait avec la sensibilité, ou si, celle-ci écartée, il subsisterait encore. Si l’on veut appeler cet objet noumène, par la raison que la représentation n’en est pas sensible, on en est bien libre ; mais, comme nous ne pouvons y appliquer aucun des concepts de notre entendement, cette représentation reste toujours vide pour nous, et ne sert à rien sinon à indiquer les limites de notre connaissance sensible, et à laisser vacant un espace que nous ne pouvons combler avec aucune expérience possible ni avec l’entendement pur.

La critique de cet entendement pur ne nous permet donc pas de nous créer un nouveau champ d’objets en dehors de ceux qui peuvent se présenter à lui comme phénomènes, et de nous aventurer dans des mondes intelligibles, ni même dans leur concept. L’erreur qui nous égare ici de la manière la plus spécieuse, et peut être sans doute excusée, mais non pas justifiée, consiste à rendre transcendental l’usage de l’entendement, contrairement à sa destination, et à croire que les objets, c’est-à-dire des intuitions possibles, doivent se régler sur des concepts, et non les concepts sur des intuitions possibles (comme sur les seules conditions qui puissent leur donner une valeur objective). La cause de cette erreur à son tour est que l’aperception, et avec elle la pensée, précèdent tout ordre déterminé possible des représentations. Nous concevons donc quelque chose en général et nous le déterminons d’une manière sensible par un côté, mais nous distinguons pourtant l’objet général et représenté in abstracto de cette manière de le percevoir ; il nous reste alors une manière de le déterminer uniquement par la pensée, laquelle n’est, il est vrai, qu’une simple forme logique sans matière, mais semble pourtant être une manière dont l’objet existe en soi (noumenon) indépendamment de l’intuition, qui est bornée à nos sens.


Avant de quitter l’analytique des concepts de réflexion, nous devons ajouter encore quelque chose qui, sans avoir par soi-même une importance extraordinaire, pourrait cependant paraître nécessaire pour compléter le système. Le concept le plus élevé par où l’on a coutume de commencer une philosophie transcendentale, est la division en possible et impossible. Mais, comme toute division suppose un concept divisé, il faut qu’un concept plus élevé encore soit donné, et ce concept est celui d’un objet en général (pris d’une manière problématique, abstraction faite de la question de savoir s’il est quelque chose ou rien). Puisque les catégories sont les seuls concepts qui se rapportent en général à des objets, la distinction d’un objet relativement à la question de savoir s’il est quelque chose ou rien, suivra l’ordre et la direction des catégories.

1o Aux concepts de tout, de plusieurs et d’un est opposé celui qui supprime tout, c’est-à-dire celui d’aucun, et ainsi l’objet d’un concept auquel ne correspond aucune intuition qu’on puisse indiquer est = rien, c’est-à-dire que c’est un concept sans objet, comme les noumena, qui ne peuvent être rangés parmi les possibilités, bien qu’on ne doive pas pour cela les tenir pour impossibles, ou comme certaines forces nouvelles que l’on conçoit, il est vrai, sans contradiction, mais aussi sans exemple tiré de l’expérience, et qui par conséquent ne peuvent être rangées parmi les possibilités (ens rationis).

2o La réalité est quelque chose, la négation n’est rien ; c’est en effet le concept du manque d’un objet, comme l’ombre, le froid (nihil privativum).

3o La simple forme de l’intuition, sans substance, n’est pas un objet en soi, mais la condition purement formelle de cet objet (comme phénomène), comme l’espace pur et le temps pur, qui sont à la vérité quelque chose comme formes d’intuition, mais qui ne sont pas eux-mêmes des objets d’intuition (ens imaginarium).

4o L’objet d’un concept qui se contredit lui-même est rien, parce que le concept rien est l’impossible ; telle est par exemple une figure rectiligne de deux côtés (nihil negativum).

Le tableau de cette division du concept du rien devrait donc être tracé ainsi (car la division parallèle du quelque chose suit d’elle-même) :

rien
comme
1
Concept vide sans objet,
ens rationis  ;
2
Objet vide de concept,
nihil privativum ;
3
Intuition vide sans objet,
ens imaginarium ;
4
Objet vide sans concept,
nihil negativum.

On voit que l’être de raison (no 1) se distingue du non-être, en ce qu’étant une pure fiction (bien que non-contradictoire), il ne peut être rangé parmi les impossibilités, tandis que le second est opposé à la possibilité, le concept se détruisant lui-même. Mais tous deux sont des concepts vides. Au contraire le nihil privativum (no 2) et l’ens imaginarium (no 3) sont des data vides pour des concepts. Quand la lumière n’est pas donnée aux sens, on ne peut se représenter l’obscurité ; et quand on ne perçoit pas d’êtres étendus, on ne peut se représenter l’espace. La négation aussi bien que la simple forme de l’intuition, sans un réel, ne sont pas des objets.

 

logique transcendentale

DEUXIÈME DIVISION

DIALECTIQUE TRANSCENDENTALE


INTRODUCTION


I

De l’apparence transcendentale

Nous avons nommé plus haut la dialectique en général une logique de l’apparence[ndt 172]. Cela ne veut pas dire qu’elle soit une théorie de la vraisemblance ; car la vraisemblance est elle-même une vérité, mais une vérité qui n’est pas encore suffisamment établie : si la connaissance de cette vérité est défectueuse, elle n’est point trompeuse pour cela, et par conséquent elle ne doit point être séparée de la partie analytique de la logique. Encore moins peut-on confondre le phénomène et l’apparence. En effet la vérité ou l’apparence ne sont pas dans l’objet, en tant qu’il est perçu, mais dans le jugement que nous portons sur ce même objet, en tant qu’il est conçu. Si donc on peut dire justement que les sens ne trompent pas, ce n’est point parce qu’ils jugent toujours exactement, c’est parce qu’ils ne jugent pas du tout. Par conséquent c’est uniquement dans le jugement, c’est-à-dire dans le rapport de l’objet à notre entendement qu’il faut placer la vérité aussi bien que l’erreur, et partant aussi l’apparence, qui nous invite à l’erreur. Il n’y a point d’erreur dans une connaissance qui s’accorde parfaitement avec les lois de l’entendement. Il n’y a pas non plus d’erreur dans une représentation des sens (puisqu’il n’y a point de jugement). Nulle force de la nature ne peut d’elle-même s’écarter de ses propres lois. Aussi ni l’entendement ni les sens ne sauraient-ils se tromper d’eux-mêmes (sans l’influence d’une autre cause). L’entendement ne le peut pas ; car, dès qu’il n’agit que d’après ses lois, l’effet (le jugement) doit nécessairement s’accorder avec elles. Quant aux sens, il n’y a point en eux de jugement, ni vrai, ni faux. Or, comme nous n’avons point d’autres sources de connaissances que ces deux-là, il suit que l’erreur ne peut être produite que par une influence inaperçue de la sensibilité sur l’entendement. C’est ce qui arrive lorsque des principes subjectifs de jugement se rencontrent avec les principes objectifs et les font dévier de leur destination[65]. Il en est ici comme d’un corps en mouvement : il suivrait toujours de lui-même la ligne droite dans la même direction, si une autre force, en agissant en même temps sur lui suivant une autre direction, ne venait lui faire décrire une ligne courbe. Pour bien distinguer l’acte propre de l’entendement de la force qui s’y mêle, il est nécessaire de considérer le faux jugement comme une diagonale entre deux forces qui déterminent le jugement suivant deux directions différentes, et de résoudre cet effet composé en celui qui revient simplement à l’entendement et celui qui revient à la sensibilité. C’est ce que l’on exprime en des jugements purs à priori au moyen d’une réflexion transcendentale qui (comme nous l’avons déjà montré) assigne à chaque représentation sa place dans la faculté de connaître à laquelle elle appartient, et permet ainsi de distinguer l’influence de la sensibilité sur l’entendement.

Notre objet n’est pas ici de traiter de l’apparence empirique (par exemple des illusions d’optique) que présente l’application empirique des règles, d’ailleurs justes, de l’entendement, et où le jugement est entraîné par l’influence de l’imagination ; il ne s’agit ici que de cette apparence transcendentale qui influe sur des principes dont l’application ne se rapporte plus du tout à l’expérience (auquel cas nous aurions encore du moins une pierre de touche pour en vérifier la valeur), et qui nous entraîne nous-mêmes, malgré tous les avertissements de la critique, tout à fait en dehors de l’usage empirique des catégories, et nous abuse par l’illusion d’une extension de l’entendement pur. Nous nommerons immanents les principes dont l’application se tient absolument renfermée dans les limites de l’expérience possible, et transcendants ceux qui sortent de ces limites. Je n’entends point par là cet usage transcendental ou cet abus des catégories, qui n’est que l’erreur où tombe notre jugement, lorsqu’il n’est pas suffisamment contenu par la critique et qu’il néglige les limites du seul terrain où puisse s’exercer l’entendement pur ; j’entends ces principes réels qui prétendent renverser toutes ces bornes et qui s’arrogent un domaine entièrement nouveau, où l’on ne reconnaît plus aucune démarcation. Le transcendental et le transcendant ne sont donc pas la même chose. Les principes de l’entendement pur que nous avons exposés plus haut n’ont qu’un usage empirique et non transcendental, c’est-à-dire que cet usage ne sort pas des limites de l’expérience. Mais un principe qui repousse ces limites et nous enjoint même de les franchir, c’est là ce que j’appelle un principe transcendant. Si notre critique peut parvenir à découvrir l’apparence de ces prétendus principes, alors ceux dont l’usage est purement empirique pourront être nommés, par opposition à ces derniers, principes immanents de l’entendement pur.

L’apparence logique, qui consiste simplement dans une fausse imitation de la forme rationelle (l’apparence des paralogismes) résulte uniquement d’un défaut d’attention aux règles logiques. Aussi se dissipe-t-elle entièrement dès que ces règles sont justement appliquées au cas présent. L’apparence transcendentale, au contraire, ne cesse pas par cela seul qu’on l’a découverte et que la critique transcendentale en a clairement montré la vanité (telle est, par exemple, celle qu’offre cette proposition : le monde doit avoir un commencement dans le temps). La cause en est qu’il y a dans notre raison (considérée subjectivement, c’est-à-dire comme une faculté de connaître humaine) des règles et des maximes fondamentales qui, en servant à son usage, ont tout à fait l’air de principes objectifs et font que la nécessité subjective d’une certaine liaison de nos concepts exigée par l’entendement, passe pour une nécessité objective, pour une détermination des choses en soi. C’est là une illusion qu’il ne nous est pas possible d’éviter, pas plus que nous ne saurions faire que la mer ne nous paraisse plus élevée à l’horizon qu’auprès du rivage, puisque nous la voyons alors par des rayons plus élevés, ou pas plus que l’astronome lui-même ne peut empêcher que la lune ne lui paraisse plus grande à son lever, bien qu’il ne soit pas trompé par cette apparence.

La dialectique transcendentale se contentera donc de découvrir l’apparence des jugements transcendentaux, et en même temps d’empêcher qu’elle ne nous trompe ; mais que cette apparence se dissipe (comme l’apparence logique) et qu’elle cesse d’être tout à fait, c’est ce qu’elle ne pourra jamais faire. Nous avons affaire en effet à une illusion naturelle et inévitable, qui repose elle-même sur des principes subjectifs et les donne pour des principes objectifs, tandis que la dialectique logique, pour résoudre les paralogismes, n’a qu’à signaler une erreur dans l’application des principes ou une apparence artificielle dans leur imitation. Il y a donc une dialectique de la raison pure qui est naturelle et inévitable. Ce n’est pas celle où s’engagent les têtes sans cervelle, faute de connaissances, ou celle qu’un sophiste a ingénieusement imaginée pour tromper les gens raisonnables ; mais celle qui est inséparablement liée à la raison humaine, et qui, alors même que nous en avons découvert l’illusion, ne cesse pas de se jouer d’elle et de la jeter à chaque instant en des erreurs qu’il faut toujours repousser.


II

De la raison pure comme siège de l’apparence transcendentale


A

De la raison en général

Toute notre connaissance commence par les sens, passe de là à l’entendement et finit par la raison. Cette dernière faculté est la plus élevée qui soit en nous pour élaborer la matière de l’intuition et ramener la pensée à sa plus haute unité. Comme il me faut ici donner une définition de cette suprême faculté de connaître, je me trouve dans un certain embarras. Elle a, comme l’entendement, un usage purement formel, c’est-à-dire logique, quand on fait abstraction de tout contenu de la connaissance ; mais elle a aussi un usage réel, puisqu’elle contient elle-même l’origine de certains concepts et de certains principes qu’elle ne tire ni des sens, ni de l’entendement. Sans doute, la première de ces deux fonctions a été définie depuis longtemps par les logiciens comme la faculté de conclure médiatement (par opposition à celle de conclure immédiatement, consequentiis immediatis) ; mais la seconde, qui produit elle-même des concepts, ne se trouve point expliquée par là. Puis donc qu’il y a lieu de distinguer dans la raison une faculté logique et une faculté transcendentale, il faut chercher un concept plus élevé de cette source de connaissances, un concept qui renferme les deux idées. Cependant nous pouvons espérer, d’après l’analogie de la raison avec l’entendement, que le concept logique nous donnera aussi la clef du concept transcendental, et que le tableau des fonctions logiques de la raison nous fournira en même temps celui des concepts de la raison.

Dans la première partie de notre logique transcendentale, nous avons défini l’entendement la faculté des règles ; nous distinguerons ici la raison de l’entendement en la définissant la faculté des principes.

L’expression de principe est équivoque, et d’ordinaire elle ne signifie qu’une connaissance qui peut être employée comme principe, sans être un principe par elle-même et dans son origine. Toute proposition universelle, fût-elle tirée de l’expérience (au moyen de l’induction), peut servir de majeure dans un raisonnement, mais elle n’est pas pour cela un principe. Les axiomes mathématiques (comme celui-ci : entre deux points, il ne peut y avoir qu’une seule ligne droite) sont bien des connaissances universelles à priori, et reçoivent à juste titre le nom de principes relativement aux cas qui peuvent y être subsumés ; mais je ne puis dire pourtant que je connais en général et en elle-même, par principes, cette propriété des lignes droites, puisque je ne la connais que dans l’intuition pure.

Je nommerai ici connaissance par principes celle où je reconnais le particulier dans le général au moyen de concepts. Ainsi tout raisonnement est une forme qui sert à dériver une connaissance d’un principe. En effet, la majeure donne toujours un concept qui fait que tout ce qui est subsumé sous la condition de ce concept est connu par là suivant un principe. Or, comme toute connaissance universelle peut servir de majeure dans un raisonnement, et que l’entendement fournit des propositions universelles à priori, ces propositions peuvent aussi recevoir le nom de principes, à cause de l’usage qu’on en peut faire.

Mais si nous considérons ces principes de l’entendement pur en eux-mêmes et dans leur origine, ils ne sont nullement des connaissances par concepts. En effet, ils ne seraient pas même possibles à priori, si nous n’y introduisions l’intuition pure (comme il arrive en mathématiques), ou les conditions d’une expérience possible en général. On ne saurait conclure du concept de ce qui arrive en général ce principe que tout ce qui arrive a une cause ; c’est bien plutôt ce principe qui nous montre comment nous pouvons avoir de ce qui arrive un concept expérimental déterminé.

L’entendement ne peut donc nous fournir de connaissances synthétiques qui dérivent de simples concepts, et ces connaissances sont les seules qu’à proprement parler j’appelle des principes, quoique toutes les propositions universelles en général puissent aussi recevoir par comparaison le nom de principes.

Il y a un vœu bien ancien, et qui s’accomplira peut-être un jour, mais quel jour ? c’est que l’on parvienne à découvrir, à la place de l’infinie variété des lois civiles, les principes de ces lois ; car c’est en cela seulement que gît le secret de simplifier, comme on dit, la législation. Mais ici les lois ne sont autre chose que des restrictions apportées à notre liberté d’après les conditions qui seules lui permettent de s’accorder constamment avec elle-même, et par conséquent elles se rapportent à quelque chose qui est tout à fait notre propre ouvrage et que nous pouvons réaliser au moyen même des concepts que nous en avons[ndt 173]. Il n’y a donc rien là d’extraordinaire[ndt 174] ; mais demander comment des objets en soi, comment la nature des choses est soumise à des principes et peut être déterminée d’après de simples concepts, c’est demander, sinon quelque chose d’impossible, du moins quelque chose de fort étrange. Quoi qu’il en soit sur ce point (car c’est encore une recherche à faire), il est clair au moins par là que la connaissance par principes (en soi) est quelque chose de tout à fait différent de la simple connaissance de l’entendement, et que, si celle-ci peut en précéder d’autres dans la forme d’un principe, elle ne repose pas en elle-même (en tant qu’elle est synthétique) sur la simple pensée et ne renferme pas quelque chose de général fondé sur des concepts.

L’entendement peut être défini la faculté de ramener les phénomènes à l’unité au moyen de certaines règles, et la raison, la faculté de ramener à l’unité les règles de l’entendement au moyen de certains principes. Elle ne se rapporte donc jamais immédiatement à l’expérience, mais à l’entendement, aux connaissances diverses duquel elle communique à priori, au moyen de certains concepts, une unité que l’on peut appeler rationnelle et qui est essentiellement différente de celle qu’on peut tirer de l’entendement.

Tel est le concept général de la faculté de la raison, autant qu’il est possible de le faire comprendre en l’absence des exemples (qui ne pourront être employés que plus tard).

B

De l’usage logique de la raison

On fait une distinction entre ce qui est immédiatement connu et ce que nous ne faisons que conclure. Que dans une figure limitée par trois lignes droites, il y ait trois angles, c’est là une connaissance immédiate ; mais que ces angles ensemble soient égaux à deux droits, ce n’est qu’une conclusion. Mais, comme nous avons continuellement besoin de conclure, et que cela devient en nous une habitude, nous unissons par ne plus remarquer cette distinction ; et, ainsi qu’il arrive dans ce qu’on appelle les illusions des sens, nous tenons souvent pour quelque chose d’immédiatement perçu ce qui n’est que conclu. Toute conclusion suppose une proposition qui sert de principe, une autre[ndt 175], qui est tirée de la première, et enfin celle[ndt 176] par laquelle la vérité de la dernière est indissolublement liée à la vérité de la première. Si le jugement conclu est déjà renfermé dans le premier, de telle sorte qu’il puisse en être tiré sans l’intermédiaire d’une troisième idée, la conclusion se nomme alors immédiate (consequentia immediata)[ndt 177] ; j’aimerais mieux l’appeler une conclusion de l’entendement[ndt 178]. Mais si, outre la connaissance qui sert de principe, il est encore besoin d’un autre jugement pour opérer la conclusion, alors c’est une conclusion de la raison ou un raisonnement[ndt 179]. Dans cette proposition : tous les hommes sont mortels, est déjà renfermée cette proposition : quelques hommes sont mortels, ou celle-ci : quelques mortels sont hommes, ou celle-ci encore : nul être immortel n’est homme, et toutes ces propositions sont des conséquences immédiates de la première. Au contraire, cette proposition : tous les savants sont mortels, n’est pas renfermée dans le premier jugement (car l’idée de savant n’y est pas comprise), et elle n’en peut être tirée qu’au moyen d’un jugement intermédiaire.

Dans tout raisonnement, je conçois d’abord une règle (major) au moyen de l’entendement. Ensuite, je subsume une connaissance sous la condition de la règle (minor) au moyen de l’imagination. Enfin je détermine ma connaissance par le prédicat de la règle (conclusio) et par conséquent à priori au moyen de la raison. Aussi le rapport que représente la majeure, comme règle, entre une connaissance et sa condition, constitue-t-il diverses espèces de raisonnements. Comme on distingue trois sortes de jugements en considérant la manière dont ils expriment le rapport de la connaissance à l’entendement, il y a aussi trois sortes de raisonnements, savoir : les raisonnements catégoriques, les hypothétiques et les disjonctifs.

Si, comme il arrive ordinairement, la conclusion se présente sous la forme d’un jugement, je veux savoir si ce jugement ne découle pas de jugements déjà donnés, par lesquels un tout autre objet est conçu, et pour cela je cherche dans l’entendement l’assertion de cette conclusion, afin de voir si elle ne rentre pas sous certaines conditions et sous une règle générale fixée par lui. Si je trouve la condition que je cherche et que l’objet de la conclusion se laisse subsumer sous la condition donnée, cette conclusion est alors tirée d’une règle qui s’applique aussi à d’autres objets de la connaissance. Par où l’on voit que la raison dans le raisonnement cherche à ramener à un très-petit nombre de principes (de conditions générales) la grande variété des connaissances de l’entendement et à y opérer ainsi la plus haute unité.

C

De l’usage pur de la raison

Peut-on isoler la raison ? c’est-à-dire est-elle une source propre de concepts et de jugements qui ne viennent que d’elle, et se rapporte-t-elle ainsi à des objets ; ou bien n’est-elle qu’une faculté subalterne, servant à imprimer à des connaissances données une certaine forme, la forme logique, et se bornant à coordonner entre elles les connaissances de l’entendement ou à ramener des règles inférieures à des règles plus élevées (dont la condition renferme dans sa sphère celle des précédentes), autant qu’on le peut faire en les comparant entre elles ? Telle est la question dont nous avons à nous occuper ici préalablement. Dans le fait, la diversité des règles et l’unité des principes, voilà ce qu’exige la raison pour mettre l’entendement parfaitement d’accord avec lui-même, de même que l’entendement soumet à des concepts la diversité des intuitions et par là les relie entre elles. Mais un tel principe ne prescrit point de loi aux objets et il n’explique nullement comment on peut en général les connaître et les déterminer comme tels ; il n’est qu’une loi subjective de cette économie dans l’usage des richesses de notre entendement, qui consiste à en ramener généralement tous les concepts, par la comparaison, au plus petit nombre possible, sans se croire autorisé pour cela à exiger des objets mêmes une unité si bien faite pour la commodité et l’extension de notre entendement et à attribuer à cette maxime une valeur objective. En un mot, la question est de savoir si la raison en soi, c’est-à-dire la raison pure, contient à priori des principes et des règles synthétiques, et en quoi consistent ces principes.

Le procédé formel et logique de la raison dans le raisonnement nous fournit déjà une indication suffisante pour trouver le fondement sur lequel repose le principe transcendental de cette faculté dans la connaissance synthétique que nous devons à la raison pure.

D’abord le raisonnement ne consiste pas à ramener à certaines règles des intuitions (comme fait l’entendement avec ses catégories), mais des concepts et des jugements. Si donc la raison pure se rapporte aussi à des objets, elle n’a point de rapport immédiat avec eux ou avec l’intuition que nous en avons, mais seulement avec l’entendement et ses jugements, lesquels s’appliquent immédiatement aux sens et à leur intuition pour en déterminer l’objet. L’unité de la raison n’est donc pas celle d’une expérience possible ; elle est essentiellement distincte de celle-ci, qui est l’unité de l’entendement. Le principe qui veut que tout ce qui arrive ait une cause n’est point du tout connu et prescrit par la raison. Il rend possible l’unité de l’expérience, et il n’emprunte rien à la raison, qui, sans ce rapport à une expérience possible, n’aurait pu avec de simples concepts prescrire une unité synthétique de ce genre.

En second lieu, la raison dans son usage logique cherche la condition générale de son jugement (de la conclusion), et le raisonnement n’est lui-même autre chose qu’un jugement que nous formons en subsumant sa condition sous une règle générale (la majeure). Or, comme cette règle doit être soumise à son tour à la même tentative de la part de la raison, et qu’il faut aussi chercher (au moyen d’un prosyllogisme) la condition de la condition, et ainsi de suite aussi loin qu’il est possible de remonter, on voit que le principe propre de la raison en général dans son usage logique est de trouver pour la connaissance conditionnelle de l’entendement l’élément inconditionnel qui doit en accomplir l’unité.

Mais cette maxime logique ne peut être un principe de la raison pure, qu’autant qu’on admet qu’avec le conditionnel est donnée aussi (c’est-à-dire contenue dans l’objet et dans sa liaison) toute la série des conditions subordonnées, laquelle, par conséquent, est elle-même inconditionnelle.

Or un tel principe de la raison pure est évidemment synthétique ; car le conditionnel se rapporte bien analytiquement à une condition, mais non pas à l’inconditionnel. Il en doit dériver aussi diverses propositions synthétiques, dont l’entendement pur ne sait rien, puisqu’il n’a affaire qu’à des objets d’expérience possible, dont la connaissance et la synthèse sont toujours conditionnelles. Mais, dès que nous avons réellement atteint l’inconditionnel, nous pouvons l’examiner en particulier dans toutes les déterminations qui le distinguent de tout conditionnel, et par conséquent il doit donner matière à plusieurs propositions synthétiques à priori.

Les propositions fondamentales qui dérivent de ce principe suprême de la raison pure sont transcendantes par rapport à tous les phénomènes, c’est-à-dire qu’il est impossible de tirer jamais de ce principe un usage empirique qui lui soit adéquat. Il est donc bien différent de tous les principes de l’entendement (dont l’usage est parfaitement immanent, puisqu’ils n’ont d’autre thème que la possibilité de l’expérience). Ce principe, que la série des conditions (dans la synthèse des phénomènes ou même de la pensée des choses en général) s’élève jusqu’à l’inconditionnel, a-t-il une valeur objective, et quelles sont les conséquences qui en dérivent relativement à l’usage empirique de l’entendement ? Ou ne serait-il pas plus vrai de dire qu’il n’y a aucun principe rationnel de ce genre ayant une valeur objective, mais simplement une prescription logique qui veut qu’en remontant à des conditions toujours plus élevées, nous nous rapprochions de l’intégrité de ces conditions, et que nous portions ainsi notre connaissance à la plus haute unité possible pour nous ? N’est-ce point par l’effet d’un malentendu que nous prenons ce besoin de la raison pour un principe transcendental de la raison pure, imposant témérairement cette intégrité absolue à la série des conditions dans les objets mêmes ? Et s’il en est ainsi, quelles sont les fausses interprétations et les illusions qui peuvent se glisser dans les raisonnements dont la majeure est tirée de la raison pure (et est peut-être plutôt une pétition qu’un postulat), et qui s’élèvent de l’expérience à ses conditions ? Voilà ce que nous avons à examiner dans la dialectique transcendentale, qu’il s’agit maintenant de dériver de ses sources, lesquelles sont profondément cachées dans la raison humaine. Nous la diviserons en deux parties principales, dont la première traitera des concepts transcendants de la raison pure, et la seconde de ses raisonnements transcendants et dialectiques.


LIVRE PREMIER

Des concepts de la raison pure

À quelque résultat qu’on puisse arriver sur la possibilité des concepts qui dérivent de la raison pure, ces concepts ne sont pas seulement réfléchis, mais conclus. Les concepts de l’entendement sont aussi à priori, c’est-à-dire antérieurs à l’expérience, qu’ils servent à constituer ; mais ils ne contiennent rien de plus que l’unité de la réflexion sur les phénomènes, en tant que ceux-ci doivent nécessairement faire partie d’une connaissance empirique possible. La connaissance et la détermination d’un objet ne sont possibles que par eux. Ils fournissent donc la première matière des conclusions, et il n’y a point avant eux de concepts à priori des objets, d’où ils puissent être conclus. Aussi leur réalité objective se fonde-t-elle uniquement sur ce que, constituant la forme intellectuelle de toute expérience, on doit toujours pouvoir en montrer l’application dans l’expérience.

Mais l’expression même de concept rationnel[ndt 180] indique d’avance que ce concept ne se renferme point dans les limites de l’expérience ; car il désigne une connaissance dont toute connaissance empirique n’est qu’une partie (une connaissance qui peut-être représente l’ensemble de l’expérience possible ou de sa synthèse empirique), et à laquelle jamais l’expérience réelle n’est parfaitement adéquate, bien qu’elle en fasse toujours partie. Les concepts de la raison servent à comprendre[ndt 181], comme ceux de l’entendement à entendre[ndt 182] (les perceptions). En renfermant l’inconditionnel, ils désignent une chose sous laquelle rentre toute expérience, mais qui n’est jamais elle-même un objet d’expérience ; une chose à laquelle conduit la raison dans les conclusions qu’elle tire de l’expérience, et d’après laquelle elle estime et mesure le degré de son usage empirique, mais qui ne forme jamais un membre de la synthèse empirique. Si cependant ces concepts ont une valeur objective, ils peuvent être nommés conceptus ratiocinati (concepts rigoureusement conclus) ; dans le cas contraire, ils ont au moins une apparence subreptice de conclusion, et peuvent être appelés conceptus ratiocinantes (concepts sophistiques). Mais, comme ce point ne peut être décidé que dans le chapitre des raisonnements dialectiques de la raison pure, nous ne saurions encore le prendre ici en considération. En attendant, de même que nous avons nommé catégories les concepts purs de l’entendement, nous désignerons sous un nom nouveau les concepts de la raison pure : nous les appellerons idées transcendentales ; nous allons expliquer et justifier cette dénomination.

PREMIÈRE SECTION

Des idées en général

Malgré la grande richesse de nos langues, le philosophe se voit souvent embarrassé pour trouver une expression qui convienne exactement à sa pensée, et faute de cette expression, il ne peut se rendre intelligible ni aux autres ni à lui-même. Forger de nouveaux mots est une prétention à s’ériger en législateur de la langue qui est rarement bien accueillie. Avant d’en venir à ce moyen douteux, il est plus sage de chercher si quelque langue morte et savante ne présenterait pas l’idée en question avec l’expression qui lui convient ; et, dans le cas où l’antique usage de cette expression serait devenu incertain par la faute de son auteur, il vaut encore mieux s’en servir en revenant au sens qui lui est propre (dût-on laisser douteuse la question de savoir si ce sens était bien celui qu’on lui donnait), que de tout perdre en se rendant inintelligible.

Si donc, pour exprimer un certain concept, qu’il importe de distinguer de tout autre concept analogue, il ne se trouve qu’un seul mot dont l’acception reçue convienne exactement à ce concept, il est sage de ne pas le prodiguer, ou de ne pas l’employer seulement comme synonyme pour varier ses expressions, mais de lui conserver soigneusement sa signification particulière ; autrement, l’expression n’ayant pas suffisamment occupé l’attention et se perdant dans une foule d’autres de sens très-différents, il arrive tout naturellement que la pensée, qu’elle aurait pu seule conserver, se perd avec elle. Platon se servit du mot idée de telle sorte qu’on voit bien qu’il entendait par là quelque chose qui non-seulement ne dérive pas des sens, mais dépasse même les concepts de l’entendement dont s’est occupé Aristote, puisque l’on ne saurait rien trouver dans l’expérience qui y corresponde. Les idées sont pour lui les types des choses mêmes, et non pas de simples clefs pour des expériences possibles, comme les catégories. Dans son opinion, elles dérivent de la raison suprême, d’où elles ont passé dans la raison humaine : mais cette dernière se trouve actuellement déchue de son état primitif, et ce n’est qu’avec peine qu’au moyen de la réminiscence (qui s’appelle la philosophie) elle peut rappeler ses anciennes idées, aujourd’hui fort obscurcies. Je ne veux pas m’engager ici dans une recherche littéraire pour déterminer le sens que le sublime philosophe attachait à son expression. Je remarque seulement que, soit dans le langage ordinaire, soit dans les écrits, il n’est pas rare d’arriver par le rapprochement des pensées qu’un auteur a voulu exprimer sur son objet, à le comprendre mieux qu’il ne s’est compris lui-même, faute d’avoir suffisamment déterminé son idée et pour avoir été conduit ainsi à parler ou même à penser contrairement à son but.

Platon voyait très-bien que notre faculté de connaître sent un besoin beaucoup plus élevé que celui d’épeler des phénomènes pour les lier synthétiquement et les lire ainsi dans l’expérience, et que notre raison s’élève naturellement à des connaissances trop hautes pour qu’un objet, donné par l’expérience, puisse jamais y correspondre, mais qui n’en ont pas moins leur réalité et ne sont pas pour cela de pures chimères.

Platon trouvait surtout ses idées dans tout ce qui est pratique[66], c’est-à-dire dans ce qui repose sur la liberté, laquelle, de son côté, est soumise à des connaissances qui sont proprement un produit de la raison. Celui qui voudrait puiser dans l’expérience les concepts de la vertu, ou (comme beaucoup l’ont fait réellement) donner pour type à la connaissance ce qui, en tous cas, ne peut servir que d’exemple ou de moyen imparfait d’explication, celui-là ferait de la vertu une chose équivoque, variable suivant les temps et les circonstances, et incapable de fournir aucune règle. Au contraire chacun s’aperçoit que, si on lui présente un certain homme comme le modèle de la vertu, il trouve dans son propre esprit le véritable original auquel il compare ce prétendu modèle et d’après lequel il le juge lui-même. Or c’est là l’idée de la vertu ; et si l’on en peut trouver des exemples dans les objets possibles de l’expérience (ou des preuves qui montrent que ce qu’exige le concept de la raison est praticable dans une certaine mesure), ce n’est pas là qu’il en faut chercher le type. De ce qu’un homme n’agit jamais d’une manière adéquate à ce que contient la pure idée de la vertu, il ne s’en suit nullement que cette idée soit quelque chose de chimérique. En effet tout jugement sur la valeur morale ou le manque de valeur morale des actions n’est possible qu’au moyen de cette idée ; par conséquent elle sert nécessairement de fondement à tout progrès vers la perfection morale, si loin d’ailleurs que nous en soyons retenus par les obstacles que nous rencontrons dans la nature humaine et dont il est impossible de déterminer le degré.

La république de Platon est devenue proverbiale comme exemple frappant d’une perfection imaginaire, qui ne peut avoir son siége que dans le cerveau d’un penseur oisif, et Brucker trouve ridicule cette assertion du philosophe, que jamais un prince ne gouvernera bien s’il ne participe aux idées. Mais il vaudrait mieux s’attacher davantage à cette pensée, et (là où cet excellent homme nous laisse sans secours) faire de nouveaux efforts pour la mettre en lumière, que de la rejeter comme inutile sous ce très-misérable et très-fâcheux prétexte qu’elle est impraticable. Une constitution ayant pour but la liberté humaine la plus grande possible, en la fondant sur des lois qui permettent à la liberté de chacun de s’accorder avec celle de tous les autres (je ne parle pas du plus grand bonheur possible, car il en découlera naturellement), c’est là au moins une idée nécessaire, qui doit servir de principe non-seulement au premier plan d’une constitution politique, mais encore à toutes les lois, et où il faut d’abord faire abstraction de tous les obstacles actuels, lesquels résultent peut-être bien moins inévitablement de la nature humaine que du mépris des vraies idées en matière de législation. En effet il ne peut rien y avoir de plus préjudiciable et de plus indigne d’un philosophe que d’en appeler, comme on le fait vulgairement, à une expérience soi-disant contraire ; car cette expérience n’aurait jamais existé si l’on avait su consulter les idées en temps opportun et si, à leur place, des préjugés grossiers, justement parce qu’ils venaient de l’expérience, n’avaient pas rendu tout bon dessein inutile. Plus la législation et le gouvernement seraient conformes à ces idées, plus les peines deviendraient rares, et il est tout à fait raisonnable de penser (avec Platon) que, dans une constitution parfaite, elles ne seraient plus du tout nécessaires. Quoique cette dernière chose ne puisse jamais se réaliser, ce n’en est pas moins une idée juste que celle qui pose ce maximum comme le type qu’on doit avoir en vue pour rapprocher toujours davantage la constitution légale des hommes de la plus grande perfection possible. En effet personne ne peut et ne doit déterminer quel est le plus haut degré où doive s’arrêter l’humanité, et par conséquent combien grande est la distance qui doit nécessairement subsister entre l’idée et sa réalisation ; car la liberté peut toujours dépasser les bornes assignées.

Mais ce n’est pas seulement dans les choses où la raison humaine montre une véritable causalité et où les idées sont des causes efficientes (des actions et de leurs objets), c’est-à-dire dans les choses morales, c’est aussi dans la nature même que Platon voit avec raison des preuves évidentes de cette vérité, que les choses doivent leur origine à des idées. Une plante, un animal, l’ordonnance régulière du monde (sans doute aussi l’ordre entier de la nature) montrent clairement que tout cela n’est possible que d’après des idées. À la vérité, aucune créature individuelle, dans les conditions individuelles de son existence, n’est adéquate à l’idée de la plus grande perfection de son espèce (de même que l’homme ne peut reproduire qu’imparfaitement l’idée de l’humanité, qu’il porte dans son âme comme le modèle de ses actions), mais chacune de ces idées n’en est pas moins déterminée immuablement et complètement dans l’intelligence suprême ; elles sont les causes originaires des choses, mais seul l’ensemble des choses qu’elles relient dans le monde leur est parfaitement adéquat. À part ce qu’il peut y avoir d’exagéré dans l’expression, c’est une tentative digne de respect et qui mérite d’être imitée, que cet essor de l’esprit du philosophe pour s’élever de la contemplation de la copie que lui offre l’ordre physique du monde à cet ordre architectonique qui se règle sur des fins, c’est-à-dire sur des idées. Mais, pour ce qui est des principes de la morale, de la législation et de la religion, où les idées rendent possible l’expérience elle-même (du bien), quoiqu’elles n’y puissent jamais être entièrement exprimées, cette tentative a un mérite tout particulier, qu’on ne méconnaît que par ce qu’on en juge d’après ces mêmes règles empiriques qui doivent perdre toute leur valeur de principes en face des idées. En effet, si, à l’égard de la nature, c’est l’expérience qui nous donne la règle et qui est la source de la vérité, à l’égard des lois morales, c’est l’expérience (hélas !) qui est la mère de l’apparence, et c’est se tromper grossièrement que de tirer de ce qui se fait les lois de ce qui doit se faire, ou de vouloir les y restreindre.

Mais, au lieu de nous livrer à ces considérations qui, convenablement présentées, font en réalité la vraie gloire du philosophe, occupons-nous à présent d’un travail beaucoup moins brillant, mais qui n’est pourtant pas non plus sans mérite. Il s’agit de déblayer et d’affermir le sol qui doit porter le majestueux édifice de la morale ; car en le fouillant avec bonne intention, mais inutilement, pour y trouver des trésors, la raison y a creusé bien des trous de taupe qui menacent la solidité de cet édifice. L’usage transcendental de la raison pure, ses principes et ses idées, voilà donc ce que nous sommes obligés de connaître exactement pour pouvoir déterminer l’influence de la raison pure et en apprécier la valeur. Cependant, avant de quitter cette introduction, je supplie ceux qui ont la philosophie à cœur (ce qui dit plus qu’on ne semble le croire ordinairement), je les supplie, s’ils se trouvent convaincus par ce que je viens de dire et par ce qui suit, de prendre sous leur protection l’expression d’idée ramenée à son sens primitif, afin qu’on ne la confonde plus désormais avec les autres expressions dont on a coutume de se servir pour désigner indistinctement les divers modes de représentation, au grand préjudice de la science. Il y a pourtant assez d’expressions parfaitement appropriées aux différentes espèces de représentations, pour que nous n’ayons pas besoin, quand nous voulons exprimer l’une, d’empiéter sur le domaine d’une autre. En voici une échelle graduée. Le terme générique est la représentation[ndt 183] en général (repræsentatio). La représentation avec conscience est la perception[ndt 184] (perceptio). Une perception qui se rapporte simplement au sujet, comme modification de son état, est une sensation[ndt 185] (sensatio) ; une perception objective est une connaissance[ndt 186] (cognitio). La connaissance à son tour est ou intuition[ndt 187] ou concept[ndt 188] (intuitus vel conceptus). La première se rapporte immédiatement à l’objet et elle est singulière ; le second ne s’y rapporte que médiatement, au moyen d’un signe qui peut être commun à plusieurs choses. Le concept est ou empirique ou pur ; et le concept pur, en tant qu’il a uniquement son origine dans l’entendement (et non dans une image pure de la sensibilité) s’appelle notion (notio[ndt 189]). Un concept formé de notions qui dépassent la possibilité de l’expérience est une idée[ndt 190], c’est-à-dire un concept rationnel[ndt 191]. Quand on est une fois accoutumé à ces distinctions, on ne peut plus supporter d’entendre appeler idée la représentation de la couleur rouge ; elle n’est même pas une notion (un concept de l’entendement.)


DEUXIÈME SECTION

Des idées transcendentales

L’analytique transcendentale nous a montré comment la forme purement logique de notre connaissance peut contenir la source de concepts purs à priori, qui représentent des objets antérieurement à toute expérience, ou plutôt qui expriment une unité synthétique sans laquelle serait impossible toute connaissance empirique des objets. La forme des jugements (convertie en concept de la synthèse des intuitions) a produit des catégories qui dirigent tout usage de l’entendement dans l’expérience. Nous pouvons espérer de même que la forme des raisonnements, appliquée à l’unité synthétique des intuitions suivant la règle des catégories, contiendra aussi la source de concepts particuliers à priori, que nous nommerons concepts purs de la raison ou idées transcendentales, et qui détermineront d’après des principes l’usage de l’entendement dans l’ensemble de l’expérience tout entière.

La fonction de la raison dans ses raisonnements réside dans l’universalité de la connaissance par concepts, et le raisonnement n’est lui-même qu’un jugement, qui est déterminé à priori dans toute l’étendue de sa condition. Cette proposition : Caïus est mortel, je pourrais aussi la tirer simplement de l’expérience par le moyen de l’entendement. Mais je cherche un concept contenant la condition sous laquelle est donné le prédicat (l’assertion en général) de ce jugement (c’est-à-dire ici le concept de l’homme) ; et, après avoir subsumé sous cette condition prise dans toute son extension (tous les hommes sont mortels), je détermine en conséquence la connaissance de mon objet (Caïus est mortel).

Nous restreignons donc, dans la conclusion d’un raisonnement, un prédicat à un certain objet, après l’avoir préalablement conçu, en la majeure, dans toute son extension sous une certaine condition, et c’est cette entière extension dans la quantité d’une condition de ce genre qui s’appelle l’universalité (universalitas). À cette universalité correspond, dans la synthèse des intuitions, la totalité[ndt 192] (universitas) des conditions. Le concept rationnel transcendental n’est donc que celui de la totalité des conditions d’un conditionnel donné. Or, comme seul l’inconditionnel rend possible la totalité des conditions, et que réciproquement la totalité des conditions est elle-même toujours inconditionnelle, un concept rationnel pur peut être défini le concept de l’inconditionnel, en tant qu’il sert de principe à la synthèse du conditionnel.

Or, autant l’entendement se représente de rapports au moyen des catégories, autant il y aura aussi de concepts rationnels purs. Il faudra donc chercher un inconditionnel : 1o pour la synthèse catégorique en un sujet : 2o pour la synthèse hypothétique des membres d’une série ; 3o pour la synthèse disjonctive des parties dans un système.

Il y a en effet tout juste autant d’espèces de raisonnements, dont chacune tend à l’inconditionnel par des prosyllogismes : la première, à un sujet qui ne soit plus lui-même prédicat ; la seconde, à une supposition qui ne suppose rien de plus ; la troisième, à un agrégat des membres de la division qui ne laisse rien à demander de plus pour la parfaite division d’un concept. Les concepts rationnels purs de la totalité dans la synthèse des conditions sont donc nécessaires, du moins comme problèmes, pour pousser, autant que possible, l’unité de l’entendement jusqu’à l’inconditionnel, et ils ont à ce titre leur fondement dans la nature humaine, bien que peut-être ces concepts transcendentaux n’aient point in concreto d’usage qui leur soit approprié, et qu’ils n’aient d’autre utilité que de diriger l’entendement de manière à ce qu’en étendant son usage aussi loin que possible, il reste toujours d’accord avec lui-même.

Mais en parlant ici de la totalité des conditions et de l’inconditionnel ou de l’absolu[ndt 193] comme d’un titre commun à tous les concepts rationnels, nous rencontrons une expression que nous ne saurions nous dispenser d’employer, mais dont nous ne pouvons nous servir sûrement à cause de l’ambiguïté produite par le long abus qu’on en a fait. Le mot absolu est du petit nombre de ceux qui, dans leur sens primitif, désignaient un concept qu’aucune autre expression de la même langue ne peut rendre exactement, et dont la perte, ou, ce qui est la même chose, l’acception ambiguë entraîne nécessairement la perte du concept même ; et il s’agit ici d’un concept qui, occupant beaucoup la raison, ne saurait lui faire défaut sans un grand dommage pour tous les jugements transcendentaux. Le mot absolu est le plus souvent employé aujourd’hui pour indiquer simplement que quelque chose est considéré en soi et a par conséquent une valeur intrinsèque. Dans ce sens, l’expression absolument possible signifierait possible en soi (interne), ce qui est dans le fait le moins qu’on puisse dire d’une chose. D’un autre côté, on l’emploie aussi quelquefois pour désigner que quelque chose est valable à tous égards (d’une façon illimitée, comme par exemple le pouvoir absolu), et en ce sens l’expression absolument possible signifierait possible sous tous les rapports, ce qui est le plus que l’on puisse dire de la possibilité d’une chose. Or ces sens se rencontrent parfois ensemble. Ainsi, par exemple, ce qui est impossible intrinsèquement l’est aussi sous tous les rapports, par conséquent absolument. Mais, dans la plupart des cas, ils sont infiniment éloignés, et de ce qu’une chose est possible en soi, je n’en puis nullement conclure qu’elle soit possible aussi à tous égards, par conséquent absolument. Je montrerai même dans la suite que la nécessité absolue ne dépend nullement dans tous les cas de la nécessité interne, et que par conséquent, elle ne doit pas être regardée comme son équivalent. Sans doute, dès que le contraire de quelque chose est intrinsèquement impossible, il est aussi par là même absolument impossible ; mais la réciproque n’est pas vraie : de ce qu’une chose est absolument nécessaire, je ne puis conclure que le contraire de cette chose soit intrinsèquement impossible, ou que la nécessité absolue des choses soit une nécessité interne ; car cette nécessité interne est dans certains cas une expression tout à fait vide, à laquelle nous ne saurions attacher le moindre concept, tandis que la nécessité d’une chose à tous égards (pour tout le possible) implique des déterminations toutes particulières. Or, comme la perte d’un concept de grande application dans la philosophie spéculative ne peut jamais être indifférente au philosophe, j’espère qu’il ne verra pas non plus avec indifférence les précautions prises pour déterminer et conserver l’expression à laquelle est attaché le concept.

Je me servirai donc du mot absolu dans ce sens plus étendu, en l’opposant à ce qui n’a qu’une valeur comparative, ou n’a de valeur que sous un certain rapport ; car cette dernière valeur est restreinte à des conditions, tandis que la première est sans restriction.

Or le concept rationnel transcendental ne se rapporte jamais qu’à l’absolue totalité dans la synthèse des conditions, et jamais il ne s’arrête qu’à ce qui est inconditionnel absolument, c’est-à-dire sous tous les rapports. En effet, la raison pure abandonne tout à l’entendement, qui s’applique immédiatement aux objets de l’intuition ou plutôt à la synthèse de ces objets dans l’imagination. Elle se réserve seulement l’absolue totalité dans l’usage des concepts de l’entendement, et cherche à pousser l’unité synthétique, conçue dans la catégorie, jusqu’à l’inconditionnel absolu[ndt 194]. On peut donc désigner cette totalité sous le titre d’unité rationnelle[ndt 195] des phénomènes, par opposition à celle qu’exprime la catégorie et qui est l’unité intellectuelle[ndt 196]. Ainsi la raison ne se rapporte qu’à l’usage de l’entendement, non pas, à la vérité, en tant qu’il contient le principe d’une expérience possible (car la totalité absolue des conditions n’est pas un concept applicable dans une expérience, parce qu’il n’y a pas d’expérience qui soit inconditionnelle), mais pour lui prescrire de se diriger en vue d’une certaine unité dont il n’a aucun concept et qui tend à embrasser en un tout absolu tous les actes de l’entendement relativement à chaque objet. Aussi l’usage objectif des concepts purs de la raison est-il toujours transcendant, tandis que celui des concepts purs de l’entendement d’après sa nature, doit toujours être immanent, puisqu’il se borne simplement à l’expérience possible.

J’entends par idée un concept rationnel nécessaire, auquel ne peut correspondre aucun objet donné par les sens. Ainsi les concepts purs de la raison, que nous examinons maintenant, sont des idées transcendentales. Ce sont des concepts de la raison pure ; car ils considèrent toute connaissance expérimentale comme déterminée par une totalité absolue des conditions. Ils ne sont pas formés arbitrairement, mais ils nous sont donnés par la nature même de la raison, et ils se rapportent d’une manière nécessaire à tout l’usage de l’entendement. Ils sont enfin transcendants, et dépassent les limites de toute expérience, où l’on ne saurait jamais trouver un objet adéquat à l’idée transcendentale. Lorsqu’on nomme une idée, on dit beaucoup eu égard à l’objet (comme objet de l’entendement pur), mais on dit très-peu eu égard au sujet (c’est-à-dire relativement à sa réalité sous des conditions empiriques), précisément parce que, comme concept d’un maximum, elle ne peut jamais être donnée in concreto dans une intuition adéquate. Or, comme ce concept est proprement tout le but de l’usage purement spéculatif de la raison, et que, si l’on ne fait qu’approcher d’un concept, sans pouvoir l’atteindre jamais dans l’exécution[ndt 197], c’est comme si on le manquait tout à fait, on dit d’un concept de ce genre qu’il n’est qu’une idée. Ainsi, on pourrait dire que la totalité absolue des phénomènes n’est qu’une idée ; car, comme nous ne saurions jamais nous figurer rien de pareil, elle reste un problème sans solution. Au contraire, comme dans l’usage pratique de l’entendement, il ne s’agit que de l’exécution de certaines règles, l’idée de la raison pratique peut toujours être donnée réellement, bien que partiellement, in concreto, et même elle est la condition indispensable de tout usage pratique de la raison. L’exécution de cette idée est toujours bornée et défectueuse, mais dans des limites qu’il est impossible de déterminer, et, par conséquent, elle est toujours soumise à l’influence du concept d’une absolue perfection. L’idée pratique est donc toujours extrêmement féconde, et elle est indispensablement nécessaire par rapport aux actions réelles. La raison pure y puise la causalité nécessaire pour produire réellement ce qui y est contenu. Aussi ne peut-on dire dédaigneusement de la sagesse qu’elle n’est qu’une idée : mais, précisément parce qu’elle est l’idée de l’unité nécessaire de toutes les fins possibles, elle doit servir de règle à toute pratique, comme condition originaire et tout au moins restrictive.

Quoiqu’on puisse dire que les concepts transcendentaux de la raison ne sont que des idées, on ne doit pas cependant les regarder comme superflus et vains. En effet, si aucun objet ne peut être déterminé par là, ils peuvent du moins fournir au fond et en secret à l’entendement un canon qui lui permette d’étendre et d’accorder son usage, et qui, sans lui faire connaître aucun autre objet que ceux qu’il connaîtrait au moyen de ses propres concepts, le dirige mieux et le conduit plus avant dans cette connaissance. Je n’ajoute point ici que ces idées servent peut-être à former un passage entre les concepts de la nature et les concepts pratiques, et à donner ainsi aux idées pratiques elles-mêmes un support et un lien avec les connaissances spéculatives de la raison : tout cela se trouvera expliqué plus tard.

Mais, pour ne pas nous écarter de notre but, laissons ici de côté les idées pratiques, et considérons uniquement la raison dans son usage spéculatif, en restreignant encore celui-ci au point de vue transcendental. Il nous faut suivre ici la marche que nous avons suivie plus haut dans la déduction des catégories, c’est-à-dire examiner la forme logique de la connaissance rationnelle, et voir si par hasard la raison n’est point par là une source de concepts au moyen desquels nous regarderions des objets en soi comme synthétiquement déterminés à priori relativement à telle ou telle fonction de la raison.

La raison, considérée comme la faculté qui donne une certaine forme logique à la connaissance, est la faculté de conclure, c’est-à-dire de juger médiatement (en subsumant la condition d’un jugement possible sous celle d’un jugement donné). Le jugement donné est la règle générale (la majeure, major). La subsomption de la condition d’un autre jugement possible sous la condition de la règle est la mineure (minor). Enfin le jugement réel, qui exprime l’assertion de la règle dans le cas subsumé, est la conclusion (conclusio). En effet la règle exprime quelque chose de général sous une certaine condition. Or la condition de la règle se trouve dans un cas donné. Donc ce qui avait une valeur générale sous cette condition doit être considéré comme ayant la même valeur dans le cas donné (qui renferme cette condition). On voit aisément que la raison arrive à une connaissance au moyen d’actes de l’entendement qui constituent une série de conditions. Si je n’arrive à cette proposition : tous les corps sont changeants, qu’en partant de cette connaissance plus éloignée (où le concept du corps ne se trouve pas encore, mais qui en contient la condition) : tout composé est changeant, et en allant de celle-ci à cette autre plus rapprochée, qui est soumise à la condition de la première : les corps sont composés, pour passer enfin de cette seconde à une troisième, qui unit la connaissance éloignée (le terme changeant) à la connaissance présente : donc les corps sont changeants ; je passe alors par une série de conditions (de prémisses) pour arriver à une connaissance (à une conclusion). Or toute série dont l’exposant (que ce soit un jugement catégorique ou hypothétique) est donné, pouvant être poursuivie, le même procédé rationnel conduit à la ratiocinatio polysyllogistica, laquelle est une série de raisonnements qui peut être indéfiniment continuée, soit du côté des conditions (per prosyllogismos), soit du côté du conditionnel (per episyllogismos).

Il est aisé de voir que la chaîne ou la série des prosyllogismes, c’est-à-dire des connaissances poursuivies du côté des principes ou des conditions d’une connaissance donnée, ou, en d’autres termes, que la série ascendante des raisonnements doit se comporter à l’égard de la raison tout autrement que la série descendante, c’est-à-dire la progression que suit la raison, du côté du conditionnel, par le moyen des épisyllogismes. En effet, puisque dans le premier cas la connaissance (conclusio) n’est donnée que comme conditionnelle, on ne saurait arriver rationnellement à cette connaissance que si l’on suppose donnés tous les membres de la série du côté des conditions (c’est-à-dire la totalité dans la série des prémisses) : ce n’est que dans cette supposition que le jugement en question est possible à priori ; au contraire, du côté du conditionnel ou des conséquences, on ne conçoit qu’une série future, et non une série déjà entièrement supposée ou donnée, et, par conséquent, qu’une progression virtuelle[ndt 198]. Si donc une connaissance est regardée comme conditionnelle, la raison est forcée de considérer la série des conditions, suivant une ligne ascendante, comme achevée et donnée dans sa totalité. Mais, si cette même connaissance est regardée en même temps comme la condition d’autres connaissances, qui constituent entre elles une série de connaissances, suivant une ligne descendante, la raison peut demeurer tout à fait indifférente sur la question de savoir jusqu’où s’étend cette progression à parte posteriori, et même si en général la totalité de cette série est possible ; elle n’a pas besoin en effet d’une telle série pour la conclusion qui se présente à elle, puisque cette conclusion est déjà suffisamment déterminée et assurée par ses principes à parte priori. Soit donc que, du côté des conditions, la série des prémisses ait un point de départ comme condition suprême, ou qu’elle n’en ait pas et qu’elle soit ainsi sans limites à parte priori, toujours doit-elle représenter la totalité des conditions, ne dussions-nous jamais parvenir à l’embrasser ; et il faut que la série entière soit vraie absolument, pour que le conditionnel, qui en est regardé comme une conséquence, puisse être lui-même tenu pour vrai. C’est là ce qu’exige la raison, laquelle présente sa connaissance, ou bien comme étant par elle-même déterminée à priori et nécessaire, auquel cas il n’y a pas besoin de principes, ou bien, quand cette connaissance est dérivée, comme un membre d’une série de principes, qui est elle-même absolument vraie.


TROISIÈME SECTION

Système des idées transcendentales

Nous n’avons pas à nous occuper ici d’une dialectique logique, qui fait abstraction de tout contenu de la connaissance et ne découvre la fausse apparence que dans la forme des raisonnements, mais d’une dialectique transcendentale, qui doit contenir tout à fait à priori l’origine de certaines connaissances dérivées de la raison pure, ou de certains concepts déduits dont l’objet ne peut être donné empiriquement et qui par conséquent sont absolument en dehors de la sphère de l’entendement pur. Du rapport qui doit naturellement exister, aussi bien dans les raisonnements que dans les jugements, entre l’usage transcendental de notre connaissance et son usage logique, nous avons conclu qu’il n’y a que trois espèces de raisonnements dialectiques, lesquels se rapportent en général aux trois sortes de raisonnements par lesquels la raison peut aller de certains principes à certaines connaissances, et qu’en tout sa fonction consiste à s’élever de la synthèse conditionnelle, à laquelle l’entendement reste toujours attaché, à la synthèse inconditionnelle, qu’il ne peut jamais atteindre.

Or, si l’on envisage d’une manière générale tous les rapports que peuvent avoir nos représentations, on trouve 1o le rapport au sujet, 2o le rapport à des objets ; et ces objets à leur tour peuvent être considérés soit comme phénomènes, soit comme objets de la pensée en général. Si l’on joint cette subdivision à la première, on verra que le rapport des représentations, dont nous pouvons nous faire un concept ou une idée, est triple, et l’on aura : 1o le rapport au sujet ; 2o le rapport à la diversité de l’objet dans le phénomène ; 3o le rapport à toutes les choses en général.

Or tous les concepts purs en général ont à tenir compte de l’unité synthétique des représentations, et les concepts de la raison pure (les idées transcendentales), de l’unité synthétique absolue de toutes les conditions en général. Par conséquent toutes les idées transcendentales se ramèneront à trois classes, dont la première contient l’unité absolue (inconditionnelle) du sujet pensant ; la seconde, l’unité absolue de la série des conditions du phénomène ; la troisième, l’unité absolue de la condition de tous les objets de la pensée en général.

Le sujet pensant est l’objet de la psychologie ; l’ensemble de tous les phénomènes (le monde), celui de la cosmologie ; et ce qui contient la condition suprême de la possibilité de tout ce qui peut être conçu (l’être de tous les êtres), l’objet de la théologie. La raison pure nous fournit donc l’idée d’une psychologie transcendentale (psychologia rationalis), d’une cosmologie transcendentale (cosmologia rationalis), enfin d’une théologie transcendentale (theologia transcendentalis). L’entendement ne saurait tracer la plus simple esquisse de l’une ou de l’autre de ces sciences, quand même il se lierait à l’usage logique le plus élevé de la raison, c’est-à-dire à tous les raisonnements imaginables, de manière à s’avancer de l’un des objets auxquels s’applique cet usage (d’un phénomène) à tous les autres et à s’élever ainsi aux membres les plus éloignés de la synthèse empirique ; elle est simplement un produit véritable ou un problème de la raison pure.

Quels sont les modes (modi) des concepts purement rationnels, compris sous ces trois titres de toutes les idées transcendentales ? C’est ce que le chapitre suivant exposera d’une manière complète. Ils suivent le fil des catégories. En effet la raison pure ne se rapporte jamais directement à des objets, mais aux concepts que l’entendement nous en donne. Ce n’est d’ailleurs qu’après avoir parcouru tout l’ensemble de ce travail que l’on pourra comprendre clairement comment, par l’usage synthétique de cette même fonction dont elle se sert dans les raisonnements catégoriques, la raison est nécessairement conduite au concept de l’unité absolue du sujet pensant ; comment le procédé logique qu’elle emploie dans les idées hypothétiques doit nécessairement amener celle de l’inconditionnel absolu dans une série de conditions données ; comment enfin la simple forme du raisonnement disjonctif appelle inévitablement l’idée d’un être de tous les êtres. Il y a là quelque chose qui, au premier abord, paraît extrêmement paradoxal.

Il n’y a pas, à proprement parler, pour ces idées transcendentales, de déduction objective possible, comme celle que nous avons pu donner pour les catégories. C’est qu’en effet, précisément parce qu’elles ne sont que des idées, elles n’ont point de rapport à quelque objet qui puisse être donné comme y correspondant. Tout ce que nous pouvions entreprendre, c’était de les dériver subjectivement de la nature de notre raison, et c’est aussi ce que nous avons fait dans le présent chapitre.

On voit aisément que la raison pure n’a d’autre but que l’absolue totalité de la synthèse du côté des conditions (soit d’inhérence, soit de dépendance, soit de concurrence), et qu’elle n’a pas à s’inquiéter de l’intégrité absolue du côté du conditionnel. En effet elle n’a besoin que de la première, afin de pouvoir supposer la série entière des conditions et la donner ainsi à priori à l’entendement. Dès qu’il y a une condition donnée intégralement (et inconditionnellement), elle n’a plus besoin d’un concept rationnel pour continuer la série ; car l’entendement descend alors de lui-même de la condition au conditionnel. Ainsi les idées transcendentales ne servent qu’à s’élever dans la série des conditions jusqu’à l’absolu, c’est-à-dire jusqu’aux principes. Pour ce qui est de descendre vers le conditionnel, il y a bien un usage logique très-étendu que fait notre raison des lois de l’entendement, mais il n’y a point là d’usage transcendental ; et si nous nous faisons une idée de l’absolue totalité d’une synthèse de ce genre (du progressus), par exemple de la série entière de tous les changements futurs du monde, ce n’est là qu’un être de raison[ndt 199] (ens rationis), arbitrairement conçu et que la raison ne suppose point nécessairement. En effet, pour concevoir la possibilité du conditionnel, il faut bien supposer la totalité de ses conditions, mais non pas de ses conséquences. Un tel concept n’est donc pas une idée transcendentale, seule chose dont nous ayons ici à nous occuper.

Enfin on remarquera aussi qu’entre les idées transcendentales mêmes éclate une certaine harmonie, une certaine unité, et que par le moyen de ces idées la raison pure réduit toutes ses connaissances en système. Il est si naturel d’aller de la connaissance de soi-même (de l’âme) à celle du monde, et de s’élever, au moyen de celle-ci, à celle de l’Être suprême, que cette marche semble analogue au procédé logique de la raison qui va des prémisses à la conclusion[67]. Y a-t-il réellement ici au fond une analogie cachée, comme celle qui existe entre le procédé logique et le procédé transcendental ? C’est là encore une de ces questions dont on ne trouvera la solution que dans la suite de ces recherches. Nous avons pour le moment atteint notre but, en tirant de leur état équivoque les concepts transcendentaux de la raison, que les philosophes mêlaient ordinairement à d’autres dans leurs théories, et qu’ils ne distinguaient même pas convenablement des concepts de l’entendement, en indiquant, avec leur origine, leur nombre déterminé, au-dessus duquel il ne peut y en avoir d’autre, et en les présentant enchaînés dans un ordre systématique. Nous avons ainsi tracé et circonscrit le champ particulier de la raison pure.

 


Notes de Kant modifier

  1. (1) Je dois rectifier ici ce que j’ai dit dans une note de mon Examen des fondements de la métaphysique des mœurs et de la critique de la raison pratique (p. 2). Ce n’est pas la raison tout entière, la raison pratique comme la raison spéculative, mais seulement cette dernière, que Kant comprend sous le titre de Critique de la raison pure. Il ouvrira bien, chemin faisant, des perspectives sur le domaine de la raison pratique, et (ce qui m’avait trompé) il ne terminera pas son travail sans avoir montré dans cette raison pratique le complément nécessaire de la raison spéculative, comme s’il avait à cœur de réparer tout de suite les lacunes de celle-ci ; mais l’objet propre de la Critique de la raison pure est uniquement, comme Kant le déclare ici expressément, la raison pure spéculative ou théorétique.
  2. (1) Je sais ici le travail substitué par Kant, dans sa seconde édition, à celui que renfermait la première sur le même sujet, et je laisse de côté cette première rédaction de sa pensée. Il serait sans doute intéressant de comparer les deux rédactions et de marquer les différences ; mais cette comparaison prendrait trop de place, et elle n’est pas essentielle : elle ne relèverait pas en effet un changement réel dans le fond même des idées, mais un nouveau développement des mêmes idées. Je me contente donc de renvoyer le lecteur à la traduction que j’ai donnée du premier travail de Kant dans l’appendice placé à la fin du second volume (p. 411-485), lui laissant le soin de le rapprocher du dernier, s’il le juge à propos.
  3. V. la note de la Critique de la raison pratique, p. 145 de ma traduction.
  4. (1) J’ai rédigé ce résumé de manière à en effacer la contradiction manifeste qui se trouve ici dans les termes employés par Kant (v. p. 100 de ma traduction). J’examinerai plus tard si la contradiction n’est pas dans le fond même de la doctrine, ce qui expliquerait comment elle se traduit ainsi jusque dans la forme ; mais il convient ici de présenter la pensée de Kant dans les termes les plus propres à la faire, je ne dis pas accepter, mais comprendre.
  5. (1) Voici la différence que Kant établit entre ces deux doctrines. « Celui, dit-il (p. 219), qui n’admet qu’une théologie transcendentale s’appelle un déiste, et celui qui admet aussi une théologie naturelle, un théiste. Le premier accorde que nous pouvons en tous cas connaître par la raison seule l’existence d’un être premier, mais il croit que le concept que nous en avons est purement transcendental, c’est-à-dire que nous le ne concevons que comme un être ayant toute réalité, mais sans pouvoir le déterminer avec plus de précision. Le second soutient que la raison est en état de déterminer l’objet d’une manière plus précise par analogie avec la nature, c’est-à-dire comme un être contenant par son entendement et sa volonté le principe de toutes les autres choses. Sous le nom de Dieu, celui-là se représente simplement une cause du monde (en laissant indécise la question de savoir s’il en est la cause par la nécessité de sa nature ou par sa liberté) ; celui-ci se représente un auteur du monde. » — Kant ajoute plus loin (p. 220) : « Comme on est accoutumé d’entendre, sous le concept de Dieu, non pas simplement une créature éternelle agissant aveuglément, mais un être suprême qui doit être l’auteur des choses par son intelligence et sa liberté, et que ce dernier concept est d’ailleurs le seul qui nous intéresse, on pourrait, à la rigueur, refuser au déiste toute croyance en Dieu et ne lui laisser que l’affirmation d’un être premier ou d’une cause suprême. Cependant, comme personne ne doit être accusé de vouloir nier une chose, parce qu’il n’ose l’affirmer, il est plus équitable et plus juste de dire que le déiste croit en un Dieu, mais que le théiste croit en un Dieu vivant (summa intelligentia). »
  6. On se plaint souvent de la pauvreté de la pensée dans notre siècle et de la décadence de la véritable science. Mais je ne vois pas que celles dont les fondements sont bien établis, comme les mathématiques, la physique, etc., méritent le moins du monde ce reproche ; il me semble, au contraire, qu’elles soutiennent fort bien leur vieille réputation de solidité, et qu’elles l’ont même surpassée dans ces derniers temps. Or, le même esprit produirait le même effet dans les autres branches de la connaissance, si l’on s’appliquait d’abord à en rectifier les principes. Tant qu’on ne l’aura pas fait, l’indifférence, le doute, et finalement une sévère critique, sont plutôt des preuves d’une certaine profondeur de pensée. Notre siècle est le vrai siècle de la critique ; rien ne doit y échapper. En vain la religion avec sa sainteté, et la législation avec sa majesté, prétendent-elles s’y soustraire : elles ne font par là qu’exciter contre elles-mêmes de justes soupçons, et elles perdent tout droit à cette sincère estime que la raison n’accorde qu’à ce qui a pu soutenir son libre et public examen.
  7. Je donne ici cette table (à laquelle Kant en a substitué une autre beaucoup plus étendue dans la seconde édition), parce qu’elle a l’avantage de présenter en quelques lignes tout le plan de la critique de la raison pure. On trouvera l’autre table à la fin de l’ouvrage.J. B.
  8. Je ne suis pas ici exactement le fil de l’histoire de la méthode expérimentale, dont les commencements ne sont pas encore bien connus.
  9. Cette méthode, empruntée au physicien, consiste donc à rechercher les éléments de la raison pure dans ce que l’on peut confirmer ou rejeter au moyen de l’expérimentation. Or on ne peut éprouver les propositions de la raison pure en soumettant leurs objets à l’expérimentation (comme cela a lieu en physique), surtout si elles sont hasardées en dehors des limites de toute expérience possible. L’épreuve ne pourra donc se faire que sur des concepts et des principes admis à priori : on les envisagera de telle sorte qu’on puisse considérer les mêmes objets sous deux points de vue différents, d’un côté comme des objets des sens et de l’entendement, c’est-à-dire comme des objets d’expérience ; et, de l’autre, comme des objets que l’on se borne à concevoir, c’est-à-dire comme des objets de la raison pure, isolée, et s’efforçant de s’élever au-dessus des limites de l’expérience. Or, s’il se trouve qu’en envisageant les choses de ce double point de vue, on arrive à s’accorder avec le principe de la raison pure, tandis qu’envisagées sous un seul elles donnent lieu à un inévitable conflit de la raison avec elle-même, alors l’expérimentation décide en faveur de l’exactitude de cette distinction.
  10. Cette expérimentation de la raison pure a beaucoup d’analogie avec celle que les chimistes nomment souvent essai de réduction, mais qui est en général un procédé synthétique. L’analyse du métaphysicien divise la connaissance pure à priori en deux éléments très-différents, celui des choses comme phénomènes et celui des choses en soi. La dialectique les réunit de nouveau pour les accorder avec l’idée rationnelle et nécessaire de l’absolu, et elle trouve que cet accord n’est possible que par cette distinction, et que, par conséquent, cette distinction est vraie.
  11. C’est ainsi que les lois centrales du mouvement des corps célestes démontrèrent d’une manière certaine ce que Copernic n’avait d’abord admis que comme une hypothèse, et en même temps prouvèrent la force invisible qui lie le système du monde (l’attraction newtonienne), et qui n’aurait jamais été découverte si, contrairement au témoignage des sens, mais suivant la vraie méthode, ce grand homme n’avait pas eu l’idée de chercher dans le spectateur des corps célestes, et non dans ces objets eux-mêmes, l’explication des mouvements observés. Quoique le changement de méthode que j’expose dans la critique et qui est analogue à l’hypothèse de Copernic, se trouve justifié, dans le traité même, non plus à titre d’hypothèse, mais apodictiquement, par la nature de nos représentations du temps et de l’espace et par les concepts élémentaires de l’entendement, je ne le présente aussi dans cette préface que comme une hypothèse, afin de faire ressortir le caractère essentiellement hypothétique des premiers essais d’une réforme de ce genre.
  12. Pour connaître un objet, il faut pouvoir prouver sa possibilité (soit par le témoignage de l’expérience de sa réalité, soit à priori par la raison). Mais je puis penser ce que je veux, pourvu que je ne tombe pas en contradiction avec moi-même, c’est-à-dire pourvu que mon concept soit une pensée possible, quoique je ne puisse répondre que dans l’ensemble de toutes les possibilités, un objet corresponde ou non à ce concept. Pour être en droit de lui attribuer une valeur objective (une possibilité réelle, car la première n’est que logique) il faudrait quelque chose de plus. Mais ce quelque chose de plus, il n’est pas besoin de le chercher dans les sources théorétiques de la connaissance il peut bien se rencontrer dans les sources pratiques.
  13. La seule addition véritable que je pourrais citer, et encore ne s’agit il que d’un mode de démonstration, est celle où je propose (p. 275) une nouvelle réfutation de l’idéalisme psychologique et en même temps une preuve rigoureuse (la seule aussi que je croie possible) de la réalité objective de l’intuition extérieure. Quelque inoffensif que l’idéalisme puisse paraître relativement au but essentiel de la métaphysique (et en réalité il est loin de l’être), toujours est-ce un scandale pour la philosophie et pour la raison humaine en général, qu’on ne puisse admettre qu’à titre de croyance l’existence des choses extérieures (d’où nous tirons pourtant toute la matière de nos connaissances, même pour notre sens intérieur), et que s’il plaît à quelqu’un de la révoquer en doute, nous n’ayons point de preuve satisfaisante à lui opposer. Comme il y a quelque obscurité dans l’exposition de la preuve que j’apporte, je prie le lecteur d’en modifier ainsi la rédaction (1).

    (1) Je renvoie le reste de la note, c’est-à-dire la correction proposée par Kant et les nouvelles explications qu’il y joint, à l’endroit de son ouvrage auquel elles se rapportent et où elles seront beaucoup mieux à leur place. J. B.

  14. On mettra peut-être en doute la réalité de la physique pure ; mais pour peu que l’on fasse attention aux diverses propositions qui s’offrent au début de la physique proprement dite (de la physique empirique) comme le principe de la permanence de la même quantité de matière, ou celui de l’inertie, ou celui de l’égalité de l’action et de la réaction, etc., on se convaincra bientôt que ces propositions constituent une physica pura (ou rationalis), qui mériterait bien d’être exposée séparément, comme une science spéciale, dans toute son étendue, si large ou si étroite qu’elle soit.
  15. Les Allemands sont les seuls qui se soient servis jusqu’ici du mot esthétique pour désigner ce que d’autres appellent la critique du goût. Cette expression cache une espérance, malheureusement déçue, celle qu’avait conçue l’excellent analyste Baumgarten, de ramener l’appréciation critique du beau à des principes rationnels et d’en élever les règles à la hauteur d’une science. Mais c’est là une vaine entreprise. En effet, ces règles ou criteria sont empiriques dans leurs principales sources, et par conséquent ne sauraient jamais servir de lois à priori propres à diriger le goût dans ses jugements ; c’est bien plutôt le goût qui est la véritable pierre de touche de l’exactitude des règles. Il faut donc, ou bien abandonner de nouveau cette dénomination et la réserver pour cette partie de la philosophie qui est une véritable science (par où l’on se rapprocherait du langage et de la pensée des anciens dans leur célèbre division de la connaissance en αἰσθετα (aistheta) et en νοητα (noêta)), ou bien l’employer en commun avec la philosophie spéculative, et entendre le mot esthétique partie dans un sens transcendental et partie dans un sens psychologique (a).

    (a) Cette fin de note est une addition de la seconde édition.

  16. Je puis bien dire que mes représentations sont successives, mais cela signifie simplement que j’ai conscience de ces représentations comme dans une suite de temps, c’est-à-dire d’après la forme du sens intérieur. Le temps n’est pas pour cela quelque chose en soi ni même une détermination objectivement inhérente aux choses.
  17. Les prédicats du phénomène peuvent être attribués à l’objet même dans son rapport avec notre sens, par exemple, la couleur rouge ou l’odeur à la rose ; mais l’apparence ne peut jamais être attribuée comme prédicat à l’objet, précisément parce qu’elle rapporte à l’objet en soi ce qui ne lui convient que dans son rapport avec les sens ou en général avec le sujet, comme par exemple les deux anses que l’on attribuait primitivement à Saturne. Le phénomène est quelque chose qu’il ne faut pas chercher dans l’objet en lui-même, mais toujours dans le rapport de cet objet au sujet, et qui est inséparable de la représentation que nous en avons ; ainsi c’est avec raison que les prédicats de l’espace et du temps sont attribués aux objets des sens comme tels, et il n’y a point en cela d’apparence, c’est-à-dire d’illusion. Au contraire, quand j’attribue à la rose en soi la rougeur, à Saturne des anses, ou à tous les objets extérieurs l’étendue en soi, sans avoir égard au rapport déterminé de ces objets avec le sujet et sans restreindre mon jugement en conséquence, c’est alors seulement que naît l’illusion.
  18. Comme si la pensée était une fonction, dans le premier cas, de l’entendement ; dans le second du jugement ; dans le troisième, de la raison. Cette remarque se trouvera éclaircie par la suite.
  19. Zur synthetischen Einsicht des Denkens.
  20. À la place des considérations qui suivent jusqu’à la fin du paragraphe, il n’y avait dans la première édition que ce simple alinéa : « Il y a trois sources primitives (capacités ou facultés de l’âme) qui contiennent les conditions de la possibilité de toute expérience et qui ne peuvent dériver elles-mêmes d’aucune autre faculté de l’esprit ; ce sont le sens, l’imagination et l’aperception. De là 1o la synopsis des éléments divers à priori faite par le sens ; 2o la synthèse de ces éléments divers opérée par l’imagination ; 3o enfin l’unité introduite dans cette synthèse par l’aperception primitive. Outre leur usage empirique, toutes ces facultés ont un usage transcendental, qui ne concerne que la forme et n’est possible qu’à priori. Dans la première partie, nous avons parlé de ce dernier par rapport aux sens ; nous allons essayer maintenant de bien saisir la nature des deux autres facultés.
  21. Schwarmerey.
  22. Toute cette section (§§ 15-27) est un travail entièrement nouveau substitué par Kant, dans sa seconde édition, à celui de la première sur le même sujet. La comparaison de ces deux élucubrations successives est fort importante pour l’intelligence du développement de la doctrine de Kant, mais je ne puis rapprocher ici, à cause de son étendue, la rédaction primitive de la rédaction définitive ; on la trouvera sous forme d’appendice à la fin du second volume. J. B.
  23. Die Verbindung eines Mannigfaltigen überhaupt.
  24. Il n’est pas ici question de savoir si les représentations mêmes sont identiques, et par conséquent si l’une peut être conçue analytiquement au moyen de l’autre. La conscience de l’une, en tant qu’il s’agit de diversité, demeure toujours distincte de celle de l’autre, et il n’est ici question que de la synthèse de cette conscience (possible).
  25. Ursprüngliche Apperception. — J’emploie ici le mot originaire de préférence au mot primitif, parce que ce dernier indique surtout un rapport chronologique, tandis que le premier exprime vraiment un rapport logique, comme celui dont il s’agit ici. J. B.
  26. Diese durchgängige Identität.
  27. L’unité analytique de la conscience s’attache à tous les concepts communs comme tels. Lorsque, par exemple, je conçois le rouge en général, je me représente par là une qualité qui (comme caractère) peut être trouvée quelque part et être liée à d’autres représentations ; ce n’est donc qu’à la condition de supposer une unité synthétique possible que je puis me représenter l’unité analytique. Pour concevoir une représentation comme commune à différentes choses, il faut la regarder comme appartenant à des choses qui, malgré ce caractère commun, ont encore quelque chose de différent ; par conséquent il faut la concevoir comme formant une unité synthétique avec d’autres représentations (ne fussent-elles que possibles), avant d’y concevoir l’unité analytique de la conscience qui en fait un conceptus communis. L’unité synthétique de l’aperception est donc le point le plus élevé auquel on puisse rattacher tout l’usage de l’entendement, la logique même tout entière et, après elle, la philosophie transcendentale ; bien plus, cette faculté est l’entendement lui-même.
  28. Würde anschauen.
  29. Kann nur denken.
  30. L’espace et le temps et toutes leurs parties sont des intuitions, par conséquent des représentations particulières comme la diversité qu’ils renferment (Voy. l’Esthétique transcendentale). Ce ne sont donc pas de simples concepts au moyen desquels la même conscience soit trouvée contenue dans plusieurs représentations, mais ce sont plusieurs représentations que l’on trouve contenues en une seule et dans la conscience que nous en avons, et par conséquent réunies, d’où il suit que l’unité de la conscience se présente à nous comme synthétique et en même temps comme originaire. Cette particularité (Einzelnheit) est importante dans l’application (Voy. § 25).
  31. Das Vermögen der Erkenntnisse.
  32. Durch dessen Vorstellung zugleich die Objecte dieser Vorstellung existiren.
  33. Der blos denkt nicht anschaut.
  34. Der selbst anschauete.
  35. La longue théorie des quatre figures syllogistiques ne concerne que les raisonnements catégoriques ; et, quoiqu’elle ne soit pas autre chose qu’un art d’arriver, en déguisant les conséquences immédiates (consequentiæ immediatæ) sous les prémisses d’un raisonnement pur, à offrir l’apparence d’un plus grand nombre d’espèces de conclusions qu’il n’y en a dans la première figure, elle n’aurait eu pourtant aucun succès, si elle n’était parvenue à présenter exclusivement les jugements catégoriques comme ceux auxquels tous les autres doivent se rapporter, ce qui est faux d’après le § 9.
  36. La preuve se fonde sur la représentation de l’unité de l’intuition par laquelle un objet est donné, unité qui implique toujours une synthèse de la diversité donnée dans une intuition, et qui suppose déjà le rapport de cette diversité à l’unité de l’aperception.
  37. Das Mannigfaltige für die Anschauung.
  38. Ob es Dinge geben könne, die in dieser Form angeschaut werden müssen.
  39. Figürlich.
  40. Verstandesverbindung.
  41. Le mouvement d’un objet dans l’espace n’appartient pas à une science pure, et par conséquent à la géométrie ; car nous ne savons pas à priori, mais seulement par expérience, que quelque chose est mobile. Mais le mouvement, comme description d’un espace, est l’acte pur d’une synthèse successive opérée par l’imagination productive entre les éléments divers contenus dans l’intuition extérieure en général, et il n’appartient pas seulement à la géométrie, mais encore à la philosophie transcendentale.
  42. Ohne welche Darstellungsart.
  43. Anschauen.
  44. Je ne vois pas comment on peut trouver tant de difficultés à admettre que le sens intime est affecté par nous-mêmes. Tout acte d’attention peut nous en fournir un exemple. L’entendement y détermine toujours le sens intérieur, conformément à la liaison qu’il conçoit, à l’intuition interne qui correspond à la diversité contenue dans sa synthèse. Chacun peut observer en lui-même combien souvent l’esprit est affecté de cette façon.
  45. Le je pense, exprime l’acte par lequel je détermine mon existence. L’existence est donc déjà donnée par la mais non la manière dont je dois déterminer cette existence, c’est-à-dire dont je dois poser les éléments divers qui lui appartiennent. Il faut pour cela une intuition de soi-même, qui a pour fondement une forme donnée à priori, c’est-à-dire le temps, lequel est sensible et appartient à la réceptivité du sujet à déterminer. Si donc je n’ai pas une autre intuition de moi-même qui donne ce qu’il y a en moi de déterminant bien que je n’aie conscience que de la spontanéité de ce déterminant, et qui le donne avant l’acte de la détermination, tout comme le temps donne ce qui est déterminable, je ne puis déterminer mon existence comme celle d’un être spontané ; mais je ne fais que me représenter la spontanéité de ma pensée, c’est-à-dire de mon acte de détermination, et mon existence n’est jamais déterminable que d’une manière sensible, c’est a-dire comme l’existence d’un phénomène. Cette spontanéité pourtant fait que je m’appelle une intelligence.
  46. Jene Verbindung anschaulich machen.
  47. L’espace, représenté comme objet (ainsi que cela a réellement lieu dans la géométrie), contient plus que la simple forme de l’intuition : il contient la réunion en une représentation intuitive des éléments divers donnés suivant la forme de la sensibilité, de telle sorte que la forme de l’intuition donne uniquement la diversité, et l’intuition formelle l’unité de la représentation. Si dans l’esthétique j’ai attribué simplement cette unité à la sensibilité, c’était uniquement pour indiquer qu’elle est antérieure à tout concept, bien qu’elle suppose une synthèse qui n’appartient point aux sens, mais qui seule rend d’abord possibles tous les concepts d’espace et de temps. En effet, puisque par cette synthèse (où l’entendement détermine la sensibilité) l’espace et le temps sont donnés d’abord comme des intuitions, l’unité de cette intuition à priori appartient à l’espace et au temps et non au concept de l’entendement (§ 24).
  48. Categorie der Synthesis des Gleichartigen.
  49. On prouve de cette manière que la synthèse de l’appréhension, qui est empirique, doit être nécessairement conforme à la synthèse de l’aperception, qui est intellectuelle et contenue tout à fait à priori dans la catégorie. C’est une seule et même spontanéité, qui là sous le nom d’imagination, ici sous celui d’entendement, introduit la liaison dans les divers éléments de l’intuition.
  50. Als dem ursprünglichen Grunde ihrer nothwendigen Gesetzmäszigkeit.
  51. Als Gesetzmäszigkeit der Erscheinungen in Raum und Zeit.
  52. Pour que l’on ne se scandalise pas mal à propos des conséquences fâcheuses auxquelles l’on pourrait craindre de voir cette proposition aboutir, je veux faire ici une simple observation : c’est que les catégories dans la pensée ne sont pas bornées par les conditions de notre intuition sensible, mais qu’elles ont un champ illimité, et que seule la connaissance de ce que nous pensons, ou la détermination de l’objet, a besoin d’intuition. En l’absence de cette intuition, la pensée de l’objet peut encore avoir ses conséquences vraies et utiles relativement à l’usage que le sujet fait de la raison ; mais, comme il ne s’agit plus ici seulement de la détermination de l’objet, et par conséquent de la connaissance, mais aussi de celle du sujet et de sa volonté, le moment n’est pas encore venu de parler de cet usage.
  53. Selbsgedachte.
  54. Subjective Anlagen zum Denken.
  55. Le défaut de jugement est proprement ce que l’on nomme stupidité (Dummheit) et c’est là un vice auquel il n’y a pas de remède. Une tête obtuse ou bornée à laquelle il ne manque que le degré d’entendement convenable et des concepts qui lui soient propres, est susceptible de beaucoup d’instruction et même d’érudition. Mais, comme le jugement (secunda Petri) manque aussi ordinairement, en pareil cas, il n’est pas rare de rencontrer des hommes fort instruits, qui laissent fréquemment éclater, dans l’usage qu’ils font de leur science, cet irréparable défaut.
  56. Toute uniona (conjunctio) est ou une compositionb (compositio) ou une liaisonc (nexus). La première est une synthèse d’éléments divers qui ne s’appartiennent pas nécessairement les uns aux autres, comme, par exemple, les deux triangles dans lesquels se décompose un carré coupé par la diagonale, et qui par eux-mêmes ne s’appartiennent pas nécessairement l’un à l’autre ; telle est la synthèse de l’homogène dans tout ce qui peut être examiné mathématiquement (et cette synthèse à son tour peut se diviser en synthèse d’agrégation et en synthèse de coalition suivant qu’elle se rapporte à des quantités extensives ou à des quantités intensives). La seconde union (nexus) est la synthèse d’éléments divers qui s’appartiennent nécessairement les uns aux autres, comme par exemple l’accident par rapport à quelque substance, ou l’effet par rapport à la cause, — et qui par conséquent, bien qu’hétérogènes sont représentés comme liés à priori. Je nomme cette union dynamique, par la raison qu’elle n’est pas arbitraire, puisqu’elle concerne l’union de l’existence des éléments divers (elle peut se diviser à son tour en union physique des phénomènes entre eux et en union métaphysique, représentant leur synthèse dans la faculté de connaître à priori). — La note qu’on vient de lire est une addition de la seconde édition.

    (a) Verbindung. — (b) Zusammensetzung. — (c) Verknüpfung.

  57. Qu’on remarque bien que je ne parle pas du changement de certaines relations mais d’un changement d’état. Ainsi, quand un corps se meut uniformément, son état (de mouvement) ne change pas : il ne change que quand son mouvement croît ou diminue.
  58. L’unité de l’univers, où tous les phénomènes doivent être liés, est évidemment une simple conséquence du principe tacitement admis du commerce de toutes les substances existant simultanément. En effet, si elles étaient isolées, elles ne constitueraient pas un tout comme parties, et si leur liaison (l’action réciproque des éléments divers) n’était pas nécessaire pour la simultanéité même, on ne pourrait conclure de celle-ci, comme d’un rapport purement idéal, à celle-là, comme à un rapport réel. Aussi bien avons-nous montré en son lieu que la communauté est proprement le principe de la possibilité d’une connaissance empirique, de la coexistence, et que par conséquent on ne conclut proprement de celle-ci à celle-là que comme à sa condition.
  59. La conscience immédiate de l’existence de choses extérieures n’est pas supposée, mais prouvée dans le théorème précédent, que nous puissions apercevoir ou non la possibilité de cette conscience. La question touchant cette dernière serait de savoir si nous n’avons qu’un sens interne, et pas de sens extérieur, mais simplement une imagination extérieure. Or il est clair que, même pour que nous puissions nous imaginer quelque chose comme extérieur, il faut que nous ayons déjà un sens externe, et qu’ainsi nous distinguions immédiatement la simple réceptivité d’une intuition externe de la spontanéité qui caractérise cette imagination. En effet, supposer que nous ne faisons qu’imaginer un sens externe, ce serait anéantir la faculté même d’intuition qui doit être déterminée par l’imagination.
  60. Par la réalité d’une chose j’affirme sans doute plus que la possibilité, mais non pas dans la chose ; en effet, la chose ne saurait contenir dans la réalité plus qu’il n’était contenu dans sa possibilité complète. Mais, comme la possibilité n’était qu’une position de la chose par rapport à l’entendement (à son usage empirique), la réalité est en même temps une liaison de cette chose avec la perception.
  61. On peut concevoir aisément la non-existence de la matière, mais les anciens n’en concluaient pourtant pas sa contingence. Mais la vicissitude même de l’existence et de la non-existence d’un état donné d’une chose, en quoi consiste tout changement, ne prouve pas du tout la contingence de cet état, en quelque sorte par la réalité de son contraire : par exemple le repos d’un corps, qui suit le mouvement, ne prouve pas la contingence du mouvement de ce corps, par cela que le repos est le contraire du mouvement. Car ce contraire n’est ici opposé à l’autre que logiquement et non réellement. Pour prouver la contingence du mouvement, il faudrait prouver qu’au lieu d’être en mouvement dans le temps précédent, il eût été possible que le corps fût alors en repos ; il ne suffit pas qu’il l’ait été ensuite ; car alors les deux contraires peuvent très-bien coexister.
  62. « En un mot, tous ces concepts ne peuvent être justifiés par rien, et leur possibilité réelle ne peut être démontrée, si l’on fait abstraction de toute intuition sensible (la seule espèce d’intuition que nous ayons), et il ne reste plus alors que la possibilité logique, c’est-à-dire que le concept (la pensée) est possible, mais ce n’est pas de cela qu’il s’agit : la question est de savoir s’il se rapporte à un objet et si par conséquent il signifie quelque chose. »
    La note qu’on vient de lire a été ajoutée par Kant dans la seconde édition. Dans la première, après l’alinéa auquel elle correspond, se plaçait celui-ci, qui a été supprimé dans la seconde :
    J. B.

    Il y a quelque chose d’étrange, et même de paradoxal, à parler d’un concept qui doit avoir une signification, mais qui ne serait susceptible d’aucune définition. Mais c’est là un caractère commun avec les catégories : les catégories ne peuvent avoir une signification déterminée et un rapport à un objet qu’au moyen de la condition sensible universelle, et cette condition ne peut être fournie par la catégorie pure, puisque celle-ci ne peut contenir que la fonction logique qui consiste à ramener la diversité sous un concept. Or cette fonction, c’est-à-dire la forme du concept toute seule, ne saurait nous faire connaître et distinguer l’objet qui s’y rapporte, puisqu’il y est précisément fait abstraction de la condition sensible sous laquelle en général des objets s’y peuvent rapporter. Aussi les catégories ont-elles besoin, outre le pur concept de l’entendement, de déterminations qui permettent de les appliquer à la sensibilité en général (de schèmes) ; sans quoi elles ne sont pas des concepts par lesquels un objet serait connu et distingué des autres, mais seulement autant de manières de penser un objet pour des intuitions possibles et de lui donner sa signification (sous une condition encore exigée) suivant quelque fonction de l’entendement, c’est-à-dire de le définir : elles-mêmes par conséquent ne peuvent pas être définies. On ne saurait définir, sans tourner dans un cercle, les fonctions logiques des jugements en général : unité et pluralité, affirmation et négation, sujet et prédicat, puisque la définition devrait être elle-même un jugement, et que par conséquent elle devrait déjà renfermer ces fonctions. Mais les catégories pures ne sont rien autre chose que les représentations des choses en général, en tant que ce qu’il y a de divers dans leur intuition doit être pensé au moyen de l’une ou de l’autre de ces fonctions logiques : la grandeur est la détermination qui ne peut être conçue que par un jugement ayant la quantité (judicium commune) ; la réalité, celle qui ne peut être conçue que par un jugement affirmatif ; la substance, ce qui, relativement à l’intuition, doit être le dernier sujet de toutes les autres déterminations. Quant à savoir quelles sont les choses relativement auxquelles on doit se servir de telle fonction plutôt que telle autre, c’est ce qui reste ici tout à fait indéterminé ; par conséquent, sans la condition de l’intuition sensible dont elles contiennent la synthèse, les catégories n’ont aucun rapport à un objet. Elles n’en peuvent donc définir aucun, et elles n’ont donc point par elles-mêmes la valeur de concepts objectifs.

  63. « Il ne faut pas substituer à cette expression celle de monde intellectuel, comme on a coutume de le faire dans les ouvrages allemands ; car il n’y a que les connaissances qui soient intellectuelles ou sensitives. Les objets seuls peuvent être appelés intelligibles (a). »

    (a) Cette note, dont j’abrège la dernière phrase pour n’en conserver que ce qui s’applique à notre langue et peut se traduire en français, est une addition de la seconde édition.

    J. B.
  64. Si l’on voulait recourir ici au subterfuge accoutumé en disant que du moins les réalités intelligibles (realitates noumena) ne peuvent être opposées les unes aux autres, il faudrait citer alors un exemple de ce genre de réalité pure et non sensible afin que l’on vit si elle représente en général quelque chose ou rien du tout. Mais aucun exemple ne peut être tiré d’ailleurs que de l’expérience, qui n’offre jamais autre chose que des phénomènes (phænomena) et ainsi cette proposition ne signifie rien de plus sinon que le concept qui ne renferme que des affirmations ne renferme rien de négatif, proposition dont nous n’avons jamais douté.
  65. La sensibilité, soumise à l’entendement, en tant qu’elle lui fournit l’objet auquel celui-ci applique sa fonction, est la source des connaissances réelles. Mais cette même sensibilité, en tant qu’elle influe sur l’acte même de l’entendement et le détermine à juger, est le principe de l’erreur.
  66. Il étendait aussi il est vrai, sa théorie aux connaissances spéculatives, pourvu seulement qu’elles fussent pures et données tout à fait à priori, et même aux mathématiques, quoique celles-ci n’aient leur objet que dans l’expérience possible. Mais je ne puis le suivre en cela, pas plus que dans la déduction mystique de ces idées ou dans les exagérations par lesquelles il en faisait en quelque sorte des hypostases (*) ; et pourtant le langage sublime dont il se servait dans ce cas, est susceptible d’une interprétation plus modérée et conforme à la nature des choses.

    (*) Dadurch er sie gleichsam hypostasirte.

  67. La métaphysique n’a pour objet propre de ses recherches que trois idées, Dieu, la liberté et l’immortalité, et tel est le lien de ces trois concept, que le premier, uni au second, doit conduire au troisième, comme à une conséquence nécessaire. Tout ce dont cette science s’occupe d’ailleurs n’est pour elle qu’un moyen d’arriver à ces idées et à leur réalité. Elle n’en a pas besoin pour étudier la nature, mais pour sortir de ses limites. Si nous pouvions pénétrer ces trois objets, la théologie, la morale et, par l’union des deux premières, la religion c’est-à-dire les fins les plus élevées de notre existence, ne dépendraient que de la raison spéculative et de rien autre chose. Dans une représentation systématique de ces idées l’ordre cité serait le plus convenable, comme ordre synthétique ; mais dans le travail qui doit nécessairement précéder celui-là, l’ordre analytique, qui est l’inverse du premier, est plus conforme à notre but : c’est en nous élevant de ce que l’expérience nous fournit immédiatement c’est-à-dire de la psychologie à la cosmologie, et de là à la connaissance de Dieu que nous parviendrons à exécuter notre vaste plan (a).

    (a) Cette note a été ajoutée dans la seconde édition J. B.


Notes du traducteur modifier

  1. Cette épigraphe ne figurait pas dans la première édition ; elle a été ajoutée dans la seconde.
  2. Cet alinéa fut supprimé dans la seconde édition.
  3. Kant rédigea ainsi dans sa seconde édition le commencement de cet alinéa : « Je recommande cette seconde édition de mon ouvrage à la bienveillante attention dont Votre Excellence a daigné honorer la première ainsi que les autres, etc… »
  4. Cette préface n’a pas été reproduite dans la seconde édition et dans les suivantes ; à sa place Kant en mit une autre, qu’on trouvera après celle-ci.
  5. Vollständigkeit.
  6. Ausführlichkeit.
  7. Meinen.
  8. Zu meinen.
  9. De la première édition. Il s’agit ici du paragraphe intitulé : Passage à la déduction transcendentale des catégories. J. B.
  10. Zu bestimmen.
  11. Wirklich zu machen.
  12. Il y a dans le texte équilatéral (gleichseitig) ; mais il faut lire isocèle (Euclid. Elem. I. Prop. 5). Kant lui-même indique cette correction dans une lettre à Schutz. (Voyez la biographie de ce dernier par son fils. Halle, 1835, t. II, p. 208.) Note de Rosenkranz.
  13. Toute cette phrase aurait grand besoin d’explication : pour la comprendre, il faudrait déjà connaître la théorie de Kant sur la nature des connaissances mathématiques. Je renvoie le lecteur à mon Introduction ; il y trouvera l’exposition de cette théorie, et par suite l’explication de la phrase dont je lui donne ici une traduction peut-être plus littéraire que littérale, mais dont, en tous cas, voici le texte : Durch das, was er nach Begriffen selbst a priori hineindachte und darstellete (durch Construction), hervorbringen müsse. L’édition de 1787 (Riga) ponctue ainsi, mais évidemment par erreur, la dernière partie de la phrase : und darstellete, durch Construction hervorbringen müsse. J. B.
  14. Das Unbedingte. — Je réunis ici, pour traduire cette expression, les deux mots absolu et inconditionnel, parce que je m’en servirai à l’avenir comme de synonymes. J. B.
  15. Zu allen Bedingten.
  16. Erveiterung.
  17. Verengung.
  18. Erkennen.
  19. Denken.
  20. In der Erscheinung.
  21. Als data.
  22. Denken. Je me sers des mots concevoir et penser comme de synonymes, pour traduire cette expression. J.B.
  23. Das Wissen.
  24. Das Glauben.
  25. Dem freigeisterischen Unglauben.
  26. Dogmatischen Verfahren.
  27. Schulgerecht (nicht populär) ausgeführt werden musz.
  28. Geist der Gründlichkeit.
  29. C’est précisément ce que j’ai fait dans cette traduction. J. B.
  30. Eine willkürliche Steigerung der Gültigkeit.
  31. Die empirische Beschränktheit.
  32. Dans la première édition, à la place de ces deux premières sections, l’Introduction, qui en tout n’en comprenait que deux (I. Idée de la philosophie transcendentale, et II. Division de cette même philosophie), contenait simplement ce qui suit :

    « L’expérience est sans aucun doute le premier produit de notre entendement mettant en œuvre la matière brute des impressions sensibles. Elle est donc le premier enseignement, et cet enseignement est tellement inépuisable dans son développement que toute la chaîne des générations futures ne manquera jamais de connaissances nouvelles recueillis sur ce terrain. Pourtant elle est loin d’être le seul champ où se borne notre entendement. Elle nous dit bien ce qui est, mais non pas ce qui est nécessairement et ne peut être autrement. Aussi ne nous donne-t-elle pas une véritable universalité, et la raison, qui est si avide de cette espèce de connaissances, est-elle plutôt excitée par elle que satisfaite. Des connaissances universelles, ayant en même temps le caractère d’une nécessité intrinsèque, doivent être claires et certaines par elles-mêmes, indépendamment de l’expérience ; on les nomme pour cette raison des connaissances à priori. Au contraire ce qui est simplement emprunté de l’expérience n’est connu, suivant les expressions consacrées, qu’à posteriori, ou empiriquement.

    « Il y a maintenant une chose très-remarquable, c’est que même à nos expériences se mêlent des connaissances qui ont nécessairement une origine à priori, et qui peut-être ne servent qu’à lier nos représentations sensibles. En effet, si de ces expériences on écarte tout ce qui appartient aux sens, il reste encore certains concepts primitifs avec les jugements qui en dérivent, et ces concepts et ces jugements doivent se produire tout à fait à priori, c’est-à-dire indépendamment de l’expérience, puisqu’ils font que l’on peut dire, ou du moins que l’on croit pouvoir dire, des objets qui apparaissent à nos sens, plus que ce que nous enseignerait la seule expérience, et que ces assertions impliquent une véritable universalité et une nécessité absolue que la connaissance purement empirique ne saurait produire. »

  33. Tout le reste de l’alinéa, à partir d’ici, est une addition de la seconde édition.
  34. Erläuterungsurtheile.
  35. Erweiterungsurtheile.
  36. Des Mannigfaltigen.
  37. Cet alinéa a remplacé les deux suivants, de la première édition :

    « Il résulte clairement de là : 1o que les jugements analytiques n’étendent nullement notre connaissance, mais qu’ils se bornent à développer le concept que j’ai déjà, et à me l’expliquer ainsi ; 2o que dans les jugements synthétiques il faut que je cherche encore en dehors du concept du sujet quelque autre chose (X) sur quoi s’appuie mon entendement pour joindre à ce concept un prédicat qui lui appartienne, sans y être contenu.

    Les jugements empiriques ou d’expérience n’offrent ici aucune difficulté. En effet cette X n’est que l’expérience plus complète de l’objet déterminé par un concept A, qui n’est qu’une partie de cette expérience. Car, quoique je ne comprenne point d’abord dans le concept d’un corps en général le prédicat de la pesanteur, ce concept désigne une partie d’une expérience complète, à laquelle je puis ajouter d’autres parties qui appartiennent au même concept. Je puis d’abord approfondir analytiquement le concept du corps, en y reconnaissant certains caractères qui tous y sont compris, comme l’étendue, l’impénétrabilité, la figure, etc. ; mais ici j’entends ma connaissance, et, en retournant à l’expérience qui m’a déjà fourni ce concept de corps, j’y trouve la pesanteur toujours unie aux caractères précédents. C’est donc sur l’expérience de cette X, qui se trouve en dehors du concept A, que se fonde la possibilité de la synthèse du prédicat de la pesanteur B avec le concept A. »

  38. Cette section et la suivante sont encore des additions de la seconde édition. La première ne contenait que les lignes qui suivent avec la note correspondante :

    « Il y a donc ici au fond une sorte de mystère * dont l’explication peut seule rendre sûrs et incontestables les progrès de l’esprit dans le champ sans bornes de la connaissance purement intellectuelle. Il s’agit de découvrir dans toute son universalité le principe de la possibilité des jugements synthétiques à priori, de constater les conditions qui rendent possible chaque espèce de jugements de cette sorte, et, non pas d’indiquer dans une esquisse rapide, mais de déterminer d’une manière complète et qui suffise à toutes les applications, toute cette connaissance (qui constitue leur espèce propre), en la ramenant à un système suivant ses sources originaires, ses divisions, son étendue et ses limites. »

    * « S’il était venu à l’esprit de quelque ancien de poser seulement cette question, elle aurait opposé à elle seule une puissante barrière à tous les systèmes de la raison pure qui se sont élevés jusqu’à nos jours, et elle aurait épargné bien des tentatives inutiles, auxquelles on s’est livré aveuglément sans savoir proprement de quoi il s’agissait. »

  39. Naturwissenschaft (Physica).
  40. Naturanlage.
  41. Ces mots sans examen ne sont pas dans le texte, mais ils sont conformes à la pensée de Kant et la rendent plus claire. J.B.
  42. La première édition portait : « Qui puisse servir à la critique de la raison pure, » et à cette première phrase elle ajoutait les suivantes, qui ont disparu dans la seconde édition : « Toute connaissance où ne se mêle rien d’étranger s’appelle pure. Mais, en particulier, une connaissance est dite absolument pure, quand aucune expérience ou aucune sensation ne s’y mêle, et que, par conséquent, elle est possible tout à fait à priori. Or la raison est la faculté… »
  43. Tout le reste de cet alinéa est une addition de la seconde édition.
  44. C’est ici que, dans la première édition, commençait la seconde partie de l’Introduction, sous ce titre : Division de la philosophie transcendentale.
  45. Addition de la seconde édition.
  46. Il y avait simplement dans la première édition : « Car les concepts du plaisir et de la peine, des désirs et des inclinations, de l’arbitre, etc… qui sont tous d’origine empirique, y sont nécessairement présupposés. »
  47. Elementarlehre. Théorie des éléments.
  48. Methodenlehre. Théorie de la méthode.
  49. Anschauung.
  50. Vorstellung.
  51. Begriff.
  52. Vorstellungsfähigkeit.
  53. Erscheinung.
  54. Das Mannigfaltige.
  55. Angeschaut.
  56. Il y avait dans la première édition : « Éxaminons d’abord l’espace. » Le reste de l’alinéa est une addition de la seconde édition.
  57. Erörterung.
  58. Wenn sie dasjenige enthalt, was den Begriff, als a priori gegeben, darstellt.
  59. Ici se plaçait, dans la première édition, un paragraphe qui a disparu dans les éditions suivantes. Le voici :

    « C’est sur cette nécessité à priori que se fonde la certitude apodictique de tous les principes géométriques, et la possibilité de leurs constructions à priori. En effet si cette représentation de l’espace était un concept acquis à posteriori, et puisé dans une expérience extérieure universelle, les premiers principes de la science mathématique ne seraient plus que des perceptions. Ils auraient donc toute la contingence de la perception, et il n’y aurait plus rien de nécessaire dans cette vérité, qu’entre deux points il ne peut y avoir qu’une ligne droite ; seulement l’expérience nous montrerait qu’il en est toujours ainsi. Ce qui est dérivé de l’expérience n’a aussi qu’une universalité comparative, celle qui vient de l’induction. Il faudrait donc se borner à dire que, d’après les observations faites jusqu’ici, on n’a point trouvé d’espace qui eût plus de trois dimensions. »

  60. Ce paragraphe était ainsi rédigé dans la première édition, où il portait le no 5 : « L’espace est représenté donné comme une grandeur infinie. Un concept général de l’espace (qui est commun au pied aussi bien qu’à l’aune) ne peut rien déterminer quant à la grandeur. Si le progrès de l’intuition n’était pas sans limites, nul concept de rapports ne contiendrait le principe de son infinité. »
  61. Cette exposition ne figurait pas dans la première édition.
  62. Die Receptivitat des Subjects, von Gegendstanden afficirt zu werden.
  63. Ihrer Erscheinungen.
  64. La suite de cet alinéa était rédigée de la manière suivante dans la première édition :

    « Aussi cette condition subjective de tous les phénomènes extérieurs ne peut-elle être comparée à aucune autre. Le goût agréable d’un vin n’appartient pas aux propriétés objectives de ce vin, c’est-à-dire aux propriétés d’un objet considéré comme tel, même comme phénomène, mais à la nature particulière du sens du sujet qui en jouit. Les couleurs ne sont pas des qualités des corps à l’intuition desquels elles se rapportent, mais seulement des modifications du sens de la vue, affecté par la lumière d’une certaine façon. Au contraire, l’espace, comme condition de phénomènes extérieurs, appartient nécessairement au phénomène ou à l’intuition du phénomène. La saveur et la couleur ne sont point du tout des conditions tellement nécessaires que sans elles les choses ne pourraient devenir pour nous des objets des sens. Ce ne sont que des effets de l’organisation particulière de nos sens, liés accidentellement au phénomène. Elles ne sont donc pas non plus des représentations à priori, mais elles se fondent sur la sensation, ou même, comme une saveur agréable, sur le sentiment du plaisir (ou de la peine), c’est-à-dire sur un effet de la sensation. Aussi personne ne saurait-il avoir à priori l’idée d’une couleur ou celle d’une saveur, tandis que l’espace ne concernant que la forme pure de l’intuition et ne renfermant par conséquent aucune sensation (rien d’empirique), tous ses modes et toutes ses propriétés peuvent et doivent même être représentés à priori, pour donner lieu aux concepts des figures et de leurs rapports. Lui seul peut donc faire que les choses soient pour nous des objets extérieurs.

  65. Cette nouvelle exposition a été ajoutée dans la seconde édition.
  66. Der Erscheinung dieses Gegenstandes.
  67. Undinge.
  68. Ein empirisches Datum.
  69. Das Recht kann gar nicht erscheinen.
  70. Die Erscheinung von etwas. — Le mot phénomène pris dans son sens grec (φαινομενον (phainomenon)), répond bien à l’Erscheinung de Kant. Aussi l’employé-je ordinairement pour traduire cette expression ; mais ici, comme dans quelques autres cas, je lui substitue le mot manifestation, parce que je n’ose écrire : le phénomène de quelque chose, ce qui ne serait ni français ni clair. J.B.
  71. Die Leibnitz-Wolfische Philosophie.
  72. Il y a dans le texte : Unterschied der Sinnlichkeit vom Intellectuellen.
  73. « Et jette… » addition de la seconde édition.
  74. Erfahrungssatz.
  75. Ein Vermögen a priori anzuschauen.
  76. Tout ce qui suit jusqu’à la fin de l’esthétique est une addition de la seconde édition.
  77. Dieses Setzen ihrer Vorstellung.
  78. Blosse Selbsthätigkeit.
  79. Ein blosser Schein.
  80. Als Erscheinung von ihm selber.
  81. Denken.
  82. Ursprünglich.
  83. In Ansehung des Formalen ihres Gebrauches.
  84. Ein Catharcticon. — Le mot cathartique (en grec Καϑαρτιϰὸν) est usité, chez nous, dans le langage de la médecine comme synonyme de purgatif ; il figure même dans le Dictionnaire de l’Académie française. J. B.
  85. Tugendlehre.
  86. Auf einer elenden Dialexe. — Ce dernier mot vient du grec διαλεξις (dialexis), qui signifie entretien, conversation. La première édition (cf. celle de Rosenkranz, p. 61) donnait, au lieu de dialexe, le mot dialele (c’est-à-dire pétition de principe), mais en laissant les adjectifs au féminin, ce qui indiquait ici un erratum, ce mot ne comportant pas le féminin. J.B.
  87. Seinen vorsetzlichen Blendwerken.
  88. Die Methode der Gründlichkeit.
  89. Durch ihren Zusammenhang in einem System.
  90. Il y a ici dans le texte de la première et de la seconde édition, au lieu de theilbar (divisible) veränderlich (changeant) ; mais, comme le fait remarquer Rosenkranz, c’est évidemment là un erratum. J.B.
  91. Unendliche — Je me sers, pour traduire cette expression, du mot indéfini de préférence au mot infini, parce que ce dernier pourrait donner une idée fausse des jugements dont il s’agit ici, tandis que le premier convient parfaitement à la définition que Kant en donne plus loin. J. B.
  92. Beschrankend.
  93. Beliebig.
  94. Ein Mannigfaltiges der Sinnlichkeit à priori.
  95. Les § 11 et 12 sont des additions de la seconde édition.
  96. Éléments métaphysiques de la science de la nature. — Cet ouvrage avait paru en 1786, c’est-à-dire un an avant la seconde édition de la Critique de la raison pure. J. B.
  97. C’est le mot même dont Kant se sert. J. B.
  98. Nicht einseitig.
  99. Logische Erfordernisse.
  100. Eigentlich material.
  101. In formaler Bedeutung.
  102. Als zur logischen Forderung in Ansehung jeder Erkenntniss gehörig.
  103. Qualitative Vollständigkeit.
  104. Die Herstellung.
  105. Verständlichkeit.
  106. Die Frage über das was Rechstens ist.
  107. Von der die Thatsache angeht.
  108. Als eine Logik des Scheins.
  109. Das Vermögen der Regeln.
  110. Mutterwitz.
  111. Gleichartig.
  112. Ganz ungleichartig.
  113. Eine transcendentale Zeitbestimmung.
  114. In Ansehung reiner Gestalten im Raume.
  115. Die Einheit der Synthesis des Mannigfaltigen einer gleichartigen Anschauung überhaupt, dadurch, dass ich die Zeit selbst in der Apprehension der Anschauung erzeuge.
  116. Die Sacheit, Realität.
  117. Gemeinschaft (Wechselwirkung).
  118. Die Erfüllung der Zeit. La langue française n’ayant pas de mot qui corresponde au mot allemand Erfüllung, je ne puis traduire littéralement et par suite exactement cette expression. J. B.
  119. Als das Correlatum der Bestimmung eines Gegenstandes ob und wie er zur Zeit gehöre.
  120. Einen Gegenstand geben, wenn dieses nicht wiederum nur mittelbar gemeint seyn soll, sondern unmittelbar in der Anschauung darstellen, ist nichts anders als dessen Vorstellung auf Erfahrung (es sey wirkliche oder doch mögliche) beziehen.
  121. Den Exponenten zu einer Regel überhaupt.
  122. La première édition portait : « Principe de l’entendement pur : tous les phénomènes sont quant à leur intuition des quantités extensives. »
  123. Tout ce premier paragraphe est une addition de la seconde édition.
  124. Première édition : « Le principe qui anticipe toutes les perceptions comme telles est celui-ci : dans tous les phénomènes la sensation et le réel qui lui correspond dans l’objet (realitas phænomenon) ont une quantité intensive, c’est-à-dire un degré. »
  125. Tout ce premier paragraphe est une addition de la seconde édition.
  126. Ein Moment.
  127. Punkte und Augenblicke sind nur Grenzen, d. i. blosze Stellen ihrer Einschränkung.
  128. Flieszende.
  129. Ein Fortgang in der Zeit.
  130. Geldquantum. — Le mot argent doit être pris ici dans le sens de monnaie. J. B.
  131. Fein Silber.
  132. Ein Geldstück..
  133. Silbergehalt.
  134. Menge.
  135. Ce mot, nécessaire à la construction et au sens de la phrase, avait été omis par Kant dans le texte de ses deux éditions ; il a été justement rétabli. Voyez l’édition de Hartenstein (p. 185), et la note de celle de Rosenkranz (p. 151). J. B.
  136. 1re édition : « En voici le principe général : Tous les phénomènes sont soumis à priori, quant à leur existence, à des règles qui déterminent leur rapport entre eux dans un temps. »
  137. Tout ce premier paragraphe est une addition de la première édition.
  138. Das Verhältnisz des mannigfaltigen empirischen Bewusztseins in der Zeit.
  139. 1re édition : « Principe de la permanence. — Tous les phénomènes contiennent quelque chose de permanent (une substance), qui est l’objet même, et quelque chose de changeant, qui est la détermination de cet objet, c’est-à-dire le mode de son existence. »
  140. Das Reale derselben.
  141. Ce premier paragraphe a remplacé celui-ci de la première édition : « Tous les phénomènes sont dans le temps. Celui-ci peut déterminer de deux manières le rapport qu’offre leur existence : ils sont ou successifs ou simultanés. Sous le premier point de vue, le temps peut être représenté par une ligne ; et sous le second, par un cercle. »
  142. Beharrlichkeit.
  143. Wechselt.
  144. Dieser Wechsel.
  145. 1re édition : « Principe de la production. — Tout ce qui arrive (tout ce qui commence d’être) suppose quelque chose à quoi il succède suivant une règle. »
  146. Ces deux premiers paragraphes sont une addition de la seconde édition.
  147. Im Apprehendiren.
  148. Kant veut dire (l’expression de sa pensée est si peu claire ici qu’elle a besoin d’explication) que le changement qui s’opère dans la forme du coussin peut seul nous servir à reconnaître un rapport de cause à effet entre la boule et la dépression de ce coussin, et qu’ainsi ce rapport ne se manifeste à nous qu’au moyen d’une succession d’états divers. Telle est, en effet, la conclusion à laquelle il arrive dans l’alinéa suivant. J. B.
  149. Das blosse Entstehen.
  150. Nicht Ursprung aus Nichts.
  151. 1re édition : « Principe de la communauté — Toutes les substances, en tant qu’elles sont simultanées sont dans une communauté générale (c’est-à-dire dans une action réciproque). »
  152. Le paragraphe qui précède n’est pas dans la première édition.
  153. Le mot français communauté, par lequel j’ai traduit le mot allemand Gemeinschaft, peut prêter aussi à la même équivoque que ce dernier ; mais c’était celui qui convenait ici le mieux en général. Celui de commerce, qui rendrait mieux le sens spécial dans lequel Kant emploie l’expression Gemeinschaft, ne pourrait être employé seul ou sans être déterminé par quelque autre. Aussi ai-je dû lui préférer le précédent, sauf à l’employer à son tour dans quelques cas où il se trouve précisément déterminé. J. B.
  154. Eine reale Gemeinschaft (commercium).
  155. Exponenten.
  156. Gedichtete Begriffe.
  157. Cette réfutation de l’idéalisme est une addition de la seconde édition.
  158. Ein Unding.
  159. J’ai suivi ici la nouvelle rédaction que Kant, dans la dernière note de la préface de sa seconde édition (voir plus haut, p. 41), prie le lecteur de substituer à cette phrase du texte : « Or ce permanent ne peut être quelque chose en moi, puisque mon existence dans le temps ne peut être déterminée que par lui-même. » J. B.
  160. À la correction à laquelle je viens de me conformer. Kant a joint, dans la note rappelée plus haut, les observations suivantes, qui trouvent ici leur vraie place :

    « On objectera sans doute contre cette preuve, que je n’ai immédiatement conscience que de ce qui est en moi, c’est-à-dire de ma représentation des choses extérieures, et que par conséquent il reste toujours incertain, s’il y a ou non hors de moi quelque chose qui y corresponde. Mais j’ai conscience par l’expérience intérieure de mon existence dans le temps (par conséquent aussi de la propriété qu’elle a d’y être déterminable), ce qui est plus que d’avoir simplement conscience de ma représentation, et ce qui pourtant est identique à la conscience empirique de mon existence, laquelle n’est déterminable que par rapport à quelque chose existant hors de moi et lié à mon existence. Cette conscience de mon existence dans le temps est donc identiquement liée à la conscience d’un rapport à quelque chose hors de moi, et par conséquent c’est l’expérience et non la fiction, le sens et non l’imagination, qui lie inséparablement l’extérieur à mon sens intérieur : car le sens extérieur est déjà par lui-même une relation de l’intuition à quelque chose de réel existant hors de moi, et dont la réalité, à la différence de la fiction, ne repose que sur ce qu’il est inséparablement lié à l’expérience intérieure elle-même, comme à la condition de sa possibilité, ce qui est ici le cas. Si à la conscience intellectuelle que j’ai de mon existence dans cette représentation : je suis, qui accompagne tous mes jugements et tous les actes de mon entendement, je pouvais joindre en même temps une détermination de mon existence par l’intuition intellectuelle, la conscience d’un rapport à quelque chose d’extérieur à moi ne ferait pas nécessairement partie de cette détermination. Or cette conscience intellectuelle précède sans doute, mais l’intuition intérieure, dans laquelle seule mon existence peut être déterminée, est sensible et liée à la condition du temps, et cette détermination, et par conséquent l’expérience intérieure elle-même, dépendent de quelque chose de permanent, qui n’est pas en moi, et par conséquent ne peut être que dans quelque chose hors de moi, avec quoi je dois me considérer comme étant en relation. La réalité du sens extérieur est ainsi nécessairement liée à celle du sens intérieur pour la possibilité d’une expérience en général ; c’est-à-dire que j’ai tout aussi sûrement conscience qu’il y a hors de moi des choses qui se rapportent à mon sens, que j’ai conscience d’exister moi-même d’une manière déterminée dans le temps. Quant à savoir quelles sont les intuitions données auxquelles des objets correspondent réellement hors de moi, et qui par conséquent appartiennent au sens extérieur, et non à l’imagination ; c’est ce qui, dans chaque cas particulier, doit être décidé d’après les règles qui servent à distinguer l’expérience en général (même l’expérience interne) de l’imagination ; mais le principe est toujours qu’il y a réellement une expérience extérieure. On peut encore ajouter ici la remarque suivante : la représentation de quelque chose de permanent dans l’existence n’est pas identique à la représentation permanente ; celle-ci, en effet, peut être très-changeante et très-variable, comme toutes nos représentations et même celles de la matière, et cependant elle se rapporte à quelque chose de permanent, qui par conséquent doit être une chose distincte de toutes mes représentations, une chose extérieure, dont l’existence est nécessairement comprise dans la détermination de ma propre existence et ne constitue avec elle qu’une seule expérience, qui n’aurait jamais lieu intérieurement, si elle n’était pas aussi extérieure (en partie). Quant au comment, nous ne pouvons pas plus l’expliquer ici que nous ne pouvons expliquer comment nous concevons en général ce qui subsiste dans le temps et par sa simultanéité avec le variable produit le concept du changement. »

  161. Je modifie un peu, à partir d’ici, la liaison et la rédaction du reste de cette phrase, afin de la rendre plus logique et plus claire, tout en reproduisant fidèlement la pensée de l’auteur.
    J. B.
  162. Cette remarque est une addition de la seconde édition.
  163. Gedankenformen.
  164. Beharrlich bestimmt.
  165. Les lignes suivantes, avec la note qui s’y rattache, s’intercalaient ici dans la première édition : « En traçant plus haut la table des catégories, nous nous sommes dispensé de les définir les unes après les autres, parce que notre but, borné à leur usage synthétique, ne rendait pas ces définitions nécessaires, et que, quand une entreprise est inutile, on ne doit pas assumer une responsabilité dont on peut se dispenser. Ce n’était pas pour nous un faux-fuyant, mais une règle de prudence très-importante, que de ne pas nous hasarder à définir tout d’abord, et de ne pas chercher ou simuler la perfection ou la précision dans la détermination du concept, quand nous pouvions nous contenter de tel ou tel caractère, sans avoir besoin d’une énumération complète de tous ceux qui constituent le concept entier. Mais on voit à présent que la raison de cette prévoyance était encore plus profonde, puisque nous n’aurions pas pu définir les catégories quand nous l’aurions voulu (*). Si l’on écarte toutes les conditions de la sensibilité qui les signalent comme des concepts d’un usage empirique possible, et qu’on les prenne pour des concepts de choses en général (par conséquent d’un usage transcendental), il n’y a plus rien à faire à leur égard que de considérer la fonction logique dans les jugements comme la condition de la possibilité des choses mêmes, mais sans pouvoir montrer en aucune façon où elle peut avoir son application et son objet, et par conséquent comment elle peut avoir quelque signification et quelque valeur objective dans l’entendement pur sans le concours de la sensibilité. »

    (*) J’entends ici la définition réelle, qui ne se borne pas à ajouter au nom d’une chose d’autres mots moins obscurs, mais qui contient une marque claire propre à faire toujours sûrement reconnaître l’objet (definitum) et rend possible l’application du concept défini.

  166. Ce passage jusqu’à l’alinéa qui commence ainsi : Si je retranche toute pensée, etc., a remplacé dans la seconde édition celui que voici :

    « On appelle phénomènes des manifestations que nous concevons comme des objets en vertu de l’unité des catégories. Que si j’admets des choses qui soient simplement des objets de l’entendement, et qui pourtant puissent être données, en cette qualité, à l’intuition, non pas, il est vrai, à l’intuition sensible, mais à une sorte d’intuition intellectuelle (coram intuitu intellectuali), ces choses s’appelleraient des noumènes (intelligibilia).

    On devrait penser que le concept des phénomènes, limité par l’esthétique transcendentale, donne déjà par lui-même la réalité objective des noumènes, et justifie la division des objets en phénomènes et noumènes, par conséquent aussi du monde en monde sensible et monde intelligible (mundus sensibilis et intelligibilis), en ce sens que la différence ne porte pas simplement sur la forme logique de la connaissance obscure ou claire d’une seule et même chose, mais sur la manière dont les objets peuvent être donnés originairement à notre connaissance et d’après laquelle ils se distinguent eux-mêmes essentiellement les uns des autres. En effet, quand les sens nous représentent simplement quelque chose tel qu’il apparaît, il faut pourtant que ce quelque chose soit aussi une chose en soi, l’objet d’une intuition non sensible, c’est-à-dire de l’entendement ; c’est-à-dire qu’il doit y avoir une connaissance possible où l’on ne trouve plus aucune sensibilité, et qui seule ait une réalité absolument objective, en ce sens que les objets nous seraient représentés par elle tels qu’ils sont, tandis que, au contraire, dans l’usage empirique de notre entendement, les choses ne sont connues que comme elles apparaissent. Il y aurait donc, outre l’usage empirique des catégories (lequel est limité aux conditions sensibles) un usage pur et ayant pourtant une valeur objective, et nous ne pourrions affirmer ce que nous avons avancé jusqu’ici, que nos connaissances purement intellectuelles ne sont en général rien autre chose que des principes servant à l’exposition du phénomène, et qui même ne vont pas à priori au delà de la possibilité formelle du phénomène : ici en effet s’ouvrirait devant nous un tout autre champ ; un monde en quelque sorte serait conçu dans l’esprit (peut-être même perçu) qui pourrait occuper notre entendement pur non moins sérieusement que l’autre et même beaucoup plus noblement.

    Toutes nos représentations sont dans le fait rapportées à quelque objet par l’entendement, et comme les phénomènes ne sont rien que des représentations, l’entendement les rapporte à quelque chose, comme à un objet de l’intuition sensible ; mais ce quelque chose n’est sous ce rapport que l’objet transcendental. Or par là il faut entendre quelque chose = x, dont nous ne savons rien du tout et dont en général (d’après la constitution actuelle de notre entendement) nous ne pouvons rien savoir, mais qui ne fait que servir, comme corrélatif de l’unité de l’aperception, à l’unité des éléments divers dans l’intuition sensible, à cette unité au moyen de laquelle l’entendement unit ces éléments en un concept d’objet. Cet objet transcendental ne peut nullement se séparer des données sensibles, puisqu’alors il ne resterait plus rien qui servit à le concevoir. Il n’est donc pas un objet de la connaissance en soi, mais seulement la représentation des phénomènes sous le concept d’un objet en général déterminable par ce qu’il y a en eux de divers.

    C’est précisément pour cette raison que les catégories ne représentent aucun objet particulier, donné à l’entendement seul, mais qu’elles servent uniquement à déterminer l’objet transcendental (le concept de quelque chose en général) par ce qui est donné dans la sensibilité, afin de faire connaître ainsi empiriquement des phénomènes sous des concepts d’objets.

    Pour ce qui est de la raison pour laquelle, n’étant pas encore satisfait du substratum de la sensibilité, on a attribué des noumènes aux phénomènes, voici simplement sur quoi elle repose. La sensibilité ou son champ, le champ des phénomènes, est limité par l’entendement de telle sorte qu’il ne s’étend pas aux choses en soi, mais seulement à la manière dont les choses nous apparaissent en vertu de notre condition subjective. Tel était le résultat de toute l’esthétique transcendentale, et il suit aussi naturellement du concept d’un phénomène en général que quelque chose lui doit correspondre qui ne soit pas en soi un phénomène, puisque le phénomène n’est rien en soi et qu’il ne peut être en dehors de notre mode de représentation. Par conséquent, si l’on veut éviter un cercle perpétuel, le mot phénomène indique déjà une relation à quelque chose dont, à la vérité, la représentation immédiate est sensible, mais qui doit être quelque chose en soi, même indépendamment de cette constitution de notre sensibilité (sur laquelle se fonde la forme de notre intuition), c’est-à-dire un objet indépendant de notre sensibilité.

    Or de là résulte le concept d’un noumène, c’est-à-dire un concept qui n’est nullement positif et qui n’indique pas une connaissance déterminée de quelque objet, mais seulement la pensée de quelque chose en général, abstraction faite de toute forme de l’intuition sensible. Pour qu’un noumène signifie un objet véritable, distinct de tous les phénomènes, il ne suffit pas que j’affranchisse ma pensée de toutes les conditions de l’intuition sensible ; il faut encore que je sois fondé à admettre une autre espèce d’intuition que cette intuition sensible, sous laquelle un objet de ce genre puisse être donné ; car autrement ma pensée serait vide, encore qu’elle n’impliquât aucune contradiction. Nous n’avons pas pu, il est vrai, démontrer plus haut que l’intuition sensible est la seule intuition possible en général ; nous avons simplement démontré qu’elle est la seule possible pour nous ; mais nous n’avons pas pu démontrer non plus qu’une autre espèce d’intuition encore est possible, et, bien que notre pensée puisse faire abstraction de la sensibilité, il s’agit toujours de savoir si ce ne serait pas là une simple forme d’un concept, ou si après cette séparation il reste encore un objet.

    L’objet auquel je rapporte le phénomène en général est l’objet transcendental, c’est-à-dire la pensée tout à fait indéterminée de quelque chose en général. Cet objet ne peut pas s’appeler noumène, car je ne sais pas ce qu’il est en soi, et je n’en ai aucun concept, sinon celui de l’objet d’une intuition sensible en général, qui par conséquent est le même pour tous les phénomènes. Il n’y a point de catégorie qui me le fasse concevoir, car les catégories ne s’appliquent qu’à l’intuition sensible, qu’elles ramènent à un concept d’objet en général. Un usage pur de la catégorie est, il est vrai, possible, c’est-à-dire sans contradiction ; mais il n’a aucune valeur objective, puisqu’elle ne se rapporte à aucune intuition qui puisse en recevoir l’unité d’objet : car la catégorie est une simple fonction de la pensée par laquelle aucun objet ne m’est donné, mais par laquelle seulement est pensé ce qui peut être donné dans l’intuition. »

  167. Grenzbegriff.
  168. Bestandstücke.
  169. Der Intellectual-Philosoph.
  170. Intellectuirte die Erscheinungen.
  171. Sensificirt.
  172. Logik des Scheins.
  173. Wovon wir durch jene Begriffe selbst die Ursache sein können ; mot à mot : dont nous pouvons être la cause par ces concepts mêmes.
  174. J’ajoute ces mots pour plus de liaison et de clarté. J. B.
  175. Die Folgerung.
  176. Schlussfolge (Consequenz). La distinction faite par Kant entre cette expression et la précédente est intraduisible en français. On ne saurait la rendre par les mots conclusion et conséquence, qui sont tout à fait synonymes. J. B.
  177. Pour accorder ceci avec ce qui précède, il faut consulter la Logique de Kant (§ 44). Il y remarque que les conclusions immédiates supposent bien elles-mêmes un jugement intermédiaire, mais que ce jugement est une proposition tautologique. J. B.
  178. Verstandesschluss.
  179. Vernunftschluss.
  180. Vernunftbegriff.
  181. Zum Begreifen.
  182. Zum Verstehen.
  183. Vorstellung.
  184. Perception est le mot même que Kant emploie ici.
  185. Empfindung.
  186. Erkenntnisz.
  187. Anschauung.
  188. Begriff.
  189. Kant donne ici dans son texte même, l’expression latine que j’ai mise entre parenthèses.
  190. C’est le mot même dont Kant se sert.
  191. Vernunftbegriff.
  192. Die Allheit oder Totalität.
  193. J’ajoute cette expression à celle d’inconditionnel par laquelle j’ai jusqu’ici traduit unbedingt, pour mieux amener la remarque qui suit. J. B.
  194. Bis zum Schlechthinunbedingten.
  195. Vernunfteinheit.
  196. Verstandeseinheit.
  197. In Ausübung.
  198. Ein potentialer Fortgang.
  199. Ein Gedankending.