Critique de la raison pure (trad. Barni) - 1869/TC de la Méthodologie transcendentale

Traduction par Jules Barni.
Édition Germer-Baillière (2p. 281-409).




II


MÉTHODOLOGIE TRANSCENDENTALE


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En considérant l’ensemble de toutes les connaissances de la raison pure et spéculative comme un édifice dont nous avons au moins en nous l’idée, je puis dire que, dans la théorie élémentaire transcendentale, nous en avons évalué et déterminé les matériaux, quel que soit d’ailleurs cet édifice et quelles qu’en puissent être la hauteur et la solidité. Il est vrai que, bien que nous songeassions à une tour qui devait s’élever jusqu’au ciel, nous n’avons trouvé que tout juste les matériaux suffisants pour une habitation assez spacieuse et assez haute pour convenir à nos travaux sur la plaine de l’expérience, et que cette entreprise hardie a dû échouer pour cette raison, sans parler de la confusion des langues qui devait nécessairement diviser les travailleurs sur le plan à suivre et les amener à se disperser par tout le monde pour y bâtir chacun à sa guise. A présent il s’agit moins des matériaux que du plan ; et comme, si nous sommes avertis de ne pas risquer un projet arbitraire et aveugle qui pourrait bien dépasser nos ressources, nous ne pouvons pas non plus nous dispenser de construire une habitation solide, nous avons à faire le devis d’un bâtiment en rapport avec les matériaux dont nous disposons et qui sont aussi appropriés à nos besoins.

J’entends donc par méthodologie transcendentale la détermination des conditions formelles d’un système complet de la raison pure. Nous aurons d’après cela à nous occuper d’une discipline, d’un canon, d’une architectonique, et enfin d’une histoire de la raison pure, et nous ferons à un point de vue transcendental ce que l’on tente dans les écoles sous le nom de logique pratique par rapport à l’usage de l’entendement en général, mais ce que l’on exécute fort mal, parce que la logique générale, n’étant restreinte à aucune espèce particulière de connaissances intellectuelles (par exemple aux connaissances pures), ni à aucun objet déterminé, ne peut que proposer des titres pour des méthodes possibles, et des expressions techniques qui se rapportent au côté systématique des diverses sciences, mais qui apprennent par avance à l’élève des noms dont il ne connaîtra que plus tard la signification et l’usage.


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CHAPITRE PREMIER


Discipline de la raison pure


Les jugements qui ne sont pas seulement négatifs quant à leur forme logique, mais quant à leur matière, sont en médiocre estime à cause de notre désir de connaître ; on les regarde comme des ennemis jaloux de ce besoin qui nous pousse incessamment à étendre nos connaissances, et il faut presque une apologie pour les faire tolérer, à plus forte raison pour leur concilier l’estime et la faveur.

On peut à la vérité exprimer logiquement sous une forme négative toutes les propositions que l’on veut ; mais quant au contenu de notre connaissance en général, c’est-à-dire quant à la question de savoir si elle est étendue ou restreinte par un jugement, les jugements négatifs ont pour fonction propre d’empêcher simplement l’erreur. Aussi les propositions négatives, qui sont destinées à prévenir une fausse connaissance là où l’erreur n’est jamais possible, sont-elles, il est vrai, incontestables, mais vides, c’est-à-dire qu’elles ne sont pas du tout appropriées à leur but, et que par cette raison elles sont souvent ridicules. Telle est la proposition de ce rhéteur, qu’Alexandre n’aurait pas pu faire de conquêtes sans armée.

Mais là où les bornes de notre connaissance possible sont très-étroites, l’inclination à juger très-grande, l’apparence très-trompeuse et le préjudice causé par l’erreur très-considérable, une instruction négative, qui ne sert qu’à nous préserver des erreurs, a beaucoup plus d’importance que mainte instruction positive par où notre connaissance pourrait être augmentée. La contrainte qui réprime et finit par détruire le penchant qui nous pousse constamment à nous écarter de certaines règles, s’appelle discipline. La discipline se distingue de la culture, qui a pour but de procurer une aptitude sans en supprimer une autre déjà existante. Dans la culture d’une disposition naturelle qui est déjà portée par elle-même à se développer, la discipline ne fournira donc qu’un secours négatif *[1], mais la culture et la doctrine en donneront un positif.

Que le tempérament, ainsi que les dispositions naturelles qui se permettent volontiers un mouvement libre, et illimité (comme l’imagination et l’esprit), aient à beaucoup d’égards besoin d’une discipline, c’est ce que chacun accordera aisément. Mais que la raison dont le propre est de nous obliger à prescrire une discipline à toutes les autres tendances de notre nature ait besoin elle-même, d’une discipline, c’est ce qui peut sans doute paraître étrange ; et dans le fait elle a échappé jusqu’ici à une pareille humiliation, parce qu’en voyant son air solennel et imposant, personne ne pouvait la soupçonner de substituer dans un jeu frivole les images aux concepts et les mots aux choses.

L’usage empirique de la raison ne réclame aucune critique de cette faculté, parce que là ses principes sont continuellement soumis à l’épreuve de l’expérience, qui leur sert de pierre de touche ; il en est de même des mathématiques, dont les concepts doivent être d’abord représentés in concreto dans l’intuition pure, de telle sorte qu’on y aperçoit tout de suite tout ce qui est arbitraire et sans fondement. Mais là où ni l’intuition empirique, ni l’intuition pure ne retiennent la raison en un sûr chemin, c’est-à-dire dans cet usage transcendental qui se règle sur de simples concepts, elle a tellement besoin d’une discipline qui réprime son penchant à s’étendre au delà des étroites limites de l’expérience possible et la préserve de tout écart et de toute erreur, que toute la philosophie de la raison pure n’a d’autre but que cette utilité négative. On peut remédier aux erreurs particulières par la censure, et aux causes de ces erreurs par la critique. Mais là où l’on rencontre, comme dans la raison pure, tout un système d’illusions et de prestiges liés entre eux et réunis sous des principes communs, il semble alors qu’on ait besoin d’une législation toute spéciale, mais négative, qui, sous le nom de discipliner établisse, en se réglant sur la nature de la raison et des objets de son usage pur, comme un système de circonspection et d’examen de soi-même devant lequel aucune fausse et sophistique apparence ne puisse subsister ; mais qui la dévoile aussitôt, de quelque manteau qu’elle se couvre.

Mais il faut bien remarquer que, dans cette seconde partie de la critique transcendentale, je n’applique pas la discipline de la raison pure au contenu, mais seulement à la méthode de la connaissance issue de la raison pure. La première tâche a été remplie dans la théorie élémentaire. Mais l’usage de la raison, à quelque objet qu’il puisse être appliqué, est tellement semblable à lui-même, et en même temps, en tant qu’il veut être transcendental, il est si essentiellement distinct de tout autre, que, sans une doctrine négative qui renferme une discipline particulièrement établie à cet effet, il n’est pas possible d’éviter les erreurs résultant nécessairement de l’emploi inopportun de méthodes qui conviennent bien ailleurs à la raison, mais qui ne lui conviennent pas ici.




PREMIÈRE SECTION


Discipline de la raison pure dans l’usage dogmatique


Les mathématiques donnent le plus éclatant exemple d’une heureuse extension de la raison pure par elle-même et sans le secours de l’expérience. Les exemples sont contagieux, surtout pour cette faculté, qui se flatte naturellement d’avoir toujours le même bonheur qu’elle a eu dans un cas particulier. Aussi la raison pure espère-t-elle pouvoir s’étendre, dans son usage transcendental, avec autant de bonheur et de solidité qu’elle l’a fait dans son usage mathématique, surtout en appliquant ici cette même méthode qui lui a été là d’une si évidente utilité. Il nous importe donc beaucoup de savoir si la méthode qui conduit à la certitude apodictique, et que dans cette dernière science on appelle mathématique, est identique à celle qui sert à chercher cette même certitude dans la philosophie et qui y devrait être appelée dogmatique.

La connaissance philosophique est la connaissance rationnelle par concepts, et la connaissance mathématique la connaissance rationnelle par construction des concepts. Construire un concept, c’est représenter 1[2] à priori l’intuition qui lui correspond. La construction d’un concept exige donc une intuition non empirique, qui par conséquent, comme intuition, soit un objet singulier, mais qui n’en exprime pas moins, comme construction d’un concept (d’une représentation générale), quelque chose d’universel qui s’applique à toutes les intuitions possibles appartenant au même concept. Ainsi je construis un triangle en représentant l’objet correspondant à ce concept soit par la simple imagination dans l’intuition pure, soit même, d’après celle-ci, sur le papier dans l’intuition empirique, mais dans les deux cas tout à fait à priori, sans en avoir tiré le modèle de quelque expérience. La figure particulière ici décrite est empirique, et pourtant elle sert à exprimer le concept sans nuire à son universalité, parce que, dans cette intuition empirique, on ne songe jamais qu’à l’acte de la construction du concept, auquel beaucoup de déterminations sont tout à fait indifférentes, comme celles de la grandeur, des côtés et des angles, et que l’on fait abstraction de ces différences qui ne changent pas le concept du triangle.

La connaissance philosophique considère le particulier uniquement dans le général, et la connaissance mathématique le général dans le particulier, même dans le singulier, mais à priori et au moyen de la raison, de telle sorte que, comme ce singulier est déterminé d’après certaines conditions générales de la construction, de même l’objet du concept auquel ce singulier ne correspond que comme son schème doit être conçu comme universellement déterminé.

C’est donc dans cette forme que consiste la différence essentielle de ces deux espèces de connaissances rationnelles ; elle ne repose pas sur la différence de leur matière ou de leurs objets. Ceux-là ont pris l’effet pour la cause qui ont cru distinguer la philosophie des mathématiques en disant qu’elle a simplement pour objet la qualité, tandis que celui des mathématiques est la quantité. La forme de la connaissance mathématique est la cause qui fait que cette connaissance se rapporte uniquement à la quantité. Il n’y a en effet que le concept de la quantité qui se laisse construire, c’est-à-dire représenter à priori dans l’intuition ; les qualités ne se laissent représenter dans aucune autre intuition que dans l’intuition empirique. Aussi une connaissance rationnelle de ces qualités n’est-elle possible qu’au moyen de concepts. Ainsi personne ne saurait tirer d’ailleurs que de l’expérience une intuition correspondant au concept de la réalité ; on n’y arrivera jamais de soi-même a priori et antérieurement à la conscience empirique que nous en avons. On peut faire de la forme conique un objet d’intuition sans le secours d’aucune expérience et d’après le seul concept, mais la couleur de ce cône devra être donnée d’avance dans telle ou telle expérience. Je ne puis représenter le concept d’une cause en général dans l’intuition que dans un exemple que me fournisse l’expérience. D’ailleurs la philosophie traite de la quantité aussi bien que les mathématiques, par exemple de la totalité, de l’infinité, etc. De leur côté les mathématiques s’occupent aussi de la différence des lignes et des surfaces comme d’espaces de diverses qualités, de la continuité de l’étendue comme de l’une de ses qualités. Mais, bien que dans les cas de ce genre les mathématiques et la philosophie aient un objet commun, la manière de le traiter par la raison n’est pas du tout la même dans les deux sciences. Tandis que la philosophie s’en tient simplement à des concepts généraux, les mathématiques ne peuvent rien faire avec un simple concept, mais elles se hâtent de recourir à l’intuition, où elles considèrent le concept in concreto, non pas pourtant d’une manière empirique, mais dans une intuition qu’elles ont représentée à priori, c’est-à-dire qu’elles ont construite, et dans laquelle ce qui résulte des conditions générales de la construction doit s’appliquer aussi d’une manière générale à l’objet du concept construit.

Que l’on donne à un philosophe le concept d’un triangle, et qu’on le laisse chercher à sa manière le rapport de la somme des angles de ce triangle à l’angle droit. Il n’a rien que le concept d’une figure renfermée entre trois lignes droites, et dans cette figure celui d’un nombre égal d’angles. Or il aura beau réfléchir sur ce concept, il n’en tirera rien de nouveau. Il peut analyser et éclaircir le concept de la ligne droite, ou celui d’un angle, ou celui du nombre trois, mais non pas arriver à d’autres propriétés qui ne sont pas contenues dans ces concepts. Mais que l’on soumette cette question au géomètre. Il commence par construire un triangle. Comme il sait que deux angles droits pris ensemble valent autant que tous les angles contigus qui peuvent être tracés d’un point sur une ligne droite, il prolonge un côté de son triangle, et obtient ainsi deux angles contigus qui sont égaux à deux droits. Il partage ensuite l’angle externe, en tirant une ligne parallèle au côté opposé du triangle, et voit qu’il en résulte un angle externe contigu qui est égal à un angle interne, etc. Il arrive ainsi par une chaîne de raisonnements, toujours guidé par l’intuition, à une solution parfaitement claire et en même temps générale de la question.

Mais les mathématiques ne construisent pas seulement des quantités (quanta), comme la géométrie ; elles construisent aussi la pure quantité (quantitatem), comme dans l’algèbre, où l’on fait complètement abstraction de la nature de l’objet, lequel doit être conçu d’après un tel concept de quantité. Elles choisissent alors une certaine notation de toutes les constructions de quantités en général (de nombres, comme de l’addition, de la soustraction, de l’extraction des racines, etc.) (1)[3] ; et, après avoir désigné le concept général des quantités d’après les différents rapports de ces quantités, elles représentent dans l’intuition, d’après certaines règles générales, toute opération engendrée et modifiée par la quantité. Quand il s’agit de diviser une quantité par une autre, elles combinent les caractères de toutes les deux suivant la forme qui désigne la division, etc., et elles parviennent ainsi, au moyen d’une construction symbolique, tout aussi bien que la géométrie avec sa construction ostensive (des objets mêmes), là où la connaissance discursive ne pourrait jamais atteindre à l’aide de simples concepts.

Quelle peut être la cause de ces positions si diverses où se trouvent ces deux artisans de la raison, dont l’un procède suivant des concepts, tandis que l’autre a recours à des intuitions qu’il représente à priori conformément aux concepts ? D’après les théories transcendentales établies plus haut, cette cause est claire. Il ne s’agit pas ici de propositions analytiques qui puissent être engendrées par une simple analyse des concepts (en quoi le philosophe aurait sans doute l’avantage sur son rival), mais de propositions synthétiques, lesquelles, il est vrai, doivent être connues à priori. En effet je n’ai point à regarder ce que je pense réellement dans mon concept du triangle (je n’y pense rien de plus que ce que contient la définition) ; il faut au contraire que j’en sorte pour passer à des propriétés qui ne résident pas dans ce concept, mais qui cependant lui appartiennent. Or je ne puis le faire qu’en déterminant mon objet d’après les conditions, soit de l’intuition empirique, soit de l’intuition pure. Dans le premier cas (en mesurant, par exemple, les angles du triangle) je n’aurais qu’une proposition empirique, qui ne contiendrait aucune universalité, encore moins aucune nécessité, et ce n’est pas de propositions semblables qu’il est question. Mais le second procédé est la construction mathématique, ici la construction géométrique, au moyen de laquelle j’ajoute dans une intuition pure, aussi bien que dans une intuition empirique, la diversité qui appartient au schème d’un triangle en général, par conséquent à son concept, par où certainement des propositions synthétiques universelles doivent être construites.

Je philosopherais donc vainement sur le triangle, c’est-à-dire j’y réfléchirais en vain d’une manière discursive, sans faire un seul pas au delà de la définition, par laquelle cependant il était juste de commencer. Il y a, à la vérité, une synthèse transcendentale formée de purs concepts, qui ne réussit qu’au philosophe, mais qui ne concerne jamais qu’une chose en général, sous quelques conditions que la perception de cette chose appartienne à l’expérience possible. Mais dans les problèmes mathématiques il n’est nullement question de cela ni en général de l’existence ; il n’y est question que des propriétés des objets en soi, en tant seulement que ces propriétés sont unies au concept de ces objets.

Nous n’avons cherché par l’exemple cité qu’à montrer clairement quelle grande différence il y a entre l’usage discursif de la raison qui se fonde sur des concepts et l’usage intuitif qui se fonde sur la construction des concepts. Or on se demande naturellement quelle est la cause qui rend nécessaire ce double usage de la raison, et à quelles conditions on peut reconnaître si c’est le premier ou le second qui a lieu.

Toute notre connaissance se rapporte en définitive à des intuitions possibles, car ce n’est que par l’intuition qu’un objet est donné. Or ou bien un concept à priori (un concept qui n’est pas empirique) contient déjà une intuition pure, et alors il peut être construit ; ou bien il ne contient rien que la synthèse d’intuitions possibles qui ne sont pas données à priori, et alors on peut bien par lui former un jugement synthétique et à priori, mais discursif, c’est-à-dire uniquement fondé sur des concepts, et non pas intuitif, c’est-à-dire fondé sur la construction, du concept.

Or de toutes les intuitions il n’y en a aucune qui soit donnée à priori, si ce n’est la simple forme des phénomènes, l’espace et le temps, et un concept de l’espace et du temps, considérés comme quanta, peut être représenté. à priori dans l’intuition, c’est-à-dire construit, ou bien conjointement avec leur qualité (leur figure), ou bien simplement dans leur quantité (la simple synthèse de la diversité homogène) par le nombre. Mais la matière des phénomènes, par laquelle des choses nous sont données dans l’espace et dans le temps, ne peut être représentée que dans la perception, par conséquent à posteriori. Le seul concept qui représente à priori ce contenu empirique des phénomènes, c’est le concept de la chose en général, et la connaissance synthétique que nous en avons à priori ne peut rien fournir de plus que la simple règle de la synthèse de ce que la perception peut donner à posteriori, mais jamais l’intuition de cet objet réel, parce que celle-ci doit être nécessairement empirique.

Les propositions synthétiques qui s’appliquent à des choses en général dont l’intuition ne peut être donnée à priori, sont transcendentales. Les propositions transcendentales ne peuvent donc jamais être données par la construction des concepts, mais seulement suivant des concepts à priori. Elles contiennent simplement la règle d’après laquelle une certaine unité synthétique de ce qui ne peut être représenté intuitivement à priori (des perceptions) doit être cherchée empiriquement. Mais elles ne sauraient représenter à priori dans quelque cas aucun de leurs concepts ; elles ne peuvent le faire qu’à posteriori, au moyen de l’expérience, qui n’est possible que d’après ces propositions synthétiques.

Pour juger synthétiquement d’un concept, il faut sortir de ce concept, et recourir à l’intuition dans laquelle il est donné. En effet, si l’on s’en tenait à ce qui est contenu dans le concept, le jugement serait purement analytique, et il ne serait qu’une explication de la pensée suivant ce qui y est déjà réellement contenu. Mais je puis aller du concept à l’intuition, pure ou empirique, qui y correspond, afin de l’y examiner in concreto et de reconnaître à priori ou à posteriori ce qui convient à l’objet de ce concept. Dans le premier cas, on a la connaissance rationnelle et mathématique, qui se fait par la construction du concept ; et dans le second, on a simplement la connaissance empirique (mécanique), qui ne peut jamais donner des propositions nécessaires et apodictiques. Ainsi je pourrais analyser mon concept empirique de l’or sans rien gagner par là que de pouvoir énumérer tout ce que je pense réellement sous ce mot, d’où résulte sans doute une amélioration logique dans ma connaissance, mais non pas une augmentation ou une addition. Mais je prends la matière qui se présente sous ce nom et j’y joins des perceptions qui me fournissent diverses propositions synthétiques, mais empiriques. Pour ce qui est des concepts mathématiques, je construirais, par exemple, celui d’un triangle, c’est-à-dire que je le donnerais à priori dans l’intuition, et de cette manière j’acquerrais une connaissance synthétique, mais rationnelle. Mais quand le concept transcendental d’une réalité, d’une substance, d’une force, etc., est donné, il ne désigne ni une intuition empirique, ni une intuition pure, mais simplement la synthèse des intuitions empiriques (qui par conséquent ne peuvent pas être données à priori) ; et, comme la synthèse ne peut passer à priori à l’intuition qui lui correspond, il n’en peut résulter non plus aucune proposition synthétique déterminante, mais seulement un principe de la synthèse *[4] d’intuitions empiriques possibles. Une proposition transcendentale est donc une connaissance rationnelle synthétique fondée sur de simples concepts, et par conséquent discursive, puisque c’est par là seulement qu’est possible toute unité synthétique de la connaissance empirique, mais qu’aucune intuition n’est donnée par là à priori.

Il y a donc deux usages de la raison, qui, malgré l’universalité de la connaissance et sa génération à priori, deux choses qui leur sont communes, sont cependant très-différents dans leur marche. C’est que dans le phénomène, ou dans ce par quoi tous les objets nous sont donnés, il y a deux éléments : la forme de l’intuition (l’espace et le temps), qui peut être connue et déterminée tout à fait à priori, et la matière (le physique) ou le contenu, qui signifie un quelque chose qui se trouve dans l’espace et dans le temps, et par conséquent une existence qui correspond à la sensation. Quant à la dernière, qui ne peut jamais être donnée d’une manière déterminée qu’empiriquement, nous ne pouvons avoir à priori que des concepts indéterminés de la synthèse de sensations possibles, en tant qu’elles appartiennent à l’unité de l’aperception (dans une expérience possible). Quant à la première, nous pouvons déterminer à priori nos concepts dans l’intuition, puisque par une synthèse uniforme nous nous créons les objets mêmes dans l’espace et dans le temps, en les considérant simplement comme des quanta. Le premier usage de la raison se fonde sur des concepts, puisque nous n’y pouvons rien faire de plus que de ramener sous des concepts des phénomènes, considérés dans leur contenu réel, qui ne peuvent être déterminés qu’empiriquement, c’est-à-dire à posteriori (mais conformément à des concepts comme à des règles d’une synthèse empirique). Le second usage se fonde sur la construction des concepts, puisque ces concepts, se rapportant déjà à une intuition à priori, peuvent être pour cette raison même donnés dans l’intuition pure d’une manière déterminée à priori et indépendamment de tout datum empirique. Examiner tout ce qui est (une chose dans l’espace ou dans le temps), pour savoir si et jusqu’à quel point cette chose est ou n’est pas un quantum, si par conséquent une existence ou un défaut d’existence y doit être représenté, jusqu’à quel point ce quelque chose (qui remplit l’espace ou le temps) est un premier substratum ou une simple détermination, si son existence a un rapport à quelqu’autre chose comme à sa cause ou à son effet, si enfin elle est isolée ou si elle est unie à d’autres choses quant à son existence par le lien d’une dépendance réciproque ; examiner, en un mot, la possibilité de cette existence, sa réalité et sa nécessité ou leurs contraires, tout cela appartient à cette connaissance rationnelle par concepts 1[5] qui est appelée philosophique. Mais déterminer à priori dans l’espace une intuition (une figure), diviser le temps (la durée), ou simplement connaître ce que présente d’universel la synthèse d’une seule et même chose dans le temps et dans l’espace, et, comme résultat, la quantité d’une intuition en général (le nombre), c’est là une opération rationnelle 2[6] qui se fait par la construction des concepts et qui s’appelle mathématique.

Le grand succès qu’obtient la raison au moyen des mathématiques nous conduit tout naturellement à présumer que la méthode employée par cette science, sinon la science même, réussirait aussi en dehors du champ des quantités. On la voit en effet ramener tous ses concepts à des intuitions qu’elle peut donner à priori, et se rendre par là, pour ainsi parler, maîtresse de la nature, tandis que la philosophie pure avec ses concepts discursifs à priori divague sur la nature, sans pouvoir faire de leur réalité un objet d’intuition à priori et leur donner par là du crédit. Aussi les maîtres en cet art n’ont-ils jamais paru manquer de confiance en eux-mêmes, et le public a-t-il toujours beaucoup attendu de leur habileté, toutes les fois qu’ils se sont mis à l’œuvre. En effet, comme ils ont à peine philosophé sur leurs mathématiques (œuvre difficile), la différence spécifique qui existe entre un usage de la raison et un autre ne leur est pas venue à l’idée. Des règles vulgaires et empiriquement appliquées, qu’ils tirent de la raison commune, leur tiennent lieu d’axiomes. Ils ne s’inquiètent nullement de savoir d’où ont pu leur venir les concepts d’espace et de temps dont ils s’occupent (comme des seuls quanta primitifs), et il leur paraît inutile de chercher l’origine des concepts purs de l’entendement et par là la sphère de leur légitime application ; ils se contentent de s’en servir. En tout cela ils font très-bien, dès qu’ils ne transgressent pas les limites qui leur sont assignées, je veux dire les bornes de la nature. Autrement ils se laissent peu à peu glisser du champ de la sensibilité sur le terrain mal assuré des concepts purs et même transcendentaux, où ils ne trouvent ni terre solide qui les supporte, ni eau qui leur permette de nager (instabilis tellus, innabilis unda), et où leurs pas fugitifs ne laissent pas la moindre trace, tandis que dans les mathématiques ils ouvrent une grande route que la postérité la plus reculée peut encore suivre avec confiance.

Puisque nous nous sommes fait un devoir de déterminer exactement et avec certitude les limites de la raison pure dans l’usage transcendental, mais que cette faculté a ceci de particulier que, malgré les avertissements les plus pressants et les plus clairs, elle se laisse leurrer par l’espoir de parvenir, par de là les limites des expériences, dans les attrayantes contrées de l’intellectuel, il est nécessaire de lui enlever encore en quelque sorte la dernière ancre d’une espérance fantastique, en lui montrant que l’application de la méthode mathématique dans cette espèce de connaissance ne peut lui procurer le moindre avantage, si ce n’est peut-être celui de lui découvrir plus clairement ses propres défauts ; que la géométrie et la philosophie sont deux choses tout à fait différentes, bien qu’elles se donnent la main dans la science de la nature, et que par conséquent les procédés de l’une ne peuvent jamais être imités par l’autre.

La solidité des mathématiques repose sur des définitions, des axiomes et des démonstrations. Je me contenterai de montrer qu’aucun de ces éléments ne peut être ni fourni ni imité par la philosophie dans le sens où le mathématicien le prend ; que le géomètre, en transportant sa méthode, dans la philosophie, ne construit que des châteaux de cartes ; que le philosophe, en appliquant la sienne aux mathématiques, ne peut faire que du verbiage ; ce qui n’empêche pas que le rôle de la philosophie dans cette science ne soit d’en reconnaître les limites, et que le mathématicien lui-même, quand son talent n’est pas déjà circonscrit par la nature et restreint à sa sphère, ne soit obligé de tenir compte des avertissements de la philosophie et de ne pas se mettre au-dessus d’eux.

Des définitions. Définir, comme l’expression même l’indique, ne doit signifier proprement qu’exposer originairement le concept explicite 1[7] d’une chose en la renfermant dans ses limites *[8]. D’après ces conditions un concept empirique ne peut pas être défini, mais seulement expliqué. En effet, comme nous n’avons en lui que quelques caractères d’une certaine espèce d’objets des sens, nous ne sommes jamais sûrs si, sous le mot qui désigne le même objet, on ne pense pas tantôt plus de caractères, et tantôt moins. Ainsi dans le concept de l’or, outre le poids, la couleur, la ténacité, celui-ci peut songer encore à cette propriété qu’a l’or de ne pas se rouiller, tandis que celui-là n’en sait peut-être rien. On ne se sert de certains caractères que tant qu’ils suffisent à la distinction ; mais de nouvelles observations en font disparaître quelques-uns et en ajoutent d’autres, de telle sorte que le concept n’est jamais renfermé dans des limites certaines. Et à quoi servirait-il d’ailleurs de définir un concept de ce genre, puisque, quand il est question, par exemple, de l’eau et de ses propriétés, on ne s’en tient pas à ce que l’on conçoit sous le nom d’eau, mais que l’on y ajoute des expériences, et que le mot, avec les quelques caractères qui s’y attachent, ne peut offrir qu’une désignation et non un concept d’une chose, d’où il suit que la prétendue définition n’est qu’une explication de mot ? En second lieu, on ne peut, à parler exactement, définir aucun concept à priori, comme par exemple ceux de la substance, de la cause, du droit, de l’équité, etc. En effet je ne puis jamais être sûr que la représentation claire d’un concept donné (encore confus) a été explicitement développée, qu’à la condition de savoir qu’elle est adéquate à l’objet. Mais comme le concept de cet objet, tel qu’il est donné, peut contenir beaucoup de représentations obscures que nous omettons dans l’analyse, quoique nous nous en servions toujours dans l’application, l’exacte étendue 1[9] de l’analyse de mon concept est toujours douteuse, et ne peut être rendue que probable par un grand nombre d’exemples qui s’y rapportent, mais jamais apodictiquement certaine. Au lieu du mot définition, j’aimerais mieux employer celui d’exposition, qui est plus modeste, et sous lequel le critique peut jusqu’à un certain point accepter la définition, tout en concevant des doutes sur l’exactitude de son étendue. Puis donc que ni les concepts empiriques, ni les concepts donnés à priori ne peuvent être définis, il n’y a plus que ceux qui sont arbitrairement pensés 1[10] sur qui l’on puisse tenter cette opération. Dans ce cas je puis toujours définir mon concept ; car je dois bien savoir ce que j’ai voulu penser, puisque je l’ai formé moi-même à dessein, et qu’il ne m’a été donné ni par la nature de l’entendement, ni par l’expérience ; mais je ne puis pas toujours dire que j’ai défini par là un véritable objet. En effet, si le concept repose sur des conditions empiriques, comme par exemple celui d’une montre marine, l’objet et sa possibilité ne sont pas encore donnés par ce concept arbitraire ; je ne sais pas même par là si ce concept a quelque part un objet, et ma définition est plutôt une déclaration (de mon projet) que la définition d’un objet. Il ne reste donc pas d’autres concepts susceptibles d’être définis que ceux qui contiennent une synthèse arbitraire pouvant être construite à priori ; il n’y a par conséquent que les mathématiques qui aient des définitions. En effet l’objet qu’elles pensent, elles le représentent aussi à priori dans l’intuition, et cet objet ne peut certainement contenir ni plus ni moins que le concept, puisque le concept de l’objet a été donné originairement par la définition, c’est-à-dire sans que cette définition fût dérivée d’ailleurs. La langue allemande, pour rendre les expressions : exposition, explication, déclaration et définition, n’a qu’un seul mot : Erklärung ; aussi devons-nous nous relâcher un peu de la sévérité qui nous fait refuser aux explications philosophiques le titre de définitions. Nous bornerons donc toute cette remarque à faire observer que les définitions philosophiques ne sont que des expositions de concepts donnés, tandis que les définitions mathématiques sont des constructions de concepts originairement formés. Les premières ne sont faites qu’analytiquement par le moyen de la décomposition (dont l’intégrité n’est jamais apodictiquement certaine), tandis que les secondes sont faites synthétiquement, et constituent ainsi elles-mêmes le concept que les premières ne font qu’expliquer. D’où il suit :

A. Qu’en philosophie on ne doit pas imiter les mathématiques en commençant par les définitions, à moins que ce ne soit à titre de simple essai. En effet, comme les définitions philosophiques ne sont que des analyses de concepts donnés, ces concepts occupent le premier rang, bien que confus encore, et l’exposition incomplète précède l’exposition complète, de telle sorte que, de quelques caractères que nous avons tirés d’une analyse encore imparfaite, nous en pouvons conclure d’autres avant d’arriver à l’exposition parfaite, c’est-à-dire à la définition. En un mot, dans la philosophie, la définition, comme clarté appropriée, doit plutôt terminer l’œuvre que la commencer *[11]. Dans les mathématiques au contraire, nous n’avons aucun concept qui précède la définition, puisque c’est par elle que le concept est d’abord donné : elles doivent et elles peuvent toujours commencer par là.

B. Les définitions mathématiques ne peuvent jamais être fausses. En effet, comme le concept est d’abord donné par la définition, il ne contient exactement que ce que la définition veut que l’on pense par ce concept. Mais, s’il ne peut rien s’y trouver de faux quant au contenu, il peut y avoir parfois, mais rarement, quelque défaut dans la forme (dans l’expression), je veux dire du côté de la précision. Ainsi cette définition ordinaire de la ligne circulaire, qu’elle est une ligne courbe dont tous les points sont également éloignés d’un point unique (du centre), a le défaut d’introduire sans nécessité la détermination courbe. En effet il doit y avoir un théorème particulier qui est dérivé de la définition, et qui peut être aisément démontré, à savoir que toute ligne dont tous les points sont également éloignés d’un point unique est courbe (qu’aucune partie n’en est droite). Les définitions analytiques au contraire peuvent être fausses de plusieurs manières, soit en introduisant des caractères qui n’étaient réellement pas dans le concept, soit en manquant de cette exacte étendue qui est l’essentiel de la définition, car on n’est jamais parfaitement sûr de la perfection de son analyse. La méthode des mathématiques à l’endroit de la définition n’est donc pas applicable à la philosophie.

2o  Des axiomes. Les axiomes sont des propositions synthétiques à priori, qui sont immédiatement certaines. Or un concept ne peut être uni à un autre d’une manière à la fois synthétique et immédiate, parce que, pour pouvoir sortir d’un concept, une troisième connaissance intermédiaire est nécessaire. Comme la philosophie n’est qu’une connaissance rationnelle fondée sur des concepts, il n’y a donc point en elle de principe qui mérite le nom d’axiome. Les mathématiques au contraire sont susceptibles d’axiomes, parce qu’en construisant les concepts dans l’intuition de l’objet, elles peuvent unir à priori et immédiatement les prédicats de cet objet, par exemple qu’il y a toujours trois points dans un plan. Mais un principe synthétique fondé uniquement sur des concepts ne peut jamais être immédiatement certain, par exemple ce principe, que tout ce qui arrive a sa cause ; car il faut que je me reporte à une troisième chose, c’est-à-dire à la condition de la détermination du temps dans une expérience, et je ne saurais connaître un tel principe directement et immédiatement par de simples concepts. Les principes discursifs sont donc tout autre chose que les principes intuitifs, c’est-à-dire que les axiomes. Les premiers exigent toujours une déduction, dont les derniers peuvent se dispenser absolument ; et, comme par cette même raison ceux-ci sont évidents, tandis que les principes philosophiques, avec toute leur certitude, ne peuvent jamais se vanter de l’être, il s’en faut infiniment que quelque proposition synthétique de la raison pure et transcendentale soit aussi manifeste (comme on a coutume de le dire fièrement) que cette proposition : deux fois deux font quatre. J’ai, il est vrai, dans l’analytique, en traçant la table des principes de l’entendement pur, fait aussi mention de certains axiomes de l’intuition, mais le principe cité là n’était pas lui-même un axiome ; il ne servait qu’à fournir le principe de la possibilité des axiomes, et il n’était lui-même qu’un principe fondé sur des concepts. Car la possibilité des mathématiques doit être elle-même montrée dans la philosophie transcendentale. La philosophie n’a donc pas d’axiomes, et il ne lui est jamais permis d’imposer ses principes à priori aussi absolument, mais elle doit s’appliquer à justifier ses droits à leur égard par une solide déduction.

Des démonstrations. Seule la preuve apodictique, en tant qu’elle est intuitive, peut s’appeler démonstration. L’expérience nous apprend bien ce qui est, mais non pas que ce qui est ne puisse être autrement. Aussi les arguments empiriques ne peuvent-ils donner une preuve apodictique. Mais la certitude intuitive, c’est-à-dire l’évidence ne peut jamais résulter de concepts à priori (dans la connaissance discursive), quelque apodictiquement certain que puisse être d’ailleurs le jugement. Il n’y a donc que les mathématiques qui contiennent des démonstrations, parce qu’elles ne dérivent pas leurs connaissances de concepts, mais de la construction des concepts, c’est-à-dire de l’intuition qui peut être donnée à priori comme correspondant aux concepts. La méthode algébrique elle-même, avec ses équations d’où elle tire par réduction la vérité en même temps que la preuve, si elle n’est pas une construction géométrique, n’en est pas moins une construction caractéristique, où, à l’aide des signes, on représente les concepts dans l’intuition, surtout ceux du rapport des quantités, et où, indépendamment de tout essai de découverte, on garantit tous les raisonnements contre les erreurs par cela seul que chacun d’eux est mis devant les yeux. La connaissance philosophique au contraire est nécessairement privée de cet avantage, puisqu’elle doit toujours considérer le général in abstracto (au moyen des concepts), tandis que les mathématiques peuvent examiner le général in concreto (dans l’intuition particulière), et pourtant au moyen d’une représentation pure à priori, dans laquelle toute faute devient visible. Je donnerais donc plus volontiers aux preuves philosophiques le titre de preuves acroamatiques (discursives) que celui de démonstrations, parce que ces preuves ne peuvent se faire que par des pots (par l’objet en pensée), tandis que, comme l’expression l’indique déjà, les démonstrations pénètrent dans l’intuition de l’objet.

Il suit de tout cela qu’il ne convient pas à la nature de la philosophie, surtout dans le champ de la raison pure, de prendre des airs dogmatiques et de se parer des titres et des insignes des mathématiques, étrangère qu’elle est à leur ordre, bien qu’elle ait toute raison de souhaiter une alliance fraternelle avec elles. Ce sont là de vaines prétentions qui ne sauraient aboutir, mais qui doivent bientôt engager la philosophie à retourner en arrière afin de découvrir les illusions d’une raison qui méconnaît ses bornes, et de ramener, au moyen d’une explication suffisante de nos concepts, les prétentions de la spéculation à une modeste, mais solide connaissance de soi-même. La raison, dans ses recherches transcendentales, ne saurait donc, comme si la route qu’elle a suivie conduisait droit au but, regarder devant elle avec assez de confiance et compter assez sûrement sur ses prémisses pour se croire dispensée de reporter souvent ses regards en arrière et de voir si par hasard elle ne découvrirait pas dans le cours de ses raisonnements des fautes qui lui seraient échappées dans les principes et qui l’obligeraient soit à mieux déterminer ces principes, soit à les changer tout à fait.

Je divise toutes les propositions synthétiques (qu’elles soient démontrables ou immédiatement certaines) en dogmata et en mathemata. Une proposition directement synthétique par concepts est un dogma, tandis qu’une proposition synthétique par construction des concepts est un mathemata. Les jugements analytiques ne nous apprennent proprement rien de plus sur l’objet que ce que le concept que nous en avons contient déjà, parce qu’ils n’étendent pas la connaissance au delà du concept du sujet, mais qu’ils ne font que l’éclaircir. Ils ne peuvent donc pas être proprement appelés des dogmes (expression que l’on pourrait traduire par celle de sentences 1[12]). Mais des deux espèces de propositions synthétiques à priori dont je viens de parler, celles qui appartiennent à la connaissance philosophique sont les seules qui, d’après la manière commune de parler, portent ce nom, et il serait difficile d’appeler du nom de dogmes les propositions de l’arithmétique ou de la géométrie. Cet usage confirme donc l’explication que nous avons donnée en disant que les jugements par concepts peuvent seuls être appelés dogmatiques, et non les jugements par construction des concepts.

Or la raison pure tout entière ne contient pas, dans son usage purement spéculatif, un seul jugement directement synthétique par concepts. En effet, comme nous l’avons montré, elle n’est capable de porter, au moyen des idées, aucun jugement synthétique qui ait une valeur objective, tandis qu’au moyen des concepts de l’entendement elle établit des principes certains, non pas il est vrai directement, mais indirectement par le rapport de ces concepts à quelque chose de tout à fait contingent, c’est-à-dire à l’expérience possible ; car, quand cette expérience (c’est-à-dire quelque chose comme objet d’expériences possibles) est supposée, ils peuvent sans doute être apodictiquement certains, mais en soi (directement) ils ne peuvent pas même être connus à priori. Ainsi cette proposition : tout ce qui arrive a sa cause, personne ne peut la pénétrer à fond 1[13] par ces seuls concepts donnés. Ce n’est donc pas un dogme, bien qu’à un autre point de vue, je veux dire dans le seul champ de son usage possible, ou, en d’autres termes, dans le champ de l’expérience, elle puisse fort bien être prouvée apodictiquement. Mais elle s’appelle un principe 2[14] et non un théorème 3[15], bien qu’elle doive être démontrée, parce qu’elle a cette propriété particulière de rendre elle-même possible d’abord sa preuve, c’est-à-dire l’expérience, et qu’elle y doit être toujours supposée.

Si donc il n’y a pas de dogmes dans l’usage spéculatif de la raison pure, même quant au contenu, aucune méthode dogmatique, qu’elle soit empruntée au mathématicien ou qu’elle ait son caractère propre, ne saurait lui convenir. En effet cette espèce de méthode ne fait que cacher les fautes et les erreurs, et elle trompe la philosophie dont le but propre est de mettre en pleine lumière tous les pas de la raison. Pourtant la méthode peut toujours être systématique. En effet notre raison est elle-même (subjectivement) un système, quoique dans son usage pur, qui a lieu au moyen de simples concepts, elle ne soit qu’un système de recherche suivant des principes d’unité dont l’expérience seule peut fournir la matière. Il n’y a rien à dire ici de la méthode propre à une philosophie transcendentale, puisque nous n’avons à nous occuper que d’une critique de nos facultés, afin de savoir si nous pouvons bâtir, et à quelle hauteur, avec les matériaux que nous avons (les concepts purs à priori), nous pouvons élever notre édifice.


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DEUXIÈME SECTION


Discipline de la raison pure par rapport à son usage polémique


La raison dans toutes ses entreprises doit se soumettre à la critique, et elle ne peut par aucune défense porter atteinte à la liberté de cette dernière sans se nuire à elle-même et sans s’attirer des soupçons fâcheux. Il n’y a rien de si important, au point de vue de l’utile, rien de si sacré qui puisse se soustraire à cet examen approfondi et rigoureux ; il ne s’arrête devant aucune considération de personne. C’est même sur cette liberté que repose l’existence de la raison ; celle-ci n’a point d’autorité dictatoriale, mais sa décision n’est toujours que l’accord de libres citoyens, dont chacun doit pouvoir exprimer sans obstacle ses difficultés et même son veto.

Or, si la raison ne peut jamais se refuser à la critique, elle n’a pas toujours sujet de la redouter. Mais la raison pure dans son usage dogmatique (je ne dis pas dans son usage mathématique) n’a pas si bien conscience d’observer rigoureusement ses lois les plus hautes qu’elle ne doive se montrer timide et renoncer à tous les airs dogmatiques, quand elle est appelée à comparaître devant le tribunal suprême de la critique.

Il en est tout autrement quand elle n’a pas affaire à la censure du juge, mais aux prétentions de ses concitoyens, et qu’elle n’a qu’à se défendre contre eux. En effet, quand ceux-ci veulent être aussi dogmatiques dans la négation qu’elle l’est dans l’affirmation, il y a lieu alors à une justification καί άνθρωπον qui la garantisse de tout préjudice et lui assure une possession régulière qui n’ait rien à redouter d’aucune prétention étrangère, bien qu’elle ne puisse être elle-même suffisamment prouvée καί άλήθειεν.

Or par usage polémique de la raison pure j’entends la défense de ses propositions contre les négations dogmatiques. Il ne s’agit pas ici de savoir si par hasard ses assertions ne seraient pas fausses, mais de constater que personne ne peut affirmer le contraire avec une certitude apodictique (ni même avec une plus grande apparence). Car alors ce n’est point tout à fait par grâce que nous restons dans notre possession, bien que nous ne puissions invoquer en sa faveur un titre suffisant ; mais il est parfaitement certain que personne ne pourra jamais prouver l’illégitimité de cette possession.

C’est quelque chose de triste et d’humiliant que de songer qu’il puisse y avoir en général une antithétique de la raison pure, et que cette faculté, qui représente cependant le tribunal suprême où se résolvent toutes les difficultés, soit condamnée à tomber en contradiction avec elle-même. Il est vrai que nous avons eu plus haut devant nous une apparente antithétique de ce genre, mais on a vu qu’elle reposait sur un malentendu, qui consistait à prendre, suivant le préjugé vulgaire, des phénomènes pour des choses en soi, et à y demander, d’une manière ou d’une autre (mais avec une égale impossibilité dans les deux cas) une absolue perfection de leur synthèse, ce qu’on ne peut attendre de phénomènes. Il n’y avait donc alors réellement aucune contradiction de la raison avec elle-même dans ces deux propositions : 1° la série des phénomènes donnés en soi a un commencement absolument premier ; 2° cette série est absolument et en soi sans commencement ; car les deux propositions subsistent très-bien ensemble, puisque les phénomènes quant à leur existence (comme phénomènes) ne sont rien en soi, c’est-à-dire qu’à ce point de vue ils sont quelque chose de contradictoire, et que par conséquent leur supposition doit naturellement entraîner des conséquences contradictoires.

Mais un semblable malentendu ne peut pas être prétexté et le conflit de la raison ne peut être ainsi terminé, quand on affirme avec les théistes qu’il y a un être suprême, ou avec les athées, qu’il n’y a pas d’être suprême ; ou bien quand, en psychologie, on affirme que tout ce qui pense est une unité absolue et permanente et se distingue ainsi de toute unité matérielle et périssable, ou qu’à cette assertion on oppose cette autre, que l’âme n’est pas une unité immatérielle et qu’elle ne saurait échapper à la mort. En effet l’objet de la question est ici indépendant de tout élément étranger qui serait contraire à sa nature, et l’entendement n’a affaire qu’aux choses en soi, et non aux phénomènes. Il n’y aurait donc ici une véritable contradiction que si la raison pure avait à dire du côté de la négation quelque chose qui pût prendre le caractère d’une affirmation ; car pour ce qui est de la critique des arguments du dogmatisme affirmatif, on peut bien la lui accorder sans renoncer pour cela à ces propositions qui ont au moins pour elles l’intérêt de la raison, intérêt que l’adversaire ne saurait invoquer.

Je ne partage pas, il est vrai, cette opinion si souvent exprimée par des hommes excellents et profonds (comme Sulzer) qui sentaient la faiblesse des preuves employées jusque-là, que l’on peut espérer trouver un jour des démonstrations évidentes de ces deux propositions cardinales de notre raison pure : il y a un Dieu, il y a une vie future. Je suis certain au contraire que cela n’arrivera jamais. En effet où la raison prendrait-elle le principe de ces affirmations synthétiques qui ne se rapportent pas à des objets d’expérience et à leur possibilité interne ? Mais il est aussi apodictiquement certain que jamais homme ne pourra affirmer le contraire avec la moindre apparence, à plus forte raison dogmatiquement. Car comme il ne pourrait le démontrer qu’au moyen de la raison pure, il faudrait qu’il entreprît de prouver qu’un être suprême, ou que le sujet pensant en nous, comme pure intelligence, est impossible. Mais d’où tirerait-il les connaissances qui l’autoriseraient à juger ainsi synthétiquement des choses, en dehors de toute expérience possible ? Nous n’avons donc nullement à craindre que quelqu’un vienne un jour nous prouver le contraire, et par conséquent nous n’avons pas besoin de recourir à des arguments d’école, mais nous pouvons toujours admettre ces propositions qui, dans l’usage empirique, s’accordent parfaitement avec l’intérêt spéculatif de notre raison et sont en outre les seuls moyens de le concilier avec l’intérêt pratique. Contre l’adversaire (qui ne doit pas être ici considéré simplement comme critique) nous avons à notre disposition notre non liquet, qui le confondra infailliblement, et que nous ne l’empêchons pas de rétorquer contre nous, puisque nous avons toujours en réserve la maxime subjective de la raison qui lui manque nécessairement, et que sous cette garantie nous pouvons regarder avec calme et indifférence les coups qu’il frappe dans l’air.

En ce sens il n’y a pas proprement d’antithétique de la raison pure. Car la seule arène pour elle devrait être cherchée dans le champ de la théologie et de la psychologie pure ; mais ce terrain ne supporte aucun champion cuirassé des pieds à la tête et muni d’armes redoutables. On peut bien s’y avancer avec des paroles de raillerie ou de fanfaronnade ; mais tout le monde s’en moquera comme d’un jeu d’enfant. C’est là une observation consolante, et qui doit ranimer le courage de la raison ; car sur quoi pourrait-elle compter d’ailleurs, si, elle qui seule est appelée à écarter toutes les erreurs, elle se trouvait ébranlée en elle-même, sans pouvoir espérer ni paix ni tranquille possession ?

Tout ce que la nature elle-même ordonne est bon à quelque fin. Les poisons mêmes servent à chasser d’autres poisons qui se forment dans nos humeurs, et par conséquent ils doivent avoir leur place dans une pharmacie complète. Les objections contre les entraînements et les prétentions de notre raison purement spéculative nous sont fournies par la nature même de cette raison, et par conséquent elles doivent avoir une bonne fin, qu’il ne faut pas dédaigner. Pourquoi la Providence a-t-elle placé certains objets d’un si grand intérêt pour nous à une telle hauteur qu’il ne nous est guère permis que de les entrevoir dans une perception obscure et douteuse, et que notre curiosité est plutôt excitée que satisfaite ? Il est au moins incertain qu’il soit utile de hasarder, sur ces vues de l’esprit, des résolutions hardies, et peut-être cela est-il dangereux. Mais dans tous les cas et sans aucun doute il est utile de laisser à la raison une parfaite liberté d’investigation et de critique, afin qu’elle puisse s’occuper sans obstacle de son propre intérêt, qui veut qu’elle mette des bornes à ses vues, comme il exige qu’elle les étende, et qui souffre toujours quand des mains étrangères viennent la détourner de sa marche naturelle pour la pousser vers des fins qui ne sont pas les siennes.

Laissez donc parler votre adversaire, pourvu qu’il ne le fasse qu’au nom de la raison, et ne le combattez qu’avec les armes de la raison. Au reste soyez sans inquiétude pour la bonne cause (l’intérêt pratique), car elle n’est jamais en jeu dans un combat purement spéculatif. Ce combat ne fait que découvrir une certaine antinomie de la raison, qui, reposant sur la nature même de cette faculté, doit être nécessairement prise en considération et examinée. Il est même utile à la raison : il la force à envisager son objet sous deux points de vue, et il rectifie son jugement en le circonscrivant. Ce qui est ici en litige n’est pas la chose, mais le ton. Car, si vous devez renoncer à parler le langage de la science, il vous reste celui d’une foi solide, qu’autorise la raison la plus sévère.

Si l’on demandait au grave David Hume, à cet homme si bien fait pour l’équilibre du jugement, ce qui l’a poussé à vouloir renverser par des objections laborieusement cherchées, cette persuasion si consolante et si salutaire aux hommes, que les lumières de leur raison suffisent pour affirmer l’existence d’un être suprême et s’en faire un concept déterminé : rien, répondrait-il, que le dessein de faire faire un pas à la raison dans la connaissance d’elle-même, et en même temps la peine que j’éprouve à voir la violence qu’on veut lui faire, lorsqu’on l’exalte outre mesure et qu’on l’empêche d’avouer loyalement les faiblesses qu’elle découvre en s’examinant elle-même. D’un autre côté, demandez à un homme accoutumé à ne faire des principes de la raison qu’un usage empirique, et ennemi de toute spéculation transcendentale, demandez à Priestley quels motifs l’ont engagé, lui, le pieux et zélé ministre de la religion, à saper les deux grandes colonnes de toute religion : la liberté et l’immortalité de notre âme (l’espérance de la vie future n’est chez lui que l’attente du miracle de la résurrection) ; il vous répondra que c’est uniquement l’intérêt de la raison, qui souffre toutes les fois que l’on veut soustraire certains objets aux lois de la nature matérielle, les seules que nous puissions connaître et déterminer exactement. Il paraîtrait injuste de décrier Priestley, qui sait concilier ses paradoxes avec le but de la religion, et d’en vouloir à un homme si bien pensant, parce qu’il est incapable de s’orienter dès qu’il a quitté le champ de la science de la nature. Mais il ne faut pas traiter avec moins de faveur Hume, dont les intentions n’étaient pas moins bonnes et dont le caractère moral était irréprochable, mais qui ne put renoncer à sa spéculation abstraite, parce qu’il pensait avec raison que l’objet de cette spéculation est placé en dehors des limites de la science de la nature dans le champ des idées pures.

Qu’y a-t-il donc à faire, surtout par rapport au danger qui semble menacer le bien commun ? Rien de plus naturel, rien de plus juste que le parti que vous avez à prendre. Laissez faire ces gens-là : s’ils montrent du talent, une investigation neuve et profonde, en un mot, de la raison, la raison y gagnera toujours. Si vous employez d’autres moyens que ceux d’une raison libre, si vous criez à la trahison, si, comme pour éteindre un incendie, vous appelez au secours le public qui n’entend rien à de si subtils travaux, vous vous rendez ridicules. Car il n’est nullement question de savoir ce qui est ici avantageux ou nuisible au bien commun, mais seulement jusqu’où la raison peut s’avancer dans la spéculation, indépendamment de tout intérêt, et si l’on peut en général compter sur elle ou s’il faut la quitter dans l’ordre pratique. Ne vous jetez donc pas dans la mêlée l’épée à la main ; mais, placé sur le terrain assuré de la critique, contentez-vous de regarder tranquillement ce combat qui peut être pénible pour les champions, mais qui doit être amusant pour vous, et dont l’issue ne sera certainement pas sanglante, mais fort utile à vos connaissances. Il est tout à fait absurde de demander à la raison des lumières, et de lui prescrire d’avance le parti qu’elle doit prendre. D’ailleurs la raison est assez bien réprimée et retenue dans ses limites par la raison ; vous n’avez pas besoin d’appeler la garde pour opposer la force publique au parti dont la prédominence vous semble dangereuse. Dans cette dialectique, il n’y a pas de victoire dont vous ayez sujet de vous alarmer.

Bien plus, la raison a besoin d’une lutte semblable, et il serait à souhaiter qu’elle se fût engagée plus tôt et avec une liberté sans limites. Car alors on eût vu paraître plus tôt cette mûre critique qui doit faire tomber d’elles-mêmes toutes ces querelles, en apprenant aux combattants à reconnaître l’illusion dont ils étaient les jouets et les préjugés qui les ont divisés.

Il y a dans la nature humaine une certaine fausseté qui doit en définitive, comme tout ce qui vient de la nature, aboutir à une bonne fin ; je veux parler de ce penchant que nous avons à cacher nos véritables sentiments et à en étaler certains autres que nous tenons pour bons et honorables. Il est bien certain que ce penchant qui porte les hommes à dissimuler leurs sentiments et à prendre une apparence avantageuse n’a pas servi seulement à les civiliser, mais à les moraliser peu à peu dans une certaine mesure, parce que personne ne pouvant pénétrer à travers le fard de la décence, de l’honnêteté et de la moralité, on trouva dans ces prétendus bons exemples qu’on voyait autour de soi une école d’amélioration pour soi-même. Toutefois cette disposition à vouloir paraître meilleur qu’on n’est, et à montrer des sentiments qu’on n’éprouve pas, n’a qu’une utilité provisoire : elle sert à dépouiller l’homme de sa rudesse et à lui faire prendre au moins d’abord l’apparence du bien qu’il connaît ; mais une fois que les véritables principes sont développés et qu’ils sont entrés dans l’esprit, alors cette fausseté doit être peu à peu combattue avec force, car autrement elle corromprait le cœur et étoufferait les bons sentiments sous une belle mais trompeuse enveloppe.

Il m’est pénible de remarquer ce défaut de sincérité, cette dissimulation et cette hypocrisie jusque dans les manifestations de la pensée spéculative, où cependant les hommes trouvent bien moins d’obstacles à faire le libre aveu de leurs opinions et n’ont même aucun intérêt à les cacher. Que peut-il y avoir en effet de plus funeste à la connaissance humaine que de se communiquer réciproquement des pensées falsifiées, de cacher le doute que nous sentons s’élever contre nos propres assertions, ou de donner la couleur de l’évidence à des arguments qui ne nous satisfont pas nous-mêmes ? Tant que la simple vanité privée suscite ces artifices secrets (ce qui est ordinairement le cas dans les jugements spéculatifs qui ne sont liés à aucun intérêt particulier et ne sont guère susceptibles d’une certitude apodictique), ils viennent échouer devant la vanité des autres, aidée de l’assentiment public, et les choses finissent par arriver au point où les eussent portées bien plus tôt un sentiment sincère et une intention loyale. Mais lorsque le public s’imagine que de subtils sophistes ne tendent à rien moins qu’à ébranler les fondements du bonheur général, il semble non-seulement prudent, mais permis et même honorable de venir au secours de la bonne cause avec des raisons spécieuses, plutôt que de laisser à ses prétendus adversaires l’avantage de nous forcer à rabaisser nos paroles au ton d’une conviction purement pratique, et à reconnaître que nous ne possédons pas une certitude spéculative et apodictique. Cependant je serais disposé à penser que rien au monde ne s’accorde plus mal avec le dessein de soutenir une bonne cause que la ruse, la dissimulation et le mensonge. Le moins qui puisse être exigé, c’est que l’on montre une entière sincérité dans l’appréciation des principes rationnels de la pure spéculation. C’est bien peu de chose ; mais, si l’on pouvait seulement compter là-dessus, les luttes de la raison spéculative sur les importantes questions de Dieu, de l’immortalité (de l’âme) et de la liberté seraient depuis longtemps terminées ou ne tarderaient pas à l’être. Mais souvent la sincérité des sentiments est en raison inverse de la bonté de la cause, et la droiture est peut-être plus fréquemment du côté des adversaires de la bonne cause que du côté de ses défenseurs.

Je suppose donc des lecteurs qui ne veuillent pas qu’une bonne cause soit défendue par de mauvaises raisons. Pour ceux-là il est décidé maintenant que, d’après les principes de notre critique, si l’on regarde non ce qui a lieu, mais ce qui devrait avoir lieu, il n’y a point proprement de polémique de la raison pure. En effet comment deux personnes pourront-elles engager une discussion sur une chose dont ni l’une ni l’autre ne peuvent montrer la réalité dans une expérience réelle ou seulement possible, et dont elles sont obligées de couver en quelque sorte l’idée pour en tirer quelque chose de plus que l’idée, à savoir la réalité de l’objet même ? Par quel moyen termineront-elles la controverse, puisqu’aucune des deux ne peut rendre sa cause compréhensible et certaine, mais seulement attaquer et réfuter celle de son adversaire ? Tel est en effet le sort de toutes les affirmations de la raison pure : comme elles sortent des conditions de toute expérience possible, en dehors desquelles il n’y a aucun document de la vérité, et qu’elles sont néanmoins obligées de recourir aux lois de l’entendement, qui ne sont propres qu’à l’usage empirique, et sans lesquelles on ne saurait faire aucun pas dans la pensée synthétique, elles prêtent toujours le flanc à leurs adversaires, dont à leur tour elles peuvent attaquer le côté faible.

On peut considérer la critique de la raison pure comme le véritable tribunal où se jugent toutes les controverses de cette faculté ; car elle n’a pas à se mêler des disputes qui portent immédiatement sur les objets, mais elle est établie pour déterminer et juger les droits de la raison en général, suivant les principes de son institution primitive.

Sans elle la raison demeure en quelque sorte à l’état de nature, et elle ne peut faire accepter ou assurer ses assertions et ses prétentions qu’au moyen de la guerre. La critique au contraire, qui tire toutes ses décisions des règles fondamentales de sa propre institution, dont l’autorité ne peut paraître douteuse à personne, nous procure la tranquillité d’un état civil où il n’est pas permis de traiter les différends autrement que par voie de procédure. Ce qui met fin aux querelles dans le premier état, c’est une victoire dont se vantent les deux partis et que suit ordinairement une paix mal assurée établie par l’intervention de quelque autorité supérieure ; mais dans le second, c’est une sentence, qui, remontant à la source même des disputes, doit amener une paix éternelle. Les disputes interminables d’une raison purement dogmatique nous obligent à chercher enfin le repos dans une critique de cette raison même et dans une législation qui s’y fonde. C’est ainsi que, comme le dit Hobbes, l’état de nature est un état d’injustice et de violence, d’où l’on doit nécessairement sortir pour se soumettre à une contrainte légale qui ne limite notre liberté que pour l’accorder avec celle de chacun et par là avec le bien général.

À cette liberté se rattache donc aussi celle de soumettre au jugement public, sans être réputé pour cela un citoyen turbulent et dangereux, les difficultés et les doutes qu’on n’a pu résoudre soi-même. C’est ce qui résulte déjà du droit primitif de la raison humaine, laquelle ne connaît d’autre tribunal que la raison commune, où chacun a sa voix ; et comme c’est de cette raison commune que doivent venir toutes les améliorations dont notre état est susceptible, un tel droit est sacré et doit être respecté. Aussi est-il très-peu sensé de proclamer dangereuses certaines assertions hasardées ou certaines attaques inconsidérées contre des choses qui ont déjà pour elles l’assentiment de la plus grande et de la meilleure partie du public ; car c’est leur donner une importance qu’elles ne devraient pas avoir. Quand j’entends dire qu’un esprit peu commun a renversé par ses arguments la liberté de la volonté humaine, l’espérance d’une vie future et l’existence de Dieu, je suis curieux de lire son livre, car j’attends de son talent qu’il étende mes idées. Je suis parfaitement certain d’avance qu’il n’aura rien détruit de tout cela ; non que je me croie en possession d’arguments irréfutables en faveur de ces importants objets, mais la critique transcendentale, qui m’a découvert tout le dépôt de notre raison pure, m’a appris de la manière la plus certaine que, si la raison est incapable d’établir des assertions affirmatives dans ce champ, elle ne l’est pas moins, elle l’est plus encore d’avancer sur ces questions quelque chose de négatif. Où en effet ce prétendu esprit fort puisera-t-il, par exemple, cette connaissance qu’il n’y a point d’être suprême ? Cette proposition est placée hors du champ de l’expérience possible, et par conséquent hors des bornes de toute connaissance humaine. Je ne lirais point le défenseur dogmatique de la bonne cause contre cet ennemi, parce que je sais d’avance qu’il n’attaque les raisons spécieuses de son adversaire que pour préparer un chemin aux siennes, et qu’en outre une chose qui se produit chaque jour ne donne pas lieu à autant de remarques neuves qu’une chose extraordinaire et ingénieusement imaginée. Au contraire, cet adversaire de la religion qui est dogmatique aussi à sa façon fournirait à ma critique l’occupation qu’elle désire, et lui donnerait l’occasion de rectifier ses principes, sans qu’il y eût à craindre le moindre danger pour elle.

Mais la jeunesse qui est confiée à l’enseignement académique doit-elle être au moins prémunie contre des écrits de cette nature, et doit-on lui dérober la connaissance prématurée de propositions si dangereuses jusqu’à ce que son jugement soit mûr, ou plutôt que la doctrine qu’on lui veut inculquer soit assez fortement enracinée pour pouvoir résister à toute opinion contraire, de quelque part qu’elle vienne ?

S’il fallait s’en tenir à la méthode dogmatique dans les choses de la raison pure, et que la réfutation des adversaires fût proprement polémique, c’est-à-dire de telle nature que l’on dût nécessairement entrer en lutte et s’armer d’arguments en faveur des assertions contraires, il n’y aurait sans doute rien de plus sage pour le moment, mais aussi rien de plus vain et de plus inutile pour l’avenir, que de tenir quelque temps en tutelle la raison des jeunes gens, et de les préserver de la séduction au moins pendant ce temps. Mais si, dans la suite, la curiosité ou la mode du siècle leur mettent dans les mains ces écrits prétendus dangereux, les convictions de leur jeune âge soutiendront-elles le choc ? Celui qui n’apporte que des armes dogmatiques pour repousser les attaques de son adversaire et qui ne sait pas découvrir la dialectique cachée qui se joue de lui aussi bien que de son antagoniste, celui-là voit des raisons spécieuses qui ont l’avantage de la nouveauté opposées à d’autres raisons qui n’ont pas le même avantage, et il en conçoit ce soupçon que la crédulité de sa jeunesse a été trompée. Il ne croit pas alors pouvoir mieux montrer qu’il a échappé à la discipline de l’enfance qu’en rejetant les sages avertissements qu’il a reçus, et, accoutumé au dogmatisme, il boit à longs traits le poison qui corrompt dogmatiquement ses principes.

C’est précisément le contraire de ce que l’on conseille ici qui devrait avoir lieu dans l’enseignement académique, mais bien entendu à la condition qu’on lui donnerait pour fondement une solide instruction du côté de la critique de la raison pure. En effet, pour que le jeune homme applique le plus tôt possible les principes de cette critique et reconnaisse leur compétence à découvrir les plus grandes illusions dialectiques, il est tout à fait nécessaire de diriger contre sa raison, faible encore sans doute, mais éclairée par la critique, les attaques si redoutables au dogmatisme, et de l’exercer à examiner les vaines assertions de l’adversaire à la lumière de ces principes. Il ne lui sera pas difficile de réduire ces assertions en poussière, et ainsi de bonne heure il se sentira la force de se garantir de ces apparences nuisibles, qui finiront par perdre à ses yeux tout leur prestige. Il est bien vrai que les mêmes coups qui ruinent l’édifice de l’ennemi seraient également funestes à l’édifice spéculatif qu’il voudrait bâtir lui-même ; mais il est à ce sujet sans inquiétude, parce qu’il n’a pas besoin d’une semblable construction, et qu’il aperçoit devant lui le champ pratique où il peut espérer avec raison de trouver un terrain plus solide pour y élever un système rationnel et salutaire.

Il n’y a donc proprement aucune polémique dans le champ de la raison pure. De part et d’autre les coups portent dans l’air, et les combattants n’ont affaire qu’à leur ombre, car ils sortent des limites de la nature et passent dans une région où leur dogmatisme ne trouve pas la moindre prise, où il n’y a rien qu’il puisse saisir et retenir. Quand ils se croient les vainqueurs, les ombres qu’ils ont pourfendues reparaissent en un clin d’œil comme les héros du Walhalla, et ils peuvent toujours se donner le plaisir de combats aussi peu sanglants.

On ne saurait admettre non plus qu’on fît de la raison pure un usage sceptique, qui serait comme un principe de neutralité dans toutes ses controverses. Mettre la raison aux prises avec elle-même, lui fournir des armes des deux côtés et regarder tranquillement et d’un air railleur, cette lutte ardente, cela ne fait point bon effet au point de vue dogmatique, mais semble dénoter un esprit malin et méchant. Si cependant on considère l’aveuglement et l’orgueil des sophistes qu’aucune critique ne peut tempérer, il n’y a pas d’autre parti à prendre que d’opposer à leur jactance celle du parti contraire qui se fonde sur les mêmes droits, afin qu’au moins la raison, surprise par la résistance d’un ennemi, soit amenée à concevoir quelques doutes sur ses prétentions et à ouvrir l’oreille à la critique. Mais s’en tenir à ces doutes et vouloir recommander la conviction et l’aveu de son ignorance non-seulement comme un remède contre la ·présomption dogmatique, mais en même temps comme un moyen de terminer le conflit de la raison avec elle-même, c’est un dessein tout à fait vain et qui n’est nullement propre à procurer le repos à la raison ; tout au plus peut-il servir à la tirer de son doux rêve dogmatique et à lui faire examiner attentivement son état. Toutefois comme cette manière sceptique de se tirer d’une affaire fâcheuse semble être en quelque sorte le plus court chemin pour arriver à une paix philosophique durable, ou du moins la grande route que suivent volontiers ceux qui croient se donner un air philosophique par un mépris moqueur de toutes les recherches de cette espèce, il est nécessaire de mettre dans son véritable jour cette façon de penser.


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De l’impossibilité où est la raison en désaccord avec elle-même de trouver la paix dans le scepticisme


La conscience de mon ignorance (si cette ignorance n’est en même temps reconnue comme nécessaire), au lieu de terminer toutes mes recherches, est au contraire la véritable cause qui les provoque. Toute ignorance porte ou bien sur les choses, ou bien sur la détermination et les bornes de ma connaissance. Or, quand l’ignorance est accidentelle, elle doit me pousser, dans le premier cas, à soumettre les choses (les objets) à une investigation dogmatique, et, dans le second, à rechercher, au point de vue critique, les limites de ma connaissance possible. Mais que mon ignorance soit absolument nécessaire, et que par conséquent elle me dispense de toute recherche ultérieure, c’est ce que l’on ne peut prouver empiriquement par l’observation, mais seulement d’une manière critique, en sondant les sources premières de notre connaissance. La détermination des limites de notre raison ne peut donc se faire que suivant des principes à priori, mais nous pouvons connaître aussi à posteriori qu’elle est bornée, en remarquant ce qui, dans toute science, nous reste encore à savoir, bien que cette connaissance d’une ignorance à jamais invincible soit encore indéterminée pour nous. La première connaissance de l’ignorance de la raison, que peut seule nous donner la critique de la raison même, est donc une science ; mais la seconde connaissance n’est qu’une perception, aux suites de laquelle je ne puis assigner des limites. Quand je me représente (suivant l’apparence sensible) la surface de la terre comme un plateau rond, je ne puis savoir jusqu’où elle s’étend. Mais l’expérience m’apprend que, où que j’aille, je vois toujours devant moi un espace où je puis continuer de m’avancer, et je reconnais ainsi les bornes de ma connaissance réelle de la terre, mais non pas celles de toute description possible de la terre. Que si j’en suis venu au point de savoir que la terre est un globe et que sa surface est sphérique, je puis alors connaître d’une manière déterminée et suivant des principes à priori, même par une petite partie de cette surface, un degré par exemple, le diamètre de la terre, et, par ce diamètre, la complète circonscription de la terre, c’est-à-dire sa surface entière ; et, bien que je sois ignorant par rapport aux objets que cette surface peut contenir, je ne le suis pas quant à la circonscription qui les contient, à son étendue et à ses limites.

L’ensemble de tous les objets possibles de notre connaissance nous fait l’effet d’une surface plane qui a son horizon apparent, je veux parler de ce qui en embrasse toute l’étendue, ou de ce que nous avons appelé le concept rationnel de la totalité inconditionnelle. Il est impossible d’atteindre empiriquement cet horizon : et tous les essais tentés jusqu’ici pour le déterminer à priori, suivant un certain principe, ont été vains. Cependant toutes les questions de notre raison pure se rapportent à ce qui est hors de cet horizon ou à ce qui se trouve tout au plus sur la limite.

L’illustre David Hume a été un de ces géographes de la raison humaine : il crut avoir suffisamment répondu à toutes ces questions, en les reléguant au delà de cet horizon de la raison, qu’il ne pouvait cependant déterminer. Il s’arrêta surtout sur le principe de la causalité, et remarqua fort justement que la vérité de ce principe (que même la valeur objective du concept d’une cause efficiente en général) ne repose sur aucune connaissance à priori, et que par conséquent son autorité ne vient nullement de la nécessité même de cette loi, mais simplement de son utilité générale dans le cours de l’expérience et de la nécessité subjective qui en résulte et qu’il nommait habitude. De l’impuissance de notre raison à faire de ce principe un usage qui dépassât toute expérience, il conclut la vanité de toute prétention de la raison en général à sortir de l’empirique.

On peut désigner sous le nom de censure de la raison une méthode de ce genre, qui consiste à soumettre à l’examen, et, suivant les circonstances, au blâme, les facta de la raison. Il est incontestable que cette censure conduit inévitablement au doute par rapport à tout usage transcendant des principes. Mais ce n’est là que le second pas, qui est encore bien loin de terminer l’œuvre. Le premier pas dans les choses de la raison pure, qui en marque l’enfance, est dogmatique. Le second pas, dont nous venons de parler, est sceptique, et témoigne de la circonspection du jugement averti par l’expérience. Or il faut encore un troisième pas, qui ne peut être fait que par un jugement mûr, viril, appuyé sur des maximes fermes et d’une universalité inattaquable : il consiste à soumettre à l’examen, non plus seulement les faits de la raison, mais la raison même, dans toute son étendue et dans toutes les connaissances pures à priori dont elle est capable. Ce n’est plus ici la censure, mais la critique de la raison : celle-ci ne se contente plus de conjecturer que la raison a des hommes, et qu’elle est ignorante sur tel ou tel point, mais elle en montre, suivant des principes, les limites précises et l’ignorance relativement à toutes les questions possibles, d’une certaine espèce. Ainsi le scepticisme est pour la raison humaine un lieu de repos, où elle peut songer au voyage dogmatique qu’elle vient de faire, et tracer le plan du pays où elle se trouve, afin de se rendre capable de choisir désormais sa route avec plus de sûreté ; mais ce n’est pas un lieu où elle puisse fixer sa résidence. Ce lieu en effet ne peut se trouver que grâce à une parfaite certitude, soit de la connaissance des objets mêmes, soit des limites dans lesquelles est renfermée toute notre connaissance des objets.

Notre raison n’est pas en quelque sorte une plaine qui s’étende à l’infini et dont on ne connaisse les bornes que d’une manière générale, mais elle est plutôt comparable à une sphère dont le diamètre peut être trouvé par la courbe de l’arc de sa surface (par la nature des propositions synthétiques à priori), et dont la matière et les limites peuvent être aussi déterminées par là avec certitude. En dehors de cette sphère (le champ de l’expérience), il n’y a plus d’objet pour elle, et les questions mêmes concernant ses prétendus objets ne se rapportent qu’à des principes subjectifs d’une détermination complète des rapports qui se présentent, dans les limites de cette sphère, entre les concepts de l’entendement.

Nous sommes réellement en possession de connaissances synthétiques à priori, comme le prouvent les principes de l’entendement qui anticipent l’expérience. Or, si quelqu’un n’en peut comprendre la possibilité, il peut bien douter d’abord qu’elles soient réellement en nous à priori, mais il ne peut pour cela les déclarer impossibles par les seules forces de l’entendement et regarder comme nuls tous les pas que fait la raison en suivant leur direction. Tout ce qu’il peut dire, c’est que, si nous en apercevions l’origine et la vérité, nous pourrions déterminer l’étendue et les limites de notre raison, et que, tant que cela n’a pas lieu, toutes ses assertions sont téméraires et aveugles. Et de cette manière ce serait une chose tout à fait fondée qu’un doute général embrassant toute philosophie dogmatique qui suit son chemin sans faire la critique de la raison même ; mais on ne pourrait pour cela refuser absolument à la raison toute marche en avant, si cette marche était préparée et assurée par de meilleurs fondements. En effet tous les concepts, même toutes les questions que nous propose la raison pure, ne résident pas en quelque sorte dans l’expérience, mais à leur tour elles ne sont que dans la raison ; c’est par celle-ci qu’elles peuvent être résolues et que leur valeur ou leur inanité peut être comprise. Nous n’avons pas non plus le droit d’écarter ces problèmes en prétextant notre impuissance à saisir la nature des choses, comme si c’était là qu’en résidait réellement la solution, et de nous refuser en conséquence à toute investigation ultérieure sur ces questions ; car c’est la raison même qui seule a engendré ces idées dans son sein, et elle est tenue par conséquent de rendre compte de leur valeur ou de leur apparence dialectique.

Toute polémique sceptique n’est proprement dirigée contre le dogmatique, qui poursuit gravement son chemin sans se méfier de ses premiers principes objectifs, c’est-à-dire sans critique, que pour le déconcerter et le ramener à la connaissance de lui-même. En soi elle ne décide absolument rien relativement à ce que nous savons ou ne pouvons pas savoir. Toutes les vaines tentatives dogmatiques de la raison sont des facta, qu’il est toujours utile de soumettre à la censure. Mais cela ne peut rien décider touchant l’espoir qu’a la raison d’arriver dans l’avenir à un meilleur résultat de ses efforts, et touchant ses titres à cet espoir ; une simple censure ne peut donc jamais mettre fin à la querelle sur les droits de la raison humaine.

Comme Hume est peut-être le plus ingénieux de tous les sceptiques, et sans contredit celui qui montre le mieux l’influence que peut avoir la méthode sceptique pour provoquer un examen fondamental de la raison, il n’est pas sans intérêt d’exposer, autant que cela convient à mon dessein, la marche de ses raisonnements et les erreurs d’un homme si pénétrant et si estimable, erreurs qui n’ont pris naissance que sur le sentier de la vérité.

Hume pensait peut-être, bien qu’il ne se soit jamais parfaitement expliqué là-dessus, qu’il y a certains jugements où nous sortons de notre concept de l’objet. J’ai appelé synthétique cette espèce de jugements. Que je puisse sortir, au moyen de l’expérience, du concept que j’ai déjà, c’est ce qui ne présente aucune difficulté. L’expérience est elle-même une synthèse de perceptions, laquelle augmente le concept que j’ai déjà au moyen d’une perception, en y ajoutant des perceptions nouvelles. Mais nous croyons aussi pouvoir sortir à priori de notre concept et étendre notre connaissance. Nous tentons de le faire soit par l’entendement pur, relativement à ce qui peut être du moins un objet d’expérience, soit même par la raison pure, relativement à des propriétés de choses ou même à l’existence d’objets qui ne peuvent jamais se présenter dans l’expérience. Notre sceptique ne distingua point, ces deux espèces de jugements comme il aurait dû le faire, et il regarda comme impossible cette augmentation des concepts par eux-mêmes, et, pour ainsi dire, cet enfantement spontané de notre entendement (et de notre raison) sans la coopération de l’expérience. Il tint donc pour imaginaires tous les prétendus principes à priori, et il crut qu’ils n’étaient autre chose qu’une habitude résultant de l’expérience et de ses lois, c’est-à-dire que des règles contingentes en soi auxquelles nous attribuons à tort la nécessité et l’universalité. A l’appui de cette étrange assertion, il en appelait au principe universellement reconnu du rapport de la cause à l’effet. Comme aucune faculté de l’entendement ne peut conduire du concept d’une chose à l’existence de quelque autre chose qui soit universellement et nécessairement donnée par là, il crut pouvoir en conclure que sans l’expérience il n’y a rien qui puisse augmenter notre concept et nous autoriser à former un jugement qui s’étende lui-même à priori. Que la lumière du soleil fonde la cire qu’elle éclaire, tandis qu’elle durcit l’argile, c’est ce qu’aucun entendement ne peut deviner et bien moins encore conclure régulièrement, en s’appuyant sur les concepts que nous avions déjà de ces choses ; il n’y a que l’expérience qui puisse nous enseigner une telle loi. Nous avons vu au contraire dans la logique transcendentale que, quoique nous ne puissions jamais immédiatement sortir de la matière du concept qui nous est donné, nous pouvons cependant connaître tout à fait à priori la loi de la liaison d’une chose avec d’autres, mais par rapport à une troisième chose, à savoir l’expérience possible. Quand donc la cire, qui auparavant était solide, vient à se fondre, je puis reconnaître à priori que quelque chose a dû précéder (par exemple la chaleur du soleil), après quoi ce fait s’est produit suivant une loi constante, bien que je ne puisse à priori et sans l’enseignement de l’expérience connaître d’une manière déterminée soit la cause par l’effet, soit l’effet par la cause. Hume conclut donc faussement de la contingence de ce que nous déterminons d’après la loi à la contingence de la loi même, et il confondit l’acte par lequel nous passons du concept d’une chose à l’expérience possible (laquelle a lieu à priori et constitue la réalité objective de ce concept) avec la synthèse des objets de l’expérience possible, laquelle à la vérité est toujours empirique. Par là d’un principe d’affinité, qui a son siège dans l’entendement et exprime une liaison nécessaire, il fit une règle d’association, qui ne se trouve que dans l’imagination imitative, et ne peut représenter que des liaisons contingentes et nullement objectives.

Mais les erreurs sceptiques de cet homme, d’ailleurs si pénétrant, vinrent surtout d’un défaut qui lui est commun avec tous les dogmatiques, c’est qu’il ne considérait pas systématiquement toutes les espèces de synthèses à priori de l’entendement. Car il aurait trouvé que le principe de la permanence, par exemple (pour ne faire ici mention que de celui-là), est, comme celui de la causalité, une anticipation de l’expérience. Par là il aurait pu prescrire aussi des bornes déterminées à l’entendement qui s’étend à priori et à la raison pure. Mais, lorsqu’il se contente de restreindre notre entendement sans lui assigner ses limites, et que, s’il arrive à une défiance générale, il ne donne pas une connaissance déterminée de l’ignorance à laquelle nous sommes condamnés ; lorsqu’il soumet à sa censure quelques principes de l’entendement, sans soumettre cet entendement tout entier à l’épreuve de la critique, et qu’en refusant à cette faculté ce qu’elle ne peut réellement donner, il va plus loin, et lui conteste tout pouvoir de s’étendre à priori, bien qu’il n’ait pas examiné la faculté tout entière ; il lui arrive alors ce qui renverse toujours le scepticisme, c’est que son système est lui-même mis en doute, parce que ses objections se fondent simplement sur des faits accidentels, et non sur des principes qui nous obligent à renoncer au droit de faire des assertions dogmatiques.

Comme en outre Hume n’établit aucune différence entre les droits fondés de l’entendement et les prétentions dialectiques de la raison, contre lesquelles ses attaques sont principalement dirigées, la raison, dont on a entravé, mais nullement abattu l’essor, sent que l’espace est encore ouvert devant elle pour s’y étendre, et elle ne peut jamais renoncer entièrement à ses tentatives, bien qu’elle ait été souvent gourmandée. N’ayant jamais été complètement repoussée, elle se met en garde contre de nouvelles attaques, et s’opiniâtre d’autant plus dans ses prétentions. Mais un examen complet de la faculté tout entière et la conviction que nous en retirons de posséder en toute sûreté une petite propriété, malgré la vanité de prétentions plus élevées, font disparaître toute dispute et nous décident à nous contenter de cette propriété limitée, mais incontestée.

Les attaques sceptiques ne sont pas seulement dangereuses, mais elles sont fatales pour le dogmatique sans critique, qui n’a pas mesuré la sphère de son entendement, qui n’a pas déterminé suivant des principes les bornes de sa connaissance possible, et qui par conséquent ne sait pas d’avance ce qu’il peut, mais pense le découvrir par de simples essais. En effet, si on le prend sur une seule assertion qu’il ne puisse justifier, et dont il ne puisse non plus expliquer l’apparence par certains principes, le soupçon tombe alors sur toutes les affirmations, quelque persuasives qu’elles puissent être.

C’est ainsi que le sceptique, ce surveillant du raisonneur dogmatique, conduit à une saine critique de l’entendement et de la raison même. Dès qu’il y est parvenu, il n’a plus à craindre aucune attaque ; car il distingue alors de sa possession tout ce qui n’en fait pas partie ; il n’y élève plus de prétentions et ne s’engage plus ainsi dans des querelles. A la vérité la méthode sceptique ne satisfait point par elle-même aux questions de la raison, mais elle la prépare à les résoudre en excitant sa vigilance et en lui indiquant les moyens de s’assurer dans ses légitimes possessions.


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TROISIÈME SECTION


Discipline de la raison pure par rapport aux hypothèses


Puisque nous savons enfin par la critique de notre raison que, dans son usage pur et spéculatif, nous ne pouvons en réalité rien savoir, ne devrait-elle pas ouvrir un vaste champ aux hypothèses, un champ où il nous fût au moins permis d’imaginer et de nous faire des opinions, à défaut d’affirmations certaines ?

Pour que l’imagination ne rêve pas, mais qu’elle s’exerce utilement, sous la sévère surveillance de la raison, il faut qu’elle s’appuie sur quelque chose qui soit parfaitement certain et qui ne soit pas à son tour imaginaire ou de pure opinion, et ce quelque chose est la possibilité de l’objet même. Alors il est bien permis de recourir à l’opinion touchant la réalité de cet objet ; mais cette opinion, pour n’être pas sans fondement, doit être rattachée, comme principe d’explication, à ce qui est réellement donné et à ce qui par conséquent est certain, et alors elle s’appelle une hypothèse.

Comme nous ne pouvons nous faire le moindre concept de la liaison dynamique à priori, et que la catégorie de l’entendement pur ne sert pas à la trouver, mais seulement à la comprendre quand elle se rencontre dans l’expérience, nous ne saurions imaginer originairement, conformément à ces catégories, un seul objet d’une nature nouvelle et ne pouvant être montrée dans l’expérience, ni donner un objet de ce genre pour fondement à une hypothèse légitime ; car ce serait soumettre à la raison de vaines chimères, au lieu des concepts des choses. Ainsi il n’est point permis d’imaginer de nouvelles facultés premières, comme par exemple un entendement capable de percevoir son objet sans le secours des sens, ou une force attractive sans contact, ni une nouvelle espèce de substances, une substance, par exemple, qui soit présente dans l’espace sans impénétrabilité, ni par conséquent un commerce des substances qui soit distinct de ceux que l’expérience nous fournit : aucune présence sinon dans l’espace, aucune durée sinon dans le temps. En un mot, notre raison ne peut que se servir des conditions de l’expérience possible, comme de conditions de la possibilité des choses ; mais elle ne peut nullement se créer en quelque sorte des choses tout à fait indépendamment de ces conditions ; car des concepts de ce genre, sans impliquer de contradiction, seraient cependant sans objet.

Les concepts rationnels sont, comme on l’a vu, de simples idées, et ils n’ont point d’objet dans quelque expérience, mais ils ne désignent pas pour cela des objets fictifs qui seraient en même temps regardés comme possibles. On se borne à concevoir ces idées problématiquement, afin de fonder à leur point de vue (en les prenant comme des fictions euristiques) des principes régulateurs de l’usage systématique de l’entendement dans le champ de l’expérience. Si l’on s’éloigne de ce champ, elles ne sont plus que des êtres de raison, dont la possibilité n’est pas démontrable, et qui par conséquent ne peuvent être non plus donnés pour fondement, par hypothèse, à l’explication de phénomènes réels. Il est tout à fait permis de concevoir l’âme comme simple, afin de donner, suivant cette idée, pour principe à notre manière de juger ses phénomènes intérieurs une unité parfaite et nécessaire de toutes les facultés, bien qu’on ne puisse l’apercevoir in concreto. Mais admettre l’âme comme une substance simple (ce qui est un concept transcendant), serait une proposition non-seulement indémontrable (comme le sont plusieurs hypothèses physiques), mais tout à fait arbitraire et aveugle, parce que le simple ne peut se présenter dans aucune expérience, et que, si l’on entend ici par substance l’objet permanent de l’intuition sensible, la possibilité d’un phénomène simple ne peut être aperçue. La raison ne nous autorise nullement à admettre, à titre d’opinion, des êtres purement intelligibles ou des qualités purement intelligibles des choses du monde sensible, bien que (comme on n’a aucun concept de leur possibilité ou de leur impossibilité) aucune vue soi-disant meilleure ne nous permette de les nier dogmatiquement.

Pour expliquer des phénomènes donnés, on ne peut employer d’autres choses et d’autres principes d’explication que ceux qui se rattachent aux choses ou aux principes donnés suivant les lois déjà connues des phénomènes. Une hypothèse transcendentale, dans laquelle une simple idée de la raison servirait à expliquer les choses de la nature, ne serait point par conséquent une explication ; car ce que l’on ne comprend pas suffisamment par des principes empiriques connus, on chercherait à l’expliquer par quelque chose dont on ne comprend rien du tout. Aussi le principe d’une telle hypothèse ne servirait-il proprement qu’à contenter la raison, et nullement à faire avancer l’entendement par rapport aux objets. L’ordre et la finalité dans la nature doivent être expliqués à leur tour par des raisons naturelles et suivant des lois naturelles, et ici les hypothèses même les plus grossières, pourvu qu’elles soient physiques, sont plus supportables qu’une hypothèse hyperphysique, c’est-à-dire que l’appel à un auteur divin que l’on suppose tout exprès. Ce serait suivre en effet le principe de la raison paresseuse (ignava ratio) que de laisser de côté tout d’un coup toutes les causes dont les progrès de l’expérience peuvent encore nous apprendre à connaître la réalité objective, du moins quant à la possibilité, pour se reposer dans une simple idée, très commode à la raison. Mais pour ce qui est de l’absolue totalité du principe d’explication dans la série des causes, cela ne peut faire d’obstacle par rapport aux objets du monde, puisque, ces objets n’étant que des phénomènes, on n’y peut jamais espérer quelque chose d’achevé dans la synthèse de la série des conditions.

On ne peut attribuer à la raison, dans son usage spéculatif, le droit de recourir à des hypothèses transcendentales, et lui accorder la liberté, pour suppléer au manque de principes physiques d’explication, d’en employer d’hyperphysiques. C’est que, d’une part, la raison, loin d’avancer par là, arrête bien plutôt tout le développement de son usage, et que, d’autre part, cette licence finirait par lui faire perdre tous les fruits de la culture de son propre sol, c’est-à-dire de l’expérience. En effet, si l’explication naturelle nous est difficile ici ou là, nous avons toujours sous la main un principe transcendant d’explication qui nous dispense de cette recherche et met fin à notre investigation, non par une connaissance, mais par la complète incompréhensibilité d’un principe déjà préconçu de manière à renfermer le concept de l’absolument premier.

La deuxième condition requise pour que l’on puisse admettre une hypothèse, c’est qu’elle suffise pour déterminer à priori les effets qui sont donnés. Si l’on est forcé pour cela de recourir à des hypothèses subsidiaires, elles encourent le soupçon d’être de pures fictions, puisque chacune d’elles en soi a besoin de cette même justification que réclamait déjà la pensée fondamentale, et que par conséquent elle ne peut fournir un témoignage valable. Si, en supposant une cause absolument parfaite, on ne manque pas de principes pour expliquer la finalité, l’ordre et la grandeur qui se trouvent dans le monde, cette supposition a besoin de nouvelles hypothèses encore pour se sauver des objections qui se tirent des anomalies et des maux qui s’y montrent aussi. Si l’on oppose à la substantialité simple de l’âme humaine, qui est donnée pour fondement à ses phénomènes, les difficultés qui naissent de l’analogie de ces phénomènes avec les changements de la matière (l’accroissement et le décroissement), il faut alors invoquer de nouvelles hypothèses, qui ne sont pas sans doute sans apparence, mais qui sont sans aucun crédit, en dehors de celui que leur donne l’opinion que l’on prend pour fondement et qu’elles doivent cependant servir à défendre.

Si les affirmations de la raison prises ici pour exemples (l’unité incorporelle de l’âme et l’existence d’un être suprême), doivent être tenues pour des dogmes démontrés à priori, il ne sera plus alors question d’hypothèses. Mais dans ce cas il faut veiller à ce que la preuve ait la certitude apodictique d’une démonstration. Car vouloir rendre simplement vraisemblable la réalité de ces idées, c’est une entreprise aussi absurde que si l’on voulait démontrer d’une manière simplement probable une proposition géométrique. La raison détachée de toute expérience, ou ne connaît rien du tout, ou ne peut rien connaître qu’à priori et nécessairement ; son jugement n’est donc jamais une opinion, mais il est ou une abstention de tout jugement, ou une certitude apodictique. Des opinions et des jugements vraisemblables sur ce qui convient aux choses ne sont possibles qu’à titre de principes d’explication de ce qui est réellement donné, ou comme conséquences dérivant, suivant des lois empiriques, de ce qui sert de fondement comme réel, c’est-à-dire uniquement dans la série des objets de l’expérience. Hors de ce champ l’opinion n’est qu’un jeu de pensées, à moins que l’on ne croie qu’en suivant une route incertaine, le jugement y trouvera peut-être la vérité. Cependant, bien que dans les questions purement spéculatives de la raison pure il n’y ait pas lieu de faire des hypothèses pour y fonder des propositions, les hypothèses y sont admissibles quand il ne s’agit que de se défendre, c’est-à-dire dans l’usage polémique, non dans l’usage dogmatique. Mais je n’entends pas par se défendre augmenter les preuves de son assertion ; j’entends simplement réduire à néant les apparentes connaissances par lesquelles l’adversaire prétend ruiner notre propre assertion. Or toutes les propositions synthétiques tirées de la raison pure ont cela de propre que, si celui qui affirme la réalité de telle ou telle idée n’en sait jamais assez pour rendre certaine son affirmation, l’adversaire n’en sait pas davantage pour soutenir le contraire. Le sort de la raison humaine est le même des deux côtés : il ne favorise pas l’un plus que l’autre dans la connaissance spéculative ; aussi donne-t-il lieu à des combats sans fin. Mais on verra dans la suite que, par rapport à l’usage pratique, la raison a le droit d’admettre quelque chose qu’elle ne saurait en aucune façon supposer, sans des preuves suffisantes, dans le champ de la pure spéculation, parce que, si toutes les suppositions de ce genre font tort à la perfection de la spéculation, l’intérêt pratique n’a point à prendre ce souci. Dans l’ordre pratique elle a donc une possession dont elle n’a pas besoin de prouver la légitimité, et dont elle ne pourrait pas en fait donner la preuve. C’est à l’adversaire de prouver. Mais, comme celui-ci, pour démontrer la non-existence de l’objet en question, n’en sait pas plus que celui qui en affirme la réalité, l’avantage est ici du côté de celui qui affirme quelque chose comme une supposition pratiquement nécessaire (melior est conditio possidentis). Il est libre en effet de recourir en quelque sorte par nécessité, pour défendre sa bonne cause, aux mêmes moyens que l’adversaire emploie contre elle, c’est-à-dire aux hypothèses, non pas sans doute afin de fortifier la preuve de ce qu’il avance, mais seulement afin de montrer que l’adversaire sait trop peu de l’objet du débat pour pouvoir se flatter d’avoir sur nous l’avantage en fait de connaissance spéculative.

Les hypothèses ne sont donc permises dans le champ de la raison pure que comme armes de guerre ; elles ne servent pas à y fonder un droit, mais seulement à le défendre. Mais c’est toujours en nous-mêmes que nous devons chercher ici l’adversaire. En effet la raison spéculative dans son usage transcendental est dialectique en soi. Les objections qui pourraient être à craindre résident en nous-mêmes. Nous devons les rechercher, comme des prétentions anciennes, mais toujours imprescriptibles, afin de fonder une paix éternelle sur leur anéantissement. Un repos extérieur n’est qu’apparent. Il faut extirper le germe des hostilités qui réside dans la nature de la raison humaine ; mais comment l’extirper, si nous ne lui donnons pas la liberté et même la nourriture qui lui sont nécessaires pour pousser des feuilles et, en se montrant ainsi, nous fournir le moyen de le détruire jusque dans sa racine ? Songez donc vous-mêmes aux objections qui ne sont encore venues à l’esprit d’aucun des adversaires, et prêtez-leur même des armes, ou accordez-leur tout le terrain favorable qu’ils peuvent souhaiter. Il n’y a ici rien à craindre, mais tout à espérer : vous acquerrez ainsi une position qui ne pourra plus jamais vous être disputée.

Pour vous armer complètement, il vous faut donc aussi les hypothèses de la raison pure ; et, bien que ces hypothèses ne soient que des armes de plomb (puisqu’elles ne sont jamais trempées par aucune loi de l’expérience), elles sont toujours aussi bonnes que celles dont un adversaire peut se servir contre vous. Si donc, quand vous admettez (à quelqu’autre point de vue non spéculatif) une nature immatérielle et qui ne soit pas soumise au changement du corps, on vous oppose cette difficulté que cependant l’expérience semble prouver que l’accroissement et la diminution des facultés de notre esprit ne sont que des modifications diverses de nos organes, vous pouvez infirmer la force de cet argument en admettant que notre corps n’est rien que le phénomène fondamental auquel se rapporte, comme à sa condition, dans l’état actuel (dans la vie), toute la faculté de la sensibilité et par là toute pensée, et que la séparation d’avec le corps est la fin de cet usage sensible de notre faculté de connaître et le commencement de son usage intellectuel. Le corps ne serait donc pas la cause, mais simplement une condition restrictive de la pensée ; par conséquent il devrait être considéré sans doute comme un instrument de la vie sensible et animale, mais aussi comme un obstacle à la vie pure et spirituelle, et la dépendance de la première par rapport à la constitution corporelle ne prouverait rien pour la dépendance de toute la vie par rapport à l’état de nos organes. Vous pouvez aller plus loin encore, et trouver de nouveaux doutes, qui n’ont pas été mis jusqu’ici en avant, ou qui n’ont pas été suffisamment approfondis.

Ce qu’il y a d’accidentel dans les générations, qui, chez les hommes comme chez les créatures privées de raison, dépendent de l’occasion, mais souvent aussi de l’alimentation, du gouvernement, de ses caprices et de ses fantaisies, souvent même du vice, forme une grande difficulté contre l’opinion qui attribue une durée éternelle à une créature dont la vie a commencé dans des circonstances si insignifiantes et si entièrement livrées à notre liberté. Pour ce qui est de la durée de toute l’espèce (ici sur la terre), cette difficulté a peu d’importance, parce que l’accident dans l’individu n’en est pas moins soumis à une règle dans le tout ; mais il paraît certainement douteux d’attendre, pour chaque individu, un effet si puissant de causes si médiocres. Or contre une difficulté de ce genre, vous pouvez invoquer cette hypothèse transcendentale, que toute vie, n’étant proprement qu’intelligible, n’est nullement soumise aux vicissitudes du temps et ni n’a commencé avec la naissance ni ne doit finir avec la mort ; que cette vie n’est qu’un simple phénomène, c’est-à-dire une représentation sensible de la vie purement spirituelle, et tout le monde sensible qu’une image, qui flotte devant notre mode actuel de connaissance, et qui, comme un songe, n’a en soi aucune réalité objective ; que, si nous pouvions voir les choses, y compris nous-mêmes, comme elles sont, nous nous verrions dans un monde de natures spirituelles, avec lequel notre seul véritable commerce n’a pas commencé avec la naissance et ne doit pas finir avec la mort du corps (qui n’est qu’un phénomène), etc.

Quoique nous ne sachions pas la moindre chose de tout ce que nous avons mis ici hypothétiquement en avant pour repousser l’attaque, et que nous ne l’affirmions pas sérieusement ; quoique tout cela ne soit pas même une idée de raison, mais seulement un concept inventé pour la défense, nous n’en procédons pas moins ici d’une manière tout à fait conforme à la raison : à l’adversaire qui pense avoir épuisé toute possibilité, en donnant faussement le défaut de conditions empiriques pour une preuve de l’impossibilité absolue de ce que nous croyons, nous montrons qu’il ne peut pas plus embrasser avec de simples lois expérimentales tout le champ des choses possibles en soi, que nous ne pouvons acquérir pour notre raison quelque légitime possession en dehors de l’expérience. Celui qui tourne des moyens hypothétiques contre les prétentions d’un adversaire audacieusement négatif ne doit pas être tenu pour un homme qui voudrait se les approprier comme ses véritables opinions. Il les abandonne aussitôt qu’il a repoussé la présomption dogmatique de son adversaire. En effet, si l’on se montre modeste et mesuré quand on se borne à repousser et à nier les assertions d’autrui, dès que l’on veut faire valoir ses objections comme des preuves du contraire, on ne manque jamais alors d’afficher des prétentions tout aussi orgueilleuses et non moins imaginaires que si l’on avait embrassé le parti de l’affirmation.

On voit donc par là que, dans l’usage spéculatif de la raison, les hypothèses n’ont pas de valeur en soi comme opinions, mais seulement par rapport aux prétentions transcendantes opposées. En effet, étendre les principes de l’expérience possible à la possibilité des choses en général n’est pas moins transcendant que d’affirmer la réalité objective de ces concepts qui ne peuvent trouver leurs objets qu’en dehors des limites de toute expérience possible. Ce que la raison pure juge assertoriquement doit être nécessaire (comme tout ce que la raison connaît), ou n’être rien du tout. Elle ne renferme donc dans le fait aucune opinion. Mais les hypothèses dont il s’agit ici ne sont que des jugements problématiques, qui du moins ne peuvent être réfutés, bien qu’ils ne puissent non plus être démontrés par rien ; et par conséquent elles ne sont pas des opinions privées, quoiqu’elles ne puissent échapper aisément (même au point de vue de la tranquillité intérieure) au doute qui les poursuit. Il faut leur conserver cette qualité, et bien prendre garde qu’elles ne se posent comme si elles avaient par elles-mêmes quelque crédit et quelque valeur absolue, et qu’elles n’étouffent la raison sous des fictions et des chimères.


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QUATRIÈME SECTION


Discipline de la raison pure par rapport à ses démonstrations


Les preuves de toutes les propositions transcendentales et synthétiques ont, entre toutes les preuves d’une connaissance synthétique à priori, ceci de particulier que la raison au moyen de ses concepts ne s’y doit pas appliquer directement aux objets, mais que la valeur objective des concepts et la possibilité de leur synthèse y doivent être d’abord démontrées à priori. Ce n’est pas là simplement une règle de prudence nécessaire, mais il y va de la nature et de la possibilité des preuves mêmes. Pour pouvoir sortir à priori du concept d’un objet, il faut nécessairement un fil conducteur particulier, qui se trouve en dehors de ce concept. Dans les mathématiques, c’est l’intuition à priori qui dirige ma synthèse, et tous les raisonnements peuvent être immédiatement déduits de l’intuition pure. Dans la connaissance transcendentale, tant qu’il ne s’agit que de concepts de l’entendement, cette règle est l’expérience possible. La preuve en effet n’établit pas que le concept donné (celui par exemple de ce qui arrive) conduit directement à un autre concept (celui d’une cause), car ce passage serait un saut qu’on ne pourrait justifier ; mais elle montre que l’expérience même, par conséquent l’objet de l’expérience, serait impossible sans une telle liaison. La preuve devait donc démontrer aussi la possibilité d’arriver synthétiquement et à priori à une certaine connaissance des choses qui n’était pas renfermée dans leur concept. Sans cette attention : semblables à des eaux qui sortent violemment de leur lit et se répandent à travers les campagnes, les preuves se précipitent là où les entraîne accidentellement la pente d’une association cachée. L’apparence de la conviction, apparence qui se fonde sur des causes subjectives d’association et que l’on tient pour la connaissance d’une affinité naturelle, ne peut contrebalancer le scrupule qu’excite justement un pas aussi hardi. Aussi toutes les tentatives que l’on a faites pour prouver le principe de la raison suffisante ont-elles été vaines, de l’aveu unanime des connaisseurs ; et, avant que la critique transcendentale n’eût paru, on aimait mieux, comme on ne pouvait pourtant pas abandonner· ce principe, en appeler fièrement au sens commun (recours qui prouve toujours que la cause de la raison est douteuse), que de chercher de nouvelles preuves dogmatiques.

Mais, si la proposition qu’il s’agit de démontrer est une assertion de la raison pure, et si je veux m’élever, au moyen de simples idées, au delà de nos concepts d’expérience, c’est alors à bien plus forte raison que la preuve devrait renfermer la justification d’un tel pas de la synthèse (à supposer d’ailleurs qu’il fût possible), car sans cette condition elle ne peut avoir aucune valeur démonstrative. Ainsi, quelque spécieuse que puisse être la prétendue démonstration de la nature simple de notre substance pensante par l’unité de l’aperception, elle soulève une difficulté incontestable : c’est que, comme la simplicité absolue n’est point un concept qui puisse être immédiatement rapporté à une perception, mais qu’elle doit être conclue comme idée, il est impossible de voir comment la simple conscience qui est ou du moins peut être contenue dans toute pensée, peut me conduire, bien qu’elle ne soit qu’une représentation simple, à la conscience et à la connaissance d’une chose dans laquelle seule la pensée peut être contenue. En effet, si je me représente la force de mon corps en mouvement, il est pour moi en ce sens une unité absolue, et la représentation que j’en ai est simple ; aussi puis-je exprimer cette force par le mouvement d’un point, parce que le volume du corps ne fait rien ici et qu’on peut le concevoir, sans aucune diminution de force, aussi petit que l’on veut, et même réduit en quelque sorte à un point. Mais je n’en concluerai pourtant pas que, si rien ne m’était donné que la force motrice d’un corps, le corps pourrait être conçu comme une substance simple, parce que sa représentation est abstraite de toute quantité du contenu de l’espace et par conséquent simple. Or par là même que le simple dans l’abstraction est tout à fait distinct du simple dans l’objet, et que le moi, qui dans le premier sens ne renferme aucune diversité, peut être, dans le second, où il signifie l’âme même, un concept très-complexe, c’est-à-dire contenir et désigner beaucoup de choses sous lui, je découvre un paralogisme. Mais, pour soupçonner ce paralogisme (car sans cette conjecture préalable on ne concevrait aucun doute sur la valeur de la preuve), il est absolument nécessaire d’avoir en main un critérium permanent de la possibilité de ces propositions synthétiques qui doivent prouver plus que ne peut donner l’expérience, et ce critérium consiste à ne pas demander directement à la preuve le prédicat désiré, mais à passer par l’intermédiaire d’un principe de la possibilité de ces propositions synthétiques qui doivent prouver plus que ne peut donner l’expérience, et ce criterium consiste à ne pas demander directement à la preuve le prédicat désiré, mais à passer par l’intermédiaire d’un principe de la possibilité d’étendre à priori notre concept donné jusqu’aux idées, et de les réaliser. Si l’on prenait toujours cette précaution, si, avant de chercher une preuve, on commençait par examiner sagement en soi-même comment et avec quel motif d’espérer on peut attendre de la raison pure une telle extension, et d’où, en pareil cas, on veut tirer ces vues qui ne peuvent être dérivées des concepts, ni être anticipées par rapport à l’expérience possible, on s’épargnerait beaucoup de peines, et des peines superflues ; car on n’attribuerait plus à la raison ce qui est évidemment au-dessus de sa portée, ou plutôt on soumettrait à la discipline de la tempérance cette faculté qui ne se modère pas volontiers dans les élans où l’emporte son désir d’extension spéculative.

La première règle est donc de ne tenter aucune preuve transcendentale sans avoir d’abord réfléchi et sans s’être demandé à quelle source on puisera les principes sur lesquels on veut la fonder, et de quel droit on peut en attendre un bon résultat. Sont-ce des principes de l’entendement (par exemple celui de la causalité), il est inutile de chercher à s’élever, par leur moyen, à des idées de la raison pure, car ils n’ont de valeur que pour des objets d’expérience possible. Sont-ce des principes tirés de la raison pure, toute peine est alors perdue. En effet ils ont sans doute leur origine dans la raison ; mais, comme principes objectifs, ils sont tous dialectiques, et ils ne peuvent avoir de valeur que comme principes régulateurs d’un usage systématique de l’expérience. Que si de prétendues preuves de ce genre sont mises en avant, opposez à la fausse conviction le non liquet de votre mûr jugement ; et, bien que vous ne puissiez pas encore en pénétrer l’illusion, vous avez parfaitement le droit d’exiger qu’on vous fournisse la déduction des principes qui y sont employés, ce que l’on ne fera jamais si ces principes sont tirés de la raison pure. Et ainsi vous n’avez pas besoin d’entreprendre de développer et de réfuter chaque fausse apparence ; mais vous pouvez renvoyer d’un coup toute dialectique, quelqu’inépuisable qu’elle soit en artifices, devant le tribunal d’une raison critique qui demande des lois.

Le second caractère des preuves transcendentales est que pour chaque proposition transcendentale on ne peut trouver qu’une seule preuve. Quand ce n’est pas sur des concepts, que je dois m’appuyer, mais sur l’intuition qui correspond à un concept ; que ce soit une intuition pure, comme en mathématiques, ou une intuition empirique, comme dans les sciences physiques, alors l’intuition prise pour fondement me donne une matière diverse de propositions synthétiques que je puis lier de plus d’une manière ; et, comme je puis partir de plus d’un point, je puis arriver à la même proposition par divers chemins.

Mais toute proposition transcendentale part d’un concept et suppose la condition synthétique de la possibilité de l’objet suivant ce concept. Il ne peut donc y avoir qu’un seul argument, puisque hors de ce concept il n’y a plus rien par quoi l’objet puisse être déterminé, et que par conséquent la preuve ne contient rien de plus que la détermination d’un objet en général d’après ce concept, qui est aussi unique. Nous avons, par exemple, dans l’analytique transcendentale, tiré ce principe : tout ce qui arrive a une cause, de la seule condition qui constitue la possibilité objective d’un concept de ce qui arrive en général ; c’est que la détermination d’un événement dans le temps, et par conséquent cet événement comme appartenant à l’expérience, serait impossible, s’il n’était soumis à une règle dynamique de ce genre. Or tel est aussi le seul argument possible ; car ce n’est que parce qu’un objet est déterminé pour le concept au moyen de la loi de la causalité que l’événement représenté a de la valeur objective, c’est-à-dire de la vérité. On a, il est vrai, tenté encore d’autres preuves de ce principe, en se servant, par exemple, de la contingence ; mais, en le considérant de plus près, on ne saurait trouver d’autre critérium de la contingence que le fait d’arriver, c’est-à-dire l’existence précédée de la non-existence de l’objet, et ainsi l’on revient toujours au même argument. Quand il s’agit de prouver cette proposition, que tout ce qui pense est simple, on ne s’arrête pas à ce qu’il y a de divers dans la pensée, mais on s’attache simplement au concept du moi, qui est simple et auquel se rapporte toute pensée. Il en est de même de la preuve transcendentale de l’existence de Dieu : elle repose uniquement sur la réciprocité des concepts de l’être souverainement réel et nécessaire, et elle ne peut être tentée autrement.

Cette remarque réduit singulièrement la critique des assertions de la raison. Là où la raison fait son œuvre avec de simples concepts, il n’y a qu’une seule preuve possible, si tant est qu’il y en ait une possible. Aussi quand on voit le dogmatique mettre dix preuves en avant, peut-on être sûr qu’il n’en a pas une. Car, s’il en avait une qui démontrât apodictiquement (comme cela doit être dans les choses de la raison pure), aurait-il besoin des autres ? Son but est seulement d’avoir, comme cet avocat au parlement, un argument pour celui-ci, un autre pour celui-là, c’est-à-dire de tourner à son profit la faiblesse de ses juges, qui, sans beaucoup approfondir la cause et pour se débarrasser de leur besogne, saisissent la première raison qui leur paraît bonne et décident en conséquence.

La troisième règle propre à la raison pure, quand elle est soumise à la discipline par rapport aux preuves transcendentales, c’est que ces preuves ne doivent jamais être apagogiques, mais toujours ostensives. La preuve directe ou ostensive, dans toute espèce de connaissance, est celle qui joint à la condition de la vérité la connaissance de ses sources ; la preuve apagogique au contraire peut bien produire la certitude, mais non l’intelligence de sa vérité considérée dans son rapport avec les principes de la possibilité. Aussi cette dernière espèce de preuve est-elle plutôt un secours en cas d’urgence qu’un procédé qui satisfasse à toutes les vues de la raison. Cependant elle a, sous le rapport de l’évidence, un avantage sur les preuves directes, en ce que la contradiction emporte toujours plus de clarté dans la représentation que la meilleure synthèse et par là se rapproche davantage du caractère intuitif d’une démonstration.

Ce qui fait sans doute que l’on emploie les preuves apagogiques dans les différentes sciences, c’est que, quand les principes dont une certaine connaissance doit être dérivée, sont trop variés ou trop profondément cachés, on cherche si l’on ne pourrait pas l’atteindre par les conséquences. Or le modus ponens, qui consiste à conclure la vérité d’une connaissance de celle de ses conséquences, ne serait permis que si toutes les conséquences possibles en étaient vraies ; car alors il ne peut y avoir qu’un seul principe, qui est par conséquent vrai aussi. Mais ce procédé est impraticable, parce qu’il est au-dessus de nos forces d’apercevoir toutes les conséquences possibles d’un principe admis. On se sert cependant de cette manière de raisonner, mais il est vrai avec une certaine complaisance, quand il s’agit de prouver quelque chose simplement comme hypothèse, en admettant ce raisonnement par analogie, que, si toutes les conséquences que l’on a cherchées s’accordent bien avec un principe admis, toutes les autres conséquences possibles s’accorderont aussi avec lui. Mais par cette méthode une hypothèse ne peut jamais être transformée en vérité démontrée. Au contraire le modus tollens des raisonnements qui concluent des conséquences aux principes ne prouve pas seulement d’une manière tout à fait rigoureuse, mais encore avec beaucoup de facilité. En effet il suffit qu’une seule fausse conséquence puisse être tirée d’un principe pour que ce principe soit faux. Or si, au lieu de parcourir dans une preuve ostensive toute cette série de principes qui peut conduire à la vérité d’une connaissance, grâce à la complète intelligence de sa possibilité, on peut trouver une seule conséquence fausse parmi celles qui découlent du principe contraire, ce contraire est faux aussi, et par conséquent la connaissance qu’on avait à prouver est vraie.

Mais la démonstration apagogique n’est permise dans les sciences que quand il est impossible de substituer le subjectif de nos représentations à l’objectif, c’est-à dire à la connaissance de ce qui est dans l’objet. Dans le cas opposé, il doit arriver fréquemment ou bien que le contraire d’une certaine proposition répugne aux conditions subjectives de la pensée, sans répugner à l’objet, ou bien que deux propositions ne se contredisent l’une l’autre que sous une condition subjective, qui est faussement regardée comme objective, et que, comme la condition est fausse, toutes deux peuvent être fausses, sans que de la fausseté de l’une on puisse conclure à la vérité de l’autre.

Dans les mathématiques cette subreption est impossible ; aussi est-ce là que ces sortes de preuves trouvent leur véritable place. Dans la physique, où tout se fonde sur des intuitions empiriques, elle peut être, il est vrai, le plus souvent prévenue par un grand nombre d’observations comparées ; cependant là même cette espèce de preuve est la plupart du temps insignifiante. Mais les tentatives transcendentales de la raison pure sont toutes faites dans le propre medium de l’apparence dialectique, c’est-à-dire du subjectif, qui se présente ou même s’impose à la raison dans ses prémisses comme objectif. Or ici, en ce qui concerne les propositions synthétiques, il ne peut être permis de justifier ses assertions par la réfutation du contraire. En effet ou bien cette réfutation n’est autre chose que la simple représentation du conflit de l’opinion contraire avec les conditions subjectives qui permettent à notre raison de comprendre 1[16], et cela n’est pas un motif pour rejeter la chose même (c’est ainsi, par exemple, que la nécessité absolue dans l’existence d’un être ne peut nullement être comprise par nous, et que par conséquent cette impossibilité s’oppose justement, au point de vue subjectif, à toute preuve spéculative d’un être suprême nécessaire, mais s’oppose à tort à la possibilité d’un tel être en soi) ; — ou bien les deux parties, tant celle qui affirme que celle qui nie, trompées par l’apparence transcendentale, prennent pour fondement un concept impossible d’objet, et c’est alors le cas d’appliquer la règle : non entis nulla sunt prædicata, c’est-à-dire que ce que l’on affirme et ce que l’on nie de l’objet est également faux, et que l’on ne saurait arriver apagogiquement à la connaissance de la vérité par la réfutation du contraire. Ainsi, par exemple, si l’on suppose que le monde sensible est donné en soi, quant à sa totalité, il est faux qu’il soit ou bien infini dans l’espace, ou bien fini et borné, car les deux choses sont fausses. En effet des phénomènes (comme simples représentations), qui seraient cependant donnés en soi, (comme objets), sont quelque chose d’impossible, et l’infinité de ce tout imaginaire serait, il est vrai, inconditionnelle, mais (puisque tout est conditionnel dans les phénomènes) elle serait en contradiction avec la détermination inconditionnelle de la quantité, qui est cependant supposée dans le concept.

La preuve apagogique est aussi le vrai prestige qui retient toujours ceux qui admirent la solidité de nos raisonneurs dogmatiques ; elle est en quelque sorte le champion qui veut démontrer l’honneur et le droit incontestable du parti qu’il a embrassé en s’engageant à se battre avec quiconque voudrait en douter, bien que cette fanfaronnade ne prouve rien en faveur de la chose, mais ne fasse que montrer la force respective des antagonistes, ou seulement celle de l’agresseur. Les spectateurs, en voyant que chacun est à son tour tantôt vainqueur et tantôt vaincu, en prennent souvent occasion pour douter sceptiquement de l’objet même de la dispute. Mais ils ont tort, et il suffit de leur crier : non defensoribus istis tempus eget. Chacun doit établir sa cause au moyen d’une preuve légitime obtenue par la déduction transcendentale des arguments, c’est-à-dire directement, afin qu’on voie ce que chacun peut alléguer en faveur de ses prétentions rationnelles. Car si l’adversaire s’appuie sur des raisons subjectives, il est assurément facile de le réfuter, mais sans que le dogmatique en puisse tirer aucun avantage, puisque d’ordinaire il ne s’attache pas moins aux principes subjectifs du jugement, et qu’il peut également être mis au pied du mur par son antagoniste. Mais si les deux parties agissent d’une manière toute directe, ou bien elles remarqueront d’elles-mêmes la difficulté et même l’impossibilité de trouver le titre de leurs assertions, et elles finiront par ne plus invoquer que la prescription ; ou bien la critique découvrira aisément l’apparence dogmatique, et elle obligera la raison pure à renoncer à ses prétentions exagérées dans l’usage spéculatif et à rentrer dans les limites du terrain qui lui est propre, c’est-à-dire des principes pratiques.


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CHAPITRE II


Canon de la raison pure


Il est humiliant pour la raison humaine de n’aboutir à rien dans son usage pur et même d’avoir besoin d’une discipline qui réprime ses écarts et la préserve des illusions qui en résultent. Mais d’un autre côté il y a quelque chose qui la relève et lui donne de la confiance en elle-même, c’est qu’elle peut et doit exercer elle-même cette discipline, sans se laisser soumettre à aucune autre censure. Ajoutez à cela que les bornes où elle est obligée de renfermer son usage spéculatif limitent également les prétentions captieuses de tout adversaire ; et que par conséquent elle peut mettre à l’abri de toutes les attaques tout ce qui lui reste encore de ses propres prétentions, après en avoir rabattu l’exagération. La plus grande et peut-être la seule utilité de toute philosophie de la raison pure est donc purement négative ; car elle n’est pas un organe qui serve à étendre nos connaissances, mais une discipline qui en détermine les limites, et, au lieu de découvrir la vérité, elle a le modeste mérite de prévenir l’erreur. Cependant il doit y avoir quelque part une source de connaissances positives qui appartiennent au domaine de la raison pure, et qui ne sont peut-être une occasion d’erreur que par l’effet d’un malentendu, mais qui en réalité donnent un but au zèle de la raison. Car autrement à quelle cause attribuer ce désir indomptable de poser quelque part un pied ferme au delà des limites de l’expérience ? Elle soupçonne des objets qui ont pour elle un grand intérêt. Elle entre dans le chemin de la pure spéculation pour s’en rapprocher ; mais ils fuient devant elle. Il est à présumer qu’il y a lieu d’espérer pour elle un plus heureux succès sur la seule route qui lui reste encore, celle de l’usage pratique.

J’entends par canon l’ensemble des principes à priori du légitime usage de certaines facultés de connaître en général. Ainsi la logique générale dans sa partie analytique est un canon pour l’entendement et la raison en général, mais seulement dans sa forme, car elle fait abstraction de tout contenu. Ainsi l’analytique transcendentale était le canon de l’entendement pur ; car il est seul capable de véritables connaissances synthétiques à priori. Mais là où il ne peut y avoir d’usage légitime d’une faculté de connaître, il n’y a point de canon. Or, suivant toutes les preuves qui ont été données jusqu’ici, toute connaissance synthétique de la raison pure dans son usage spéculatif est absolument impossible. Il n’y a donc pas de canon de l’usage spéculatif de la raison (car cet usage est entièrement dialectique), mais toute logique transcendentale n’est à cet égard que discipline. Par conséquent, s’il y a quelque part un usage légitime de la raison pure, auquel cas il doit y avoir aussi un canon de la raison pure, ce canon ne concerne pas l’usage spéculatif, mais l’usage pratique de cette faculté. C’est cet usage que nous allons maintenant rechercher.


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PREMIÈRE SECTION


Du but final de l’usage pur de notre raison


La raison est poussée par un penchant de sa nature à quitter l’usage empirique pour un usage pur, à se lancer, au moyen de simples idées, jusqu’aux dernières limites de toute connaissance, et à ne trouver de repos que dans l’accomplissement de son cercle, dans un ensemble systématique subsistant par lui-même. Or cette tendance est-elle simplement fondée sur son intérêt spéculatif, ou ne l’est-elle pas plutôt uniquement sur son intérêt pratique ?

Je veux à présent laisser de côté le succès que peut avoir la raison pure au point de vue spéculatif, et je ne m’occupe que des problèmes dont la solution forme son dernier but, qu’elle puisse ou non l’atteindre, ce but par rapport auquel tous les autres n’ont que la valeur de simples moyens. Ces fins dernières, d’après la nature de la raison, doivent avoir à leur tour leur unité, afin qu’il puisse y avoir de l’harmonie dans cet intérêt de l’humanité qui n’est subordonné à aucun autre plus élevé.

Le but final auquel se rapporte la spéculation de la raison dans son usage transcendental, comprend trois objets : la liberté de la volonté, l’immortalité de l’âme et l’existence de Dieu. A l’égard de ces trois objets l’intérêt purement spéculatif de la raison est très-faible, et en vue de cet intérêt on entreprendrait difficilement un travail aussi fatigant et environné d’autant obstacles que celui de l’investigation transcendentale, puisqu’on ne saurait tirer de toutes les découvertes qui pourraient être faites à ce sujet aucun usage dont on pût montrer l’utilité in concreto, c’est-à-dire dans l’étude de la nature. La volonté a beau être libre, cela ne concerne que la cause intelligible de notre vouloir. En effet pour ce qui est des phénomènes ou des manifestations de la volonté, c’est-à-dire des actes, une maxime inviolable, sans laquelle nous ne pourrions faire de notre raison aucun usage empirique, nous fait une loi de ne les expliquer jamais autrement que tous les autres phénomènes de la nature, c’est-à-dire suivant des lois immuables. Supposons, en second lieu, que la nature spirituelle de l’âme (et avec elle son immortalité) puisse être aperçue, on n’en saurait cependant tenir compte comme d’un principe d’explication, ni par rapport aux phénomènes de cette vie, ni par rapport à la nature particulière de la vie future, puisque notre concept d’une nature incorporelle est purement négatif, qu’il n’étend pas le moins du monde notre connaissance, et qu’il n’y a point de conséquences à en tirer, si ce n’est des fictions que la philosophie ne peut avouer. Quand même, en troisième lieu, l’existence d’une intelligence suprême serait démontrée, nous pourrions bien comprendre par là la finalité dans la disposition et dans l’ordre du monde en général, mais nous ne serions nullement autorisés à en dériver un arrangement ou un ordre particulier, ni, là où nous ne le percevons pas, à l’en conclure hardiment, puisque c’est une règle nécessaire de l’usage spéculatif de la raison de ne pas laisser de côté les causes naturelles et de ne pas abandonner ce dont nous pouvons nous instruire par l’expérience pour dériver quelque chose que nous connaissons de quelque chose qui dépasse absolument toute notre connaissance. En un mot, ces trois propositions demeurent toujours transcendantes pour la raison spéculative, et elles n’ont pas d’usage immanent, c’est-à-dire applicable aux objets de l’expérience, et par conséquent utile pour nous de quelque façon ; mais, considérées en elles-mêmes, elles sont des efforts tout à fait stériles et en outre extrêmement pénibles de notre raison.

Si donc ces trois propositions cardinales ne nous sont nullement nécessaires au point de vue du savoir, et si cependant elles nous sont instamment recommandées par notre raison, leur importance ne devra concerner proprement que l’ordre pratique 1[17].

J’appelle pratique tout ce qui est possible par la liberté. Mais si les conditions de l’exercice de notre libre arbitre sont empiriques, la raison n’y peut avoir qu’un usage régulateur et n’y saurait servir qu’à opérer l’unité des lois empiriques. C’est ainsi, par exemple, que dans la doctrine de la prudence, l’union de toutes les fins qui nous sont données par nos penchants, en une seule : le bonheur, et l’harmonie des moyens propres à y arriver constituent toute l’œuvre de la raison, qui ne peut fournir à cet effet que des lois pragmatiques de notre libre conduite, propres à nous faire atteindre les fins qui nous sont recommandées par les sens, mais non point des lois pures, parfaitement déterminées à priori. Des lois pures pratiques au contraire, dont le but serait donné tout à fait à priori par la raison et qui ne commanderaient pas d’une manière empiriquement conditionnelle, mais absolue, seraient des produits 1[18] de la raison pure. Or telles sont les lois morales, et par conséquent seules elles appartiennent à l’usage pratique de la raison pure et comportent un canon.

Tout l’appareil de la raison, dans le travail qu’on peut appeler philosophie pure, n’a donc en réalité pour but que les trois problèmes en question. Mais ceux-ci ont eux-mêmes à leur tour une fin plus éloignée, savoir ce qu’il faut faire, si la volonté est libre, et s’il y a un Dieu et une vie future. Or, comme il s’agit ici de notre conduite par rapport à la fin suprême, le but final des sages dispositions de la nature dans la constitution de notre raison n’appartient proprement qu’à la morale.

Mais, comme nous avons en vue un objet étranger à la philosophie transcendentale *[19], il faut beaucoup de circonspection soit pour ne pas s’égarer dans des épisodes et rompre l’unité du système, soit aussi pour ne rien ôter à la clarté ou à la conviction, en disant trop peu sur cette nouvelle matière. J’espère éviter ces deux écueils en me tenant aussi près que possible du transcendental et en laissant tout à fait de côté ce qu’il pourrait y avoir ici de psychologique, c’est-à-dire d’empirique.

Et d’abord il est à remarquer que je ne me servirai désormais du concept de la liberté que dans le sens pratique, et que je laisse ici de côté, comme chose réglée, le sens transcendental de ce concept, qui, à ce point de vue, ne peut être supposé empiriquement comme un principe d’explication des phénomènes, mais reste lui-même un problème pour la raison. Une volonté en effet est purement animale (arbitrium brutum), quand elle ne peut être déterminée que par des impulsions sensibles, c’est-à-dire pathologiquement. Mais celle qui peut être déterminée indépendamment des impulsions sensibles, c’est-à-dire par des mobiles qui ne peuvent venir que de la raison, s’appelle le libre arbitre (liberum arbitrium) ; et tout ce qui s’y rattache, soit comme principe, soit comme conséquence, se nomme pratique. La liberté pratique peut être démontrée par l’expérience. En effet ce n’est pas seulement ce qui attire, c’est-à-dire ce qui affecte immédiatement les sens qui détermine la volonté humaine : nous avons aussi le pouvoir de vaincre, au moyen des représentations de ce qui est utile ou nuisible, même d’une manière éloignée, les impressions produites sur notre faculté de désirer ; mais ces réflexions sur ce qui est désirable par rapport à tout notre état, c’est-à-dire sur ce qui est bon ou nuisible, reposent sur la raison. Celle-ci donne donc aussi des lois qui sont impératives, c’est-à-dire qui sont des lois objectives de la liberté, expriment ce qui doit arriver, bien que peut-être cela n’arrive jamais, et se distinguent des lois naturelles, lesquelles ne traitent que de ce qui arrive ; c’est pourquoi elles sont appelées aussi des lois pratiques.

Quant à savoir si la raison même dans ces actes où elle prescrit des lois n’est pas déterminée à son tour par des influences étrangères, et si ce qui s’appelle liberté par rapport aux impulsions sensibles ne pourrait pas être à son tour nature par rapport à des causes efficientes plus élevées et plus éloignées, cela ne nous touche en rien au point de vue pratique, puisque nous ne faisons ici que demander immédiatement à la raison la règle de notre conduite ; mais c’est là une question purement spéculative, que nous pouvons laisser de côté tant qu’il s’agit simplement pour nous de faire ou de ne pas faire. Nous connaissons donc par l’expérience la liberté pratique comme une des causes naturelles, c’est-à-dire comme une causalité de la raison dans la détermination de la volonté, tandis que la liberté transcendentale exige une indépendance de cette raison même (au point de vue de sa causalité à commencer une série de phénomènes) à l’égard de toutes les causes déterminantes du monde sensible, qu’en ce sens elle semble être contraire à la loi de la nature, partant à toute expérience possible, et que par conséquent elle reste à l’état de problème. Mais ce problème ne regarde pas la raison dans son usage pratique ; et par conséquent, dans un canon de la raison pure, nous n’avons à nous occuper que de deux questions qui concernent l’intérêt pratique de la raison pure, et relativement auxquelles un canon de son usage doit être possible, à ·savoir : Y a-t-il un Dieu ? Y a-t-il une vie future ? La question touchant la liberté, transcendentale concerne simplement le savoir spéculatif ; nous pouvons la laisser de côté comme tout à fait indifférente, quand il s’agit de pratique, et nous avons déjà donné à ce sujet des explications suffisantes dans l’antinomie de la raison pure.


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DEUXIÈME SECTION


De l’idéal du souverain bien comme principe servant à déterminer le but final de la raison pure


La raison, dans son usage spéculatif, nous a conduits à travers le champ des expériences ; et, comme il n’y avait pas pour elle de satisfaction complète à trouver dans ce champ, elle nous a menés de là vers des idées spéculatives, qui à leur tour nous ont ramenés à l’expérience et ont ainsi rempli son dessein d’une manière utile, il est vrai, mais nullement conforme à notre attente. Or il nous reste encore un essai à faire, c’est de chercher s’il y a aussi une raison pure dans l’usage pratique, si dans cet usage elle nous conduit à des idées capables d’atteindre les fins suprêmes que nous avons indiquées tout à l’heure, et si par conséquent elle ne pourrait pas nous donner au point de vue de son intérêt pratique ce qu’elle nous refuse absolument au point de vue de l’intérêt spéculatif.

Tout intérêt de ma raison (tant spéculatif que pratique) se ramène aux trois questions suivantes :

1° Que puis-je savoir ?

2° Que dois-je faire ?

3° Qu’ai-je à espérer ?

La première question est purement spéculative. Nous en avons épuisé (je m’en flatte) toutes les solutions possibles, et nous avons trouvé enfin celle dont la raison doit se contenter et dont, quand elle ne regarde que la pratique, elle a d’ailleurs sujet d’être satisfaite ; mais nous sommes restés tout aussi éloignés des deux grandes fins où tendent proprement tous ces efforts de la raison pure que si nous avions dès le début renoncé à ce travail par paresse. Si donc c’est du savoir qu’il s’agit, il est du moins sûr et décidé que, sur ces deux problèmes, nous ne l’aurons jamais en partage.

La seconde question est purement pratique. Si elle peut comme telle appartenir à la raison pure, elle n’est cependant pas transcendentale, mais morale, et par conséquent elle ne peut d’elle-même occuper notre critique.

La troisième question : si je fais ce que je dois, que puis-je alors espérer ? est à la fois pratique et théorétique, de telle sorte que l’ordre pratique ne conduit que comme un fil conducteur à la solution de la question théorétique et, quand celle-ci s’élève, de la question spéculative. En effet tout espoir tend au bonheur, et est à la pratique et à la loi morale ce que le savoir ou la loi naturelle est à la connaissance théorétique des choses. Le premier aboutit en définitive à cette conclusion, que quelque chose est (qui détermine le dernier but possible), puisque quelque chose doit arriver ; et le second, à celle-ci, que quelque chose est (qui agit comme cause suprême), puisque quelque chose arrive.

Le bonheur est la satisfaction de tous nos penchants (tant extensive, quant à leur variété, qu’intensive, quant au degré, et protensive, quant à la durée). J’appelle loi pragmatique (règle de prudence) la loi pratique qui a pour mobile le bonheur, et loi morale celle qui n’a d’autre mobile que la qualité d’être digne du bonheur 1[20]. La première conseille ce que nous avons à faire si nous voulons participer au bonheur ; la seconde ordonne ce que nous devons faire pour en être dignes. La première se fonde sur des principes empiriques ; car je ne puis savoir que par le moyen de l’expérience quels sont les penchants qui renient être satisfaits et quelles sont les causes naturelles qui peuvent opérer cette satisfaction. La seconde fait abstraction des inclinations et des moyens naturels de les satisfaire : et ne considère que la liberté d’un être raisonnable en général et les conditions nécessaires sans lesquelles il ne pourrait y avoir d’harmonie entre cette liberté et une juste distribution du bonheur ; et par conséquent elle peut du moins reposer sur de simples idées de la raison pure et être connue à priori.

J’admets qu’il y a réellement des lois morales pures qui déterminent tout à fait à priori (indépendamment de tout mobile empirique, c’est-à-dire du bonheur) le faire et le ne pas faire, c’est-à-dire l’usage de la liberté d’un être raisonnable en général, que ces lois commandent absolument (non pas seulement d’une manière hypothétique sous la supposition d’autres fins empiriques), et que par conséquent elles sont nécessaires à tous égards. Je puis présupposer à juste titre cette proposition en invoquant non-seulement les preuves des plus célèbres moralistes, mais encore le jugement moral de tout homme, quand il veut concevoir clairement une telle loi.

La raison pure contient donc, non pas, à la vérité, dans son usage spéculatif, mais dans un certain usage pratique, c’est-à-dire dans l’usage moral, des principes de la possibilité de l’expérience, c’est-à-dire d’actes qui, dans l’histoire des hommes, pourraient être trouvés conformes aux principes moraux. En effet, comme elle proclame que ces actes doivent avoir lieu, il faut aussi qu’ils puissent avoir lieu, et par conséquent une espèce particulière d’unité systématique, savoir l’unité morale, doit être possible aussi, tandis que l’unité systématique naturelle ne pouvait être démontrée par des principes spéculatifs de la raison ; car, si la raison a de la causalité par rapport à la liberté en général, elle n’en a pas par rapport à toute la nature, et, si les principes moraux de la raison peuvent produire de libres actes, ils ne sauraient produire des lois de la nature. Les principes de la raison pure dans leur usage pratique, c’est-à-dire dans leur usage moral, ont donc de la réalité objective.

En tant que le monde serait conforme à toutes les lois morales (tel qu’il peut être suivant la liberté des êtres raisonnables, et tel qu’il doit être suivant les lois nécessaires de la moralité), je l’appelle un monde moral. Il est simplement conçu en ce sens comme un monde intelligible, puisqu’il y est fait abstraction de toutes les conditions (des fins) de la moralité et même de tous les obstacles qu’elle y peut rencontrer (la faiblesse ou la corruption de la nature humaine). En ce sens il est donc une simple idée, mais une idée pratique qui peut et doit réellement avoir son influence sur le monde sensible, afin de le rendre autant que possible conforme à elle-même. L’idée d’un monde moral a donc de la réalité objective. Ce n’est pas qu’elle se rapporte à un objet d’intuition intelligible (nous ne pouvons comprendre des objets de ce genre) ; elle se rapporte au monde sensible, mais comme à un objet de la raison pure dans son usage pratique, et au corpus mysticum des êtres raisonnables qui l’habitent, en tant que le libre arbitre de chacun d’eux, réglé par des lois morales, a en soi une unité systématique qui lui permet de s’accorder parfaitement avec lui-même et avec la liberté de tous les autres.

La réponse à la première des deux questions de la raison pure qui concernent l’intérêt pratique, était celle-ci : fais ce qui peut te rendre digne d’être heureux. Or la seconde question est de savoir si, en me conduisant de telle sorte que je ne sois pas indigne du bonheur, je puis espérer d’y participer. Il s’agit de savoir, pour répondre à cette question, si les principes de la raison pure qui prescrivent la loi à priori, y rattachent aussi nécessairement cette espérance.

Je dis donc que, tout comme les principes moraux sont nécessaires selon la raison considérée dans son usage pratique, il est aussi nécessaire selon la raison d’admettre, dans son usage théorétique, que chacun a sujet d’espérer le bonheur dans la mesure où il s’en est rendu digne par sa conduite, et que par conséquent le système de la moralité est inséparablement lié à celui du bonheur, mais seulement dans l’idée de la raison pure.

Or on peut aussi concevoir ce système du bonheur proportionnellement lié avec la moralité comme nécessaire dans un monde intelligible (c’est-à-dire dans le monde moral), dans le concept duquel on ferait abstraction de tous les obstacles de la moralité (des inclinations) ; car la liberté, mue en partie et en partie retenue par les lois morales, serait elle-même la cause du bonheur universel, et par conséquent les êtres raisonnables eux-mêmes, sous la direction de ces principes, seraient les auteurs de leur constant bien-être et en même temps de celui des autres. Mais ce système de la moralité qui se récompense elle-même n’est qu’une idée dont la réalisation suppose cette condition que chacun fasse ce qu’il doit, c’est-à-dire que toutes les actions des êtres raisonnables arrivent comme si elles émanaient d’une volonté suprême renfermant en soi ou dominant toute volonté particulière. Or, comme l’obligation imposée par la loi morale demeure la même pour l’usage particulier de la volonté de chacun, quand même les autres ne se conduiraient pas conformément à cette loi, ni la nature des choses du monde, ni la causalité des actions elles-mêmes et leur rapport à la moralité ne déterminent comment leurs conséquences se rapportent au bonheur, et la raison, en prenant uniquement la nature pour fondement, ne peut reconnaître ce lien nécessaire dont nous parlions tout à l’heure entre l’espoir d’être heureux et l’effort incessamment renouvelé pour se rendre digne du bonheur ; elle ne peut l’espérer qu’en posant en principe comme cause de la nature une raison suprême qui commande suivant des lois morales.

J’appelle idéal du souverain bien l’idée d’une intelligence où la volonté la plus parfaite moralement, jouissant de la souveraine félicité, est la cause de tout bonheur dans le monde, en tant que ce bonheur est exactement proportionné à la moralité (comme à ce qui rend digne d’être heureux). La raison pure ne peut donc trouver que dans l’idéal du souverain bien originaire le principe de la liaison pratiquement nécessaire des deux éléments du souverain bien dérivé, c’est-à-dire d’un monde intelligible ou moral. Or, comme la raison veut nécessairement que nous nous représentions nous-mêmes comme appartenant à un tel monde, bien que les sens ne nous présentent rien qu’un monde de phénomènes, nous devrons l’admettre comme un monde futur pour nous, qui doit être la conséquence de notre conduite dans le monde sensible, lequel ne nous offre pas une telle liaison. Dieu et une vie future sont donc, suivant les principes de la raison, deux suppositions inséparables de l’obligation que cette même raison nous impose.

La moralité en soi constitue un système ; mais il n’en est pas de même du bonheur, à moins qu’il ne soit exactement proportionné à la moralité. Or cette proportion n’est possible que dans un monde intelligible, gouverné par un sage créateur. La raison se voit donc forcée ou d’admettre un tel être, ainsi que la vie dans un monde que nous devons concevoir comme futur, ou de regarder les lois morales comme de vaines chimères : puisque la conséquence nécessaire qu’elle-même rattache à ces lois s’évanouirait sans cette supposition. Aussi chacun regarde-t-il les lois morales comme des commandements, ce qu’elles ne pourraient être si elles ne rattachaient à priori certaines suites à leurs règles, et si par conséquent elles ne renfermaient des promesses et des menaces. Mais c’est aussi ce qu’elles ne pourraient faire, si elles ne résidaient dans un être nécessaire comme dans le souverain bien, qui peut seul rendre possible une telle harmonie.

Leibnitz appelait le monde, en tant qu’on n’y a égard qu’aux êtres raisonnables et à leur accord, suivant des lois morales, sous le gouvernement du souverain bien, le règne de la grâce, par opposition au règne de la nature, où ces êtres sont, il est vrai, soumis à des lois morales, mais n’attendent d’autres conséquences que celles qui résultent du cours naturel de notre monde sensible. C’est donc une idée pratiquement nécessaire de la raison de se regarder comme appartenant au règne de la grâce, où tout bonheur nous attend, à moins que nous ne restreignions nous-mêmes notre part au bonheur en nous rendant indignes d’être heureux.

Les lois pratiques, en tant qu’elles sont en même temps des principes subjectifs d’action, s’appellent maximes. L’appréciation de la moralité, considérée dans sa pureté et dans ses conséquences, se fait suivant des idées ; l’observance de ses lois, suivant des maximes.

Il est nécessaire que toute notre manière de vivre soit subordonnée à des lois morales ; mais il est en même temps impossible que cela ait lieu si la raison ne joint pas à la loi morale, qui n’est qu’une idée, une cause efficiente qui détermine, d’après notre conduite par rapport à cette loi, un dénouement correspondant exactement, soit dans cette vie, soit dans une autre, à nos fins les plus hautes. Sans un Dieu et sans un monde qui n’est pas maintenant visible pour nous, mais que nous espérons, les magnifiques idées de la moralité peuvent bien être des objets d’approbation et d’admiration, mais ce ne sont pas des mobiles d’intention et d’exécution, parce qu’elles n’atteignent pas tout ce but, naturel à tout être raisonnable, qui est déterminé à priori par cette même raison pure et qui est nécessaire.

Le bonheur tout seul est loin d’être pour notre raison le souverain bien. Elle ne l’approuve (quelque ardemment que l’inclination puisse le souhaiter) que s’il s’accorde avec ce qui nous rend dignes d’être heureux, c’est-à-dire avec la bonne conduite morale. Mais d’un autre côté la moralité et avec elle la simple qualité d’être digne du bonheur ne sont pas non plus le souverain bien. Pour que le bien soit complet, il faut que celui qui ne s’est pas conduit de manière à se rendre indigne du bonheur puisse espérer d’y participer. La raison, en dehors même de toute considération personnelle, ne peut pas juger autrement, lorsque, sans avoir égard à aucun intérêt particulier, elle se met à la place d’un être qui aurait à distribuer aux autres tout le bonheur ; car dans l’idée pratique les deux éléments sont nécessairement liés, mais de telle sorte que c’est l’intention morale qui est la condition de la participation au bonheur, et non la perspective du bonheur qui rend d’abord possible l’intention morale. Dans ce dernier cas en effet l’intention ne serait plus morale, et par conséquent elle ne serait plus digne de tout le bonheur, qui devant la raison ne connaît pas d’autres bornes que celles qui viennent de notre propre immoralité.

Le bonheur, exactement proportionné à la moralité des êtres raisonnables, qui s’en rendent dignes par là même, constitue donc seul le souverain bien d’un monde où, d’après les préceptes de la raison pure pratique, nous, devons absolument nous placer, et qui n’est qu’un monde intelligible ; car le monde sensible ne nous permet pas d’attendre de la nature des choses une telle unité systématique de fins, et la réalité n’en peut être fondée que sur la supposition d’un souverain bien originaire, où une raison subsistant par elle-même et douée de toute la puissance d’une cause suprême fonde, entretient et accomplit, suivant la plus parfaite finalité, l’ordre général des choses, bien que dans le monde sensible cet ordre nous soit profondément caché.

Cette théologie morale a sur la théologie spéculative cet avantage particulier, qu’elle conduit infailliblement au concept d’un premier être unique, le plus parfait de tous et raisonnable, concept que la théologie spéculative ne nous indique même pas par ses principes objectifs et de la vérité duquel, à plus forte raison, elle ne saurait nous convaincre. Nous ne trouvons en effet ni dans la théologie transcendentale, ni dans la théologie naturelle, si loin que la raison puisse nous conduire, aucun motif suffisant de n’admettre qu’un être unique qui domine toutes les causes naturelles, et dont elles dépendent sous tous les rapports. Lorsqu’au contraire nous recherchons, du point de vue de l’unité morale, comme loi nécessaire du monde, la seule cause qui puisse faire produire à cette loi tout son effet et par conséquent lui donner aussi une force obligatoire pour nous, nous voyons que ce doit être une volonté unique et suprême, renfermant toutes ces lois. Car comment trouver en diverses volontés une parfaite unité de fins ? Cette volonté doit être toute puissante, afin que toute la nature et son rapport à la moralité dans le monde lui soient soumis ; omnisciente, afin de connaître le fond des intentions et leur valeur morale ; présente partout afin de pouvoir prêter immédiatement l’assistance que réclame le souverain bien du monde ; éternelle, afin que cette harmonie de la nature et de la liberté ne fasse défaut en aucun temps, etc.

Mais cette unité systématique des fins dans ce monde des intelligences, qui, envisagé comme simple nature, ne mérite d’autre nom que celui de monde sensible, mais qui, comme système de la liberté, peut être appelé monde intelligible ou moral (regnum gratiæ), cette unité conduit inévitablement aussi à une unité finale de toutes les choses constituant ce grand tout fondée sur des lois naturelles générales, de même qu’elle-même se fonde sur des lois morales universelles et nécessaires, et elle relie la raison pratique à la raison spéculative. Il faut se représenter le monde comme résultant d’une idée, pour pouvoir l’accorder avec cet usage de la raison sans lequel nous nous conduirions nous-mêmes d’une manière indigne de la raison, c’est-à-dire avec l’usage moral, qui repose absolument sur l’idée du souverain bien. Toute investigation de la nature reçoit par là une direction suivant la forme d’un système des fins, et dans son plus haut développement devient une théologie physique. Mais celle-ci, partant de l’ordre moral comme d’une unité qui a son fondement dans l’essence de la liberté et qui n’est pas accidentellement établie par des commandements extérieurs, ramène la finalité de la nature à des principes qui doivent être inséparablement liés à priori à la possibilité interne des choses, et par là à une théologie transcendentale qui fait de l’idéal de la souveraine perfection ontologique un principe de l’unité systématique, servant à lier toutes choses suivant des lois naturelles universelles et nécessaires, puisqu’elles ont toutes leur origine dans l’absolue nécessité d’un seul être premier.

Quel usage pouvons-nous faire de notre entendement, même par rapport à l’expérience, si nous ne nous proposons des fins ? Or les fins suprêmes sont celles de la moralité, et il n’y a que la raison pure qui puisse nous faire connaître celles-ci. Mais à l’aide de ces fins et sous leur direction nous ne pouvons faire de la connaissance de la nature même aucun usage final par rapport à la connaissance 1[21], si la nature n’a pas établi elle-même d’unité finale ; car sans cette unité nous n’aurions pas même de raison, puisque nous n’aurions pas d’école pour la raison et que nous serions privés de la culture provenant des objets qui fournissent une matière à des concepts de ce genre. Or la première unité finale est nécessaire et fondée dans l’essence même de la volonté ; donc la seconde, qui contient la condition de l’application de cette unité in concreto, doit l’être aussi, et ainsi l’élévation transcendentale de notre connaissance rationnelle ne serait pas la cause, mais simplement l’effet de la finalité pratique que nous impose la raison pure.

Aussi trouvons-nous dans l’histoire de la raison humaine qu’avant que les concepts moraux eussent été suffisamment épurés et déterminés et que l’unité systématique des fins eût été envisagée suivant ces concepts et d’après des principes nécessaires, la connaissance de la nature et même la culture de la raison, poussée à un remarquable degré dans beaucoup d’autres sciences, ou ne purent produire que des concepts grossiers et vagues de la divinité, ou laissèrent les hommes dans une étonnante indifférence sur cette question en général. Une plus grande élaboration des idées morales, nécessairement amenée par la loi morale infiniment pure de notre religion, rendit la raison plus pénétrante à l’endroit de cet objet par l’intérêt qu’elle l’obligea à y prendre ; et, sans que ni des connaissances naturelles plus étendues, ni des vues transcendentales exactes et positives (de pareilles vues ont manqué en tout temps) y aient contribué, elles produisirent un concept de la nature divine, que nous tenons maintenant pour le vrai, non parce que la raison spéculative nous en convainc, mais parce qu’il s’accorde parfaitement avec les principes moraux de la raison. Et ainsi en définitive c’est toujours à la raison pure, mais à la raison pure dans son usage pratique, qu’appartient le mérite de lier à notre intérêt suprême une connaissance que la simple spéculation ne peut qu’imaginer, mais qu’elle ne peut faire valoir, et d’en faire ainsi, non pas sans doute un dogme démontré, mais une supposition absolument nécessaire pour ses fins essentielles.

Mais quand la raison pratique est parvenue à ce point sublime, je veux dire au concept d’un être premier et unique, comme souverain bien, elle n’a pas le droit de faire comme si elle s’était élevée au-dessus de toutes les conditions empiriques de son application et qu’elle fût arrivée à la connaissance de nouveaux objets, c’est-à-dire de partir de ce concept et d’en dériver les lois morales mêmes. En effet c’est précisément la nécessité pratique interne de ces lois qui nous a conduits à supposer une cause subsistante par elle-même, ou un sage régulateur du monde, afin de donner à ces lois leur effet ; et par conséquent nous ne pouvons pas après cela les regarder comme contingentes et comme dérivées d’une simple volonté, surtout d’une volonté dont nous n’aurions aucun concept si nous ne nous l’étions figurée d’après ces lois. Si loin que la raison pratique ait le droit de nous conduire, nous ne tiendrons pas nos actions pour obligatoires parce qu’elles sont des commandements de Dieu, mais nous les regarderons comme des commandements divins, parce que nous y sommes intérieurement obligés. Nous étudierons la liberté sous l’unité finale qui se fonde sur des principes de la raison ; nous ne croirons nous conformer à la volonté divine qu’en tenant pour sainte la loi morale que la raison nous enseigne par la nature des actions mêmes, et nous ne croirons obéir à cette loi qu’en travaillant au bien du monde en nous et dans les autres. La théologie morale n’a donc qu’un usage immanent. Je veux dire que nous devons nous en servir pour remplir notre destination ici dans le monde, en prenant notre place dans le système de toutes les fins, et non pour nous jeter dans le mysticisme ou abandonner témérairement le fil d’une raison qui nous dicte des lois morales pour la bonne conduite de notre vie, afin de le rattacher immédiatement à l’idée de l’être suprême, ce qui donnerait un usage transcendant, mais un usage qui, comme celui de la pure spéculation, doit pervertir et rendre vaines les dernières fins de la raison.


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TROISIÈME SECTION


De l’opinion, du savoir et de la foi


Tenir quelque chose pour vrai 1[22] est un fait de notre entendement qui peut reposer sur des principes objectifs, mais qui suppose aussi des causes subjectives dans l’esprit de celui qui juge. Quand cet acte est valable pour chacun, pour quiconque du moins a de la raison, le principe en est objectivement suffisant, et c’est alors la conviction 2[23]. Quand il a uniquement son principe dans la nature particulière du sujet, on le nomme persuasion 3[24].

La persuasion est une simple apparence, parce que le principe du jugement, qui réside simplement dans le sujet, est tenu pour objectif. Aussi un jugement de ce genre n’a-t-il qu’une valeur individuelle, et ne se communique-t-il pas. Mais la vérité repose sur l’accord avec l’objet, et par conséquent, par rapport à cet objet, les jugements de tous les entendements doivent être d’accord (consentientia uni tertio consentiunt inter se). La pierre de touche servant à reconnaître si le fait de tenir quelque chose pour vrai 4[25] est une conviction ou une simple persuasion est donc extérieure : elle consiste dans la possibilité de le communiquer et de le trouver valable pour la raison de chaque homme ; car alors il est au moins présumable que la cause qui produit l’accord de tous les jugements, malgré la diversité des sujets entre eux, reposera sur un principe commun, je veux dire sur l’objet, et que, tous s’accordant ainsi avec l’objet, la vérité sera prouvée par là même.

La persuasion ne peut donc pas se distinguer subjectivement de la conviction, si le sujet ne se représente le fait de tenir quelque chose pour vrai que comme un phénomène de son propre esprit ; l’épreuve que l’on fait · sur l’entendement d’autrui des principes qui sont valables pour nous, afin de voir s’ils produisent sur une raison étrangère le même effet que sur la nôtre, est un moyen qui, bien que purement subjectif, sert, non pas sans doute à produire la conviction, mais à découvrir la valeur toute personnelle du jugement, c’est-à-dire à découvrir en lui ce qui n’est que simple persuasion.

Si nous pouvons en outre expliquer les causes subjectives du jugement, que nous prenons pour des raisons objectives, et par conséquent expliquer notre fausse croyance comme un phénomène de notre esprit, sans avoir besoin pour cela de la nature de l’objet, nous découvrons alors l’apparence, et nous ne serons plus trompés par elle, bien qu’elle puisse toujours nous tenter jusqu’à un certain point, si la cause subjective de cette apparence tient à notre nature.

Je ne saurais affirmer, c’est-à-dire exprimer comme un jugement nécessairement valable pour chacun, que ce qui produit la conviction. Je puis garder pour moi ma persuasion, quand je m’en trouve bien, mais je ne puis ni ne dois la faire valoir hors de moi.

Le fait de tenir quelque chose pour vrai, ou la valeur subjective du jugement par rapport à la conviction (qui a en même temps une valeur objective), présente les trois degrés suivants : l’opinion 1[26], la foi 2[27] et le savoir 3[28]. L’opinion est un jugement qui a conscience d’être insuffisant subjectivement aussi bien qu’objectivement. Quand le jugement n’est suffisant que subjectivement, et qu’en même temps il est tenu pour objectivement insuffisant, il s’appelle foi. Enfin celui qui est suffisant subjectivement aussi bien qu’objectivement s’appelle savoir. La suffisance subjective s’appelle conviction (pour moi-même), la suffisance objective, certitude (pour chacun). Je ne m’arrêterai pas à éclaircir des concepts aussi faciles.

Je ne puis me hasarder à former une opinion, sans avoir du moins quelque savoir au moyen duquel le jugement problématique en soi se trouve rattaché à la vérité par un lien qui, s’il est imparfait, est cependant quelque chose de plus qu’une fiction arbitraire. La loi de cette liaison doit en outre être certaine. En effet, si je n’ai aussi par rapport à cette loi qu’une simple opinion, tout alors n’est plus qu’un jeu de l’imagination, sans le moindre rapport à la vérité. Dans les jugements qui viennent de la raison pure il n’y a nulle place pour l’opinion. Car, puisqu’ils ne sont pas appuyés sur des principes d’expérience, mais que, là où tout est nécessaire, tout doit être connu à priori, le principe de la liaison exige l’universalité et la nécessité, par conséquent une entière certitude ; autrement il n’y aurait pas de fil qui pût conduire à la vérité. Aussi est-il absurde de former des opinions dans les mathématiques pures : il faut ou savoir, ou s’abstenir de tout jugement. Il en est de même dans les principes de la moralité : on ne doit pas risquer une action sur la simple opinion que quelque chose est permis, mais il faut le savoir.

Dans l’usage transcendental de la raison, au contraire, l’opinion est à la vérité trop peu élevée, mais le savoir l’est trop. Nous ne pouvons donc pas juger ici, sous le rapport purement spéculatif, puisque les principes subjectifs qui nous font tenir quelque chose pour vrai, comme ceux qui peuvent opérer la foi, ne méritent aucun crédit dans les questions spéculatives, attendu qu’ils ne se tiennent pas exempts de tout secours empirique et qu’ils ne peuvent se communiquer aux autres au même degré.

Mais ce n’est en général que sous le point de vue pratique qu’un jugement théorétiquement insuffisant peut être appelé foi. Or ce point de vue pratique est ou celui de l’habileté, ou celui de la moralité, dont le premier se rapporte à des fins arbitraires et contingentes, et le second à des fins absolument nécessaires.

Dès qu’une fois une fin est proposée, les conditions pour l’obtenir sont hypothétiquement nécessaires. Cette nécessité est subjective ; elle n’est cependant que relativement suffisante, quand je ne connais pas d’autres conditions pour atteindre le but, mais elle est suffisante absolument et pour chacun, quand je sais certainement que personne ne peut connaître d’autres conditions qui conduisent au but proposé. Dans le premier cas, mon hypothèse, avec ma croyance à certaines conditions, est une foi purement contingente ; mais, dans le second, elle est une foi nécessaire. Il faut que le médecin fasse quelque chose pour un malade qui est en danger, mais il ne connaît pas la maladie : il examine les phénomènes, et il juge, ne sachant rien de mieux, que c’est la phthisie. Sa foi, même suivant son propre jugement, est purement accidentelle ; un autre trouverait peut-être mieux. Je nomme foi pragmatique une foi accidentelle de ce genre, mais qui sert de fondement à l’emploi réel des moyens pour certaines actions.

La pierre de touche ordinaire pour reconnaître si ce qu’affirme quelqu’un est une simple persuasion, ou du moins une conviction subjective, c’est-à-dire une foi ferme, est le pari. On voit souvent des gens exprimer leurs assertions avec tant d’assurance et d’aplomb qu’ils semblent avoir banni toute crainte d’erreur. Un pari les embarrasse. Ils se montrent parfois assez persuadés pour que leur persuasion vaille à leurs yeux un ducat, mais non pas dix. En effet ils risqueront bien un ducat ; mais, quand il s’agit de dix, ils commencent à s’apercevoir de ce qu’ils n’avaient pas remarqué jusque-là, c’est qu’il serait bien possible qu’ils se fussent trompés. Représentons-nous par la pensée que nous sommes mis en demeure de parier le bonheur de notre vie entière, alors notre jugement tout à l’heure si triomphant baisse de ton, nous sommes effrayés, et nous commençons à découvrir que notre foi ne va pas si loin. La foi pragmatique n’a donc qu’un degré, mais qui peut être grand ou petit, suivant la différence des intérêts qui y sont en jeu.

Mais, bien que nous ne puissions rien entreprendre par rapport à un objet et que par conséquent le fait de le tenir pour vrai est purement théorétique, comme cependant nous pouvons, en beaucoup de circonstances, embrasser par la pensée et imaginer une entreprise pour laquelle nous croyons avoir des raisons suffisantes, au cas où il y aurait moyen de prouver la certitude de la chose, il y a dans les jugements purement théorétiques quelque chose d’analogue aux jugements pratiques, à quoi convient le mot foi et que nous pouvons appeler la foi doctrinale. S’il était possible de décider la chose par quelque expérience, je parierais bien toute ma fortune que quelqu’une au moins des planètes que nous voyons est habitée. Aussi n’est-ce pas une simple opinion, mais une ferme croyance (sur la vérité de laquelle je hasarderais beaucoup de biens de la vie), qui me fait dire qu’il y a aussi des habitants dans d’autres mondes.

Or nous devons avouer que la croyance à l’existence de Dieu appartient à la foi doctrinale. En effet, bien que, par rapport à la connaissance théorétique du monde, je n’aie rien à décider qui suppose nécessairement cette pensée comme condition de mes explications des phénomènes du monde, mais que je sois au contraire obligé de me servir de ma raison comme si tout n’était que nature, l’unité finale est cependant une si grande condition de l’application de la raison à la nature que je ne puis pas l’omettre, quand d’ailleurs l’expérience m’en fournit de si nombreux exemples. Or à cette unité que la raison me donne pour fil conducteur dans l’investigation de la nature, je ne connais pas d’autre condition que de supposer qu’une intelligence suprême a tout ordonné suivant les fins les plus sages. Supposer un sage auteur du monde est donc une condition d’un but qui à la vérité est contingent, mais qui n’est cependant pas sans importance, celui d’avoir un fil conducteur dans l’investigation de la nature. Le résultat de mes recherches confirme d’ailleurs si souvent l’utilité de cette supposition, et il est si vrai qu’on ne peut rien alléguer de décisif contre elle, que je dirais beaucoup trop peu en appelant ma croyance une simple opinion, mais que je puis dire, même sous ce rapport théorétique, que je crois à un Dieu ; mais alors cette foi n’est cependant pas pratique dans le sens strict, et elle doit être appelée une foi doctrinale, que la théologie de la nature (physico-théologie) doit nécessairement produire partout. En se plaçant au point de vue de cette sagesse, et en considérant les excellentes qualités de la nature humaine et la brièveté de la vie si peu appropriée à ces qualités, on peut aussi trouver une raison suffisante en faveur d’une foi doctrinale à la vie future de l’âme humaine.

Le mot foi est en pareil cas une expression modeste au point de vue objectif, mais qui annonce en même temps une ferme connaissance au point de vue subjectif. Si je qualifiais ici de légitime hypothèse le jugement purement théorétique, je ferais entendre par là que j’ai de la nature d’une cause du monde et d’une autre vie un concept que je ne puis réellement montrer ; car il faut au moins que je connaisse assez les propriétés de ce que j’admets comme hypothèse, pour n’avoir pas besoin d’en imaginer le concept, mais seulement l’existence. Mais le mot foi ne regarde que la direction qui m’est donnée par une idée, et l’influence subjective qu’elle exerce sur le développement des actes de ma raison et qui me fortifie dans cette idée, bien que je ne sois pas en état d’en rendre compte au point de vue spéculatif.

Mais la foi purement doctrinale a en soi quelque chose de vacillant ; on en est souvent éloigné par les difficultés qui se présentent dans la spéculation, bien que l’on y revienne toujours infailliblement.

Il en est tout autrement de la foi morale. C’est qu’il est en ce cas absolument nécessaire que quelque chose soit fait, c’est-à-dire que j’obéisse de tous points à la loi morale. Le but est ici indispensablement fixé, et il n’y a, suivant toutes mes lumières, qu’une seule condition qui permette à ce but de s’accorder avec toutes les fins réunies, et lui donne ainsi une valeur pratique : c’est qu’il y ait un Dieu et une vie future ; je suis très-sûr aussi que personne ne connaît d’autres conditions conduisant à la même unité de fins sous la loi morale. Si donc le précepte moral est en même temps ma maxime (comme la raison ordonne qu’il le soit), je croirai inévitablement à l’existence de Dieu et à une vie future, et je suis certain que rien ne peut faire chanceler cette croyance, puisque cela renverserait mes principes moraux mêmes, auxquels je ne saurais renoncer sans me rendre méprisable à mes propres yeux.

De cette manière, malgré la ruine de toutes les ambitieuses prétentions d’une raison qui s’égare au delà des limites de toute expérience, il nous reste encore assez pour avoir lieu d’être satisfaits au point de vue pratique. Sans doute personne ne peut se vanter de savoir qu’il y a un Dieu et une vie future ; car, s’il le sait, il est précisément l’homme que je cherche depuis longtemps. Tout savoir (quand il s’agit d’un objet de la raison pure) peut se communiquer, et je pourrais alors espérer de voir ma science étonnamment étendue par ses instructions. Mais non, la conviction ici n’est pas une certitude logique, mais une certitude morale ; et, puisqu’elle repose sur des principes subjectifs (le sentiment moral), je ne dois même pas dire : il est moralement certain qu’il y a un Dieu, etc., mais, je suis moralement certain, etc. Cela veut dire que la foi en un Dieu et en une autre vie est tellement unie à mon sentiment moral que je ne cours pas plus risque de perdre cette foi que je ne crains de me voir jamais dépouillé de ce sentiment.

La seule difficulté qui se présente ici, c’est que cette foi rationnelle se fonde sur la supposition de sentiments moraux. Si nous mettons de côté cette supposition et que nous admettions quelqu’un qui soit entièrement indifférent aux lois morales, la question que soulève la raison devient alors simplement un problème pour la spéculation, et elle peut bien encore s’appuyer sur de fortes raisons tirées de l’analogie, mais non pas sur des raisons auxquelles doive se rendre le scepticisme le plus obstiné *[29]. Mais dans ces questions il n’y a pas d’homme qui soit exempt de tout intérêt. Car quand même, faute de bons sentiments, il serait étranger à l’intérêt moral, il ne pourrait s’empêcher de craindre un être divin et une vie future. Il suffit en effet qu’il ne puisse alléguer la certitude qu’il n’y a pas de Dieu et pas de vie future ; certitude qui exigerait, la chose devant être prouvée par la raison pure, c’est-à-dire apodictiquement, qu’il démontrât l’impossibilité de l’un et de l’autre, ce qu’aucun homme raisonnable ne peut assurément entreprendre. Ce serait une foi négative, qui à la vérité n’engendrerait pas la moralité et de bons sentiments, mais qui produirait du moins quelque chose d’analogue, c’est-à-dire qui empêcherait fortement les mauvais d’éclater.

Mais est-ce là, dira-t-on, tout ce que fait la raison pure, quand elle s’ouvre des vues par delà les limites de l’expérience ? Rien que deux articles de foi ? Le sens commun en aurait bien pu faire autant, sans avoir besoin de consulter là-dessus les philosophes !

Je ne veux pas vanter ici les services que la philosophie a rendus à la raison humaine par les pénibles efforts de sa critique, le résultat en dût-il être purement négatif ; car j’aurai occasion d’en reparler dans le chapitre suivant. Mais exigez-vous donc qu’une connaissance qui intéresse tous les hommes surpasse le sens commun et ne puisse vous être découverte que par les philosophes ? Ce que vous blâmez est précisément la meilleure preuve de l’exactitude des assertions précédentes ; puisque cela vous découvre ce que vous ne pouviez apercevoir jusque-là, à savoir que la nature, dans ce qui intéresse les hommes sans distinction, ne peut être accusée de distribuer partialement ses dons, et que la plus haute philosophie, par rapport aux fins essentielles de la nature humaine, ne peut pas conduire plus loin que ne le fait la direction qu’elle a accordée au sens commun.




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CHAPITRE III


Architectonique de la raison pure


J’entends par architectonique l’art des systèmes. Comme l’unité systématique est ce qui convertit la connaissance : vulgaire en science, c’est-à-dire ce qui d’un simple agrégat de connaissances fait un système, l’architectonique est donc la théorie de ce qu’il y a de scientifique dans notre connaissance en général, et ainsi elle appartient nécessairement à la méthodologie.

Sous le gouvernement de la raison nos connaissances en général ne doivent pas former une rhapsodie, mais un système, et c’est seulement à cette condition qu’elles peuvent soutenir et favoriser les fins essentielles de la raison. Or j’entends par système l’unité des diverses connaissances sous une idée. Cette idée est le concept rationnel de la forme d’un tout où la sphère des éléments divers et la position respective des parties sont déterminées à priori. Le concept rationnel scientifique contient donc la fin et la forme du tout qui concorde avec lui. L’unité du but auquel se rapportent toutes les parties, en même temps qu’elles se rapportent les unes aux autres dans l’idée de ce but, fait que l’on ne peut manquer de remarquer l’absence d’une partie quelconque, quand on connaît toutes les autres, et qu’aucune addition accidentelle, ou aucune grandeur indéterminée de perfection, qui n’ait pas ses limites déterminées à priori, n’y peut trouver place. Le tout est donc un système articulé (articulatio) et non pas seulement un amas (concervatio) ; il peut bien croître par intussusception (per intussusceptionem), mais non par juxtaposition (per appositionem), semblable au corps d’un animal dont l’accroissement ne lui ajoute aucun membre, mais, sans changer la proportion, rend chacun de ses organes plus fort et mieux approprié à ses fins.

L’idée, pour être exécutée, a besoin d’un schème, c’est-à-dire d’une diversité et d’une ordonnance des parties qui soient essentielles et déterminées à priori d’après le principe de la fin. Le schème qui n’est pas formé d’après une idée, c’est-à-dire d’après une fin capitale de la raison, mais empiriquement, suivant des vues accidentelles (dont on ne peut savoir d’avance la quantité), ne donne qu’une unité technique ; mais celui qui résulte d’une idée (où la raison fournit à priori les fins et ne les attend pas empiriquement), celui-là fonde une unité architectonique. Ce que nous nommons science ne peut se former techniquement, en raison de l’analogie des éléments divers ou de l’application accidentelle de la connaissance in concreto à toutes sortes de fins extérieures et arbitraires, mais architectoniquement, en vertu de l’affinité des parties et de leur dépendance d’une unique fin suprême et interne, qui rend d’abord possible le tout ; et son schème doit renfermer, conformément à l’idée, c’est-à-dire à priori, le cadre (monogramma) du tout et sa division en parties, et le distinguer sûrement et suivant certains principes de tous les autres.

Personne ne tente de constituer une science sans lui donner une idée pour fondement. Mais, dans l’exécution de cette science, le schème et même la définition que l’on donne dès le début de sa science correspondent très-rarement à son idée ; car celle-ci est dans la raison comme un germe où toutes les parties sont encore très-enveloppées et à peine saisissables à l’observation microscopique. C’est pourquoi, les sciences étant toutes conçues du point de vue d’un certain intérêt général, il faut les définir et les déterminer, non pas d’après la description qu’en donne leur auteur, mais d’après l’idée qu’on trouve fondée dans la raison même de l’unité naturelle des parties qu’il a rassemblées. On trouve alors en effet que l’auteur et souvent même ses derniers successeurs se trompent au sujet d’une idée qu’ils n’ont pas cherché à se rendre claire à eux-mêmes, et que c’est pour cela qu’ils ne peuvent déterminer le contenu propre, l’articulation (l’unité systématique) et les limites de la science.

Il est fâcheux que ce ne soit qu’après avoir passé beaucoup de temps à la recherche d’une idée profondément cachée en nous, après avoir rassemblé rhapsodiquement, comme autant de matériaux, beaucoup de connaissances relatives à cette idée, et même après les avoir maintes fois disposées techniquement, qu’il nous soit enfin possible de voir l’idée dans un jour plus clair et d’esquisser architectoniquement un ensemble d’après les fins de la raison. Les systèmes, se montrant d’abord tronqués et ne se complétant qu’avec le temps, semblent être formés, comme des vers, par une génération équivoque, d’un simple assemblage de concepts réunis ; et pourtant ils avaient tous leur schème, comme un germe primitif, dans la raison qui se développe elle-même. Aussi non-seulement chacun d’eux est-il en soi articulé suivant une idée, mais sont-ils tous harmonieusement unis entre eux comme autant de membres d’un même tout, dans un système de la connaissance humaine, et permettent-ils une architectonique de tout le savoir humain, qui ne serait pas seulement possible, mais ne serait même pas bien difficile aujourd’hui que beaucoup de matériaux sont déjà rassemblés ou peuvent être tirés des ruines d’anciens édifices écroulés. Nous nous contenterons ici d’achever notre œuvre, c’est-à-dire d’esquisser simplement l’architectonique de toute connaissance provenant de la raison pure, et nous partirons du point où la racine commune de notre faculté de connaître se divise pour former deux branches, dont l’une est la raison. Mais j’entends ici par raison toute la faculté de connaître supérieure, et j’oppose par conséquent le rationnel à l’empirique.

Si je fais abstraction de toute matière de la connaissance, considérée objectivement, toute connaissance est alors, subjectivement, ou historique ou rationnelle. La connaissance historique est cognitio ex datis ; et la connaissance rationnelle, cognitio ex principiis. Une connaissance, quelle qu’en puisse être l’origine, est historique chez celui qui la possède, quand il ne sait rien de plus que ce qui lui a été transmis du dehors, qu’il l’ait appris par l’expérience immédiate, ou par un récit, ou même par le moyen de l’instruction (des connaissances générales). Aussi celui qui a proprement appris un système de philosophie, par exemple le système de Wolf, eût-il dans la tête tous les principes, toutes les définitions et toutes les démonstrations, ainsi que la division de toute la doctrine, et fût-il en état d’en compter en quelque sorte toutes les parties sur ses doigts, celui-là n’a encore qu’une complète connaissance historique de la philosophie de Wolf ; il ne sait et ne juge que d’après ce qui lui a été donné. Contestez-lui une définition, il ne saura plus où en prendre une autre. Il s’est formé sur une raison étrangère, mais la faculté d’imitation n’est pas la faculté d’invention ; c’est-à-dire que la connaissance n’est pas résultée chez lui de la raison, et que, bien qu’elle soit sans doute, objectivement, une connaissance rationnelle, elle n’est toujours, subjectivement, qu’une connaissance historique. Il l’a bien reçue et bien retenue, c’est-à-dire bien apprise, et il n’est que la statue de plâtre d’un homme vivant. Les connaissances rationnelles, qui le sont objectivement (c’est-à-dire qui ne peuvent résulter originairement que de la propre raison de l’homme), ne peuvent porter aussi ce nom subjectivement que quand elles ont été puisées aux sources générales de la raison, d’où peut aussi résulter la critique et même le dessein de rejeter tout ce que l’on a appris, c’est-à-dire que quand elles sont tirées de principes.

Or toute connaissance rationnelle a lieu ou par concepts ou par construction des concepts ; la première s’appelle philosophique, et la seconde, mathématique. J’ai déjà traité dans le premier chapitre de la différence intrinsèque de ces deux espèces de connaissances. Une connaissance peut donc être objectivement historique, comme chez la plupart des écoliers et chez tous ceux qui ne voient jamais plus loin que l’école et demeurent toute leur vie écoliers. Mais il est cependant étonnant que la connaissance mathématique, alors même qu’on l’a apprise, puisse avoir encore subjectivement la valeur d’une connaissance rationnelle, et qu’il n’y ait pas lieu d’y faire la même distinction que dans la connaissance philosophique. La cause en est que les sources de connaissances, où le maître peut puiser, ne résident que dans les principes essentiels et vrais de la raison, et que par conséquent ils ne peuvent être tirés d’ailleurs par l’élève ni contestés d’aucune façon, et cela parce que l’usage de la raison n’a lieu ici qu’in concreto, bien qu’à priori, c’est-à-dire dans une intuition pure et partant infaillible, et qu’il exclut ainsi toute illusion et toute erreur. Entre toutes les sciences rationnelles (à priori), il n’y a donc que les mathématiques qui puissent être apprises, mais jamais la philosophie (à moins que ce ne soit historiquement) : en ce qui concerne la raison, on ne peut apprendre tout au plus qu’à philosopher.

Le système de toute connaissance philosophique est la philosophie. On doit l’admettre objectivement, en entendant par là le type de l’appréciation de toutes les tentatives faites pour philosopher, type qui doit servir à juger toute philosophie subjective, dont l’édifice est souvent si divers et si changeant. De cette manière la philosophie est une simple idée d’une science possible, qui n’est donnée nulle part in concreto, mais dont on cherche à se rapprocher par différentes voies, jusqu’à ce que l’on ait découvert l’unique sentier qui y conduit, mais qu’obstruait la sensibilité, et que l’on réussisse, autant qu’il est permis à des hommes, à rendre la copie, jusque-là manquée, semblable au modèle. Jusqu’ici il n’y a pas de philosophie que l’on puisse apprendre ; car où est-elle ? Qui l’a en sa possession, et à quel caractère la reconnaître ? On ne peut qu’apprendre à philosopher, c’est-à-dire à exercer le talent de la raison dans l’application de ses principes généraux à certaines tentatives qui se présentent, mais toujours avec cette réserve du droit qu’a la raison de rechercher ces principes jusque dans leurs sources et de les confirmer ou de les rejeter.

Jusque-là le concept de la philosophie n’est qu’un concept scolastique 1[30], à savoir celui d’un système de la connaissance, qui n’est cherché que comme science, sans que l’on ait pour but quelque chose de plus que l’unité systématique de ce savoir, par conséquent la perfection logique de la connaissance. Mais il y a encore un concept cosmique (conceptus cosmicus) qui a toujours servi de fondement à cette dénomination, surtout quand on le personnifiait en quelque sorte et qu’on se le représentait comme un type dans l’idéal du philosophe. À ce point de vue la philosophie est la science du rapport de toute connaissance aux fins essentielles de la raison humaine (teleologia rationis humanæ), et le philosophe n’est pas un artiste de la raison, mais le législateur de la raison humaine. En ce sens il serait trop orgueilleux de s’appeler soi-même un philosophe, et de s’imaginer que l’on égale un modèle qui n’existe que dans l’idée.

Le mathématicien, le physicien, le logicien, quelque succès que puissent avoir le premier en général dans la connaissance rationnelle et les deux derniers en particulier dans la connaissance philosophique, ne sont toujours que des artistes de la raison. Il y a encore un maître en idéal, qui les emploie tous, se sert d’eux comme d’instruments pour aider aux fins essentielles de la raison humaine. C’est celui-là seul que nous devrions appeler philosophe ; mais, comme il ne se rencontre nulle part et que l’idée de sa législation se trouve partout dans toute raison humaine, nous nous en tiendrons simplement à la dernière, et nous déterminerons avec plus de précision ce que la philosophie prescrit, d’après ce concept cosmique *[31], du point de vue des fins, pour l’unité systématique.

Les fins essentielles ne sont pas pour cela les fins les plus hautes : il ne peut y en avoir qu’une seule (dans la parfaite unité systématique de la raison). Elles sont ou le but final, ou les fins subalternes qui sont nécessaires à ce but à titre de moyens. Le premier n’est autre que la destination totale de l’homme, et la philosophie qui roule sur elle s’appelle la morale. C’est à cause de cette prééminence de la philosophie morale sur toute autre acquisition de la raison que chez les anciens on entendait toujours en même temps et principalement, sous le nom de philosophe, le moraliste ; et même aujourd’hui encore, par une certaine analogie, l’apparence extérieure de la domination de soi-même par la raison suffit pour faire nommer quelqu’un philosophe, malgré son savoir borné.

La législation de la raison humaine (la philosophie) a deux objets : la nature et la liberté ; et par conséquent elle embrasse la loi physique aussi bien que la loi morale, d’abord en deux systèmes particuliers, et puis enfin en un seul système philosophique. La philosophie de la nature s’étend à tout ce qui est ; celle des mœurs à tout ce qui doit être.

Toute philosophie est ou une connaissance issue de la raison pure, ou une connaissance rationnelle issue de principes empiriques. La première s’appelle philosophie pure, et la seconde, philosophie empirique.

La philosophie de la raison pure est ou une propédeutique (un exercice préliminaire) qui étudie la faculté de la raison par rapport à toute connaissance pure à priori, et elle s’appelle alors critique ; ou elle est le système de la raison pure (la science), toute la connaissance philosophique (vraie ou apparente) venant de la raison pure et formant un ensemble systématique, et elle s’appelle alors métaphysique. Mais ce nom peut être donné aussi à toute la philosophie pure, y compris la critique, et embrasser ainsi aussi bien la recherche de tout ce qui peut jamais être connu à priori que l’exposition de ce qui constitue un système des connaissances philosophiques pures de cette espèce, et se distingue de tout usage empirique, ainsi que de tout usage mathématique de la raison.

La métaphysique se divise en métaphysique de l’usage spéculatif et métaphysique de l’usage pratique de la raison pure, et elle est ainsi ou une métaphysique de la nature, ou une métaphysique des mœurs. La première contient tous les principes purs de la raison qui, par de simples concepts (à l’exclusion par conséquent des mathématiques), se rapportent à la connaissance théorétique de toutes choses ; la seconde contient ceux qui déterminent à priori et rendent nécessaires le faire et le ne pas faire. Or la moralité est la seule conformité des actes à des lois qui puisse être dérivée tout à fait à priori de certains principes. Aussi la métaphysique des mœurs est-elle proprement la morale pure, où l’on ne prend pour fondement aucune anthropologie (aucune condition empirique). La métaphysique de la raison spéculative est donc ce que l’on a coutume de nommer métaphysique dans un sens plus étroit ; mais, en tant que la morale pure appartient aussi à la branche de la connaissance humaine, mais philosophique, qui vient de la raison pure, nous lui conserverons cette dénomination, bien que nous la mettions ici de côté, comme ne se rapportant pas actuellement à notre but.

Il est de la plus haute importance d’isoler des connaissances qui sont distinctes par leur espèce et leur origine, et de les empêcher soigneusement de se mêler et de se confondre avec d’autres, avec lesquelles elles sont ordinairement unies dans l’usage. Ce que fait le chimiste dans la séparation des matières, le mathématicien dans sa science pure de la quantité, le philosophe est encore plus tenu de le faire, afin de pouvoir déterminer sûrement la part de chaque espèce particulière de connaissances dans l’usage mobile de l’entendement, sa valeur propre et son influence. Aussi la raison humaine, depuis qu’elle a commencé à penser ou plutôt à réfléchir, n’a-t-elle jamais pu se passer d’une métaphysique, bien qu’elle n’ait pas su la dégager suffisamment de tout élément étranger. L’idée d’une telle science est aussi ancienne que la raison spéculative de l’homme, et quelle raison ne spécule pas, soit à la manière populaire, soit à la manière scolastique ? Il faut pourtant avouer que la distinction des deux éléments de notre connaissance, dont l’un est en notre pouvoir tout à fait à priori, tandis que l’autre ne peut être tiré qu’à posteriori de l’expérience, est toujours demeurée très-obscure, même chez les penseurs de profession, et qu’ainsi on n’a jamais bien pu déterminer la limite d’une espèce particulière de connaissances, et par conséquent la véritable idée d’une science qui a si longtemps et si fort occupé la raison humaine. Quand on disait : la métaphysique est la science des premiers principes de la connaissance humaine, on ne désignait point une espèce particulière de principes, mais seulement un degré plus élevé de généralité, et l’on ne pouvait les distinguer nettement par là des principes empiriques ; car, même parmi ceux-ci, il y en a quelques-uns qui sont plus généraux et par conséquent plus élevés que d’autres, et dans la série d’une telle hiérarchie (où l’on ne distingue pas ce qui est tout à fait à priori de ce qui ne peut être connu qu’à posteriori), où tracer la ligne qui sépare la première partie de la dernière, et les membres supérieurs des inférieurs ? Que dirait-on si la chronologie ne pouvait désigner les époques du monde qu’en les partageant en premiers siècles et en siècles suivants ? On pourrait demander si le cinquième, si le dixième siècle, etc., font aussi partie des premiers ? Je demande de même : l’idée de l’étendue appartient-elle à la métaphysique ? Oui, répondez-vous ! Eh bien, et celle du corps aussi ? Oui. Et celle du corps fluide ? Vous êtes étonnés, car si cela continue ainsi, tout appartiendra à la métaphysique. On voit par là que le seul degré de subordination (le particulier sous le général) ne peut déterminer les limites d’une science, mais qu’il nous faut ici une distinction radicale, une distinction d’origine. Mais ce qui obscurcissait encore d’un autre côté l’idée fondamentale de la métaphysique, c’était la ressemblance qu’elle a, comme connaissance à priori, avec les mathématiques. Cette ressemblance indique bien une certaine parenté entre les deux sciences, en tant qu’elles ont toutes deux une origine à priori ; mais, pour ce qui est du mode de connaissance qui, dans l’une, a lieu par concepts, tandis que dans l’autre il se fait simplement par la construction des concepts, il établit entre elles une différence si absolue qu’on l’a toujours sentie en quelque sorte, bien qu’on n’ait pu la ramener à des critériums évidents. De là il est arrivé que les philosophes mêmes, ayant échoué dans la définition de leur science, ne purent donner à leurs travaux un but déterminé et une direction sûre, et qu’avec un plan si arbitrairement tracé, ignorant le chemin qu’ils avaient à prendre, et toujours en désaccord sur les découvertes que chacun d’eux pensait avoir faites, ils rendirent leur science méprisable aux autres et finirent par la mépriser eux-mêmes.

Toute connaissance pure forme donc, grâce à la faculté de connaître particulière où elle a exclusivement son siège, une unité particulière, et la métaphysique est la philosophie qui l’expose dans cette unité systématique. La partie spéculative de cette science, qui s’est particulièrement approprié ce nom, ou que nous appelons la métaphysique de la nature, et qui examine tout, suivant des concepts à priori, en tant qu’il est (et non pas ce qui doit être), se divise de la manière suivante.

La métaphysique, dans le sens étroit de ce mot, se compose de la philosophie transcendentale et de la physiologie de la raison pure. La première ne considère que l’entendement et la raison même dans un système de tous les concepts et de tous les principes qui se rapportent à des objets en général, sans admettre des objets qui seraient donnés (ontologia) ; la seconde considère la nature, c’est-à-dire l’ensemble des objets donnés (qu’ils soient donnés aux sens, ou, si l’on veut, à une autre espèce d’intuition), et elle est ainsi une physiologie (mais purement rationnelle). Or l’usage de la raison dans cette étude rationnelle de la nature est soit physique, soit hyperphysique, ou mieux soit immanent, soit transcendant. Le premier a pour objet la nature, en tant que la connaissance en peut être appliquée dans l’expérience (in concreto) ; le second s’occupe de cette liaison des objets de l’expérience qui dépasse toute expérience. Cette physiologie transcendante a donc pour objet une liaison interne ou externe, mais qui dans les deux cas sort des limites de l’expérience possible ; elle est ainsi ou la physiologie de toute la nature, c’est-à-dire la cosmologie transcendentale, ou celle de l’union de toute la nature avec un être élevé au-dessus de la nature, c’est-à-dire la théologie transcendentale.

La physiologie immanente considère au contraire la nature comme l’ensemble de tous les objets des sens, par conséquent telle qu’elle nous est donnée, mais seulement suivant les conditions à priori sous lesquelles elle peut nous être donnée en général. Or il y a deux espèces d’objets des sens : 1o ceux des sens extérieurs ; par conséquent l’ensemble de ces objets, la nature corporelle ; 2o l’objet du sens intérieur, l’âme, et, suivant les concepts fondamentaux de l’âme en général, la nature pensante. La métaphysique de la nature corporelle s’appelle physique, mais physique rationnelle, puisqu’elle ne doit renfermer que les principes de la connaissance à priori de la nature. La métaphysique de la nature pensante s’appelle psychologie ; mais, par la même raison, il ne s’agit ici que de la psychologie rationnelle.

Tout le système de la métaphysique se compose donc de quatre parties principales : 1o l’ontologie ; 2o la physiologie rationnelle ; 3o la cosmologie rationnelle ; 4o la théologie rationnelle. La seconde partie, c’est-à-dire la physique de la raison pure, renferme deux divisions : la physique rationnelle *[32] et la psychologie rationnelle.

L’idée originaire d’une philosophie de la raison pure prescrit cette division ; celle-ci est donc architectonique, conforme aux fins essentielles de la raison, et non pas seulement technique, établie d’après des affinités accidentellement perçues et tracée en quelque sorte au hasard ; et c’est pourquoi elle est immuable et législative. Mais il y a ici quelques points qui pourraient exciter des doutes et infirmer la conviction touchant sa légitimité.

D’abord, comment puis-je attendre une connaissance à priori, par conséquent une métaphysique, d’objets qui sont donnés à nos sens, c’est-à-dire à posteriori ? Et comment est-il possible de connaître, suivant des principes à priori, la nature des choses, et d’arriver à une physiologie rationnelle ? La réponse est que nous ne prenons de l’expérience que tout juste ce qui est nécessaire pour nous donner un objet, soit du sens extérieur, soit du sens intérieur, le premier au moyen du simple concept de matière (étendue sans vie et impénétrable), le second au moyen du concept d’un être pensant (dans la représentation intérieure empirique : je pense). Nous devrions d’ailleurs nous abstenir entièrement, dans toute la métaphysique de ces objets, de tous les principes empiriques qui pourraient ajouter encore au concept quelque expérience, servant à porter un jugement sur ces objets.

En second lieu, où se placera donc la psychologie empirique, qui a toujours eu sa place dans la métaphysique, et dont on a attendu de notre temps de si grandes choses pour l’éclaircissement de cette science, après avoir perdu l’espoir de rien faire de bon à priori ? Je réponds : elle vient là où doit être placée la physique proprement dite (la physique empirique), c’est-à-dire du côté de la philosophie appliquée, dont la philosophie pure contient les principes à priori, et avec laquelle par conséquent elle doit être unie, mais non pas confondue. La psychologie empirique doit donc être entièrement bannie de la métaphysique, et elle en est déjà absolument exclue par l’idée de cette science. Cependant on devra lui accorder là, pour se conformer à l’usage de l’école, une petite place, et cela par des motifs d’économie, parce qu’elle n’est pas encore assez riche pour constituer une étude à elle seule, et qu’elle est cependant trop importante pour qu’on puisse la repousser ou l’attacher quelque part où elle aurait encore moins d’affinité qu’avec la métaphysique. Elle n’est donc admise que comme une étrangère, à laquelle on accorde un séjour temporaire, jusqu’à ce qu’elle puisse établir son domicile propre dans une vaste anthropologie (formant le pendant de la physique empirique).

Telle est donc l’idée générale de la métaphysique, de cette science qui est tombée dans un discrédit général, parce qu’après lui avoir d’abord demandé plus qu’il n’était juste de le faire et s’être longtemps bercé des plus belles espérances, on s’est vu trompé dans son attente. On se sera suffisamment convaincu dans tout le cours de notre critique que, quoique la métaphysique ne puisse jamais servir de fondement à la religion, elle en restera toujours comme le rempart, et que la raison humaine, qui est déjà dialectique par la tendance de sa nature, ne pourra jamais se passer de cette science, qui lui met un frein, et qui, par une connaissance scientifique et pleinement lumineuse de soi-même, prévient les dévastations qu’une raison spéculative privée de lois ne manquerait pas sans cela de produire dans la morale aussi bien que dans la religion. On peut donc être sûr que, si dédaigneux et si méprisants que puissent être ceux qui jugent une science, non d’après sa nature, mais seulement d’après ses effets accidentels, on reviendra toujours à la métaphysique, comme à une amie avec laquelle on s’était brouillé, parce que, comme il s’agit ici de fins essentielles, la raison doit travailler infatigablement soit à l’acquisition de vues solides, soit au renversement de celles qu’on s’est faites antérieurement.

La métaphysique, celle de la nature aussi bien que celle des mœurs, surtout la critique d’une raison qui se hasarde à voler de ses propres ailes, critique qui précède comme exercice préliminaire 1[33] (comme propédeutique), constituent donc proprement à elles seules ce que nous pouvons nommer philosophie dans le véritable sens de ce mot. Celle-ci rapporte tout à la sagesse, mais par le chemin de la science, le seul qui, une fois frayé, ne se referme pas et ne permette aucune erreur. Les mathématiques, la physique, même la connaissance empirique de l’homme, ont une haute valeur comme moyens pour les fins de l’humanité, dont une grande partie sont accidentelles, mais dont les dernières sont essentielles et nécessaires ; seulement elles n’acquièrent cette valeur que par l’intermédiaire d’une connaissance rationnelle par simples concepts qui, de quelque nom qu’on la nomme, n’est proprement que de la métaphysique.

La métaphysique est ainsi le complément de toute culture de la raison humaine, et ce complément est indispensable, même en laissant de côté son influence, comme science, sur certaines fins déterminées. En effet elle considère la raison d’après ses éléments et ses maximes suprêmes, qui doivent servir de fondement à la possibilité de quelques sciences et à l’usage de toutes. Que, comme simple spéculation, elle serve plutôt à prévenir les erreurs qu’à étendre nos connaissances, cela n’ôte rien à sa valeur, mais lui donne plutôt de la dignité et de la considération au moyen de la censure qui maintient l’ordre, la concorde générale, et même le bon état de toute la république scientifique, et qui empêche des travaux hardis et féconds de se détourner de la fin capitale, le bonheur universel.


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CHAPITRE QUATRIÈME


Histoire de la raison pure


Ce titre n’est placé ici que pour désigner une lacune qui reste dans le système, et qui devra être remplie plus tard. Je me contente de jeter un rapide coup d’œil, d’un point de vue purement transcendental, c’est-à-dire du point de vue de la nature de la raison pure, sur l’ensemble des travaux qu’elle a faits jusqu’ici, et qui me représentent sans doute un édifice, mais un édifice en ruines.

Il est assez remarquable, bien que cela ne pût naturellement arriver d’une autre manière, que les hommes, dans l’enfance de la philosophie, aient commencé par où nous finirions plutôt maintenant, c’est-à-dire par étudier la connaissance de Dieu et l’espérance ou même la nature d’un autre monde. Quelque grossières que fussent les idées religieuses introduites par les anciens usages que les peuples avaient conservés de leur état de barbarie, cela n’empêcha pas la partie la plus éclairée de se livrer à de libres recherches sur ce sujet, et l’on comprît aisément qu’il ne peut y avoir de manière plus solide et plus certaine de plaire à la puissance invisible qui gouverne le monde et d’être ainsi heureux, au moins dans une autre vie, que la bonne conduite. La théologie et la morale furent donc les deux mobiles ou plutôt les deux points d’aboutissement pour toutes les recherches auxquelles on ne cessa de se livrer par la suite. Toutefois la première fut proprement ce qui engagea peu à peu la raison purement spéculative dans une œuvre qui devint plus tard si célèbre sous le nom de métaphysique.

Je ne veux pas distinguer ici les temps où s’opéra tel ou tel changement dans la métaphysique, mais seulement présenter dans une rapide esquisse la diversité de l’idée qui occasionna les principales révolutions. Et ici je trouve un triple but en vue duquel eurent lieu les plus remarquables changements sur ce champ de bataille.

Au point de vue de l’objet de toutes nos connaissances rationnelles ; quelques philosophes furent simplement sensualistes, et d’autres, intellectualistes. Epicure peut être regardé comme le principal philosophe de la sensibilité, et Platon, de l’intellectuel. Mais cette distinction des écoles, si subtile qu’elle soit, avait déjà commencé dans les temps les plus reculés, et elle s’est longtemps maintenue sans interruption. Les premiers de ces philosophes affirmaient qu’il n’y a de réalité que dans les objets des sens, que tout le reste est imagination ; les seconds au contraire disaient qu’il n’y a dans les sens rien qu’apparence, que l’entendement seul connaît le vrai. Les premiers ne refusaient pas pour cela de la réalité aux concepts de l’entendement, mais cette réalité n’était pour eux que logique, tandis qu’elle était mystique pour les autres. Ceux-là accordaient des concepts intellectuels, mais ils n’admettaient que des objets sensibles. Ceux-ci voulaient que les vrais objets fussent purement intelligibles, et admettaient une intuition de l’entendement pur, se produisant sans le secours d’aucun sens, mais seulement, suivant eux, d’une manière confuse.

Au point de vue de l’origine des connaissances rationnelles pures, la question est de savoir si elles sont dérivées de l’expérience, ou si elles ont leur source dans la raison, indépendamment de l’expérience. Aristote peut être considéré comme le chef des empiristes, et Platon, comme celui des noologistes. Locke, qui, dans les temps modernes, a suivi le premier, et Leibnitz, qui a suivi le second (tout en s’éloignant assez de son système mystique), n’ont pu dans ce débat arriver à rien décider. Épicure était du moins beaucoup plus conséquent dans son système sensualiste (car ses raisonnements ne sortaient jamais des limites de l’expérience) qu’Aristote et que Locke, surtout que ce dernier, qui, après avoir dérivé de l’expérience tous les concepts et tous les principes, ou pousse l’usage jusqu’au point d’affirmer que l’on peut démontrer l’existence de Dieu et l’immortalité de l’âme aussi évidemment qu’aucun théorème mathématique (bien que ces deux objets soient placés tout à fait en dehors des limites de l’expérience possible).

3° Reste le point de vue de la méthode. Pour qu’une chose mérite le nom de méthode, il faut qu’elle procède suivant des principes. Or on peut diviser la méthode qui domine aujourd’hui dans cette branche de l’investigation en méthode naturelle et en méthode scientifique. Le naturaliste de la raison pure prend pour principe que, par la raison commune sans science (ou parce qu’il appelle la saine raison), on réussit beaucoup mieux dans ces hautes questions qui constituent les problèmes de la métaphysique que par la spéculation. Il affirme donc que l’on peut plus sûrement déterminer la grandeur et l’éloignement de la lune avec la mesure de l’œil que par le détour des mathématiques. Ce n’est là qu’une pure misologie mise en principes, et, ce qu’il y a de plus absurde, l’abandon de tous les moyens techniques recommandé comme la véritable méthode pour étendre ses connaissances. Car pour ceux qui se montrent naturalistes faute de plus grandes lumières, on ne peut les accuser justement. Ils suivent la raison commune, sans se vanter de leur ignorance comme d’une méthode qui doit renfermer le secret de tirer la vérité du puits de Démocrite.

Quod sapio satis est, nihi ; non ego curo
Esse quod Arcesilas ærumnosique Solones.

Ces vers de Perse forment leur devise ; ils peuvent avec cela vivre contents et dignes d’approbation sans se soucier de la science, ni sans en troubler les œuvres.

Pour ce qui est des observateurs d’une méthode scientifique, ils ont ici le choix entre la méthode dogmatique et la méthode sceptique, mais dans tous les cas ils ont l’obligation de procéder systématiquement. En nommant ici pour la première le célèbre Wolf, et David Hume pour la seconde, je puis, relativement à mon but actuel, me dispenser d’en citer d’autres. La route critique est la seule qui soit encore ouverte. Le lecteur qui a eu la complaisance et la patience de la suivre avec moi, peut juger maintenant si, dans le cas où il lui plairait de concourir à faire de ce sentier une route royale, ce que tant de siècles n’ont pu exécuter ne pourrait pas être accompli avant la fin de celui-ci, c’est-à-dire si l’on ne pourrait pas satisfaire entièrement la raison humaine dans une matière qui a toujours, mais inutilement jusqu’ici, occupé sa curiosité.


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Notes de Kant modifier

  1. * Je sais bien que, dans le langage de l’école, on a coutume d’employer le mot de discipline comme synonyme de celui d’instruction. Mais il y a beaucoup d’autres cas où la première expression est soigneusement distinguée de la seconde, chacune d’elles étant prise dans son sens propre ; et la nature des choses exige même que l’on réserve en faveur de cette distinction les seules expressions convenables. Je souhaite donc que l’on ne se permette jamais d’employer ce mot dans un autre sens que dans le sens négatif.
  2. * Darstellen. Je voudrais rendre ce mot par un terme spécial (celui de représenter répondant déjà à vorstellen), mais je n’en trouve point dans notre langue. Exposer ou exhiber ne présenteraient ici aucun sens.
    J. B.
  3. (1) Dans le texte l’etcætera et le signe de la parenthèse sont placés après le mot soustraction, au lieu de l’être après les mots extraction des racines ; mais c’est là évidemment un erratum, que j’ai dû corriger dans ma traduction.
    J. B.
  4. * Au moyen du concept de la cause je sors réellement du concept empirique d’un événement (où quelque chose arrive), mais sans parvenir à l’intuition qui représente in concreto le concept de la cause ; je vais seulement aux conditions de temps en général qui pourraient être trouvées dans l’expérience conformément au concept de la cause. Je procède donc simplement suivant des concepts, et je ne puis procéder par la construction des concepts, puisque le concept est une règle de la synthèse des perceptions, lesquelles ne sont pas des intuitions pures, et par conséquent ne peuvent être données à priori.
  5. 1 Vernunfterkenntnisz aus Begriffen.
  6. 2 Vernunftgeschäfte.
  7. 1 Ursprünglich darstellen den ausführlichen Begriff.
  8. * Explicite (1 Ausführlichkeit.) signifie la clarté et la suffisance des caractères ; les limites (2 Grenzen.), la précision, de telle sorte qu’il n’y ait pas plus de caractères que n’en contient le concept explicite ; et originairement (3 Ursprünglich.) veut dire que cette détermination des limites ne soit pas dérivée d’ailleurs, et que par conséquent elle n’ait pas besoin d’une autre preuve, ce qui rendrait la prétendue définition incapable de figurer en tête de tous les jugements sur un objet.
  9. 1 Ausführlichkeit.
  10. 1 Willkührlich gedachte.
  11. * La philosophie fourmille de définitions défectueuses, surtout de définitions qui contiennent bien réellement certains éléments de la définition, mais non pas tous. Si donc on ne pouvait se servir d’un concept avant de l’avoir défini, il deviendrait impossible de philosopher. Mais, comme on peut toujours faire un bon et sûr usage des éléments (de l’analyse), quels qu’ils soient, on peut aussi employer très-utilement des définitions incomplètes, c’est-à-dire des propositions qui ne sont pas encore proprement des définitions, mais qui sont vraies d’ailleurs et par conséquent en approchent. Dans les mathématiques, la définition se rapporte à l’esse ; dans la philosophie au melius esse. Il est beau, mais souvent très-difficile, d’y parvenir. Les juristes cherchent encore une définition pour leur concept du droit.
  12. 1 Lehrsprüche.
  13. 1 Gründlich einsehen.
  14. 2 Grundsatz.
  15. 3 Lehrsatz.
  16. 1 Mit den subjectiven Bedingungen der Begreiflichkeit durch unsere Vernunft.
  17. 1 Das Practische.
  18. 1 Producte.
  19. * Tous les concepts pratiques se rapportent à des objets de satisfaction ou d’aversion, c’est-à-dire de plaisir ou de peine, et par conséquent, au moins indirectement, à des objets de sentiment. Mais comme le sentiment n’est pas une faculté représentative des choses, mais qu’il réside en dehors de toute la faculté de connaître, les éléments de nos jugements, en tant qu’ils se rapportent au plaisir ou à la peine, appartiennent à la philosophie pratique, et non pas à l’ensemble de la philosophie transcendentale, qui ne s’occupe que des connaissances pures à priori.
  20. 1 Die Würdigkeit glücklich zu seyn.
  21. 1 Können wir von der Kenntnis der Natur selbst keinen zweckmäszigen Gebrauch in Ansehung der Erkenntnisz machen.
  22. 1 Das Führwahrhalten.
  23. 2 Ueberzeugung.
  24. 3 Ueberredung.
  25. 4 Der Probirstein des Fürwahrhaltens.
  26. 1 Meynen.
  27. 2 Glauben.
  28. 3 Wissen.
  29. * L’esprit humain (comme je crois que cela arrive nécessairement à tout être raisonnable) prend un intérêt naturel à la moralité, bien que cet intérêt ne soit pas sans partage et qu’il n’ait pas toujours la prédominance dans la pratique. Affermissez et augmentez cet intérêt, et vous trouverez la raison très-docile et même plus éclairée pour unir à l’intérêt pratique l’intérêt spéculatif. Mais si vous ne prenez pas soin dès le début, ou au moins à moitié chemin, de rendre les hommes bons, vous n’en ferez jamais des hommes sincèrement croyants.
  30. 1 Schulbegriff.
  31. * Le concept cosmique est ici celui qui concerne ce qui intéresse nécessairement chacun ; par conséquent je détermine le but d’une science suivant des concepts scolastiques, quand je ne la considère que comme une des aptitudes pour certaines fins arbitraires.
  32. * Qu’on ne pense pas que j’entende par là ce qu’on nomme ordinairement la physique générale (physica generalis), laquelle est plutôt la mathématique que la philosophie de la nature. En effet la métaphysique de la nature se distingue complètement de la mathématique ; et si elle est loin d’avoir à offrir des vues aussi étendues que celle-ci, elle n’en est pas moins très-importante par rapport à la critique de la connaissance purement intellectuelle en général dans son application à la nature. Faute de cette métaphysique, les mathématiciens eux-mêmes, en s’attachant à certains concepts vulgaires, mais métaphysiques en réalité, ont, sans s’en apercevoir, chargé la physique d’hypothèses, qui s’évanouissent devant une critique de ces principes, sans pourtant faire le moindre tort à l’usage des mathématiques dans ce champ (usage qui est tout à fait indispensable).
  33. 1 Vorübend.


Notes du traducteur modifier