Critique de la raison pure (trad. Barni) - 1869/TC de l'Appendice

Traduction par Jules Barni.
Édition Germer-Baillière (2p. 411-473).






APPENDICE


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A (a)[1]


Déduction des concepts purs de l’entendement


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DEUXIÈME SECTION


Des principes à priori de la possibilité de l’expérience


Qu’un concept puisse être produit tout à fait à priori et se rapporter à un objet, bien qu’il ne rentre pas lui-même dans le concept d’une expérience possible ou qu’il ne se compose pas d’éléments d’une expérience possible, c’est ce qui est absolument contradictoire. En effet il n’aurait point alors de matière, puisqu’il n’y aurait point d’intuition qui lui correspondît, les intuitions par lesquelles des objets peuvent nous être donnés constituant en général le champ ou tout l’objet de l’expérience possible. Un concept à priori qui ne s’y rapporterait pas ne serait que la forme logique d’un concept, mais non le concept par lequel quelque chose serait pensé.

Si donc il y a des concepts purs à priori, il se peut sans doute que ces concepts ne contiennent rien d’empirique, mais ils n’en sont pas moins de simples conditions à priori d’une expérience possible, seule base sur laquelle puisse reposer leur réalité objective.

Veut-on savoir comment sont possibles les concepts purs de l’entendement, il faut donc chercher ce que sont les conditions à priori d’où dépend la possibilité de l’expérience possible et qui lui servent de fondement, quand on fait abstraction de tout ce que les phénomènes contiennent d’empirique. Un concept exprimant d’une manière générale et suffisante cette condition formelle et objective de l’expérience s’appellerait un concept pur de l’entendement. Une fois que je suis en possession de concepts purs de l’entendement, je puis bien concevoir aussi des objets qui sont peut-être impossibles, peut-être possibles en soi, mais ne peuvent être donnés dans aucune expérience, parce que dans la liaison de ces concepts quelque chose peut être omis qui appartienne nécessairement à la condition d’une expérience possible (comme dans le concept d’un esprit), ou que des concepts purs de l’entendement peuvent être étendus au delà de la capacité de l’expérience (comme le concept de Dieu). Mais, si les éléments de toutes les connaissances à priori, même de fictions arbitraires et absurdes, ne peuvent être dérivés de l’expérience, (puisqu’autrement ils ne seraient plus des connaissances à priori, ils doivent toujours renfermer les conditions pures à priori d’une expérience possible et d’un objet de cette expérience, car autrement non-seulement rien ne serait pensé par leur moyen, mais ils ne pourraient pas même, sans data, naître dans la pensée.

Or ces concepts qui contiennent à priori la pensée pure dans chaque expérience, nous les trouvons dans les catégories, et c’est déjà en donner une déduction suffisante et justifier leur valeur objective que de prouver qu’un objet ne peut être pensé que par leur moyen. Mais, comme dans une telle pensée il y a en jeu quelque chose de plus que la simple faculté de penser, ou l’entendement, et que l’entendement lui-même, comme faculté de connaître se rapportant à des objets, a besoin précisément d’un éclaircissement touchant la possibilité de ce rapport, nous devons d’abord examiner, non pas dans leur nature empirique, mais dans leur nature transcendentale, les sources subjectives qui constituent les principes à priori de la possibilité de l’expérience.

Si chaque représentation particulière était étrangère aux autres, si elle en était en quelque sorte isolée ou séparée, il ne se produirait jamais quelque chose comme la connaissance, laquelle est un ensemble de représentations comparées et liées. Si donc j’attribue au sens une synopsis, parce qu’il y a de la variété dans son intuition, une synthèse correspond toujours à cette synopsis, et la réceptivité ne peut rendre possibles des connaissances qu’en s’unissant à la spontanéité. Or celle-ci est le principe d’une triple synthèse, qui se présente nécessairement dans toute connaissance : à savoir la synthèse de l’appréhension des représentations comme modifications de l’esprit dans l’intuition, celle de la reproduction de ces représentations dans l’imagination, et celle de leur récognition dans le concept. Ces trois synthèses nous conduisent à trois sources subjectives de connaissances, qui elles-mêmes rendent possible l’entendement, et par lui toute expérience, comme produit empirique de l’entendement.


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Observation préliminaire


La déduction des catégories est hérissée de tant de difficultés et nous force à pénétrer si profondément dans les premiers principes de la possibilité de notre connaissance en général que, pour éviter les développements d’une théorie complète et cependant ne rien négliger dans une recherche si nécessaire, j’ai trouvé convenable de préparer le lecteur, plutôt que de l’instruire, par les quatre numéros suivants, et de ne lui présenter systématiquement l’explication de ces éléments de l’entendement que dans la troisième section. Le lecteur ne se laissera donc pas rebuter jusque-là par une obscurité inévitable au début dans un chemin non encore frayé, mais qui, je l’espère, se dissipera et se convertira en pleine lumière dans la section suivante.


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1


De la synthèse de l’appréhension dans l’intuition


De quelque source que sortent nos représentations, qu’elles soient produites par l’influence des choses extérieures ou par des causes internes, qu’elles se forment à priori ou empiriquement comme phénomènes, elles n’en appartiennent pas moins et dans tous les cas, comme modifications de l’esprit, au sens intérieur, et à ce titre toutes nos connaissances sont soumises en définitive à la condition formelle de ce sens, c’est-à-dire au temps, où elles doivent être toutes ordonnées, liées et mises en rapport. C’est là une remarque générale qui doit servir de fondement dans tout ce qui suit.

Toute intuition contient une diversité qui ne serait pas représentée comme telle si l’esprit ne distinguait pas le temps dans la série des impressions successives ; car, en tant que renfermées dans un moment, toute représentation ne peut jamais être autre chose que l’unité absolue. Or, pour que l’unité de l’intuition puisse sortir de cette diversité (comme par exemple dans la représentation de l’espace), il faut d’abord parcourir les éléments divers et puis les réunir ; c’est cet acte que j’appelle la synthèse de l’appréhension, parce qu’il a directement pour but l’intuition, laquelle fournit sans doute une diversité, mais ne peut jamais, sans l’intervention d’une synthèse, produire cette diversité comme telle et en même temps comme renfermée dans une représentation.

Cette synthèse de l’appréhension doit aussi être pratiquée à priori, c’est-à-dire par rapport aux représentations qui ne sont pas empiriques. Sans elle en effet nous ne pourrions avoir à priori ni les représentations de l’espace, ni celles du temps : celles-ci ne peuvent être produites que par la synthèse des éléments divers que fournit la sensibilité dans sa réceptivité originelle. Nous aurons donc une synthèse pure de l’appréhension.


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2


De la synthèse de la reproduction dans l’imagination


C’est à la vérité une loi purement empirique que celle en vertu de laquelle des représentations qui se sont souvent suivies ou accompagnées finissent par s’associer entre elles et par former ainsi une liaison telle que, même en l’absence de l’objet, l’une de ces représentations fait passer l’esprit à l’autre, suivant une règle constante. Mais cette loi de la reproduction suppose que les phénomènes eux-mêmes sont réellement soumis à une règle de ce genre et que leurs représentations diverses s’accompagnent ou se suivent conformément à certaines règles ; car autrement notre imagination empirique n’aurait jamais rien à faire qui fût conforme à sa puissance, et par conséquent elle demeurerait enfuie dans le fond de l’esprit comme une faculté morte et inconnue à nous-mêmes. Si le cinabre était tantôt rouge, tantôt noir, tantôt léger, tantôt lourd ; si un homme se transformait tantôt en un animal et tantôt en un autre ; si dans un long jour la terre était couverte tantôt de fruits, tantôt de glace et de neige, mon imagination empirique ne trouverait pas l’occasion de recevoir dans la pensée le lourd cinabre avec la représentation de la couleur rouge ; ou si un certain mot était attribué tantôt à une chose et tantôt à une autre, ou encore si la même chose était appelée tantôt d’un nom et tantôt d’un autre, sans qu’il y eût aucune règle à laquelle les phénomènes fussent déjà soumis par eux-mêmes, aucune synthèse empirique de l’imagination ne pourrait avoir lieu.

Il faut donc qu’il y ait quelque chose qui rende possible cette reproduction des phénomènes, en servant de principe à priori, une unité synthétique nécessaire. On ne tarde pas à s’en convaincre quand on songe que les phénomènes ne sont pas des choses en soi, mais le simple jeu de nos représentations, lesquelles reviennent en définitive aux déterminations du sens intime. Si donc nous pouvons prouver que même nos représentations à priori les plus pures ne nous procurent aucune connaissance qu’à la condition de renfermer une liaison des éléments divers qui rende possible une synthèse complète de la reproduction, cette synthèse de l’imagination même est fondée, antérieurement à toute expérience, sur des principes à priori, et il en faut admettre une synthèse transcendentale pure servant elle-même de fondement à la possibilité de toute expérience (en tant que celle-ci suppose nécessairement la reproductibilité des phénomènes). Or il est évident que, si je trace une ligne dans ma pensée ou que je veuille concevoir le temps d’un midi à l’autre, ou seulement me représenter un certain nombre, il faut nécessairement que je saisisse une à une dans ma pensée ces diverses représentations. Si je laissais toujours échapper de ma pensée les représentations antérieures (les premières parties de la ligne, les parties précédentes du temps, ou les unités représentées successivement) et que je ne les reproduisisse pas à mesure que j’arrive aux suivantes, jamais aucune représentation complète, jamais aucune des pensées indiquées ne pourrait avoir lieu, pas même les représentations fondamentales d’espace et de temps, quelque pures et quelque primitives qu’elles soient.

La synthèse de l’appréhension est donc inséparablement liée à la synthèse de la reproduction. Et comme cette synthèse constitue le principe transcendental de la possibilité de toutes les connaissances en général (non-seulement des connaissances empiriques, mais encore des connaissances pures à priori), la synthèse reproductive de l’imagination appartient aux actes transcendentaux de l’esprit, et eu égard à ceux-ci nous appellerons aussi cette faculté transcendantale de l’imagination.




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3


De la synthèse de la récognition dans le concept


Si nous n’avions la conscience que ce que nous pensons est précisément la même chose que ce que nous avons pensé un moment auparavant, toute reproduction dans la série des représentations serait vaine. Ce serait en effet dans l’état présent une nouvelle représentation qui n’appartiendrait nullement à l’acte par lequel elle aurait dû être produite peu à peu, et les éléments divers de cette représentation ne formeraient jamais un tout, puisqu’ils manqueraient de cette unité que la conscience seule peut leur donner. Si, en comptant, j’oublie que les unités que j’ai maintenant devant les yeux ont été successivement ajoutées par moi les unes aux autres, je ne connaîtrai pas la production du nombre par cette addition successive de l’unité à l’unité, et par conséquent je ne connaîtrai pas le nombre lui-même ; car ce concept réside simplement dans la conscience de cette unité de la synthèse.

Le mot concept pouvait déjà nous conduire par lui-même à cette remarque. En effet c’est cette conscience une qui réunit en une représentation les éléments divers perçus successivement et ensuite reproduits. Cette conscience peut être souvent faible, de telle sorte que nous ne la lions pas à la production de la représentation dans l’acte même, c’est-à-dire immédiatement, mais seulement dans l’effet ; mais malgré cette différence, et bien que la clarté y manque, il faut toujours qu’il y ait une conscience : autrement les concepts et avec eux la connaissance des objets seraient absolument impossibles.

Et ici il est nécessaire de bien s’entendre sur ce que l’on veut désigner par cette expression d’objet des représentations. Nous avons dit plus haut que les phénomènes eux-mêmes ne sont rien que des représentations sensibles, lesquelles ne doivent pas être considérées (en dehors de la faculté représentative) comme des objets. Qu’est-ce donc que l’on entend quand on parle d’un objet correspondant à la connaissance et par conséquent distinct de cette connaissance ? Il est aisé de voir que cet objet ne doit être conçu que comme quelque chose en général = X, puisqu’en dehors de notre connaissance nous n’avons rien que nous puissions y opposer comme y correspondant.

Mais nous trouvons, d’une part, que notre pensée sur le rapport de toute connaissance à son objet emporte quelque chose de nécessaire, puisque cet objet est considéré comme ce qui est opposé ; et, d’autre part, que nos connaissances ne sont pas déterminées au hasard ou arbitrairement, mais à priori et d’une certaine manière, puisque, en même temps qu’elles doivent se rapporter à un objet, elles doivent aussi nécessairement s’accorder entre elles relativement à cet objet, c’est-à-dire avoir cette unité qui constitue le concept d’un objet.

Mais, comme nous n’avons affaire qu’à la diversité de nos représentations, et comme cette X qui y correspond n’est rien pour nous, puisqu’elle est nécessairement quelque chose de différent de toutes nos représentations, il est clair que l’unité que l’objet constitue nécessairement ne peut être autre chose que l’unité formelle de la conscience dans la synthèse des représentations diverses. Nous disons que nous connaissons l’objet quand nous avons opéré une unité synthétique dans les divers éléments de l’intuition. Mais cette unité est impossible si la synthèse n’a pas pour fonction de ramener l’intuition à une règle qui rende nécessaire à priori la reproduction des éléments divers, et possible un concept où ils s’unissent. Ainsi nous concevons un triangle comme un objet, alors que nous avons conscience de l’assemblage de trois lignes droites suivant une règle d’après laquelle une telle intuition peut toujours être produite 1[2]. Or cette unité de la règle détermine toute la diversité et la restreint à des conditions qui rendent possible l’unité de l’aperception ; et le concept de cette unité est la représentation de l’objet = x que je conçois au moyen des prédicats d’un triangle.

Toute connaissance exige un concept, si imparfait ou si obscur qu’il puisse être ; et ce concept est toujours, quant à sa forme, quelque chose de général et qui sert de règle. Ainsi le concept du corps, en ramenant à l’unité les divers éléments que nous y concevons, sert de règle à notre connaissance des phénomènes extérieurs. Mais il ne peut être une règle des intuitions que parce qu’il représente, dans les intuitions données, la reproduction nécessaire de leurs éléments divers et par conséquent l’unité synthétique qui en accompagne la conscience. Ainsi le concept du corps suppose nécessairement, dans la perception de quelque chose d’extérieur à nous, la représentation de l’étendue, et avec elle celle de l’impénétrabilité, de la forme, etc.

Toute nécessité a toujours pour principe une condition transcendentale. Il faut donc trouver à l’unité de la conscience dans la synthèse des éléments divers de toutes nos intuitions, par conséquent aussi des concepts des objets en général, par conséquent encore de tous les objets de l’expérience, un principe transcendental sans lequel il serait impossible de concevoir un objet à nos intuitions ; car cet objet n’est rien de plus que le quelque chose dont le concept exprime une telle nécessité de la synthèse.

Or cette condition originaire et transcendentale n’est autre que l’aperception transcendentale. La conscience de soi-même, à considérer les déterminations de notre état dans la perception intérieure, est purement empirique, toujours changeante, et elle ne saurait, au milieu de ce flux de phénomènes intérieurs, donner un moi fixe ou permanent ; on l’appelle ordinairement le sens intérieur ou l’aperception empirique. Ce qui doit être nécessairement représenté comme numériquement identique ne peut être conçu comme tel au moyen de données empiriques. Il doit donc y avoir une condition qui précède toute expérience et rende possible l’expérience elle-même, laquelle doit rendre valable une telle supposition transcendantale.

Or il ne peut y avoir en nous de connaissances, de liaison et d’unité de ces connaissances entre elles sans cette unité de la conscience qui précède toutes les données des intuitions et qui seule rend possible toute représentation d’objets. Cette conscience pure, originaire, immuable, je l’appellerai l’aperception transcendentale. Pour s’assurer qu’elle mérite ce nom, il suffit de songer que même l’unité objective la plus pure, à savoir celle des concepts à priori (espace et temps) n’est possible que par le rapport des intuitions à cette aperception. L’unité numérique de cette aperception sert donc tout aussi bien de principe à priori à tous les concepts que la multiplicité de l’espace et du temps aux intuitions de la sensibilité.

Mais cette même unité transcendentale de l’aperception fait de tous les phénomènes qui peuvent se trouver réunis dans une expérience un ensemble reliant toutes ces représentations suivant des lois. En effet cette unité de la conscience serait impossible si l’esprit dans la connaissance du divers ne pouvait avoir conscience de l’unité de la fonction par laquelle elle le lie synthétiquement en une connaissance. La conscience originaire et nécessaire de l’identité de soi-même est donc en même temps une conscience d’une unité également nécessaire de la synthèse qui relie tous les phénomènes suivant des concepts, c’est-à-dire suivant des règles, lesquelles non-seulement les rendent nécessairement reproductibles, mais par là aussi déterminent un objet à leur intuition, c’est-à-dire le concept de quelque chose où ils s’enchaînent nécessairement. L’esprit en effet ne pourrait pas concevoir à priori l’identité de lui-même dans la diversité de ses représentations, s’il n’avait devant les yeux l’identité de son acte, laquelle soumet à une unité transcendentale toute synthèse de l’appréhension (qui est empirique), et en rend d’abord l’enchaînement à priori possible suivant des règles. Nous pourrons maintenant déterminer d’une manière plus exacte nos concepts d’un objet en général. Toutes les représentations ont, comme représentations, leur objet, et peuvent être elles-mêmes à leur tour les objets d’autres représentations. Les phénomènes sont les seuls objets qui puissent nous être immédiatement donnés, et ce qui s’y rapporte immédiatement à l’objet s’appelle intuition. Or ces phénomènes ne sont pas des choses en soi, mais seulement des représentations qui à leur tour ont leur objet, lequel par conséquent ne peut plus être perçu par nous, et peut être appelé l’objet non empirique, c’est-à-dire transcendental = X.

Le concept pur de cet objet transcendental (qui en réalité dans toutes nos connaissances est toujours identiquement = X) est ce qui peut donner à tous nos concepts empiriques en général un rapport à un objet, c’est-à-dire de la réalité objective. Or ce concept ne peut renfermer aucune intuition empirique déterminée, et par conséquent il ne concernera autre chose que cette unité qui doit se rencontrer dans la diversité de la connaissance, en tant que cette diversité est en rapport avec un objet. Mais ce rapport n’est autre chose que l’unité nécessaire, de la conscience, par conséquent aussi de la synthèse du divers opérée par cette fonction commune de l’esprit qui consiste à le relier en une représentation. Or, comme cette unité doit être tenue pour nécessaire à priori (puisqu’autrement la connaissance serait sans objet), le rapport à un objet transcendental, c’est-à-dire la réalité objective de notre connaissance empirique doit reposer sur cette loi transcendentale, que tous les phénomènes, en tant que des objets doivent nous être donnés par là, doivent être soumis à des règles à priori de leur unité synthétique qui seules rendent possible leur rapport dans l’intuition empirique, c’est-à-dire qu’ils doivent être soumis dans l’expérience aux conditions de l’unité nécessaire de l’aperception, tout aussi bien que dans la simple intuition ils le sont aux conditions formelles de l’espace et de temps, et que même toute connaissance n’est d’abord possible qu’à cette double condition.


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4


Explication préliminaire de la possibilité des catégories comme
connaissances à priori


Il n’y a qu’une expérience où toutes les perceptions soient représentées comme dans un enchaînement complet et régulier, de même qu’il n’y a qu’un temps et un espace où aient lieu toutes les formes du phénomène et tous les rapports de l’être ou du non-être. Quand on parle de diverses expériences, il ne s’agit alors que d’autant de perceptions appartenant à une seule et même expérience générale. L’unité complète et synthétique des perceptions constitue en effet précisément la forme de l’expérience, et elle n’est pas autre chose que l’unité synthétique des phénomènes opérée d’après des concepts.

Si l’unité de la synthèse opérée d’après des concepts empiriques était tout à fait contingente, et si ceux-ci ne se fondaient pas sur un principe transcendental de l’unité, il serait possible qu’une foule de phénomènes remplit notre âme sans qu’il en pût jamais résulter aucune expérience. Mais alors aussi s’évanouirait tout rapport de la connaissance à des objets, puisque l’enchaînement qui se règle sur des lois universelles et nécessaires lui ferait défaut, que par conséquent il serait bien une intuition vide de pensée, mais jamais une connaissance, et qu’ainsi il serait pour nous comme s’il n’était pas.

Les conditions à priori d’une expérience possible en général sont en même temps les conditions de la possibilité des objets de l’expérience. Or je soutiens que les catégories indiquées ne sont autre chose que les conditions de la pensée dans une expérience possible, de même que l’espace et le temps contiennent les conditions des intuitions pour cette même expérience. Elles sont donc aussi des concepts fondamentaux qui servent à penser des objets en général pour les phénomènes, et par conséquent elles ont à priori une valeur objective, ce qui était proprement ce que nous voulions savoir.

Mais la possibilité et même la nécessité de ces catégories reposent sur le rapport que toute la sensibilité et avec elle aussi tous les phénomènes possibles ont avec l’aperception originaire, dans laquelle tout doit être nécessairement conforme aux conditions de l’unité complète de la conscience de soi-même, c’est-à-dire être soumis aux fonctions générales de la synthèse opérée suivant des concepts, seule chose où l’aperception puisse prouver à priori sa complète et nécessaire identité. Ainsi le concept d’une cause n’est autre chose qu’une synthèse (de ce qui soit dans la série de temps avec d’autres phénomènes) opérée suivant des concepts ; et sans une unité de ce genre, qui a ses règles à priori et se soumet les phénomènes, on ne trouverait pas une unité complète et générale, par conséquent nécessaires de la conscience dans la diversité des perceptions. Mais celles-ci n’appartiendraient plus alors à aucune expérience, elles seraient par conséquent sans objet, et ne seraient qu’un jeu aveugle de représentations, c’est-à-dire moins qu’un songe.

Toutes les tentatives faites pour dériver de l’expérience ces concepts purs de l’entendement, et leur attribuer une origine purement empirique, sont donc absolument vaines et inutiles. Je ne veux prendre ici pour exemple que le concept de la cause, lequel implique un caractère de nécessité qu’aucune expérience ne saurait donner : l’expérience nous enseigne bien qu’à un phénomène succède ordinairement un autre phénomène, mais non pas que celui-ci doive nécessairement succéder à celui-là, ni qu’on le puisse conclure à priori et d’une manière tout à fait générale, comme on conclut d’une condition à la conséquence. Mais cette règle empirique de l’association, qu’il faut bien pourtant admettre partout, quand on dit que tout dans la série des événements de ce genre est soumis à des règles, que jamais quelque chose n’arrive qu’il n’ait été précédé de quelque autre chose qu’il suit toujours, cette règle, envisagée comme une loi de la nature, sur quoi, je le demande, repose-t-elle ? Et comment même cette association est-elle possible ? Le principe de la possibilité de l’association des éléments divers, en tant que cette diversité réside dans l’objet, s’appelle l’affinité du divers. Je demande donc comment vous vous rendez compréhensible la complète affinité des phénomènes (au moyen de laquelle ils sont soumis à des lois constantes et doivent y être soumis).

D’après mes principes elle est très-compréhensible. Tous les phénomènes possibles appartiennent, comme représentations, à toute la conscience de soi-même possible. Mais l’identité numérique est inséparable de cette conscience, comme d’une représentation transcendentale, et elle est certaine à priori, puisque rien ne peut arriver à la connaissance qu’au moyen de cette aperception originaire. Or, comme cette identité doit nécessairement intervenir dans la synthèse de tout ce qu’il a de divers, dans les phénomènes, en tant qu’elle doit être une connaissance empirique, les phénomènes sont soumis à des conditions à priori, auxquelles leur synthèse (la synthèse de leur appréhension) doit être complètement conforme. Or la représentation d’une condition générale suivant laquelle une certaine diversité peut être posée (d’une manière identique par conséquent) s’appelle une règle, et elle s’appelle une loi, quand cette diversité y doit être posée ainsi. Tous les phénomènes sont donc universellement reliés suivant des lois nécessaires, et ils sont par conséquent dans une affinité transcendentale, dont l’affinité empirique n’est qu’une simple conséquence.

Il semble fort étrange et fort absurde que la nature doive se régler sur notre principe subjectif d’aperception, et que même elle en doive dépendre quant aux lois qui la régissent. Mais si l’on songe que cette nature n’est rien en soi qu’un ensemble de phénomènes, que par conséquent elle n’est pas une chose en soi mais simplement une multitude de représentations de l’esprit, on ne s’étonnera pas de ne la voir que dans la faculté radicale de toute notre connaissance, à savoir dans l’aperception transcendentale, dans cette unité qui seule lui permet d’être appelée un objet de toute expérience possible, c’est-à-dire une nature, et l’on comprendra que par cette raison même nous puissions connaître cette unité à priori, par conséquent comme nécessaire, ce à quoi nous devrions renoncer si elle était donnée en soi indépendamment des premières sources de notre pensée. En effet je ne saurais alors où nous devrions prendre les principes synthétiques d’une telle unité universelle de la nature, puisqu’il faudrait dans ce cas la tirer des objets de la nature même. Mais comme cela ne pourrait avoir lieu qu’empiriquement, on n’en pourrait tirer qu’une unité simplement contingente, laquelle serait loin de suffire à l’enchaînement nécessaire que l’on conçoit sous le nom de nature.


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TROISIÈME SECTION


Du rapport de l’entendement à des objets en général et à la
possibilité de les connaître à priori


Ce que nous avons exposé dans la précédente section séparément et isolément, nous allons maintenant le représenter réuni et lié. Il y a trois sources subjectives de connaissance, d’où dérive la possibilité d’une expérience en général et de la connaissance de ses objets : le sens, l’imagination et l’aperception. Chacune d’elles peut être regardée comme empirique, dans son application à des phénomènes donnés ; mais toutes sont aussi des éléments ou des fondements à priori, qui rendent possible cet usage empirique même. Le sens représente les phénomènes empiriquement dans la perception ; l’imagination, dans l’association (et la reproduction) ; l’aperception, dans la conscience empirique de l’identité de ces représentations reproductives avec les phénomènes par lesquels elles ont été données, par conséquent dans la récognition.

Or tout ensemble de la perception repose à priori sur l’intuition pure (qui, pour la perception comme représentation, est le temps, forme de l’intuition interne) ; l’association, sur la synthèse pore de l’imagination ; et la conscience empirique, sur la pure aperception, c’est-à-dire sur la complète identité de soi-même dans toutes les représentations possibles.

Si donc nous voulons poursuivre le principe interne de cette liaison des représentations jusqu’au point où toutes doivent converger, pour y recevoir cette unité de la connaissance sans laquelle il n’y a pas d’expérience possible, il nous faut commencer par l’aperception pore. Toutes les intuitions ne sont rien pour nous et elles ne nous touchent nullement si elles ne sont reçues dans la conscience, qu’elles y arrivent directement ou indirectement ; ce n’est que par ce moyen que la connaissance est possible. Nous avons conscience à priori de la complète identité de nous-mêmes relativement à toutes les représentations qui peuvent jamais arriver à notre connaissance, comme d’une condition nécessaire de la possibilité de toutes ces représentations (en effet elles ne sauraient représenter en moi quelque chose qu’à la condition d’appartenir avec toutes les autres à une même conscience, et par conséquent de pouvoir au moins y être liées). Ce principe est fermement établi à priori, et on peut l’appeler le principe transcendental de l’unité dans les éléments divers de nos représentations (par conséquent aussi dans l’intuition). Or l’unité des éléments divers dans un sujet est synthétique ; l’aperception pure fournit donc un principe de l’unité synthétique du divers dans toute intuition possible *[3].

Mais cette unité synthétique suppose une synthèse ou la renferme ; et, si la première doit nécessairement être à priori, la seconde aussi doit être une synthèse à priori. L’unité transcendentale de l’aperception se rapporte donc à la synthèse pure de l’imagination, comme à une condition à priori de la possibilité de tout assemblage des éléments divers en une même connaissance. Or la synthèse productive de l’imagination peut seule avoir lien à priori ; car celle qui est reproductive repose sur des conditions expérimentales. Le principe de l’unité nécessaire de la synthèse pure (productive) de l’imagination est donc, antérieurement à l’aperception, le fondement de la possibilité de toute connaissance, particulièrement de l’expérience.

Or nous nommons transcendentale la synthèse des éléments divers dans l’imagination, quand, abstraction faite de la différence des intuitions, elle n’a trait à priori à rien autre chose qu’à la liaison des éléments divers ; et l’unité de cette synthèse s’appelle transcendantale, quand, relativement à l’unité originaire de l’aperception, elle est représentée comme nécessaire à priori. Comme cette dernière sert de fondement à la possibilité de toutes les connaissances, l’unité transcendantale de la synthèse de l’imagination est la forme pure de toute connaissance possible, et elle est par conséquent la condition à priori de la représentation de tous les objets d’expérience possible.

L’unité de l’aperception relativement à la synthèse de l’imagination est l’entendement, et cette même unité, relativement à la synthèse transcendentale de l’imagination, est l’entendement pur. Il y a donc dans l’entendement des connaissances pures à priori, qui contiennent l’unité nécessaire de la synthèse pore de l’imagination, relativement à tous les phénomènes possibles. Ce sont les catégories, car tel est le nom des concepts purs de l’entendement. Par conséquent la faculté empirique de connaître, que possède l’homme, contient nécessairement un entendement qui s’applique à tous les objets des sens, mais seulement par l’intermédiaire de l’intuition et de la synthèse qu’y opère l’imagination ; et tous les phénomènes, considérés comme des données pour une expérience possible, sont soumis à cet entendement. Or, comme ce rapport des phénomènes à une expérience possible est également nécessaire (puisque sans lui nous n’en recevrions aucune connaissance, et que par conséquent ils seraient pour nous comme s’ils n’étaient pas), il s’ensuit que l’entendement pur est, par le moyen des catégories, un principe formel et synthétique de toutes les expériences, et que les phénomènes ont un rapport nécessaire à l’entendement.

Nous exposerons maintenant l’enchaînement nécessaire de l’entendement avec les phénomènes au moyen des catégories, en allant de bas en haut, c’est-à-dire en partant de l’élément empirique. La première chose qui nous est donnée est le phénomène, lequel, quand il est accompagné de conscience, s’appelle perception (sans le rapport à une conscience, au moins possible, le phénomène ne serait pas pour nous un objet de connaissance, et par conséquent il ne serait rien pour nous, et, puisqu’il n’a en soi aucune réalité objective et qu’il n’existe pas dans la connaissance, il ne serait absolument rien). Mais, comme chaque phénomène renferme une diversité, et que par conséquent il y a dans l’esprit des perceptions diverses naturellement disséminées et isolées, il faut qu’il s’établisse entre elles une liaison qu’elles n’ont pas dans le sens même. Il y a donc une faculté active qui opère la synthèse de ces éléments divers ; cette faculté est ce que nous nommons l’imagination, et l’action de cette faculté s’exerçant immédiatement dans les perceptions est ce que j’appelle l’appréhension *[4]. L’imagination doit en effet réduire en une image ce qu’il y a de divers dans l’intuition ; il faut donc qu’elle commence par recevoir les impressions dans son activité, c’est-à-dire par les appréhender.

Il est clair que même cette appréhension du divers ne produirait pas par elle seule une image et un ensemble d’impressions, s’il n’y avait une raison subjective d’évoquer une perception d’où l’esprit passe à une autre, à la suivante, et d’exhiber ainsi des séries entières de perceptions, c’est-à-dire s’il n’y avait en nous une faculté reproductive de l’imagination, faculté qui n’est donc toujours qu’empirique.

Mais puisque, si des représentations se reproduisaient réciproquement sans distinction, comme elles se rencontreraient, elles ne pourraient former qu’un amas incohérent, mais jamais aucun enchaînement déterminé et par conséquent aucune connaissance, leur reproduction doit avoir une règle suivant laquelle une représentation s’unit à l’une plutôt qu’à l’autre dans l’imagination. Ce principe subjectif et empirique de la reproduction régulière est ce qu’on nomme l’association des représentations.

Or, si cette unité de l’association n’avait pas aussi un principe objectif, tel qu’il fût impossible que des phénomènes fussent appréhendés par l’imagination autrement que sous la condition d’une unité synthétique possible de cette appréhension, ce serait chose tout à fait accidentelle que des phénomènes s’accordassent de manière à former un enchaînement de connaissances humaines. En effet, encore que nous eussions la faculté d’associer des perceptions, cette faculté resterait par elle-même tout à fait indéterminée et contingente, quelque susceptibles d’association que fussent ces perceptions ; et, si elles ne l’étaient pas, il pourrait sans doute y avoir une multitude de perceptions et même toute une sensibilité où beaucoup de consciences empiriques se rencontreraient dans mon esprit, mais ces consciences seraient séparées et ne formeraient pas une conscience de moi-même, ce qui est impossible. Car par cela seul que je rattache toutes les perceptions à une conscience (à l’aperception originaire), je puis dire de toutes les perceptions que j’en ai conscience. Il doit donc y avoir un principe objectif, c’est-à-dire perceptible à priori antérieurement à toutes les lois empiriques de l’imagination, sur lequel reposent la possibilité et même la nécessité d’une loi s’étendant à tous les phénomènes, et consistant à les regarder tous comme des données des sens susceptibles en soi d’association et soumises à des règles universelles d’une liaison complète dans la reproduction. Ce principe objectif de toute l’association des phénomènes, je le nomme l’affinité de ces phénomènes. Mais nous ne pouvons le trouver nulle part ailleurs que dans le principe de l’unité de l’aperception par rapport à toutes les connaissances qui doivent m’appartenir. D’après ce principe, il faut absolument que tous les phénomènes entrent dans l’esprit ou soient appréhendés de telle sorte qu’ils s’accordent avec l’unité de l’aperception, ce qui serait impossible sans unité synthétique dans leur enchaînement, unité qui par conséquent est aussi objectivement nécessaire.

L’unité objective de toutes les consciences (empiriques) en une seule conscience (celle de l’aperception originaire) est donc la condition nécessaire même de toute perception possible, et l’affinité (prochaine ou éloignée) de tous les phénomènes est une conséquence nécessaire d’une synthèse dans l’imagination qui est fondée à priori sur des règles.

L’imagination est donc aussi une faculté de synthèse à priori, ce qui fait que nous lui donnons le nom d’imagination productive ; et, en tant que, par rapport à tout ce que le phénomène contient de divers, elle n’a d’autre but que l’unité nécessaire dans la synthèse de ce phénomène, elle peut être appelée la fonction transcendentale de l’imagination. Il est sans doute étrange, mais il résulte clairement de ce qui précède que c’est seulement au moyen de cette fonction transcendentale de l’imagination que sont possibles même l’affinité des phénomènes, avec elle l’association, et par celle-ci enfin la reproduction suivant des lois, par conséquent l’imagination elle-même, puisque sans elle jamais des concepts d’objets ne se réuniraient en une expérience.

En effet le moi fixe et permanent (de l’aperception pure) forme le corrélatif de toutes nos représentations, en tant qu’il est simplement possible d’avoir conscience de ces représentations, et toute conscience n’appartient pas moins à une aperception pure comprenant tout, que toute intuition sensible, comme représentation, à une intuition interne pure, à savoir au temps. C’est donc cette aperception qui doit s’ajouter à l’imagination pore pour rendre sa fonction intellectuelle. En effet en elle-même la synthèse de l’imagination, bien que pratiquée à priori, n’est toujours que sensible, puisqu’elle ne relie les éléments divers que comme ils apparaissent dans l’intuition, par exemple la figure d’un triangle. Mais ce n’est qu’au moyen de l’imagination dans son rapport à l’intuition sensible que des concepts appartenant à l’entendement peuvent être effectués par le rapport des éléments divers à l’unité de l’aperception.

Il y a donc en nous une imagination pore, comme faculté fondamentale de l’âme humaine servant à priori de principe à toute connaissance : Au moyen de cette faculté, d’une part nous relions les éléments divers de l’intuition, et d’autre part nous les rattachons à la condition de l’unité nécessaire de l’aperception pure. Les deux termes extrêmes, la sensibilité et l’entendement, doivent nécessairement s’accorder au moyen de cette fonction transcendantale de l’imagination, puisqu’autrement il y aurait bien des phénomènes, mais point d’objets d’une connaissance empirique, par conséquent point d’expérience. L’expérience réelle, qui se compose de l’appréhension, de l’association (de la reproduction), enfin de la récognition des phénomènes, contient, dans cette dernière et suprême condition (des éléments purement empiriques de l’expérience), certains concepts qui rendent possible l’unité formelle de l’expérience et avec elle toute valeur objective (toute vérité) de la connaissance empirique. Ces principes de la récognition du divers, en tant qu’ils ne concernent que la forme d’une science en général, sont nos catégories. C’est donc sur celles-ci que se fonde toute unité formelle dans la synthèse de l’imagination, et, par le moyen de cette synthèse, l’unité de tout usage empirique de cette faculté (dans la récognition, la reproduction, l’association, l’appréhension) jusqu’aux phénomènes, puisque ceux-ci ne peuvent appartenir à la connaissance et en général à notre conscience, par conséquent à nous-mêmes, qu’au moyen de ces éléments.

C’est donc nous-mêmes qui introduisons l’ordre et la régularité dans les phénomènes que nous appelons nature, et nous ne pourrions les y trouver s’ils n’y avaient été mis originairement par nous ou par la nature de notre esprit. En effet cette unité de la nature doit être une unité nécessaire, c’est-à-dire certaine à priori, de l’enchaînement des phénomènes. Mais comment pourrions-nous mettre en avant à priori une unité synthétique, si, dans les sources originaires d’où dérive la connaissance de notre esprit, il n’y avait des principes subjectifs de cette unité à priori, et si ces conditions subjectives n’avaient pas en même temps une valeur objective, puisqu’elles sont les principes de la possibilité des principes de connaître en général un objet dans l’expérience.

Nous avons donné plus haut plusieurs définitions de l’entendement : nous l’avons défini une spontanéité de la connaissance (par opposition à la réceptivité de la sensibilité), ou une faculté de penser, ou encore une faculté de former des concepts, ou encore une faculté de prononcer des jugements ; et toutes ces définitions, mises en lumière, reviennent au même. Nous pouvons à présent le caractériser en l’appelant la faculté de donner des règles. Ce caractère est plus fécond et approche davantage de son essence. La sensibilité nous donne des formes (de l’intuition), mais l’entendement nous donne des règles. Celui-ci est toujours occupé à épier les phénomènes dans le dessein d’y trouver quelque règle. Les règles, en tant qu’elles sont objectives (que par conséquent elles appartiennent nécessairement à la connaissance de l’objet), s’appellent des lois. Bien que nous apprenions beaucoup de lois par l’expérience, celles-ci ne sont toujours que des déterminations particulières de lois plus élevées encore, dont les plus hautes (celles dans lesquelles rentrent toutes les autres) procèdent à priori de l’entendement même, et, loin de dériver de l’expérience, donnent au contraire aux phénomènes leur caractère de conformité à des lois 1[5] et rendent précisément par là l’expérience possible. L’entendement n’est donc pas simplement une faculté de se faire des règles par la comparaison des phénomènes : il est lui-même une législation pour la nature, c’est-à-dire que sans lui il n’y aurait nulle part de nature, ou d’unité synthétique des éléments divers des phénomènes suivant des règles ; en effet les phénomènes ne peuvent, comme tels, avoir lien hors de nous, mais ils n’existent que dans notre sensibilité. Mais celle-ci, comme objet de la connaissance dans une expérience, avec tout ce qu’elle peut contenir, n’est possible que dans l’unité de l’aperception. Or l’unité de l’aperception est le principe transcendental de la conformité nécessaire de tous les phénomènes à des lois dans une expérience. Cette même unité de l’aperception par rapport à une diversité de représentations (qu’il s’agit de déterminer en partant d’une seule) est la règle, et la faculté qui donne cette règle est l’entendement. Tous les phénomènes, comme expériences possibles, résident donc aussi à priori dans l’entendement, et en reçoivent leur possibilité formelle, de même que, comme simples intuitions, ils résident dans la sensibilité et ne sont possibles quant à la forme que par elle.

Si extravagant donc et si absurde qu’il paraisse de dire que l’entendement est la source des lois de la nature et par conséquent de l’unité formelle de la nature, cette assertion n’en est pas moins parfaitement exacte et parfaitement conforme à l’objet, c’est-à-dire à l’expérience. Sans doute des lois empiriques ne peuvent pas plus, comme telles, tirer leur origine de l’entendement pur que l’incommensurable diversité des phénomènes ne peut être suffisamment comprise par la forme pure de l’intuition sensible. Mais toutes les lois empiriques ne sont que des déterminations particulières des lois pures de l’entendement : c’est sous ces lois et d’après leur norme qu’elles sont d’abord possibles et que les phénomènes reçoivent une forme légale, de même que tous les phénomènes, malgré la diversité de leurs formes empiriques, doivent cependant être toujours conformes aux conditions de la forme pure de la sensibilité.

L’entendement pur est donc dans les catégories la loi de l’unité synthétique de tous les phénomènes, et par là il rend d’abord et originairement possible l’expérience quant à la forme. Mais, dans la déduction transcendentale des catégories, nous n’avions rien de plus à entreprendre qu’à faire comprendre ce rapport de l’entendement à la sensibilité, et, par le moyen de celle-ci, à tous les objets de l’expérience, par conséquent la valeur objective de ses concepts purs à priori, et à établir ainsi leur origine et leur vérité.


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Idée sommaire de l’exactitude et de l’unique possibilité de cette déduction des concepts purs de l’entendement


Si les objets auxquels notre connaissance a affaire étaient des choses en soi, nous n’en pourrions avoir de concepts à priori. D’où en effet les tirerions-nous ? Si nous les tirions de l’objet (sans chercher ici comment cet objet pourrait nous être connu), nos concepts seraient purement empiriques et ne seraient pas des concepts à priori. Si nous les tirions de nous-mêmes, ce qui est simplement en nous ne saurait déterminer la nature d’un objet distinct de nos représentations, c’est-à-dire être une raison pourquoi, au lieu que toutes ces représentations fussent vides, il devrait y avoir une chose à laquelle convint ce que nous avons dans l’esprit. Au contraire, si nous n’avons partout affaire qu’à des phénomènes, il n’est pas seulement possible, mais il est nécessaire aussi que certains concepts à priori précèdent la connaissance empirique des objets. En effet comme phénomènes ils constituent un objet qui est simplement en nous, puisqu’une simple modification de notre sensibilité ne se rencontre pas hors de nous. Or cette représentation même exprime que tous ces phénomènes, par conséquent tous les objets dont nous pouvons nous occuper, sont en moi, ou sont des déterminations de mon moi identique, c’est-à-dire d’une complète unité de ces phénomènes dans une seule et même aperception nécessaire. Mais dans cette unité de la conscience possible réside aussi la forme de toute connaissance des objets (par où est pensé le divers comme appartenant à un objet). La manière dont le divers de la représentation sensible (de l’intuition) appartient à une conscience précède donc toute connaissance de l’objet, comme en étant la forme intellectuelle, et constitue elle-même une connaissance formelle de tous les objets à priori en général, en tant qu’ils sont pensés (les catégories). La synthèse de ces objets par l’imagination pure, l’unité de toutes les représentations par rapport à l’aperception originaire précède toute connaissance empirique. Les concepts purs de l’entendement ne sont donc possibles à priori, et même, par rapport à l’expérience, nécessaires, que parce que notre connaissance n’a affaire qu’a des phénomènes dont la possibilité réside en nous-mêmes, dont l’enchaînement et l’unité (dans la représentation d’un objet) ne se trouvent qu’en nous, et par conséquent doivent précéder l’expérience et la rendre d’abord possible quant à la forme. Et c’est ce principe, le seul possible entre tous, qui a dirigé toute notre déduction des catégories.




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APPENDICE


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B (a)[6]


Premier paralogisme : paralogisme de la substantialité


Ce dont la représentation est le sujet absolu de nos jugements et ne peut par conséquent être employée comme détermination d’une autre chose, est substance.

Je suis, comme être pensant, le sujet absolu de tous mes jugements possibles, et cette représentation de moi-même ne peut servir de prédicat à aucune autre chose.

Je suis donc, comme être pensant (comme âme), une substance.


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Critique du premier paralogisme de la psychologie pure


Nous avons montré dans la partie analytique de la logique transcendentale que les catégories pures (et parmi elles celle aussi de la substance) n’ont par elles-mêmes aucune signification objective tant qu’on n’y subsume pas une intuition aux éléments divers de laquelle elles puissent être appliquées comme fonctions de l’unité synthétique. Elles ne sont sans cela que des fonctions d’un jugement sans contenu. Je puis dire de chaque chose en général qu’elle est une substance, en tant que je la distingue des simples prédicats et des simples déterminations des choses. Or dans chacune de nos pensées le moi est le sujet auquel ces pensées sont inhérentes comme simples déterminations, et ce moi ne peut être employé comme la détermination d’une autre chose. Chacun se doit donc nécessairement regarder soi-même comme une substance, et sa pensée comme de simples accidents de son existence ou comme des déterminations de son état.

Or quel usage dois-je faire de ce concept d’une substance ? Je ne saurais d’aucune façon en conclure que, comme être pensant, je dure par moi-même, et que je ne nais ni ne péris naturellement. Et cependant le concept de la substantialité de mon sujet pensant ne peut me servir qu’à cela ; sans cet usage, je pourrais parfaitement m’en passer.

Il s’en faut tellement que l’on puisse conclure ces propriétés des simples catégories pores d’une substance, qu’au contraire nous ne pouvons prendre pour principe la permanence d’un objet donné qu’au moyen de l’expérience, quand nous voulons lui appliquer le concept d’une substance et en faire un usage empirique. Or dans notre proposition nous n’avons pris pour base aucune expérience, mais nous n’avons fait que conclure du concept de la relation qu’implique toute pensée, au moi, comme au sujet commun auquel elle est inhérente. Nous ne pourrions pas même, en prenant l’expérience pour base, prouver une telle permanence par aucune expérience certaine. En effet le moi est bien dans toutes les pensées ; mais cette représentation n’entraîne pas la moindre intuition qui le distingue de tous les autres objets de l’intuition. On peut bien remarquer qu’elle reparaît toujours dans toute pensée, mais non pas qu’elle est une intuition fixe et permanente où les pensées (variables) se succèdent.

Il suit de là que le premier raisonnement de la psychologie transcendentale ne nous apporte qu’une prétendue lumière nouvelle en nous donnant le sujet logique permanent de la pensée Pour la connaissance du sujet réel d’inhérence dont nous n’avons ni ne pouvons avoir la moindre connaissance, puisque la conscience est la seule chose qui convertisse toutes les représentations en pensées, et où par conséquent elles doivent se rencontrer toutes comme dans le sujet transcendental ; et, en dehors de cette représentation logique du moi, nous n’avons aucune connaissance du sujet en soi qui lui servirait de base, à titre de substance, ainsi qu’à toutes les pensées. On peut cependant mettre en avant cette proposition : l’âme est une substance, pourvu que l’on reconnaisse que ce concept ne nous fait point faire un pas de plus, ou qu’il ne peut rien nous apprendre touchant les résultats ordinaires de la psychologie rationnelle, comme par exemple la durée constante de l’âme dans tous les changements et même après la mort de l’homme, et que par conséquent il ne signifie qu’une substance en idée, mais non en réalité.


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Deuxième paralogisme : paralogisme de la simplicité


Une chose dont l’action ne peut jamais être regardée comme le concours de plusieurs choses agissantes est simple.

Or l’âme, comme moi pensant, est une chose dont l’action, etc.

Donc, etc.


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Critique du deuxième paralogisme de la psychologie transcendentale


C’est ici l’Achille de tous les raisonnements dialectiques de la psychologie pure, non pas simplement un jeu sophistique imaginé par quelque dogmatique pour donner à ses assertions une apparence momentanée, mais un raisonnement qui semble supporter l’examen le plus pénétrant et la réflexion la plus profonde. Le voici.

Toute substance composée est un agrégat de plusieurs substances, et l’action d’un composé ou ce qui est inhérent à ce composé comme tel est un agrégat de plusieurs actes ou accidents qui sont répartis entre la multitude des substances. Or un effet résultant du concours de plusieurs choses agissantes est sans doute possible, quand cet effet est simplement extérieur (comme par exemple le mouvement d’un corps est le mouvement combiné de toutes ses parties). Mais il en est tout autrement des pensées, comme accidents internes inhérents à un être pensant. En effet supposez que le composé pense : chacune de ses parties renfermerait une partie de la pensée, et toutes ensemble seulement la pensée toute entière. Or cela est contradictoire. En effet, puisque les représentations réparties entre les différents êtres (par exemple les divers mots d’un vers) ne constituent jamais une pensée entière (un vers), la pensée ne peut être inhérente à un composé comme tel. Elle n’est donc possible que dans une seule substance, qui ne soit pas un agrégat de plusieurs, mais qui soit absolument simple *[7].

Le prétendu nervus probandi de cet argument réside dans cette proposition, que plusieurs représentations ne peuvent constituer une pensée qu’à la condition d’être renfermées dans l’unité absolue du sujet pensant. Mais nul ne peut prouver cette proposition par des concepts. En effet comment s’y prendrait-on pour le faire ? On ne saurait traiter analytiquement cette proposition : une pensée ne peut être que l’effet de l’absolue unité de l’être pensant. En effet l’unité de la pensée qui se compose de plusieurs représentations est collective et peut, au point de vue des seuls concepts, se rapporter à l’unité collective des substances qui y concourent (de même que le mouvement d’un corps est le mouvement combiné de toutes ses parties), tout aussi bien qu’à l’unité absolue de sujet. D’après la règle de l’identité, la nécessité de l’hypothèse d’une substance simple, dans une pensée composée, n’est donc nullement évidente. Mais d’un autre côté quiconque comprend le principe de la possibilité des propositions synthétiques à priori, tel que nous l’avons exposé plus haut, ne se hasardera pas à affirmer que la proposition dont il s’agit ici peut être connue synthétiquement et tout à fait à priori par de simples concepts.

Il est tout aussi impossible de dériver de l’expérience cette unité nécessaire de sujet, comme condition de la possibilité de chaque pensée. En effet l’expérience ne nous fait connaître aucune nécessité, outre que le concept de l’unité absolue dépasse de beaucoup sa sphère. Où prenons-nous donc cette proposition sur laquelle s’appuie toute la démonstration psychologique ?

Il est évident que, quand on veut se représenter un être pensant, il faut se mettre soi-même à sa place et par conséquent substituer son propre sujet à l’objet que l’on voudrait examiner (ce qui n’est le cas dans aucune autre espèce de recherche), et que nous n’exigeons l’absolue unité de sujet pour une pensée que parce qu’autrement on ne pourrait pas dire : je pense (le divers dans une représentation). En effet ; bien que l’ensemble de la pensée puisse être partagé et distribué entre plusieurs sujets, le moi subjectif ne peut être partagé et distribué, et nous le supposons cependant dans toute pensée.

Ici donc, comme dans le paralogisme précédent, le principe formel de l’aperception : je pense, reste comme l’unique principe à l’aide duquel la psychologie rationnelle essaie d’étendre ses connaissances. Cette proposition n’est pas sans doute une expérience : elle n’est que la forme de l’aperception qui est inhérente à toute expérience et qui la précède ; mais relativement à une connaissance possible en général, elle doit être regardée comme une condition purement subjective, dont nous faisons à tort une condition de la possibilité d’une connaissance des objets, c’est-à-dire un concept de l’être pensant, puisque nous ne pouvons pas nous le représenter sans nous mettre nous-mêmes avec la formule de notre conscience à la place de tout autre être intelligent.

Aussi bien la simplicité de moi-même (comme âme) ne se conclut-elle pas réellement de la proposition : je pense ; elle est déjà dans toute pensée. Cette proposition : je suis simple, doit être regardée comme une expression immédiate de l’aperception, de même que le prétendu raisonnement cartésien : cogito, ergo sum, est dans le fait tautologique, puisque le cogito (sum cogitans) exprime immédiatement la réalité. Mais cette proposition : je suis simple, ne signifie rien de plus, sinon que cette représentation : le moi, ne renferme pas la moindre diversité, et qu’elle est une unité absolue (quoique purement logique).

Cette preuve psychologique tant vantée n’est donc fondée que sur l’unité indivisible d’une représentation qui se borne à diriger le verbe du côté d’une seule personne. Mais il est évident que le sujet d’inhérence n’est désigné par le moi attaché à la pensée que d’une manière transcendentale, sans qu’on en remarque la moindre propriété ou en général sans qu’on en connaisse ou qu’on en sache quelque chose. Il signifie un quelque chose en général (un sujet transcendental) dont la représentation doit certainement être simple, par la raison qu’on n’y détermine rien du tout, puisqu’en effet rien ne peut être représenté d’une manière plus simple que par le concept d’un simple quelque chose. Mais la simplicité de la représentation d’un objet n’est pas pour cela une connaissance de la simplicité du sujet lui-même, car nous faisons tout à fait abstraction de ses propriétés, quand nous le désignons simplement par cette expression vide de contenu : moi (expression que je puis appliquer à tout sujet pensant).

Il est donc certain que sous le mot moi je conçois toujours une unité absolue, mais logique du sujet (simplicité), mais que je ne connais point la simplicité réelle de mon sujet. De même que cette proposition : je suis une substance, n’exprime rien que la catégorie pure, dont je ne puis faire aucun usage in concreto (empirique), de même il m’est permis de dire : je suis une substance simple, c’est-à-dire une substance dont la représentation ne renferme jamais une synthèse d’éléments divers ; mais ce concept ou même cette proposition ne nous enseigne pas la moindre chose à l’égard de moi-même considéré comme objet de l’expérience, puisque le concept de la substance n’est lui-même employé que comme une fonction de la synthèse, sans qu’aucune intuition lui soit subsumée et par conséquent sans objet, et puisqu’il n’a de valeur que par rapport à la condition de notre connaissance et non point par rapport à un objet que l’on puisse indiquer. Mettons maintenant à l’épreuve la prétendue utilité de cette proposition.

Chacun avouera que l’affirmation de la nature simple de l’âme n’a quelque valeur qu’autant que je puis par là distinguer ce sujet de toute matière et par conséquent l’excepter de la dissolution à laquelle la matière est toujours soumise. La proposition précédente est proprement destinée à cet usage ; aussi l’exprime-t-on ordinairement de cette manière : l’âme n’est pas corporelle. Or, si je puis montrer que, bien que l’on accorde toute valeur objective à cette proposition cardinale de la psychologie rationnelle, en la prenant dans le sens pur d’un simple jugement rationnel (formé à l’aide des seules catégories), [tout ce qui pense est substance simple], on ne peut cependant en faire le moindre usage, par rapport à l’hétérogénéité ou à l’homogénéité de l’âme avec la matière, ce sera comme si j’avais rejeté cette prétendue vue psychologique dans le champ des pures idées auxquelles manque la réalité de l’usage objectif.

Nous avons prouvé d’une manière incontestable dans l’esthétique transcendentale que les corps sont de simples phénomènes de notre sens extérieur et non pas des choses en soi. D’après cela nous sommes fondés à dire que notre sujet pensant n’est pas corporel, c’est-à-dire que, puisque nous nous le représentons comme un objet du sens intérieur, il ne peut pas être, en tant qu’il pense, un objet des sens extérieurs, c’est-à-dire un phénomène dans l’espace. Cela signifie que des êtres pensants, comme tels, ne peuvent jamais se présenter à nous parmi les phénomènes extérieurs, ou que nous ne pouvons percevoir extérieurement leurs pensées, leur conscience, leurs désirs, etc. ; car tout cela appartient au sens intérieur. Dans le fait cet argument semble naturel et populaire : le sens commun lui-même paraît l’avoir adopté depuis longtemps, et c’est par là qu’il a commencé de bonne heure à regarder les âmes comme des êtres tout à fait distincts des corps.

Mais, quoique l’étendue, l’impénétrabilité, la composition et le mouvement, bref tout ce que les sens extérieurs peuvent nous fournir, ne soient pas des pensées, des sentiments, des inclinations, des résolutions, ou que l’on ne comprenne parmi ces derniers phénomènes que des choses qui en aucun cas ne peuvent être des objets d’intuition extérieure, cependant ce quelque chose qui sert de fondement aux phénomènes extérieurs, qui affecte notre sens de telle sorte qu’il reçoit les représentations d’espace, de matière, de figure, etc., ce quelque chose pourrait bien être aussi le sujet des pensées, quoique, par la manière dont notre sens extérieur en est affecté, nous ne recevions aucune intuition de représentations, de volitions, etc., mais seulement de l’espace et de ses déterminations. Mais ce quelque chose n’est ni étendu, ni impénétrable, ni composé de parties juxtaposées, puisque tous ces prédicats ne regardent que la sensibilité et son intuition, en tant que nous sommes affectés par de tels objets (lesquels nous sont d’ailleurs inconnus). Ces expressions ne nous font pas connaître ce qu’est l’objet lui-même ; au contraire elles nous montrent que ces prédicats de phénomènes extérieurs ne peuvent être attribués à l’objet considéré comme tel, c’est-à-dire en lui-même et indépendamment de tout rapport à des sens extérieurs. Mais les prédicats du sens intérieur, les représentations et les pensées, ne lui répugnent pas. D’après cela il ne suffit pas d’accorder à l’âme humaine une nature simple pour la distinguer, au point de vue de sa substance, de la matière, si l’on envisage celle-ci (ainsi qu’on doit le faire) comme un pur phénomène.

Si la matière était une chose en soi, elle se distinguerait absolument, comme être composé, de l’âme, être simple. Mais elle n’est qu’un phénomène purement extérieur dont le substratum ne m’est connu par aucun prédicat que je puisse indiquer ; je puis donc bien admettre que, bien que, par la manière dont il affecte nos sens, ce substratum produise en nous l’intuition de l’étendu et par conséquent du composé, il est simple en soi, et qu’ainsi la substance, qui a de l’étendue au point de vue de notre sens extérieur, renferme aussi en soi des pensées, qui peuvent être représentées avec conscience par leur propre sens intérieur. De cette manière ce qui, sous un rapport, s’appelle corporel serait en même temps, sous un autre, un être pensant, dont nous ne pouvons à la vérité percevoir dans le phénomène les pensées, mais seulement leurs signes. Ainsi tomberait cette expression que les âmes seules (comme espèces particulières de substances) pensent ; il vaudrait beaucoup mieux dire, suivant l’expression ordinaire, que les hommes pensent, c’est-à-dire que la même chose qui, comme phénomène extérieur, est étendue, est intérieurement (en soi-même) un sujet qui n’est pas étendu, mais simple, et qui pense.

Mais, sans se permettre des hypothèses de ce genre, on peut remarquer d’une manière générale que, si par âme j’entends un être pensant en soi, il est hors de propos de demander si elle est ou n’est pas de la même nature que la matière (qui n’est pas une chose en soi, mais seulement une espèce de représentations en nous) ; car il est évident qu’une chose en soi est d’une autre nature que les déterminations qui constituent simplement son état.

Que si nous comparons le moi pensant, non avec la matière, mais avec l’intelligible, qui sert de fondement au phénomène extérieur que nous nommons matière, ne sachant rien de ce dernier, nous ne pouvons dire non plus que l’âme s’en distingue essentiellement.

La conscience simple n’est donc pas une connaissance de la nature simple de notre sujet, en tant qu’il devrait être distingué par là de la matière, comme d’un être composé.

Mais si, dans le seul cas où ce concept puisse être employé, c’est-à-dire dans la comparaison de moi-même avec les objets de l’expérience extérieure, il ne sert pas à déterminer le caractère propre et distinctif de la nature de ce moi, on a beau prétendre savoir que le moi pensant, l’âme (nom de l’objet transcendental du sens intérieur) est simple. Cette expression n’a pas de sens par rapport aux objets réels, et elle ne peut nullement étendre notre connaissance.

Ainsi s’écroule toute la psychologie rationnelle avec ses principales colonnes, et nous ne pouvons pas plus ici qu’ailleurs espérer étendre nos vues par de simples concepts (encore moins par la simple forme subjective de nos concepts, la conscience), sans rapport à une expérience possible, d’autant plus que le concept fondamental d’une nature simple est de telle sorte qu’on ne peut le trouver nulle part dans aucune expérience, et que par conséquent il n’y a aucun moyen d’y arriver, comme à un concept ayant une valeur objective.

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Troisième paralogisme : paralogisme de la personnalité


Ce qui a conscience de l’identité numérique de soi-même en différents temps est à ce titre une personne ;

Or l’âme, etc.

Donc elle est une personne.


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Critique du troisième paralogisme de la psychologie transcendentale


Quand je veux connaître par expérience l’identité numérique d’un objet extérieur, je porte mon attention sur ce qu’il y a de constant dans ce phénomène, c’est-à-dire sur ce qui est comme le sujet auquel tout le reste se rapporte comme détermination, et je remarque l’identité de ce sujet dans le temps à travers le changement de ses déterminations. Or je suis un objet du sens intérieur, et tout temps n’est que la forme de ce sens. Je rapporte donc en tout temps, c’est-à-dire dans la forme de l’intuition intérieure de moi-même, chacune de mes déterminations successives et toutes ensemble à un moi numériquement identique. À ce compte la personnalité de l’âme ne devrait pas être conclue, mais il faudrait la regarder comme étant parfaitement identique à la conscience de soi-même dans le temps, et c’est aussi la raison pour laquelle cette proposition a une valeur à priori. En effet elle n’exprime réellement pas autre chose sinon que, dans tout le temps où j’ai conscience de moi-même, j’ai conscience de ce temps comme faisant partie de l’unité de mon moi, et c’est la même chose de dire : tout ce temps est en moi comme dans une unité individuelle, ou bien : je me trouve dans tout ce temps avec une identité numérique.

L’identité de ma personne se rencontre donc inévitablement dans ma propre conscience. Mais quand je me considère du point de vue d’un autre (comme objet de son intuition extérieure), cet observateur extérieur m’examine d’abord dans le temps, car dans l’aperception le temps n’est proprement représenté qu’en moi. Du moi qui accompagne en tout temps toutes les représentations dans ma conscience, avec une parfaite identité, de ce moi qu’il accorde cependant, il ne conclura donc pas encore la permanence objective de moi-même. En effet comme le temps où l’observateur me place alors n’est pas celui qui se trouve dans ma propre sensibilité, mais dans la sienne, l’identité qui est nécessairement liée à ma conscience ne l’est pas pour cela à la sienne, je veux dire à l’intuition extérieure de mon sujet.

L’identité de la conscience de moi-même en différents temps n’est donc qu’une condition formelle de mes pensées et de leur enchaînement, mais elle ne prouve pas du tout l’identité numérique de mon sujet, dans lequel, malgré l’identité logique du moi, un tel changement peut se produire qu’il ne permette pas d’en maintenir l’identité, tout en permettant de lui attribuer un même moi qui puisse, dans chaque nouvel état, même dans la transformation du sujet, conserver toujours les pensées du sujet précédent et les transmettre ainsi au suivant *[8].

Quoique cette proposition de quelques anciennes écoles que tout s’écoule dans le monde et que rien n’y est fixe et permanent, ne soit plus soutenable, dès que l’on admet des substances, elle n’est cependant pas réfutée par l’unité de la conscience de soi. En effet nous ne pouvons pas même juger par notre conscience si comme âmes nous sommes permanents ou non, en nous fondant sur cette raison que nous ne rapportons à notre moi identique que ce dont nous avons conscience, et qu’ainsi nous devons nécessairement juger que nous sommes les mêmes dans tout le temps dont nous avons conscience. Car, si nous nous plaçons au point de vue d’un étranger, nous ne pouvons faire valoir ce jugement, puisque, ne trouvant dans l’âme aucun phénomène permanent que la représentation moi, qui les accompagne tous et les relie, nous ne saurions décider si ce moi (une simple pensée) ne s’écoule pas tout aussi bien que les autres pensées qui se trouvent ainsi enchaînées les unes aux autres.

Mais il est remarquable que la personnalité et la supposition de cette personnalité, ou que la permanence, par conséquent la substantialité de l’âme doit être prouvée avant tout. En effet, quand nous pourrions la supposer, la durée de la conscience n’en résulterait pas encore, mais bien la possibilité d’une conscience durable dans un sujet permanent, ce qui est déjà suffisant pour la personnalité, qui ne cesse pas par cela seul que son action est interrompue quelque temps. Mais cette permanence ne nous est donnée par rien avant l’identité numérique de notre moi, identité que nous déduisons de l’aperception identique ; il faut que nous commencions par l’en conclure (et, si les choses se passaient bien, celle-ci devrait précéder d’abord le concept de la substance, lequel n’a qu’un usage empirique). Or cette identité de la personne ne résulte nullement de l’identité du moi dans la conscience de tout le temps où je me connais ; aussi la substantialité de l’âme n’a-t-elle pas pu, plus haut, y être fondée. Cependant le concept de la personnalité, comme celui de la substance et du simple, peut subsister (en tant qu’il est simplement transcendental, c’est-à-dire unité du sujet, qui nous est d’ailleurs inconnu, mais dont les déterminations sont complètement reliées par l’aperception), et ce concept est d’ailleurs nécessaire à l’usage pratique, et il suffit pour cet usage ; mais nous ne pouvons jamais compter sur lui, comme s’il étendait notre connaissance de nous-mêmes par la raison pure, laquelle nous offre l’illusion d’une durée ininterrompue du sujet déduite du simple concept du moi identique ; car ce concept tourne toujours sur lui-même et il ne nous fait point faire un seul pas sur aucune question concernant la connaissance synthétique. Nous ignorons absolument, il est vrai, ce qu’est la matière comme chose en soi (comme objet transcendental) ; pourtant nous pouvons en observer la permanence, comme phénomène, en tant qu’elle est représentée comme quelque chose d’extérieur. Mais comme, quand je veux observer le moi dans le changement de ses représentations, je n’ai d’autre terme de comparaison que moi-même avec les conditions générales de ma conscience, je ne puis faire que des réponses tautologiques à toutes les questions, attendu que je substitue mon concept et son unité aux qualités qui m’appartiennent à moi-même comme objet, et que je suppose ce qu’on désirait savoir.


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Quatrième paralogisme : paralogisme de l’idéalité
(du rapport extérieur)

Ce dont l’existence ne peut être conclue que comme celle d’une cause de perceptions données n’a qu’une existence douteuse ;

Or tous les phénomènes extérieurs sont de telle nature que leur existence ne peut être immédiatement perçue, mais qu’elle ne peut être conclue que comme cause de perceptions données ;

Donc l’existence de tous les objets des sens extérieurs est douteuse. J’appelle cette incertitude l’idéalité des phénomènes extérieurs, et la doctrine de cette idéalité se nomme l’idéalisme, auquel on peut opposer, sous le nom de dualisme, l’affirmation d’une certitude possible touchant les objets des sens extérieurs.


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Critique du quatrième paralogisme de la psychologie transcendentale.



Soumettons d’abord à l’examen les prémisses de ce raisonnement. Nous pouvons affirmer avec raison qu’il n’y a que ce qui est en nous qui puisse être immédiatement perçu, et que seule ma propre existence peut être l’objet d’une simple perception. L’existence d’un objet réel en dehors de moi (en prenant ce mot dans le sens intellectuel) n’est donc jamais donnée directement dans la perception ; mais ce n’est jamais que par rapport à cette perception, qui est une modification du sens intime, qu’elle peut être conçue, et par conséquent conclue, comme cause extérieure de cette modification. Aussi Descartes avait-il raison de restreindre toute perception dans le sens le plus étroit à la proposition : je suis (comme être pensant). Il est clair en effet que, comme l’extérieur n’est pas en moi, je ne puis le trouver dans mon aperception, ni par conséquent dans aucune perception, la perception n’étant proprement que la détermination de l’aperception.

Je ne puis donc pas proprement percevoir les objets extérieurs, mais seulement conclure de ma perception interne à leur existence, en regardant cette perception comme l’effet dont quelque chose d’extérieur est la cause la plus prochaine. Or il est toujours incertain de conclure d’un effet donné à une cause déterminée ; car l’effet peut résulter de plus d’une cause. Dans le rapport de la perception à sa cause il reste donc toujours douteux si cette cause est intérieure ou extérieure, si par conséquent toutes les prétendues perceptions extérieures ne sont pas un simple jeu de notre sens intérieur, ou si elles se rapportent à des objets réellement extérieurs comme à leur cause. Du moins l’existence de ces objets n’est-elle que conclue, et court-elle le danger de toutes les conclusions, tandis qu’au contraire l’objet du sens intérieur (moi-même avec toutes mes représentations) est immédiatement perçu et que l’existence n’en souffre aucun doute.

Sous le nom d’idéaliste il ne faut donc pas entendre celui qui nie l’existence des objets extérieurs des sens, mais celui seulement qui n’admet pas qu’elle puisse être connue par une perception immédiate, et qui en conclut que nous ne pouvons jamais être parfaitement certains de sa réalité par aucune expérience.

Avant d’exposer notre paralogisme dans sa trompeuse apparence, je dois d’abord remarquer qu’il faut nécessairement distinguer deux sortes d’idéalisme, l’idéalisme transcendental et l’idéalisme empirique. J’entends par idéalisme transcendental de tous les phénomènes la doctrine qui les regarde tous, non comme des choses en soi, mais comme de simples représentations, et d’après laquelle l’espace et le temps ne sont que des formes sensibles de notre intuition, et non des déterminations données par elles-mêmes, ou des conditions des objets considérés comme choses en soi. A cet idéalisme est opposé un réalisme transcendental, qui regarde l’espace et le temps comme quelque chose de donné en soi (indépendamment de notre sensibilité). Le réaliste transcendental se représente donc les phénomènes extérieurs (si l’on en admet la réalité) comme des choses en soi, qui existent indépendamment de nous et de notre sensibilité, et qui par conséquent existeraient en dehors de nous suivant des concepts parement intellectuels. C’est ce réaliste transcendental qui joue ensuite le rôle d’un idéaliste empirique : après avoir faussement supposé que, si les objets des sens sont des objets extérieurs, ils doivent exister en eux-mêmes et indépendamment des sens, il trouve, à ce point de vue, toutes les représentations de nos sens insuffisantes à en rendre certaine la réalité.

L’idéaliste transcendental, au contraire, peut être un réaliste empirique, et par conséquent, comme on dit, un dualiste, c’est-à-dire accorder l’existence de la matière, sans sortir de la simple conscience de soi-même, et admettre quelque chose de plus que la certitude des représentations en moi, par conséquent que le cogito, ergo sum. En effet, comme il ne donne cette matière et même sa possibilité intrinsèque que pour un phénomène, qui, séparé de notre sensibilité, n’est rien, elle n’est chez lui qu’une espèce de représentations (d’intuitions) qu’on appelle extérieures, non parce qu’elles se rapportent à des objets extérieurs en soi, mais parce qu’elles rapportent les perceptions à l’espace, où toutes choses existent les unes en dehors des autres, tandis que l’espace lui-même est en nous.

Nous nous sommes déclaré dès le début pour cet idéalisme transcendental. Dans notre théorie il n’y a plus de difficulté à admettre l’existence de la matière sur le simple témoignage de notre conscience de nous-mêmes et à la tenir pour tout aussi bien prouvée par là que l’existence de moi-même comme être · pensant. J’ai en effet conscience de mes représentations ; elles existent donc et moi-même avec elles. Or les objets extérieurs (les corps) ne sont que des phénomènes, et par conséquent ils ne sont rien qu’un mode de mes représentations, dont les objets ne sont quelque chose que par ces représentations, mais ne sont rien en dehors d’elles. Les choses extérieures existent donc tout aussi bien que moi-même, et cela, dans ou cas comme dans l’autre, sur le témoignage immédiat de ma conscience, avec cette seule différence que la représentation de moi-même comme sujet pensant est simplement rapportée au sens intérieur, tandis que les représentations qui désignent des êtres étendus sont rapportées aussi au sens extérieur. Je n’ai pas plus besoin de faire un, raisonnement par rapport à la réalité des objets extérieurs que par rapport à celle de l’objet de mon sens intérieur (de mes pensées), car les premiers et le dernier ne sont que des représentations dont la perception immédiate (la conscience) est en même temps une preuve suffisante de leur réalité.

L’idéaliste transcendantal est donc un réaliste empirique : il accorde à la matière, considérée comme phénomène, une réalité qui ne peut être conclue, mais qui est immédiatement perçue. Le réalisme transcendental au contraire tombe nécessairement dans un grand embarras : il se voit forcé de faire place à l’idéalisme empirique, parce qu’il prend les objets des sens extérieurs pour quelque chose de distinct des sens mêmes, et de simples apparences pour des êtres indépendants qui se trouvent hors de nous. Quelque excellente en effet que soit la conscience de notre représentation de ces choses, il s’en faut encore de beaucoup que, si la représentation existe, l’objet qui lui correspond existe aussi, tandis que, dans notre système, ces choses extérieures, à savoir la matière, avec toutes ses formes et ses changements, ne sont, que de purs phénomènes, c’est-à-dire des représentations en nous, de la réalité desquelles nous avons immédiatement conscience.

Puisque tous les psychologues attachés à l’idéalisme empirique ont été des réalistes transcendantaux, ils ont certainement agi d’une manière parfaitement conséquente en accordant une grande importance à l’idéalisme empirique, comme à un des problèmes dont la raison humaine ne sait guère se tirer. Si en effet on tient les phénomènes extérieurs pour des représentations produites en nous par leurs objets comme par des choses· qui se trouvent en soi hors de nous, on ne voit pas comment on pourrait connaître l’existence de ces choses autrement que par un raisonnement concluant de l’effet à la cause, en quoi il est toujours douteux si cette cause est en nous ou hors de nous. Or on peut bien accorder que nos intuitions extérieures ont pour cause quelque chose qui, dans le sens transcendental, peut bien être hors de nous ; mais ce quelque chose n’est pas l’objet que nous comprenons parmi les représentations de la matière et des choses corporelles ; car celles-ci ne sont que des phénomènes, c’est-à-dire de simples modes de représentation qui ne se trouvent jamais qu’en nous et dont la réalité repose sur la conscience immédiate tout aussi bien que la conscience de nos propres pensées. Qu’il s’agisse de l’intuition interne ou l’intuition externe, l’objet transcendental nous est également inconnu. Aussi n’est-il pas question de cet objet, mais de l’objet empirique, lequel s’appelle un objet extérieur, quand il est représenté dans l’espace, et un objet intérieur, quand il est simplement représenté dans un rapport de temps ; mais l’espace et le temps ne doivent être cherchés qu’en nous.

Cependant, comme l’expression : hors de nous, entraîne une équivoque inévitable, en signifiant tantôt quelque chose qui existe comme chose en soi distincte de nous, tantôt quelque chose qui appartient simplement au phénomène extérieur, pour mettre hors d’incertitude ce concept pris dans le dernier sens, qui est celui où le prend proprement la question psychologique concernant la réalité de notre intuition externe, nous distinguerons les objets empiriquement extérieurs de ceux qui pourraient être appelés ainsi dans le sens transcendental, par cela même que nous les nommons des choses qui se trouvent dans l’espace.

L’espace et le temps sont, il est vrai, des représentations à priori, qui résident en nous comme des formes de notre intuition sensible, avant même qu’un objet réel ait par la sensation déterminé notre sens à le représenter sous ces rapports sensibles. Mais ce quelque chose de matériel ou de réel, ce quelque chose qui doit être perçu dans l’espace présuppose nécessairement la perception et, sans cette perception qui montre la réalité de quelque chose dans l’espace, ne peut être ni feint ni produit par aucune imagination. La sensation est donc ce qui désigne une réalité dans l’espace ou le temps, suivant qu’elle est rapportée à l’une ou à l’autre espèce d’intuition sensible. Une fois que la sensation est donnée (la sensation s’appelle perception, quand elle est appliquée à un objet en général sans le déterminer), on peut, au moyen de ses éléments divers, se figurer dans l’imagination maint objet qui en dehors de cette faculté n’a plus de place empirique dans l’espace ou dans le temps. Cela est indubitablement certain : que l’on prenne les sensations de plaisir ou de peine, ou même des choses extérieures, telles que la couleur, la chaleur, etc., la perception est toujours ce par quoi la matière doit être d’abord donnée, pour que l’on puisse concevoir des objets d’intuition sensible. Cette perception représente donc (pour nous en tenir cette fois aux intuitions extérieures) quelque chose de réel dans l’espace. En effet d’abord la perception est la représentation d’une réalité, de même que l’espace est la représentation d’une simple possibilité de la coexistence. En second lieu cette réalité est représentée au sens extérieur, c’est-à-dire dans l’espace. En troisième lieu l’espace n’est lui-même rien autre chose qu’une simple représentation, et par conséquent, il ne peut y avoir en lui de réel que ce qui y est représenté *[9] ; et réciproquement ce qui y est donné, c’est-à-dire représenté par la perception, y est aussi réel ; car, s’il n’y était pas réel, c’est-à-dire donné immédiatement, par l’intuition empirique, il ne pourrait pas être non plus imaginé, puisque l’on ne saurait imaginer à priori le réel de l’intuition.

Toute perception extérieure prouve donc immédiatement quelque chose de réel dans l’espace, ou plutôt elle est le réel même, et en ce sens le réalisme empirique est hors de doute, c’est-à-dire que quelque chose de réel dans l’espace correspond à nos intuitions. Sans doute l’espace même, avec tous ses phénomènes, comme représentations, n’existe qu’en moi ; mais dans cet espace pourtant le réel, ou la matière de tous les objets de l’intuition extérieure, m’est donné véritablement et indépendamment de toute fiction. Il est impossible d’ailleurs que quelque chose d’extérieur à nous (dans le sens transcendental) soit donné dans cet espace, puisqu’il n’est rien lui-même en dehors de notre sensibilité. L’idéaliste le plus rigoureux ne peut donc exiger que l’on prouve que l’objet correspond à notre perception extérieurement à nous (dans le sens strict du mot). Car, quand bien même il y aurait un tel objet, il ne pourrait être représenté et perçu comme extérieur à nous, puisque cela suppose l’espace et que la réalité dans l’espace, qui n’est qu’une simple représentation, n’est autre chose que la perception même. Le réel des phénomènes extérieurs n’est donc véritablement que dans la perception et il ne peut être d’aucune autre manière.

La connaissance des objets peut être tirée des perceptions ou par un simple jeu de l’imagination, ou au moyen de l’expérience. Et alors il en peut certainement résulter des représentations trompeuses auxquelles les objets ne correspondent plus et où l’illusion doit être attribuée, tantôt à un prestige de l’imagination (comme dans le rêve), tantôt à un vice du jugement (comme dans ce qu’on nomme les erreurs des sens). Pour échapper ici à la fausse apparence, on suit cette règle : ce qui s’accorde avec une perception suivant des lois empiriques est réel. Mais cette illusion, aussi bien que le moyen de s’en préserver, ne concernent pas moins l’idéalisme que le dualisme, puisqu’il ne s’agit là que de la forme de l’expérience. Pour réfuter l’idéalisme empirique, comme une fausse incertitude touchant la réalité objective de nos perceptions extérieures, il suffit de remarquer que la perception extérieure prouve immédiatement une réalité dans l’espace, lequel, bien qu’il ne soit qu’une simple forme des représentations, a cependant de la réalité objective par rapport à tous les phénomènes extérieurs (qui ne sont aussi que de simples représentations). Ajoutez à cela que sans la perception la fiction et le rêve mêmes ne seraient pas possibles, et que par conséquent, suivant les données d’où l’expérience peut résulter, nos sens extérieurs ont dans l’espace leurs objets réels correspondants.

On pourrait appeler idéaliste dogmatique celui qui nie l’existence de la matière, et idéaliste sceptique, celui qui la révoque en doute, parce qu’il la tient pour indémontrable. Le premier n’adopte cette doctrine que parce qu’il croit trouver des contradictions dans la possibilité d’une matière en général, et nous n’avons pas encore affaire à lui pour le moment. La section qui va suivre sur les raisonnements dialectiques, et qui représente la raison dans sa lutte intérieure touchant les concepts qu’elle se fait de la possibilité de ce qui appartient à l’enchaînement de l’expérience, lèvera aussi cette difficulté. Mais l’idéaliste sceptique, qui s’attaque au principe même de notre affirmation, et qui tient pour insuffisante notre persuasion de l’existence de la matière, que nous croyons fondé sur la perception immédiate, est un bienfaiteur de la raison humaine, en ce sens qu’il nous oblige à bien ouvrir les yeux jusque sur le plus petit pas de l’expérience commune, et à ne pas accepter tout de suite comme une possession bien acquise ce que nous n’avons peut-être obtenu que par surprise. L’utilité que nous procurent ici les objections de cet idéalisme saute maintenant aux yeux. Elles nous poussent avec force, si nous ne voulons pas nous égarer dans nos assertions les plus communes, à regarder toutes nos perceptions, qu’elles s’appellent intérieures ou extérieures, comme une simple conscience de ce qui appartient à notre sensibilité, et les objets extérieurs de ces perceptions, non comme des choses en soi, mais comme des représentations dont nous pouvons avoir immédiatement conscience ainsi que de toute autre représentation, mais qui s’appellent extérieures parce qu’elles appartiennent à ce sens que nous nommons le sens extérieur, dont l’intuition est l’espace, lequel n’est lui-même autre chose qu’un mode intérieur de représentation où certaines perceptions s’enchaînent les unes aux autres.

Si nous donnons aux objets extérieurs la valeur de choses en soi, il est alors absolument impossible de comprendre comment nous pourrions arriver à la connaissance de leur réalité hors de nous, en nous appuyant simplement sur la représentation qui est en nous. En effet on ne peut sentir hors de soi, mais seulement en soi-même, et par conséquent toute la conscience de nous-mêmes ne nous fournit rien que nos propres déterminations. L’idéalisme sceptique nous force donc à recourir au seul refuge qui nous reste, je veux dire à l’idéalité de tous les phénomènes, idéalité que nous avons établie dans l’esthétique transcendentale indépendamment de ces conséquences que nous ne pouvions alors prévoir. Me demande-t-on si d’après cela le dualisme n’a lieu que dans la psychologie ; sans doute, répondrai-je, mais seulement dans le sens empirique, c’est-à-dire que dans l’enchaînement de l’expérience la matière est réellement donnée au sens extérieur, comme substance dans le phénomène, de même que le moi pensant est également donné comme substance dans le phénomène avant le sens intérieur, et que, de part et d’autre, les phénomènes doivent être liés entr’eux suivant les règles que cette catégorie introduit dans l’enchaînement de nos perceptions, tant externes qu’internes, pour en former une expérience. Mais si l’on voulait étendre, comme il arrive ordinairement, le concept du dualisme et le prendre dans le sens transcendantal, alors ni ce concept, ni le pneumatisme qui lui est opposé d’une part, ni le matérialisme qui lui est opposé de l’autre n’auraient plus le moindre fondement, puisque l’on fausserait alors la détermination de ses concepts en prenant la différence du mode de représentation d’objets qui nous demeurent inconnus dans ce qu’ils sont en soi pour une différence de ces choses mêmes. Le moi, représenté dans le temps par le sens intérieur et les objets représentés hors de moi dans l’espace sont, il est vrai, des phénomènes tout à fait différents spécifiquement, mais ils ne sont pas conçus pour cela comme des choses distinctes. L’objet transcendental qui sert de fondement aux phénomènes extérieurs, tout comme celui qui sert de fondement à l’intuition interne, n’est ni matière, ni être pensant en soi, mais un principe à nous inconnu des phénomènes qui nous fournissent le concept empirique de la première aussi bien que de la seconde espèce.

Si donc, comme la présente critique nous y oblige évidemment, nous restons fidèles à la règle précédemment établie, qui nous enjoint de ne pas pousser plus loin nos questions dès que l’expérience possible cesse de nous en fournir l’objet, nous ne nous laisserons pas même entraîner à rechercher ce que les objets des sens peuvent être en soi, c’est-à-dire indépendamment de tout rapport aux sens. Mais si le psychologue prend des phénomènes pour des choses en soi, qu’il admette dans sa théorie, comme choses existantes en elles-mêmes, soit, en qualité de matérialiste, la matière toute seule, soit, comme spiritualiste, l’être pensant tout seul (considéré suivant la forme de notre sens interne), soit, comme dualiste, tous les deux, il est toujours arrêté par la difficulté de prouver comment peut exister en soi ce qui n’est pas une chose en soi, mais seulement le phénomène d’une chose en général.


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RÉFLEXION


sur l’ensemble de la psychologie pure, en conséquence
de ces paralogismes.


Si nous comparons la psychologie, comme physiologie du sens interne, avec la science des corps, comme physiologie des objets des sens extérieurs, nous trouvons, indépendamment de tout ce qui peut être connu empiriquement dans les deux sciences, cette différence remarquable, que dans la dernière science beaucoup de connaissances peuvent encore être tirées à priori du seul concept d’un être étendu et impénétrable, tandis que, dans la première, aucune connaissance synthétique à priori ne peut être tirée du concept d’un être pensant. En voici la raison. Bien que l’un et l’autre soient des phénomènes, le phénomène qui s’offre au sens extérieur a cependant quelque chose de fixe et de permanent, qui fournit un substratum servant de fondement aux déterminations changeantes et par conséquent un concept synthétique, à savoir celui de l’espace et d’un phénomène dans l’espace, tandis que le temps, qui est la seule forme de notre intuition interne, n’a rien de fixe, et par conséquent ne nous fait connaître que le changement des déterminations, mais non l’objet déterminable. En effet, dans ce que nous nommons l’âme tout est en un flux continuel, et il n’y a rien de fixe, si ce n’est peut-être (si on le veut absolument) le moi, qui n’est si simple que parce que cette représentation n’a point de contenu, par conséquent point de diversité, ce qui fait qu’elle semble aussi représenter, ou, pour mieux dire, désigner un objet simple. Il faudrait que ce moi fût une intuition, qui, étant présupposée dans la pensée en général (antérieurement à toute expérience), fournît comme intuition à priori des propositions synthétiques, pour qu’il fût possible d’établir une connaissance purement rationnelle de la nature d’un être pensant en général. Mais ce moi est aussi peu une intuition qu’un concept de quelque objet ; il n’est que la forme de la conscience qui peut accompagner les deux espèces de représentations et les élever par là au rang de connaissances, à condition que quelque autre chose encore soit donnée dans l’intuition qui fournisse une matière à la représentation d’un objet. Toute la psychologie rationnelle s’écroule donc comme une science qui dépasse toutes les forces de la raison humaine ; il ne nous reste qu’à étudier notre âme suivant le fil de l’expérience, et à nous renfermer dans les limites des questions qui ne vont pas au delà des données de l’expérience interne possible.

Mais, bien que la psychologie rationnelle n’offre aucune utilité quant à l’extension de la connaissance, et que comme telle elle ne soit composée que de purs paralogismes, on ne peut cependant lui refuser une grande utilité négative, quand on ne la considère que comme un examen critique de nos raisonnements dialectiques, même de ceux de la raison commune et naturelle.

Quel besoin avons-nous d’une psychologie fondée sur des principes purs de la raison ? C’est sans doute surtout afin de mettre notre moi pensant à l’abri du danger du matérialisme. Mais c’est ce que fait le concept rationnel de notre moi pensant, que nous avons donné. Tant s’en faut en effet qu’avec ce concept il reste la moindre crainte de voir s’évanouir, avec la suppression de la matière, toute pensée et l’existence même des êtres pensants, qu’au contraire il est clairement établi que, si j’écarte le sujet pensant, tout le monde des corps doit disparaître, comme n’étant rien que le phénomène dans la sensibilité de notre sujet et un mode de représentation de ce sujet.

Il est vrai que je n’en connais pas mieux ce moi pensant quant à ses qualités, et que je ne puis apercevoir sa permanence, ni même l’indépendance de son existence par rapport à quelque substratum transcendental des phénomènes extérieurs, car celui-ci ne m’est pas moins inconnu que celui-là. Mais, comme il est possible que je tire de quelqu’autre source que de principes purement spéculatifs des raisons d’espérer une existence indépendante, c’est déjà un grand point de gagné que de pouvoir, en avouant librement ma propre ignorance, repousser les attaques dogmatiques d’un adversaire spéculatif, et lui montrer que, ne connaissant pas plus que moi la nature de mon sujet, il n’est pas plus fondé à contester la possibilité de mes espérances que moi à m’y attacher.

Sur cette apparence transcendentale de nos concepts psychologiques se fondent encore trois questions dialectiques, qui constituent le but propre de la psychologie rationnelle, et ne peuvent être résolues autrement que par les recherches précédentes. Ce sont celles 1° de la possibilité de l’union de l’âme avec un corps organique, c’est-à-dire de l’animalité et de l’état de l’âme dans la vie de l’homme ; 2° du commencement de cette union, c’est-à-dire de l’âme dans et avant la naissance de l’homme ; 3° de la fin de cette union, c’est-à-dire de l’âme dans et après la mort de l’homme (question de l’immortalité).

Or je soutiens que toutes les difficultés que l’on croit trouver dans ces questions, et dont on se sert comme d’objections dogmatiques pour se donner l’air de pénétrer plus profondément dans la nature des choses que ne peut faire l’intelligence commune, je soutiens, dis-je, que toutes ces difficultés ne reposent que sur une simple illusion : celle qui consiste à hypostasier ce qui n’existe que dans la pensée et à l’admettre comme un objet réel en dehors du sujet pensant, c’est-à-dire à regarder l’étendue, qui n’est qu’un phénomène, comme une propriété des choses extérieures subsistant même indépendamment de notre sensibilité, et le mouvement comme antérieur à son effet, qui précéderait aussi en soi réellement en dehors de nos sens. En effet la matière dont l’union avec l’âme soulève de si grandes difficultés n’est autre chose qu’une simple forme, ou une certaine espèce de représentation d’un objet inconnu formée pour cette intuition qu’on nomme le sens externe. Il peut donc bien y voir hors de nous quelque chose à quoi corresponde ce phénomène que nous appelons matière ; mais en qualité de phénomène ce quelque chose n’est pas hors de nous, il n’est que comme une pensée en nous, bien que cette pensée le représente par ce qu’on nomme le sens comme se trouvant hors de nous. La matière ne signifie donc pas une espèce de substance si complètement hétérogène et si entièrement distincte de l’objet du sens intérieur (de l’âme), mais seulement une espèce particulière de manifestation d’objets (qui nous sont inconnus en soi), dont les représentations sont nommées extérieures par opposition à celles que nous rapportons au sens interne, bien qu’elles n’appartiennent pas moins uniquement au sujet pensant que toutes les autres pensées : toute la différence est dans cette illusion qui vient de ce que, représentant des objets dans l’espace, elles se détachent en quelque sorte de l’âme et semblent s’offrir hors d’elle, tandis que l’espace même où elles sont perçues n’est rien qu’une représentation dont une image correspondante et de même qualité ne peut être trouvée hors de l’âme. La question ne porte donc plus sur l’union de l’âme avec d’autres substances connues et étrangères hors de nous, mais seulement sur la liaison des représentations du sens interne avec les modifications de notre sensibilité extérieure, et sur la manière dont elles peuvent s’unir entre elles suivant des lois constantes de façon à former ensemble une expérience.

Tant que nous rapprochons les phénomènes, internes et externes, comme simples représentations dans l’expérience, nous ne trouvons rien d’absurde et d’étrange dans l’union des deux espèces de sens. Mais, dès que nous substantifions les phénomènes extérieurs, que nous les regardons non plus comme des représentations, mais comme des choses existant en soi, hors de nous, de la même manière qu’elles sont en nous, et que, d’un autre côté, nous rapportons à notre sujet pensant leurs effets, qui les montrent comme des phénomènes en rapport les uns avec les autres, nous avons alors hors de nous des causes efficientes dont le caractère ne s’accorde plus avec les effets qu’elles produisent en nous, parce qu’il se rapporte simplement aux sens extérieurs, tandis que ces effets se rapportent au sens interne, et que ces deux sens, bien que réunis en un sujet, sont cependant tout à fait hétérogènes. Nous n’avons plus alors d’autres effets extérieurs que des changements de lieu, et d’autres forces que des efforts aboutissant à des rapports dans l’espace comme à leurs effets. En nous, au contraire, les effets sont des pensées parmi lesquelles on ne trouve point de rapport de lien, point de mouvement, de figuré ou de détermination d’espace en général, et nous perdons entièrement le fil conducteur des causes aux effets qui en devraient résulter dans le sens interne. Mais nous devrions songer que les corps ne sont pas des objets en soi, qui nous soient présents, mais une simple manifestation 1[10] de je ne sais quel objet inconnu ; que le mouvement n’est pas l’effet de cette cause inconnue, mais seulement la manifestation de leur influence sur nos sens ; que, par conséquent, ni les corps, ni leur mouvement ne sont quelque chose hors de nous, mais de simples représentations en nous ; qu’ainsi ce n’est pas le mouvement de la matière qui produit en nous des représentations, mais qu’il n’est lui-même (et par conséquent aussi la matière, qui se fait connaître par là) qu’une simple représentation, et qu’enfin toute la difficulté, qui s’offre ici d’elle-même, revient à savoir comment et par quelles causes les représentations de notre sensibilité sont liées entre elles de telle sorte que celles que nous nommons des intuitions extérieures puissent être représentées suivant des lois empiriques, comme des objets hors de nous, question qui n’implique pas du tout la prétendue difficulté d’expliquer l’origine des représentations de causes efficientes existant hors de nous et tout à fait hétérogènes, car cette difficulté n’a lieu que quand nous prenons les manifestations d’une cause inconnue pour la cause hors de nous, ce qui ne peut produire que de la confusion. Lorsque des jugements contiennent un malentendu enraciné par une longue habitude, il est impossible de les rectifier avec cette clarté qu’on est en droit d’exiger dans d’autres cas où le concept n’est pas ainsi troublé par une illusion inévitable. Aussi, en travaillant à délivrer la raison des théories sophistiques, atteindrons-nous difficilement ce degré de clarté qu’on exige pour être pleinement satisfait.

Je crois cependant pouvoir y arriver de la manière suivante.

Toutes les objections peuvent se diviser en dogmatiques, critiques et sceptiques. L’objection dogmatique est celle qui est dirigée contre une proposition ; l’objection critique, celle qui est dirigée contre la preuve d’une proposition. La première a besoin d’une connaissance directe de la nature de l’objet 1[11], afin de pouvoir affirmer le contraire de ce que la proposition met en avant touchant cet objet ; elle est donc elle-même dogmatique et prétend mieux connaître la nature de la chose dont il est question que la proposition contraire. L’objection critique, laissant de côté la valeur de la proposition et ne s’attaquant qu’à la preuve, n’a pas besoin de mieux connaître l’objet ou de s’en attribuer une meilleure connaissance ; elle montre seulement que l’assertion est sans fondement, et non pas qu’elle est fausse. L’objection sceptique oppose l’une à l’autre la proposition et la contre-proposition, comme des objections d’égale valeur, présentant chacune d’elles à son tour comme thèse et l’autre comme antithèse ; elle est ainsi en apparence dogmatique de deux côtés opposés, afin de réduire à néant tout jugement sur l’objet. L’objection dogmatique et l’objection sceptique doivent toutes deux s’attribuer autant de connaissance de leur objet qu’il est nécessaire pour en pouvoir affirmer ou nier quelque chose. L’objection critique est de telle nature qu’en se bornant à montrer qu’on invoque à l’appui de son assertion quelque chose qui est nul et purement imaginaire, elle ébranle la théorie, par cela seul qu’elle lui soustrait son prétendu fondement, sans vouloir d’ailleurs décider quelque chose sur la nature de l’objet.

Or nous sommes dogmatiques dans les concepts ordinaires de notre raison touchant le commerce de notre sujet pensant avec les choses extérieures, et nous les regardons comme de véritables objets existant indépendamment de nous, suivant un certain dualisme transcendental qui ne rapporte pas au sujet ces phénomènes extérieurs comme des représentations, mais qui, les prenant tels que l’intuition sensible nous les donne, les transporte hors de nous comme des objets et les détache entièrement du sujet pensant. Cette subreption est le fondement de toutes les théories sur le commerce entre l’âme et le corps, et l’on ne demande jamais si cette réalité objective des phénomènes est parfaitement exacte, mais on la prend pour accordée et l’on ne raisonne que sur la manière de l’expliquer et de la comprendre. Les trois systèmes ordinaires imaginés sur ce point et qui sont réellement les seuls possibles sont ceux, de l’influence physique, de l’harmonie préétablie et de l’assistance surnaturelle.

Les deux dernières manières d’expliquer l’union de l’âme avec la matière sont fondées sur les objections que soulève la première, qui est celle du sens commun : suivant elles, ce qui apparaît comme matière ne peut être, par son influence immédiate, la cause de représentations qui sont des effets d’une tout autre nature. Mais alors elles ne peuvent pas attacher à ce qu’elles entendent par objet des sens extérieurs le concept d’une matière qui n’est rien qu’un phénomène et qui par conséquent est déjà en soi une simple représentation produite par un objet extérieur quelconque ; car autrement elles diraient que les représentations des objets extérieurs (les phénomènes) ne peuvent être les causes extérieures qui produisent les représentations dans notre esprit, ce qui serait une objection tout à fait vide de sens, puisque personne ne songe à regarder comme une cause extérieure ce qu’il a une fois reconnu pour une simple représentation. Il faut donc, d’après nos principes, qu’elles fondent leur théorie sur ce que le véritable objet (l’objet transcendental) de nos sens extérieurs ne peut être la cause de ces représentations (de ces phénomènes) que nous comprenons sous le nom de matière. Or, comme personne ne peut prétendre connaître quelque chose de la cause transcendentale des représentations de nos sens extérieurs, leur assertion est tout à fait sans fondement. Que si ceux qui pensent rectifier la doctrine de l’influence physique voulaient, suivant l’idée ordinaire du dualisme transcendental, regarder la matière, en tant que telle, comme une chose en soi (et non comme une simple manifestation d’une chose inconnue) et fonder là-dessus leur objection, en montrant qu’un objet extérieur de ce genre, qui ne révèle pas d’autre causalité que celle des mouvements, ne saurait jamais être une cause efficiente de représentations, mais que l’intervention d’un troisième être est nécessaire pour fonder, sinon une action réciproque, du moins une correspondance et une harmonie · entre les deux autres, ils commenceraient leur réfutation par admettre dans leur dualisme le πρωτον ψευδοζ de l’influence physique, et par conséquent par leur objection ils ne réfuteraient pas seulement l’influence naturelle, mais leur propre hypothèse dualiste. En effet toutes les difficultés qui concernent l’union de la nature pensante avec la matière résultent sans exception de cette idée dualiste qui se glisse dans l’esprit, à savoir que la matière, comme telle, n’est pas un phénomène, c’est-à-dire une simple représentation de l’esprit à laquelle corresponde un objet inconnu, mais l’objet en soi, tel qu’il existe hors de nous et indépendamment de notre sensibilité.

Contre l’influence physique, ordinairement admise, on ne peut donc faire aucune objection dogmatique. En effet, si l’adversaire admet que la matière et son mouvement ne sont que des phénomènes, et, par conséquent, que des représentations, il ne peut faire consister la difficulté qu’en ce que l’objet inconnu de notre sensibilité ne peut être la cause des représentations qui se produisent en nous ; mais c’est là de sa part une supposition toute gratuite, puisque personne ne saurait dire ce qu’un objet inconnu peut ou ne peut pas faire. Il faut, d’après les preuves que nous avons établies plus haut, qu’il admette cet idéalisme transcendental, s’il ne veut pas manifestement substantifier des représentations et les transporter hors de lui comme des choses véritables.

Mais on peut élever avec raison une objection critique contre l’opinion ordinaire de l’influence physique. Cette hypothèse d’une union entre deux espèces de substances, la substance pensante et la substance étendue, a pour fondement un grossier dualisme, qui transforme cette dernière, laquelle n’est qu’une simple représentation du sujet pensant, en une chose existant en soi. On peut donc rendre absolument inutile la fausse théorie de l’influence physique, en montrant que la preuve sur laquelle elle s’appuie est nulle et fallacieuse.

Cette fameuse question de l’union de ce qui pense et de ce qui est étendu reviendrait donc, si l’on en écartait tout ce qui est imaginaire, simplement à ceci : comment, dans un sujet pensant en général, une intuition extérieure est-elle possible, je veux dire l’intuition de l’espace (de ce qui le remplit, la figure et le mouvement) ? Mais à cette question il n’y a de réponse possible pour aucun homme, et l’on ne peut jamais remplir cette lacune de notre savoir, mais seulement indiquer par là que l’on attribue les phénomènes extérieurs à un objet transcendental, qui est la cause de cette espèce de représentation, mais que nous ne connaissons pas et dont nous ne saurions jamais avoir aucun concept. Dans tous les problèmes que peut présenter le champ de l’expérience, nous traitons ces phénomènes comme des objets en soi, sans nous soucier du premier principe de leur possibilité (comme phénomènes) ; mais, si nous en franchissons les limites, le concept d’un objet transcendental devient nécessaire.

De ces remarques sur l’union de l’être pensant et de l’être étendu dérive, comme une conséquence immédiate, la solution de toutes les difficultés et lie toutes les objections qui concernent l’état de la nature pensante avant cette union (avant la vie), ou après la rupture de cette union (dans la mort). L’opinion que le sujet pensant a pu penser antérieurement à toute union avec les corps reviendrait à dire qu’antérieurement à cette espèce de sensibilité par laquelle quelque chose nous apparaît dans l’espace, ces mêmes objets transcendentaux qui, dans l’état présent, apparaissent comme des corps, ont pu être perçus de toute autre matière. Quant à l’opinion que l’âme, après la rupture de tout commerce avec le monde temporel, peut continuer de penser, elle se traduirait de cette manière : si le mode de la sensibilité par lequel nous apparaissent des objets transcendentaux et, quant à présent, tout à fait inconnus en soi, venait à disparaître, toute intuition de ces objets ne serait pas pour cela supprimée, et il serait bien possible que ces mêmes objets continuassent d’être connus du sujet pensant, mais non plus en qualité de corps.

Or personne ne saurait tirer des principes spéculatifs la moindre raison en faveur de cette assertion : on n’en peut pas même démontrer la possibilité ; on ne peut que la supposer ; mais personne aussi ne saurait lui opposer une objection dogmatique de quelque valeur. Personne, en effet, n’en sait pas plus que moi ou que tout autre sur la cause absolue et intrinsèque des phénomènes extérieurs et corporels. On n’est donc pas non plus fondé à prétendre savoir sur quoi repose la réalité des phénomènes extérieurs dans l’état actuel (dans la vie), ni, par conséquent, à affirmer que la condition de toute intuition extérieure, ou que le sujet pensant lui-même doit cesser après cet état (dans la mort).

Tout débat sur la nature de notre être pensant et sur son union avec le monde corporel résulte donc uniquement de ce que l’on remplit les lacunes de notre ignorance par des paralogismes de la raison, en transformant ses pensées en choses et en les substantifiant, ce qui donne lieu à une science imaginaire, aussi bien du côté de celui qui affirme que de celui qui nie, puisque chacun d’eux s’imagine savoir quelque chose d’objets dont nul homme n’a le moindre concept, ou qu’il transforme ses propres représentations en objets et tourne ainsi dans un cercle éternel d’équivoques et de contradictions. Il n’y a que le sang-froid d’une critique sévère, mais juste, qui puisse affranchir les esprits de cette illusion dogmatique, qui, par l’attrait d’un bonheur imaginaire, retient tant d’hommes dans les théories et les systèmes. Seule elle est capable de restreindre toutes nos prétentions spéculatives au champ de l’expérience possible, non point par de fades plaisanteries sur des tentatives si souvent malheureuses, ni par de pieux soupirs sur les bornes de notre raison, mais en traçant les limites de cette faculté d’après des principes certains, et en inscrivant en caractères lumineux son nihil ulterius sur les colonnes d’Hercule posées par la nature même. De cette manière, nous ne poursuivrons pas notre voyage au delà des côtes toujours continues de l’expérience, de ces côtes dont nous ne pouvons nous éloigner sans nous hasarder sur un océan sans rivages, qui, en nous offrant un horizon toujours trompeur, finirait par nous désespérer et par nous forcer à renoncer à tout long et difficile effort.


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Exposer d’une manière claire et générale l’apparence transcendentale et pourtant naturelle qui se produit dans les paralogismes de la raison pure, et en même temps en justifier l’ordonnance systématique et parallèle au tableau des catégories, c’est une tache dont il nous reste toujours à nous acquitter. Nous n’aurions pu l’entreprendre au début de cette section sans courir le risque de tomber dans l’obscurité, ou d’anticiper mal à propos. Nous allons maintenant chercher à remplir cette obligation.

On peut dire que toute apparence consiste à prendre pour une connaissance de l’objet la condition subjective de la pensée. Nous avons montré en outre dans l’introduction à la dialectique transcendentale que la raison pore s’occupe uniquement de la totalité de la synthèse des conditions pour un conditionnel donné. Or, comme l’apparence dialectique de la raison pore ne peut être une apparence empirique qui s’offre dans une connaissance empirique déterminée, elle concerne ce qu’il y a de général dans les conditions de la pensée, et il n’y a que trois cas de l’usage dialectique de la raison pure :

1. Synthèse des conditions d’une pensée en général ;
2. Synthèse des conditions de la pensée empirique ;
3. Synthèse des conditions de la pensée pure.

Dans ces trois cas la raison pure ne s’occupe que de l’absolue totalité de cette synthèse, c’est-à-dire d’une condition qui est elle-même inconditionnelle. C’est aussi sur cette division que se fonde la triple apparence transcendentale qui donne lieu aux trois sections de la dialectique, et fournit l’idée d’autant de sciences apparentes de la raison pure, la psychologie, la cosmologie et la théologie transcendentales. Nous n’avons à nous occuper ici que de la première.

Comme dans la pensée en général nous faisons abstraction de tout rapport de la pensée fi quelque objet (soit des sens, soit de l’entendement pur), la synthèse des conditions d’une pensée en général (n° 1) n’est point du tout objective ; elle est simplement une synthèse de la pensée avec le sujet, mais une synthèse qui est prise faussement pour une représentation synthétique d’un objet.

Or il suit de là que le raisonnement dialectique concluant à une condition de toute pensée en général qui soit elle-même inconditionnelle ne commet point de faute quant au contenu (puisqu’il fait abstraction de tout contenu ou de tout objet), mais, qu’il pèche seulement dans la forme et doit être appelé un paralogisme.

Comme en outre l’unique condition qui accompagne toute pensée, le moi, est dans la proposition générale : je pense, la raison a affaire à cette condition en tant qu’elle est elle-même inconditionnelle. Mais elle n’est que la condition formelle, c’est-à-dire l’unité logique de toute pensée où je fais abstraction de tout objet, et elle est pourtant représentée comme un objet que je pense, à savoir moi-même et l’unité absolue de ce moi.

Si quelqu’un me faisait en général cette question : de quelle nature est une chose qui pense, je ne saurais y répondre à priori la moindre chose, puisque la réponse devrait être synthétique. En effet une réponse analytique éclaircirait peut-être bien la pensée, mais ne donnerait pas une connaissance plus étendue de ce sur quoi repose la possibilité de cette pensée. D’un autre côté, toute solution synthétique exige une intuition, et l’intuition est tout à fait écartée dans une question aussi générale. De même, personne ne peut répondre à la question qui est posée ainsi dans toute sa généralité : de quelle nature doit être une chose qui est mobile ? En effet l’étendue impénétrable (la matière) n’est point donnée alors. Cependant, quoique je ne sache pas en général de réponse à ces questions, il me semble que je puis en donner une, en ce cas particulier, dans la proposition qui exprime la conscience : je pense. En effet ce moi est le premier sujet, c’est-à-dire une substance, il est simple, etc. Mais ce ne seraient plus alors que de simples propositions d’expérience, lesquelles, sans une règle universelle exprimant en général et à priori les conditions de la possibilité de penser, ne pourraient contenir de prédicats à priori (non empiriques). De cette manière ma prétention d’abord si plausible de juger de la nature d’un être pensant, et cela par de simples concepts, me devient suspecte, bien que je n’en aie pas découvert le vice.

Mais les recherches ultérieures sur l’origine de ces attributs, que je me donne à moi-même comme à un être pensant en général, peuvent mettre ce vice à découvert. Ils ne sont rien de plus que de pures catégories, par lesquelles je ne conçois jamais un objet déterminé, mais seulement l’unité des représentations, afin de déterminer leur objet. Sans une intuition qui serve de fondement, la catégorie ne peut me donner aucun concept d’objet ; car ce n’est que par l’intuition qu’est donné l’objet, qui, ensuite, est pensé conformément à la catégorie. Quand je définis une chose, une substance dans le phénomène, il faut que des prédicats de son intuition m’aient été donnés d’abord, et que j’y distingue le permanent du changeant, et le substratum (la chose même) de ce qui y est simplement inhérent. Quand j’appelle simple une chose qui m’est donnée dans un phénomène, j’entends par là que l’intuition de cette chose est bien une partie du phénomène, mais qu’elle ne peut être elle-même divisée, etc. Mais, lorsque quelque chose n’est reconnu comme simple que dans le concept que j’en ai et non dans le phénomène, alors je n’ai réellement par là aucune connaissance de l’objet, mais seulement du· concept que je me fais en général de quelque chose qui ne comporte aucune intuition propre. Je me borne à dire que je conçois quelque chose comme tout à fait simple, parce que je ne puis réellement dire rien de plus, sinon que c’est quelque chose.

Or la simple aperception (le moi) est substance en concept, simple en concept, etc., et ainsi tous ces théorèmes psychologiques ont une exactitude incontestable. Mais on ne connaît nullement par là ce qu’on veut proprement savoir de l’âme, car tous ces prédicats ne s’appliquent pas à l’intuition, et ne peuvent pas non plus par conséquent avoir de conséquences qui s’appliqueraient à des objets de l’expérience ; ils sont donc complètement vides. En effet ce concept de la substance ne m’apprend point que l’âme dure par elle-même ; il ne m’apprend point qu’elle est une partie des intuitions extérieures qui ne peut plus être elle-même divisée, et qui par conséquent ne peut naître ni périr par aucun changement de la nature. Ce sont là les seules propriétés qui pourraient me faire connaître l’âme dans l’enchaînement de l’expérience et m’ouvrir des vues sur son origine et sur son état futur. Si donc je dis, en me fondant uniquement sur des catégories, que l’âme est une substance simple, il est clair que, comme le pur concept intellectuel de substance, ne contient rien de plus, sinon qu’une chose doit être représentée comme un sujet en soi, qui n’est pas à son tour le prédicat d’un autre sujet, on ne peut rien conclure de là touchant la permanence, que l’attribut de simple ne peut certainement ajouter cette permanence, et que par conséquent on n’est nullement instruit par là de ce qui peut concerner l’âme dans les changements du monde. Si l’on pouvait nous dire qu’elle est une partie simple de la matière, nous pourrions dériver de là que l’expérience en apprend la permanence, et, avec la simplicité, l’indestructibilité. Mais le concept du moi, dans le principe psychologique, je pense, n’en dit pas un mot.

Mais d’où vient que l’être qui pense en nous croit se connaître lui-même par de pures catégories et par celles qui expriment l’unité absolue sous chacun de leurs titres ? Le voici. L’aperception est elle-même le principe de la possibilité des catégories, lesquelles, de leur côté, ne représentent rien autre chose que la synthèse des éléments divers de l’intuition, en tant que ces éléments trouvent leur unité dans l’aperception. La conscience de soi est donc en général la représentation de ce qui est la condition de toute unité, mais est soi-même inconditionnel. On peut donc dire du moi pensant (de l’âme), qui se conçoit comme substance, comme simple, comme numériquement identique en tout temps, et comme le corrélatif de toute existence, ou comme le terme d’où toute autre existence doit être conclue, qu’au lieu de se connaître lui-même par des catégories, il connaît les catégories, et, avec elles, tous les objets, par lui-même, dans l’unité absolue de l’aperception. A la vérité il est très-évident que ce que je dois présupposer afin de connaître en général un objet, je ne puis le connaître lui-même comme objet, et que le moi déterminant (la pensée) est distinct du moi déterminable (le sujet pensant), comme connaissance d’un objet. Mais rien n’est cependant plus naturel et plus séduisant que l’apparence qui nous fait prendre l’unité, dans la synthèse des pensées, pour une unité perçue dans le sujet de ces pensées. On pourrait la nommer la subreption de la conscience substantifiée (apperceptiones substantiatœ).

Si l’on veut donner un titre logique au paralogisme que renferment les raisonnements dialectiques de la psychologie rationnelle, en tant qu’ils ont cependant des prémisses exactes, on peut l’appeler un sophisma figurœ dictionis, dans lequel la

fait de la catégorie, relativement à sa condition, un usage purement transcendental, tandis que la mineure et la conclusion en font, par rapport à l’âme subsumée sous cette condition, un usage empirique. Ainsi, par exemple, dans le paralogisme de la simplicité, le concept de la substance est un concept intellectuel pur, qui, sans les conditions de l’intuition sensible, n’a qu’un usage purement transcendental, c’est-à-dire n’a aucun usage. Mais dans la mineure ce même concept est appliqué à l’objet de toute expérience interne, sans cependant établir d’abord et prendre pour principe la condition de son application in concreto, c’est-à-dire la permanence de cet objet, et par conséquent on en fait un usage empirique, mais qui n’est pas admissible ici.

Pour montrer enfin l’enchaînement systématique de toutes ces assertions dialectiques d’une psychologie rationnelle dans l’ordre de la raison pure, et en faire ressortir ainsi l’intégralité, il faut remarquer que l’aperception traverse toutes les classes des catégories, mais qu’elle ne s’arrête qu’aux concepts intellectuels qui, dans chacune d’elles, servent aux autres de fondement pour l’unité d’une perception possible : substance, réalité, unité (non pluralité), existence ; seulement la raison les représente toutes ici comme des conditions, elles-mêmes inconditionnelles, de la possibilité d’un être pensant. L’âme reconnaît donc en elle-même :


1
L’unité inconditionnelle.
de la relation,
c’est-à-dire
elle-même, non comme inhérente,
mais comme
subsistante.
2
L’unité inconditionnelle
de la qualité,
c’est-à-dire
non comme un tout réel,
mais comme
simple 1[12].
3
L’unité inconditionnelle
dans la pluralité dans le temps,
c’est-à-dire
non différente numériquement
dans les différents temps,
mais comme
un seul et même sujet.
4
L’unité inconditionnelle}.
de l’existence dans l’espace,
c’est-à-dire,
non comme conscience de plusieurs choses hors d’elle,
mais
seulement de l’existence d’elle-même,
et des autres choses, simplement
comme de ses représentations.


La raison est la faculté des principes. Les assertions de la psychologie pure ne contiennent pas des prédicats empiriques de l’âme, mais des prédicats qui, s’ils sont réels, doivent déterminer l’objet en lui-même, indépendamment de l’expérience, par conséquent au moyen de la seule raison. Elles devraient donc se fonder sur des principes et des concepts universels de natures pensantes en général. Au lieu de cela il se trouve qu’elles sont toutes régies par la représentation singulière : je suis. Cette représentation exprimant (d’une manière indéterminée) la pure formule de toute mon expérience, s’annonce comme une proposition universelle, qui s’applique à tous les êtres pensants ; mais, comme elle n’en est pas moins individuelle à tous égards, elle porte en elle l’apparence d’une unité absolue des conditions de la pensée en général, et par là elle s’étend au delà de la portée de l’expérience possible.




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Notes de Kant modifier

  1. (a) Voir tome Ier, page 158.
  2. 1 Dargestellt.
  3. * Qu’on fasse bien attention à cette proposition, qui est d’une grande importance. Toutes les représentations ont un rapport nécessaire à une conscience empirique possible ; car, s’il n’en était pas ainsi, il serait absolument impossible d’en avoir conscience : elles seraient pour nous comme si elles n’étaient pas du tout. Mais toute conscience empirique a un rapport nécessaire à une conscience transcendentale (antérieure à toute expérience particulière), c’est-à-dire à la conscience de moi-même, comme aperception originaire. Il est donc absolument nécessaire que dans ma connaissance toute conscience se rapporte à une même conscience (de moi-même). Il y a donc ici une unité synthétique des éléments divers (de la conscience), qui est connue à priori, et qui sert ainsi de fondement à des propositions synthétiques à priori relatives à la pensée pure, de même que l’espace et le temps servent de fondement à des propositions qui concernent la forme de la simple intuition. Cette proposition synthétique, que toutes les diverses consciences empiriques doivent être liées en une seule conscience de soi-même, est, absolument parlant, le premier principe synthétique de notre pensée en général. Mais il ne faut pas perdre de vue que la simple représentation Moi est, par rapport à toutes les autres (dont elle rend possible l’unité collective), la conscience transcendentale. Que cette représentation soit claire (dans la conscience empirique), ou qu’elle soit obscure, peu importe ici, il ne s’agit même pas de sa réalité ; il suffit de constater que la possibilité de la forme logique de toute connaissance repose nécessairement sur le rapport à cette aperception comme à une faculté.
  4. * Aucun psychologue n’a bien vu jusqu’ici que l’imagination est un ingrédient nécessaire de la perception. Cela vient en partie de ce que l’on bornait cette faculté à des reproductions, et en partie de ce que l’on croyait que les sens ne nous fournissaient pas seulement des impressions, mais les assemblaient aussi et en formaient des images des objets, ce qui certainement, outre la réceptivité des impressions, exige quelque chose de plus encore, à savoir une fonction qui en opère la synthèse.
  5. 1 Ihre Gesetzmässigkeit.
  6. (a) Voir tome II, page 9.
  7. * Il est très-aisé de donner à cette preuve la précision de la forme scolastique ordinaire. Mais pour le but que je me propose il suffit de présenter l’argument sous une forme populaire.
  8. * Une boule élastique qui en choque une autre en droite ligne lui communique tout son mouvement, par conséquent tout son état (si l’on ne considère que les positions dans l’espace). Or admettez, par analogie avec ces corps, des substances dont l’une transmettrait à l’autre ses représentations avec la conscience qui les accompagne, on concevrait ainsi toute une série de substances dont la première communiquerait son état, avec la conscience qu’elle en a, à une seconde, celle-ci le sien propre, avec celui de la substance précédente, à une troisième, et celle-ci à son tour les états de toutes les précédentes avec son propre état et la conscience de cet état. La dernière substance aurait donc conscience de tous les états qui se seraient succédé avant elle comme des siens propres, puisque ces états seraient passés en elle avec la conscience qui les accompagne, et pourtant elle n’aurait pas été la même personne dans tous ces états.
  9. * Il faut bien remarquer cette proposition paradoxale, mais exacte, qu’il n’y a rien dans l’espace que ce qui y est représenté. En effet, l’espace n’est lui-même autre chose qu’une représentation, et par conséquent ce qui est en lui doit être contenu dans la représentation, et rien absolument n’est dans l’espace qu’autant qu’il y est réellement représenté. C’est sans doute une proposition qui paraîtra étrange, que de dire qu’une chose ne peut exister que dans sa représentation, mais elle perd ici son étrangeté, puisque les choses auxquelles nous avons affaire ne sont pas des choses en soi, mais seulement des phénomènes, c’est-à-dire des représentations.
  10. 1 Eine blosse Erscheinung.
  11. 1 Einer Einsicht in die Beschaffenheit der Natur des Gegenstandes.
  12. 1 Je ne puis montrer encore maintenant comment le simple correspond ici à son tour à la catégorie de la réalité, mais cela sera expliqué dans le chapitre suivant, à l’occasion d’un autre usage du même concept.


Notes du traducteur modifier