Critique de la raison pure (trad. Barni) - 1869/TC de la Dialectique transcendentale

logique transcendentale

DEUXIÈME DIVISION

DIALECTIQUE TRANSCENDENTALE


INTRODUCTION


I

De l’apparence transcendentale

Nous avons nommé plus haut la dialectique en général une logique de l’apparence[ndt 1]. Cela ne veut pas dire qu’elle soit une théorie de la vraisemblance ; car la vraisemblance est elle-même une vérité, mais une vérité qui n’est pas encore suffisamment établie : si la connaissance de cette vérité est défectueuse, elle n’est point trompeuse pour cela, et par conséquent elle ne doit point être séparée de la partie analytique de la logique. Encore moins peut-on confondre le phénomène et l’apparence. En effet la vérité ou l’apparence ne sont pas dans l’objet, en tant qu’il est perçu, mais dans le jugement que nous portons sur ce même objet, en tant qu’il est conçu. Si donc on peut dire justement que les sens ne trompent pas, ce n’est point parce qu’ils jugent toujours exactement, c’est parce qu’ils ne jugent pas du tout. Par conséquent c’est uniquement dans le jugement, c’est-à-dire dans le rapport de l’objet à notre entendement qu’il faut placer la vérité aussi bien que l’erreur, et partant aussi l’apparence, qui nous invite à l’erreur. Il n’y a point d’erreur dans une connaissance qui s’accorde parfaitement avec les lois de l’entendement. Il n’y a pas non plus d’erreur dans une représentation des sens (puisqu’il n’y a point de jugement). Nulle force de la nature ne peut d’elle-même s’écarter de ses propres lois. Aussi ni l’entendement ni les sens ne sauraient-ils se tromper d’eux-mêmes (sans l’influence d’une autre cause). L’entendement ne le peut pas ; car, dès qu’il n’agit que d’après ses lois, l’effet (le jugement) doit nécessairement s’accorder avec elles. Quant aux sens, il n’y a point en eux de jugement, ni vrai, ni faux. Or, comme nous n’avons point d’autres sources de connaissances que ces deux-là, il suit que l’erreur ne peut être produite que par une influence inaperçue de la sensibilité sur l’entendement. C’est ce qui arrive lorsque des principes subjectifs de jugement se rencontrent avec les principes objectifs et les font dévier de leur destination[1]. Il en est ici comme d’un corps en mouvement : il suivrait toujours de lui-même la ligne droite dans la même direction, si une autre force, en agissant en même temps sur lui suivant une autre direction, ne venait lui faire décrire une ligne courbe. Pour bien distinguer l’acte propre de l’entendement de la force qui s’y mêle, il est nécessaire de considérer le faux jugement comme une diagonale entre deux forces qui déterminent le jugement suivant deux directions différentes, et de résoudre cet effet composé en celui qui revient simplement à l’entendement et celui qui revient à la sensibilité. C’est ce que l’on exprime en des jugements purs à priori au moyen d’une réflexion transcendentale qui (comme nous l’avons déjà montré) assigne à chaque représentation sa place dans la faculté de connaître à laquelle elle appartient, et permet ainsi de distinguer l’influence de la sensibilité sur l’entendement.

Notre objet n’est pas ici de traiter de l’apparence empirique (par exemple des illusions d’optique) que présente l’application empirique des règles, d’ailleurs justes, de l’entendement, et où le jugement est entraîné par l’influence de l’imagination ; il ne s’agit ici que de cette apparence transcendentale qui influe sur des principes dont l’application ne se rapporte plus du tout à l’expérience (auquel cas nous aurions encore du moins une pierre de touche pour en vérifier la valeur), et qui nous entraîne nous-mêmes, malgré tous les avertissements de la critique, tout à fait en dehors de l’usage empirique des catégories, et nous abuse par l’illusion d’une extension de l’entendement pur. Nous nommerons immanents les principes dont l’application se tient absolument renfermée dans les limites de l’expérience possible, et transcendants ceux qui sortent de ces limites. Je n’entends point par là cet usage transcendental ou cet abus des catégories, qui n’est que l’erreur où tombe notre jugement, lorsqu’il n’est pas suffisamment contenu par la critique et qu’il néglige les limites du seul terrain où puisse s’exercer l’entendement pur ; j’entends ces principes réels qui prétendent renverser toutes ces bornes et qui s’arrogent un domaine entièrement nouveau, où l’on ne reconnaît plus aucune démarcation. Le transcendental et le transcendant ne sont donc pas la même chose. Les principes de l’entendement pur que nous avons exposés plus haut n’ont qu’un usage empirique et non transcendental, c’est-à-dire que cet usage ne sort pas des limites de l’expérience. Mais un principe qui repousse ces limites et nous enjoint même de les franchir, c’est là ce que j’appelle un principe transcendant. Si notre critique peut parvenir à découvrir l’apparence de ces prétendus principes, alors ceux dont l’usage est purement empirique pourront être nommés, par opposition à ces derniers, principes immanents de l’entendement pur.

L’apparence logique, qui consiste simplement dans une fausse imitation de la forme rationelle (l’apparence des paralogismes) résulte uniquement d’un défaut d’attention aux règles logiques. Aussi se dissipe-t-elle entièrement dès que ces règles sont justement appliquées au cas présent. L’apparence transcendentale, au contraire, ne cesse pas par cela seul qu’on l’a découverte et que la critique transcendentale en a clairement montré la vanité (telle est, par exemple, celle qu’offre cette proposition : le monde doit avoir un commencement dans le temps). La cause en est qu’il y a dans notre raison (considérée subjectivement, c’est-à-dire comme une faculté de connaître humaine) des règles et des maximes fondamentales qui, en servant à son usage, ont tout à fait l’air de principes objectifs et font que la nécessité subjective d’une certaine liaison de nos concepts exigée par l’entendement, passe pour une nécessité objective, pour une détermination des choses en soi. C’est là une illusion qu’il ne nous est pas possible d’éviter, pas plus que nous ne saurions faire que la mer ne nous paraisse plus élevée à l’horizon qu’auprès du rivage, puisque nous la voyons alors par des rayons plus élevés, ou pas plus que l’astronome lui-même ne peut empêcher que la lune ne lui paraisse plus grande à son lever, bien qu’il ne soit pas trompé par cette apparence.

La dialectique transcendentale se contentera donc de découvrir l’apparence des jugements transcendentaux, et en même temps d’empêcher qu’elle ne nous trompe ; mais que cette apparence se dissipe (comme l’apparence logique) et qu’elle cesse d’être tout à fait, c’est ce qu’elle ne pourra jamais faire. Nous avons affaire en effet à une illusion naturelle et inévitable, qui repose elle-même sur des principes subjectifs et les donne pour des principes objectifs, tandis que la dialectique logique, pour résoudre les paralogismes, n’a qu’à signaler une erreur dans l’application des principes ou une apparence artificielle dans leur imitation. Il y a donc une dialectique de la raison pure qui est naturelle et inévitable. Ce n’est pas celle où s’engagent les têtes sans cervelle, faute de connaissances, ou celle qu’un sophiste a ingénieusement imaginée pour tromper les gens raisonnables ; mais celle qui est inséparablement liée à la raison humaine, et qui, alors même que nous en avons découvert l’illusion, ne cesse pas de se jouer d’elle et de la jeter à chaque instant en des erreurs qu’il faut toujours repousser.


II

De la raison pure comme siège de l’apparence transcendentale


A

De la raison en général

Toute notre connaissance commence par les sens, passe de là à l’entendement et finit par la raison. Cette dernière faculté est la plus élevée qui soit en nous pour élaborer la matière de l’intuition et ramener la pensée à sa plus haute unité. Comme il me faut ici donner une définition de cette suprême faculté de connaître, je me trouve dans un certain embarras. Elle a, comme l’entendement, un usage purement formel, c’est-à-dire logique, quand on fait abstraction de tout contenu de la connaissance ; mais elle a aussi un usage réel, puisqu’elle contient elle-même l’origine de certains concepts et de certains principes qu’elle ne tire ni des sens, ni de l’entendement. Sans doute, la première de ces deux fonctions a été définie depuis longtemps par les logiciens comme la faculté de conclure médiatement (par opposition à celle de conclure immédiatement, consequentiis immediatis) ; mais la seconde, qui produit elle-même des concepts, ne se trouve point expliquée par là. Puis donc qu’il y a lieu de distinguer dans la raison une faculté logique et une faculté transcendentale, il faut chercher un concept plus élevé de cette source de connaissances, un concept qui renferme les deux idées. Cependant nous pouvons espérer, d’après l’analogie de la raison avec l’entendement, que le concept logique nous donnera aussi la clef du concept transcendental, et que le tableau des fonctions logiques de la raison nous fournira en même temps celui des concepts de la raison.

Dans la première partie de notre logique transcendentale, nous avons défini l’entendement la faculté des règles ; nous distinguerons ici la raison de l’entendement en la définissant la faculté des principes.

L’expression de principe est équivoque, et d’ordinaire elle ne signifie qu’une connaissance qui peut être employée comme principe, sans être un principe par elle-même et dans son origine. Toute proposition universelle, fût-elle tirée de l’expérience (au moyen de l’induction), peut servir de majeure dans un raisonnement, mais elle n’est pas pour cela un principe. Les axiomes mathématiques (comme celui-ci : entre deux points, il ne peut y avoir qu’une seule ligne droite) sont bien des connaissances universelles à priori, et reçoivent à juste titre le nom de principes relativement aux cas qui peuvent y être subsumés ; mais je ne puis dire pourtant que je connais en général et en elle-même, par principes, cette propriété des lignes droites, puisque je ne la connais que dans l’intuition pure.

Je nommerai ici connaissance par principes celle où je reconnais le particulier dans le général au moyen de concepts. Ainsi tout raisonnement est une forme qui sert à dériver une connaissance d’un principe. En effet, la majeure donne toujours un concept qui fait que tout ce qui est subsumé sous la condition de ce concept est connu par là suivant un principe. Or, comme toute connaissance universelle peut servir de majeure dans un raisonnement, et que l’entendement fournit des propositions universelles à priori, ces propositions peuvent aussi recevoir le nom de principes, à cause de l’usage qu’on en peut faire.

Mais si nous considérons ces principes de l’entendement pur en eux-mêmes et dans leur origine, ils ne sont nullement des connaissances par concepts. En effet, ils ne seraient pas même possibles à priori, si nous n’y introduisions l’intuition pure (comme il arrive en mathématiques), ou les conditions d’une expérience possible en général. On ne saurait conclure du concept de ce qui arrive en général ce principe que tout ce qui arrive a une cause ; c’est bien plutôt ce principe qui nous montre comment nous pouvons avoir de ce qui arrive un concept expérimental déterminé.

L’entendement ne peut donc nous fournir de connaissances synthétiques qui dérivent de simples concepts, et ces connaissances sont les seules qu’à proprement parler j’appelle des principes, quoique toutes les propositions universelles en général puissent aussi recevoir par comparaison le nom de principes.

Il y a un vœu bien ancien, et qui s’accomplira peut-être un jour, mais quel jour ? c’est que l’on parvienne à découvrir, à la place de l’infinie variété des lois civiles, les principes de ces lois ; car c’est en cela seulement que gît le secret de simplifier, comme on dit, la législation. Mais ici les lois ne sont autre chose que des restrictions apportées à notre liberté d’après les conditions qui seules lui permettent de s’accorder constamment avec elle-même, et par conséquent elles se rapportent à quelque chose qui est tout à fait notre propre ouvrage et que nous pouvons réaliser au moyen même des concepts que nous en avons[ndt 2]. Il n’y a donc rien là d’extraordinaire[ndt 3] ; mais demander comment des objets en soi, comment la nature des choses est soumise à des principes et peut être déterminée d’après de simples concepts, c’est demander, sinon quelque chose d’impossible, du moins quelque chose de fort étrange. Quoi qu’il en soit sur ce point (car c’est encore une recherche à faire), il est clair au moins par là que la connaissance par principes (en soi) est quelque chose de tout à fait différent de la simple connaissance de l’entendement, et que, si celle-ci peut en précéder d’autres dans la forme d’un principe, elle ne repose pas en elle-même (en tant qu’elle est synthétique) sur la simple pensée et ne renferme pas quelque chose de général fondé sur des concepts.

L’entendement peut être défini la faculté de ramener les phénomènes à l’unité au moyen de certaines règles, et la raison, la faculté de ramener à l’unité les règles de l’entendement au moyen de certains principes. Elle ne se rapporte donc jamais immédiatement à l’expérience, mais à l’entendement, aux connaissances diverses duquel elle communique à priori, au moyen de certains concepts, une unité que l’on peut appeler rationnelle et qui est essentiellement différente de celle qu’on peut tirer de l’entendement.

Tel est le concept général de la faculté de la raison, autant qu’il est possible de le faire comprendre en l’absence des exemples (qui ne pourront être employés que plus tard).

B

De l’usage logique de la raison

On fait une distinction entre ce qui est immédiatement connu et ce que nous ne faisons que conclure. Que dans une figure limitée par trois lignes droites, il y ait trois angles, c’est là une connaissance immédiate ; mais que ces angles ensemble soient égaux à deux droits, ce n’est qu’une conclusion. Mais, comme nous avons continuellement besoin de conclure, et que cela devient en nous une habitude, nous unissons par ne plus remarquer cette distinction ; et, ainsi qu’il arrive dans ce qu’on appelle les illusions des sens, nous tenons souvent pour quelque chose d’immédiatement perçu ce qui n’est que conclu. Toute conclusion suppose une proposition qui sert de principe, une autre[ndt 4], qui est tirée de la première, et enfin celle[ndt 5] par laquelle la vérité de la dernière est indissolublement liée à la vérité de la première. Si le jugement conclu est déjà renfermé dans le premier, de telle sorte qu’il puisse en être tiré sans l’intermédiaire d’une troisième idée, la conclusion se nomme alors immédiate (consequentia immediata)[ndt 6] ; j’aimerais mieux l’appeler une conclusion de l’entendement[ndt 7]. Mais si, outre la connaissance qui sert de principe, il est encore besoin d’un autre jugement pour opérer la conclusion, alors c’est une conclusion de la raison ou un raisonnement[ndt 8]. Dans cette proposition : tous les hommes sont mortels, est déjà renfermée cette proposition : quelques hommes sont mortels, ou celle-ci : quelques mortels sont hommes, ou celle-ci encore : nul être immortel n’est homme, et toutes ces propositions sont des conséquences immédiates de la première. Au contraire, cette proposition : tous les savants sont mortels, n’est pas renfermée dans le premier jugement (car l’idée de savant n’y est pas comprise), et elle n’en peut être tirée qu’au moyen d’un jugement intermédiaire.

Dans tout raisonnement, je conçois d’abord une règle (major) au moyen de l’entendement. Ensuite, je subsume une connaissance sous la condition de la règle (minor) au moyen de l’imagination. Enfin je détermine ma connaissance par le prédicat de la règle (conclusio) et par conséquent à priori au moyen de la raison. Aussi le rapport que représente la majeure, comme règle, entre une connaissance et sa condition, constitue-t-il diverses espèces de raisonnements. Comme on distingue trois sortes de jugements en considérant la manière dont ils expriment le rapport de la connaissance à l’entendement, il y a aussi trois sortes de raisonnements, savoir : les raisonnements catégoriques, les hypothétiques et les disjonctifs.

Si, comme il arrive ordinairement, la conclusion se présente sous la forme d’un jugement, je veux savoir si ce jugement ne découle pas de jugements déjà donnés, par lesquels un tout autre objet est conçu, et pour cela je cherche dans l’entendement l’assertion de cette conclusion, afin de voir si elle ne rentre pas sous certaines conditions et sous une règle générale fixée par lui. Si je trouve la condition que je cherche et que l’objet de la conclusion se laisse subsumer sous la condition donnée, cette conclusion est alors tirée d’une règle qui s’applique aussi à d’autres objets de la connaissance. Par où l’on voit que la raison dans le raisonnement cherche à ramener à un très-petit nombre de principes (de conditions générales) la grande variété des connaissances de l’entendement et à y opérer ainsi la plus haute unité.

C

De l’usage pur de la raison

Peut-on isoler la raison ? c’est-à-dire est-elle une source propre de concepts et de jugements qui ne viennent que d’elle, et se rapporte-t-elle ainsi à des objets ; ou bien n’est-elle qu’une faculté subalterne, servant à imprimer à des connaissances données une certaine forme, la forme logique, et se bornant à coordonner entre elles les connaissances de l’entendement ou à ramener des règles inférieures à des règles plus élevées (dont la condition renferme dans sa sphère celle des précédentes), autant qu’on le peut faire en les comparant entre elles ? Telle est la question dont nous avons à nous occuper ici préalablement. Dans le fait, la diversité des règles et l’unité des principes, voilà ce qu’exige la raison pour mettre l’entendement parfaitement d’accord avec lui-même, de même que l’entendement soumet à des concepts la diversité des intuitions et par là les relie entre elles. Mais un tel principe ne prescrit point de loi aux objets et il n’explique nullement comment on peut en général les connaître et les déterminer comme tels ; il n’est qu’une loi subjective de cette économie dans l’usage des richesses de notre entendement, qui consiste à en ramener généralement tous les concepts, par la comparaison, au plus petit nombre possible, sans se croire autorisé pour cela à exiger des objets mêmes une unité si bien faite pour la commodité et l’extension de notre entendement et à attribuer à cette maxime une valeur objective. En un mot, la question est de savoir si la raison en soi, c’est-à-dire la raison pure, contient à priori des principes et des règles synthétiques, et en quoi consistent ces principes.

Le procédé formel et logique de la raison dans le raisonnement nous fournit déjà une indication suffisante pour trouver le fondement sur lequel repose le principe transcendental de cette faculté dans la connaissance synthétique que nous devons à la raison pure.

D’abord le raisonnement ne consiste pas à ramener à certaines règles des intuitions (comme fait l’entendement avec ses catégories), mais des concepts et des jugements. Si donc la raison pure se rapporte aussi à des objets, elle n’a point de rapport immédiat avec eux ou avec l’intuition que nous en avons, mais seulement avec l’entendement et ses jugements, lesquels s’appliquent immédiatement aux sens et à leur intuition pour en déterminer l’objet. L’unité de la raison n’est donc pas celle d’une expérience possible ; elle est essentiellement distincte de celle-ci, qui est l’unité de l’entendement. Le principe qui veut que tout ce qui arrive ait une cause n’est point du tout connu et prescrit par la raison. Il rend possible l’unité de l’expérience, et il n’emprunte rien à la raison, qui, sans ce rapport à une expérience possible, n’aurait pu avec de simples concepts prescrire une unité synthétique de ce genre.

En second lieu, la raison dans son usage logique cherche la condition générale de son jugement (de la conclusion), et le raisonnement n’est lui-même autre chose qu’un jugement que nous formons en subsumant sa condition sous une règle générale (la majeure). Or, comme cette règle doit être soumise à son tour à la même tentative de la part de la raison, et qu’il faut aussi chercher (au moyen d’un prosyllogisme) la condition de la condition, et ainsi de suite aussi loin qu’il est possible de remonter, on voit que le principe propre de la raison en général dans son usage logique est de trouver pour la connaissance conditionnelle de l’entendement l’élément inconditionnel qui doit en accomplir l’unité.

Mais cette maxime logique ne peut être un principe de la raison pure, qu’autant qu’on admet qu’avec le conditionnel est donnée aussi (c’est-à-dire contenue dans l’objet et dans sa liaison) toute la série des conditions subordonnées, laquelle, par conséquent, est elle-même inconditionnelle.

Or un tel principe de la raison pure est évidemment synthétique ; car le conditionnel se rapporte bien analytiquement à une condition, mais non pas à l’inconditionnel. Il en doit dériver aussi diverses propositions synthétiques, dont l’entendement pur ne sait rien, puisqu’il n’a affaire qu’à des objets d’expérience possible, dont la connaissance et la synthèse sont toujours conditionnelles. Mais, dès que nous avons réellement atteint l’inconditionnel, nous pouvons l’examiner en particulier dans toutes les déterminations qui le distinguent de tout conditionnel, et par conséquent il doit donner matière à plusieurs propositions synthétiques à priori.

Les propositions fondamentales qui dérivent de ce principe suprême de la raison pure sont transcendantes par rapport à tous les phénomènes, c’est-à-dire qu’il est impossible de tirer jamais de ce principe un usage empirique qui lui soit adéquat. Il est donc bien différent de tous les principes de l’entendement (dont l’usage est parfaitement immanent, puisqu’ils n’ont d’autre thème que la possibilité de l’expérience). Ce principe, que la série des conditions (dans la synthèse des phénomènes ou même de la pensée des choses en général) s’élève jusqu’à l’inconditionnel, a-t-il une valeur objective, et quelles sont les conséquences qui en dérivent relativement à l’usage empirique de l’entendement ? Ou ne serait-il pas plus vrai de dire qu’il n’y a aucun principe rationnel de ce genre ayant une valeur objective, mais simplement une prescription logique qui veut qu’en remontant à des conditions toujours plus élevées, nous nous rapprochions de l’intégrité de ces conditions, et que nous portions ainsi notre connaissance à la plus haute unité possible pour nous ? N’est-ce point par l’effet d’un malentendu que nous prenons ce besoin de la raison pour un principe transcendental de la raison pure, imposant témérairement cette intégrité absolue à la série des conditions dans les objets mêmes ? Et s’il en est ainsi, quelles sont les fausses interprétations et les illusions qui peuvent se glisser dans les raisonnements dont la majeure est tirée de la raison pure (et est peut-être plutôt une pétition qu’un postulat), et qui s’élèvent de l’expérience à ses conditions ? Voilà ce que nous avons à examiner dans la dialectique transcendentale, qu’il s’agit maintenant de dériver de ses sources, lesquelles sont profondément cachées dans la raison humaine. Nous la diviserons en deux parties principales, dont la première traitera des concepts transcendants de la raison pure, et la seconde de ses raisonnements transcendants et dialectiques.


LIVRE PREMIER

Des concepts de la raison pure

À quelque résultat qu’on puisse arriver sur la possibilité des concepts qui dérivent de la raison pure, ces concepts ne sont pas seulement réfléchis, mais conclus. Les concepts de l’entendement sont aussi à priori, c’est-à-dire antérieurs à l’expérience, qu’ils servent à constituer ; mais ils ne contiennent rien de plus que l’unité de la réflexion sur les phénomènes, en tant que ceux-ci doivent nécessairement faire partie d’une connaissance empirique possible. La connaissance et la détermination d’un objet ne sont possibles que par eux. Ils fournissent donc la première matière des conclusions, et il n’y a point avant eux de concepts à priori des objets, d’où ils puissent être conclus. Aussi leur réalité objective se fonde-t-elle uniquement sur ce que, constituant la forme intellectuelle de toute expérience, on doit toujours pouvoir en montrer l’application dans l’expérience.

Mais l’expression même de concept rationnel[ndt 9] indique d’avance que ce concept ne se renferme point dans les limites de l’expérience ; car il désigne une connaissance dont toute connaissance empirique n’est qu’une partie (une connaissance qui peut-être représente l’ensemble de l’expérience possible ou de sa synthèse empirique), et à laquelle jamais l’expérience réelle n’est parfaitement adéquate, bien qu’elle en fasse toujours partie. Les concepts de la raison servent à comprendre[ndt 10], comme ceux de l’entendement à entendre[ndt 11] (les perceptions). En renfermant l’inconditionnel, ils désignent une chose sous laquelle rentre toute expérience, mais qui n’est jamais elle-même un objet d’expérience ; une chose à laquelle conduit la raison dans les conclusions qu’elle tire de l’expérience, et d’après laquelle elle estime et mesure le degré de son usage empirique, mais qui ne forme jamais un membre de la synthèse empirique. Si cependant ces concepts ont une valeur objective, ils peuvent être nommés conceptus ratiocinati (concepts rigoureusement conclus) ; dans le cas contraire, ils ont au moins une apparence subreptice de conclusion, et peuvent être appelés conceptus ratiocinantes (concepts sophistiques). Mais, comme ce point ne peut être décidé que dans le chapitre des raisonnements dialectiques de la raison pure, nous ne saurions encore le prendre ici en considération. En attendant, de même que nous avons nommé catégories les concepts purs de l’entendement, nous désignerons sous un nom nouveau les concepts de la raison pure : nous les appellerons idées transcendentales ; nous allons expliquer et justifier cette dénomination.

PREMIÈRE SECTION

Des idées en général

Malgré la grande richesse de nos langues, le philosophe se voit souvent embarrassé pour trouver une expression qui convienne exactement à sa pensée, et faute de cette expression, il ne peut se rendre intelligible ni aux autres ni à lui-même. Forger de nouveaux mots est une prétention à s’ériger en législateur de la langue qui est rarement bien accueillie. Avant d’en venir à ce moyen douteux, il est plus sage de chercher si quelque langue morte et savante ne présenterait pas l’idée en question avec l’expression qui lui convient ; et, dans le cas où l’antique usage de cette expression serait devenu incertain par la faute de son auteur, il vaut encore mieux s’en servir en revenant au sens qui lui est propre (dût-on laisser douteuse la question de savoir si ce sens était bien celui qu’on lui donnait), que de tout perdre en se rendant inintelligible.

Si donc, pour exprimer un certain concept, qu’il importe de distinguer de tout autre concept analogue, il ne se trouve qu’un seul mot dont l’acception reçue convienne exactement à ce concept, il est sage de ne pas le prodiguer, ou de ne pas l’employer seulement comme synonyme pour varier ses expressions, mais de lui conserver soigneusement sa signification particulière ; autrement, l’expression n’ayant pas suffisamment occupé l’attention et se perdant dans une foule d’autres de sens très-différents, il arrive tout naturellement que la pensée, qu’elle aurait pu seule conserver, se perd avec elle. Platon se servit du mot idée de telle sorte qu’on voit bien qu’il entendait par là quelque chose qui non-seulement ne dérive pas des sens, mais dépasse même les concepts de l’entendement dont s’est occupé Aristote, puisque l’on ne saurait rien trouver dans l’expérience qui y corresponde. Les idées sont pour lui les types des choses mêmes, et non pas de simples clefs pour des expériences possibles, comme les catégories. Dans son opinion, elles dérivent de la raison suprême, d’où elles ont passé dans la raison humaine : mais cette dernière se trouve actuellement déchue de son état primitif, et ce n’est qu’avec peine qu’au moyen de la réminiscence (qui s’appelle la philosophie) elle peut rappeler ses anciennes idées, aujourd’hui fort obscurcies. Je ne veux pas m’engager ici dans une recherche littéraire pour déterminer le sens que le sublime philosophe attachait à son expression. Je remarque seulement que, soit dans le langage ordinaire, soit dans les écrits, il n’est pas rare d’arriver par le rapprochement des pensées qu’un auteur a voulu exprimer sur son objet, à le comprendre mieux qu’il ne s’est compris lui-même, faute d’avoir suffisamment déterminé son idée et pour avoir été conduit ainsi à parler ou même à penser contrairement à son but.

Platon voyait très-bien que notre faculté de connaître sent un besoin beaucoup plus élevé que celui d’épeler des phénomènes pour les lier synthétiquement et les lire ainsi dans l’expérience, et que notre raison s’élève naturellement à des connaissances trop hautes pour qu’un objet, donné par l’expérience, puisse jamais y correspondre, mais qui n’en ont pas moins leur réalité et ne sont pas pour cela de pures chimères.

Platon trouvait surtout ses idées dans tout ce qui est pratique[2], c’est-à-dire dans ce qui repose sur la liberté, laquelle, de son côté, est soumise à des connaissances qui sont proprement un produit de la raison. Celui qui voudrait puiser dans l’expérience les concepts de la vertu, ou (comme beaucoup l’ont fait réellement) donner pour type à la connaissance ce qui, en tous cas, ne peut servir que d’exemple ou de moyen imparfait d’explication, celui-là ferait de la vertu une chose équivoque, variable suivant les temps et les circonstances, et incapable de fournir aucune règle. Au contraire chacun s’aperçoit que, si on lui présente un certain homme comme le modèle de la vertu, il trouve dans son propre esprit le véritable original auquel il compare ce prétendu modèle et d’après lequel il le juge lui-même. Or c’est là l’idée de la vertu ; et si l’on en peut trouver des exemples dans les objets possibles de l’expérience (ou des preuves qui montrent que ce qu’exige le concept de la raison est praticable dans une certaine mesure), ce n’est pas là qu’il en faut chercher le type. De ce qu’un homme n’agit jamais d’une manière adéquate à ce que contient la pure idée de la vertu, il ne s’en suit nullement que cette idée soit quelque chose de chimérique. En effet tout jugement sur la valeur morale ou le manque de valeur morale des actions n’est possible qu’au moyen de cette idée ; par conséquent elle sert nécessairement de fondement à tout progrès vers la perfection morale, si loin d’ailleurs que nous en soyons retenus par les obstacles que nous rencontrons dans la nature humaine et dont il est impossible de déterminer le degré.

La république de Platon est devenue proverbiale comme exemple frappant d’une perfection imaginaire, qui ne peut avoir son siége que dans le cerveau d’un penseur oisif, et Brucker trouve ridicule cette assertion du philosophe, que jamais un prince ne gouvernera bien s’il ne participe aux idées. Mais il vaudrait mieux s’attacher davantage à cette pensée, et (là où cet excellent homme nous laisse sans secours) faire de nouveaux efforts pour la mettre en lumière, que de la rejeter comme inutile sous ce très-misérable et très-fâcheux prétexte qu’elle est impraticable. Une constitution ayant pour but la liberté humaine la plus grande possible, en la fondant sur des lois qui permettent à la liberté de chacun de s’accorder avec celle de tous les autres (je ne parle pas du plus grand bonheur possible, car il en découlera naturellement), c’est là au moins une idée nécessaire, qui doit servir de principe non-seulement au premier plan d’une constitution politique, mais encore à toutes les lois, et où il faut d’abord faire abstraction de tous les obstacles actuels, lesquels résultent peut-être bien moins inévitablement de la nature humaine que du mépris des vraies idées en matière de législation. En effet il ne peut rien y avoir de plus préjudiciable et de plus indigne d’un philosophe que d’en appeler, comme on le fait vulgairement, à une expérience soi-disant contraire ; car cette expérience n’aurait jamais existé si l’on avait su consulter les idées en temps opportun et si, à leur place, des préjugés grossiers, justement parce qu’ils venaient de l’expérience, n’avaient pas rendu tout bon dessein inutile. Plus la législation et le gouvernement seraient conformes à ces idées, plus les peines deviendraient rares, et il est tout à fait raisonnable de penser (avec Platon) que, dans une constitution parfaite, elles ne seraient plus du tout nécessaires. Quoique cette dernière chose ne puisse jamais se réaliser, ce n’en est pas moins une idée juste que celle qui pose ce maximum comme le type qu’on doit avoir en vue pour rapprocher toujours davantage la constitution légale des hommes de la plus grande perfection possible. En effet personne ne peut et ne doit déterminer quel est le plus haut degré où doive s’arrêter l’humanité, et par conséquent combien grande est la distance qui doit nécessairement subsister entre l’idée et sa réalisation ; car la liberté peut toujours dépasser les bornes assignées.

Mais ce n’est pas seulement dans les choses où la raison humaine montre une véritable causalité et où les idées sont des causes efficientes (des actions et de leurs objets), c’est-à-dire dans les choses morales, c’est aussi dans la nature même que Platon voit avec raison des preuves évidentes de cette vérité, que les choses doivent leur origine à des idées. Une plante, un animal, l’ordonnance régulière du monde (sans doute aussi l’ordre entier de la nature) montrent clairement que tout cela n’est possible que d’après des idées. À la vérité, aucune créature individuelle, dans les conditions individuelles de son existence, n’est adéquate à l’idée de la plus grande perfection de son espèce (de même que l’homme ne peut reproduire qu’imparfaitement l’idée de l’humanité, qu’il porte dans son âme comme le modèle de ses actions), mais chacune de ces idées n’en est pas moins déterminée immuablement et complètement dans l’intelligence suprême ; elles sont les causes originaires des choses, mais seul l’ensemble des choses qu’elles relient dans le monde leur est parfaitement adéquat. À part ce qu’il peut y avoir d’exagéré dans l’expression, c’est une tentative digne de respect et qui mérite d’être imitée, que cet essor de l’esprit du philosophe pour s’élever de la contemplation de la copie que lui offre l’ordre physique du monde à cet ordre architectonique qui se règle sur des fins, c’est-à-dire sur des idées. Mais, pour ce qui est des principes de la morale, de la législation et de la religion, où les idées rendent possible l’expérience elle-même (du bien), quoiqu’elles n’y puissent jamais être entièrement exprimées, cette tentative a un mérite tout particulier, qu’on ne méconnaît que par ce qu’on en juge d’après ces mêmes règles empiriques qui doivent perdre toute leur valeur de principes en face des idées. En effet, si, à l’égard de la nature, c’est l’expérience qui nous donne la règle et qui est la source de la vérité, à l’égard des lois morales, c’est l’expérience (hélas !) qui est la mère de l’apparence, et c’est se tromper grossièrement que de tirer de ce qui se fait les lois de ce qui doit se faire, ou de vouloir les y restreindre.

Mais, au lieu de nous livrer à ces considérations qui, convenablement présentées, font en réalité la vraie gloire du philosophe, occupons-nous à présent d’un travail beaucoup moins brillant, mais qui n’est pourtant pas non plus sans mérite. Il s’agit de déblayer et d’affermir le sol qui doit porter le majestueux édifice de la morale ; car en le fouillant avec bonne intention, mais inutilement, pour y trouver des trésors, la raison y a creusé bien des trous de taupe qui menacent la solidité de cet édifice. L’usage transcendental de la raison pure, ses principes et ses idées, voilà donc ce que nous sommes obligés de connaître exactement pour pouvoir déterminer l’influence de la raison pure et en apprécier la valeur. Cependant, avant de quitter cette introduction, je supplie ceux qui ont la philosophie à cœur (ce qui dit plus qu’on ne semble le croire ordinairement), je les supplie, s’ils se trouvent convaincus par ce que je viens de dire et par ce qui suit, de prendre sous leur protection l’expression d’idée ramenée à son sens primitif, afin qu’on ne la confonde plus désormais avec les autres expressions dont on a coutume de se servir pour désigner indistinctement les divers modes de représentation, au grand préjudice de la science. Il y a pourtant assez d’expressions parfaitement appropriées aux différentes espèces de représentations, pour que nous n’ayons pas besoin, quand nous voulons exprimer l’une, d’empiéter sur le domaine d’une autre. En voici une échelle graduée. Le terme générique est la représentation[ndt 12] en général (repræsentatio). La représentation avec conscience est la perception[ndt 13] (perceptio). Une perception qui se rapporte simplement au sujet, comme modification de son état, est une sensation[ndt 14] (sensatio) ; une perception objective est une connaissance[ndt 15] (cognitio). La connaissance à son tour est ou intuition[ndt 16] ou concept[ndt 17] (intuitus vel conceptus). La première se rapporte immédiatement à l’objet et elle est singulière ; le second ne s’y rapporte que médiatement, au moyen d’un signe qui peut être commun à plusieurs choses. Le concept est ou empirique ou pur ; et le concept pur, en tant qu’il a uniquement son origine dans l’entendement (et non dans une image pure de la sensibilité) s’appelle notion (notio[ndt 18]). Un concept formé de notions qui dépassent la possibilité de l’expérience est une idée[ndt 19], c’est-à-dire un concept rationnel[ndt 20]. Quand on est une fois accoutumé à ces distinctions, on ne peut plus supporter d’entendre appeler idée la représentation de la couleur rouge ; elle n’est même pas une notion (un concept de l’entendement.)


DEUXIÈME SECTION

Des idées transcendentales

L’analytique transcendentale nous a montré comment la forme purement logique de notre connaissance peut contenir la source de concepts purs à priori, qui représentent des objets antérieurement à toute expérience, ou plutôt qui expriment une unité synthétique sans laquelle serait impossible toute connaissance empirique des objets. La forme des jugements (convertie en concept de la synthèse des intuitions) a produit des catégories qui dirigent tout usage de l’entendement dans l’expérience. Nous pouvons espérer de même que la forme des raisonnements, appliquée à l’unité synthétique des intuitions suivant la règle des catégories, contiendra aussi la source de concepts particuliers à priori, que nous nommerons concepts purs de la raison ou idées transcendentales, et qui détermineront d’après des principes l’usage de l’entendement dans l’ensemble de l’expérience tout entière.

La fonction de la raison dans ses raisonnements réside dans l’universalité de la connaissance par concepts, et le raisonnement n’est lui-même qu’un jugement, qui est déterminé à priori dans toute l’étendue de sa condition. Cette proposition : Caïus est mortel, je pourrais aussi la tirer simplement de l’expérience par le moyen de l’entendement. Mais je cherche un concept contenant la condition sous laquelle est donné le prédicat (l’assertion en général) de ce jugement (c’est-à-dire ici le concept de l’homme) ; et, après avoir subsumé sous cette condition prise dans toute son extension (tous les hommes sont mortels), je détermine en conséquence la connaissance de mon objet (Caïus est mortel).

Nous restreignons donc, dans la conclusion d’un raisonnement, un prédicat à un certain objet, après l’avoir préalablement conçu, en la majeure, dans toute son extension sous une certaine condition, et c’est cette entière extension dans la quantité d’une condition de ce genre qui s’appelle l’universalité (universalitas). À cette universalité correspond, dans la synthèse des intuitions, la totalité[ndt 21] (universitas) des conditions. Le concept rationnel transcendental n’est donc que celui de la totalité des conditions d’un conditionnel donné. Or, comme seul l’inconditionnel rend possible la totalité des conditions, et que réciproquement la totalité des conditions est elle-même toujours inconditionnelle, un concept rationnel pur peut être défini le concept de l’inconditionnel, en tant qu’il sert de principe à la synthèse du conditionnel.

Or, autant l’entendement se représente de rapports au moyen des catégories, autant il y aura aussi de concepts rationnels purs. Il faudra donc chercher un inconditionnel : 1o pour la synthèse catégorique en un sujet : 2o pour la synthèse hypothétique des membres d’une série ; 3o pour la synthèse disjonctive des parties dans un système.

Il y a en effet tout juste autant d’espèces de raisonnements, dont chacune tend à l’inconditionnel par des prosyllogismes : la première, à un sujet qui ne soit plus lui-même prédicat ; la seconde, à une supposition qui ne suppose rien de plus ; la troisième, à un agrégat des membres de la division qui ne laisse rien à demander de plus pour la parfaite division d’un concept. Les concepts rationnels purs de la totalité dans la synthèse des conditions sont donc nécessaires, du moins comme problèmes, pour pousser, autant que possible, l’unité de l’entendement jusqu’à l’inconditionnel, et ils ont à ce titre leur fondement dans la nature humaine, bien que peut-être ces concepts transcendentaux n’aient point in concreto d’usage qui leur soit approprié, et qu’ils n’aient d’autre utilité que de diriger l’entendement de manière à ce qu’en étendant son usage aussi loin que possible, il reste toujours d’accord avec lui-même.

Mais en parlant ici de la totalité des conditions et de l’inconditionnel ou de l’absolu[ndt 22] comme d’un titre commun à tous les concepts rationnels, nous rencontrons une expression que nous ne saurions nous dispenser d’employer, mais dont nous ne pouvons nous servir sûrement à cause de l’ambiguïté produite par le long abus qu’on en a fait. Le mot absolu est du petit nombre de ceux qui, dans leur sens primitif, désignaient un concept qu’aucune autre expression de la même langue ne peut rendre exactement, et dont la perte, ou, ce qui est la même chose, l’acception ambiguë entraîne nécessairement la perte du concept même ; et il s’agit ici d’un concept qui, occupant beaucoup la raison, ne saurait lui faire défaut sans un grand dommage pour tous les jugements transcendentaux. Le mot absolu est le plus souvent employé aujourd’hui pour indiquer simplement que quelque chose est considéré en soi et a par conséquent une valeur intrinsèque. Dans ce sens, l’expression absolument possible signifierait possible en soi (interne), ce qui est dans le fait le moins qu’on puisse dire d’une chose. D’un autre côté, on l’emploie aussi quelquefois pour désigner que quelque chose est valable à tous égards (d’une façon illimitée, comme par exemple le pouvoir absolu), et en ce sens l’expression absolument possible signifierait possible sous tous les rapports, ce qui est le plus que l’on puisse dire de la possibilité d’une chose. Or ces sens se rencontrent parfois ensemble. Ainsi, par exemple, ce qui est impossible intrinsèquement l’est aussi sous tous les rapports, par conséquent absolument. Mais, dans la plupart des cas, ils sont infiniment éloignés, et de ce qu’une chose est possible en soi, je n’en puis nullement conclure qu’elle soit possible aussi à tous égards, par conséquent absolument. Je montrerai même dans la suite que la nécessité absolue ne dépend nullement dans tous les cas de la nécessité interne, et que par conséquent, elle ne doit pas être regardée comme son équivalent. Sans doute, dès que le contraire de quelque chose est intrinsèquement impossible, il est aussi par là même absolument impossible ; mais la réciproque n’est pas vraie : de ce qu’une chose est absolument nécessaire, je ne puis conclure que le contraire de cette chose soit intrinsèquement impossible, ou que la nécessité absolue des choses soit une nécessité interne ; car cette nécessité interne est dans certains cas une expression tout à fait vide, à laquelle nous ne saurions attacher le moindre concept, tandis que la nécessité d’une chose à tous égards (pour tout le possible) implique des déterminations toutes particulières. Or, comme la perte d’un concept de grande application dans la philosophie spéculative ne peut jamais être indifférente au philosophe, j’espère qu’il ne verra pas non plus avec indifférence les précautions prises pour déterminer et conserver l’expression à laquelle est attaché le concept.

Je me servirai donc du mot absolu dans ce sens plus étendu, en l’opposant à ce qui n’a qu’une valeur comparative, ou n’a de valeur que sous un certain rapport ; car cette dernière valeur est restreinte à des conditions, tandis que la première est sans restriction.

Or le concept rationnel transcendental ne se rapporte jamais qu’à l’absolue totalité dans la synthèse des conditions, et jamais il ne s’arrête qu’à ce qui est inconditionnel absolument, c’est-à-dire sous tous les rapports. En effet, la raison pure abandonne tout à l’entendement, qui s’applique immédiatement aux objets de l’intuition ou plutôt à la synthèse de ces objets dans l’imagination. Elle se réserve seulement l’absolue totalité dans l’usage des concepts de l’entendement, et cherche à pousser l’unité synthétique, conçue dans la catégorie, jusqu’à l’inconditionnel absolu[ndt 23]. On peut donc désigner cette totalité sous le titre d’unité rationnelle[ndt 24] des phénomènes, par opposition à celle qu’exprime la catégorie et qui est l’unité intellectuelle[ndt 25]. Ainsi la raison ne se rapporte qu’à l’usage de l’entendement, non pas, à la vérité, en tant qu’il contient le principe d’une expérience possible (car la totalité absolue des conditions n’est pas un concept applicable dans une expérience, parce qu’il n’y a pas d’expérience qui soit inconditionnelle), mais pour lui prescrire de se diriger en vue d’une certaine unité dont il n’a aucun concept et qui tend à embrasser en un tout absolu tous les actes de l’entendement relativement à chaque objet. Aussi l’usage objectif des concepts purs de la raison est-il toujours transcendant, tandis que celui des concepts purs de l’entendement d’après sa nature, doit toujours être immanent, puisqu’il se borne simplement à l’expérience possible.

J’entends par idée un concept rationnel nécessaire, auquel ne peut correspondre aucun objet donné par les sens. Ainsi les concepts purs de la raison, que nous examinons maintenant, sont des idées transcendentales. Ce sont des concepts de la raison pure ; car ils considèrent toute connaissance expérimentale comme déterminée par une totalité absolue des conditions. Ils ne sont pas formés arbitrairement, mais ils nous sont donnés par la nature même de la raison, et ils se rapportent d’une manière nécessaire à tout l’usage de l’entendement. Ils sont enfin transcendants, et dépassent les limites de toute expérience, où l’on ne saurait jamais trouver un objet adéquat à l’idée transcendentale. Lorsqu’on nomme une idée, on dit beaucoup eu égard à l’objet (comme objet de l’entendement pur), mais on dit très-peu eu égard au sujet (c’est-à-dire relativement à sa réalité sous des conditions empiriques), précisément parce que, comme concept d’un maximum, elle ne peut jamais être donnée in concreto dans une intuition adéquate. Or, comme ce concept est proprement tout le but de l’usage purement spéculatif de la raison, et que, si l’on ne fait qu’approcher d’un concept, sans pouvoir l’atteindre jamais dans l’exécution[ndt 26], c’est comme si on le manquait tout à fait, on dit d’un concept de ce genre qu’il n’est qu’une idée. Ainsi, on pourrait dire que la totalité absolue des phénomènes n’est qu’une idée ; car, comme nous ne saurions jamais nous figurer rien de pareil, elle reste un problème sans solution. Au contraire, comme dans l’usage pratique de l’entendement, il ne s’agit que de l’exécution de certaines règles, l’idée de la raison pratique peut toujours être donnée réellement, bien que partiellement, in concreto, et même elle est la condition indispensable de tout usage pratique de la raison. L’exécution de cette idée est toujours bornée et défectueuse, mais dans des limites qu’il est impossible de déterminer, et, par conséquent, elle est toujours soumise à l’influence du concept d’une absolue perfection. L’idée pratique est donc toujours extrêmement féconde, et elle est indispensablement nécessaire par rapport aux actions réelles. La raison pure y puise la causalité nécessaire pour produire réellement ce qui y est contenu. Aussi ne peut-on dire dédaigneusement de la sagesse qu’elle n’est qu’une idée : mais, précisément parce qu’elle est l’idée de l’unité nécessaire de toutes les fins possibles, elle doit servir de règle à toute pratique, comme condition originaire et tout au moins restrictive.

Quoiqu’on puisse dire que les concepts transcendentaux de la raison ne sont que des idées, on ne doit pas cependant les regarder comme superflus et vains. En effet, si aucun objet ne peut être déterminé par là, ils peuvent du moins fournir au fond et en secret à l’entendement un canon qui lui permette d’étendre et d’accorder son usage, et qui, sans lui faire connaître aucun autre objet que ceux qu’il connaîtrait au moyen de ses propres concepts, le dirige mieux et le conduit plus avant dans cette connaissance. Je n’ajoute point ici que ces idées servent peut-être à former un passage entre les concepts de la nature et les concepts pratiques, et à donner ainsi aux idées pratiques elles-mêmes un support et un lien avec les connaissances spéculatives de la raison : tout cela se trouvera expliqué plus tard.

Mais, pour ne pas nous écarter de notre but, laissons ici de côté les idées pratiques, et considérons uniquement la raison dans son usage spéculatif, en restreignant encore celui-ci au point de vue transcendental. Il nous faut suivre ici la marche que nous avons suivie plus haut dans la déduction des catégories, c’est-à-dire examiner la forme logique de la connaissance rationnelle, et voir si par hasard la raison n’est point par là une source de concepts au moyen desquels nous regarderions des objets en soi comme synthétiquement déterminés à priori relativement à telle ou telle fonction de la raison.

La raison, considérée comme la faculté qui donne une certaine forme logique à la connaissance, est la faculté de conclure, c’est-à-dire de juger médiatement (en subsumant la condition d’un jugement possible sous celle d’un jugement donné). Le jugement donné est la règle générale (la majeure, major). La subsomption de la condition d’un autre jugement possible sous la condition de la règle est la mineure (minor). Enfin le jugement réel, qui exprime l’assertion de la règle dans le cas subsumé, est la conclusion (conclusio). En effet la règle exprime quelque chose de général sous une certaine condition. Or la condition de la règle se trouve dans un cas donné. Donc ce qui avait une valeur générale sous cette condition doit être considéré comme ayant la même valeur dans le cas donné (qui renferme cette condition). On voit aisément que la raison arrive à une connaissance au moyen d’actes de l’entendement qui constituent une série de conditions. Si je n’arrive à cette proposition : tous les corps sont changeants, qu’en partant de cette connaissance plus éloignée (où le concept du corps ne se trouve pas encore, mais qui en contient la condition) : tout composé est changeant, et en allant de celle-ci à cette autre plus rapprochée, qui est soumise à la condition de la première : les corps sont composés, pour passer enfin de cette seconde à une troisième, qui unit la connaissance éloignée (le terme changeant) à la connaissance présente : donc les corps sont changeants ; je passe alors par une série de conditions (de prémisses) pour arriver à une connaissance (à une conclusion). Or toute série dont l’exposant (que ce soit un jugement catégorique ou hypothétique) est donné, pouvant être poursuivie, le même procédé rationnel conduit à la ratiocinatio polysyllogistica, laquelle est une série de raisonnements qui peut être indéfiniment continuée, soit du côté des conditions (per prosyllogismos), soit du côté du conditionnel (per episyllogismos).

Il est aisé de voir que la chaîne ou la série des prosyllogismes, c’est-à-dire des connaissances poursuivies du côté des principes ou des conditions d’une connaissance donnée, ou, en d’autres termes, que la série ascendante des raisonnements doit se comporter à l’égard de la raison tout autrement que la série descendante, c’est-à-dire la progression que suit la raison, du côté du conditionnel, par le moyen des épisyllogismes. En effet, puisque dans le premier cas la connaissance (conclusio) n’est donnée que comme conditionnelle, on ne saurait arriver rationnellement à cette connaissance que si l’on suppose donnés tous les membres de la série du côté des conditions (c’est-à-dire la totalité dans la série des prémisses) : ce n’est que dans cette supposition que le jugement en question est possible à priori ; au contraire, du côté du conditionnel ou des conséquences, on ne conçoit qu’une série future, et non une série déjà entièrement supposée ou donnée, et, par conséquent, qu’une progression virtuelle[ndt 27]. Si donc une connaissance est regardée comme conditionnelle, la raison est forcée de considérer la série des conditions, suivant une ligne ascendante, comme achevée et donnée dans sa totalité. Mais, si cette même connaissance est regardée en même temps comme la condition d’autres connaissances, qui constituent entre elles une série de connaissances, suivant une ligne descendante, la raison peut demeurer tout à fait indifférente sur la question de savoir jusqu’où s’étend cette progression à parte posteriori, et même si en général la totalité de cette série est possible ; elle n’a pas besoin en effet d’une telle série pour la conclusion qui se présente à elle, puisque cette conclusion est déjà suffisamment déterminée et assurée par ses principes à parte priori. Soit donc que, du côté des conditions, la série des prémisses ait un point de départ comme condition suprême, ou qu’elle n’en ait pas et qu’elle soit ainsi sans limites à parte priori, toujours doit-elle représenter la totalité des conditions, ne dussions-nous jamais parvenir à l’embrasser ; et il faut que la série entière soit vraie absolument, pour que le conditionnel, qui en est regardé comme une conséquence, puisse être lui-même tenu pour vrai. C’est là ce qu’exige la raison, laquelle présente sa connaissance, ou bien comme étant par elle-même déterminée à priori et nécessaire, auquel cas il n’y a pas besoin de principes, ou bien, quand cette connaissance est dérivée, comme un membre d’une série de principes, qui est elle-même absolument vraie.


TROISIÈME SECTION

Système des idées transcendentales

Nous n’avons pas à nous occuper ici d’une dialectique logique, qui fait abstraction de tout contenu de la connaissance et ne découvre la fausse apparence que dans la forme des raisonnements, mais d’une dialectique transcendentale, qui doit contenir tout à fait à priori l’origine de certaines connaissances dérivées de la raison pure, ou de certains concepts déduits dont l’objet ne peut être donné empiriquement et qui par conséquent sont absolument en dehors de la sphère de l’entendement pur. Du rapport qui doit naturellement exister, aussi bien dans les raisonnements que dans les jugements, entre l’usage transcendental de notre connaissance et son usage logique, nous avons conclu qu’il n’y a que trois espèces de raisonnements dialectiques, lesquels se rapportent en général aux trois sortes de raisonnements par lesquels la raison peut aller de certains principes à certaines connaissances, et qu’en tout sa fonction consiste à s’élever de la synthèse conditionnelle, à laquelle l’entendement reste toujours attaché, à la synthèse inconditionnelle, qu’il ne peut jamais atteindre.

Or, si l’on envisage d’une manière générale tous les rapports que peuvent avoir nos représentations, on trouve 1o le rapport au sujet, 2o le rapport à des objets ; et ces objets à leur tour peuvent être considérés soit comme phénomènes, soit comme objets de la pensée en général. Si l’on joint cette subdivision à la première, on verra que le rapport des représentations, dont nous pouvons nous faire un concept ou une idée, est triple, et l’on aura : 1o le rapport au sujet ; 2o le rapport à la diversité de l’objet dans le phénomène ; 3o le rapport à toutes les choses en général.

Or tous les concepts purs en général ont à tenir compte de l’unité synthétique des représentations, et les concepts de la raison pure (les idées transcendentales), de l’unité synthétique absolue de toutes les conditions en général. Par conséquent toutes les idées transcendentales se ramèneront à trois classes, dont la première contient l’unité absolue (inconditionnelle) du sujet pensant ; la seconde, l’unité absolue de la série des conditions du phénomène ; la troisième, l’unité absolue de la condition de tous les objets de la pensée en général.

Le sujet pensant est l’objet de la psychologie ; l’ensemble de tous les phénomènes (le monde), celui de la cosmologie ; et ce qui contient la condition suprême de la possibilité de tout ce qui peut être conçu (l’être de tous les êtres), l’objet de la théologie. La raison pure nous fournit donc l’idée d’une psychologie transcendentale (psychologia rationalis), d’une cosmologie transcendentale (cosmologia rationalis), enfin d’une théologie transcendentale (theologia transcendentalis). L’entendement ne saurait tracer la plus simple esquisse de l’une ou de l’autre de ces sciences, quand même il se lierait à l’usage logique le plus élevé de la raison, c’est-à-dire à tous les raisonnements imaginables, de manière à s’avancer de l’un des objets auxquels s’applique cet usage (d’un phénomène) à tous les autres et à s’élever ainsi aux membres les plus éloignés de la synthèse empirique ; elle est simplement un produit véritable ou un problème de la raison pure.

Quels sont les modes (modi) des concepts purement rationnels, compris sous ces trois titres de toutes les idées transcendentales ? C’est ce que le chapitre suivant exposera d’une manière complète. Ils suivent le fil des catégories. En effet la raison pure ne se rapporte jamais directement à des objets, mais aux concepts que l’entendement nous en donne. Ce n’est d’ailleurs qu’après avoir parcouru tout l’ensemble de ce travail que l’on pourra comprendre clairement comment, par l’usage synthétique de cette même fonction dont elle se sert dans les raisonnements catégoriques, la raison est nécessairement conduite au concept de l’unité absolue du sujet pensant ; comment le procédé logique qu’elle emploie dans les idées hypothétiques doit nécessairement amener celle de l’inconditionnel absolu dans une série de conditions données ; comment enfin la simple forme du raisonnement disjonctif appelle inévitablement l’idée d’un être de tous les êtres. Il y a là quelque chose qui, au premier abord, paraît extrêmement paradoxal.

Il n’y a pas, à proprement parler, pour ces idées transcendentales, de déduction objective possible, comme celle que nous avons pu donner pour les catégories. C’est qu’en effet, précisément parce qu’elles ne sont que des idées, elles n’ont point de rapport à quelque objet qui puisse être donné comme y correspondant. Tout ce que nous pouvions entreprendre, c’était de les dériver subjectivement de la nature de notre raison, et c’est aussi ce que nous avons fait dans le présent chapitre.

On voit aisément que la raison pure n’a d’autre but que l’absolue totalité de la synthèse du côté des conditions (soit d’inhérence, soit de dépendance, soit de concurrence), et qu’elle n’a pas à s’inquiéter de l’intégrité absolue du côté du conditionnel. En effet elle n’a besoin que de la première, afin de pouvoir supposer la série entière des conditions et la donner ainsi à priori à l’entendement. Dès qu’il y a une condition donnée intégralement (et inconditionnellement), elle n’a plus besoin d’un concept rationnel pour continuer la série ; car l’entendement descend alors de lui-même de la condition au conditionnel. Ainsi les idées transcendentales ne servent qu’à s’élever dans la série des conditions jusqu’à l’absolu, c’est-à-dire jusqu’aux principes. Pour ce qui est de descendre vers le conditionnel, il y a bien un usage logique très-étendu que fait notre raison des lois de l’entendement, mais il n’y a point là d’usage transcendental ; et si nous nous faisons une idée de l’absolue totalité d’une synthèse de ce genre (du progressus), par exemple de la série entière de tous les changements futurs du monde, ce n’est là qu’un être de raison[ndt 28] (ens rationis), arbitrairement conçu et que la raison ne suppose point nécessairement. En effet, pour concevoir la possibilité du conditionnel, il faut bien supposer la totalité de ses conditions, mais non pas de ses conséquences. Un tel concept n’est donc pas une idée transcendentale, seule chose dont nous ayons ici à nous occuper.

Enfin on remarquera aussi qu’entre les idées transcendentales mêmes éclate une certaine harmonie, une certaine unité, et que par le moyen de ces idées la raison pure réduit toutes ses connaissances en système. Il est si naturel d’aller de la connaissance de soi-même (de l’âme) à celle du monde, et de s’élever, au moyen de celle-ci, à celle de l’Être suprême, que cette marche semble analogue au procédé logique de la raison qui va des prémisses à la conclusion[3]. Y a-t-il réellement ici au fond une analogie cachée, comme celle qui existe entre le procédé logique et le procédé transcendental ? C’est là encore une de ces questions dont on ne trouvera la solution que dans la suite de ces recherches. Nous avons pour le moment atteint notre but, en tirant de leur état équivoque les concepts transcendentaux de la raison, que les philosophes mêlaient ordinairement à d’autres dans leurs théories, et qu’ils ne distinguaient même pas convenablement des concepts de l’entendement, en indiquant, avec leur origine, leur nombre déterminé, au-dessus duquel il ne peut y en avoir d’autre, et en les présentant enchaînés dans un ordre systématique. Nous avons ainsi tracé et circonscrit le champ particulier de la raison pure.

Séparateur


CRITIQUE DE LA RAISON PURE


______________________


DIALECTIQUE TRANSCENDENTALE


__________________


LIVRE DEUXIEME


Des raisonnements dialectiques de la
raison pure


On peut dire que l’objet d’une idée purement transcendentale est quelque chose dont on n’a nul concept, quoique la raison produise nécessairement cette idée suivant ses lois originaires. C’est qu’en effet d’un objet adéquat à la prétention de la raison, il n’y a point de concept intellectuel possible, c’est-à-dire de concept qui puisse être montré et rendu sensible dans une expérience possible. On s’exprimerait mieux cependant, et l’on serait moins exposé à être mal compris, en disant que nous ne saurions avoir aucune connaissance d’un objet correspondant à une idée, quoique nous en puissions avoir un concept problématique.

Or la réalité transcendentale (subjective) des concepts purs de la raison se fonde du moins sur ce que nous sommes conduits à ces idées par un raisonnement nécessaire. Il y a donc des raisonnements qui ne contiennent pas de prémisses empiriques et au moyen desquels nous concluons de quelque chose que nous connaissons à quelque autre chose dont nous n’avons encore aucun concept et à quoi nous attribuons pourtant de la réalité objective par l’effet d’une inévitable apparence. Ces sortes de conclusions, par leur résultat, méritent plutôt le nom de sophismes que celui de raisonnements[4] ; toutefois, en vertu de leur origine, ils peuvent bien porter ce dernier nom, car ils ne sont pas factices ou accidentels, mais ils résultent de la nature de la raison. Ce sont des sophismes[5], non de l’homme, mais de la raison pure elle-même, et le plus sage de tous les hommes ne saurait s’en affranchir ; peut-être après bien des efforts parviendra-t-il à se préserver de l’erreur, mais il lui est impossible de dissiper l’apparence qui le poursuit et se joue de lui incessamment.

Il n’y a que trois espèces de raisonnements dialectiques, autant qu’il y a d’idées auxquelles aboutissent leurs conclusions. Dans les raisonnements de la première classe je conclus du concept transcendental du sujet, qui ne renferme point de diversité, à l’absolue unité de ce sujet lui-même, mais sans en avoir de cette manière aucune espèce de concept. Je donnerai à cette sorte de conclusion dialectique le nom de paralogisme transcendental. La seconde classe des conclusions sophistiques repose sur le concept transcendental de l’absolue totalité de la série des conditions d’un phénomène donné en général : de ce que, d’un côté, j’ai toujours un concept contradictoire de l’unité synthétique absolue de la série, je conclus, de l’autre, à la vérité de l’unité opposée, quoique je n’en aie pourtant non plus aucun concept. Je désignerai sous le nom d’antinomie de la raison pure l’état de la raison dans ces conclusions dialectiques. Enfin, dans la troisième espèce de raisonnements sophistiques, je conclus de la totalité des conditions qui me permettent de concevoir des objets, en tant qu’ils peuvent m’être donnés, à l’unité synthétique absolue de toutes les conditions de la possibilité des choses en général, c’est-à-dire de choses que je ne connais pas au moyen d’un concept transcendental, à un être de tous les êtres, dont je n’ai pas davantage de concept transcendental et de l’absolue nécessité duquel je ne puis me faire aucun concept. Je donnerai à ce raisonnement dialectique le nom d’idéal de la raison pure.


_________________


CHAPITRE PREMIER


Des paralogismes de la raison pure

Le paralogisme logique consiste dans un raisonnement faux quant à la forme, quel qu’en soit d’ailleurs le contenu ; mais un paralogisme transcendental a un principe transcendental qui nous fait conclure faussement quant à la forme. Ainsi cette espèce de raisonnement a son fondement dans la nature de la raison humaine, et elle entraîne une illusion inévitable, mais dont il est possible de se rendre compte. Nous arrivons maintenant à un concept qui n’a pas été compris plus haut dans la liste générale des concepts transcendentaux, mais qu’il faut y rattacher, sans qu’il soit nécessaire de modifier en rien cette liste et de la déclarer imparfaite. Je veux parler du concept, ou, si l’on aime mieux, du jugement : je pense. Il est aisé de voir qu’il est le véhicule de tous les concepts en général, et par conséquent aussi des concepts transcendentaux, qu’ainsi il y est toujours compris et est lui-même transcendental, mais qu’il ne peut avoir de titre particulier, parce qu’il ne sert qu’à présenter toute pensée comme appartenant à la conscience. Cependant, si pur qu’il soit de tout élément empirique (de l’impression des sens), il sert à distinguer, d’après la nature de notre faculté représentative, deux espèces d’objets. Moi, comme pensant, je suis un objet du sens intérieur et m’appelle âme. Ce qui est un objet des sens extérieurs s’appelle corps. Le mot moi en tant qu’il signifie un être pensant, indique donc déjà l’objet de la psychologie ; celle-ci peut être désignée sous le titre de science rationnelle de l’âme, lorsque je ne veux savoir de l’âme rien de plus que ce qui, indépendamment de toute expérience (laquelle me détermine plus particulièrement et in concreto) peut être conclu de ce concept moi, en tant qu’il s’offre dans toute pensée.

Or la psychologie rationnelle est bien réellement une entreprise de ce genre ; car, si le moindre élément empirique de ma pensée, si quelque perception particulière de mon état intérieur se mêlait aux connaissances fondamentales de cette science, elle ne serait plus une psychologie rationnelle, mais empirique. Nous avons donc déjà devant nous une prétendue science, qui doit être construite sur cette seule proposition : je pense, et dont nous pouvons parfaitement rechercher ici la solidité ou l’inanité, conformément à la nature d’une philosophie transcendentale. Il ne faut pas s’arrêter à ce que dans cette proposition, qui exprime la perception de soi-même, j’ai une expérience interne, et qu’ainsi la psychologie rationnelle, qui est construite sur ce fondement, n’est jamais pure, mais qu’elle est fondée en partie sur un principe empirique. Car cette perception interne n’est que la simple aperception : je pense, laquelle rend possibles tous les concepts transcendentaux mêmes, où l’on dit : je pense la substance, la cause, etc. En effet l’expérience intérieure en général et sa possibilité, ou la perception en général et son rapport à une autre perception, ne peuvent être regardés comme des connaissances empiriques, si quelque distinction particulière ou quelque détermination n’est pas donnée empiriquement ; il n’y a là qu’une connaissance de l’empirique en général, et cela rentre dans la recherche de la possibilité de toute expérience, recherche qui est assurément transcendentale. Mais le moindre objet de la perception (le plaisir ou la peine, par exemple), qui s’ajouterait à la représentation générale de la conscience de soi-même, changerait aussitôt la psychologie rationnelle en psychologie empirique.

Je pense, voilà donc l’unique texte de la psychologie rationnelle ; c’est de là qu’elle doit tirer toute sa science. On voit aisément que, si cette pensée doit se rapporter à un objet (à moi-même), elle n’en peut contenir que des prédicats transcendentaux, puisque le moindre prédicat empirique altérerait la pureté rationnelle de la science et son indépendance par rapport à toute expérience. Nous n’avons qu’à suivre ici le fil des catégories : seulement, comme dans ce cas une chose, le moi, en tant qu’être pensant, nous est d’abord donné, sans changer l’ordre des catégories entre elles, tel qu’il a été présenté plus haut, nous commencerons ici par la catégorie de la substance, qui représente une chose en elle-même, et nous suivrons à rebours la série des catégories. La topique de la psychologie rationnelle, d’où doit dériver tout ce qu’elle peut contenir, sera donc la suivante :


1
L’âme est
une substance.
2
Simple, quant
à sa qualité.
3
Numériquement identique, c’est-à-dire unité (non pluralité), quant aux différents temps où elle existe.
4
Modalité.
En rapport
avec des objets possibles dans l’espace *[6].


C’est de ces éléments que résultent tous les concepts de la psychologie pure ; il suffit de les réunir, sans avoir aucun autre principe à reconnaître. Cette substance, considérée uniquement comme objet du sens intérieur, donne le concept de l’immatérialité ; comme substance simple, celui de l’incorruptibilité ; son identité, comme substance intellectuelle, donne la personnalité ; et les trois choses ensemble constituent la spiritualité. Son rapport aux objets placés dans l’espace donne le commerce avec les corps ; elle représente donc la substance pensante comme le principe de la vie dans la matière, c’est-à-dire comme une âme (anima), et comme le principe de l’animalité. L’âme renfermée dans les limites de la spiritualité représente l’immortalité.

De là quatre paralogismes d’une psychologie transcendentale, que l’on prend faussement pour une science de la raison pure touchant la nature de notre être pensant. Nous ne pouvons lui donner d’autre fondement que cette simple représentation, qui par elle-même est vide de tout contenu, moi, et que l’on ne saurait même appeler un concept, mais qui n’est qu’une pure conscience, accompagnant tous les concepts. Par ce moi, ou cette chose qui pense, on ne se représente rien de plus qu’un sujet transcendental des pensées x ; ce sujet ne peut être connu que par les pensées, qui sont ses prédicats, et en dehors d’elles nous n’en avons pas le moindre concept. Nous ne faisons donc ici que tourner dans un cercle, en nous servant d’abord de cette représentation du moi pour porter certains jugements touchant le moi, et c’est là un inconvénient qui en est inséparable, puisque la conscience n’est pas en soi une représentation qui distingue un objet particulier, mais une forme de la représentation en général, en tant que celle-ci mérite le nom de connaissance. En effet tout ce que j’en puis dire, c’est que je conçois quelque chose par ce moyen. Mais il doit d’abord sembler étrange que la condition qui me permet de penser en général, et qui par conséquent n’est qu’une qualité de mon sujet, s’applique en même temps à tout ce qui pense, et que nous prétendions fonder sur une proposition qui paraît empirique un jugement apodictique et universel, tel que celui-ci : tout ce qui pense est constitué comme la conscience déclare que je le suis moi-même. La raison en est que nous attribuons nécessairement à priori aux choses toutes les propriétés constituant les conditions qui seules nous permettent de les concevoir. Or je ne puis avoir la moindre représentation d’un sujet pensant par aucune expérience extérieure, mais seulement par la conscience de moi-même. Je ne fais donc rien autre chose que de transporter ma propre conscience à d’autres objets, qui ne peuvent être représentés comme des êtres pensants qu’à cette condition. Mais cette proposition : je pense, n’est prise ici que dans un sens problématique : on ne l’envisage pas en tant qu’elle peut contenir la perception d’une existence (comme le cogito, ergo sum de Descartes), mais au point de vue de sa seule possibilité, afin de voir quelles propriétés peuvent découler d’une si simple proposition relativement à son sujet (que celui-ci existe ou non.)

Si nous donnions pour fondement à notre connaissance purement rationnelle de l’être pensant en général quelque chose de plus que le cogito, si nous invoquions en outre les observations que nous pouvons faire sur le jeu de nos pensées et les lois naturelles du moi pensant que nous en pouvons tirer, il en résulterait une psychologie empirique, qui serait une espèce de physiologie du sens intime, et qui servirait peut-être à en expliquer les phénomènes, mais ne saurait jamais découvrir des qualités indépendantes de toute expérience possible (comme celle de la simplicité), et nous donner de la nature de l’être pensant en général quelque connaissance apodictique. Ce ne serait plus une psychologie rationnelle.

Or, comme la proposition je pense (prise problématiquement) contient la forme de tout jugement de l’entendement et qu’elle accompagne toutes les catégories comme leur véhicule, il est clair que les conclusions qu’on en tire peuvent renfermer un usage purement transcendental de l’entendement, qui exclut tout mélange empirique, et du succès duquel, d’après ce que nous avons montré plus haut, nous ne saurions nous faire une idée avantageuse. Nous le suivrons donc d’un œil critique à travers tous les prédicaments de la psychologie pure (a[7]), mais en évitant, pour plus de brièveté, d’interrompre l’enchaînement de cet examen.

Voici d’abord une remarque générale qui peut servir à appeler plus particulièrement l’attention sur l’espèce de raisonnement dont il s’agit ici. Je ne connais pas un objet par cela seul que je pense ; mais c’est seulement en déterminant une intuition donnée relativement à l’unité de la conscience, où réside toute pensée, que je puis connaître un objet. Je ne me connais donc pas moi-même par cela seul que j’ai conscience de moi comme être pensant, mais si j’ai conscience de l’intuition de moi-même, comme d’un acte déterminé relativement à la fonction de la pensée. Tous les modes de la conscience de soi dans la pensée ne sont donc pas encore par eux-mêmes des concepts intellectuels d’objets (des catégories), mais de simples fonctions logiques, qui ne font connaître à la pensée aucun objet, et par conséquent ne me font pas non plus connaître moi-même comme objet. Ce qui constitue l’objet, ce n’est pas la conscience du moi déterminant, mais celle seulement du moi déterminable, c’est à-dire de mon intuition intérieure (en tant que les éléments divers en peuvent être liés conformément à la condition générale de l’unité de l’aperception dans la pensée).

1o Or, dans tous les jugements, je ne suis jamais que le sujet déterminant du rapport qui constitue le jugement. Que le moi qui pense ait toujours dans la pensée la valeur d’un sujet et qu’il puisse être regardé comme quelque chose qui n’appartient pas seulement à la pensée à titre de prédicat, c’est là une proposition apodictique et même identique : mais elle ne signifie pas que je sois, comme objet, un être existant par moi-même ou une substance. Cette dernière proposition a une bien autre portée, et c’est pourquoi elle exige des données qu’il ne faut pas chercher dans la pensée, et que peut-être (en tant que j’envisage simplement l’être pensant comme tel) je ne trouverai pas davantage partout ailleurs (en lui).

2o Que le moi de l’aperception, et par conséquent le moi dans toute pensée, soit quelque chose de singulier qui ne puisse se résoudre en une pluralité de sujets, et que par conséquent il désigne un sujet logiquement simple, c’est ce qui est déjà renfermé dans le concept de la pensée, et ce qui est par conséquent une proposition analytique ; mais cela ne signifie pas que le moi pensant soit une substance simple, ce qui serait une proposition synthétique. Le concept de la substance se rapporte toujours à des intuitions ; or en moi les intuitions ne peuvent être que sensibles, et par conséquent elles sont tout à fait hors du champ de l’entendement et de la pensée, dont pourtant il s’agit exclusivement, quand on dit que le moi est simple dans la pensée. Aussi bien serait-il étrange que ce qui exige ailleurs tant de précautions, pour discerner ce qui est proprement substance dans ce que présente l’intuition, et à plus forte raison pour reconnaître si cette substance peut être simple (comme quand il s’agit des parties de la matière), me fût donné ici par une sorte de révélation, et cela justement dans la plus pauvre de toutes les représentations.

3° La proposition qui exprime ma propre identité dans toute diversité dont j’ai conscience est également contenue dans les concepts mêmes et par conséquent analytique : mais cette identité du sujet dont je puis avoir conscience dans toutes ses représentations n’est pas l’objet d’une intuition où le sujet serait donné comme objet, et c’est pourquoi elle ne saurait signifier l’identité de la personne, c’est-à-dire la conscience de l’identité de notre propre substance, comme être pensant, dans tout changement d’état. Pour prouver celle-ci, il ne suffit plus d’analyser la proposition : je pense ; mais il faudrait divers jugements synthétiques fondés sur l’intuition donnée.

4° Dire que je distingue ma propre existence, comme être pensant, des autres choses qui sont hors de moi (et dont mon corps aussi fait partie), c’est encore là une proposition analytique ; car les autres choses sont celles que je conçois comme distinctes de moi. Mais cette conscience de moi-même est-elle possible sans les choses hors de moi par lesquelles les représentations me sont données, et par conséquent puis-je exister simplement comme être pensant (sans être homme) ? c’est ce que je ne sais point du tout par là.

L’analyse de la conscience de moi-même dans la pensée en général ne me fait donc pas faire le moindre pas dans la connaissance de moi-même comme objet. C’est à tort que l’on prend un développement logique de la pensée en général pour une détermination métaphysique de l’objet.

Ce serait une grande pierre d’achoppement contre toute notre critique, et même la seule qu’elle eût à redouter, si l’on pouvait prouver à priori que tous les êtres pensants sont en soi des substances simples, qu’à ce titre par conséquent (ce qui est une suite du même argument) ils emportent inséparablement la personnalité et qu’ils ont conscience de leur existence séparée de toute matière. Car alors nous aurions fait un pas en dehors du monde sensible, nous serions entrés dans le champ des noumènes, et personne ne nous contesterait plus le droit de nous y étendre de plus en plus, d’y bâtir et d’en prendre possession, suivant notre bonne fortune à chacun. En effet, dire que tout être pensant est comme tel une substance simple, c’est là une proposition synthétique à priori ; puisque, d’une part, elle sort du concept qui lui sert de principe et ajoute à la pensée en général le mode d’existence, et que, d’autre part, elle joint à ce concept un prédicat (celui de la simplicité), qui ne peut être donné dans aucune expérience. Les propositions synthétiques à priori ne seraient donc pas seulement praticables et admissibles par rapport à des objets d’expérience possible et comme principes de la possibilité de cette expérience, mais elles pourraient aussi s’appliquer aux choses envisagées en général et en elles-mêmes. Cette conséquence porterait un coup mortel à toute notre critique et nous forcerait à revenir à l’ancienne méthode. Mais en regardant la chose de plus près, on voit que le danger n’est pas si grand.

Il y a un paralogisme qui domine les procédés de la psychologie rationnelle : il est représenté par le syllogisme suivant :

Ce qui ne peut être conçu autrement que comme sujet n’existe aussi que comme sujet et par conséquent est une substance :

Or un être pensant, considéré simplement comme tel, ne peut être conçu que comme sujet :

Donc il n’existe aussi que comme sujet, c’est-à-dire comme substance.

Dans la majeure il est question d’un être qui peut être conçu sous tous les rapports en général et aussi par conséquent comme il peut être donné dans l’intuition. Mais dans la mineure il n’est plus question du même être qu’autant qu’il se considère lui-même comme sujet uniquement par rapport à la pensée et à l’unité de la conscience, mais non pas en même temps par rapport à l’intuition, qui donnerait cette unité comme objet à la pensée. La conclusion est donc tirée per sophisma figuræ dictionis, c’est-à-dire par un raisonnement captieux *[8].

Ainsi ce fameux argument se résout en un paralogisme. C’est ce que l’on comprendra clairement, si l’on veut bien se reporter à la remarque générale sur lare présentation systématique des principes et à la section des noumènes, où il a été prouvé que le concept d’une chose, qui peut exister en soi comme sujet et non pas seulement comme prédicat, n’emporte avec lui aucune réalité objective ; c’est-à-dire qu’il est impossible de savoir si quelque objet y correspond, puisqu’on n’aperçoit pas la possibilité d’un tel mode d’existence, et que par conséquent nous n’en avons absolument aucune connaissance. Pour que ce concept désigne, sous le nom de substance, un objet qui puisse être donné, pour qu’il devienne une connaissance, il faut donc qu’il ait pour fondement une intuition constante, ce qui est la condition indispensable de la réalité objective de tout concept et ce par quoi seulement un objet est donné. Or dans l’intuition intérieure nous n’avons rien de fixe, puisque le Je n’est que la conscience de ma pensée. Si donc nous nous en tenons à la pensée, nous sommes privés de la condition nécessaire pour appliquer au moi comme être pensant le concept de la substance, c’est-à-dire d’un être existant en soi, et la simplicité inhérente à la substance s’évanouit avec la réalité objective du concept, pour se transformer en une unité purement logique qui sert à qualifier la conscience de soi dans la pensée en général, que le sujet soit ou non composé.


_____________________


Réfutation de l’argument de Mendelssohn en faveur de la
permanence de l’âme


Ce philosophe pénétrant découvrit aisément l’insuffisance de l’argument par lequel on prétend ordinairement prouver que l’âme (une fois que l’on admet qu’elle est un être simple) ne peut pas cesser d’être par décomposition 1[9] ; il vit bien que cet argument ne démontre pas nécessairement la permanence de l’âme, puisque l’on pourrait admettre qu’elle cessât d’exister par extinction 2[10]. Il chercha donc, dans son Phédon, à défendre l’âme contre cette manière de finir, qui serait un véritable anéantissement, et voici comment il se flatta de prouver qu’un être simple ne peut pas cesser d’être : comme un tel être ne peut pas être diminué et par conséquent perdre peu à peu quelque chose de son existence de manière à se trouver ainsi insensiblement réduit à rien (car il n’a pas de parties et par conséquent de pluralité), il n’y aurait aucun temps entre le moment où il est et celui où il ne serait plus, ce qui est impossible. — Mais il ne songea point que, même en accordant à l’âme cette simplicité de nature qui fait qu’elle n’est pas composée de parties placées les unes en dehors des autres et qu’elle n’est pas par conséquent une quantité extensive, on ne saurait cependant lui refuser, pas plus qu’à n’importe quel être, une quantité intensive, c’est-à-dire un degré de réalité relativement à toutes ses facultés et même en général à tout ce qui constitue l’existence, que ce degré peut décroître de plus en plus indéfiniment, et qu’ainsi la prétendue substance (la chose dont la permanence n’est pas d’ailleurs assurée) peut se réduire en rien, sinon par décomposition, du moins par une diminution (remissio) de ses forces (ou par une sorte d’alanguissement 1[11], s’il m’est permis de me servir de cette expression). En effet, la conscience même a toujours un degré, qui peut toujours diminuer *[12] et il en est de même par conséquent de la faculté d’avoir conscience de soi, comme en général de toutes les autres facultés. — La permanence de l’âme, considérée simplement comme objet du sens intérieur, n’est donc nullement démontrée et même elle est indémontrable, bien qu’elle soit claire d’elle-même dans la vie où l’être pensant (comme homme) est en même temps pour soi un objet de sens extérieurs. Mais cela ne suffit pas à la psychologie rationnelle, qui entreprend de prouver par de simples concepts l’absolue permanence de l’âme au delà de cette vie *[13].

Si donc nous prenons nos précédentes propositions comme formant un enchaînement synthétique, ainsi qu’il convient de les prendre en tant qu’elles s’appliquent à tous les êtres pensants, dans le système de la psychologie rationnelle, et si, partant de la catégorie de la relation avec cette proposition : tous les êtres pensants sont comme tels des substances, nous parcourons à rebours la série des catégories, jusqu’à ce que le cercle en soit fermé, nous arrivons enfin à l’existence de ces êtres. Dans ce système, non-seulement ils ont conscience de cette existence indépendamment des choses extérieures, mais ils peuvent encore la déterminer par eux-mêmes (relativement à la permanence, qui fait nécessairement partie du caractère de la substance). Mais la conséquence de ce système rationaliste, c’est inévitablement l’idéalisme, du moins un idéalisme problématique : si l’existence des choses extérieures n’est nullement nécessaire à la détermination de notre propre existence dans le temps, c’est bien gratuitement que l’on continuera de l’admettre, et l’on n’en pourra jamais donner une preuve.

Si au contraire nous suivons la méthode analytique, en prenant pour fondement le je pense comme une proposition donnée qui renferme déjà en elle une existence, c’est-à-dire en partant de la modalité, et si nous décomposons cette proposition pour en connaître le contenu et savoir si et comment ce moi détermine par là son existence dans l’espace ou dans le temps, alors les propositions de la psychologie rationnelle ne partiront pas du concept d’un être pensant en général, mais d’une réalité, et c’est de la manière dont on la conçoit, après en avoir abstrait tout ce qui est empirique, que l’on déduira ce qui convient à un être pensant en général. C’est ce que montre la table suivante :

1
Je pense,
2 3
comme sujet. comme sujet simple,
4
comme sujet identique
dans chaque état de ma pensée.

Or, comme la seconde proposition ne détermine pas si je ne puis exister et être conçu que comme sujet et non comme prédicat d’un autre sujet, le concept d’un sujet est pris ici dans un sens purement logique, et il reste à savoir s’il faut ou non entendre par là une substance. Mais dans la troisième proposition l’unité absolue de l’aperception, le moi simple est déjà, pour la représentation à laquelle se rapporte toute liaison ou toute séparation qui constitue la pensée, quelque chose d’important de soi, quoique je n’aie encore rien décidé sur la nature ou la subsistance du sujet. L’aperception est quelque chose de réel, et sa simplicité est déjà impliquée dans sa possibilité. Or il n’y a dans l’espace rien de réel qui soit simple ; car les points (qui sont la seule chose simple qu’il y ait dans l’espace) ne sont que des limites, et non quelque chose qui serve comme partie, à constituer l’espace. Il suit donc de là qu’il est impossible d’expliquer la nature du moi (comme sujet simplement pensant) par les principes du matérialisme. Mais, comme dans la première proposition mon existence est considérée comme donnée, puisqu’elle ne signifie pas : tout être pensant existe (ce qui exprimerait une nécessité absolue, et par conséquent dirait beaucoup trop), mais seulement : j’existe pensant, cette proposition est empirique et ne peut déterminer mon existence qu’au point de vue de mes représentations dans le temps. D’un autre côté, comme j’ai besoin ici de quelque chose de permanent, et que rien de semblable ne m’est donné dans l’intuition interne, il est impossible de déterminer par cette simple conscience que j’ai de moi-même la manière dont j’existe, si c’est à titre de substance ou d’accident. Si donc le matérialisme est insuffisant à expliquer mon existence, le spiritualisme ne l’est pas moins ; et la conséquence qui sort de là, c’est que nous ne pourrons connaître, de quelque manière que ce soit, la nature de notre âme : en ce qui concerne la possibilité de son existence séparée en général.

Et comment d’ailleurs serait-il possible de sortir de l’expérience (de notre existence actuelle) à l’aide de l’unité de la conscience, que nous ne connaissons que parce qu’elle est pour nous la condition indispensable de la possibilité de l’expérience, et d’étendre ainsi notre connaissance de la nature de tous les êtres pensants en général au moyen de cette proposition empirique, mais indéterminée par rapport à toute espèce d’intuition : je pense ?

La psychologie rationnelle n’existe donc pas comme doctrine ajoutant quelque chose à la connaissance de nous-mêmes. Mais, comme discipline : elle fixe dans ce champ des bornes infranchissables à la raison spéculative : elle l’empêche, d’une part, de se jeter dans l’abîme d’un matérialisme sans âme, et, d’autre part, de se perdre dans les rêves d’un spiritualisme sans fondement pour nous dans la vie. Dans ce refus de toute réponse opposé par la raison aux questions ambitieuses dont l’objet sort des limites de cette vie, elle nous montre un signe qui nous avertit de détourner notre étude de nous-mêmes de la spéculation transcendentale, qui est oiseuse, pour l’appliquer à l’usage pratique, qui seul est fécond. Tout en s’appliquant uniquement à des objets d’expérience, cette dernière méthode n’en puise pas moins ses principes à une source plus élevée, et elle détermine la conduite comme si notre destination s’étendait infiniment au delà de l’expérience et par conséquent de cette vie.

On voit par tout cela que la psychologie rationnelle tire son origine d’une pure confusion. L’unité de la conscience, qui sert de fondement aux catégories, est prise ici pour une intuition du sujet en tant qu’objet, et la catégorie de la substance y est appliquée. Mais cette unité n’est autre que celle de la pensée, qui à elle seule ne donne point d’objet, et à laquelle par conséquent ne s’applique pas la catégorie de la substance, qui suppose toujours une intuition donnée, de telle sorte qu’ici le sujet ne peut être connu. Le sujet des catégories ne saurait donc recevoir, par cela seul qu’il les conçoit, un concept de lui-même comme objet de ces catégories ; car, pour les concevoir, il lui faut supposer en principe la pure conscience de soi, qui a dû cependant être expliquée. De même le sujet dans lequel la représentation du temps a originairement son fondement ne peut déterminer par là sa propre existence dans le temps ; et, si cette dernière chose est impossible, la première, c’est-à-dire la détermination de soi-même (comme être pensant en général) ne saurait non plus avoir lieu au moyen des catégories *[14].

Ainsi se résout en une attente illusoire une connaissance que l’on cherche en dehors des limites de l’expérience possible, en la demandant à la philosophie spéculative, et qui pourtant intéresse au plus haut degré l’humanité. Mais qu’on ne se récrie point contre cette sévérité de la critique : en même temps qu’elle démontre l’impossibilité de décider dogmatiquement quelque chose, en dehors des limites de l’expérience, touchant un objet de l’expérience ; elle rend à la raison un service qui n’est pas sans importance pour l’intérêt qui la préoccupe, en la rassurant contre toutes les assertions possibles du contraire. De deux choses l’une en effet : ou bien on démontre apodictiquement sa proposition ; ou bien, si cela ne réussit pas, on cherche les causes de cette impuissance. Or, si ces causes résident dans les bornes nécessaires de notre raison, il faut que tout adversaire se soumette également à la loi qui lui ordonne de renoncer à toute affirmation dogmatique.

Le droit et même la nécessité d’admettre une vie future, suivant les principes de l’usage pratique de la raison, uni à son usage spéculatif, ne se trouvent d’ailleurs nullement compromis par là ; car la preuve purement spéculative n’a jamais pu avoir la moindre influence sur la raison commune de l’humanité. Cette preuve ne repose que sur une pointe de cheveu, si bien que l’école elle-même n’a pu la maintenir qu’en la faisant tourner sans fin sur elle-même comme une toupie, et qu’elle ne saurait y voir une base solide sur laquelle on puisse élever quelque chose. Les preuves qui sont à l’usage du monde conservent au contraire toute leur valeur, et elles ne font que gagner en clarté et produire une conviction naturelle, en repoussant toute prétention dogmatique et en plaçant la raison dans son véritable domaine, dans l’ordre des fins, qui est en même temps celui de la nature. Alors la raison, comme faculté pratique par elle-même, sans être bornée aux conditions de ce second ordre, se trouve fondée à étendre le premier et avec lui notre propre existence au delà des limites de l’expérience et de la vie. Suivant l’analogie avec la nature des êtres vivant dans ce monde, pour lesquels la raison doit nécessairement admettre en principe qu’il n’y a pas un organe, pas une faculté, pas un penchant, rien enfin qui soit inutile ou en désaccord avec son usage et par conséquent sans but 1[15], mais que tout, au contraire, est exactement approprié à sa destination dans la vie ; suivant cette analogie, l’homme, qui pourtant seul peut contenir en lui le dernier but final de toutes ces choses, devrait être la seule créature qui fit exception au principe. En effet, les dispositions de sa nature, je ne parle pas seulement des talents et des penchants qu’il a reçus pour en faire usage, mais surtout de la loi morale, ces dispositions sont tellement au-dessus de l’utilité et des avantages qu’il en pourrait tirer dans cette vie, qu’il apprend de la loi morale même à estimer par-dessus tout la simple conscience de l’honnêteté des sentiments, au préjudice de tous les biens et même de cette ombre qu’on appelle la gloire, et qu’il se sent intérieurement appelé à se rendre digne, par sa conduite dans cette vie et en foulant aux pieds tous les autres avantages, de devenir le citoyen d’un monde meilleur dont il a l’idée. Cette preuve puissante, à jamais irréfutable, à laquelle se joignent la connaissance toujours croissante de la finalité qui se manifeste dans tout ce que nous avons devant les yeux, et l’idée de l’immensité de la création, par conséquent aussi la conscience de la possibilité d’une certaine extension illimitée dans nos connaissances, ainsi que le penchant qui y correspond, cette preuve subsiste toujours, quand même nous devrions désespérer d’apercevoir, par une connaissance purement théorétique de nous-mêmes, la durée nécessaire de notre existence.


______________________


Conclusion de la solution du paralogisme psychologique.


L’apparence dialectique dans la psychologie rationnelle vient de ce que l’on confond une idée de la raison (l’idée d’une pure intelligence) avec le concept indéterminé à tous égards d’un être pensant en général. Je me conçois moi-même en vue d’une expérience possible ; et, faisant abstraction de toute expérience réelle, j’en conclus que je puis avoir conscience de mon existence même en dehors de l’expérience et des conditions empiriques de cette existence. Je confonds donc l’abstraction possible de mon existence empiriquement déterminée avec la prétendue conscience d’une existence du moi pensant possible séparément ; et je m’imagine connaître ce qu’il y a en moi de substantiel comme un sujet transcendental, tandis que je n’ai dans la pensée que l’unité de la conscience qui sert de fondement à tout acte de détermination considéré comme simple forme de la connaissance.

Le problème qui a pour but l’explication du commerce de l’âme avec le corps n’appartient pas proprement à cette psychologie dont il est ici question, puisque celle-ci se propose de démontrer la personnalité de l’âme même en dehors de ce commerce (après la mort), et qu’ainsi elle est transcendante dans le sens propre du mot, bien qu’elle s’occupe d’un objet de l’expérience, mais en tant seulement qu’il cesse d’être un objet de l’expérience. Cependant cette question même peut recevoir dans notre doctrine une réponse satisfaisante. La difficulté qu’elle soulève consiste, comme on sait, dans la prétendue hétérogénéité de l’objet du sens intime (de l’âme) et de ceux des sens extérieurs, attendu que l’intuition du premier ne suppose d’autre condition formelle que le temps, tandis que celle des seconds suppose en outre l’espace. Mais, si l’on songe qu’il n’y a pas entre ces deux espèces d’objets de différence intrinsèque, que seulement l’une se manifeste 1[16] à l’autre extérieurement et que par conséquent ce qui sert de fondement, comme chose en soi, à la manifestation de la matière 2[17], pourrait bien n’être pas d’une nature si hétérogène, alors la difficulté s’évanouit, et il n’en reste plus d’autre que celle de savoir comment est possible en général un commerce de substances. Or la solution de cette dernière difficulté est tout à fait en dehors du champ de la psychologie ; et même, comme le lecteur le jugera aisément d’après ce qui a été dit dans l’analytique des forces constitutives et des facultés, elle est sans aucun doute hors du champ de toute connaissance humaine.


_______________________



Remarque générale concernant le passage de la psychologie
rationnelle à la cosmologie


La proposition : je pense : ou : j’existe pensant, est une proposition empirique. Mais cette proposition a pour fondement une intuition empirique, et par conséquent aussi l’objet pensé comme phénomène. Il semble donc que, d’après notre théorie, l’âme, même dans la pensée, se transforme en phénomène, et qu’ainsi notre conscience même, n’étant plus qu’une pure apparence ne soit plus rien de réel.

La pensée, prise en elle-même, n’est que la fonction logique et par conséquent la simple spontanéité de l’esprit dans la liaison des éléments divers d’une intuition purement possible, et elle ne présente nullement le sujet de la conscience comme un phénomène, par la raison bien simple qu’elle n’a point égard à la nature de l’intuition, ou à la question de savoir si elle est sensible ou intellectuelle. Je ne me représente ainsi à moi-même, ni comme je suis, ni comme je m’apparais ; mais je ne me conçois que comme je conçois en général tout objet où je fais abstraction de la nature de l’intuition. Quand je me représente ici comme sujet des pensées ou même comme principe de la pensée, ces modes de représentation ne désignent pas les catégories de la substance ou de la cause ; car celles-ci sont des fonctions de la pensée (du jugement) qui sont déjà appliquées à notre intuition sensible, et dont je ne saurais sans doute me passer pour me connaître. Or je ne veux avoir conscience de moi que comme pensant ; je laisse de côté la question de savoir comment mon propre moi est donné dans l’intuition, car alors il pourrait bien n’être qu’un simple phénomène pour moi qui pense, mais non pas en tant que je pense. Dans la conscience que j’ai de moi-même avec la pure pensée, je suis l’être même ; il est vrai que par là rien de cet être ne m’est encore donné à penser.

Mais, si la proposition : je pense, signifie : j’existe pensant, elle n’est plus une fonction purement logique ; elle détermine le sujet (lequel est en même temps objet) par rapport à l’existence, et elle ne saurait avoir lieu sans le sens intérieur, dont l’intuition ne donne jamais l’objet comme chose en soi, mais simplement comme phénomène. Dans cette proposition, il n’y a donc plus seulement spontanéité de pensée, il y a en outre réceptivité d’intuition, c’est-à-dire que la pensée de moi-même est appliquée à l’intuition empirique du même sujet. Or c’est dans cette dernière que le moi pensant devrait chercher les conditions de l’application de ses fonctions logiques aux catégories de la substance, de la cause, etc., pour pouvoir, non-seulement se qualifier soi-même par le moi comme un objet en soi, mais encore déterminer le mode de son existence, c’est-à-dire se connaître comme noumène. Mais cela est impossible, puisque l’intuition empirique intérieure est sensible et ne fournit autre chose que les données du phénomène, lesquelles n’apportent à l’objet de la conscience pure rien qui fasse connaître son existence séparée ; elle ne peut servir qu’à l’expérience.

Supposez que nous trouvions plus tard, non pas dans l’expérience, mais dans certaines lois de l’usage de la raison pure, établies à priori, et concernant notre existence (je ne parle pas, par conséquent, de règles purement logiques), une occasion de nous supposer tout à fait à priori dictant des lois à notre propre existence et même déterminant cette existence, nous découvririons ainsi une spontanéité qui nous servirait à déterminer notre réalité, sans que nous eussions besoin des conditions de l’intuition empirique, et nous remarquerions alors que dans la conscience de notre existence à priori il y a quelque chose qui peut servir à déterminer, au point de vue d’une certaine faculté intérieure et de sa relation avec un monde intelligible (que nous ne faisons, il est vrai, que concevoir), notre existence, que d’ailleurs nous ne saurions complètement déterminer qu’au point de vue sensible.

Mais cela ne seconderait pas le moins du monde les tentatives de la psychologie rationnelle. En effet, grâce à cette merveilleuse faculté que me révèle seule la conscience de la loi morale, j’aurais bien un principe purement intellectuel pour déterminer mon existence ; mais par quels prédicats ? Uniquement par ceux qui me seraient donnés dans l’intuition sensible. J’en reviendrais donc au point où j’en étais dans la psychologie rationnelle, c’est-à-dire que j’aurais toujours besoin d’intuitions sensibles pour donner une signification à mes concepts intellectuels, de substance, de cause, etc., sans lesquels je ne puis avoir aucune connaissance de moi-même. Or ces intuitions ne sauraient m’élever au-dessus du champ de l’expérience. Cependant, au point de vue de l’usage pratique, qui d’ailleurs ne s’adresse jamais qu’à des objets d’expérience, je serais fondé à appliquer ces concepts à la liberté et à son sujet, conformément à la signification analogue qu’ils représentent dans l’usage théorétique. Je n’entends par là, en effet, autre chose que les fonctions logiques du sujet et du prédicat, du principe et de la conséquence, conformément auxquelles sont déterminés les actes ou les effets conformes aux lois morales, de telle sorte que, bien qu’ils dérivent d’un tout autre principe, ces actes ou ces effets peuvent toujours s’expliquer, ainsi que les lois de la nature, par les catégories de la substance et de la cause. Cette remarque n’a d’autre but que de prévenir la confusion à laquelle est sujette la doctrine de l’intuition de soi-même comme phénomène. Nous trouverons dans la suite l’occasion d’en faire usage.


__________________


CHAPITRE II


Antinomie de la raison pure


Nous avons montré, dans l’introduction de cette partie de notre œuvre, que toute apparence transcendentale de la raison pure repose sur des conclusions dialectiques, dont la logique donne le schème dans les trois espèces formelles de raisonnements en général, à peu près comme les catégories trouvent leur schème logique dans les quatre fonctions de tous les jugements. La première espèce de ces raisonnements sophistiques tendait à l’unité absolue des conditions subjectives de toutes les représentations en général (du sujet ou de l’âme), et correspondait aux raisonnements catégoriques, dont la majeure ou le principe exprime le rapport d’un prédicat à un sujet. La seconde espèce d’arguments dialectiques prendra pour objet, par analogie aux raisonnements hypothétiques, l’unité absolue des conditions objectives du phénomène. La troisième enfin, dont il sera question dans le chapitre suivant, a pour thème l’unité absolue des conditions objectives qui rendent possibles les objets en général.

Il est remarquable que le paralogisme transcendental ne produit d’apparence par rapport à l’idée du sujet de notre pensée que d’un seul côté, et que l’assertion contraire n’en reçoit pas la moindre des concepts rationnels. L’avantage est tout à fait du côté du pneumatisme, bien que cette doctrine ne puisse nier le vice originel qui la condamne à se dissiper en fumée au creuset de la critique, malgré toute l’apparence dont elle se flatte.

Il en est tout autrement lorsque nous appliquons la raison à la synthèse objective des phénomènes : elle croit pouvoir faire valoir avec beaucoup d’apparence son principe de l’unité absolue, mais bientôt elle s’engage en de telles contradictions qu’elle se voit forcée de renoncer à ses prétentions en matière cosmologique.

Ici, en effet, se manifeste un nouveau phénomène de la raison humaine, c’est-à-dire une antithétique toute naturelle, où nul n’a besoin de chercher à nous entraîner au moyen de pièges adroitement tendus, mais où la raison tombe d’elle-même et inévitablement. Celle-ci se trouve sans doute préservée par là de l’assoupissement d’une persuasion imaginaire, produite par une apparence unique ; mais elle court aussi le risque ou de s’abandonner au désespoir du scepticisme ou de s’armer d’une confiance dogmatique et de s’entêter dans certaines assertions, en refusant d’ouvrir ses oreilles et de rendre justice aux raisons contraires. Dans l’un et l’autre cas, toute saine philosophie est frappée de mort ; le premier cependant peut être regardé comme une belle mort, ou comme l’euthanasie de la raison pure.

Avant d’exposer la scène de discorde et de déchirements à laquelle donne lieu ce conflit des lois (cette antinomie) de la raison pure, nous présenterons quelques explications destinées à éclaircir et à justifier la méthode dont nous nous servons dans l’examen de notre objet. J’appelle toutes les idées transcendentales, en tant qu’elles concernent l’absolue totalité dans la synthèse des phénomènes, des concepts cosmologiques 1[18], en partie à cause de cette totalité absolue sur laquelle se fonde le concept de l’univers 2[19], qui n’est lui-même qu’une idée, en partie parce qu’elles tendent simplement à la synthèse des phénomènes, et, par conséquent, à une synthèse empirique, tandis qu’au contraire l’absolue totalité dans la synthèse des conditions de toutes les choses possibles en général produira un idéal de la raison pure, qui est entièrement différent du concept du monde, bien qu’il y soit lié. C’est pourquoi, de même que les paralogismes de la raison pure servaient de fondement à une psychologie dialectique, l’antinomie de la raison pure exposera les principes transcendentaux d’une prétendue cosmologie pure (rationnelle), non sans doute pour la faire valoir et se l’approprier, mais afin, comme l’indique déjà l’expression de conflit de la raison, de la présenter, dans son apparence éblouissante, mais fausse, comme une idée qui ne saurait se concilier avec des phénomènes.


___________________






PREMIÈRE SECTION


Système des idées cosmologiques


Afin de pouvoir énumérer ces idées suivant un principe et avec une précision systématique, nous devons remarquer d’abord que c’est seulement de l’entendement que peuvent émaner les concepts purs et transcendentaux ; que la raison ne produit proprement aucun concept, mais qu’elle ne fait qu’affranchir le concept de l’entendement des restrictions inévitables d’une expérience possible, et qu’ainsi elle cherche à l’étendre au delà des bornes des choses empiriques, tout en le maintenant en rapport avec elles. C’est ce qui a lieu par cela même que pour un conditionnel donné elle exige la totalité absolue du côté des conditions (auxquelles l’entendement soumet tous les phénomènes de l’unité synthétique), et qu’elle fait ainsi de la catégorie une idée transcendentale, afin de donner une absolue perfection à la synthèse empirique en la poursuivant jusqu’à l’inconditionnel (lequel ne se trouve jamais dans l’expérience, mais seulement dans l’idée). La raison l’exige en vertu de ce principe : si le conditionnel est donné, la somme entière des conditions l’est aussi, et par conséquent l’inconditionnel absolu, qui seul rendait possible le premier. Ainsi d'abord les idées transcendentales ne sont proprement rien autre chose que des catégories élevées jusqu’à l’absolu, et elles peuvent se ramener à un tableau ordonné suivant les titres de ces dernières. Ensuite il faut dire que toutes les catégories ne sont pas bonnes pour cela : mais seulement celles où la synthèse constitue une série : et encore une série de conditions subordonnées (et non coordonnées) entre elles par rapport à un conditionnel. L’absolue totalité des conditions n’est exigée par la raison qu’autant qu’elle porte sur la série ascendante des conditions d’un conditionnel donné, et non par conséquent lorsqu’il s’agit de la ligne descendante des conséquences, ni même de l’assemblage des conditions coordonnées de ces conséquences. En effet, quand un conditionnel est donné, on en présuppose déjà les conditions et on les regarde même comme données avec lui ; tandis que, comme les conséquences ne rendent pas leurs conditions possibles, mais bien plutôt les présupposent, on n’a pas à s’inquiéter, dans la progression des conséquences (ou en descendant de la condition donnée au conditionnel), si la série cesse ou non, et en général la question relative à leur totalité n’est nullement une supposition de la raison.

Ainsi l’on conçoit nécessairement comme donné (bien que nous ne puissions pas le déterminer) un temps entièrement écoulé jusqu’au moment présent. Mais, pour ce qui est du temps à venir, comme il n’est pas la condition nécessaire pour arriver au présent, il est tout à fait indifférent, pour comprendre celui-ci, de le traiter de telle ou telle façon, de le faire cesser à un certain moment ou de le prolonger à l’infini. Soit la série m, n, o, où n est donné comme conditionnel par rapport à m, et en même temps comme la condition de o, la série est ascendante du conditionnel n à m (l, k, i, etc.), tandis qu’elle est descendante de la condition n au conditionnel o (p, q, r, etc.). Il faut supposer la première série pour pouvoir considérer n comme donné, et n n’est possible, suivant la raison (la totalité des conditions), qu’au moyen de cette série ; mais sa possibilité ne repose pas sur la série suivante o, p, q, r, qui par conséquent ne pourrait être considérée comme donnée, mais seulement comme dabilis.

J’appellerai régressive la synthèse d’une série de conditions, c’est-à-dire celle qui part de la condition la plus voisine du phénomène donné pour remonter aux conditions plus éloignées ; et progressive, celle qui, s’attachant au conditionnel, descend de la conséquence la plus proche aux conséquences plus éloignées. La première va in antecedentia ; la seconde, in consequentia. Les idées cosmologiques s’occupent donc de la totalité de la synthèse régressive, et vont in antecedentia, non in consequentia. Suivre l’ordre inverse, ce ne serait pas traiter un problème nécessaire de la raison pure, mais s’en créer un arbitrairement, puisque, pour comprendre parfaitement ce qui est donné dans le phénomène, nous n’avons pas besoin des conséquences, mais des principes.

Pour pouvoir dresser la table des idées d’après celle des catégories, nous devons prendre d’abord les deux quanta originaires de toute notre intuition, le temps et l’espace. Le temps est en soi une série (et la condition formelle de toutes les séries), et c’est pourquoi on y peut distinguer à priori, par rapport à un présent donné, les antecedentia comme conditions (le passé) des consequentia (de l’avenir). L’idée transcendentale de l’absolue totalité, de la série des conditions pour un conditionnel donné ne concerne donc que tout le temps écoulé. D’après l’idée de la raison, tout le temps passé est nécessairement conçu comme donné, en tant qu’il est la condition du moment donné. Quant à l’espace, il n’y a pas à distinguer en lui de progression et de régression, parce que, ses parties existant simultanément, il ne constitue pas une série, mais un agrégat. Je ne puis considérer le moment présent que comme conditionnel par rapport au temps passé, et non comme la condition de ce temps, puisque ce moment n’est amené que par le temps écoulé (ou plutôt par l’écoulement du temps passé) ; mais, comme les parties de l’espace sont coordonnées, au lieu d’être subordonnées, une partie n’est pas la condition de la possibilité d’une autre, et il ne constitue pas en soi une série comme le temps. Cependant la synthèse, les diverses parties de l’espace, cette synthèse au moyen de laquelle nous l’appréhendons lui-même, est successive, et par conséquent elle a lieu dans le temps et constitue une série. Et comme, dans cette série des espaces agrégés (par exemple des pieds dans une perche), les espaces ajoutés les uns aux autres, à partir d’un espace donné, sont toujours la condition qui sert à limiter les précédents, la mesure d’un espace doit être aussi considérée comme la synthèse d’une série de conditions relatives à un conditionnel donné ; seulement le côté des conditions n’est pas en soi différent de celui auquel appartient le conditionnel, et par conséquent le regressus et le progressus semblent être identiques dans l’espace. Toutefois, puisqu’une partie de l’espace n’est pas donnée, mais seulement limitée par les autres, nous devons regarder chaque espace limité comme étant conditionnel à ce titre, c’est-à-dire comme supposant un autre espace qui serve à le limiter lui-même, et ainsi de suite. Au point de vue de la limitation la progression dans l’espace est donc aussi une régression ; l’idée transcendentale de l’absolue totalité de la synthèse dans la série des conditions concerne donc aussi l’espace, et je puis tout aussi bien élever une question sur l’absolue totalité des phénomènes dans l’espace que sur leur totalité dans le temps écoulé. Nous verrons plus tard s’il y a en général une réponse possible à cette question.

En second lieu, la réalité dans l’espace, c’est-à-dire la matière, est un conditionnel dont les parties de l’espace sont les conditions internes, et les parties des parties les conditions éloignées, de telle sorte qu’il y a ici une synthèse régressive, dont la raison exige l’absolue totalité, et qui n’est possible qu’au moyen d’une division complète, où la réalité de la matière se réduit soit à rien, soit à quelque chose qui n’est plus matière, c’est-à-dire au simple. Il y a donc ici encore une série de conditions et une progression vers l’inconditionnel.

En troisième lieu, pour ce qui concerne les catégories du rapport réel entre les phénomènes, la catégorie de la substance et de ses accidents ne convient point à une idée transcendentale, c’est-à-dire que par rapport à cette catégorie la raison n’a pas sujet de rétrograder vers certaines conditions. En effet les accidents (en tant qu’ils sont inhérents à une substance unique) sont coordonnés entre eux et ne forment point une série. Ils ne sont pas proprement subordonnés à la substance, mais ils sont la manière d’exister de la substance même. Ce qui pourrait paraître ici une idée de la raison transcendentale, ce serait le concept du substantiel ; mais, comme il ne faut entendre par là rien autre chose que le concept de l’objet en général, qui subsiste lorsqu’on ne fait que concevoir en lui le sujet transcendental indépendamment de tous ses prédicats, et comme il ne s’agit ici que de l’inconditionnel dans la série des conditions, il est clair que le substantiel ne saurait former un membre de cette série. La même chose s’applique aux substances dans leur rapport de réciprocité : elles sont à cet égard de simples agrégats, et n’ont pas d’exposants d’une série, puisqu’elles ne sont pas subordonnées les unes aux autres comme conditions de leur possibilité, comme on pourrait le dire des espaces, dont la limite ne peut jamais être déterminée que par un autre espace, et non en soi. Il ne reste donc que la catégorie de la causalité, qui présente une série de causes pour un effet donné, où l’on puisse remonter de cet effet, comme conditionnel, à ces causes, comme conditions, et répondre à la question élevée par la raison.

En quatrième lieu, les concepts du possible, du réel et du nécessaire ne conduisent à aucune série, sinon en ce sens que le contingent dans l’existence doit toujours être considéré comme conditionnel, et que, suivant la règle de l’entendement, il indique une condition, qui nous renvoie nécessairement à une autre plus élevée, jusqu’à ce que la raison trouve dans la totalité de cette série la nécessité absolue.

Il n’y a donc que quatre idées cosmologiques, suivant les quatre titres des catégories, si l’on s’en tient à celles qui impliquent nécessairement une série dans la synthèse du divers.

1
L’intégrité absolue
de l’assemblage 1[20]
de tous les phénomènes donnés.
2
3
L’intégrité absolue
L’intégrité absolue
de la division 2[21]
de l’origine[22]
d’un tout donné
d’un phénomène
dans le phénomène.
en général.
4
L’intégrité absolue
de la dépendance de l’existence 4[23]
de ce qu’il y a de changeant dans le
phénomène.

Il faut remarquer ici d’abord que l’idée de l’absolue totalité ne concerne que l’exposition des phénomènes, et que par conséquent elle n’a rien de commun avec le concept purement intellectuel d’un ensemble des choses en général. Des phénomènes sont donc ici considérés comme donnés, et la raison exige l’intégrité absolue des conditions qui les rendent possibles, en tant qu’ils constituent une série, c’est-à-dire qu’elle exige une synthèse absolument (sous tous les rapports) complète, qui permette d’exposer le phénomène suivant les lois de l’entendement.

Ensuite, c’est proprement l’inconditionnel seul que la raison recherche dans cette synthèse des conditions dont la série est régressive, comme elle exige l’intégrité dans la série des prémisses qui réunies n’en supposent plus d’autres. Or cet inconditionnel est toujours renfermé dans la totalité absolue des séries, telle qu’on se la représente dans l’imagination. Mais cette synthèse absolument complète n’est à son tour qu’une idée ; car on ne peut savoir, d’avance du moins, si elle est possible aussi dans les phénomènes. Si l’on se représente un tout au moyen des seuls concepts purs de l’entendement, et indépendamment des conditions de l’intuition sensible, on peut dire exactement que pour un conditionnel donné, la série entière des conditions subordonnées est donnée aussi ; car le premier n’est donné que par celles-ci. Mais dans les phénomènes il y a quelque chose qui restreint tout particulièrement la manière dont les conditions sont données ; car elles ne le sont qu’au moyen de la synthèse successive des éléments divers de l’intuition, synthèse dont la régression doit être complète. C’est encore un problème de savoir si cette intégrité est possible au point de vue sensible ; mais l’idée de cette intégrité n’en réside pas moins dans la raison, indépendamment de la possibilité ou de l’impossibilité de lui trouver des concepts empiriques parfaitement adéquats. C’est pourquoi, puisque l’inconditionnel est nécessairement renfermé dans l’absolue totalité de la synthèse régressive des éléments divers compris dans le phénomène (suivant la direction des catégories qui la représentent comme une série de conditions pour un conditionnel donné), et que l’on peut, d’ailleurs, laisser indécise la question de savoir si et comment cette totalité peut se réaliser, la raison prend ici la détermination de partir de l’idée de la totalité, bien qu’elle ait proprement pour but final l’inconditionnel, soit dans toute la série, soit dans une partie.

Or on peut concevoir cet inconditionnel de deux manières : ou bien il réside simplement dans la série totale, dont, par conséquent, tous les membres sans exception sont conditionnels et dont l’ensemble seul est absolument inconditionnel, et alors la régression est dite infinie : ou bien il est une partie de la série, à laquelle sont subordonnés tous les autres membres de cette série, mais qui elle-même n’est soumise à aucune autre condition *[24]. Dans le premier cas la série est a parte priori sans limites (sans commencement), c’est-à-dire infinie et pourtant donnée entièrement ; mais la régression n’y est jamais achevée, et elle ne peut être appelée infinie que virtuellement 1[25]. Dans le second cas, la série a un premier terme, et ce premier terme s’appelle, par rapport au temps écoulé, le commencement du monde 2[26] ; par rapport à l’espace, les limites du monde 3[27] ; par rapport aux parties d’un tout donné dans ses limites, le simple 4[28] ; par rapport aux causes, la spontanéité 5[29] absolue (la liberté) ; par rapport à l’existence, la nécessité naturelle 6[30] absolue.

Nous avons deux expressions, monde et nature, qui sont quelquefois prises dans le même sens. La première signifie l’ensemble mathématique de tous les phénomènes et la totalité de leur synthèse, en grand aussi bien qu’en petit, c’est-à-dire dans le développement progressif de cette synthèse par assemblage aussi bien que par division. Ce même monde s’appelle nature *[31], en tant qu’il est considéré comme un tout dynamique ; on n’a point d’égard ici à l’agrégation dans l’espace ou dans le temps, pour l’envisager comme une quantité, mais à l’unité dans l’existence des phénomènes. Or, comme on appelle cause la condition de ce qui arrive, et liberté, la causalité absolue de la cause dans le phénomène, la cause conditionnelle se nomme, au contraire, cause naturelle dans le sens étroit du mot. Le conditionnel dans l’existence en général s’appelle contingent, et l’inconditionnel, nécessaire. La nécessité inconditionnelle des phénomènes peut être appelée nécessité naturelle.

J’ai nommé idées cosmologiques les idées dont nous nous occupons maintenant, en partie parce que l’on comprend sous le mot monde l’ensemble de tous les phénomènes, et que nos idées ne poursuivent l’inconditionnel que parmi les phénomènes, en partie parce que, dans son sens transcendental, ce mot signifie l’absolue totalité de l’ensemble des choses existantes, et que nous avons uniquement en vue la perfection de la synthèse (bien que nous ne l’envisagions proprement que dans sa régression vers les conditions). Si l’on considère qu’en outre ces idées sont toutes transcendantes, et que, bien qu’elles ne dépassent pas l’objet, c’est-à-dire les phénomènes, quant à l’espèce, mais qu’elles portent uniquement sur le monde sensible, elles poussent néanmoins la synthèse jusqu’à un degré qui dépasse toute expérience possible ; on peut les désigner toutes très-exactement, suivant moi, sous le nom de concepts cosmologiques 1[32]. Au point de vue de la distinction de l’absolu mathématique et de l’absolu dynamique, auquel tend la régression, j’appellerais les deux premières idées des concepts du monde, dans le sens étroit du mot (concepts du monde en grand et en petit), et les deux autres des concepts transcendants de la nature 2[33]. Cette distinction ne semble pas à présent d’une grande importance, mais elle paraîtra plus importante dans la suite.




DEUXIÈME SECTION


Antithétique de la raison pure


Si l’on désigne sous le nom de thétique tout ensemble de doctrines dogmatiques, j’entends par antithétique, non les affirmations dogmatiques du contraire, mais le conflit qui s’élève entre des connaissances dogmatiques en apparence, sans que l’une ait plus de titres que l’autre à notre assentiment. L’antithétique ne s’occupe donc nullement d’assertions dirigées dans le même sens, mais elle se borne à envisager les connaissances générales de la raison dans leur conflit et dans les causes de ce conflit. L’antithétique transcendentale est une recherche sur l’antinomie de la raison pure, ses causes et son résultat. Lorsque nous ne nous bornons plus à appliquer notre raison à des objets de l’expérience en nous servant des principes de l’entendement, mais que nous essayons de l’étendre au delà des bornes de cette expérience, il en résulte des propositions dialectiques, qui n’ont ni confirmation à espérer, ni contradiction à craindre de l’expérience, et dont chacune non-seulement est par elle-même exempte de contradiction, mais même trouve dans la nature de la raison des conditions qui la rendent nécessaire ; malheureusement l’assertion contraire ne repose pas sur des raisons moins bonnes et moins nécessaires.

Les questions qui se présentent naturellement dans cette dialectique de la raison pure sont donc celles-ci : 1° Quelles sont proprement les propositions où la raison pure est inévitablement soumise à une antinomie ? 2° Quelles sont les causes de cette antinomie ? 3° La raison peut-elle cependant, au milieu de ce conflit, trouver un chemin qui la conduise à la certitude, et de quelle manière ?

Une thèse dialectique de la raison pure se distingue donc de toutes les propositions sophistiques par les signes · suivants : d’abord elle a pour objet, non pas une question arbitraire, que l’on mettrait en avant à plaisir, mais un problème que toute raison humaine rencontre nécessairement dans sa marche ; ensuite elle présente avec son antithèse, non pas une apparence purement artificielle et qui s’évanouisse au premier regard, mais une apparence naturelle et inévitable, qui, alors même qu’elle ne trompe plus, ne cesse pas de faire illusion, et que par conséquent l’on peut bien rendre inoffensive, mais non détruire.

Cette doctrine dialectique n’aura point de rapport à l’unité de l’entendement dans les concepts de l’expérience, mais à celle de la raison dans de pures idées ; et, comme il faut pourtant que la condition de cette unité s’accorde d’abord avec l’entendement, comme synthèse opérée suivant des règles, et ensuite avec la raison, comme unité absolue de cette synthèse, si elle est adéquate à l’unité de la raison, elle sera trop grande pour l’entendement, et si elle est appropriée à l’entendement, elle sera trop petite pour la raison ; d’où résulte nécessairement un conflit, qu’il est impossible d’éviter, de quelque manière qu’on s’y prenne.

Ces assertions captieuses ouvrent donc une arène dialectique, où la victoire appartient au parti auquel il est permis de prendre l’offensive, et où celui qui est forcé de se défendre doit nécessairement succomber. Aussi des champions alertes, qu’ils combattent pour la bonne ou pour la mauvaise cause, sont-ils sûrs de remporter la couronne triomphale, s’ils ont soin de se ménager l’avantage de la dernière attaque, et s’ils ne sont pas obligés de soutenir un nouvel assaut de l’adversaire. On pense bien que cette arène a été souvent foulée jusqu’ici, qu’un grand nombre de victoires y ont été remportées de part et d’autre, mais que l’on a toujours pris soin de réserver la dernière, celle qui devait décider l’affaire, au chevalier de la bonne cause, en interdisant à son adversaire de prendre de nouveau les armes et en laissant ainsi le premier seul maître du champ de bataille. Juges impartiaux du combat, nous n’avons pas à chercher si c’est pour la bonne ou pour la mauvaise cause que luttent les combattants, et nous devons les laisser d’abord terminer entre eux leur affaire. Peut-être qu’après avoir épuisé leurs forces les uns contre les autres, sans s’être fait aucune blessure, ils reconnaîtront la vanité de leur querelle et se sépareront bons amis.

Cette manière d’assister à un combat d’assertions, ou plutôt de le provoquer, non sans doute pour se prononcer à la fin en faveur de l’un ou de l’autre parti : mais pour rechercher si l’objet n’en serait point par hasard une pure illusion, à laquelle chacun s’attache vainement et où l’on n’aurait rien à gagner, quand même on ne rencontrerait pas de résistance, cette manière d’agir peut être désignée sous le nom de méthode sceptique. Elle est tout à fait distincte du scepticisme, ce principe d’une ignorance artificielle et scientifique, qui mine les fondements de toute connaissance, pour ne laisser nulle part, s’il est possible, aucune certitude. La méthode sceptique, en effet, tend à la certitude, en cherchant à découvrir, dans un combat loyalement engagé et conduit avec intelligence des deux côtés, le point de dissentiment, afin de faire comme ces sages législateurs qui s’instruisent eux-mêmes, par l’embarras des juges dans les procès, de ce qu’il y a de défectueux ou de ce qui n’est pas suffisamment déterminé · dans leurs lois. L’antinomie qui se révèle dans l’application des lois est, pour notre sagesse bornée, la première pierre de touche de la nomothétique : c’est ainsi que la raison, qui, dans la spéculation abstraite, ne s’aperçoit pas aisément de ses faux pas, deviendra plus attentive aux moments à observer dans la détermination de ses principes.

Mais cette méthode sceptique n’est essentiellement propre qu’à la philosophie transcendentale, et en tous cas on peut s’en passer, Tans tout autre champ d’investigations que celui-ci. Dans les mathématiques, il serait absurde de l’employer, car il n’y a pas d’assertions fausses qui puissent se cacher et rester invisibles dans cette science, attendu que les preuves y suivent toujours le fil de l’intuition pure et même procèdent au moyen d’une synthèse toujours évidente. Dans la philosophie expérimentale, un doute provisoire peut bien avoir son utilité, mais il n’y a pas du moins de malentendu qui ne puisse être aisément dissipé, et, tôt ou tard, on finit toujours par trouver dans l’expérience les derniers moyens de décider le différend. La morale peut montrer aussi tous ses principes, avec leurs conséquences pratiques, in concreto, au moins dans des expériences possibles, et éviter ainsi l’équivoque de l’abstraction. Au contraire, les assertions transcendentales qui prétendent à des connaissances dépassant le champ de toutes les expériences possibles, sont de telle nature que, d’une part, leur synthèse abstraite ne saurait être donnée dans quelque intuition à priori, et que, d’autre part, le malentendu qu’elles occasionnent ne pourrait être découvert au moyen de quelque expérience. La raison transcendentale ne nous fournit donc pas d’autre pierre de touche que celle qui consiste à essayer d’unir entre elles ses assertions, et, par conséquent, à les laisser d’abord lutter les unes contre les autres librement et sans obstacle. C’est ce conflit que nous allons représenter *[34].


______________________



PREMIER CONFLIT DES IDÉES TRANSCENDENTALES


Thèse
Antithèse
Le monde a un commencement dans le temps, et il est aussi limité dans l’espace. Le monde n’a ni commencement, ni limites dans l’espace, mais il est infini dans le temps comme dans l’espace.
PREUVE
PREUVE
En effet, si l’on admet que le monde n’ait pas de commencement dans le temps, à chaque moment donne il y a une éternité écoulée, et par conséquent une série infinie d’états successifs des choses du monde. Or l’infinité d’une série consiste précisément en ce que cette série ne peut jamais être achevée par une synthèse successive. Donc une série infinie écoulée dans le monde est impossible, et par conséquent un commencement du monde est une condition nécessaire de son existence même. Ce qu’il fallait d’abord démontrer.

Quant au second point, si l’on admet le contraire de notre thèse, le monde sera un tout infini donné de choses existantes ensemble. Or nous ne

En effet, admettons qu’il ait un commencement : comme le commencement est une existence précédée d’un temps où la chose n’est pas, il doit y avoir eu un temps antérieur où le monde n’était pas, c’est-à-dire un temps-vide. Or dans un temps vide il n’y a pas de naissance possible de quelque chose, puisque aucune partie de ce temps ne contient plutôt qu’une autre, une condition distinctive de l’existence qui l’emporte sur celle de la non-existence (soit que l’on suppose que cette condition naisse d’elle-même, ou par une autre cause). Donc il peut y avoir dans le monde des séries de choses qui commencent, mais le monde lui-même ne saurait avoir de commencement, et par conséquent il est
pouvons concevoir la grandeur d’un quantum qui n’est pas donné dans certaines limites propres à toute intuition *[35] qu’au moyen de la synthèse des parties, et la totalité d’un quantum de ce genre que par la synthèse complète ou par l’addition répétée de l’unité **[36]. Donc, pour concevoir comme un tout le monde remplissant tous les espaces, il faudrait regarder comme complète la synthèse successive des parties d’un monde infini, c’est-à-dire qu’il faudrait qu’un temps infini fût considéré comme écoulé dans l’énumération de toutes les choses coexistantes, ce qui est impossible. Donc un agrégat infini par rapport au temps écoulé.

Pour ce qui est du second point, si l’on admet d’abord la thèse contraire, à savoir que le monde est fini et limité dans l’espace, il se trouve dans un espace vide, qui n’est pas limité. Il n’y aurait point seulement par conséquent un rapport des choses dans l’espace, mais encore un rapport des choses à l’espace. Or, comme le monde est un tout absolu en dehors duquel il n’y a pas d’objet d’intuition, et par conséquent pas de corrélatif avec lequel il soit en rapport, le rapport du monde à l’espace vide ne serait pas un rapport à un objet. Mais un rapport de ce genre n’est rien, et par conséquent aussi la limitation du monde par l’espace vide. Le monde n’est donc pas limité dans l’espace, c’est-à-dire qu’il est infini en étendue *[37].

infini de choses réelles ne peut être considéré comme un tout donné, ni par conséquent comme donné en même temps. Donc un monde n’est pas infini quant à son étendue dans l’espace, mais il est renfermé dans des limites ; ce qui était le second point à démontrer. en tant qu’ils peuvent ou exister par eux-mêmes ou s’ajouter à des phénomènes donnés. L’intuition empirique n’est donc pas composée des phénomènes et de l’espace (de la perception et de l’intuition vide). L’un n’est pas le corrélatif de la synthèse de l’autre, mais ils sont unis dans une seule et même intuition empirique, comme matière et forme de cette intuition. Veut-on mettre l’un de ces deux éléments en dehors de l’autre (l’espace en dehors de tous les phénomènes), il en résultera toutes sortes de déterminations vides de l’intuition extérieure, qui ne sont pas des perceptions possibles, par exemple le mouvement ou le repos du monde dans l’espace vide infini, détermination du rapport de deux choses entre elles qui ne peut jamais être perçue, et par conséquent est elle-même le prédicat d’un pur être de raison.



_________________________



Remarques sur la première antinomie


1° Sur la thèse
2° Sur l’antithèse
Dans ce conflit d’arguments je n’ai point cherché à produire l’illusion, en apportant une preuve d’avocat (comme on dit), c’est-à-dire ce genre de preuve qui consiste à tourner à son avantage l’imprudence de l’adversaire et à profiter de La preuve de l’infinité de la série donnée du monde et de l’ensemble du monde se fonde sur ce que, dans le cas contraire, un temps vide ainsi qu’un espace vide formeraient les limites du monde. Or je n’ignore pas que l’on cherche à échapper
l’ambiguité de la loi qu’il invoque pour faire valoir, en le réfutant sur ce point, des prétentions injustes. Chacun de ces arguments est tiré de la nature des choses, et laisse de côté l’avantage que pourraient fournir les paralogismes où tombent les dogmatiques des deux côtés.

J’aurais pu aussi prouver en apparence la thèse, en mettant en avant, suivant l’usage des dogmatiques, un concept vicieux sur l’infinité d’une quantité donnée. Une quantité est infinie, quand il ne peut y en avoir de plus grande (c’est-à-dire qui dépasse la multitude de fois qu’une unité donnée y est contenue). Or il n’y a pas de multitude qui soit la plus grande possible, puisqu’on peut toujours y ajouter une ou plusieurs unités. Donc une grandeur infinie donnée est impossible, et par conséquent aussi un monde infini (sous le rapport de la série écoulée aussi bien que de l’étendue) ; il est donc limité des deux côtés. J’aurais pu produire cette preuve ; mais ce concept ne s’accorde pas avec ce que l’on entend par un tout infini. On ne se représente pas ici en effet combien ce tout est grand, et par conséquent le concept que nous en avons n’est pas celui

à cette conséquence, en prétendant qu’il peut bien y avoir une limite du monde, quant au temps et à l’espace, sans qu’il soit nécessaire d’admettre un temps absolu avant le commencement du monde, ou un espace absolu, s’étendant en dehors du monde réel ; ce qui est impossible. Cette dernière partie de l’opinion des philosophes de l’école de Leibnitz me satisfait complètement. L’espace est simplement la forme de l’intuition extérieure ; il n’est pas quelque chose de réel qui puisse être l’objet d’une intuition extérieure, et il n’est pas on corrélatif des phénomènes, mais leur forme même. L’espace ne peut donc précéder absolument (par lui seul) dans l’existence des choses comme quelque chose de déterminant, puisqu’il n’est pas un objet, mais simplement la forme d’objets possibles. C’est pourquoi les choses, comme phénomènes, déterminent bien l’espace, c’est-à-dire que de tous ses prédicats possibles (grandeur et rapport), elles font que ceux-ci ou ceux-là appartiennent à la réalité ; mais l’espace ne peut pas réciproquement, comme quelque chose qui existerait par soi-même, déterminer la réalité des choses, sous le rapport de la grandeur ou de

d’un maximum ; mais on ne conçoit par là que son rapport à une unité que l’on peut prendre à volonté, et relativement à laquelle il est plus grand que tout nombre. Or, suivant que l’on prendrait une unité plus grande ou plus petite, l’infini serait plus grand ou plus petit ; mais l’infinité, résidant uniquement dans le rapport à cette unité donnée, demeurerait toujours la même, bien que la quantité absolue du tout ne fût nullement connue par là ; ce dont il n’est pas d’ailleurs ici question.

Le vrai concept (transcendental) de l’infinité, c’est que la synthèse successive de l’unité dans 13. mesure d’un quantum ne puisse jamais être achevée *[38]. Il suit de là très-certainement qu’il ne peut y avoir une éternité écoulée d’états réels se succédant les uns aux autres jusqu’à un moment donné (jusqu’au moment actuel), et que par conséquent le monde doit avoir un commencement.

Quant à la seconde partie de la thèse, la difficulté relative à une série infinie et pourtant

la forme, puisqu’il n’est rien de réel en soi. Un espace (qu’il soit plein ou vide *[39]) peut donc bien être borné par des phénomènes ; mais des phénomènes ne peuvent être bornés par un espace vide en dehors d’eux. Il en est de même du temps. Or, tout cela accordé, il n’en est pas moins incontestable qu’il faut nécessairement admettre ces deux non-êtres, l’espace vide en dehors du monde et le temps vide avant le monde, dès qu’on admet une limite du monde, soit dans l’espace, soit dans le temps.

En effet on a beau vouloir échapper à cette conséquence qui nous fait dire que, si le monde a des limites dans le temps et dans l’espace, le vide infini détermine nécessairement l’existence des choses réelles par rapport à leur quantité, ce subterfuge vient, sans qu’on s’en aperçoive, de ce que l’on conçoit, au lieu d’un monde

écoulée tombe d’elle-même ; car les diverses parties d’un monde infini en étendue sont données simultanément. Mais, pour concevoir la totalité d’une telle multitude, comme nous ne pouvons invoquer des limites qui déterminent par elles-mêmes cette totalité dans l’intuition, nous devons rendre compte de notre concept, et ici notre concept ne peut aller du tout à la multitude déterminée des parties, mais il lui faut démontrer la possibilité du tout par la synthèse successive des parties. Or, comme cette synthèse ne saurait jamais constituer une série complète, on ne peut concevoir une totalité avant elle, et par conséquent on ne peut la concevoir non plus par elle. En effet le concept de la totalité même est dans ce cas la représentation d’une synthèse achevée des parties, et cet achèvement est impossible, et partant aussi son concept. sensible, je ne sais quel monde intelligible ; au lieu du premier commencement (sorte d’existence que précède un temps de non-existence), une existence en général qui ne présuppose aucune autre condition dans le monde ; au lieu des limites de l’étendue, des bornes de l’univers ; et de ce que l’on sort ainsi du temps et de l’espace. Mais il n’est ici question que du monde des phénomènes (mundus phænomenon), et de sa grandeur, et l’on n’y saurait faire abstraction de ces conditions de la sensibilité, sans en détruire l’essence. Si le monde sensible est limité, il réside nécessairement dans le vide infini. Laisse-t-on de côté ce vide et par conséquent l’espace comme condition à priori de la possibilité des phénomènes, tout le monde sensible disparaît. Or dans notre problème ce dernier seul nous est donné. Le monde intelligible (mundus intelligibilis) n’est rien que le concept universel d’on monde en général, où l’on fait abstraction de toutes les conditions de l’intuition de ce monde, et qui par conséquent ne peut donner lieu à aucune proposition, soit affirmative, soit négative.
________________





DEUXIÈME CONFLIT DES IDÉES TRANSCENDENTALES



Thèse
Antithèse
Toute substance composée dans le monde l’est de parties simples, et il n’existe absolument rien que le simple ou le composé du simple. Aucune chose composée dans le monde ne l’est de parties simples, et il n’y existe absolument rien de simple.
PREUVE
PREUVE
En effet, supposez que les substances composées ne le soient pas de parties simples : Si vous supprimez par la pensée toute composition, aucune partie composée ne subsistera, et (puisqu’il n’y a point de partie simple), il n’y aura non plus aucune partie simple, c’est-à-dire qu’il ne restera plus rien, et que par conséquent aucune substance ne sera donnée. Ou bien donc il est impossible de supprimer par la pensée toute composition, ou bien il faut qu’après cette suppression il reste quelque chose qui subsiste indépendamment de toute composition, c’est-à-dire le simple. Or, dans le premier cas, le composé ne serait pas formé de substances (puisque la composition n’est Supposez qu’une chose composée (comme substance) le soit de parties simples. Puisque toute relation extérieure et par conséquent toute composition de substances ne sont possibles que dans l’espace, autant il y a de parties dans

le composé, autant il doit y en avoir aussi dans l’espace qu’il occupe. Or l’espace ne se compose pas de parties simples, mais d’espaces. Chacune des parties du composé doit donc occuper un espace. Mais les parties absolument premières de tout composé sont simples. Le simple occupe donc un espace. Or, puisque tout réel, qui occupe un espace, renferme en lui des parties diverses placées les unes en dehors

qu’une relation accidentelle de substances, qui peuvent subsister sans elle, comme des êtres existants par eux-mêmes). Mais, comme ce cas contredit la supposition, il ne reste plus que le second, à savoir que le composé substantiel dans le monde est formé de parties simples. Il suit de là immédiatement que les choses du monde sont toutes des êtres simples, que la composition n’est qu’un état extérieur de ces choses, et que, quoique nous ne puissions jamais faire sortir les substances élémentaires de cet état d’union et les isoler, la raison n’en doit pas moins les concevoir comme les premiers sujets de toute composition, et par conséquent comme des êtres simples, antérieurement à cette composition. des autres, et par conséquent est composé, et cela non pas d’accident, puisqu’il est un composé réel (car les accidents ne peuvent être extérieurs les uns aux autres sans substance), mais de substances, il suit que le simple est un composé substantiel ; ce qui est contradictoire.

La seconde proposition de l’antithèse, à savoir que dans le monde il n’existe rien de simple, ne signifie pas ici autre chose, sinon que l’existence de quelque chose d’absolument simple ne peut être prouvée par aucune expérience, ni aucune perception, soit extérieure, soit intérieure, et qu’ainsi la simplicité absolue n’est qu’une pure idée, dont aucune expérience possible ne saurait jamais démontrer la réalité objective, et qui par conséquent est sans application et sans objet dans l’exposition des phénomènes. En effet, si l’on admettait que l’on peut trouver dans l’expérience un objet correspondant à cette idée transcendentale, il faudrait que l’intuition empirique de quelque objet fut reconnue pour une intuition ne contenant absolument aucune diversité d’éléments placés les uns en dehors des autres et ramenés à l’unité.



_____________________





Or comme, de ce que nous n’avons pas conscience d’une diversité de ce genre, on ne peut conclure qu’elle soit entièrement impossible dans quelque intuition d’un objet, mais que, d’un autre côté, cette dernière condition est tout à fait nécessaire pour pouvoir affirmer l’absolue simplicité, il suit que cette simplicité ne peut être déduite d’aucune perception, quelle qu’elle soit. Puis donc que rien ne peut être donné dans aucune expérience possible comme un objet absolument simple, et que le monde sensible doit être regardé comme l’ensemble de toutes les expériences possibles, il n’y a rien de simple qui soit donné en lui.

Cette seconde proposition de l’antithèse a plus de portée que la première : tandis que celle-ci ne bannit le simple que de l’intuition du composé, elle l’exclut de toute la nature. Aussi n’a-t-elle pu être démontrée par le concept d’un objet donné de l’intuition extérieure (du composé), mais par son rapport à une expérience possible en général.

Remarques sur la deuxième antinomie


1° Sur la Thèse
2° Sur l’Antithèse
Quand je parle d’un tout qui se compose nécessairement de parties simples, j’entends par là uniquement un tout substantiel, comme le composé propre, c’est-à-dire l’unité accidentelle d’une diversité qui, donnée séparément (du moins en pensée) est unie par une liaison réciproque et forme ainsi quelque chose d’un. L’espace n’est pas, à proprement parler, un composé, mais un tout, puisque ses parties ne sont possibles que dans le tout, et que le tout ne l’est point par les parties. En tout cas, ce ne serait qu’un compositum ideale, et non un compositum reale. Mais cela est une pure subtilité. Comme l’espace n’est pas un composé de substances (pas même d’accidents réels), dès que je supprime en lui toute composition, il ne doit plus rien raster, pas même un point ; car celui-ci n’est possible que comme limite d’un espace (par conséquent d’un composé). L’espace et le temps ne se composent donc pas de parties simples. Ce qui n’appartient qu’à Le principe de la division infinie de la matière, dont la preuve est purement mathématique, a été attaqué de telle sorte par les partisans des monades qu’on a pu les soupçonner de ne pas vouloir admettre que les preuves mathématiques les plus claires nous fassent connaître la nature de l’espace, en tant qu’il est en réalité la condition formelle de la réalité de toute matière, mais de les regarder comme des conséquences dérivées de concepts abstraits, mais arbitraires, qui ne sauraient s’appliquer à des choses réelles. Comme s’il était possible d’imaginer une autre espèce d’intuition que celle qui est donnée dans l’intuition originaire de l’espace, et comme si les déterminations à priori de cet espace ne touchaient pas en même temps tout ce qui n’est possible qu’à la condition de le remplir ! Si l’on écoutait ces philosophes, il faudrait, outre le point mathématique, qui est simple et n’est pas une partie, mais uniquement la limite d’un espace, concevoir
l’état d’une substance (par exemple, le changement), bien qu’ayant une quantité, ne se compose pas non plus du simple, c’est-à-dire qu’un certain degré de changement ne résulte pas de l’addition de plusieurs changements simples. Notre conclusion du composé au simple ne s’applique qu’à des choses existantes par elles-mêmes. Or des accidents d’état n’existent point par eux-mêmes. On court donc le risque de ruiner la preuve de la nécessité du simple, comme formant les parties constitutives de tout composé substantiel, et de perdre ainsi sa cause, en étendant cette preuve outre mesure et en l’appliquant à tout composé sans distinction, comme on l’a déjà fait plus d’une fois.

Je ne parle d’ailleurs ici du simple qu’autant qu’il est nécessairement donné dans le composé, puisque celui-ci y peut être résolu comme dans ses parties constitutives. Le mot monade, dans sa signification propre (suivant le langage de Leibnitz), ne devrait s’entendre que du simple qui est immédiatement donné comme substance simple (par exemple dans la conscience), et non comme élément du composé, élément qu’il vaudrait mieux

encore des points physiques, qui a la vérité sont simples aussi, mais ont l’avantage de remplir l’espace par la seule agrégation, comme parties de cet espace. Sans répéter ici les réfutations aussi claires que vulgaires de cette absurdité, réfutations qui se présentent en foule, comma il est d’ailleurs inutile de vouloir obscurcir par des concepts purement discursifs l’évidence des mathématiques, je me bornerai à faire remarquer que, si la philosophie chicane ici les mathématiques, c’est qu’elle oublie que, dans cette question, il s’agit uniquement des phénomènes et de leur condition. Il ne suffit pas ici de trouver, pour le concept du composé pur que nous donne l’entendement, le concept de simple, mais il s’agit de trouver, pour l’intuition du composé (de la matière), l’intuition du simple, et cela est tout à fait impossible suivant les lois de la sensibilité, et par conséquent aussi en fait d’objets des sens. On peut donc bien dire d’un tout composé de substances, conçu par l’entendement pur, que nous devons avoir le simple antérieurement à toute composition de ce tout, mais cela ne s’applique pas au totum substantiale phænomenon,
appeler atome. Et, comme je ne veux démontrer l’existence des substances simples que par rapport aux composés dont elles sont les éléments, je pourrais designer l’antithèse de la seconde antinomie sous le nom d’atomistique transcendentale. Mais, d’un autre côté, comme cette expression est depuis longtemps employée pour désigner une explication particulière des phénomènes corporels (molecularum), et qu’elle suppose ainsi des concepts empiriques, on peut l’appeler le principe dialectique de la monadologie. lequel, comme intuition empirique ayant lieu dans l’espace, implique cette propriété nécessaire, qu’aucune partie n’en est simple, puisqu’aucune partie de l’espace n’est simple. Cependant, les partisans des monades se sont montrés assez avisés pour vouloir éluder cette difficulté en refusant d’admettre l’espace comme une condition de la possibilité des objets de l’intuition extérieure, et en plaçant au contraire dans celle-ci et dans la relation dynamique des substances en général la condition de la possibilité de l’espace. Mais nous n’avons un concept des corps qu’en tant qu’ils sont des phénomènes, et en cette qualité ils supposent l’espace comme la condition de la possibilité de tout phénomène extérieur. Le subterfuge est donc vain, comme nous l’avions déjà suffisamment montré dans l’esthétique transcendentale. Il faudrait que les phénomènes fussent des choses en soi, pour que la preuve des partisans de la doctrine des monades eût une valeur absolue.

La seconde assertion dialectique a ceci de particulier qu’elle a contre elle une assertion dogmatique, la seule, entre toutes les assertions

sophistiques, qui entreprenne de prouver manifestement par un objet de l’expérience la réalité de ce que nous avons rattaché plus haut aux idées transcendentales, en cherchant à démontrer que l’objet du sens intime, le moi qui pense, est une substance absolument simple. Sans revenir sur ce point (qui a été suffisamment examiné plus haut), je ferai seulement remarquer que, si je conçois simplement quelque chose comme objet, sans y joindre rien qui en détermine synthétiquement l’intuition (comme il arrive dans cette représentation toute nue : moi), je ne puis assurément percevoir rien de divers ni aucune composition dans une représentation de ce genre. D’un autre côté, comme les prédicats au moyen desquels je conçois cet objet, ne sont que des intuitions du sens intérieur, je n’y puis rien trouver qui prouve une diversité de parties placées les unes en dehors des autres, et par conséquent une composition réelle. La conscience de soi a donc cela de particulier que, puisque le sujet qui pense est en même temps son propre objet, il ne peut pas se diviser lui-même (bien qu’il puisse diviser les déterminations qui lui sont
inhérentes) ; car, par rapport à lui-même, tout objet est une unité absolue. Mais il n’en est pas moins vrai que, si ce sujet est envisagé extérieurement, comme objet de l’intuition, il manifestera bien pourtant une composition dans le phénomène. Or c’est toujours ainsi qu’il faut l’envisager dès qu’on veut savoir s’il y a ou non en lui une diversité de parties placées les unes en dehors des autres.


TROISIÈME CONFLIT DES IDÉES TRANSCENDENTALES


Thèse
Antithèse
La causalité déterminée par les lois de la nature n’est pas la seule d’où puissent être dérivés tous les phénomènes du monde. Il est nécessaire d’admettre aussi, pour les expliquer, une causalité libre. Il n’y a pas de liberté, mais tout dans le monde arrive suivant des lois naturelles.
PREUVE
PREUVE
Si l’on admet qu’il n’y a pas d’autre causalité que celle qui est déterminée par des lois de Supposez qu’il y ait une liberté dans le sens transcendental, c’est-à-dire une espèce
la nature, tout ce qui arrive suppose un état antérieur, auquel il succède inévitablement suivant une règle, Or cet état antérieur doit être lui-même quelque chose qui soit arrivé (qui soit devenu dans le temps ce qu’il n’était pas auparavant), puisque, s’il avait toujours été, sa conséquence n’aurait pas commencé d’être, mais qu’elle aurait aussi toujours été. La causalité de la cause par laquelle quelque chose arrive est donc toujours elle-même quelque chose d’arrivé, qui suppose à son tour, suivant la loi de la nature, un état antérieur et la causalité de cet état, celui-ci un autre plus ancien, et ainsi de suite ; Si donc tout arrive suivant les seules lois de la nature, il y a toujours un commencement subalterne, mais il n’y a jamais un premier commencement ; et, par conséquent, en général la série du côté des causes dérivant les unes des autres n’est jamais complète. Or la loi de la nature consiste précisément en ce que rien n’arrive sans une cause suffisamment déterminée à priori. Donc la proposition qui veut que toute causalité ne soit possible que suivant des lois naturelles se contredit elle-même quand on la prend sans particulière de causalité, suivant laquelle les événements du monde pourraient avoir lieu, c’est-à-dire une faculté de commencer absolument un état et par conséquent aussi une série d’effets résultant de cet état, non-seulement une série commencera absolument en vertu de cette spontanéité, mais encore l’acte par lequel cette spontanéité même est déterminée à produire cette série, c’est-à-dire la causalité, de telle sorte qu’il n’y aura rien antérieurement qui détermine suivant des lois constantes l’acte qui arrive. Mais tout commencement d’action suppose un état de la cause qui n’agit pas encore, et un premier commencement dynamique d’action suppose un état qui n’a aucun rapport de causalité avec l’état précédent de la même cause, c’est-à-dire qui n’en dérive en aucune façon. Donc la liberté transcendentale est contraire à la loi de la causalité, et un enchaînement des états successifs des causes efficientes, d’après lequel aucune unité d’expérience n’est possible, et qui par conséquent ne se rencontre dans aucune expérience, est un vain être de raison.

Il n’y a donc que la nature où nous puissions chercher l’

restriction dans toute son universalité, et il est impossible d’admettre cette sorte de causalité comme la seule.

D’après cela, il faut admettre une causalité par laquelle quelque chose arrive, sans que la cause en soit déterminée aussi par une autre cause antérieure, suivant des lois nécessaires, c’est-à-dire une spontanéité absolue des causes ayant la vertu de commencer par elle-même une série de phénomènes, qui se déroule suivant des lois naturelles, par conséquent une liberté transcendentale, sans laquelle, même dans le cours de la nature, la série des phénomènes ne serait jamais complète du côté des causes.

l'enchaînement et l’ordre des événements du monde. La liberté (l’indépendance) à l’égard des lois de la nature affranchit, il est vrai, de la contrainte, mais elle affranchit aussi du fil conducteur de toutes les règles. En effet, on ne peut pas dire que des lois de la liberté prennent dans la causalité du cours du monde la place des lois de la nature, puisque, si la liberté était déterminée par des lois, elle ne serait plus de la liberté, mais la nature même. Il y a donc entre la nature et la liberté transcendentale la même différence qu’entre la soumission à des lois[40] et l’affranchissement de toutes lois[41]. La première, il est vrai, importune l’entendement de la difficulté de remonter toujours plus haut dans la série des causes pour y chercher l’origine des événements, puisque la causalité y est toujours conditionnelle ; mais elle promet en revanche une unité d’expérience universelle et régulière. L’illusion de la liberté, au contraire, offre bien à l’entendement un repos dans son investigation à travers la chaîne des causes, en la conduisant à une causalité
inconditionnelle, qui commence l’action d’elle-même ; mais comme cette causalité est aveugle, elle rompt le fil des règles sans lequel il n’y a plus de liaison générale possible dans l’expérience.


__________________________


Remarques sur la troisième antinomie


1o Sur la thèse.
2o Sur l’antithèse
L’idée transcendentale de la liberté est loin de former tout le contenu du concept psychologique de ce nom, concept qui est en grande partie empirique : elle se borne à présenter la spontanéité absolue de l’action, comme étant le fondement propre de l’imputabilité ; mais elle n’en est pas moins la pierre d’achoppement de la philosophie, qui trouve des difficultés insurmontables à admettre cette sorte de causalité inconditionnelle. Ce n’est donc proprement qu’une difficulté transcendentale qui, dans la question de la liberté de la volonté, a si fort embarrassé jusqu’ici la raison spéculative : il s’agit seulement de savoir si l’on admettra une faculté capable de Ceux qui défendent la toute puissance de la nature (Physiocratie transcendentale) contre la doctrine de la liberté, pourraient opposer la proposition suivante aux arguments captieux de cette doctrine : Si vous n’admettez dans le monde rien de mathématiquement premier sous le rapport du temps, vous n’avez pas besoin non plus de chercher quelque chose de dynamiquement premier sous le rapport de la causalité. Qui vous a priés d’imaginer un état absolument premier du monde, et, par conséquent, un commencement absolu de la série des phénomènes successifs, et d’imposer des bornes à la nature qui n’en a pas, afin de pouvoir procurer un point de
commencer d’elle-même une série de choses ou d’états successifs. Il n’est pas aussi nécessaire de pouvoir répondre à la question de savoir comment une telle faculté est possible, car nous ne sommes pas plus avancés à l’égard de la causalité qui a lieu suivant des lois naturelles : il faut également que nous nous contentions de reconnaître à priori qu’une causalité de ce genre doit être admise, bien que nous ne comprenions en aucune façon comment il est possible qu’un certain état d’une chose soit amené par celui d’une autre, et qu’à cet égard nous devions nous en tenir à l’expérience. Or nous n’avons proprement démontré la nécessité de placer dans la liberté le premier commencement d’une série de phénomènes, que pour pouvoir comprendre l’origine du monde, tandis que l’on peut prendre tous les états successifs comme dérivant les uns des autres suivant de simples lois naturelles. Mais, puisque la faculté de commencer tout à fait spontanément une série dans le temps a été une fois prouvée (bien qu’elle ne soit pas saisie en elle-même), il nous est permis aussi maintenant de faire commencer spontanément, sous repos à votre imagination ? Puisque les substances ont toujours été dans le monde, ou que du moins l’unité de l’expérience exige cette supposition, il n’y a point de difficulté à admettre aussi que le changement de leurs états ; c’est-à-dire la série de leurs changements a toujours été, et que, par conséquent, il n’est pas besoin de chercher un premier commencement, ni mathématique, ni dynamique. Il est impossible, à la vérité, de comprendre comment les phénomènes peuvent ainsi dériver les uns des autres à l’infini, sans un premier membre par rapport auquel tous les autres seraient purement successifs ; mais, si vous rejetez pour cette raison ces énigmes de la nature, vous vous verrez forcés de rejeter beaucoup de propriétés synthétiques fondamentales (de forces constitutives), que vous ne pouvez pas comprendre davantage, et même la possibilité d’un changement en général doit vous être une pierre d’achoppement. En effet, si vous ne trouviez pas par l’expérience qu’elle est réelle, jamais vous ne pourriez imaginer à priori comment est possible cette succession perpétuelle d’être et de non-être.

D’ailleurs, quand même on

le rapport de la causalité, diverses séries de phénomènes dans le cours du monde, et d’attribuer à leurs substances la faculté d’agir en vertu de la liberté. Il ne faut pas se laisser arrêter ici par ce malentendu, à savoir que, comme une série successive ne peut avoir dans le monde qu’un commencement relativement premier, puisqu’il y a toujours dans le monde un état antérieur des choses, il ne peut y avoir de commencement absolument premier des séries dans le cours du monde. En effet nous ne parlons pas ici du commencement absolument premier quant au temps, mais quant à la causalité. Si (par exemple) je me lève maintenant de mon siège tout à fait librement et sans subir l’influence nécessairement déterminante des causes naturelles, alors avec cet événement et tous les effets naturels qui en dérivent à l’infini commence absolument une nouvelle série, bien que, par rapport au temps, cet événement ne soit que la continuation d’une série précédente. Cette résolution et cet acte ne sont donc pas une simple conséquence de l’action de la nature, mais les causes naturelles déterminantes qui ont précédé cet événement cessent tout à fait par rapport reconnaîtrait une puissance transcendentale de liberté, qui servirait de point de départ aux changements du monde, du moins cette puissance ne pourrait être qu’en dehors du monde (quoique ce soit toujours une prétention bien téméraire que celle d’admettre, en dehors de l’ensemble de toutes les intuitions possibles, un objet qui ne peut être donné dans aucune intuition possible). Mais il ne peut jamais être permis d’attribuer une pareille faculté aux substances qui existent dans le monde même, puisqu’alors disparaîtrait en grande partie l’enchaînement des phénomènes qui se déterminent nécessairement les uns les autres suivant des lois universelles, et, avec cet enchaînement, que l’on désigne sous le nom de nature, la marque de la vérité empirique, qui distingue l’expérience du rêve-En effet, à côté d’une faculté affranchie de toutes lois comme la liberté, il n’y a plus guère de place pour la nature ; puisque les lois de celle-ci seraient incessamment modifiées par l’influence de celle-là, et que le jeu des phénomènes, au lieu d’être régulier et uniforme, comme il arriverait avec la seule nature, serait ainsi troublé et incohérent.
à lui ; et, s’il leur succède, il n’en dérive pas, et par conséquent il peut bien être appelé un commencement absolument premier, non pas à la vérité sous le rapport du temps, mais sous celui de la causalité.

Il y a une chose qui confirme d’une manière éclatante le besoin qu’éprouve la raison de chercher, pour la série des causes naturelles, un premier commencement dans la liberté, c’est que tous les philosophes de l’antiquité, (à l’exception de ceux de l’école épicurienne) se sont crus obligés d’admettre, pour expliquer les mouvements du monde, un premier moteur, c’est-à-dire une cause librement agissante, qui ait commencé d’abord et d’elle-même cette série d’états. En effet ils ont désespéré de pouvoir faire comprendre un premier commencement avec la seule nature.



QUATRIÈME CONFLIT DES IDÉES TRANSCENDENTALES


Thèse
Antithèse
Il y a dans le monde quelque chose qui, soit comme sa partie, soit comme sa cause, est un être absolument nécessaire. Il n’existe nulle part aucun être absolument nécessaire, ni dans le monde, ni hors du monde, comme en étant la cause.
PREUVE
PREUVE
Le monde sensible, comme ensemble de tous les phénomènes, contient en même temps une série de changements. En effet, sans cette série, la représentation même de la succession du temps, comme condition de la possibilité du monde sensible, ne nous serait pas donnée *[42]. Mais tout changement est soumis à une condition qui le précède dans le temps et dont il est l’effet nécessaire. Or tout conditionnel, qui est donné, suppose, relativement à son existence, une série complète de conditions jusqu’à l’inconditionnel absolu, qui seul est absolument nécessaire. Il faut donc qu’il existe quelque chose d’absolument nécessaire, pour qu’un changement existe comme sa conséquence. Mais ce nécessaire appartient lui-même au monde sensible. En effet supposez qu’il soit en dehors du monde, la série des changements du monde en Supposez que le monde lui-même soit un être nécessaire ou qu’il y ait en lui un être nécessaire, ou bien il y aurait dans la série de ses changements un commencement qui serait absolument nécessaire, c’est-à-dire sans cause, ce qui est contraire à la loi dynamique de la détermination de tout phénomène dans le temps, ou bien la série elle-même serait sans aucun commencement, et, bien que contingente et conditionnelle dans toutes ses parties, elle serait absolument nécessaire et inconditionnelle dans le tout, ce qui est contradictoire. En effet l’existence d’une multiplicité ne peut pas être nécessaire, quand aucune de ses parties ne possède une existence nécessaire en soi.

Supposez au contraire qu’il y ait en dehors du monde une cause du monde absolument nécessaire, cette cause, étant le premier membre de la série des causes des changements du monde, commencerait d’abord l’existence de ces changements et de leur série *[43]. Or

dériverait, sans que cette cause nécessaire appartint elle-même au monde sensible. Or cela est impossible. En effet, puisque le commencement d’une succession de temps ne peut être déterminé que par ce qui précède dans le temps, la condition suprême du commencement d’une série de changements devait exister dans le monde alors que cette série n’existait pas encore (car qui dit commencement, dit une existence qu’a précédée un temps où la chose qui commence n’existait pas encore). La causalité de la cause nécessaire des changements, partant aussi la cause même, appartient donc au temps, et par conséquent au phénomène (dans lequel seulement le temps est possible comme sa forme) ; on ne peut donc la concevoir séparée du monde sensible, c’est-à-dire de l’ensemble de tous les phénomènes. Il y a donc dans le monde même quelque chose d’absolument nécessaire (que ce soit la série entière du monde, ou une partie de cette série). il faudrait alors qu’elle commençât aussi à agir, et sa causalité rentrerait dans le temps, par conséquent dans l’ensemble des phénomènes, c’est-à-dire dans le monde, d’où il suit qu’elle-même, la cause, ne serait pas hors du monde, ce qui est contraire à la supposition. Il n’y a donc ni dans le monde, ni hors du monde (comme en étant la cause), un être absolument nécessaire.


_____________________





Remarques sur la quatrième antinomie


1° Sur la thèse
2° Sur l’antithèse
Pour prouver l’existence d’un être nécessaire, je ne dois me servir ici que de l’argument cosmologique, qui s’élève du conditionnel dans le phénomène à l’inconditionnel dans le concept, en regardant cet inconditionnel comme la condition nécessaire de la totalité absolue de la série. Il appartient à un autre principe de la raison de chercher une preuve dans la seule idée d’un être suprême entre tous les êtres en général, et cette preuve devra être présentée à part.

Or l’argument cosmologique pur ne peut prouver l’existence d’un être nécessaire qu’en laissant indécise la question de savoir si cet être est le monde lui-même, ou s’il en est différent. En effet, pour répondre à cette question, il faut des principes qui ne sont plus cosmologiques et qui ne se trouvent pas dans la série des phénomènes ; il faut des concepts d’êtres contingents en général (envisagés simplement comme objets de l’entendement), et un principe qui rattache ces êtres

Si, en remontant la série des phénomènes, on pense rencontrer des difficultés contre l’existence d’un être suprême absolument nécessaire, elles ne doivent pas non plus se fonder sur de simples concepts de l’existence nécessaire d’une chose en général, et, par conséquent, elles ne doivent pas être ontologiques ; mais il faut qu’elles résultent de la liaison causale qui nous force à re· monter dans la série des phénomènes jusqu’à une condition qui soit elle-même absolue, et par conséquent qu’elles soient cosmologiques et déduites suivant des lois empiriques. Il s’agit en effet de montrer qu’en remontant la série des causes (dans le monde sensible), on ne peut jamais s’arrêter à une condition empiriquement inconditionnelle, et que l’argument cosmologique que l’on tire de la contingence des états du monde, à cause de ses changements, est contraire à la supposition d’une cause première et commençant absolument la série.
à un être nécessaire au moyen de simples concepts. Or tout cela rentre dans la philosophie transcendante, qui n’a pas encore ici sa place.

Dès que l’on a une fois commencé à suivre la preuve cosmologique, en prenant pour fondement la série des phénomènes et leur régression, au point de vue des lois empiriques de la causalité, ·on ne peut plus ensuite la quitter brusquement pour passer à quelque chose qui ne ferait plus partie de la série comme membre. En effet, une chose, pour servir de condition, devrait être prise justement dans le même sens où serait prise la relation du conditionnel à sa condition dans la série, qui conduirait à cette suprême condition par une progression continue. Or, si cette relation est sensible et appartient à l’usage empirique possible de l’entendement, la condition ou la cause suprême ne peut clore la régression que suivant les lois de la sensibilité, c’est-à-dire comme faisant partie de la série du temps, et l’être nécessaire doit être considéré comme le membre le plus élevé de la série du monde.

On s’est permis pourtant de faire un saut de ce genre (μεταβασιζ έίζ ειλλα γενοζ}. On

Mais il y a dans cette antinomie un étonnant contraste : le même argument qui servait à conclure dans la thèse l’existence d’un être premier, sert à conclure sa non-existence dans l’antithèse, et cela avec la même rigueur. On disait d’abord : il y a un être nécessaire, parce que tout le temps passé renferme la série de toutes les conditions, et par conséquent aussi l’inconditionnel (le nécessaire). On dit maintenant : il n’y a pas d’être nécessaire, précisément parce que tout le temps passé renferme la série de toutes les conditions (qui par conséquent sont toutes à leur tour conditionnelles). Voici la raison de ce contraste. Le premier argument ne regarde que la totalité absolue de la série des conditions, dont l’une détermine l’autre dans le temps, et il acquiert ainsi quelque chose d’inconditionnel et de nécessaire. Le second envisage au contraire la contingence de tout ce qui est déterminé dans la série du temps (puisqu’antérieurement à chaque détermination, il y a un temps où la condition doit être à son tour déterminée elle-même comme conditionnelle) ; ce qui fait entièrement disparaître tout inconditionnel et toute
conclut en effet des changements qui arrivent dans le monde à sa contingence empirique, c’est-à-dire à sa dépendance à l’égard de causes empiriquement déterminantes, et l’on obtint une série ascendante de conditions empiriques, qui était d’ailleurs tout à fait juste. Mais, comme on n’y pouvait trouver de premier commencement ni de membre suprême, on abandonna tout à coup le concept empirique de la contingence, et l’on prit la catégorie pure : celle-ci fournit une série purement intelligible, dont l’intégrité reposait sur l’existence d’une cause absolument nécessaire, qui, n’étant désormais liée à aucune condition sensible, était affranchie aussi de la condition chronologique de commencer elle-même sa causalité. Mais cette manière de procéder est tout à fait illégitime, comme on peut le conclure de ce qui suit.

Le contingent, dans le sens pur de la catégorie, est ce dont l’opposé contradictoire est possible. Or on ne saurait nullement conclure de la contingence empirique à cette contingence intelligible. Le contraire de ce qui change (de son état) est réel en un autre temps, et, par conséquent aussi, possible ; il

nécessité absolue. Cependant la conclusion dans les deux cas est tout à fait conforme à la raison commune : aussi arrive-t-il souvent à celle-ci de se mettre en désaccord avec elle-même, lorsqu’elle envisage son objet de deux points de vue différents. Une difficulté analogue sur le choix du point de vue ayant donné lieu à une dispute entre deux célèbres astronomes, M. de Mairan regarda cette dispute comme un phénomène assez remarquable pour en faire l’objet d’un traité particulier. L’un raisonnait ainsi : la lune tourne autour de son axe, parce qu’elle montre ton· jours le même côté à la terre ; l’autre disait : la lune ne tourne pas autour de son axe, précisément parce qu’elle montre toujours le même côté à la terre. Les deux conclusions étaient justes, suivant que l’on choisissait tel ou tel point de vue pour observer le mouvement de la lune.

n’est donc pas l’opposé contradictoire de l’état précédent : il faudrait pour cela que, dans le même temps où était l’état précédent, le contraire de cet état eût pu être à sa place, ce qui ne peut être conclu du changement. Un corps, qui était en mouvement = A, passe au repos = non A. Or, de ce qu’un état opposé à l’état A le suit, on ne saurait nullement conclure que l’opposé contradictoire de A fût possible et par conséquent contingent ; car il faudrait pour cela que, dans le temps même où le mouvement avait lieu, le repos eût pu exister à sa place. Or tout ce que nous savons, c’est que le repos était réel dans un autre temps et par conséquent aussi possible. Mais le mouvement dans un temps et le repos dans un autre ne sont pas contradictoirement opposés l’un à l’autre. La succession de déterminations opposées, c’est-à-dire le changement, ne prouve donc nullement la contingence suivant les concepts de l’entendement pur, et, par conséquent, il ne saurait conduire, suivant ces concepts, à l’existence d’un être nécessaire. Le changement ne prouve que la contingence empirique, c’est-à-dire que, suivant la loi de la causalité, le nouvel état ne peut avoir

lieu par lui-même sans une cause qui appartienne au temps précédent. Mais, de cette manière, la cause, la regardât-on comme absolument nécessaire, doit se trouver dans le temps et faire partie de la série des phénomènes.




______________________






TROISIÈME SECTION


De l’intérêt de la raison dans ce conflit avec
elle-même


Nous avons maintenant devant les yeux tout le jeu dialectique des idées cosmologiques, de ces idées qui ne permettent pas qu’un objet correspondant leur soit donné dans quelque expérience possible, ou même que la raison les conçoive en harmonie avec les lois générales de l’expérience, et qui pourtant ne sont pas arbitrairement imaginées, mais auxquelles la raison est nécessairement conduite dans le progrès continuel de la synthèse empirique, lorsqu’elle veut affranchir de toute condition et embrasser dans sa totalité absolue ce qui ne peut jamais être déterminé par les règles de l’expérience que d’une manière conditionnelle. Ces affirmations dialectiques sont autant de tentatives ayant pour but de résoudre quatre problèmes naturels et inévitables de la raison : il ne peut y en avoir ni plus ni moins, puisqu’il n’y a pas un plus grand nombre de séries de suppositions synthétiques, limitant à priori la synthèse empirique.

Pour représenter les brillantes prétentions de la raison, étendant son domaine au delà de toutes les bornes de l’expérience, nous n’avons eu recours qu’à de sèches formules, qui en contiennent les simples motifs ; et, comme· il convient à une philosophie transcendentale, nous les avons dépouillées de tout élément empirique, bien que les assertions de la raison ne puissent briller dans tout leur éclat que grâce à cette liaison. Mais dans cette application et dans l’extension croissante de l’usage de la raison, la philosophie, en partant du champ de l’expérience et en s’élevant insensiblement jusqu’à ces idées sublimes, montre une telle dignité, que, si elle pouvait soutenir ses prétentions, elle laisserait bien loin derrière elle toutes les autres sciences humaines, puisqu’elle promet d’assurer les fondements sur lesquels reposent nos plus hautes espérances, et de nous donner des lumières sur les fins dernières, vers lesquelles doivent converger en définitive tous les efforts de la raison. Le monde a-t-il un commencement, et y a-t-il quelque limite à son étendue dans l’espace ? Y a-t-il quelque part, peut-être dans le moi pensant, une unité indivisible et impérissable, ou n’y a-t-il rien que de divisible et de passager ? Suis-je libre dans mes actions, ou, comme les autres êtres, suis-je conduit par le fil de la nature et du destin ? Y a-t-il enfin une cause suprême du monde, ou les choses de la nature et leur ordre forment-ils le dernier objet où nous devions nous arrêter dans toutes nos recherches ? Ce sont là des questions pour la solution desquelles le mathématicien donnerait volontiers toute sa science ; car celle-ci ne saurait satisfaire en lui le besoin le plus important, celui de connaître la fin suprême de l’humanité. La dignité même qui est propre aux mathématiques (cet orgueil de la raison humaine) vient de ce qu’elles fournissent à la raison un guide qui lui permet de pénétrer la nature : en grand aussi bien qu’en petit, dans l’ordre et la régularité qui y règnent, ainsi que dans la merveilleuse unité des forces qui la meuvent, bien au delà de tout ce que peut attendre une philosophie qui bâtit sur l’expérience vulgaire, et de ce qu’elles, font naître et encouragent ainsi un usage de la raison qui dépasse toute expérience, en même temps qu’elles procurent à la philosophie, qui s’occupe de ces recherches, les meilleurs matériaux, pour appuyer ses investigations, autant que le permet leur nature, sur des intuitions appropriées.

Malheureusement pour la spéculation (mais heureusement peut-être pour la destination pratique de l’homme), la raison se voit, au milieu de ses plus grandes espérances, si embarrassée d’arguments pour et centre, que ne pouvant, tant par honneur que dans l’intérêt même de sa sûreté, ni reculer, ni regarder avec indifférence ce procès comme un jeu, ne pouvant non plus demander la paix, lorsque l’objet de la dispute est d’un si haut prix, il ne lui reste qu’à réfléchir sur l’origine de cette lutte avec elle-même, pour voir si par hasard un simple malentendu n’en serait pas la cause, et si, ce malentendu une fois dissipé, les prétentions orgueilleuses de part et d’autre ne feraient pas place au règne tranquille et durable de la raison sur l’entendement et les sens.

Avant d’entreprendre cette explication fondamentale, il convient de nous demander de quel côté nous nous rejetterions le plus volontiers, si nous étions forces de prendre parti. Comme nous ne consultons point dans ce cas la pierre de touche logique de la vérité, mais simplement notre intérêt, si cette recherche ne décide rien par rapport au droit litigieux des deux parties, elle aura du moins l’avantage de faire comprendre pourquoi ceux qui prennent part à cette lutte se tournent plutôt d’un côté que de l’autre, sans y être déterminés par une connaissance supérieure de l’objet. Elle expliquera aussi d’autres choses, par exemple, le zèle ardent de l’une des parties et la froide affirmation de l’autre, pourquoi l’on applaudit avec joie à la première, tandis que l’on se montre irrévocablement prévenu contre la seconde.

Mais il y a quelque chose qui, dans cette appréciation provisoire, détermine le seul point de vue d’où l’on puisse l’établir d’une manière suffisamment solide ; je veux parler de la comparaison des principes d’où partent les deux parties. On remarque entre les affirmations de l’antithèse une parfaite uniformité de pensée et une complète unité de maximes, c’est-à-dire un principe de pur empirisme, qui sert non-seulement à expliquer les phénomènes dans le monde, mais encore à résoudre les idées transcendentales touchant l'univers même. Au contraire, les affirmations de la thèse prennent pour fondement, outre le mode d’explication empirique employé dans le cours de la série des phénomènes, certains principes intellectuels, et, en ce sens, la maxime n’en est pas simple. Je la désignerai, d’après son caractère essentiellement distinctif, sous le nom de dogmatisme de la raison pure.

Du côté du dogmatisme, dans la détermination des idées cosmologiques de la raison, ou du côté de la thèse, on trouve donc :

En premier lieu, un certain intérêt pratique, auquel prend part de bon cœur tout homme sensé qui comprend son véritable avantage. Que le monde ait un commencement, que mon moi pensant soit d’une nature simple et partant incorruptible, qu’il soit en même temps libre dans ses actions volontaires et qu’il échappe à la contrainte de la nature, qu’enfin l’ordre entier des choses qui constituent le monde dérive d’un être premier, duquel tout emprunte son unité et son harmonie ; ce sont là autant de pierres fondamentales de la morale et de la religion. L’antithèse nous enlève ou semble du moins nous enlever tous ces appuis.

En second lieu, il y a aussi de ce côté un intérêt spéculatif pour la raison. En effet, en admettant et en employant de cette manière les idées transcendentales, on peut embrasser tout à fait à priori la chaîne entière des conditions et comprendre la dérivation du conditionnel, puisque l’on part de l’inconditionnel. Or cet avantage ne se trouve pas dans l’antithèse : c’est pour celle-ci une mauvaise recommandation, que de ne pouvoir donner aucune réponse aux questions qui s’élèvent sur les conditions de sa synthèse et que l’on ne peut pas toujours poser sans fin. Suivant elle, il faut s’élever d’un commencement donné à un commencement antérieur, chaque partie conduit à une partie encore plus petite, chaque événement a toujours pour cause un autre événement au-dessus de lui, et les conditions de l’existence en général s’appuient toujours sur d’autres, sans jamais trouver un point d’appui absolu dans une chose existant par elle-même comme être premier.

En troisième lieu, ce côté a aussi l’avantage de la popularité, qui n’est certainement pas son moindre titre de recommandation. Le commun des intelligences ne trouve pas la moindre difficulté dans les idées du commencement absolu de toute synthèse ; car elles sont d’ailleurs plus accoutumées à descendre aux conséquences qu’à remonter aux principes, et le concept d’un être absolument premier (dont elles ne sondent pas la possibilité) leur semble commode, en leur fournissant un point ferme où elles peuvent attacher le fil qui doit diriger leurs pas, tandis qu’au contraire, en remontant toujours du conditionnel à la condition, elles ont toujours en quelque sorte un pied en l’air et ne peuvent jamais trouver de repos.

Du côté de l’empirisme, dans la détermination des idées cosmologiques, ou du côté de l’antithèse, on ne trouve d’abord aucun intérêt pratique résultant de principes purs de la raison, comme celui que renferment la morale et la religion. L’empirisme semble bien plutôt leur enlever à toutes deux toute force et toute influence. S’il n’y a pas un être premier distinct du monde, si le monde est sans commencement et par conséquent aussi sans auteur, si la volonté n’est pas libre et si l’âme est divisible et corruptible comme la matière, les idées morales mêmes et leurs principes perdent toute valeur, et s’évanouissent avec les idées transcendentales, qui forment leurs appuis théorétiques.

En revanche, l’empirisme offre à l’intérêt spéculatif de la raison des avantages qui sont fort attrayants et qui surpassent de beaucoup ceux que peut promettre la doctrine dogmatique des idées rationnelles. En le suivant, l’entendement reste toujours sur son propre terrain, c’est-à-dire dans le champ des expériences possibles ; il peut toujours en rechercher les lois, et, au moyen de ces lois, étendre sans cesse ses sûres et claires connaissances. Ici l’entendement peut et doit exhiber 1[44] l’objet, aussi bien en lui-même que dans ses rapports, au moyen de l’intuition, ou du moins de concepts dont l’image peut toujours être clairement et distinctement présentée dans des intuitions analogues données. Non-seulement il n’a pas besoin d’abandonner cette chaîne de l’ordre naturel pour s’attacher à des idées dont il ne connaît pas les objets, parce que, étant des choses de pensée 1[45], ils ne peuvent jamais être donnés ; mais il ne lui est même pas permis de quitter son œuvre, et, sous prétexte qu’elle est achevée, de passer dans le domaine de la raison idéalisante. Il ne lui est donc pas permis de s’élever à des concepts transcendentaux, où il n’aurait plus besoin d’observer et de suivre le fil des lois de la nature, mais où il n’aurait plus qu’à penser et à inventer, sûr de n’être jamais contredit par les faits de la nature, puisqu’il ne dépendrait point de leur témoignage, et qu’il aurait le droit de n’en pas tenir compte ou même de le soumettre à une autorité supérieure, je veux dire à celle de la raison pure.

L’empirique 2[46] ne permettra donc jamais de regarder aucune époque de la nature comme la première absolument, ni aucune limite imposée à sa vue dans l’étendue de la nature comme la dernière. Il ne permettra pas non plus de passer des objets de la nature, que l’on peut analyser par l’observation et les mathématiques et de terminer synthétiquement dans l’intuition (des objets étendus) à ceux que ni les sens ni l’imagination ne sauraient jamais exhiber (in concreto). Il ne permettra pas davantage de prendre pour fondement, même dans la nature, une puissance capable d’agir indépendamment des lois de la nature (la liberté), et d’abréger ainsi la tache de l’entendement, qui est de remonter à l’origine des phénomènes suivant le fil de lois nécessaires. Il ne permettra pas enfin de chercher en dehors de la nature la cause première de quoi que ce soit (un être premier), puisque nous ne connaissons rien autre chose qu’elle, et qu’elle est la seule chose qui nous fournisse des objets et nous instruise de ses lois.

Reconnaissons-le : si le philosophe empirique, en posant son antithèse, n’avait d’autre but que de rabattre l’indiscrète curiosité et la présomption de la raison, qui méconnaît sa véritable destination, s’enorgueillit de sa pénétration et de son savoir, là où il n’y a plus proprement ni pénétration ni savoir, et prétend donner pour la satisfaction d’un intérêt spéculatif ce qui n’a de valeur qu’au point de vue de l’intérêt pratique, afin de pouvoir rompre, dès que cela lui convient, le fil des recherches physiques, et, sous prétexte d’étendre la connaissance, de rattacher ce fil à des idées transcendantes, dont on ne connaît proprement autre chose sinon qu’on n’en sait rien ; si, dis-je, l’empirique se bornait là, son principe serait une maxime qui nous recommanderait la modération dans nos prétentions et la réserve dans nos assertions, et qui en même temps nous inviterait à étendre le plus possible notre entendement à l’aide du seul maître que nous ayons proprement, l’expérience. En effet, dans ce cas, il ne nous serait pas interdit de nous livrer, en vue de notre intérêt pratique, à certaines suppositions intellectuelles et d’admettre certaines croyances ; seulement on ne pourrait pas les présenter sous le titre pompeux de science et de vues rationnelles, puisque le savoir proprement spéculatif ne peut avoir d’autre objet que celui de l’expérience, et que, si l’on en transgresse les limites, la synthèse, qui cherche des connaissances nouvelles et indépendantes de l’expérience, n’a aucun substratum d’intuition où elle puisse s’appliquer.

Mais, si l’empirisme devient lui-même dogmatique par rapport aux idées (comme il arrive ordinairement), et s’il nie avec assurance ce qui est au-dessus de la sphère de ses connaissances intuitives, il tombe alors a son tour dans une intempérance d’esprit qui est d’autant plus blâmable que l’intérêt pratique de la raison en reçoit un irréparable dommage.

Telle est l’opposition entre l’Epicurisme *[47] et le Platonisme.

Chacun d’eux dit plus qu’il ne sait. Le premier encourage et aide le savoir, mais au préjudice de l’intérêt pratique ; le second fournit des principes excellents au point de vue de cet intérêt, mais par la même, en matière de savoir purement spéculatif, il nous autorise à nous attacher à des explications idéalistes des phénomènes naturels et à négliger à leur endroit l’investigation physique.

Pour ce qui est enfin du troisième moment que l’on peut envisager dans le choix à faire provisoirement entre les deux parties opposées, il y a une chose tout à fait étonnante : c’est que l’empirisme exclut toute espèce de popularité. On serait tenté de croire au contraire que le commun des esprits devrait accepter avec empressement une méthode qui lui promet de le satisfaire en lui offrant exclusivement des connaissances expérimentales et en les enchaînant conformément à la raison, tandis que le dogmatisme transcendental le contraint à s’élever à des concepts qui dépassent de beaucoup les vues et la puissance rationnelle des esprits les plus exercés à la pensée. Mais c’est justement là ce qui détermine les intelligences dont nous parlons. En effet elles se trouvent alors dans un état où les plus savants mêmes n’ont aucun avantage sur elles. Si elles n’y entendent rien ou peu de choses, personne du moins ne saurait se vanter d’y entendre davantage ; et, bien qu’elles ne puissent en discourir aussi méthodiquement que d’autres, elles peuvent en raisonner infiniment plus. C’est qu’elles errent là dans la région des pures idées, où l’on n’est si disert que parce que l’on n’en sait rien, tandis que, en matière de recherches physiques, il leur faudrait se taire tout à fait et avouer leur ignorance. Commodes et flatteurs pour la vanité, voilà donc déjà une puissante recommandation en faveur des principes du dogmatisme. En outre, s’il est très-difficile à un philosophe d’admettre en principe quelque chose dont il soit incapable de se rendre compte, ou même de présenter des concepts dont la réalité objective ne puisse être aperçue, rien n’est plus habituel aux intelligences vulgaires. Elles veulent avoir un point d’où elles puissent partir en toute sûreté. La difficulté de comprendre une pareille supposition ne les arrête pas, parce que (comme elles ne savent pas ce que c’est que comprendre) cette difficulté ne leur vient jamais à la pensée et qu’elles tiennent pour connu ce qu’un usage fréquent leur a rendu familier. Enfin tout intérêt spéculatif s’évanouit pour elles devant l’intérêt pratique, et elles s’imaginent apercevoir et savoir ce que leurs craintes ou leurs espérances les poussent à admettre ou à croire. Ainsi l’empirisme qui frappe la raison dans son idéalisation transcendentale 1[48] est dépourvu de toute popularité ; et, quelque nuisible qu’il puisse être d’ailleurs aux premiers principes pratiques, il n’y a pas à craindre qu’il sorte jamais de l’enceinte des écoles et qu’il obtienne dans le monde quelque autorité et se concilie la faveur de la multitude.

La raison humaine est de sa nature architectonique, c’est-à-dire qu’elle envisage toutes les connaissances comme appartenant à un système possible, et que par conséquent elle ne permet que des principes qui n’empêchent pas du moins une connaissance donnée de s’accorder dans un système avec d’autres. Mais les propositions de l’antithèse sont de telle nature qu’elles rendent tout à fait impossible l’accomplissement d’un système de connaissances. Suivant elles, il y a toujours au-dessus d’un état du monde un autre plus ancien encore ; dans chaque partie il y en a toujours d’autres, qui sont divisibles à leur tour ; avant chaque événement il y en avait un autre, qui à son tour avait été produit par un plus ancien ; enfin dans l’existence en général tout est toujours conditionnel, sans qu’on puisse reconnaître quelque part un être absolu et premier. Puis donc que l’antithèse n’admet nulle part un premier terme et un commencement qui puisse absolument servir de fondement à l’édifice, un système complet de la connaissance est tout à fait impossible avec des suppositions de ce genre. L’intérêt architectonique de la raison (qui exige, non une unité empirique, mais une unité purement rationnelle et à priori) contient donc une recommandation naturelle en faveur des assertions de la thèse.

Mais supposez qu’un homme poisse s’affranchir de tout intérêt, et, indifférent sur toutes les conséquences, estimer les assertions de la raison d’après la valeur de leurs principes : cet homme serait dans un état d’oscillation perpétuelle, s’il ne connaissait pas d’autre moyen de sortir d’embarras que d’adopter l’une ou l’autre des doctrines opposées. Aujourd’hui il se verrait persuadé que la volonté humaine est libre ; mais demain, envisageant la chaîne indissoluble de la nature, il tiendrait pour certain que la liberté n’est qu’une illusion intérieure et que tout est nature. Mais, dès qu’il en vient à l’action, ce jeu de la raison spéculative s’évanouit comme un songe, et il choisit ses principes d’après l’intérêt pratique. Cependant, comme il convient à un être réfléchi et investigateur de consacrer un certain temps au simple examen de sa propre raison, en se dépouillant absolument de toute partialité et en communiquant publiquement aux autres ses remarques critiques, on ne saurait blâmer ni à plus forte raison empêcher personne de produire les thèses et les antithèses, comme elles peuvent être défendues, en dépit de toutes les menaces, devant des jurés du même rang (c’est-à-dire participant à notre faible humanité).


_______________




QUATRIÈME SECTION


Des problèmes transcendentaux de la raison pure, en tant qu’il doit absolument y en avoir une solution possible.


Prétendre résoudre tous les problèmes et répondre à toutes les questions serait une fanfaronnade si effrontée et une présomption si extravagante qu’on se rendrait aussitôt par là indigne de toute confiance. Pourtant il y a des sciences dont la nature est telle que toute question qui s’y élève doit être absolument résolue par ce que l’on sait, puisque la réponse doit dériver des mêmes sources que la question. Dans ces sciences il n’est nullement permis de prétexter une ignorance inévitable, mais on a le droit d’exiger d’elles une solution. Ce qui est juste ou injuste dans tous les cas possibles, il faut qu’on puisse le savoir en consultant la règle, puisqu’il s’agit ici de notre obligation et que nous ne sommes point obligés à ce que nous ne pouvons savoir. Mais dans l’explication des phénomènes de la nature il doit y avoir beaucoup de choses incertaines et beaucoup de questions insolubles pour nous, car ce que nous savons de la nature est bien loin de suffire dans tous les cas à ce que nous avons à expliquer. Il s’agit donc de savoir si dans la philosophie transcendentale il y a quelque question, concernant un objet proposé à la raison, qui soit insoluble pour cette même raison pure, et au sujet de laquelle on ait le droit de refuser toute réponse décisive, en la donnant pour absolument incertaine (d’après tout ce que nous pouvons connaître) et en la rangeant à ce titre parmi les choses dont nous avons assez l’idée pour en faire la matière d’une question, mais dont nous n’avons nullement les moyens et la faculté de trouver la solution.

Or je dis que la philosophie transcendentale a cela de particulier entre toutes les connaissances spéculatives, qu’aucune question, concernant un objet donné à la raison pure, n’est insoluble pour cette même raison humaine, et qu’on ne saurait jamais prétexter une ignorance inévitable et l’impénétrable profondeur du problème pour s’affranchir de l’obligation d’y répondre d’une manière pleine et entière ; car le même concept qui nous met en état d’élever la question doit aussi nous rendre pleinement capables d’y répondre, puisque l’objet (de même qu’en matière de juste et d’injuste) ne se trouve point en dehors du concept.

Il n’y a dans la philosophie transcendentale que les questions cosmologiques pour lesquelles on puisse exiger à juste titre une réponse satisfaisante, qui concerne la nature de l’objet, sans qu’il soit permis au philosophe de se soustraire à cette obligation en prétextant une obscurité impénétrable, et ces questions ne peuvent se rapporter qu’à des idées cosmologiques. En effet l’objet doit être donné empiriquement, et la question ne porte que sur sa convenance avec une idée. L’objet est-il transcendental et par conséquent inconnu lui-même ; par exemple s’agit-il de savoir si ce quelque chose dont la manifestation (en nous-mêmes) est la pensée, est en soi un être simple, s’il y a une cause première de toutes les choses ensemble qui soit absolument nécessaire, etc. ; nous devons alors chercher à notre idée un objet dont nous puissions avouer qu’il nous est inconnu, mais sans être pour cela impossible *[49]. Les idées cosmologiques ont seules cette propriété qu’elles peuvent supposer comme donnés leur objet et la synthèse empirique qu’exige leur concept ; et la question qui en sort ne concerne que le progrès de cette synthèse, en tant qu’il contient nécessairement une absolue totalité qui n’est plus rien d’empirique, puisqu’elle ne peut être donnée dans aucune expérience. Or, puisqu’il n’est ici question d’une chose que comme d’un objet d’expérience possible, et non comme d’une chose en soi, la réponse à la question cosmologique transcendante ne peut se trouver nulle part en dehors de l’idée. En effet elle ne concerne pas un objet en soi ; et, quand il s’agit de l’expérience possible, on ne demande pas ce qui peut être donné in concreto dans quelque expérience, mais ce qui est dans l’idée, dont la synthèse empirique doit simplement se rapprocher. Il faut donc que cette question puisse tirer sa solution uniquement de l’idée, puisque celle-ci est une pure création de la raison et qu’à ce titre elle ne saurait décliner toute réponse en prétextant un objet inconnu.

Il n’est donc pas aussi extraordinaire qu’il le paraît d’abord, qu’une science ait le droit de ne demander et de n’attendre, sur toutes les questions qui rentrent dans sa sphère (questiones domesticæ), que des solutions certaines, bien qu’on ne les ait peut-être pas encore trouvées. En dehors de la philosophie transcendentale Il y a encore deux sciences rationnelles pures, l’une en matière purement spéculative, l’autre en matière pratique ; je veux parler des mathématiques pures et de la morale pure. A-t-on jamais entendu un mathématicien, alléguant en quelque sorte l’ignorance nécessaire des conditions, donner pour une chose incertaine le rapport exact du diamètre à la circonférence en nombres rationnels ou irrationnels ? Comme ce rapport ne pouvait être naturellement donné par la première espèce de nombres, et qu’on ne l’avait pas encore trouvé par la seconde, on jugea que l’impossibilité de cette solution pouvait au moins être connue avec certitude, et Lambert en donna la preuve. Dans les principes généraux de la morale il ne peut rien y avoir d’incertain, puisque les propositions, sous peine d’être tout à fait nulles et vides de sens, doivent découler de nos concepts rationnels. Il y a au contraire dans la physique une foule de conjectures sur lesquelles il est impossible d’arriver jamais à la certitude, parce que les phénomènes naturels sont des objets qui nous sont donnés indépendamment de nos concepts et dont la clef par conséquent n’est pas en nous et dans notre pensée pure, mais en dehors de nous, de sorte que dans beaucoup de cas on peut fort bien ne pas la trouver et se voir ainsi forcé de renoncer à toute solution certaine. Je ne parle pas ici des questions de l’analytique transcendentale, qui concernent la déduction de notre connaissance pure, parce qu’il ne s’agit maintenant que de la certitude des jugements par rapport aux objets et non par rapport à l’origine de nos concepts mêmes.

Nous ne saurions donc décliner l’obligation de donner au moins une solution critique aux questions rationnelles proposées, en nous plaignant des bornes étroites de notre raison et en confessant, avec l’apparence d’une humble connaissance de nous-mêmes, qu’il n’est pas donné à cette faculté de décider si le monde a existé de toute éternité, ou s’il a eu un, commencement ; si l’espace du monde est rempli d’êtres à l’infini, ou s’il est renfermé dans certaines limites ; s’il y a dans le monde quelque chose de simple, ou si tout peut être divisé à l’infini ; s’il y a quelque création ou quelque production libre, ou si tout dépend de la chaîne de l’ordre naturel ; enfin s’il y a un être absolument inconditionnel et nécessaire en soi, ou si tout est conditionnel dans son existence et par conséquent extérieurement dépendant et contingent en soi. Toutes ces questions en effet concernent un objet qui ne peut être donné nulle part ailleurs que dans nos pensées, je veux dire la totalité absolument inconditionnelle de la synthèse des phénomènes-Si nous ne pouvons rien dire et rien décider de certain à cet égard avec nos propres concepts, nous ne pouvons nous en prendre à la chose qui se cacherait à nous, car il n’y a point de chose de ce genre qui puisse nous être donnée (puisqu’elle n’existe nulle part en dehors de notre· idée) ; mais nous en devons chercher la cause dans notre idée même, laquelle est un problème qui ne comporte point de solution, et que nous nous acharnons pourtant à traiter comme si un objet réel lui correspondait. Une claire exposition de la dialectique qui réside dans notre concept même, nous conduirait bientôt à une entière certitude sur ce que nous devons penser d’une telle question.

Que si vous prétextez votre ignorance sur ces problèmes, on peut d’abord vous opposer cette question, à laquelle vous êtes au moins tenus de répondre clairement : d’où vous viennent les idées dont la solution vous jette ici dans un si grand embarras ? S’agit-il par hasard de phénomènes que vous avez besoin d’expliquer, et dont vous n’avez à chercher, d’après ces idées, que les principes ou la règle d’exposition ? Supposez que la nature se découvre entièrement devant vous, que rien ne demeure caché à vos sens et à la conscience de tout ce, qui tombe sous votre intuition, vous ne pourrez connaître in concreto par aucune expérience l’objet de vos idées (car outre cette complète intuition il faudrait encore une synthèse parfaite et la conscience de son absolue totalité, conscience qui n’est possible par aucune connaissance empirique) ; par conséquent votre question n’est point du tout nécessaire à l’explication d’un phénomène qui se présente à vous, et ainsi elle ne peut être donnée en quelque sorte par l’objet lui-même. En effet l’objet ne saurait jamais se présenter à vous, puisqu’il ne peut être donné par aucune expérience possible. Vous demeurez toujours soumis, dans toutes les perceptions possibles, aux conditions de l’espace ou du temps, et vous n’arrivez jamais à rien d’inconditionnel, de manière à décider si cet inconditionnel doit être placé dans un commencement absolu de la synthèse, ou dans une absolue totalité de la série sans aucun commencement. L’idée d’un tout dans le sens empirique n’est jamais que comparative. Le tout absolu de la quantité (l’univers), de la division, de la dérivation, de la condition de l’existence en général, et toutes les questions de savoir s’il résulte d’une synthèse finie ou d’une synthèse qui s’étende à l’infini, ne concernent en rien aucune expérience possible. Vous n’expliqueriez pas mieux ni même autrement, par exemple, les phénomènes d’un corps, en admettant qu’il est formé de parties simples qu’en supposant qu’il l’est toujours de parties composées ; car aucun phénomène simple ni aucune composition infinie ne sauraient jamais s’offrir à vous. Les phénomènes ne veulent d’autre explication que celle dont les conditions sont données dans la perception, mais tout ce qui peut jamais y être donné, compris en un tout absolu, est lui-même une perception. Or ce tout est proprement ce dont on demande l’explication dans les problèmes transcendentaux de la raison.

Puis donc que la solution même de ces questions ne saurait jamais se présenter dans l’expérience, vous ne pouvez pas dire qu’on ne sait pas ce qui doit être ici attribué à l’objet. En effet, votre objet n’existe que dans votre tête, et ne peut être donné en dehors d’elle ; aussi n’avez-vous qu’à prendre soin de vous mettre d’accord avec vous-mêmes et d’éviter l’amphibolie, qui convertit votre idée en une prétendue représentation d’un objet empiriquement donné, et par conséquent aussi susceptible d’être connu au moyen des lois de l’expérience. La solution dogmatique n’est donc pas incertaine, mais impossible. Mais la solution critique, qui peut être parfaitement certaine, n’envisage pas du tout la question objectivement, mais seulement par rapport au fondement de la connaissance sur lequel elle repose.


____________________


CINQUIÈME SECTION


Représentation sceptique des questions cosmologiques soulevées par les quatre Idées transcendentales.


Nous renoncerions volontiers à la prétention de voir nos questions dogmatiquement résolues, si nous comprenions bien d’avance que, quelle que fût la réponse, elle ne ferait qu’augmenter notre ignorance et nous précipiter d’une incompréhensibilité dans une autre, d’une obscurité dans une plus grande encore et peut-être même dans des contradictions. Si notre question réclame uniquement une affirmation où une négation, c’est agir avec prudence que de laisser là provisoirement les raisons apparentes de la solution, et de considérer d’abord ce que l’on gagnerait, si la réponse était dans un sens ou dans un autre. Or, s’il se trouve que dans les deux cas on aboutit à un pur non sens, nous avons alors un juste motif d’examiner notre question même au point de vue critique, et de voir si elle ne reposerait pas sur une supposition dénuée de fondement et si elle ne jouerait pas avec une idée qui montre mieux sa fausseté dans son application et dans ses conséquences que dans sa forme abstraite. Telle est la grande utilité qui résulte de la manière sceptique de traiter les questions que la raison pure adresse à la raison pure ; on peut ainsi se débarrasser à peu de frais d’un grand fatras dogmatique, en y substituant une critique modeste, qui, comme un véritable cathartique, fera disparaître la présomption et sa suite, une vaine polymathie.

Si donc je pouvais savoir d’avance d’une idée cosmologique que, de quelque côté qu’elle se tournât dans l’inconditionnel de la synthèse régressive des phénomènes, elle serait ou trop grande ou trop petite pour chaque concept de l'entendement, je comprendrais que, cette idée n’ayant affaire qu’à un objet de l’expérience, laquelle doit être appropriée à un concept possible de l’entendement, il faut qu’elle soit entièrement vide et dénuée de sens, puisque l’objet ne s’y adapte pas, de quelque manière que j’essaie de l’y approprier. Et tel est réellement le cas de tous les concepts cosmologiques ; aussi jettent-ils la raison, qui s’y attache, dans une inévitable antinomie. En effet supposez :

Que le monde n’ait pas de commencement, il est alors trop grand pour votre concept ; car celui-ci, consistant dans une régression successive, ne saurait jamais atteindre toute l’éternité écoulée. Supposez au contraire qu’il ait un commencement, il est alors trop petit pour votre concept de l’entendement dans la régression empirique nécessaire. En effet, puisque le commencement présuppose toujours un temps antérieur, il n’est pas encore lui-même inconditionnel ; la loi qui règle l’usage empirique de l’entendement vous force à remonter à une condition de temps plus élevée encore, et par conséquent le monde est évidemment trop petit pour cette loi. Il en est de même de la double réponse faite à la question qui concerne la grandeur du monde quant à l’espace. En effet, est-il infini ou illimité, il est alors trop grand pour tout concept empirique possible. Est-il fini ou limité, on demande encore à bon droit : qu’est-ce qui détermine cette limite ? L’espace vide n’est pas un corrélatif des choses existant par lui-même, et il ne saurait être une condition à laquelle vous puissiez vous arrêter, encore moins une condition empirique constituant une partie d’une expérience possible (car qui peut avoir une expérience du vide absolu ?). Mais l’absolue totalité de la synthèse empirique exige toujours que l’inconditionnel soit un concept expérimental. Un monde limité est donc trop petit pour votre concept.

2° Si tout phénomène dans l’espace (toute matière) se compose d'un nombre infini de parties, la régression de la division sera toujours trop grande pour votre concept ; et si la division de l’espace doit s’arrêter à quelqu’un de ses membres (au simple), cette régression est trop petite pour l’idée de l’absolu. En effet ce membre laisse encore place à une régression vers un plus grand nombre de parties contenues en lui.

3° Si l’on admet qu’en tout ce qui arrive dans le monde il n’y a rien qui ne soit une conséquence des lois de la nature, la causalité de la cause est toujours à son tour quelque chose qui arrive, et elle vous force incessamment à remonter à des causes plus élevées encore, et par conséquent à prolonger la série des conditions à parte priori. La simple nature efficiente est donc trop grande pour tout votre concept dans la synthèse des événements du monde.

Admettez-vous, par-ci par-là, des événements spontanément produits, et par conséquent une création libre, le pourquoi vous renvoie à une loi naturelle inévitable, et vous oblige à remonter au delà de ce point suivant la loi causale de l’expérience, en sorte que vous trouvez cette espèce de totalité de liaison trop petite pour votre concept empirique nécessaire.

4° Si vous admettez un être absolument nécessaire (soit le monde même, ou quelque chose dans le monde, ou la cause du monde), vous le placez dans un temps infiniment éloigné de tout moment donné, puisqu’autrement il dépendrait d’un autre être plus ancien ; mais alors cette existence est inaccessible à votre concept empirique, et elle est trop grande pour que vous puissiez jamais y arriver par quelque régression continue.

Que si, dans votre opinion, tout ce qui appartient au monde (soit comme conditionnel, soit comme condition) est contingent, toute existence qui vous est donnée est trop petite pour votre concept. En effet elle vous oblige à chercher encore une autre existence d’où elle dépende.

Nous avons dit dans tous ces cas que l’idée du monde est ou trop grande ou trop petite pour la régression empirique, et par conséquent pour tout concept possible de l’entendement. Pourquoi n’avons-nous pas renversé cet ordre et n’avons-nous pas dit que dans le premier cas le concept empirique était toujours trop petit pour l’idée, et qu’il était trop grand dans le second ; et pourquoi par conséquent n’avons-nous pas en quelque sorte rejeté la faute sur la régression empirique ; au lieu d’accuser l’idée cosmologique de s’écarter par excès ou par insuffisance de son but, c’est-à-dire de l’expérience possible ? En voici la raison. L’expérience possible est ce qui peut seul donner de la réalité à nos concepts ; sans elle, tout concept n’est qu’une idée, sans vérité et sans rapport à un objet. Le concept empirique possible était donc la mesure d’après laquelle il fallait juger l’idée, pour savoir si elle était une simple idée et un être de raison, ou si elle avait son objet dans le monde. En effet, on ne dit d’une chose qu’elle est trop grande ou trop petite par rapport à une autre, que quand on ne l’admet que pour celle-ci et qu’on la règle uniquement d’après elle. C’était une sorte de jeu dans les anciennes écoles dialectiques que cette question : si une boule ne peut passer par un trou, faut-il dire que c’est la boule qui est trop grande, ou le trou qui est trop petit ? Il est indifférent dans ce cas de s’exprimer d’une manière ou de l’autre ; car on ne sait pas laquelle des deux choses existe pour l’autre. Mais vous ne direz pas qu’un homme est trop grand pour son habit ; vous direz au contraire que l’habit est trop petit pour l’homme.

Nous sommes donc au moins conduits à soupçonner avec quelque raison que les idées cosmologiques et avec elles toutes les affirmations dialectiques opposées les unes aux autres ont peut-être pour fondement un concept vide et purement imaginaire sur la manière dont l’objet de ces idées nous est donné, et ce soupçon peut déjà nous mettre dans la bonne voie pour arriver à découvrir l’illusion qui nous a si longtemps trompés.


______________________






SIXIÈME SECTION


L’idéalisme transcendental comme clef de la
solution de la dialectique cosmologique


Nous avons suffisamment établi dans l’esthétique transcendentale que tout ce qui est perçu dans l’espace et dans le temps, ou que tous les objets d’une expérience possible pour nous ne sont pas autre chose que des phénomènes, c’est-à-dire de simples représentations, et que par conséquent, en tant que nous nous les représentons comme des êtres étendus ou comme des séries de changements, ils n’ont point, en dehors de nos pensées, d’existence fondée en soi. C’est ce point de doctrine que je désigne sous le nom d’idéalisme transcendental *[50]. Le réaliste, dans le sens transcendental, fait de ces modifications de notre sensibilité des choses subsistantes par elles-mêmes, et par conséquent convertit de simples représentations en choses en soi.

Ce serait bien mal nous comprendre, que de nous attribuer cet idéalisme empirique, depuis longtemps si décrié, qui, tout en admettant la réalité propre de l’espace, nie ou au moins trouve douteuse l’existence des êtres étendus dans l’espace, et qui n’admet point à cet égard entre le rêve et la vérité de différence qu’on puisse suffisamment prouver. Pour ce qui est des phénomènes du sens intime dans le temps, ce système ne trouve aucune difficulté à les admettre comme des choses réelles ; il soutient même que cette expérience intérieure prouve seule suffisamment l’existence de son objet (en soi, y compris toute cette détermination de temps).

Notre idéalisme transcendental accorde au contraire que les objets de l’intuition extérieure existent réellement comme ils sont représentés dans l’espace, et tous les changements dans le temps comme les représente le sens intérieur. En effet, puisque l’espace est lui-même une forme de cette intuition que nous nommons extérieure, et que sans objets dans l’espace il n’y aurait point de représentation empirique, nous pouvons et nous devons y admettre comme réels des êtres étendus, et il en est de même du temps. Mais cet espace même, ainsi que ce temps, et tous les phénomènes avec eux, ne sont pourtant pas des choses en soi ; ce ne sont rien que des représentations, et ils ne sauraient exister en dehors de notre esprit. L’intuition intérieure et sensible de notre esprit même (comme d’un objet de la conscience), dont la détermination est représentée par la succession de divers états dans le temps, n’est pas non plus proprement le moi, tel qu’il existe en soi, ou le sujet transcendental, mais seulement une manifestation donnée à la sensibilité de cet être qui nous est inconnu. L’existence de ce phénomène intérieur, comme chose existante en soi, ne peut être admise, puisqu’elle a pour condition le temps et que le temps ne peut être une détermination de quelque chose en soi. Mais la vérité empirique des phénomènes dans l’espace et le temps est assez assurée, et elle se distingue suffisamment du rêve, dès que ces deux sortes de phénomènes s’accordent exactement et complètement, suivant des lois empiriques, au sein d’une expérience.

Les objets de l’expérience ne sont donc jamais donnés en soi, mais seulement dans l’expérience, et ils n’ont aucune existence en dehors d’elle. Qu’il puisse y avoir des habitants dans la lune, quoique personne ne les ait jamais vus, c’est ce qu’il faut sans doute accorder ; mais cela signifie seulement qu’avec le progrès possible de l’expérience, nous pourrions arriver à les découvrir : En effet on nomme réel tout ce qui s’accorde en un contexte avec une perception suivant les lois qui règlent la marche de l’expérience. Ils sont donc réels, s’ils s’accordent avec ma conscience réelle de manière à former une liaison empirique, bien qu’ils ne le soient pas en soi, c’est-à-dire en dehors de ce progrès de l’expérience.

Rien ne nous est réellement donné que la perception et la progression empirique de cette perception à d’autres perceptions possibles. Car en eux-mêmes les phénomènes, comme simples représentations, ne sont réels que dans la perception, laquelle n’est dans le fait autre chose que la réalité d’une représentation empirique, c’est-à-dire un phénomène. Nommer objet réel un phénomène ayant la perception, c’est dire que nous devons rencontrer cette perception dans le cours de l’expérience, ou c’est ne rien dire du tout. En effet qu’il existe en soi, sans rapport à nos sens et à l’expérience possible, cela pourrait sans doute se dire, s’il s’agissait d’une chose en soi ; mais, comme il n’est ici question que d’un phénomène dans l’espace et dans le temps, et que l’espace et le temps ne sont pas des déterminations des choses en soi, mais seulement de notre sensibilité, ce qui est en eux, les phénomènes ne sont pas quelque chose en soi, mais de simples représentations, qui, dès qu’elles ne sont pas données en nous (dans la perception) n’existent nulle part.

La faculté d’intuition sensible n’est proprement qu’une capacité d’être affecté d’une certaine manière par des représentations dont la relation réciproque est une intuition pure de l’espace et du temps (simples formes de notre sensibilité), et qui s’appellent objets, en tant que dans ce rapport (l’espace et le temps) elles sont liées et déterminables suivant des lois de l’unité de l’expérience. La cause non sensible de ces représentations nous est entièrement inconnue, et nous ne saurions l’apercevoir comme objet ; car un objet de cette nature ne pourrait être représenté ni dans l’espace ni dans le temps (comme conditions de la représentation sensible), et sans ces conditions nous ne saurions concevoir aucune intuition. Nous pouvons cependant appeler objet transcendental la cause purement intelligible des phénomènes en général, afin d’avoir ainsi quelque chose qui corresponde à la sensibilité considérée comme une réceptivité. Nous pouvons rapporter à cet objet transcendental toute· l’étendue et tout l’enchaînement de nos perceptions possibles, et dire qu’il est donné en soi antérieurement à toute expérience. Mais les phénomènes, par rapport à cet objet, ne sont donnés que dans cette expérience, et non en soi, puisqu’ils sont de simples représentations, qui ne désignent un objet réel que comme perceptions, c’est-à-dire quand ces perceptions s’accordent avec toutes les autres suivant les règles de l’unité de l’expérience. Ainsi l’on peut dire que les choses réelles du temps passé sont données dans l’objet transcendental de l’expérience ; mais elles ne sont des objets pour moi et ne sont réelles dans le temps passé qu’autant que je me représente qu’une série régressive de perceptions possibles liées par des lois empiriques (soit suivant le fil de l’histoire, soit suivant l’enchaînement des causes et des effets), ou qu’en un mot le cours du monde conduit à une série de temps écoulé comme à une condition du temps présent. Cette série n’est cependant représentée comme réelle que dans l’ensemble d’une expérience possible, et non en soi, de telle sorte que tous les événements écoulés depuis le temps immémorial qui a précédé mon existence ne signifient rien autre chose que la possibilité de prolonger la chaîne de l’expérience, à partir de la perception présente jusqu’aux conditions qui la déterminent dans le temps.

Quand je me représente ainsi tous les objets sensibles existants dans tous les temps et dans tous les espaces, je ne les y place pas avant l’expérience, mais cette représentation n’est autre chose que la pensée d’une expérience possible dans son absolue intégrité. C’est en elle seule que sont donnés ces objets (qui ne sont rien que de simples représentations). Si l’on dit qu’ils existent antérieurement à toute mon expérience, cela signifie seulement qu’ils se doivent rencontrer dans la partie de l’expérience vers laquelle il me faut toujours remonter en partant de la perception actuelle. Quelle est la cause des conditions empiriques de ce progrès ; par conséquent quels membres puis-je rencontrer, ou même jusqu’où puis-je en rencontrer dans la régression ? C’est ce qui est transcendental et par conséquent me demeure inconnu. Aussi bien n’est-ce pas de cela qu’il s’agit, mais de la règle de la progression de l’expérience, où les objets, c’est-à-dire les phénomènes, me sont donnés. Il est d’ailleurs tout à fait indifférent pour le résultat que je dise : je puis avec le progrès de l’expérience trouver dans l’espace des étoiles cent fois plus éloignées que les plus éloignées que j’aperçois, ou que je m’exprime ainsi : il y en a peut-être dans l’espace du monde, bien qu’aucun homme ne les ait jamais vues ou ne doive jamais les voir. En effet, quand même elles seraient données en général comme des choses en soi, sans rapport à l’expérience possible, elles ne sont pourtant quelque chose pour moi et par conséquent des objets, qu’autant qu’elles sont contenues dans la série de la régression empirique. Ce n’est que sous un autre rapport : c’est-à-dire lorsque ces phénomènes doivent être appliqués à l’idée cosmologique d’un tout absolu, et lorsque par conséquent il s’agit d’une question qui dépasse les limites de l’expérience possible, c’est alors seulement qu’il importe de distinguer la manière dont on entend la réalité de ces objets des sens : afin de prévenir l’opinion trompeuse qui résulterait inévitablement d’une fausse interprétation de nos concepts expérimentaux.


_________________________


SEPTIÈME SECTION


Décision critique du conflit cosmologique de
la raison avec elle-même


Toute l’antinomie de la raison pure repose sur cet argument dialectique : quand le conditionnel est donné la série entière de toutes ses conditions l’est aussi : or les objets des sens nous sont donnés comme conditionnels ; donc, etc. Ce raisonnement, dont la majeure semble si naturelle et si claire, introduit, suivant la différence des conditions (dans la synthèse des phénomènes), en tant qu’elles constituent une série, autant d’idées cosmologiques, qui postulent l’absolue totalité de ces séries et qui par là même mettent inévitablement la raison en contradiction avec elle-même. Mais avant de chercher à découvrir le côté fallacieux de cet argument dialectique, il est nécessaire de nous préparer à cette tâche, en rectifiant et en déterminant certains concepts qui se présentent ici.

D’abord, c’est une proposition claire et indubitablement certaine que celle-ci : quand le conditionnel est donné, une régression dans la série de toutes ses conditions nous est donnée par là même ; car le concept du conditionnel implique déjà que quelque chose est rapporté à une condition, et cette condition à son tour, si elle est elle-même conditionnelle, à une autre plus éloignée, et ainsi pour tous les membres de la série. Cette proposition est donc analytique, et elle n’a rien à craindre d’une critique transcendentale. Elle est un postulat logique de la raison, qui consiste à suivre par l’entendement et à pousser aussi loin que possible cette liaison d’un concept avec ses conditions qui est déjà inhérente : au concept même.

Ensuite, si le conditionnel ainsi que sa condition sont des choses en soi : alors, quand le premier est donné, non-seulement la régression vers la seconde est donnée, mais celle-ci même est réellement donnée par là ; et, puisque cela s’applique à tous les membres, la série complète des conditions, par conséquent aussi l’inconditionnel est donné ou plutôt présupposé par cela même qu’est donné le conditionnel, qui n’était possible que par cette série. La synthèse du conditionnel avec sa condition est ici une synthèse du seul entendement, qui représente les choses telles qu’elles sont, sans se demander si et comment nous pouvons arriver à les connaître. S’agit-il au contraire de phénomènes, qui, comme simples représentations, ne sont nullement donnés, si je n’arrive pas à leur connaissance (c’est-à-dire à eux-mêmes, puisqu’ils ne sont rien que des connaissances empiriques), je ne puis pas dire dans le même sens que, quand le conditionnel est donné, toutes ses conditions (comme phénomènes) le sont aussi, et par conséquent je ne saurais nullement conclure à l’absolue totalité de leur série. En effet les phénomènes ne sont rien autre chose dans l’appréhension qu’une synthèse empirique (dans le temps et dans l’espace), et par conséquent ils ne sont donnés que dans celle-ci. Or il ne suit pas du tout que, si le conditionnel (dans le phénomène) est donné, la synthèse, qui constitue sa condition empirique, soit aussi donnée ou présupposée par là même ; mais elle a lieu d’abord dans la régression, et jamais sans elle. Mais on peut bien dire en pareil cas qu’une régression vers les conditions, c’est-à-dire une synthèse empirique continue est exigée ou donnée de ce côté, et qu’il ne peut manquer de conditions données par cette régression.

Il résulte clairement de là que la majeure du raisonnement cosmologique prend le conditionnel dans le sens transcendental d’une catégorie pure, et la mineure dans le sens empirique d’un concept de l’entendement appliqué à de simples phénomènes, et que par conséquent l’on tombe ici dans l’erreur dialectique appelée sophisma figuræ dictionis. Mais cette erreur n’a rien d’artificiel ; elle est une illusion toute naturelle de la raison commune. Par suite de cette illusion en effet, lorsque quelque chose est donné comme conditionnel, nous présupposons, en quelque sorte sans nous en apercevoir, les conditions et leur série (dans la majeure), parce qu’en cela nous ne faisons qu’obéir à la règle logique qui exige pour une conclusion donnée des prémisses complètes ; et, comme dans la liaison du conditionnel avec sa condition, il n’y a point d’ordre de temps, nous les présupposons en soi comme données simultanément. En outre il n’est pas moins naturel (dans la mineure) de regarder des phénomènes comme des choses en soi, et comme des objets donnés au pur entendement, ainsi qu’il est arrivé dans la majeure, où j’ai fait abstraction de toutes les conditions d’intuition sans lesquelles des objets ne peuvent être donnés. Mais il y avait ici, entre les concepts, une importante différence, que nous avons négligée. La synthèse du conditionnel avec sa condition et toute la série des conditions (dans la majeure) n’impliquent aucune détermination de temps ni aucun concept de succession. Au contraire la synthèse empirique et la série des conditions dans le phénomène (subsumé dans la mineure) sont nécessairement successives et ne sont données que sous cette condition de temps. Je ne pouvais donc pas présupposer ici comme là l’absolue totalité de la synthèse et de la série ainsi représentée, puisque là tous les membres de la série sont donnés en soi (sans condition de temps), tandis qu’ici ils ne sont possibles que par une régression successive, laquelle n’est donnée qu’autant qu’on l’accomplit réellement.

Lorsqu’on a une fois convaincu d’un tel vice l’argument sur lequel se fondent communément les assertions cosmologiques, on a bien le droit de renvoyer les deux parties contendantes, comme n’appuyant leurs prétentions sur aucun titre solide. Mais leur querelle ne serait pas encore terminée par cela seul qu’on leur aurait prouvé que l’une d’elles ou que toutes les deux ont tort (dans la conclusion) dans la chose même qu’elles affirment sans pouvoir l’appuyer sur des arguments valables. Il semble cependant qu’il n’y ait rien de plus clair que ceci : de deux assertions, dont l’une soutient que le monde a un commencement, et l’autre qu’il n’en a pas et qu’il existe de toute éternité, il faut nécessairement que l’une ait raison contre l’autre. Mais aussi, comme la clarté est égale des deux côtés, il est impossible de décider jamais de quel côté est le droit, et la querelle continue après comme avant, bien que les parties aient été renvoyées dos à dos par le tribunal de la raison. Il ne reste donc qu’un moyen de terminer le procès une bonne fois et à la satisfaction des deux parties : c’est de les convaincre que, si elles peuvent si bien se réfuter l’une l’autre, c’est qu’elles se disputent pour rien, et qu’une certaine apparence transcendentale leur a représenté une réalité là où il n’y en a aucune. Tel est donc le moyen par lequel nous allons essayer de mettre fin à un différend qu’il est impossible de décider autrement.


_________________


Zénon d’Élée, ce dialecticien subtil, a déjà été traité, par Platon de méchant sophiste, pour avoir cherché, afin d’étaler son art, à démontrer certaines propositions par des arguments spécieux et à renverser bientôt après ces mêmes propositions par d’autres arguments tout aussi forts. Il affirmait que Dieu (qui vraisemblablement n’était pour lui rien autre chose que le monde) n’est ni fini ni infini, qu’il n’est ni en mouvement, ni en repos, qu’il n’est ni semblable ni dissemblable à aucune autre chose. Il semblait à ceux qui le jugeaient d’après cela qu’il voulût nier absolument deux propositions contradictoires, ce qui est absurde. Mais je ne trouve pas que ce reproche lui puisse être justement adressé. J’examinerai bientôt de près la première de ces propositions. Pour ce qui est des autres, si par le mot Dieu il entendait l’univers, il devait sans doute dire que celui-ci n’est ni toujours présent en son lieu (en repos), ni changeant de lieu (en mouvement), puisque il n’y a de lieux que dans l’univers et que celui-ci par conséquent n’est lui-même en aucun lieu. Si l’univers contient en soi tout ce qui existe, il n’est non plus à ce titre ni semblable, ni dissemblable à aucune autre chose, puisqu’il n’y a en dehors de lui aucune autre chose à laquelle il puisse être comparé. Quand deux jugements opposés l’un à l’autre supposent une condition impossible, ils tombent alors tous deux, malgré leur opposition (qui n’est pas proprement une contradiction), puisque la condition sans laquelle chacun d’eux ne saurait avoir de valeur tombe elle-même.

Si l’on dit : tout corps ou sent bon ou sent mauvais, il y a un troisième cas possible, c’est qu’il ne sente rien (qu’il n’exhale aucune odeur), et alors les deux propositions contraires peuvent être fausses. Mais si je dis : tout corps ou est odoriférant ou n’est pas odoriférant (vel suaveolens vel non suaveolens), les deux jugements sont opposés contradictoirement, et le premier seul est faux ; son opposé contradictoire, à savoir que quelques corps ne sont pas odoriférants, comprend aussi les corps qui ne sentent rien du tout. Dans la précédente opposition (per diaparata) la condition accidentelle du concept des corps (l’odeur) restait encore, malgré le jugement contraire, et par conséquent elle n’était pas supprimée par ce jugement ; ce dernier n’était donc pas l’opposé contradictoire du premier.

Quand donc je dis : ou le monde est infini dans l’espace, ou il n’est pas infini (non est infinitus), si la première proposition est fausse, son opposé contradictoire, à savoir que le monde n’est pas infini, doit être vrai. Je ne fais par là qu’écarter un monde infini, sans en poser un autre, un monde fini. Mais si je dis : le monde est ou infini ou fini (non infini), ces deux propositions pourraient bien être fausses. En effet j’envisage alors le monde comme déterminé en soi quant à sa grandeur, puisque dans la proposition opposée je ne me borne pas à supprimer l’infinité et peut-être avec elle toute son existence propre, mais que j’ajoute une détermination au monde comme à une chose réelle en soi ; ce qui pourrait bien être faux : si en effet le monde ne devait pas être donné comme une chose en soi, et par conséquent comme infini ou comme fini sous le rapport de sa grandeur. Qu’on me permette de désigner ce genre d’opposition sous le nom d’opposition dialectique, et celle qui consiste dans la contradiction, sous celui d’opposition analytique. Deux jugements dialectiquement opposés l’un à l’autre peuvent donc être faux tous deux, puisque l’un ne se borne pas à contredire l’autre, mais qu’il dit quelque chose de plus qu’il n’est nécessaire pour la contradiction.

Si l’on regarde les deux propositions : le monde est infini en grandeur, le monde est fini en grandeur, comme contradictoirement opposées, on admet alors que le monde (la série entière des phénomènes) est une chose en soi. En effet il demeure, soit que je supprime la régression infinie ou la régression finie dans la série de ses phénomènes. Mais, si j’écarte cette supposition ou cette apparence transcendentale, et que je nie que le monde soit une chose en soi, alors l’opposition contradictoire des deux assertions se change en une opposition purement dialectique ; et, puisque le monde n’existe pas en soi (indépendamment de la série régressive de mes représentations), il n’existe ni comme un tout infini en soi, ni comme un tout fini en soi. Il ne peut se trouver que dans la régression empirique de la série des phénomènes et non pas en soi. Si donc celle-ci est toujours conditionnelle, elle n’est jamais entièrement donnée, et par conséquent le monde n’est pas un tout inconditionnel ; il n’existe donc non plus, comme tel, ni avec une grandeur infinie, ni avec une grandeur finie.

Ce qui vient d’être dit des premières idées cosmologiques, c’est-à-dire de l’absolue totalité de la grandeur dans le phénomène, s’applique aussi aux autres. La série des conditions ne se trouve que dans la synthèse régressive même ; elle ne réside pas en soi dans le phénomène, comme dans une chose propre, donnée avant toute régression. Je devrai donc dire aussi que la multitude des parties dans un phénomène donné n’est en soi ni infinie, ni finie, puisque le phénomène n’est rien d’existant en soi, et que les parties sont données uniquement par la régression de la synthèse de décomposition et dans cette régression, qui n’est jamais donnée entièrement, ni comme finie, ni comme infinie. Il en est de même de la série des causes subordonnées les unes aux autres, ou de la série des existences conditionnelles jusqu’à l’existence absolument nécessaire : elle ne peut jamais être regardée ni comme finie, ni comme infinie en soi, sous le rapport de sa totalité, puisque, comme série de représentations subordonnées, elle ne réside que dans la régression dynamique, et qu’elle ne saurait exister en soi avant cette régression et comme une série de choses qui subsisterait par elle-même.

On fait donc disparaître l’antinomie de la raison pure dans ses idées cosmologiques, en montrant qu’elle est purement dialectique, et qu’elle est un conflit produit par une apparence résultant de ce que l’on applique l’idée de l’absolue totalité, laquelle n’a de valeur que comme condition des choses en soi, à des phénomènes, qui n’existent que dans la représentation, et, lorsqu’ils constituent une série, dans la régression successive, mais non pas autrement. En revanche on peut aussi tirer de cette antinomie une véritable utilité, non pas sans doute dogmatique, mais critique et doctrinale : je veux parler de l’avantage de démontrer indirectement par ce moyen l’idéalité transcendentale des phénomènes, si par hasard la preuve directe donnée dans l’esthétique transcendentale n’avait pas paru suffisante. Cette démonstration consisterait dans ce dilemne : si le monde est un tout existant en soi, il est ou fini ou infini. Or le premier cas aussi bien que le second sont faux (suivant les preuves, rapportées plus haut, de l’antithèse d’un côté, et de la thèse de l’autre). Il est donc faux aussi que le monde (l’ensemble de tous les phénomènes) soit un tout existant en soi. D’où il suit par conséquent que les phénomènes en général ne sont rien en dehors de nos représentations, et c’est précisément ce que nous voulions dire en parlant de leur idéalité transcendentale. Cette remarque a de l’importance. On voit par là que les preuves données plus haut des quatre antinomies ne sont pas des artifices destinés à tromper l’esprit, mais qu’elles ont leur solidité, si l’on suppose que les phénomènes et le monde sensible qui les comprend tous sont des choses en soi. Mais le conflit des propositions qui en résultent montre que cette supposition contient une fausseté, et il nous conduit ainsi à découvrir la véritable nature des choses, comme objets des sens. La dialectique transcendentale ne vient donc point du tout en aide au scepticisme, mais bien à la méthode sceptique, qui peut y montrer un exemple de sa grande utilité. Qu’on laisse les arguments de la raison lutter les uns contre les autres dans toute leur liberté : s’ils ne nous donnent pas à la fin ce que nous cherchons, du moins nous fourniront-ils toujours quelque chose d’utile et qui pourra servir à rectifier nos jugements.


__________________



HUITIÈME SECTION


Principe régulateur de la raison pure par rapport
aux idées cosmologiques

Puisque le principe cosmologique de la totalité ne saurait donner aucun maximum à la série des conditions du monde sensible considéré comme chose en soi, mais que ce maximum ne peut être donné que dans la régression de cette série : le principe de la raison pure dont il s’agit ici, ainsi ramené à sa véritable signification, conserve sa valeur propre, non sans doute à titre d’axiome, nous servant à concevoir la totalité comme réelle dans l’objet, mais à titre de problème pour l’entendement, par conséquent pour le sujet, servant à établir et à poursuivre, en vue de l’intégrité de l’idée, la régression dans la série des conditions relatives à un conditionnel donné. En effet dans la sensibilité, c’est-à-dire dans l’espace et dans le temps, toute condition à laquelle nous pouvons arriver dans l’exposition de phénomènes donnés est à son tour conditionnelle, puisque ces phénomènes ne sont pas des objets en soi, où l’inconditionnel absolu puisse trouver place, mais des représentations purement empiriques, dont la condition se trouve toujours dans l’intuition, qui les détermine quant à l’espace ou au temps. Le principe de la raison n’est donc proprement qu’une règle, qui, dans la série des conditions de phénomènes donnés, exige une régression à laquelle il n’est jamais permis de s’arrêter dans un inconditionnel absolu. Ce n’est donc pas un principe servant à rendre possible l’expérience et la connaissance empirique des objets des sens, c’est-à-dire un principe de l’entendement ; car toute expérience est renfermée dans ses limites (conformément à l’intuition donnée). Ce n’est pas non plus un principe constitutif de la raison, destiné à étendre le concept du monde sensible au delà de toute expérience possible. C’est un principe servant à poursuivre et à étendre l’expérience le plus loin possible, et d’après lequel il n’y a point de limite empirique qui puisse avoir la valeur d’une limite absolue ; par conséquent un principe de la raison, qui postule comme règle ce qui doit arriver par nous dans la régression et n’anticipe pas ce qui est donné en soi dans l’objet antérieurement à toute régression. C’est pourquoi je l’appelle un principe régulateur de la raison, tandis que celui de l’absolue totalité de la série des conditions, considérée comme donnée en soi dans l’objet (dans les phénomènes) serait un principe cosmologique constitutif. J’ai voulu montrer par cette distinction l’inanité de ce dernier, et en même temps empêcher, ce qui sans cela arrive inévitablement : que (par une subreption transcendentale) on n’attribue de la réalité objective à une idée qui sert simplement de règle.

Pour déterminer convenablement le sens de cette règle de la raison pure, il faut d’abord remarquer qu’elle ne peut pas dire ce qu’est l’objet, mais comment il faut instituer la régression empirique, pour arriver au concept complet de l’objet. En effet, si le premier cas avait lieu, il serait un principe constitutif, c’est-à-dire un principe qui ne peut jamais sortir de la raison pure. On ne saurait donc nullement avoir ici l’intention de dire que la série des conditions relatives à un conditionnel donné est finie ou infinie en soi ; car ce serait alors convertir une simple idée de l’absolue totalité, laquelle n’existe que dans cette idée même, en une conception d’un objet qui ne peut être donné dans aucune expérience, puisqu’on attribuerait à une série de phénomènes une réalité objective indépendante de la synthèse empirique. L’idée de la raison ne fera donc que prescrire à la synthèse régressive dans la série des conditions une règle qui lui permette de s’élever, au moyen de toutes les conditions subordonnées les unes aux autres, du conditionnel à l’inconditionnel, mais sans jamais atteindre celui-ci. Car l’inconditionnel absolu ne se trouve point du tout dans l’expérience.

Or à cette fin il faut d’abord déterminer exactement la synthèse d’une série, en tant qu’elle n’est jamais complète. Ou se sert ordinairement à cet effet de deux expressions qui doivent représenter ici quelque distinction, mais sans qu’on sache indiquer au juste la raison de cette distinction. Les mathématiciens parlent simplement d’un progressus in infinitum. Ceux qui scrutent les concepts (les philosophes) veulent qu’on substitue à cette expression celle de progressus in indefinitum. Sans m’arrêter à examiner le scrupule qui a suggéré à ceux-ci cette distinction, et son utilité ou son inutilité, je veux chercher à déterminer exactement ces concepts par rapport à mon but.

On peut dire avec raison d’une ligne droite qu’elle peut être prolongée à l’infini, et ici la distinction de l’infini et de l’indéfini (progressus in indefinitum) serait une vaine subtilité. Sans doute, lorsque l’on dit : prolongez une ligne, il est plus exact d’ajouter : in indefinitum, que : in infinitum, parce que la première expression signifie uniquement : prolongez-la autant que vous voulez, tandis que la seconde veut dire : vous ne devez jamais cesser de la prolonger (ce dont il n’est pas ici question) ; mais, lorsqu’il ne s’agit que du pouvoir, l’expression d’infini est tout à fait exacte ; car vous pouvez toujours prolonger votre ligne à l’infini. Et il en est de même dans tous les cas où l’on ne parle que du progrès qui consiste à aller de la condition au conditionnel ; ce progrès possible s’étend à l’infini dans la série des phénomènes. En partant d’un couple d’aïeux vous pouvez avancer sans fin suivant une ligne descendante de la génération, et concevoir que cette ligne se continue ainsi réellement dans le monde. Ici en effet la raison n’a jamais besoin de la totalité absolue de la série, puisqu’elle ne la suppose pas comme condition et comme donnée (datum), mais seulement comme quelque chose de conditionnel qui est simplement possible (dabile) et s’accroît sans fin.

Il en est tout autrement de la question de savoir jusqu’où s’étend la régression qui dans une série s’élève du conditionnel donné aux conditions, si je puis dire que cette régression va à l’infini ou seulement qu’elle s’étend indéfiniment (in indefinitum), et si, par conséquent, en partant des hommes actuellement vivants, je puis remonter à l’infini dans la série de leurs aïeux, ou si je dois me borner à dire que, quelque loin que je remonte, je ne trouverai jamais un principe empirique où je puisse borner la série, de telle sorte que je sois autorisé et en même temps obligé, sinon à supposer, du moins à chercher encore au delà les aïeux des aïeux.

Je dis donc que, si le tout est donné dans l’intuition empirique, la régression va à l’infini dans la série de ses conditions intérieures. Mais, s’il n’y a qu’un membre de la série donné, et que la régression doive aller de ce membre à la totalité absolue, cette régression est alors simplement indéfinie (in indefinitum). Aussi l’on doit dire de la division d’une matière donnée avec ses limites (d’un corps) qu’elle va à l’infini. Car cette matière est donnée tout entière et par conséquent avec toutes ses parties possibles dans l’intuition empirique. Or, comme la condition de ce tout est sa partie, et la condition de cette partie la partie de la partie, et ainsi de suite, et que, dans cette régression de la décomposition, on ne trouve jamais de membre inconditionnel (indivisible) de cette série de conditions, non-seulement il n’y a point de raison empirique pour s’arrêter dans la division, mais les membres ultérieurs de la division à poursuivre sont eux-mêmes empiriquement donnés antérieurement à cette division continue. C’est ce que l’on exprime en disant que la division va à l’infini. Au contraire, la série des aïeux pour un certain homme n’est donnée dans son absolue totalité par aucune expérience possible. La régression n’en va pas moins de chaque membre de cette génération à un membre plus élevé, de telle sorte qu’il n’y a point de limite empirique qui présente un membre comme absolument inconditionnel ; mais, comme les membres qui pourraient fournir ici la condition ne sont pas dans l’intuition empirique du tout antérieurement à la régression, celle-ci ne va pas à l’infini (dans la division de la chose donnée), mais elle s’étend indéfiniment dans la recherche d’un plus grand nombre de membres qui servent de condition aux individus donnés et qui, à leur tour, ne sont jamais donnés que comme conditionnels.

Dans aucun des deux cas, qu’il s’agisse du regressus in infinitum ou du regressus in indefinitum, la série des conditions n’est considérée comme infiniment donnée dans l’objet. Ce ne sont pas des choses qui soient données en elles-mêmes, mais seulement des phénomènes qui, comme conditions les uns des autres, ne sont donnés que dans la régression même. La question n’est donc plus de savoir combien grande est en elle-même la série des conditions, si elle est finie ou infinie, car elle n’est rien en soi ; mais comment nous devons instituer la régression empirique et jusqu’où nous devons la poursuivre. Et il y a ici une importante distinction à faire par rapport à la règle de cette marche. Si le tout est donné empiriquement, il est possible de remonter à l’infini dans la série de ses conditions intérieures. Que s’il n’est pas donné, ou s’il ne doit l’être que par la régression empirique, tout ce que je puis dire, c’est qu’il est possible à l’infini de s’élever dans la série à des conditions plus hautes encore. Dans le premier cas je pouvais dire : il y a toujours plus de membres, empiriquement donnés, que je n’en atteins par la régression (de la décomposition) ; mais dans le second je dois me borner à dire : je puis toujours aller plus loin dans la régression, puisqu’aucun membre n’est empiriquement donné comme absolument inconditionnel, et que par conséquent il y a toujours un membre plus élevé possible, dont la recherche est nécessaire. Dans le premier cas il était nécessaire de trouver toujours un plus grand nombre de membres de la série ; dans le second il est nécessaire d’en chercher toujours un plus grand nombre, puisqu’aucune expérience ne fournit une limite absolue. En effet ou bien vous n’avez point de perception qui limite absolument votre régression empirique, et alors vous ne devez pas tenir cette régression pour achevée ; ou bien vous avez une perception qui limite votre série, et alors cette perception ne peut pas être une partie de votre série déjà accomplie (puisque ce qui limite doit être différent de ce qu’il sert à limiter), et vous devez par conséquent poursuivre votre régression pour cette condition même, et ainsi de suite.

La section suivante mettra ces observations dans tout leur jour en les appliquant.


_______________




NEUVIÈME SECTION


De l’usage empirique du principe régulateur de la raison par rapport à toutes les Idées cosmologiques.


Comme il n’y a point, ainsi que nous l’avons montré plusieurs fois, d’usage transcendental des concepts de l’entendement, non plus que de ceux de la raison, et comme l’absolue totalité des séries de conditions du monde sensible se fonde uniquement sur un usage transcendental de la raison, qui exige cette intégrité absolue de ce qu’elle suppose comme chose en soi, attendu que le monde sensible ne contient rien de pareil, il ne peut plus jamais être question de la quantité absolue des séries dans ce monde sensible : il ne s’agit plus de savoir si elles peuvent être en soi limitées ou illimitées, mais seulement jusqu’où nous devons remonter dans la régression empirique, en ramenant l’expérience à ses conditions, afin de ne nous arrêter, suivant la règle de la raison, à aucune autre solution de ses questions qu’à celle qui est conforme à l’objet.

Il ne nous reste donc plus d’autre valeur à attribuer au principe rationnel que celle d’une règle relative à la progression et à la grandeur d’une expérience possible, puisque nous avons suffisamment prouvé qu’il n’en avait aucune comme principe constitutif des phénomènes en soi. Aussi, si nous parvenons à mettre cette valeur hors de doute, le conflit de la raison avec elle-même sera-t-il tout à fait terminé, puisque, par cette solution critique, non-seulement l’apparence qui la divisait avec elle-même sera dissipée, mais qu’à sa place le sens où elle s’accorde avec elle-même et dont l’ignorance était la seule cause du conflit, se trouvera établi, et qu’un principe jusque-là dialectique sera converti en un principe doctrinal. Dans le fait, si l’on peut justifier le sens subjectif de ce principe, qui consisterait à déterminer le plus grand usage possible de l’expérience conformément aux objets de cette expérience, c’est précisément comme si, à la manière d’un axiome (ce qui est impossible par la raison pure), il déterminait à priori les objets en eux-mêmes. Car un axiome même ne pourrait pas, par rapport aux objets de l’expérience, exercer une plus grande influence sur l’extension et la rectification de notre connaissance que ne le ferait ce principe en s’appliquant à donner le plus d’étendue possible à l’usage expérimental de notre entendement.


______________


I


Solution de l’idée cosmologique de la totalité de la réunion des phénomènes en un univers


Ici, comme dans les autres questions cosmologiques, le fondement du principe régulateur de la raison est cette proposition, que, dans la régression empirique, on ne peut trouver aucune expérience d’une limite absolue, par conséquent d’aucune condition qui, comme telle soit au point de vue empirique absolument inconditionnelle. La raison en est qu’une semblable expérience devrait renfermer une limite assignée aux phénomènes par rien, ou par le vide, auquel aboutirait, au moyen d’une perception, la régression poussée jusque-là, ce qui est impossible.

Or cette proposition, qui revient à dire que, dans la régression empirique, je n’arrive jamais qu’à une condition qui elle-même à son tour doit être considérée comme empiriquement conditionnelle, cette proposition contient in terminis cette règle, que, si loin que je sois ainsi parvenu dans la série ascendante, de fait je dois toujours m’enquérir d’un membre plus élevé de la série, que ce membre puisse ou non m’être connu par l’expérience.

Pour résoudre le premier problème cosmologique, il n’est donc besoin que de décider si, dans la régression vers la grandeur inconditionnelle de l’univers (au point de vue du temps et de l’espace), cette ascension qui ne trouve jamais de limite peut être appelée une régression à l’infini ou seulement une régression indéfiniment poursuivie (in indefinitum).

La simple représentation générale de la série de tous les états passés du monde, ainsi que des choses qui sont simultanément dans l’espace du monde, n’est pas elle-même autre chose qu’une régression empirique possible, que je conçois, bien que d’une manière encore indéterminée, et qui seule peut donner lieu au concept d’une telle série de conditions pour une perception donnée *[51]· Or l’univers n’est toujours pour moi que l’objet d’un concept, mais jamais d’une intuition (comme tout). Je ne puis donc conclure de sa grandeur à celle de la régression, et déterminer celle-ci d’après celle-là ; je ne puis au contraire me faire un concept de la grandeur du monde que par la grandeur de la régression empirique. Mais de celle-ci je ne sais rien de plus sinon que, de chaque membre donné de la série des conditions, je dois toujours m’avancer empiriquement vers un membre plus élevé (plus éloigné). La grandeur de l’ensemble des phénomènes n’est donc pas absolument déterminée par là, et par conséquent on ne peut pas dire non plus que cette régression aille à l’infini, puisqu’on anticiperait ainsi sur les membres auxquels la régression n’est pas encore parvenue, qu’on s’en représenterait une telle quantité qu’aucune synthèse empirique n’y pourrait atteindre, et que par conséquent on déterminerait (bien que d’une manière purement négative) la grandeur du monde avant la régression, ce qui est impossible. Le monde en effet ne m’est donné par aucune intuition (dans sa totalité), et par conséquent sa grandeur ne m’est pas donnée non plus avant la régression. Nous ne pouvons donc rien dire du tout de la grandeur du monde, pas même qu’il y a en lui un regressus in infinitum, mais c’est seulement d’après la· règle qui détermine en lui la régression empirique qu’il faut chercher le concept de sa grandeur. Or cette règle ne dit rien de plus sinon que, quelque loin que nous soyons arrivés dans la série des conditions empiriques, nous ne devons admettre nulle part une limite absolue, mais que nous devons subordonner tout phénomène, comme conditionnel, à un autre phénomène, comme à sa condition, et par conséquent après l’un continuer de marcher vers l’autre, ce qui est le regressus in indefinitum, lequel, ne déterminant aucune grandeur dans l’objet, se distingue assez clairement du regressus in infinitum.

Je ne puis donc pas dire que le monde est infini quant au passé, ou quant à l’espace. En effet un tel concept de la grandeur, comme d’une infinité donnée, est impossible empiriquement, et par conséquent absolument impossible par rapport au monde, comme objet des sens. Je ne dirai pas non plus que la régression d’une perception donnée à tout ce qui la limite dans une série, soit dans l’espace, soit dans le temps passé, s’étend à l’infini, car cela suppose la grandeur infinie du monde ; ni qu’elle est finie, car une limite absolue est tout aussi impossible empiriquement. Je ne pourrai donc rien dire de tout l’objet de l’expérience (du monde sensible), mais seulement de la règle d’après laquelle l’expérience doit être appropriée à son objet, instituée et continuée. La première réponse à la question cosmologique touchant la grandeur du monde, est donc cette solution négative : le monde n’a pas de premier commencement dans le temps, ni de limite extrême dans l’espace.

En effet, dans le cas contraire, il serait limité d’un côté par le temps vide, et de l’autre par l’espace vide. Or, comme, en tant que phénomène, il ne peut être ainsi limité en soi, puisque le phénomène n’est pas une chose, en soi, il faudrait admettre la possibilité d’une perception de la limite formée par un temps absolument vide ou par un espace vide, d’une perception par laquelle cette limite du monde serait donnée dans une expérience possible. Mais une telle expérience, étant absolument vide de contenu, est impossible. Une limite absolue du monde est donc impossible empiriquement et par conséquent absolument *[52].

De là résulte en même temps cette réponse affirmative, que la régression dans la série des phénomènes du monde, comme détermination de la grandeur du monde, va in indefinitum, ce qui revient à dire que le monde sensible n’a pas de grandeur absolue, mais que la régression (par laquelle seule il peut être donné du côté de ses conditions) a sa règle, laquelle consiste à marcher toujours, de chaque membre de la série, comme d’un conditionnel, à un membre encore plus éloigné (au moyen soit de l’expérience directe, soit du fil de l’histoire, soit de la chaîne des effets et des causes), et à ne jamais se dispenser d’étendre l’usage empirique possible de son entendement, ce qui est aussi la propre et unique affaire de la raison dans ses principes.

Une régression empirique déterminée, s’avançant sans cesse dans une certaine espèce de phénomènes, n’est point prescrite par là : il ne nous est pas enjoint, par exemple, en partant d’un homme vivant, de remonter toujours plus haut dans la série de ses ancêtres, sans jamais atteindre un premier couple, ou d’avancer toujours dans la série des corps du monde, sans admettre un soleil extrême ; seulement il nous est ordonné d’aller de phénomènes en phénomènes, dussent ceux-ci ne fournir aucune perception réelle (si la perception est d’un degré trop faible pour arriver à notre conscience et devenir une expérience), mais pourvu qu’ils appartiennent à l’expérience possible.

Tout commencement est dans le temps, et toute limite de ce qui est étendu, dans l’espace. Mais l’espace et le temps ne sont que dans le monde sensible. Les phénomènes ne sont donc dans le monde que d’une manière conditionnelle, mais le monde lui-même n’est ni conditionnel, ni limité d’une manière absolue.

C’est précisément pour cette raison et parce que le monde, non plus que la série même des conditions pour un conditionnel donné, ne peut jamais être, comme série cosmologique, entièrement donné, que le concept de la grandeur du monde n’est donné que par la régression, et non dans une intuition collective antérieure à cette régression. Mais celle-ci ne consiste jamais que dans la détermination de la grandeur, et par conséquent elle ne donne pas un concept déterminé, ni par conséquent un concept d’une grandeur qui serait infinie relativement à une certaine mesure ; elle ne va donc pas à l’infini (en quelque sorte donné), mais à l’indéfini, afin de donner (à l’expérience) une grandeur qui n’est réelle que par cette régression.

_____________



II


Solution de l’idée cosmologique de la totalité de la division
d’un tout donné dans l’intuition


Quand je divise un tout qui est donné dans l’intuition, je vais d’un conditionnel aux conditions de sa possibilité. La division des parties (subdivisio ou decompositio) est une régression dans la série de ces conditions. La totalité absolue de cette série ne serait donnée que si la régression pouvait arriver à des parties simples. Mais, si toutes les parties sont toujours divisibles et si la décomposition continue toujours, la division, c’est-à-dire la régression, va du conditionnel à ses conditions in infinitum ; les conditions en effet (les parties) sont contenues dans le conditionnel même, et, comme celui-ci est entièrement donné dans une intuition renfermée entre ses limites, toutes ensemble sont données avec lui. La régression ne doit donc pas être appelée simplement une régression in indefinitum, comme le permettait seule l’idée cosmologique précédente, puisque je devais aller du conditionnel à ses conditions qui étaient en dehors de lui, et qui par conséquent n’étaient point données en même temps, mais ne se présentaient que dans la régression empirique. Néanmoins il n’est nullement permis de dire d’un tout divisible à l’infini qu’il se compose d’un nombre infini de parties. En effet, bien que toutes les parties soient renfermées dans l’intuition du tout, elle ne contient cependant pas toute la division du tout, laquelle ne consiste que dans la décomposition continuelle, ou dans la régression même, qui rend d’abord réelle la série. Or, comme cette régression est infinie, tous les membres (les parties) auxquels elle arrive sont, il est vrai, contenus comme agrégats dans le tout donné, mais non pas la série entière de la division, laquelle est successivement infinie et n’est jamais complète, et par conséquent ne peut présenter une multitude infinie et une synthèse de cette multitude en un tout.

Cette remarque générale s’applique d’abord très-aisément à l’espace. Chaque espace perçu dans ses limites est un tout dont les parties décomposées sont toujours des espaces, et qui par conséquent est divisible à l’infini.

De là aussi résulte tout naturellement la seconde application à un phénomène extérieur renfermé dans ses bornes (à un corps). La divisibilité de ce corps se fonde sur la divisibilité de l’espace, lequel constitue la possibilité du corps comme d’un tout étendu. Celui-ci est donc divisible à l’infini, sans cependant se composer de parties infiniment nombreuses.

Il semble à la vérité que, puisqu’un corps doit être représenté comme une substance dans l’espace, il soit, en ce qui concerne la loi de la divisibilité de l’espace, distinct de celui-ci ; car on peut accorder en tous cas que, dans l’espace, la décomposition ne peut jamais exclure toute composition, puisqu’alors tout espace, chose qui n’a d’ailleurs rien d’existant de soi, disparaîtrait (ce qui est impossible), tandis qu’admettre que, si toute composition de la matière était supprimée dans la pensée, il ne dût rien rester du tout, ne semble pas s’accorder avec le concept d’une substance, laquelle devrait être proprement le sujet de toute composition et subsister dans ses éléments, encore qu’eût disparu l’union de ces éléments dans l’espace, union par laquelle ils forment un corps. Mais il n’en est pas de ce qui s’appelle substance dans le phénomène comme de ce que l’on penserait d’une chose en soi au moyen d’un concept purement intellectuel. Cette substance n’est pas un sujet absolu, mais une image permanente de la sensibilité ; elle n’est qu’une intuition dans laquelle ne se trouve rien d’inconditionnel.

Or, bien que cette règle de la progression à l’infini s’applique sans aucun doute dans la subdivision d’un phénomène, considéré simplement comme remplissant l’espace ; elle n’a plus de valeur quand nous voulons l’étendre à la multitude des parties déjà séparées d’une certaine manière dans le tout donné et qui constituent ainsi un quantum discretum. On ne saurait admettre que dans chaque tout organisé chaque partie soit organisée à son tour, et que, de cette manière, dans la division des parties à l’infini, on arrive toujours à de nouvelles parties organisées, en un mot que le tout soit organisé à l’infini, bien que les parties de la matière puissent être organisées, dans leur décomposition à l’infini. En effet l’infinité de la division d’un phénomène donné dans l’espace se fonde uniquement sur ce que par ce phénomène est donnée simplement la divisibilité, c’est-à-dire une multitude de parties absolument indéterminée en soi, tandis que les parties elles-mêmes ne sont données et déterminées que par la subdivision, en un mot sur ce que le tout n’est pas déjà divisé en lui-même. La division peut donc déterminer dans ce tout une multitude qui va aussi loin que l’on peut s’avancer dans la régression de la division. Au contraire, dans un corps organisé qui le serait à l’infini, le tout est, représenté par ce concept comme étant déjà divisé, et il s’y trouverait, antérieurement à toute régression de la division, une multitude de parties déterminée en soi, mais infinie, ce qui est contradictoire, puisque ce développement infini est considéré comme une série qui n’est jamais complète (infinie) et qu’il est cependant regardé comme complet dans une synthèse. La division infinie ne désigne le phénomène que comme un quantum continuum, et elle est inséparable de l’idée de quelque chose qui remplit l’espace, puisque c’est dans cette idée qu’est le principe de la divisibilité infinie. Mais, dès que quelque chose est considéré comme un quantum discretum, la multitude des unités y est déterminée ; elle est donc toujours égale à un nombre. Il n’y a donc que l’expérience qui puisse décider jusqu’où l’organisation peut aller dans un corps organisé ; et, quand elle n’arriverait avec certitude à aucune partie inorganique, des parties de ce genre n’en devraient pas moins résider dans l’expérience possible. Mais de savoir jusqu’où s’étend la division transcendentale d’un phénomène en général, ce n’est point l’affaire de l’expérience ; un principe de la raison nous défend de tenir jamais pour absolument complète la régression empirique dans la décomposition de ce qui est étendu, conformément à la nature de ce phénomène.


_______________


Remarque finale sur la solution des idées mathématiques transcendentales, et remarque préliminaire sur celle des idées dynamiques transcendentales.


En représentant en un tableau l’antinomie produite dans la raison pure par toutes les idées transcendentales, et en montrant le principe de ce conflit et l’unique moyen de le dissiper, moyen qui consiste à tenir pour fausses les deux assertions opposées, nous avons partout représenté les conditions comme appartenant à leur conditionnel suivant les rapports d’espace et de temps, ce qui est l’hypothèse ordinaire de la raison commune, et ce qui est aussi le principe de tout ce conflit. A ce point de vue toutes les représentations dialectiques de la totalité, dans la série des conditions d’un conditionnel donné, étaient absolument de même espèce. C’était toujours une série dans laquelle la condition était liée au conditionnel, comme à un membre de la série, et où par conséquent ils étaient de même espèce ; la régression n’y devait donc jamais être conçue comme accomplie, ou, si cela arrivait, c’est qu’un membre conditionnel en soi aurait été faussement regardé comme premier, et par conséquent comme absolu. Si donc ce n’était pas l’objet, c’est-à-dire le conditionnel, c’était du moins la série des conditions du conditionnel qui était partout envisagée au seul point de vue de sa quantité, et la difficulté qu’on ne pouvait résoudre par aucun accommodement, mais seulement en coupant le nœud, consistait en ce que la raison faisait à l’entendement la chose ou trop longue ou trop courte, de telle sorte que celui-ci ne pouvait jamais égaler l’idée de celle-là.

Nous avons négligé ici une distinction essentielle qui domine parmi les objets, c’est-à-dire parmi les concepts de l’entendement que la raison s’efforce d’élever au rang d’idées ; je veux parler de la distinction qui existe, d’après notre précédent tableau des catégories, entre deux d’entre elles désignant une synthèse mathématique des phénomènes, et les deux autres qui en désignent une synthèse dynamique. Nous pouvions jusqu’ici la laisser de côté, puisque, dans la représentation générale de toutes les idées transcendentales, nous en tenant toujours aux conditions dans le phénomène, nous n’avions aussi dans les deux catégories mathématiques transcendentales d’autre objet que l’objet dans le phénomène. Mais à présent que nous arrivons aux concepts dynamiques de l’entendement, en tant qu’ils doivent s’accorder avec l’idée de la raison, cette distinction devient importante, et elle nous ouvre une perspective toute nouvelle au sujet du procès où la raison est engagée. Ce procès avait été précédemment écarté par ce motif qu’il se fondait de part et d’autre sur de fausses suppositions ; mais maintenant qu’il se trouve peut-être dans l’antinomie dynamique une supposition compatible avec la prétention de la raison, il se peut que, de ce point de vue, le juge suppléant au défaut des moyens de droit qu’on avait méconnus des deux côtés, le différend soit terminé à la satisfaction des deux parties, ce qui était impossible dans le conflit auquel donne lieu l’antinomie mathématique.

Les séries des conditions sont assurément toutes homogènes, en tant que l’on regarde simplement à leur extension pour voir si elles sont appropriées à l’idée, si elles sont trop grandes ou trop petites pour elle. Mais le concept de l’entendement, qui sert de fondement à ces idées, contient ou bien simplement une synthèse de l’homogène (ce qui est supposé dans toute quantité, tant dans la composition que dans la division), ou même une synthèse de l’hétérogène, ce qui du moins peut être admis dans la synthèse dynamique, soit dans celle de la liaison causale, soit dans celle du nécessaire avec le contingent.

De là vient que dans la liaison mathématique des séries des phénomènes aucune autre condition n’est possible qu’une condition sensible, c’est-à-dire une condition qui soit elle-même une partie de la série, tandis que la série dynamique des conditions sensibles permet encore une condition hétérogène, qui ne soit pas une partie de la série, mais qui, étant purement intelligible, réside en dehors de la série, ce qui donne satisfaction à la raison et place l’absolu en tête des phénomènes, sans troubler la série de ces phénomènes, qui restent toujours conditionnels, et sans la briser contrairement aux principes de l’entendement.

Or, par cela même que les idées dynamiques permettent une condition des phénomènes en dehors de leur série, c’est-à-dire une condition qui ne soit pas elle-même un phénomène, il arrive quelque chose qui est tout à fait distinct de la conséquence de l’antinomie. Celle-ci en effet faisait que les deux assertions dialectiques opposées devaient être déclarées fausses. Au contraire le conditionnel qui se trouve sans discontinuité dans les séries dynamiques 1[53] et qui est inséparable de ces séries considérées comme phénomènes, avec la condition, il est vrai empiriquement inconditionnelle, mais aussi non sensible, à laquelle il est joint, donne satisfaction, d’une part, à l’entendement, et, de l’autre, à la raison *[54] ; et, tandis que les arguments dialectiques qui cherchaient d’une manière ou de l’autre la totalité absolue dans de simples phénomènes, tombent également, les propositions rationnelles, ainsi rectifiées, peuvent être vraies toutes deux. Cela ne pouvait avoir lieu dans les idées cosmologiques qui concernent simplement l’unité mathématiquement inconditionnelle, parce que, dans ces idées, on ne trouve pas d’autre condition de la série des phénomènes que celle qui est elle-même un phénomène et à ce titre constitue un membre de la série.


____________


III


Solution des idées cosmologiques de la totalité de la dérivation qui fait sortir les événements du monde de leurs causes.


On ne peut concevoir relativement à ce qui arrive que deux espèces de causalité : l’une suivant la nature, l’autre par la liberté. La première est la liaison dans le monde sensible d’un état avec le précédent, auquel il succède d’après une règle. Or, comme la causalité des phénomènes repose sur des conditions de temps, et que l’état précédent, s’il eût toujours été, n’aurait pas produit un effet qui se montre pour la première fois dans le temps, la causalité de la cause de ce qui arrive ou commence, a commencé aussi, et à son tour, d’après le principe de l’entendement, a besoin elle-même d’une cause.

J’entends au contraire par liberté, dans le sens cosmologique, la faculté de commencer par soi-même un état, dont la causalité ne rentre pas à son tour, suivant la loi naturelle, sous une autre cause qui la détermine dans le temps. La liberté est en ce sens une idée purement transcendentale, qui d’abord n’emprunte rien de l’expérience, et dont ensuite l’objet ne peut même être déterminé dans aucune expérience, parce que c’est une loi générale, même pour la possibilité de toute expérience, que tout ce qui arrive doit avoir une cause, et que par conséquent la causalité des causes qui elles-mêmes arrivent ou commencent d’être, doit aussi à son tour avoir sa cause ; ce qui transforme tout le champ de l’expérience, aussi loin qu’il peut s’étendre, en un champ de pure nature. Mais, comme de cette manière ou ne saurait arriver dans la relation causale à aucune totalité absolue des conditions, la raison se crée l’idée d’une spontanéité qui peut commencer d’elle-même à agir, sans qu’une autre cause ait dû précéder pour la déterminer à l’action suivant la loi de la liaison causale.

Il est surtout remarquable que c’est sur cette idée transcendentale de la liberté que se fonde le concept pratique que nous en avons, et que c’est là que réside le nœud des difficultés qui ont jusqu’ici environné la question de sa possibilité. La liberté dans le sens pratique est l’indépendance de la volonté par rapport à la contrainte des penchants de la sensibilité. En effet une volonté est sensible, en tant qu’elle est pathologiquement affectée (par les mobiles de la sensibilité) ; elle s’appelle animale (arbitrium brutum), quand elle peut être pathologiquement nécessitée. La volonté humaine est, il est vrai, un arbitrium sensitivum, mais non un arbitrium brutum ; c’est un arbitrium liberum, puisque la sensibilité ne rend pas son action nécessaire, mais qu’il y a dans l’homme un pouvoir de se déterminer de lui-même indépendamment de la contrainte des penchants sensibles.

On voit aisément que, si toute causalité dans le monde sensible n’était que nature, chaque événement serait déterminé par un autre dans le temps suivant des lois nécessaires, et que, par conséquent, comme les phénomènes, en tant qu’ils déterminent la volonté, devraient nécessiter chaque action comme leur suite naturelle, la suppression de la liberté transcendentale anéantirait en même temps toute liberté pratique. Celle-ci en effet suppose que, bien qu’une action n’ait pas eu lieu, elle aurait dû cependant avoir lieu, et que par conséquent la cause de ce qui a lieu dans le phénomène n’était pas tellement déterminante qu’il n’y eût dans notre volonté une causalité capable de produire, indépendamment de ces causes naturelles et même contre leur puissance et leur influence, quelque chose de déterminé dans l’ordre du temps d’après des lois empiriques, c’est-à-dire de commencer tout à fait de soi-même une série d’événements.

Il arrive donc ici ce qui se rencontre en général dans le conflit d’une raison qui se hasarde au delà des limites de l’expérience possible, que le problème n’est pas proprement physiologique, mais transcendental. La question de la possibilité de la liberté tourmente donc bien la psychologie ; mais, comme elle repose sur des arguments dialectiques de la raison pure, il n’y a que la philosophie transcendentale qui puisse songer à la résoudre. Or, pour mettre celle-ci en état de donner à ce sujet une réponse satisfaisante qu’elle ne peut refuser, je dois d’abord chercher à déterminer avec plus de précision par une remarque la manière dont elle doit procéder dans cette question.

Si les phénomènes étaient des choses en soi, et si par conséquent l’espace et le temps étaient des formes de l’existence des choses en soi, les conditions et le conditionnel appartiendraient toujours comme membres à une seule et même série, et dans le cas présent il en résulterait l’antinomie qui est commune à toutes les idées transcendentales, c’est-à-dire que cette série devrait être nécessairement trop grande ou trop petite pour l’entendement. Mais les concepts dynamiques de la raison, dont nous nous occupons dans ce numéro et dans le suivant, ont cela de particulier que, n’ayant pas affaire à un objet au point de vue de sa quantité, mais seulement de son existence, on peut aussi faire abstraction de la grandeur de la série des conditions, et n’y considérer que le rapport dynamique de la condition au conditionnel. C’est ainsi que, dans la question de la nature et de la liberté nous rencontrons déjà la difficulté de savoir si seulement la liberté en général est possible, et si, l’étant, elle peut s’accorder avec l’universalité de la loi naturelle de la causalité, si par conséquent c’est une proposition rigoureusement disjonctive que celle-ci : tout effet dans le monde doit résulter ou de la nature, ou de la liberté, ou bien si l’une et l’autre ne peuvent pas se trouver ensemble, mais en des sens différents, dans un seul et même événement. L’exactitude de ce même principe qui veut que tous les événements du monde sensible soient enchaînés sans solution de continuité suivant des lois naturelles immuables, est déjà établie par l’analytique transcendentale, et ne souffre aucune exception. La question est donc simplement de savoir si, malgré ce principe, la liberté est encore possible par rapport au même effet qui est déterminé suivant la nature, ou si elle en est absolument exclue par cette règle inviolable. Et ici l’hypothèse commune, mais trompeuse, de la réalité absolue des phénomènes montre aussitôt cette funeste influence qui égare la raison. En effet, si les phénomènes sont des choses en soi, la liberté est perdue sans retour. La nature est alors la cause parfaite et suffisante par elle-même de tout événement, et la condition de chacun est toujours renfermée dans la série des phénomènes, qui sont nécessairement soumis, avec leurs effets, à la loi naturelle. Si au contraire les phénomènes ne sont tenus que pour ce qu’ils sont en effet, c’est-à-dire non pour des choses en soi, mais pour de simples représentations qui s’enchaînent suivant des lois empiriques, ils doivent avoir eux-mêmes des causes qui ne sont pas des phénomènes. Mais une cause intelligible de ce genre n’est point déterminée relativement à sa causalité par des phénomènes, bien que ses effets puissent être des phénomènes et à ce titre être déterminés par d’autres phénomènes. Elle est ainsi avec sa causalité en dehors de la série, tandis que ses effets se trouvent dans la série des conditions empiriques. L’effet peut donc être considéré comme libre, par rapport à sa cause intelligible, et en même temps, par rapport aux phénomènes, comme une conséquence de ces phénomènes suivant la nécessité de la nature. Cette distinction, présentée d’une manière générale et tout à fait abstraite, doit paraître extrêmement subtile et obscure, mais elle s’éclaircira dans l’application. J’ai voulu seulement faire ici cette remarque, que, l’enchaînement universel de tous les phénomènes dans un contexte de la nature étant une loi indispensable, cette loi anéantirait nécessairement toute liberté, si l’on s’attachait obstinément à la réalité des phénomènes. Aussi ceux qui suivent ici l’opinion commune n’ont-ils jamais pu parvenir à accorder ensemble la nature et la liberté.


_________________


Possibilité de l’union de la causalité libre avec la loi générale de la nécessité naturelle


J’appelle intelligible ce qui, dans un objet des sens, n’est pas lui-même un phénomène. Si donc ce qui doit être considéré comme phénomène dans le monde sensible a en soi une faculté qui n’est pas un objet d’intuition sensible et par laquelle il peut être une cause de phénomènes, on peut alors envisager la causalité de cet être sous deux points de vue : comme intelligible, quant à son action, considérée comme celle d’une chose en soi, et comme sensible, quant aux effets de cette action, considérée comme phénomène dans le monde sensible. Nous nous ferions donc, de la faculté ou de la causalité d’un tel sujet, un concept empirique et en même temps aussi un concept intellectuel, qui se rencontreraient dans un seul et même effet. Cette double manière de concevoir la faculté d’un objet des sens ne contredit aucun des concepts que nous avons à nous faire des phénomènes et d’une expérience possible. En effet, comme ces phénomènes, n’étant pas des choses en soi, doivent avoir pour fondement un objet transcendental, qui les détermine comme simples représentations, rien n’empêche d’attribuer à cet objet transcendental, outre la propriété qui en fait un phénomène, une causalité qui ne soit pas un phénomène, bien que son effet se rencontre dans le phénomène. Mais toute cause efficiente doit avoir un caractère, c’est-à-dire une loi de sa causalité sans laquelle elle ne serait pas une cause. Et ainsi nous aurions dans un sujet du monde sensible, d’abord, un caractère empirique, par lequel ses actes, comme phénomènes, seraient enchaînés à d’autres phénomènes suivant des lois naturelles constantes, pourraient être dérivés de ceux-ci comme de leurs conditions, et par conséquent, dans leur rapport avec eux, constitueraient des membres d’une série unique de l’ordre de la nature ; ensuite, un caractère intelligible, par lequel à la vérité il serait la cause de ces actes comme phénomènes, mais qui lui-même ne serait pas soumis aux conditions de la sensibilité et ne serait pas un phénomène. On pourrait aussi appeler le premier le caractère de la chose dans le phénomène, et le second, le caractère de la chose en soi.

Ce sujet agissant ne serait donc soumis, quant à son caractère intelligible, à aucune détermination de temps car le temps n’est que la condition des phénomènes, mais non des choses en soi. En lui ne naîtrait ni ne périrait aucun acte, et par conséquent il ne serait pas soumis à cette loi de toute détermination de temps, de tout ce qui est changeant, que tout ce qui arrive trouve sa cause dans les phénomènes (de l’état précédent). En un mot, sa causalité, en tant qu’elle est intellectuelle, ne rentrerait nullement dans la série des conditions empiriques· qui nécessitent l’événement dans le monde sensible. Ce caractère intelligible ne pourrait jamais être à la vérité immédiatement connu, puisque nous ne pouvons percevoir aucune chose qu’en tant qu’elle apparaît, mais il devrait être conçu conformément au caractère empirique de la même manière que nous devons en général donner dans la pensée un objet transcendental pour fondement aux phénomènes, bien que nous ne sachions rien de ce qu’il est en soi.

D’après son caractère empirique ce sujet serait donc, comme phénomène, soumis à toutes les lois qui déterminent les effets suivant la liaison causale, et il ne serait en ce sens rien qu’une partie du monde sensible, dont les effets découleraient inévitablement de la nature, comme tout autre phénomène. De même que les phénomènes extérieurs influeraient sur lui, de même que son caractère empirique, c’est-à-dire la loi de sa causalité serait connue par expérience, tous ses actes devraient pouvoir s’expliquer suivant les lois de la nature, et toutes les conditions requises pour leur parfaite et nécessaire détermination devraient se trouver dans une expérience possible.

Mais d’après son caractère intelligible (bien que nous n’en puissions avoir qu’un concept général) le même sujet devrait être affranchi de toute influence de la sensibilité et de toute détermination par des phénomènes ; et, comme rien n’arrive en lui, en tant qu’il est noumène, comme il ne s’y trouve aucun changement qui exige une détermination dynamique de temps, et par conséquent aucune liaison avec des phénomènes comme avec leurs causes, cet être actif serait dans ses actes indépendant et libre de toute nécessité naturelle, comme celle qui se trouve simplement dans le monde sensible. On dirait de lui très-exactement qu’il commence de lui-même ses effets dans le monde sensible, sans que l’action commence en lui-même, et cela serait vrai sans que les effets dussent pour cela commencer d’eux-mêmes dans le monde sensible, puisqu’ils y sont toujours antérieurement déterminés par des conditions empiriques, mais seulement au moyen du caractère empirique (lequel n’est que la manifestation de l’intelligible 1[55]), et qu’ils ne sont possibles que comme une continuation de la série des causes naturelles. Ainsi la liberté et la nature, chacune dans son sens parfait, se rencontreraient ensemble et sans aucune contradiction dans les mêmes actions, suivant qu’on les rapprocherait de leurs causes intelligibles ou de leurs causes sensibles.


_______________



Éclaircissement de l’idée cosmologique d’une liberté unie à la loi générale de la nécessité naturelle


J’ai trouvé bon d’esquisser d’abord la solution de notre problème transcendental, afin qu’on puisse mieux apercevoir la marche de la raison dans la solution de ce problème. Il faut maintenant décomposer cette solution dans ses divers moments et les examiner chacun en particulier.

Cette loi de la nature, que tout ce qui arrive a une cause, que la causalité de cette cause, c’est-à-dire l’action, la précédant dans le temps et étant en rapport avec un effet qui en est résulté, et ne pouvant pas par conséquent avoir toujours été elle-même, mais devant être arrivée, doit aussi avoir sa cause parmi les phénomènes et en être déterminée, et que par conséquent tous les événements sont déterminés empiriquement dans un ordre naturel, cette loi par laquelle seuls les phénomènes peuvent constituer une nature et fournir les objets d’une expérience, cette loi, dis-je, est une loi de l’entendement dont il n’est permis sons aucun prétexte de s’écarter ou de distraire quelque phénomène, parce qu’autrement on le placerait en dehors de toute expérience possible, pour en faire un pur être de raison et une chimère.

Mais, quoiqu’on n’ait ici en vue qu’une chaîne de causes qui ne souffre pas de totalité absolue dans la régression vers ses conditions, cette difficulté ne nous arrête cependant pas ; car elle a déjà été levée dans le jugement général porté sur l’antinomie où tombe la raison lorsque dans la série des phénomènes elle tend à l’absolu. Si nous nous livrions à l’illusion du réalisme transcendental, il ne resterait ni nature, ni liberté. Ici toute la question est de savoir si, en ne reconnaissant dans la série entière de tous les phénomènes qu’une nécessité naturelle, il est encore possible de regarder cette nécessité, qui n’est en un sens qu’un simple effet naturel, comme étant dans un autre un effet de la liberté, ou s’il y a une contradiction absolue entre ces deux espèces de causalité.

Parmi les causes phénoménales, il ne peut certainement rien y avoir qui commence absolument et de soi-même une série. Chaque action, comme phénomène, en tant qu’elle produit un événement, est elle-même un événement ou un accident, qui présuppose un autre état où il a sa cause ; et ainsi tout ce qui arrive n’est qu’une continuation de la série, et aucun commencement qui se produirait de lui-même n’y est possible. Toutes les actions des causes naturelles dans la succession ne sont donc à leur tour que des effets qui supposent aussi leurs causes dans la série du temps. Il ne faut pas attendre de la liaison causale des phénomènes une action primitive, par laquelle arrive quelque chose qui n’était pas auparavant.

Mais est-il donc aussi nécessaire que, si les effets sont des phénomènes, la causalité de leur cause, laquelle cause est elle-même un phénomène, soit simplement empirique ? Ou plutôt n’est-il pas possible que, quoique chaque effet dans le phénomène veuille absolument être enchaîné à sa cause suivant les lois de la causalité empirique, cette causalité empirique elle-même, sans rompre le moins du monde son union avec les causes naturelles, soit cependant l’effet d’une causalité non empirique, mais intelligible, c’est-à-dire de l’action originaire, par rapport aux phénomènes, d’une cause qui à ce titre n’est pas un phénomène, mais est intelligible quant à cette faculté, bien que, du reste, elle doive être rattachée au monde sensible, comme anneau de la chaîne de la nature.

Nous avons besoin du principe de la causalité des phénomènes entre eux pour pouvoir chercher et fournir aux événements naturels des conditions naturelles, c’est-à-dire des causes phénoménales. Si ce point est accordé et n’est altéré par aucune exception, l’entendement, qui dans son usage empirique ne voit rien que la nature, en quoi il est d’ailleurs parfaitement fondé, a tout ce qu’il peut exiger, et les explications physiques poursuivent leur cours sans interruption. Or ce n’est pas lui faire le moindre tort que d’admettre, ne fît-on en cela qu’une simple fiction, que parmi les causes naturelles il en est aussi qui ont une faculté purement intelligible, en ce sens que ce qui détermine cette faculté à l’action ne repose jamais sur des conditions empiriques, mais sur de purs principes de l’entendement, de telle sorte cependant que l’action phénoménale de cette cause est conforme à toutes les lois de la causalité empirique. En effet de cette manière le sujet agissant, comme causa phænomenon, serait enchaîné à la nature, dans tous ses actes, par un lien indissoluble ; seulement le phænomenon de ce sujet (avec toute sa causalité dans le phénomène) contiendrait certaines conditions qui, si l’on remontait de l’objet empirique à l’objet transcendental, devraient être considérées comme purement intelligibles. En effet lorsque, dans la recherche de ce qui peut être cause parmi les phénomènes, nous ne faisons que suivre la règle de la nature, nous n’avons pas besoin de nous inquiéter de ce qui, dans le sujet transcendental, qui nous est inconnu, doit être conçu comme principe de ces phénomènes et de leur liaison. Ce principe intelligible n’intéresse en aucune manière les questions empiriques ; il ne concerne que la pensée dans l’entendement pur ; et, quoique les effets de cette pensée et de cette action de l’entendement pur se trouvent dans les phénomènes, ceux-ci n’en doivent pas moins pouvoir être parfaitement expliqués par leur cause phénoménale suivant des lois naturelles, puisqu’on en suit le caractère purement empirique comme un principe suprême d’explication, et qu’on laisse entièrement de côté, comme inconnu, le caractère intelligible qui est la cause transcendentale du premier, excepté en tant qu’il nous est indiqué par lui comme par son signe sensible. Appliquons cela à l’expérience. L’homme est un des phénomènes du monde sensible, et à ce titre il est aussi une des causes naturelles dont la causalité doit être soumise à des lois empiriques. Comme tel il doit donc avoir aussi un caractère empirique, ainsi que toutes les autres choses de la nature. Nous remarquons ce caractère par les forces et les facultés qu’il manifeste dans ses effets. Dans la nature inanimée ou purement animale, nous ne trouvons aucune raison de concevoir quelque autre faculté que celles qui sont soumises à des conditions purement sensibles. Mais l’homme, qui ne connaît d’ailleurs toute la nature que par ses sens, se connaît lui-même par une simple aperception, et cela en des actes et des déterminations intérieures qu’il ne peut rapporter à l’impression des sens. Il est sans doute par un côté un phénomène, mais il est aussi par un autre, c’est-à-dire relativement à certaines facultés, un objet purement intelligible, puisque son action ne peut être attribuée à la réceptivité de la sensibilité. Ces facultés, nous les appelons entendement et raison ; la dernière surtout se distingue d’une manière tout à fait particulière de toutes les facultés soumises à des conditions empiriques, puisqu’elle n’examine ses objets que d’après des idées et qu’elle détermine en conséquence l’entendement, lequel fait de ses concepts (même purs) un usage empirique. Or que cette raison soit douée de causalité, ou que du moins nous nous représentions en elle une causalité, c’est ce qui résulte clairement des impératifs que nous donnons pour règles dans l’ordre pratique aux facultés actives. Le devoir 1[56] exprime une espèce de nécessité et de lien avec des principes qui ne se présente point ailleurs dans toute la nature. L’entendement ne peut connaître de celle-ci que ce qui est, a été, ou sera. Il est impossible que quelque chose y doive être autrement qu’il n’est en effet dans tous ces rapports de temps ; et même le devoir, quand on n’a devant les yeux que le cours de la nature, n’a aucune espèce de sens. On ne peut pas plus demander ce qui doit être dans la nature qu’on ne pourrait demander quelles propriétés un cercle doit avoir ; tout ce qu’on peut demander, c’est ce qui arrive dans la nature, ou quelles sont les propriétés du cercle.

Ce devoir exprime une action possible dont le principe n’est autre qu’un pur concept, tandis que le principe d’une action simplement naturelle est toujours nécessairement un phénomène. Or il faut sans doute que l’action soit possible sous des conditions naturelles, quand le devoir s’y applique ; seulement ces conditions naturelles ne concernent pas la détermination de la volonté elle-même, mais son effet et sa conséquence dans le phénomène. Quelque nombreuses que soient les raisons naturelles qui me poussent à vouloir, quelque nombreux que soient les mobiles sensibles, ils ne sauraient produire le devoir, mais seulement un vouloir qui, bien loin d’être nécessaire, est toujours conditionnel, et auquel au contraire le devoir, qui exprime la raison, impose une mesure et un but, même une défense et une autorité. Que l’on suppose un objet de la simple sensibilité (l’agréable), ou même un objet de la raison pure (le bien), la raison ne cède point à un principe qui est donné empiriquement, et elle ne suit pas l’ordre des choses, telles qu’elles se montrent dans le phénomène ; mais elle se crée avec une parfaite spontanéité un ordre propre suivant des idées auxquelles elle adapte les conditions empiriques et d’après lesquelles elle tient pour nécessaires des actions qui ne sont pas arrivées et qui peut-être n’arriveront pas, mais sur lesquelles elle suppose néanmoins qu’elle peut avoir de la causalité ; car autrement elle n’attendrait de ses idées aucun effet dans l’expérience.

Or tenons-nous en là, et admettons au moins comme possible que la raison ait réellement de la causalité par rapport aux phénomènes : il faut, à quelque haut degré qu’elle soit raison, qu’elle montre un caractère empirique, puisque toute cause suppose une règle d’après laquelle certains phénomènes suivent comme effets, et que toute règle exige une uniformité d’effets qui fonde le concept de la cause (comme d’une faculté). Ce rapport, en tant qu’il ressort de simples phénomènes, forme ce que nous pouvons appeler le caractère empirique. Cette faculté et ce caractère sont constants, tandis que les effets, suivant la diversité des conditions qui les accompagnent ou les limitent en partie, apparaissent sous des figures changeantes.

Tout homme a donc un caractère empirique de sa volonté, lequel n’est autre chose qu’une certaine causalité de sa raison, en tant que celle-ci montre dans ses effets phénoménaux 1[57] une règle d’après laquelle on peut inférer la nature et le degré des motifs et des actes de la raison, et juger les principes subjectifs de sa volonté. Puisque ce caractère empirique doit être lui-même, comme effet, tiré des phénomènes et de leur règle, que fournit l’expérience, toutes les actions de l’homme dans le phénomène sont déterminées, suivant l’ordre de la nature, par son caractère empirique et par les autres causes concomitantes ; et, si nous pouvions pénétrer jusqu’au fond tous les phénomènes de sa volonté, il n’y aurait pas une seule action humaine que nous ne pussions prédire avec certitude et dont nous ne pussions reconnaître la nécessité par ses conditions antérieures. Au point de vue de ce caractère empirique, il n’y a donc point de liberté, et ce n’est cependant qu’à ce point de vue que nous pouvons considérer l’homme, quand nous voulons l’observer simplement et scruter physiologiquement, comme cela se pratique dans l’anthropologie, les causes déterminantes de ses actions.

Mais, si nous examinons ces mêmes actions au point de vue de la raison, non pas il est vrai de la raison spéculative, pour en expliquer l’origine, mais de la raison en tant qu’elle est une cause capable de les produire, en un mot si nous les rapprochons de la raison au point de vue pratique, nous trouvons une tout autre règle et un tout autre ordre que celui de la nature. Car alors peut-être tout ce qui est arrivé suivant le cours de la nature, et ce qui était infaillible d’après ses causes empiriques, ne devait-il pas arriver. Or nous trouvons parfois, ou du moins nous croyons trouver que les idées de la raison ont réellement prouvé leur causalité par rapport aux actions de l’homme, considérées comme phénomènes, et qu’elles sont arrivées parce qu’elles étaient déterminées, non par des causes empiriques, mais par des principes de la raison.

Supposez donc que l’on puisse dire que la raison a de la causalité par rapport au phénomène ; son action pourrait-elle être appelée libre, dès qu’elle est très-exactement déterminée et nécessaire dans son caractère empirique (dans la façon de sentir 1[58]) ? Celui-ci est à son tour déterminé dans le caractère intelligible (la façon de penser 1[59]). Or nous ne connaissons pas ce dernier ; nous ne faisons que le désigner par les phénomènes, lesquels, à proprement parler, ne nous font connaître immédiatement que la façon de sentir (le caractère empirique *[60]). Mais l’action, en tant qu’elle doit être attribuée à la façon de penser, comme à sa cause, n’en résulte cependant pas suivant des lois empiriques, c’est-à-dire de telle sorte que les conditions de la raison soient antérieures ; ce sont seulement ses effets dans le phénomène du sens interne qui précédent. La raison pure, comme faculté simplement intelligible, n’est pas soumise à la forme du temps et par conséquent aux conditions de la succession. La causalité de la raison dans le caractère intelligible ne naît pas, ou ne commence pas dans un certain temps à produire un effet. Car autrement elle serait elle-même soumise à la loi naturelle des phénomènes, en tant que cette loi détermine des séries de causes dans le temps, et la causalité serait alors nature et non point liberté. Nous pourrons donc dire : si la raison peut avoir de la causalité par rapport aux phénomènes, c’est qu’elle est une faculté par laquelle commence véritablement la condition sensible d’une série empirique d’effets. Car la condition qui réside dans la raison n’est pas sensible, et par conséquent ne commence pas elle-même. Nous trouvons donc ici ce que nous cherchions en vain dans toutes les séries empiriques : une condition d’une série d’événements successifs qui est elle-même empiriquement inconditionnelle. En effet la condition est ici en dehors de la série des phénomènes (dans l’intelligible), et par conséquent elle n’est soumise à aucune condition sensible et à aucune détermination de temps par des causes antérieures.

Pourtant cette même cause appartient aussi sous un autre rapport à la série des phénomènes. L’homme est lui-même un phénomène. Sa volonté a un caractère empirique, qui est la cause (empirique) de toutes ses actions. Il n’y a pas une des conditions déterminant l’homme d’après ce caractère qui ne soit contenue dans la série des effets naturels et n’appartienne à la loi de ces effets, d’après laquelle on ne trouve aucune causalité empiriquement inconditionnelle de ce qui arrive dans le temps. Aucune action donnée (toute action ne pouvant être perçue que comme phénomène) ne saurait donc commencer d’elle-même absolument. Mais on ne peut dire de la raison que l’état où elle détermine la volonté a été précédé d’un autre état où il était lui-même déterminé. Car la raison n’étant pas elle-même un phénomène et n’étant nullement soumise aux conditions de la sensibilité, il n’y a en elle, même relativement à sa causalité, aucune succession, et par conséquent la loi dynamique de la nature, qui détermine la succession suivant des règles, ne peut s’y appliquer.

La raison est donc la condition permanente de tous les actes volontaires par lesquels l’homme se manifeste. Chacun de ces actes est déterminé dans le caractère empirique de l’homme avant même d’arriver. Mais quant au caractère intelligible, dont le premier n’est que le schème sensible, il n’y a ni avant, ni après, et toute action est, indépendamment du rapport de temps où elle se trouve avec les autres phénomènes, l’effet immédiat du caractère intelligible de la raison pure. Celle-ci agit donc librement, sans être déterminée dynamiquement, dans la chaîne des causes naturelles, par des principes antérieurs, externes ou internes ; et cette liberté ne doit pas être considérée seulement d’une manière négative, comme indépendante des conditions empiriques (car alors la faculté de la raison cesserait d’être une cause de phénomènes), mais on peut aussi la caractériser d’une manière positive, comme une faculté de commencer d’elle-même une série d’événements, de telle sorte qu’en elle-même rien ne commence, mais que, comme condition absolue de tout acte volontaire, elle ne souffre au-dessus d’elle aucune condition antérieure, bien que cependant son effet commence dans la série des phénomènes, sans toutefois y former jamais un commencement absolument premier.

Pour éclaircir le principe régulateur de la raison par un exemple tiré de son usage empirique, je ne dis pas pour le confirmer (car des preuves de ce genre ne sont pas applicables aux affirmations transcendentales), que l’on prenne un acte volontaire, par exemple un mensonge méchant par lequel un homme a introduit un certain désordre dans la société ; qu’on en recherche d’abord les causes déterminantes, et que l’on juge ensuite comment il lui peut être imputé avec toutes ses conséquences. Sous le premier point de vue on pénètre le caractère empirique de cet homme jusque dans ses sources, soit qu’on les découvre dans une mauvaise éducation, dans une détestable société, en partie aussi dans la méchanceté d’un naturel insensible à la honte, ou qu’on les rejette sur le compte de la légèreté et de l’irréflexion, sans perdre de vue les circonstances occasionnelles qui ont pu agir à leur tour. Dans tout cela on procède comme on le fait en général dans la recherche de la série des causes déterminantes d’un effet naturel donné. Or, bien que l’on croie que l’action a été déterminée par là, on n’en blâme pas moins l’auteur, et cela non pas à cause de son mauvais naturel, non pas à cause des circonstances qui ont influé sur lui, non pas même à cause de sa conduite antérieure, car on suppose que l’on peut laisser tout à fait de côté ce qu’a été cette conduite, regarder la série des conditions écoulées comme non avenue, et cette action comme entièrement indépendante de l’état antérieur, comme si l’auteur avait par là commencé absolument, de lui-même une série d’effets. Ce blâme se fonde sur une loi de la raison, où l’on regarde celle-ci comme une cause qui a pu et dû déterminer la conduite de l’homme, indépendamment de toutes les conditions empiriques indiquées. Et l’on n’envisage point la causalité de la raison comme concomitante, mais comme complète par elle-même, quand même les mobiles sensibles ne lui seraient pas favorables, mais contraires ; l’action est attribuée au caractère intelligible de l’auteur : il se rend coupable au moment où il ment ; par conséquent, malgré toutes les conditions empiriques de l’action, la raison était entièrement libre, et cet acte doit être absolument imputé à sa négligence.

On voit aisément par ce jugement d’imputabilité qu’en le formant on a dans la pensée que la raison n’est nullement affectée par toute cette sensibilité, qu’elle ne se modifie pas (bien que ses phénomènes, c’est-à-dire la manière dont elle se manifeste dans ses effets, soient variables), qu’il n’y a point en elle d’état antérieur qui détermine le suivant, que par conséquent elle n’appartient point à la série des conditions sensibles qui rendent les phénomènes nécessaires suivant des lois naturelles. Elle est, cette raison, identiquement présente à toutes les actions de l’homme dans toutes les circonstances du temps, mais elle n’est point elle-même dans le temps, et elle ne tombe pas dans un nouvel état où elle n’aurait pas été auparavant ; elle est, par rapport à tout état nouveau, déterminante, mais non déterminable. On ne peut donc pas demander pourquoi la raison ne s’est pas déterminée autrement, mais seulement pourquoi par sa causalité elle n’a pas autrement déterminé les phénomènes. Or il n’y a pas à cela de réponse possible. En effet un autre caractère intelligible aurait donné un autre caractère empirique, et quand nous disons que, malgré toute sa conduite antérieure, le menteur aurait pu s’abstenir du mensonge, cela signifie simplement que le mensonge est immédiatement au pouvoir de la raison, que la raison dans sa causalité n’est nullement soumise aux conditions du phénomène et du cours du temps, et que, si la différence de temps constitue une différence capitale entre les phénomènes, attendu que ceux-ci ne sont pas des choses en soi, ni par conséquent des causes en soi, elle n’en peut former aucune entre les actions par rapport à la raison.

Nous ne pouvons donc, quand il s’agit de juger les actions libres, que remonter, par rapport à leur causalité, jusqu’aux causes intelligibles, mais non pas au delà. Nous pouvons reconnaître qu’elles peuvent être déterminées librement, c’est-à-dire indépendamment de la sensibilité, et que, de cette manière, elles peuvent former pour les phénomènes une condition inconditionnelle au point de vue sensible ; mais pourquoi le caractère intelligible donne-t-il précisément ces phénomènes et ce caractère empirique dans les circonstances présentes ? C’est là une question dont la réponse dépasse de beaucoup toute la puissance de notre raison et son droit même d’élever de simples questions. C’est comme si l’on demandait pourquoi l’objet transcendental de notre intuition sensible extérieure ne donne justement que l’intuition dans l’espace et pas une autre. Mais le problème que nous avons à résoudre ne nous oblige pas du tout à répondre à cette question ; car il s’agissait seulement de savoir si la liberté répugne à la nécessité naturelle dans une seule et même action : et nous avons suffisamment répondu à cette question en montrant que, comme dans celle-là il peut y avoir une relation à une tout autre espèce de conditions que dans celle-ci, la loi de la dernière n’affecte pas la première, et que par conséquent toutes deux peuvent avoir lieu indépendamment l’une de l’autre et sans être troublées l’une par l’autre.


_______________


Il faut bien remarquer que nous n’avons point voulu par là démontrer la réalité de la liberté, comme de l’une des facultés qui contiennent la cause des phénomènes de notre monde sensible. En effet, outre que cela n’eût point été une considération transcendentale, ce genre de considérations n’ayant affaire qu’à des concepts, cela n’eût pu d’ailleurs réussir, puisque de l’expérience nous ne saurions jamais conclure à quelque chose qui ne doit pas être conçu d’après les lois de l’expérience. Bien plus, nous n’avons pas même voulu démontrer la possibilité de la liberté ; car cela n’aurait pas réussi non plus, puisqu’en général nous ne pouvons connaître par de simples concepts à priori la possibilité d’aucun principe réel et d’aucune causalité. La liberté n’est ici traitée que comme une idée transcendentale par laquelle la raison pense commencer absolument la série des conditions dans le phénomène par quelque chose d’inconditionnel au point de vue sensible, en quoi elle s’engage dans une antinomie avec les lois qu’elle prescrit elle-même à l’usage empirique de l’entendement. Or la seule chose que nous pussions faire était de montrer que cette antinomie repose sur une simple apparence, et que la nature n’est pas du moins en contradiction avec la causalité libre ; c’était aussi la seule chose qui nous importât.


_____________


IV


Solution de l’idée cosmologique de la totalité de la dépendance des phénomènes quant à leur existence en général.


Dans le numéro précédent nous avons considéré les changements du monde sensible dans leur série dynamique, où chacun est soumis à un autre comme à sa cause. A présent cette série d’états nous sert seulement de guide pour parvenir à une existence qui puisse être la condition suprême de tout ce qui est changeant, je veux dire à l’être nécessaire. Il ne s’agit pas ici de la causalité absolue, mais de l’existence absolue de la substance même. La série que nous avons maintenant en vue n’est donc proprement qu’une série de concepts, et non une série d’intuitions dont l’une est la condition de l’autre.

On voit aisément que, comme tout est changeant dans l’ensemble des phénomènes, et que par conséquent tout est conditionnel dans l’existence, il ne peut y avoir nulle part dans la série de l’existence dépendante un membre inconditionnel dont l’existence serait absolument nécessaire, et que par conséquent, si les phénomènes étaient des choses en soi, et que par là même leur condition appartînt toujours, avec le conditionnel, à une seule et même série d’intuitions, il ne pourrait jamais y avoir place pour un être nécessaire, comme condition de l’existence des phénomènes du monde sensible.

Mais la régression dynamique se distingue de la régression mathématique en ce que, celle-ci n’ayant affaire qu’à la composition des parties en un tout ou à la décomposition d’un tout en ses parties, les conditions de cette série doivent toujours être considérées comme des parties de la série, par conséquent comme homogènes, par conséquent encore comme des phénomènes, tandis que, celle-là ne s’occupant point de la possibilité d’un tout absolu formé de parties données ou de celle d’une partie absolue ramenée à un tout donné, mais de la dérivation qui fait sortir un état de sa cause, ou l’existence contingente de la substance même de l’existence nécessaire, la condition, ne doit pas nécessairement former avec le conditionnel une série empirique.

Il nous reste donc une issue ouverte, dans l’antinomie apparente qui s’offre à nous, puisque les deux thèses contradictoires peuvent être vraies en même temps dans des sens différents, de telle sorte que toutes les choses du monde soient entièrement contingentes et par conséquent n’aient toujours qu’une existence empiriquement conditionnelle, et qu’il y ait pourtant aussi pour toute la série une condition non empirique, c’est-à-dire un être absolument nécessaire. Celui-ci en effet, en tant que condition intelligible, n’appartiendrait pas à la série comme membre de cette série (pas même comme en étant le membre le plus élevé), et il ne rendrait non plus aucun membre de la série empiriquement inconditionnel, mais il laisserait le monde sensible tout entier conserver son existence empiriquement conditionnelle à travers tous ses membres. Cette manière de donner pour principe aux phénomènes une existence inconditionnelle se distinguerait donc de la causalité empiriquement inconditionnelle (de la liberté) dont il était question dans l’article précédent, en ce que dans la liberté la chose elle-même faisait partie, comme cause (substantia phænomenon), de la série des conditions et que sa causalité seule était conçue comme intelligible, tandis qu’ici l’être nécessaire devrait être conçu tout à fait en dehors de la série du monde sensible (comme ens extramundanum) et d’une manière purement intelligible, ce qui seul peut l’empêcher d’être lui-même soumis à la loi de la contingence et de la dépendance qui régit tous les phénomènes.

Le principe régulateur de la raison est donc, relativement à notre problème, que tout dans le monde sensible a une existence empiriquement conditionnelle, et qu’il n’y a nulle part en lui, par rapport à aucune propriété, une nécessité inconditionnelle, qu’il n’existe aucun membre de la série des conditions dont on ne doive toujours attendre et, aussi loin qu’on le peut, chercher la condition empirique dans une expérience possible, et que rien ne nous autorise à dériver une existence quelconque d’une condition placée en dehors de la série empirique, ou à la tenir dans la série même pour absolument indépendante et subsistant par elle-même, mais sans nier pour cela que toute la série puisse avoir son fondement dans quelque être intelligible (qui soit ainsi libre de toute condition empirique et contienne au contraire le principe de la possibilité de tous les phénomènes).

On ne songe nullement en cela à démontrer l’existence absolument nécessaire d’un être, ni même à fonder la possibilité d’une condition purement intelligible de l’existence des phénomènes du monde sensible, mais seulement, tout en limitant la raison de telle sorte qu’elle ne perde pas le fil des conditions empiriques et qu’elle ne s’égare pas en des principes d’explication transcendants et qui ne seraient susceptibles d’aucune représentation in concreto, à restreindre aussi, d’un autre côté, la loi de l’usage purement empirique de l’entendement, de manière à l’empêcher de décider de la possibilité des choses en général et de tenir l’intelligible pour impossible, bien qu’il n’y ait pas lieu de s’en servir pour l’explication des phénomènes. Tout ce que l’on veut montrer par là, c’est donc que la contingence universelle de toutes les choses de la nature et de toutes leurs conditions (empiriques) peut très-bien s’accorder avec la supposition arbitraire d’une condition nécessaire, quoique purement intelligible, que par conséquent il n’y a point de véritable contradiction entre ces assertions, mais qu’elles peuvent être vraies toutes deux. Un être intelligible de ce genre, un être absolument nécessaire fût-il impossible en soi, c’est du moins ce que l’on ne saurait conclure de la contingence universelle et de la dépendance de tout ce qui appartient au monde sensible, non plus que du principe qui veut qu’on ne s’arrête à aucun membre de ce monde, en tant qu’il est contingent, et qu’on en appelle à une cause hors du monde. La raison suit son chemin dans l’usage empirique et son chemin particulier dans l’usage transcendental.

Le monde sensible ne contient que des phénomènes, et ceux-ci sont de simples représentations qui à leur tour sont toujours soumises à des conditions sensibles ; et, comme ici nous n’avons jamais pour objets des choses en soi, il n’y a point à s’étonner que nous ne soyons jamais fondés à sauter d’un membre des séries empiriques, quel qu’il soit, hors de l’enchaînement des choses sensibles, comme si elles étaient des choses en soi qui existassent en dehors de leur principe transcendental et que l’on pût abandonner pour chercher hors d’elles la cause de leur existence. C’est ce qui finirait certainement par arriver dans les choses contingentes, mais non dans de simples représentations de choses dont la contingence même n’est qu’un phénomène et ne saurait conduire à aucune autre régression qu’à celle qui détermine les phénomènes, c’est-à-dire qui est empirique. Mais il n’est contraire ni à la régression empirique illimitée de la série des phénomènes, ni à leur contingence universelle de concevoir un principe intelligible des phénomènes, c’est-à-dire du monde sensible. Mais aussi est-ce la seule chose que nous puissions faire pour lever l’antinomie apparente : et elle ne peut se faire que de cette façon. En effet, si chaque condition pour chaque conditionnel (quant à l’existence) est sensible et par là fait partie de la série, elle est elle-même à son tour conditionnelle (comme le démontre l’antithèse de la quatrième antinomie). Il fallait donc ou bien laisser subsister le conflit avec la raison, laquelle exige l’inconditionnel, ou bien placer celui-ci en dehors de la série dans l’intelligible, dont la nécessité n’exige ni ne souffre aucune condition empirique, et qui est ainsi, par rapport aux phénomènes, inconditionnellement nécessaire.

L’usage empirique de la raison (relativement aux conditions de l’existence dans le monde sensible) n’est point affecté par ce fait que l’on accorderait un être purement intelligible, mais il va toujours, suivant le principe de la contingence universelle, de conditions empiriques à des conditions plus élevées, qui sont à leur tour également empiriques. Mais aussi ce principe régulateur n’exclut-il pas davantage l’admission d’une cause intelligible qui ne soit pas dans la série, quand il s’agit de l’usage pur de la raison (par rapport aux fins). En effet cette cause ne signifie que le principe, pour nous purement transcendental et inconnu, de la possibilité de la série sensible en général ; et l’existence de ce principe, indépendante de toutes les conditions de cette série et, relativement à elle, absolument nécessaire, n’est point du tout contraire à leur contingence illimitée, ni par conséquent à la régression infinie de la série des conditions empiriques.


__________







Remarque finale sur toute l’antinomie de la raison pure


Tant que nos concepts rationnels n’ont pour objet que la totalité des conditions du monde sensible et ce qui peut par rapport à ce monde tourner au profit de la raison, nos idées sont à la vérité transcendentales, mais cosmologiques. Mais, dès que nous plaçons l’absolu (dont pourtant il s’agit proprement) dans ce qui est tout à fait en dehors du monde sensible, par conséquent en dehors de toute expérience possible, les idées deviennent alors transcendantes ; elles ne servent pas seulement à l’accomplissement de l’usage empirique de la raison (usage qui reste toujours une idée qu’on ne saurait jamais réalise mais qu’il faut toujours poursuivre), mais elles s’en séparent entièrement, et se transforment en objets dont la matière n’est point tirée de l’expérience, et dont la réalité objective ne repose pas non plus sur l’accomplissement de la série empirique, mais sur des concepts purs à priori. Ces sortes d’idées transcendantes ont un objet purement intelligible, qu’il est sans doute permis d’accorder comme un objet transcendental, tout à fait inconnu d’ailleurs, mais que nous n’avons aucune raison ni aucun droit d’admettre, en le concevant comme une chose déterminable par ses prédicats distinctifs et essentiels, et qui par conséquent n’est qu’un être de raison. Pourtant, parmi toutes les idées cosmologiques, celle qui a occasionné la quatrième antinomie, nous pousse à risquer ce pas. En effet l’existence des phénomènes, qui n’est nullement fondée en soi-même, mais qui est toujours conditionnelle, nous engage à chercher quelque chose de distinct de tous les phénomènes, par conséquent un objet intelligible en qui cesse cette contingence. Puis quand une fois nous avons pris la liberté d’admettre, hors du champ de la sensibilité, une réalité existant par elle-même, et de considérer les phénomènes comme de simples modes contingents de représentation d’objets intelligibles, d’êtres qui sont eux-mêmes des intelligences, il ne nous reste plus autre chose que l’analogie, suivant laquelle nous employons les concepts de l’expérience pour nous faire quelque concept des choses intelligibles, dont nous n’avons pas en soi la moindre connaissance. Mais, comme nous n’apprenons à connaître le contingent que par l’expérience, tandis qu’il est ici question de choses qui ne sauraient être des objets d’expérience, nous devrons en dériver la connaissance de ce qui est nécessaire en soi ; de purs concepts des choses en général. Le premier pas que nous faisons en dehors du monde sensible nous oblige donc à commencer nos nouvelles connaissances par la recherche de l’être absolument nécessaire, et à dériver des concepts de cet être ceux de toutes les choses, en tant qu’elles sont purement intelligibles ; c’est là l’essai que nous ferons dans le chapitre suivant.




________






CHAPITRE III


Idéal de la raison pure


PREMIÈRE SECTION


De l’idéal en général


Nous avons vu plus haut que les concepts purs de l’entendement, sans les conditions de la sensibilité, ne peuvent nous représenter absolument aucun objet, puisque les conditions de la réalité objective de ces concepts leur manquent alors, et qu’on n’y trouve plus autre chose que la simple forme de la pensée. On peut du moins les exhiber in concreto, en les appliquant à des phénomènes ; car ils y trouvent proprement la matière qui en fait des concepts d’expérience, lesquels ne sont rien que des concepts de l’entendement in concreto. Mais les idées sont encore plus éloignées de la réalité objective que les catégories ; car on ne saurait trouver un phénomène où elles puissent être représentées in concreto. Elles contiennent une certaine perfection à laquelle n’atteint aucune connaissance empirique possible, et la raison n’y voit qu’une unité systématique dont elle cherche à rapprocher l’unité empirique possible, mais sans pouvoir jamais l’atteindre.

Ce que j’appelle idéal paraît être encore plus éloigné de la réalité objective que l’idée, et par là j’entends l’idée non-seulement in concreto, mais in individuo, c’est-à-dire l’idée d’une chose individuelle qu’elle seule peut déterminer ou qu’elle détermine en effet.

L’idée de l’humanité dans toute sa perfection ne contient pas seulement celle de toutes les qualités qui appartiennent essentiellement à notre nature et constituent le concept que nous en avons, poussées au point de concorder parfaitement avec leurs fins, ce qui serait notre idée de l’humanité parfaite ; mais elle implique aussi tout ce qui, outre ce concept, appartient à la détermination complète de l’idée ; car de tous les prédicats opposés il n’y en a qu’un seul qui puisse convenir à l’idée de l’homme parlait. Ce qui pour nous est un idéal était pour Platon une idée de l’entendement divin, un objet individuel dans la pure intuition de cet entendement, la perfection de chaque espèce d’êtres possibles, le prototype de toutes les copies dans le monde des phénomènes.

Sans nous élever si haut, nous devons avouer que la raison humaine ne contient pas seulement des idées, mais des idéaux, qui n’ont pas, il est vrai, comme ceux de Platon, une vertu créatrice, mais qui ont (comme principes régulateurs) une vertu pratique, et servent de fondement à la possibilité de la perfection de certains actes. Les concepts moraux ne sont pas tout à fait de purs concepts rationnels, puisqu’ils ont pour fondement quelque chose d’empirique (plaisir ou peine). Mais, en les envisageant du côté du principe par lequel la raison met des bornes à la liberté, qui elle-même est sans lois, (par conséquent en ne considérant que leur forme) on peut très-bien les donner comme exemples de concepts rationnels. La vertu et, avec elle, la sagesse humaine, dans toute leur pureté, sont des idées. Mais le sage (des stoïciens) est un idéal, c’est-à-dire un homme qui n’existe que dans la pensée, mais qui concorde parfaitement avec l’idée de la sagesse. De même que l’idée donne la règle, l’idéal en pareil cas sert de prototype pour la complète détermination de la copie, et nous n’avons pas d’autre mesure de nos actions que la conduite de cet homme divin que nous trouvons dans notre pensée, avec lequel nous nous comparons ; et d’après lequel nous nous jugeons et nous corrigeons, mais sans jamais pouvoir atteindre sa perfection. Bien qu’on ne puisse attribuer à ces idéaux une réalité objective (une existence), on ne doit pas cependant les regarder comme de pures chimères ; mais ils fournissent à la raison une mesure indispensable : la raison en effet a besoin du concept de ce qui est absolument parfait dans son espèce, afin de pouvoir estimer et mesurer en conséquence le degré et le défaut de ce qui est imparfait. Mais vouloir réaliser l’idéal dans un exemple, c’est-à-dire dans le phénomène, comme le sage dans un roman, c’est ce qui est impraticable et paraît en outre peu sensé et peu édifiant, puisque les bornes naturelles, en dérogeant continuellement à la perfection idéale, rendent toute illusion impossible dans une pareille tentative, et par là nous conduisent à regarder comme suspecte et comme imaginaire le bien même qui est dans l’idée.

Voilà ce qui est vrai de l’idéal de la raison, lequel doit toujours reposer sur des concepts déterminés, et servir de règle et de type, soit pour l’action, soit pour le jugement. Il en est tout autrement des créations de l’imagination, dont personne ne peut donner aucune explication ni aucune notion intelligible, et qui sont comme des monogrammes, composés de traits isolés, bien que déterminés d’après une prétendue règle, et formant plutôt en quelque sorte un dessin flottant au milieu d’expériences diverses qu’une image arrêtée. Telles sont celles que les peintres et les physionomistes prétendent avoir dans l’esprit, et qui doivent être comme les ombres de leurs productions ou même de leurs jugements, mais des ombres qu’ils ne sauraient communiquer. On peut les nommer, quoique improprement, des idéaux de la sensibilité, parce qu’ils doivent être le modèle inimitable d’intuitions empiriques possibles, sans fournir cependant aucune règle susceptible de définition et d’examen.

La raison avec son idéal a au contraire pour but une complète détermination fondée sur des règles à priori ; aussi conçoit-elle un objet qui doit être complètement déterminable d’après des principes, bien que l’expérience n’offre pas à cet égard de conditions suffisantes et que par conséquent le concept même soit transcendant.


__________________


DEUXIÈME SECTION


De l’idéal transcendental (Prototypon transcendentale)


Tout concept, par rapport à ce qui n’est pas contenu en lui, est indéterminé et soumis à ce principe de déterminabilité, à savoir que, de deux prédicats contradictoirement opposés, un seul peut lui convenir, principe qui lui-même repose sur le principe de contradiction, et par conséquent est un principe purement logique, faisant abstraction de toute matière de la connaissance pour n’en considérer que la forme logique.

Mais toute chose, quant à sa possibilité, est soumise encore au principe de la détermination complète 1[61], qui veut que, de tous les prédicats possibles des choses, en tant qu’ils sont comparés à leurs contraires, il y en ait un qui lui convienne. Cela ne repose plus seulement sur le principe de contradiction ; car, outre le rapport de deux prédicats contradictoires ; on considère encore chaque chose dans son rapport avec toute la possibilité, conçue comme l’ensemble de tous les prédicats des choses en général, et, en supposant cette possibilité comme condition à priori, on se représente chaque chose comme si elle dérivait sa propre possibilité de la part qu’elle a dans cette possibilité totale *[62]. Le principe de la détermination complète concerne donc le contenu et non pas seulement la forme logique. Il est le principe de la synthèse de tous les prédicats qui doivent former la notion parfaite d’une chose, et non pas seulement celui de la représentation analytique qui a lieu au moyen de l’un des deux prédicats opposés, et il renferme une supposition transcendentale, celle de la matière de toute possibilité, laquelle doit contenir à priori les données nécessaires à la possibilité particulière de chaque chose.

Cette proposition : toute chose existante est complètement déterminée, signifie que, non-seulement de chaque couple donné de prédicats opposés l’un à l’autre, mais aussi de tous les prédicats possibles il y en a toujours un qui lui convient ; elle n’implique pas seulement une comparaison logique entre des prédicats, mais une comparaison transcendentale entre la chose même et l’ensemble de tous les prédicats possibles. Elle revient à dire que, pour connaître parfaitement une chose, il faut connaître tout le possible et la déterminer par là, soit affirmativement, soit négativement. La détermination complète est donc un concept que nous ne pouvons jamais représenter in concreto dans sa totalité, et par conséquent elle se fonde sur une idée qui a uniquement son siège dans la raison, laquelle prescrit à l’entendement la règle de son parfait usage.

Or, bien que cette idée de l’ensemble de toute possibilité, en tant qu’il est pris pour fondement comme condition de la détermination complète de chaque chose, bien, dis-je, que cette idée soit elle-même indéterminée relativement aux prédicats qui constituent cet ensemble, et que par là nous ne pensions rien de plus qu’un ensemble de tous les prédicats possibles en général, nous trouvons, en y regardant de plus près, que cette idée, comme concept primitif, exclut une foule de prédicats qui sont déjà donnés par d’autres comme dérivés ou qui ne peuvent exister ensemble, qu’elle s’épure jusqu’à devenir un concept complètement déterminé à priori, et qu’elle devient ainsi le concept d’un objet individuel qui est complètement déterminé par la seule idée et qui par conséquent peut être appelé un idéal de la raison pure.

Si nous examinons tous les prédicats possibles, non pas au point de vue logique, mais au point de vue transcendental, c’est-à-dire quant à leur contenu, nous trouvons que par quelques-uns d’entr’eux un être est représenté, et par d’autres un simple non-être. La négation logique, qui est simplement désignée par le petit mot non, ne s’applique jamais proprement à un concept, mais seulement au rapport d’un concept à un autre dans le jugement, et par conséquent elle est bien loin de suffire pour désigner un concept par rapport à son contenu. L’expression non-mortel ne peut faire connaître qu’un simple non-être est représenté par là dans l’objet, mais elle laisse de côté toute matière. Une négation transcendentale au contraire signifie le non-être en soi, auquel est opposée l’affirmation transcendentale, laquelle est quelque chose dont le concept en soi exprime déjà un être et par conséquent s’appelle réalité 1[63], parce que c’est par elle seule que les objets sont quelque chose (des choses) et cela dans toute l’étendue de sa sphère, tandis que la négation opposée désigne simplement un manque, et que là où elle est simplement conçue, on se représente toute chose comme supprimée.

Or personne ne peut concevoir une négation d’une manière déterminée sans prendre pour fondement l’affirmation opposée. L’aveugle-né ne peut se faire la moindre représentation de l’obscurité, parce qu’il n’en a aucune de la lumière ; le sauvage ne peut avoir aucune idée de la misère, parce qu’il ne connaît pas l’opulence. L’ignorant n’a aucune idée de son ignorance, parce qu’il n’en a aucune de la science *[64], etc. Tous les concepts des négations sont donc dérivés, et les réalités contiennent les données et pour ainsi dire la matière, ou le contenu transcendental de la possibilité et de la complète détermination de toutes choses.

Si donc la complète détermination a pour fondement, dans notre raison, un substratum transcendental qui contienne en quelque sorte toute la provision de matière d’où peuvent être tirés tous les prédicats possibles des choses, ce substratum n’est autre chose que l’idée d’un tout de la réalité (omnitudo realitatis). Toutes les véritables négations ne sont donc que des limites, et l’on ne pourrait les désigner ainsi si l’on ne prenait pour base l’illimité (le tout).

Mais c’est aussi par cette entière possession 1[65] de la réalité que le concept d’une chose en soi est représenté comme complètement déterminé, et le concept d’un ens realissimum est celui d’un être individuel, puisque de tous les prédicats opposés possibles, un seul entre dans sa détermination, celui qui appartient absolument à l’être. C’est donc un idéal transcendental qui sert de fondement à la complète détermination nécessairement inhérente à tout ce qui existe, et qui constitue la suprême et parfaite condition matérielle de sa possibilité, la condition à laquelle doit être ramenée toute pensée des objets en général au point de vue de leur contenu. Mais c’est aussi proprement le seul idéal dont la raison humaine soit capable, puisque c’est uniquement dans ce cas qu’un concept universel en soi d’une chose est complètement déterminé par lui-même et qu’il est connu comme la représentation d’un individu.

La détermination logique d’un concept par la raison repose sur un raisonnement disjonctif dont la majeure contient une division logique (la division de la sphère d’un concept général), la mineure limite cette sphère à une partie, et la conclusion détermine le concept par cette partie. Le concept universel d’une réalité en général ne peut pas être divisé à priori, puisque sans l’expérience on ne connaît aucune espèce déterminée de réalité qui soit comprise sous ce genre. La majeure transcendentale de la détermination complète de toutes choses n’est donc que la représentation de l’ensemble de toute réalité ; par conséquent elle n’est pas seulement un concept qui comprenne sous lui, mais en lui tous les prédicats quant à leur contenu transcendental, et la détermination complète de chaque chose repose sur la limitation, de ce tout de la réalité, puisque quelque partie de la réalité est attribuée à la chose, mais que le reste en est exclu, ce qui s’accorde avec le ou répété de la majeure disjonctive et la détermination de l’objet par un des membres de cette division dans la mineure. L’usage par lequel la raison donne l’idéal transcendental pour fondement à sa détermination de toutes les choses possibles est donc analogue à celui d’après lequel elle procède dans les raisonnements disjonctifs, ce qui est le principe que j’ai pris plus haut pour base dans la division systématique de toutes les idées transcendentales, et suivant lequel elles sont produites d’une manière parallèle et correspondante aux trois espèces de raisonnements.

Il est évident de soi que, pour atteindre ce but, c’est-à-dire pour se représenter simplement la détermination nécessaire et complète des choses, la raison ne présuppose pas l’existence d’un être conforme à l’idéal, mais seulement l’idée de cet être, et qu’elle n’a besoin que de cette idée pour dériver d’une totalité inconditionnelle de la détermination complète la détermination conditionnelle, c’est-à-dire la détermination du limité. L’idéal est donc pour elle le prototype (prototypon) de toutes les choses, qui, comme des copies défectueuses (ectypa), en tirent la matière de leur possibilité, et qui, en s’en rapprochant plus ou moins, en restent toujours infiniment éloignées.

Toute possibilité des choses (de la synthèse de leurs éléments divers quant à leur contenu) est donc considérée comme dérivée, et seule celle de ce qui renferme en soi toute réalité est regardée comme originaire. En effet toutes les négations (qui sont pourtant les seuls prédicats par lesquels tout ce qui n’est pas l’être réel par excellence se distingue de lui), sont de simples limitations d’une réalité supérieure et enfin de la plus haute réalité, et par conséquent elles la présupposent et en dérivent quant à leur contenu. Toutes les choses diverses ne sont donc que des manières également diverses de limiter le concept de la suprême réalité, qui est leur substratum commun, de même que toutes les figures ne sont que des manières diverses de limiter l’espace infini. C’est pourquoi leur objet idéal, qui ne réside que dans la raison, s’appelle aussi l’être originaire (ens originarium) ; en tant qu’il n’y en a aucun au-dessus de lui, l’être suprême (ens summum) ; et, en tant que tout lui est subordonné comme conditionnel, l’être des êtres (ens entium). Mais toutes ces expressions ne désignent point le rapport objectif d’un objet réel aux autres choses ; elles ne désignent que le rapport de l’idée à des concepts, et nous laissent dans une complète ignorance touchant l’existence d’un être d’une supériorité si éminente.

Comme on ne peut pas dire non plus qu’un être originaire se compose de plusieurs êtres dérivés, puisque chacun d’eux le présuppose et par conséquent ne saurait le constituer, l’idéal de l’être originaire doit être aussi conçu comme simple.

Dériver de cet être originaire toute autre possibilité n’est donc pas non plus, à parler exactement, limiter sa suprême réalité et en quelque sorte la partager ; car alors l’être originaire ne serait plus considéré que comme un simple agrégat d’êtres dérivés, ce qui, d’après ce qui vient d’être dit, est impossible, quoique nous ayons d’abord présenté ainsi la chose dans une première et grossière esquisse. La suprême réalité servirait plutôt de fondement à la possibilité de toutes choses comme principe que comme ensemble, et leur diversité ne reposerait pas sur la limitation même de l’être originaire, mais sur son parfait développement, dont ferait aussi partie toute notre sensibilité, avec toute réalité phénoménale, sans pour cela appartenir comme ingrédient à l’idée de l’être suprême.

Si nous poursuivons plus avant cette idée, en en faisant une hypostase 1[66], nous pourrons déterminer l’être premier par le seul concept de la réalité suprême comme un être unique, simple, suffisant à tout, éternel, etc. ; en un mot, nous pourrons le déterminer dans son absolue perfection par tous ses prédicats. Le concept d’un tel être est celui de Dieu conçu dans le sens transcendental, et c’est ainsi que l’idéal de la raison pure est l’objet d’une théologie transcendentale, comme je l’ai indiqué plus haut.

Cependant cet usage de l’idée transcendentale dépasserait déjà les bornes de sa destination et de son admissibilité. La raison, en effet, en la donnant pour fondement à la détermination complète des choses en général, ne la pose que comme le concept de toute réalité, sans demander que toute cette réalité soit donnée objectivement et constitue elle-même une chose. Cette chose est une pure fiction 1[67] par laquelle nous rassemblons et réalisons dans un idéal, comme dans un être particulier, la diversité de nos idées, sans avoir même le droit d’admettre la possibilité d’une pareille hypothèse. Il en est de même de toutes les conséquences qui découlent de cet idéal : elles ne concernent en rien la complète détermination des choses en général, laquelle n’a besoin que de l’idée seule, et elles n’ont pas sur elle la moindre influence.

Il ne suffit pas de décrire le procédé de notre raison et sa dialectique ; il faut encore chercher à en découvrir les sources, afin de pouvoir expliquer cette apparence même comme un phénomène de l’entendement ; car l’idéal dont nous parlons n’est pas fondé sur une idée simplement arbitraire, mais sur une idée naturelle. Je demande donc comment la raison arrive à regarder toute possibilité des choses comme dérivée d’une seule possibilité qui leur sert de fondement, c’est-à-dire de celle de la réalité suprême, et à présupposer celle-ci comme renfermée dans un premier être particulier.

La réponse à cette question ressort par elle-même des développements de l’analytique transcendentale. La possibilité des objets des sens est un rapport de ces objets à notre pensée où quelque chose (à savoir la forme empirique) peut être conçu à priori, mais où ce qui constitue la matière, la réalité dans le phénomène (ce qui correspond à la sensation), doit être donné, sans quoi il ne pourrait pas même être conçu et par conséquent sa possibilité ne pourrait être représentée. Or un objet des sens ne peut être complètement déterminé que quand il est comparé à tous les prédicats du phénomène, et qu’il est représenté au moyen de ces prédicats d’une manière affirmative ou négative. Mais, comme ce qui constitue la chose même (dans le phénomène), par conséquent le réel, doit être donné, sans quoi il ne pourrait pas même être conçu, et que ce en quoi le réel de tout phénomène est donné, est l’expérience unique et comprenant tout, la matière de la possibilité de tous les objets des sens doit être présupposée comme donnée dans un ensemble, dont la limitation seule peut servir de fondement à toute possibilité d’objets empiriques, à leur différence entre eux et à leur complète détermination. Or, si dans le fait il n’y a que les objets des sens qui puissent nous être donnés, et s’ils ne peuvent l’être que dans le contexte d’une expérience possible, il suit que rien n’est objet pour nous sans supposer l’ensemble de toute réalité empirique comme condition de sa possibilité. Mais, par une illusion naturelle, nous étendons à toutes les choses en général un principe qui n’a proprement de valeur que relativement à celles qui sont données comme objets de nos sens. Le principe empirique de nos concepts de la possibilité des choses comme phénomènes devient ainsi pour nous, par le retranchement de cette restriction, un principe transcendental de la possibilité des choses en général.

Que si, en outre, nous hypostasions cette idée de l’ensemble de toute réalité, c’est que nous transformons dialectiquement l’unité distributive de l’usage expérimental de l’entendement en unité collective d’un tout d’expérience, et que, dans ce tout du phénomène nous concevons une chose individuelle, qui contient en soi toute réalité empirique, et qui, au moyen de la subreption transcendentale dont je viens de parler, se transforme en concept d’une chose placée au sommet de la possibilité de toutes les choses, qui trouvent en elle les conditions réelles de leur complète détermination *[68].


___________________







TROISIÈME SECTION


Des preuves de la raison spéculative en faveur de l’existence d’un être suprême


Malgré le pressant besoin qu’a la raison de supposer quelque chose qui puisse complètement servir de principe à l’entendement pour l’entière détermination de· ses concepts, elle remarquerait trop aisément ce qu’il y a d’idéal et de purement fictif dans une telle supposition pour se trouver persuadée par cela seul de la nécessité d’admettre aussitôt comme un être réel une simple création de sa pensée, si elle n’était pas poussée par un autre endroit à chercher quelque part son repos dans la régression du conditionnel donné vers l’inconditionnel, lequel à la vérité n’est pas en soi et dans son simple concept donné comme réel, mais peut seul accomplir la série des conditions ramenées à leurs principes. Telle est la marche naturelle que suit chaque raison humaine, même la plus vulgaire, quoique toutes n’y restent pas. Elle ne commence pas par des concepts, mais par l’expérience commune, et elle prend ainsi pour fondement quelque chose d’existant. Mais ce fondement s’affaisse, quand il ne repose pas sur le roc immobile de l’absolue nécessité. Et celui-ci à son tour reste suspendu sans appui, quand il est entouré d’un espace <ide, qu’il ne remplit pas tout lui-même et qu’il laisse encore une place au pourquoi, c’est-à-dire quand il n’est pas infini en réalité.

S’il existe quelque chose, quoi que ce soit, il faut accorder que quelque chose existe nécessairement. En effet le contingent n’existe que sous la condition d’une autre chose qui soit sa cause, et de celle-ci le raisonnement continue de remonter jusqu’à une cause qui ne soit plus contingente et qui par là existe nécessairement sans condition. Tel est l’argument sur lequel la raison fonde sa progression vers l’être suprême.

Or la raison cherche le concept d’un être à qui convienne une prérogative d’existence telle que celle de la nécessité absolue, non pas pour conclure à priori du concept de cet être à son existence (car si elle s’en croyait capable, elle n’aurait qu’à diriger ses recherches parmi de simples concepts, et elle n’aurait pas besoin de prendre pour fondement une existence donnée), mais seulement pour trouver un concept, entre tous ceux de choses possibles, qui n’implique rien de contraire à la nécessité absolue. En effet elle tient pour déjà démontré par son premier raisonnement qu’il doit exister quelque chose d’absolument nécessaire. Si donc elle peut écarter tout ce qui ne s’accorde pas avec cette nécessité, excepté une chose, cette chose est l’être absolument nécessaire, que l’on puisse ou non en comprendre la nécessité, c’est-à-dire la dériver de son seul concept.

Or il semble que ce dont le concept contient en soi le pourquoi de toute chose 1[69], un pourquoi qui n’est défectueux dans aucun cas et sous aucun point de vue, et qui suffit partout comme condition, soit par là même l’être à qui convient l’absolue nécessité, puisque, possédant toutes les conditions de tout le possible, il n’a besoin lui-même d’aucune condition, qu’il n’en est pas même susceptible, et que par conséquent il satisfait, au moins d’un côté, au concept de la nécessité absolue, ce que ne peut faire comme lui tout autre concept qui, étant défectueux et manquant de complément, ne montre pas ce caractère d’indépendance par rapport à toutes les conditions ultérieures. Il est vrai que l’on ne peut encore conclure sûrement de là que ce qui ne contient pas en soi la condition suprême et à tous égards parfaite doive être par là même conditionnel dans son existence ; mais il lui manque pourtant ce caractère unique de l’existence inconditionnelle qui sert à la raison pour reconnaître un être comme inconditionnel au moyen d’un concept à priori.

Le concept d’un être possédant la suprême réalité serait donc, entre tous les concepts de choses possibles, celui qui conviendrait le mieux au concept d’un être absolument nécessaire. Bien qu’il n’y satisfasse pas pleinement, nous n’avons pas le choix, et nous nous voyons obligés de nous y tenir, parce que nous ne pouvons jeter au vent l’existence d’un être nécessaire. Mais tout en accordant cette existence, nous ne saurions trouver dans tout le champ de la possibilité rien qui puisse élever une prétention fondée à une telle prérogative dans l’existence.

Telle est donc la marche naturelle de la raison humaine. Elle se persuade d’abord de l’existence de quelque être nécessaire, et elle reconnaît dans cet être une existence inconditionnelle. Or elle cherche le concept de ce qui est indépendant de toute condition, et elle le trouve dans ce qui contient soi-même la condition suffisante de toute autre chose, c’est-à-dire dans ce qui contient toute réalité. Mais le tout sans bornes est unité absolue, et il implique le concept d’un être unique, c’est-à-dire de l’être suprême. La raison conclut ainsi que l’être suprême existe d’une manière absolument nécessaire, comme principe fondamental de toutes choses.

On ne saurait contester à ce concept une certaine solidité, quand il s’agit de se décider 1[70], c’est-à-dire quand une fois l’existence de quelque être nécessaire est accordée et que l’on convient d’en embrasser la cause, où qu’on veuille le placer ; car alors on ne peut faire un choix plus convenable, ou plutôt on n’a pas le choix, mais on est obligé de donner son suffrage à l’unité absolue de la réalité parfaite, comme à la source première de la possibilité. Mais si rien ne nous pousse à nous décider, et que nous aimions mieux ajourner toute cette affaire jusqu’à ce que nous soyons contraints par le poids des arguments à donner notre assentiment, c’est-à-dire s’il ne s’agit que de juger ce que nous savons sur cette question et ce que nous nous flattons seulement de savoir, le raisonnement précédent ne se montre plus à beaucoup près sous un jour aussi avantageux, et il a besoin que la faveur supplée au défaut des titres qu’il prétend faire valoir.

En effet, si nous laissons les choses comme elles se présentent ici à nous, c’est-à-dire si nous admettons d’abord que de quelque existence donnée (ne fût-ce que de la mienne) on peut légitimement conclure à l’existence d’un être absolument nécessaire, et ensuite qu’on doit regarder comme absolument nécessaire un être qui contient toute réalité, partant aussi toute condition, que conséquemment le concept d’une chose à laquelle convient l’absolue nécessité est trouvé par là, nous ne pouvons pas encore en conclure que le concept d’un être borné qui n’a pas la réalité suprême répugne par cela même à la réalité absolue. Car, quoique dans ce concept je n’atteigne pas l’inconditionnel, qui implique déjà par lui-même le tout des conditions, on ne peut cependant pas en conclure que son existence doive être par là même conditionnelle, de même que dans un raisonnement hypothétique je ne puis pas dire : là où n’est pas une certaine condition (c’est-à-dire ici la perfection suivant des concepts), là n’est pas non plus le conditionnel. Il nous sera plutôt permis de donner tous les autres êtres bornés comme tout aussi absolument nécessaires, bien que nous ne puissions conclure leur nécessité du concept général que nous en avons. Mais de cette manière notre argument ne nous donne pas le moindre concept des propriétés d’un être nécessaire et il n’aboutit à rien du tout.

Toutefois cet argument conserve une certaine importance et une autorité qu’on ne saurait lui enlever tout d’un coup, malgré son insuffisance objective. En effet supposez des obligations tout à fait rigoureuses dans l’idée de la raison, mais qui seraient sans aucune application réelle à nous-mêmes, c’est-à-dire sans mobiles, si nous ne supposions un être suprême qui pût assurer aux lois pratiques leur effet et leur impression ; dans ce cas, nous aurions aussi l’obligation de suivre les concepts qui, bien qu’objectivement insuffisants, sont cependant décisifs selon la mesure de notre raison, et en comparaison desquels nous ne connaissons rien de meilleur et de plus convaincant. Le devoir de choisir 1[71] mettrait ici fin à l’irrésolution de la spéculation par une addition pratique ; et même la raison, en sa qualité de juge très-vigilant, ne trouverait en elle aucune justification, si, sous l’influence de mobiles pressants, malgré l’insuffisance de ses lumières, elle ne suivait ces principes de son jugement, qui sont au moins les meilleurs que nous connaissions.

Bien que cet argument soit transcendental dans le fait, puisqu’il repose sur l’essentielle insuffisance du contingent, il est pourtant si simple et si naturel qu’il se trouve approprié au sens commun le plus vulgaire, dès qu’il lui est présenté. On voit des choses changer, naître et périr ; il faut donc que ces choses ou que du moins leur état ait une cause. Mais toute cause qui peut être donnée dans le phénomène ramène à son tour la même question. Or où placerons-nous plus justement la suprême causalité 2[72] si ce n’est là où est aussi la causalité la plus haute 3[73], c’est-à-dire dans l’être qui contient originairement en soi la raison suffisante de l’effet possible, et dont le concept est très-aisément caractérisé par ce seul trait : la perfection absolue 4[74]· Cette cause suprême, nous la tenons pour absolument nécessaire, parce que nous trouvons absolument nécessaire de nous élever jusqu’à elle et que nous n’avons aucune raison de nous élever encore au-dessus d’elle. Aussi voyons-nous briller chez tous les peuples, à travers les nuages du plus aveugle polythéisme, quelques étincelles du monothéisme auquel ils sont conduits, non par la réflexion ou de profondes spéculations, mais par la marche naturelle de l’entendement vulgaire, s’éclairant peu à peu.






Il n’y a pour la raison spéculative que trois preuves possibles de l’existence de Dieu


Toutes les voies que l’on peut tenter dans ce dessein partent ou bien de l’expérience déterminée et de la nature particulière de notre monde sensible que l’expérience nous fait connaître, et elles s’élèvent de là, suivant les lois de la causalité, jusqu’à la cause suprême existant hors du monde ; ou bien elles ne prennent pour point de départ empirique qu’une expérience indéterminée, c’est-à-dire une existence quelconque ; ou bien enfin elles font abstraction de toute expérience et concluent tout à fait à priori de simples concepts à l’existence d’une cause suprême. La première preuve est la preuve physico-théologique ; la seconde, la preuve cosmologique, et la troisième, la preuve ontologique. Il n’y en a pas, et il ne peut pas y en avoir davantage.

Je démontrerai que la raison n’avance pas plus dans l’une de ces voies (dans la voie empirique) que dans l’autre (dans la voie transcendentale), et qu’elle déploie vainement ses ailes pour s’élever au-dessus du monde sensible par la seule force de la spéculation. Pour ce qui est de l’ordre dans lequel ces preuves doivent être soumises à l’examen, il sera tout justement l’inverse de celui que suit la raison en se développant peu à peu et dans lequel nous les avons d’abord présentées. On verra en effet que, bien que l’expérience en fournisse la première occasion, ce n’en est pas moins le concept transcendental qui guide la raison dans son effort et fixe dans toutes les recherches de ce genre le but qu’elle s’est proposé. Je commencerai donc par l’examen de la preuve transcendentale, et je chercherai ensuite ce que l’addition de l’empirique peut ajouter à sa valeur démonstrative.


_____________


QUATRIÈME SECTION


De l’impossibilité d’une preuve ontologique de l’existence de Dieu


On voit aisément par ce qui précède que le concept d’un être absolument nécessaire est un concept purement rationnel, c’est-à-dire une simple idée dont la réalité objective est loin d’être prouvée par cela seul que la raison en a besoin, qui d’ailleurs ne fait que nous renvoyer à une certaine perfection inaccessible, et qui, à proprement parler, sert plutôt à limiter l’entendement qu’à l’étendre à de nouveaux objets. Il y a ici quelque chose d’étrange et de paradoxal : c’est que le raisonnement qui d’une existence donnée en général conclut à quelque existence absolument nécessaire semble être pressant et rigoureux, et que cependant nous avons contre nous toutes les conditions qu’exige l’entendement pour se faire un concept d’une telle nécessité.

On a de tout temps parlé de l’être absolument nécessaire, et l’on ne s’est pas donné autant de peine pour comprendre si et comment on peut seulement concevoir une chose de ce genre que pour en démontrer l’existence. Or il est tout à fait facile de donner de ce concept une définition de nom, en disant que c’est quelque chose dont la non-existence est impossible, mais on n’en est pas plus instruit touchant les conditions qui rendent impossible de regarder la non-existence d’une chose comme absolument inconcevable, et qui répondent proprement à la question que l’on veut résoudre ; concevons-nous ou non en général quelque chose par ce concept ? En effet, de rejeter au moyen du mot absolu toutes les conditions dont l’entendement a toujours besoin pour regarder quelque chose comme nécessaire, cela est loin de me faire comprendre si par ce concept d’un être absolument nécessaire je pense encore quelque chose, ou si par hasard je ne pense plus rien du tout.

Bien plus, on a cru expliquer par une foule d’exemples ce concept risqué d’abord à tout hasard et à la fin devenu tout à fait familier, de telle sorte que toute recherche ultérieure touchant son intelligibilité parût entièrement inutile. Toute proposition géométrique, comme par exemple qu’un triangle a trois angles, est absolument nécessaire, et l’on a parlé ainsi d’un objet qui est tout à fait en dehors de la sphère de notre entendement, comme si l’on comprenait parfaitement ce que l’on veut dire avec le concept de cet objet.

Tous les exemples donnés ne sont tirés sans exception que des jugements, mais non des choses et de leur existence. Mais la nécessité absolue des jugements n’est pas une nécessité absolue des choses. En effet la nécessité absolue du jugement n’est qu’une nécessité conditionnelle des choses, ou du prédicat dans le jugement. La proposition citée tout à l’heure ne disait pas que trois angles sont chose absolument nécessaire, mais que, si l’on pose la condition qu’un triangle existe (soit donné), il y a (en lui) nécessairement trois angles. Toutefois cette nécessité logique a montré une si grande puissance d’illusion qu’en se faisant d’une chose un concept à priori qui, dans l’opinion qu’on s’en fait, embrasse l’existence dans sa sphère, on a cru pouvoir en conclure sûrement que, parce que l’existence convient nécessairement à l’objet de ce concept, c’est-à-dire sous la condition que je pose cette chose comme donnée (comme existante), son existence est aussi nécessairement posée (suivant la règle de l’identité), et que cet être est lui-même absolument nécessaire, parce que son existence est comprise dans un concept arbitrairement admis et sous la condition que j’en pose l’objet.

Si dans un jugement identique je supprime le prédicat et conserve le sujet, il en résulte une contradiction, et c’est pourquoi je dis que celui-là convient nécessairement à celui-ci. Mais si je supprime à la fois le sujet et le prédicat, il n’en résulte pas de contradiction ; car il n’y a plus rien avec quoi il puisse y avoir contradiction. Il est contradictoire de poser un triangle et d’en supprimer les trois angles, mais il n’y a nulle contradiction à supprimer en même temps le triangle et ses trois angles. Il en est exactement de même du concept d’un être absolument nécessaire. Si vous en supprimez l’existence, vous supprimez la chose même avec tous ses prédicats ; d’où peut venir alors la contradiction ? Il n’y a rien extérieurement avec quoi il puisse y avoir contradiction, puisque la chose ne peut être extérieurement nécessaire ; et il n’y a rien non plus intérieurement, puisqu’en supprimant la chose même, vous avez en même temps supprimé tout ce qui est intérieur. Dieu est tout-puissant ; c’est là un jugement nécessaire. La toute-puissance ne peut être supprimée, dès que vous posez une divinité, c’est-à-dire un être infini avec le concept duquel cet attribut est identique. Mais si vous dites : Dieu n’est pas, alors ni la toute-puissance, ni aucun autre de ses prédicats n’est donné ; car ils sont tous supprimés avec le sujet, et dans cette pensée il n’y a pas la moindre contradiction.

Vous avez donc vu que, si je supprime le prédicat d’un jugement en même temps que le sujet, il ne peut y avoir de contradiction intérieure, quel que soit d’ailleurs le prédicat. Or il ne vous reste pas d’autre ressource que de dire qu’il y a des sujets qui ne peuvent être supprimés, et qui par conséquent doivent subsister. Mais cela reviendrait à dire qu’il y a des sujets absolument nécessaires, supposition dont j’ai justement révoqué en doute la légitimité et dont vous vouliez me montrer la possibilité. En effet je ne puis pas me faire le moindre concept d’une chose telle qu’il y aurait contradiction à la supprimer avec tous ses prédicats, et sans la contradiction je n’ai, par des concepts purs à priori, aucun critérium de l’impossibilité.

Contre tous ces raisonnements généraux (auxquels aucun homme ne saurait se refuser) vous m’objectez un cas que vous présentez comme une preuve par le fait, en me répondant qu’il y a cependant un concept, mais celui-là seulement, où la non-existence est contradictoire en soi, c’est-à-dire dont il y a contradiction à supprimer l’objet, et que ce concept est celui de l’être absolument réel. Il a, dites-vous, toute réalité, et vous êtes fondé à admettre un tel être comme possible (ce que j’accorde pour le moment, bien que l’absence de contradiction dans un concept soit loin de prouver la possibilité de l’objet *[75]). Or dans toute réalité est comprise aussi l’existence ; l’existence est donc contenue dans le concept d’un possible. Si donc vous supprimez cette chose, vous supprimez la possibilité intérieure de la chose, ce qui est contradictoire.

Je réponds : vous êtes déjà tombés dans une contradiction, lorsque dans le concept d’une chose dont vous vouliez simplement concevoir la possibilité, vous avez introduit celui de son existence, sous quelque nom qu’il se cache. Si l’on vous accorde ce point, vous avez gagné la partie en apparence, mais en réalité vous n’avez rien dit, car vous n’avez fait qu’une pure tautologie. Je vous le demande, cette proposition : telle ou telle chose (que je vous accorde comme possible, quelle qu’elle soit) existe, est-elle une proposition analytique ou une proposition synthétique ? Dans le premier cas, par l’existence de la chose vous n’avez rien ajouté à votre pensée de cette chose ; mais en ce cas, ou bien la pensée qui est en vous devrait être la chose même, ou bien vous avez supposé une existence comme appartenant à la possibilité, et alors l’existence est soi-disant conclue de la possibilité interne, ce qui n’est qu’une misérable tautologie. Le mot réalité, qui dans le concept de la chose sonne tout autrement que l’existence dans le concept du prédicat, ne résout pas la question. Car, si vous appelez réalité tout ce que vous posez 1[76] (quoi que ce soit), vous avez déjà posé et admis comme réelle, dans le concept du sujet, la chose même avec tous ses prédicats, et vous ne faites que vous répéter dans le prédicat. Si vous avouez au contraire, comme le doit faire tout être raisonnable, que toute proposition relative à l’existence est synthétique, comment voulez-vous soutenir que le prédicat de l’existence ne peut se supprimer sans contradiction, puisque cet avantage n’appartient proprement qu’aux propositions analytiques, dont le caractère repose précisément là-dessus ?

Je pourrais espérer avoir directement anéanti cette vaine argutie par une exacte détermination du concept de l’existence, si je n’avais éprouvé que l’illusion qui naît de la confusion d’un prédicat logique avec un prédicat réel (c’est-à-dire avec la détermination d’une chose) repousse presque tout éclaircissement. Tout peut servir indistinctement de prédicat logique, et le sujet peut se servir à lui-même d’attribut, car la logique fait abstraction de tout contenu. Mais la détermination est un prédicat qui s’ajoute au concept du sujet et l’étend. Elle ne doit donc pas y être déjà contenue.

Être n’est évidemment pas un prédicat réel, c’est-à-dire un concept de quelque chose qui puisse s’ajouter au concept d’une chose. C’est simplement la position d’une chose ou de certaines déterminations en soi. Dans l’usage logique il n’est que la copule d’un jugement. La proposition : Dieu est tout-puissant, contient deux concepts qui ont leurs objets : Dieu et toute-puissance ; le petit mot est n’est point un prédicat, mais seulement ce qui met le prédicat en relation avec le sujet. Si je prends le sujet (Dieu) avec tous ses prédicats (parmi lesquels est comprise la toute-puissance), et que je dise : Dieu est, ou, il est un Dieu, je n’ajoute pas un nouveau prédicat au concept de Dieu, mais je pose seulement le sujet en lui-même avec tous ses prédicats, et en même temps l’objet par rapport à mon concept. Tous deux doivent contenir exactement la même chose ; et, de ce que (par l’expression : il est) je conçois l’objet comme absolument donné, rien de plus ne peut s’ajouter au concept qui en exprime simplement la possibilité. Et ainsi le réel ne contient rien de plus que le simplement possible. Cent thalers réels ne contiennent rien de plus que cent thalers possibles. Car, comme les thalers possibles expriment le concept, et les thalers réels l’objet et sa position en lui-même, si celui-ci contenait plus que celui-là, mon concept n’exprimerait plus l’objet tout entier, et par conséquent il n’y serait plus conforme. Mais je suis plus riche avec cent thalers réels que si je n’en ai que l’idée (c’est-à-dire s’ils sont simplement possibles). En effet l’objet en réalité n’est pas simplement contenu d’une manière analytique dans mon concept, mais il ajoute synthétiquement à mon concept (qui est une détermination de mon état), sans que les cent thalers conçus soient eux-mêmes le moins du monde augmentés par cet être placé en dehors de mon concept.

Quand donc je conçois une chose, quels que soient et si nombreux que soient les prédicats au moyen desquels je la conçois (même en la déterminant complètement), par cela seul que j’ajoute que cette chose existe, je n’ajoute absolument rien à la chose. Autrement il n’existerait plus la même chose, mais quelque chose de plus que je n’ai pensé dans le concept, et je ne pourrais plus dire que c’est exactement l’objet de mon concept qui existe. Si dans une chose je conçois toute réalité, à l’exception d’une seule, parce que je dis que cette chose défectueuse existe, la réalité qui lui manque ne s’y ajoute pas pour cela ; mais elle existe précisément aussi défectueuse que je l’ai conçue, autrement il existerait quelque autre chose que ce que ce que j’ai conçu. Si donc je conçois un être comme la suprême réalité (sans défaut), il reste toujours à savoir si cet être existe ou non. En effet, bien qu’à mon concept il ne manque rien du contenu réel possible d’une chose en général, il manque cependant encore quelque chose au rapport à tout mon état intellectuel, à savoir que la connaissance d’un objet soit possible aussi à posteriori. Et ici se montre la cause de la difficulté qui règne sur ce point. S’il s’agissait d’un objet des sens, je ne pourrais pas confondre l’existence de la chose avec le simple concept de la chose. En effet, le concept ne me fait concevoir l’objet que comme conforme aux conditions universelles d’une connaissance empirique possible en général, tandis que l’existence me le fait concevoir comme compris dans le contexte de toute l’expérience ; et, si le concept de l’objet n’est nullement augmenté par sa liaison avec le contenu de toute l’expérience, notre pensée en reçoit de plus une perception possible. Si au contraire nous voulons penser l’existence par le seul moyen de la pure catégorie, il n’est pas étonnant que nous ne puissions indiquer aucun critérium qui serve à la distinguer de la simple possibilité.

Quelle que soit la nature et l’étendue du contenu de notre concept d’un objet, nous sommes obligés de sortir de ce concept pour lui attribuer l’existence. À l’égard des objets des sens le passage se fait au moyen de l’enchaînement qui rattache le concept à quelqu’une de mes perceptions suivant des lois empiriques ; mais pour les objets de la pensée pure il n’y a aucun moyen de reconnaître leur existence, puisqu’il faudrait la reconnaître tout à fait à priori, mais que notre conscience de toute existence (qu’elle résulte soit immédiatement de la perception, soit de raisonnements qui rattachent quelque chose à la perception), appartient entièrement à l’unité de l’expérience, et que, si une existence hors de ce champ ne doit pas être tenue pour absolument impossible, elle n’en est pas moins une supposition que rien ne peut justifier.

Le concept d’un être suprême est une idée très-utile à beaucoup d’égards ; mais, précisément parce qu’il n’est qu’une idée, il est tout à fait incapable d’étendre à lui seul notre connaissance par rapport à ce qui existe. Il ne peut même pas nous instruire davantage relativement à la possibilité. Le caractère analytique de la possibilité, qui consiste en ce que de simples positions (des réalités) n’engendrent pas de contradiction, ne peut pas sans doute lui être contesté ; mais, comme la liaison de toutes les propriétés réelles en une chose est une synthèse dont nous ne pouvons juger à priori la possibilité, puisque les réalités ne nous sont pas données spécifiquement et que, quand même cela arriverait, il n’en résulterait aucun jugement, le caractère de la possibilité des connaissances synthétiques devant toujours être cherché dans l’expérience, à laquelle l’objet d’une idée ne peut appartenir, il s’en faut de beaucoup que l’illustre Leibnitz ait fait ce dont il se flattait, c’est-à-dire qu’il soit parvenu à connaître à priori la possibilité d’un être idéal aussi élevé.

Cette preuve ontologique (cartésienne) si vantée, qui prétend démontrer par des concepts l’existence d’un être suprême, perd donc toute sa peine, et l’on ne deviendra pas plus riche en connaissances avec de simples idées qu’un marchand ne le deviendrait en argent si, dans la pensée d’augmenter sa fortune, il ajoutait quelques zéros à son livre de caisse.


_________


CINQUIÈME SECTION


De l’impossibilité d’une preuve cosmologique de l’existence de Dieu


C’était une chose tout à fait contre nature et une pure innovation de l’esprit scolastique que de vouloir extraire d’une idée arbitrairement jetée l’existence même de l’objet correspondant. Dans le fait on ne se serait jamais hasardé dans cette voie, si la raison n’avait senti le besoin d’admettre pour l’existence en général quelque chose de nécessaire (à quoi l’on pût s’arrêter en remontant), et si elle n’était forcée, cette nécessité devant être absolue et certaine à priori, de chercher un concept qui, autant que possible, satisfit ce besoin, et fît connaître tout à fait à priori une existence. Ce concept, on crut le trouver dans l’idée d’un être souverainement réel, et ainsi cette idée ne servit qu’à déterminer avec plus de précision la connaissance de ce qu’on s’était déjà convaincu ou persuadé d’ailleurs devoir exister, c’est-à-dire de l’être nécessaire. Cependant on dissimula cette marche naturelle de la raison ; et, au lieu de finir par ce concept : on essaya de commencer par lui, afin d’en dériver cette nécessité d’existence qu’il était simplement destiné à compléter. De là résulta cette malheureuse preuve ontologique, qui n’est de nature ni à satisfaire un sain entendement naturel, ni à soutenir un examen scientifique.

La preuve cosmologique, que nous voulons maintenant examiner, maintient l’union de la nécessité absolue avec la suprême réalité ; mais, au lieu de conclure, comme la précédente, de la réalité suprême à la nécessité dans l’existence, elle conclut au contraire de la nécessité absolue, préalablement donnée, de quelque être, à sa réalité infinie, et de cette façon elle a du moins le mérite de tout ramener à un raisonnement, rationnel ou sophistique, mais à coup sûr naturel, qui emporte avec lui la plus grande persuasion, non-seulement pour l’entendement vulgaire, mais même pour l’entendement spéculatif. Aussi bien est-ce cette preuve qui a visiblement fourni à tous les arguments de la théologie naturelle les premiers linéaments, que l’on a toujours suivis et que l’on suivra toujours, de quelques ornements qu’on les décore ou qu’on les déguise. Cette preuve, que Leibnitz appelait aussi la preuve a contingentia mundi, nous allons l’exposer et la soumettre à notre examen.

Elle se formule ainsi : si quelque chose existe, il doit exister aussi un être absolument nécessaire. Or j’existe au moins moi-même ; donc un être absolument nécessaire existe. La mineure contient une expérience, et la majeure conclut d’une expérience en général à l’existence du nécessaire *[77]. La preuve commence donc proprement par l’expérience, et par conséquent elle n’est pas tout à fait déduite à priori, ou ontologiquement ; et, comme l’objet de toute expérience possible s’appelle le monde, on la nomme pour cette raison la preuve cosmologique. Comme elle fait d’ailleurs abstraction de toute propriété particulière des objets de l’expérience, par laquelle ce monde se distingue de tout autre possible, elle se distingue déjà, par son titre même, de la preuve physico-théologique, qui cherche ses arguments dans des observations tirées de la nature particulière de notre monde sensible.

Mais la preuve va plus loin : l’être nécessaire ne peut être déterminé que d’une seule manière, c’est-à-dire, relativement à tous les prédicats opposés possibles, que par l’un d’eux, et par conséquent il doit être complétement déterminé par son concept. Or il ne peut y avoir qu’un seul concept de chose qui détermine complètement cette chose à priori, le concept de l’ens realissimus. Le concept de l’être souverainement réel est donc le seul par lequel un être nécessaire puisse être conçu, c’est-à-dire qu’il existe nécessairement un être suprême.

Il y a tant de propositions sophistiques réunies dans cet argument cosmologique que la raison spéculative semble avoir ici déployé tout son art dialectique afin de produire la plus grande apparence transcendentale possible. Nous en laisserons cependant l’examen un moment de côté, afin de faire remarquer l’artifice avec lequel elle donne pour nouveau un vieil argument rhabillé, et en appelle à l’accord de deux témoignages, celui de la raison pure et celui de l’expérience, quand c’est seulement le premier qui change de figure et de voix afin de se faire passer pour le second. Pour se donner un fondement solide, cette preuve s’appuie sur l’expérience, et elle a ainsi l’air de se distinguer de la preuve ontologique, qui met toute sa confiance en de purs concepts à priori. Mais la preuve cosmologique ne se sert de cette expérience que pour faire un seul pas, c’est-à-dire pour s’élever à l’existence d’un être nécessaire en général. La preuve empirique ne peut rien apprendre des attributs de cet être, et ici la raison prend congé de cette preuve, et cherche derrière de purs concepts quels attributs doit avoir en général un être absolument nécessaire, c’est-à-dire un être qui, entre toutes les choses possibles, renferme les conditions requises (requisita) pour une nécessité absolue. Or ces conditions, on croit les trouver uniquement dans le concept d’un être souverainement réel, et l’on conclut que cet être est l’être absolument nécessaire. Mais il est clair que l’on suppose ici que le concept d’un être possédant la suprême réalité satisfait pleinement à celui de l’absolue nécessité dans l’existence, c’est-à-dire que l’on peut conclure de l’une à l’autre. Or c’est cette proposition qu’affirmait l’argument ontologique ; on l’admet donc et on la prend pour fondement dans la preuve cosmologique, tandis qu’on avait voulu l’éviter. En effet la nécessité absolue est une existence purement intelligible. Or, si je dis que le concept de l’ens realissimum est un concept de ce genre, et qu’il est le seul qui soit conforme et adéquat à l’existence nécessaire, je dois accorder aussi que celle-ci en peut être conclue. C’est donc proprement la preuve ontologique par simples concepts qui fait toute la force de la prétendue preuve cosmologique, et l’expérience que l’on allègue ne sert tout au plus qu’à nous conduire au concept de la nécessité absolue, mais non à la démontrer dans une chose déterminée. En effet, dès que nous nous proposons ce but, nous devons abandonner aussitôt toute expérience et chercher parmi les purs concepts celui d’entr’eux qui contient les conditions de la possibilité d’un être absolument nécessaire. Mais si la possibilité d’un tel être se reconnaît de cette manière, son existence est aussi démontrée, car cela revient à dire : dans tout le possible il n’y a qu’un être qui implique la nécessité absolue, et par conséquent cet être existe d’une manière absolument nécessaire.

Tout ce qu’il y a de fallacieux dans un raisonnement se découvre aisément, quand on expose l’argument sous sa forme scolastique. C’est ce que nous allons faire.

Si cette proposition : tout être absolument nécessaire est en même temps l’être souverainement réel (ce qui est le nervus probandi de la preuve cosmologique), est juste, elle doit, comme tous les jugements affirmatifs, pouvoir se convertir, au moins per acccidens, ce qui donnerait lieu à celle-ci : quelques êtres souverainement réels sont en même temps des êtres absolument nécessaires. Mais un ens realissimum ne se distingue d’un autre sous aucun rapport, et par conséquent ce qui s’applique à quelques êtres renfermés sous ce concept s’applique aussi à tous. Je pourrais donc (dans ce cas) convertir aussi la proposition absolument, en disant : tout être souverainement réel est un être nécessaire. Or, comme cette proposition est déterminée à priori par ses seuls concepts, le simple concept de l’être souverainement réel doit impliquer aussi l’absolue nécessité de cet être. C’est précisément ce qu’affirmait la preuve ontologique, mais ce que la preuve cosmologique ne voulait pas reconnaître, et ce qu’elle n’en supposait pas moins dans ses conclusions, bien que d’une manière cachée.

Ainsi la seconde voie que suit la raison spéculative pour démontrer l’existence de l’être suprême n’est pas seulement aussi fausse que la première, mais elle a de plus ce défaut de tomber dans le sophisme appelé ignoratio elenchi, en nous promettant de nous ouvrir un nouveau sentier, et en nous ramenant, après un léger détour, à celui que nous avions quitté pour elle.

J’ai dit plus haut brièvement que dans cet argument cosmologique se cachait toute une nichée de prétentions dialectiques que la critique transcendentale peut aisément découvrir et détruire. Je vais me borner à les indiquer, en laissant au lecteur déjà exercé le soin de scruter plus à fond et de réfuter les faux principes.

On y trouve donc, par exemple : 1° le principe transcendental, de conclure du contingent à une cause, principe qui n’a de valeur que dans le monde sensible, et qui n’a plus même aucun sens en dehors de ce monde. En effet le concept purement intellectuel du contingent ne peut produire aucune proposition synthétique telle que celle de la causalité, et le principe de celle-ci n’a de valeur et d’usage que dans le monde sensible ; or il faudrait ici qu’il servît précisément à sortir de ce monde. 2° Le raisonnement qui consiste à conclure de l’impossibilité d’une série infinie de causes données les unes au-dessus des autres dans le monde sensible à une cause première. Les principes de l’usage rationnel ne nous autorisent pas à conclure ainsi même dans l’expérience ; à plus forte raison ne nous autorisent-ils pas à étendre ce principe au delà de l’expérience (là où cette chaîne ne peut pas être prolongée). 3° Le faux contentement de soi-même qu’éprouve la raison en croyant achever cette série par cela seul qu’elle écarte à la fin toute condition, quoique cependant sans condition aucun concept d’une nécessité ne puisse avoir lieu. Comme alors on ne peut plus rien comprendre, on prend cette impuissance pour l’achèvement de son concept. 4 ° La confusion de la possibilité logique d’un concept de toutes les réalités réunies (sans contradiction interne) avec la possibilité transcendentale. Celle-ci a besoin d’un principe qui rende une telle synthèse praticable, mais ce principe à son tour ne peut porter que sur le champ des expériences possibles, etc.

L’artifice de la preuve cosmologique a uniquement pour but d’éviter la preuve qui prétend démontrer à priori par de simples concepts l’existence d’un être nécessaire, et qui devrait être déduite ontologiquement, chose dont nous nous sentons tout à fait incapables. Dans ce but nous concluons, autant qu’on peut le faire, d’une existence réelle prise pour fondement (d’une expérience en général) à une condition absolument nécessaire. Nous n’avons pas besoin alors d’en expliquer la possibilité. Car, s’il est démontré qu’elle existe, toute question relative à sa possibilité devient absolument inutile. Voulons-nous déterminer avec plus de précision la nature de cet être nécessaire, nous ne cherchons pas ce qui est suffisant pour comprendre par son concept la nécessité de l’existence, car si nous pouvions le faire, nous n’aurions besoin d’aucune supposition empirique ; non, nous ne cherchons que la condition négative (conditio sine qua non) sans laquelle un être ne serait pas absolument nécessaire. Or cela irait bien dans toute autre espèce de raisonnement concluant d’une conséquence donnée à son principe ; mais il se trouve malheureusement ici que la condition exigée pour la nécessité absolue ne peut se rencontrer que dans un seul être, qui devrait ainsi renfermer dans son concept tout ce qui est requis pour la nécessité absolue, et qui par conséquent permet de conclure à priori à cette nécessité. Ce qui revient à dire que je devrais pouvoir aussi conclure réciproquement que la chose à laquelle convient ce concept (de la suprême réalité) est absolument nécessaire, et que, si je ne puis conclure ainsi (ce qu’il faut bien que j’avoue si je veux éviter la preuve ontologique) : je ne serai pas plus heureux dans cette nouvelle voie, et me retrouverai toujours au point d’où je suis parti. Le concept de l’être suprême satisfait bien à priori à toutes les questions qui peuvent être élevées sur les déterminations internes d’une chose, et c’est aussi pour cette raison un idéal sans pareil, puisque le concept universel le désigne en même temps comme un individu entre toutes les choses possibles ; mais il ne satisfait pas à la question de sa propre existence, ce qui était pourtant le point capital ; et, si quelqu’un, admettant l’existence d’un être nécessaire, voulait seulement savoir quelle chose entre toutes les autres devrait être regardée comme telle, on ne saurait lui répondre : voilà l’être nécessaire.

Il peut bien être permis d’admettre l’existence d’un être souverainement suffisant comme cause de tous les effets possibles, afin de faciliter à la raison l’unité des principes d’explication qu’elle cherche. Mais d’aller jusqu’à dire qu’un tel être existe nécessairement, ce n’est plus là la modeste expression d’une hypothèse permise, mais l’orgueilleuse prétention d’une certitude apodictique, car la connaissance de ce que l’on présente comme absolument nécessaire doit emporter aussi une nécessité absolue.

Tout le problème de l’idéal transcendental revient donc à trouver soit un concept à la nécessité absolue, soit au concept d’une chose l’absolue nécessité de cette chose. Si l’on peut faire l’un des deux, on doit aussi pouvoir faire l’autre ; car la raison ne reconnaît comme absolument nécessaire que ce qui est nécessaire d’après son concept. Mais l’un et l’autre sont au-dessus de tous les efforts que nous pouvons tenter pour satisfaire sur ce point notre entendement, et de ceux aussi que nous pouvons faire pour le tranquilliser sur son impuissance.

La nécessité absolue dont nous avons si indispensablement besoin, comme du dernier soutien de toutes choses, est le véritable abîme de la raison humaine. L’éternité même, sous quelque sublime et effrayante image que l’ait dépeinte Haller, ne frappe pas à beaucoup près l’esprit de tant de vertige ; car elle ne fait que mesurer la durée des choses, elle ne les soutient pas. On ne peut ni éloigner de soi ni supporter cette pensée qu’un être, que nous nous représentons comme le plus élevé entre tous les êtres possibles, se dise en quelque sorte à lui-même : je suis de toute éternité ; en dehors de moi, rien n’existe que par ma volonté ; mais d’où suis-je donc ? Ici tout s’écroule au-dessous de nous, et la plus grande perfection, comme la plus petite, flotte suspendue sans soutien devant la raison spéculative, à laquelle il ne coûte rien de faire disparaître l’une et l’autre sans le moindre empêchement.

Beaucoup de forces de la nature, qui manifestent leur existence par certains effets, restent impénétrables pour nous ; car nous ne pouvons pas les sonder assez avant par le moyen de l’observation. L’objet transcendental qui sert de fondement aux phénomènes, et, avec lui, la raison pourquoi notre sensibilité est soumise à ces conditions suprêmes plutôt qu’à d’autres, sont et demeurent impénétrables pour nous, bien que la chose même soit donnée, mais sans être aperçue 1[78]. Mais un idéal de la raison pure ne peut être appelé impénétrable 2[79], par cela seul qu’il ne peut offrir d’autre garantie de sa réalité que le besoin qu’a la raison d’achever par ce moyen toute unité synthétique. Puisqu’il n’est pas même donné comme objet concevable 3[80], il n’est pas non plus comme tel impénétrable ; mais au contraire, comme simple idée, il doit pouvoir trouver son siège et sa solution dans la nature de la raison, et par conséquent être pénétré 4[81] ; car la raison consiste précisément à pouvoir rendre compte de tous nos concepts, opinions et assertions, soit par des principes objectifs, soit, quand il ne s’agit que d’une simple apparence, par des principes subjectifs.


_________




Découverte et explication de l’apparence dialectique dans toutes les preuves transcendentales de l’existence d’un être nécessaire.


Les deux preuves indiquées jusqu’ici étaient transcendentales, c’est-à-dire indépendantes des principes empiriques. En effet, quoique la preuve cosmologique prenne pour fondement une expérience en général, elle n’est cependant pas tirée de quelque propriété particulière de l’expérience, mais de principes purement rationnels, par rapport à une existence donnée par la conscience empirique en général, et elle abandonne même ce point de départ pour s’appuyer uniquement sur des concepts purs. Or quelle est dans ces preuves transcendentales la cause de l’apparence dialectique, mais naturelle, qui unit les concepts de la nécessité et de la suprême réalité, et qui réalise et substantifie 1[82] ce qui pourtant ne peut être qu’une idée ? Quelle est la cause qui nous force d’admettre, entre les choses existantes, quelque chose de nécessaire en soi, mais en même temps nous fait reculer devant l’existence d’un tel être comme devant un abîme ? Et comment la raison parvient-elle à se comprendre sur ce point et à sortir de l’incertitude d’une adhésion timide et toujours rétractée pour se reposer dans une paisible lumière ?

Il y a ici un point tout à fait remarquable : c’est que, dès qu’on suppose que quelque chose existe, il est impossible de se refuser à cette conséquence, que quelque chose ; aussi existe nécessairement. C’est sur ce raisonnement tout naturel (mais qui n’en est pas plus certain pour cela) que reposait l’argument cosmologique. D’un autre côté, quel que soit le concept que j’admette d’une chose, je trouve que l’existence de cette chose ne peut jamais être représentée comme absolument nécessaire, que rien ne m’empêche d’en concevoir la non-existence, et que par conséquent, quoique je doive admettre quelque chose de nécessaire pour ce qui existe en général, je ne puis cependant concevoir aucune chose particulière comme nécessaire en soi, ce qui revient à dire que je ne puis jamais achever la régression vers les conditions de l’existence sans admettre un être nécessaire, mais que je ne saurais commencer par lui.

Or, si je dois concevoir quelque chose de nécessaire pour les choses existantes en général, et que d’un autre côté je ne puisse concevoir aucune chose comme nécessaire en soi, il s’en suit inévitablement que la nécessité et la contingence ne doivent pas concerner les choses mêmes, puisque autrement il y aurait contradiction, que par conséquent aucun de ces deux principes n’est objectif, mais qu’ils ne peuvent être que des principes subjectifs de la raison, nous poussant, d’une part, à chercher pour tout ce qui est donné comme existant quelque chose qui soit nécessaire, c’est-à-dire à ne pas nous arrêter ailleurs que dans une explication achevée à priori, mais nous défendant, d’autre part, d’espérer jamais cet achèvement, c’est-à-dire d’admettre comme absolu rien d’empirique, et de nous dispenser par là de toute explication ultérieure. En ce sens les deux principes peuvent très-bien subsister l’un à côté de l’autre, comme principes euristiques et régulateurs, c’est-à-dire comme principes ne concernant que l’intérêt formel de la raison. En effet l’un de ces principes nous dit que nous devons philosopher sur la nature, comme s’il y avait pour tout ce qui appartient à l’existence un premier principe nécessaire, afin uniquement de mettre dans notre connaissance de l’unité systématique, en suivant une telle idée, je veux dire un principe suprême imaginaire. L’autre, de son côté : nous avertit de n’admettre comme principe suprême de ce genre, c’est-à-dire comme absolument nécessaire, aucune détermination concernant l’existence des choses, mais de tenir toujours la porte ouverte à une explication ultérieure, et par conséquent de ne regarder jamais aucune de ces déterminations que comme conditionnelle. Mais si tout ce qui est perçu dans les choses doit être nécessairement regardé comme conditionnel, aucune chose (pouvant être donnée empiriquement) ne peut être regardée comme absolument nécessaire.

Il suit de là que nous devons admettre l’absolument nécessaire hors du monde, puisqu’il doit uniquement servir de principe à la plus grande unité possible des phénomènes, comme leur raison suprême, et que nous ne pouvons jamais y parvenir dans le monde, parce que la seconde règle nous ordonne de regarder toujours comme dérivées toutes les causes empiriques de l’unité.

Les philosophes de l’antiquité regardaient toutes les formes de la nature comme contingentes, et la matière comme étant, au jugement de la raison commune, originelle et nécessaire. Mais si, au lieu d’envisager la matière d’une manière relative, comme substratum des phénomènes, ils l’avaient considérée en elle-même, dans son existence, l’idée de l’absolue nécessité se serait aussitôt évanouie. En effet il n’y a rien que la raison lie absolument à cette existence : elle peut toujours et sans conteste la supprimer dans la pensée ; mais aussi l’absolue nécessité n’était-elle pour eux que dans la pensée. Il fallait donc, dans cette persuasion, qu’un certain principe régulateur servît de fondement. Dans le fait l’étendue et l’impénétrabilité (qui ensemble constituent le concept de matière) sont aussi le principe empirique suprême de l’unité des phénomènes, et ce principe, en tant qu’il est empiriquement inconditionnel, a la propriété d’un principe régulateur. Pourtant, comme toute détermination de la matière qui en constitue le réel, comme aussi, par conséquent, l’impénétrabilité est un effet (un acte) qui doit avoir sa cause et qui par conséquent n’est toujours que dérivé, la matière ne se prête pas à l’idée d’un être nécessaire comme principe de toute unité dérivée. Puisque chacune de ses propriétés réelles n’est, en tant que dérivée, que conditionnellement nécessaire, et que par conséquent elle peut être supprimée en soi, et avec elle toute l’existence de la matière, et que, si cela n’était pas, nous aurions atteint empiriquement le principe suprême de l’unité, ce que nous défend le second principe régulateur, il suit que la matière, ou en général ce qui appartient au monde, n’est pas applicable à l’idée d’un être premier et nécessaire comme simple principe de la plus grande unité empirique possible, et que nous devons placer cet être hors du monde : alors en effet nous pouvons toujours dériver avec confiance les phénomènes du monde et leur existence d’autres phénomènes, comme s’il n’y avait pas d’être nécessaire, et nous pouvons cependant tendre sans cesse à l’achèvement de la dérivation, comme si un tel être était supposé à titre de principe suprême.

D’après ces considérations l’idéal de l’être suprême n’est autre chose qu’un principe régulateur de la raison, qui consiste à regarder toute liaison dans le monde comme si elle dérivait d’une cause nécessaire absolument suffisante, afin d’y fonder la règle d’une unité systématique et nécessaire suivant des lois générales dans l’explication de cette liaison ; il n’est point l’affirmation d’une existence nécessaire en soi. Mais en même temps on ne peut éviter de se représenter, en vertu d’une subreption transcendentale, ce principe formel comme un principe constitutif, et de concevoir cette unité hypostatiquement. En effet tout comme l’espace, bien qu’il ne soit qu’un principe de la sensibilité, n’en est pas moins regardé comme quelque chose d’existant en soi et comme un objet donné en soi à priori, parce qu’il rend originairement possibles toutes les figures, lesquelles n’en sont que des limitations diverses ; de même, l’unité systématique de la nature ne pouvant être en aucune façon présentée comme le principe de l’usage empirique de notre raison qu’autant que nous prenons pour fondement l’idée d’un être souverainement réel comme cause suprême, il arrive, tout naturellement que cette idée est représentée comme un objet réel, et celui-ci à son tour comme nécessaire, parce qu’il est la condition suprême, et qu’ainsi un principe régulateur est transformé en un principe constitutif. Cette substitution se révèle manifestement en ce que, quand je regarde comme une chose en soi cet être suprême, qui était absolument (inconditionnellement) nécessaire par rapport au monde, cette nécessité n’est susceptible d’aucun concept, et qu’ainsi elle ne doit s’être trouvée dans ma raison que comme condition formelle de la pensée, et non comme condition matérielle et hypostatique de l’existence.


_____________


SIXIÈME SECTION


De l’impossibilité de la preuve physico-théologique


Si donc ni le concept des choses en général, ni l’expérience de quelque existence en général ne peuvent fournir ce qui est requis, il ne reste plus qu’un moyen : c’est de chercher si une expérience déterminée, si par conséquent celle des choses du monde présent, si sa nature et son ordonnance ne fourniraient pas un argument qui pût nous conduire sûrement à la conviction de l’existence d’un être suprême. Nous nommerions une preuve de ce genre la preuve physico-théologique. Si cette preuve était elle-même impossible, il n’y aurait plus aucune preuve suffisante tirée de la raison purement spéculative en faveur de l’existence d’un être correspondant à notre idée transcendentale.

Après toutes les remarques précédentes, on verra tout de suite que la solution de cette question doit être aisée et concluante. En effet comment une expérience peut-elle être jamais donnée qui soit adéquate à une idée ? C’est précisément le propre de l’idée que jamais aucune expérience ne puisse lui être adéquate. L’idée transcendentale d’un être premier, nécessaire et absolument suffisant, est si immensément grande, si élevée au-dessus de tout ce qui est empirique, chose toujours conditionnelle, que, d’une part, on ne saurait jamais trouver assez de matière dans l’expérience pour remplir un tel concept, et que, d’autre part, on tâtonne toujours dans le conditionnel et que l’on cherche toujours en vain l’inconditionnel, dont aucune loi d’une synthèse empirique ne donne un exemple ni le moindre indice.

Si l’être suprême était dans cette chaîne des conditions, il serait lui-même un anneau de la série ; et de même que les anneaux inférieurs en tête desquels il est placé, il exigerait la recherche ultérieure d’un principe encore plus élevé. Veut-on au contraire le détacher de cette chaîne, et, en tant qu’être purement intelligible, ne pas le comprendre dans la série des causes naturelles, quel pont la raison peut-elle bien jeter pour arriver jusqu’à lui ? Toutes les lois du passage des effets aux causes, toute synthèse même et toute extension de notre connaissance en général n’ont-elles pas uniquement pour but l’expérience possible, c’est-à-dire les objets du monde sensible, et peuvent-elles avoir un autre sens ?

Le monde actuel, soit qu’on l’envisage dans l’immensité de l’espace ou dans son infinie division, nous offre un si vaste théâtre de variété, d’ordre, de finalité et de beauté que, malgré la médiocrité des connaissances que notre faible intelligence a pu en acquérir, devant tant et de si grandes merveilles, toute langue perd sa force d’expression, tout nombre sa puissance de mesure et nos pensées mêmes toutes leurs limites, si bien que notre jugement sur le tout finit par se résoudre en un étonnement muet, mais d’autant plus éloquent. Partout nous voyons une chaîne d’effets et de causes, de fins et de moyens, la régularité dans l’apparition ou la disparition des choses ; et, comme rien n’est arrivé de soi-même à l’état où il se trouve, cet état nous renvoie toujours à une autre chose comme à sa cause, laquelle à son tour appelle la même question, de telle sorte que le tout finirait par s’abîmer dans le gouffre du néant, si l’on n’admettait quelque chose qui, existant par soi-même originairement et d’une manière indépendante en dehors de cette infinie contingence, lui servît de soutien, et qui, cause de son origine, assurât aussi sa durée. Mais cette cause suprême (par rapport à toutes les choses du monde), quelle grandeur devons-nous concevoir en elle ? Nous ne connaissons pas le monde dans toute son étendue ; nous pouvons encore moins estimer sa grandeur en le comparant à tout ce qui est possible. Mais qu’est-ce qui nous empêche, dès qu’une fois nous avons besoin, au point de vue de la causalité, d’un être dernier et suprême, de le placer, quant au degré de perfection, au-dessus de tout autre possible ? Il nous est facile de le faire, bien que nous devions nous contenter de la légère esquisse d’un concept abstrait, en nous représentant réunies en lui, comme en une substance unique, toutes les perfections possibles, et ce concept, favorable aux exigences de la raison dans l’économie des principes, ne renferme en lui-même aucune contradiction ; il sert même à étendre l’usage de la raison au milieu de l’expérience en la dirigeant vers l’ordre et la finalité, et jamais il n’est décidément contraire à l’expérience.

Cet argument mérite d’être toujours rappelé avec respect. C’est le plus ancien, le plus clair et le mieux approprié à la raison commune. Il vivifie l’étude de la nature, en même temps qu’il en tire sa propre existence et qu’il y puise toujours de nouvelles forces. Il conduit à des fins et à des desseins que notre observation n’aurait pas découverts d’elle-même, et il étend notre connaissance de la nature en nous donnant pour fil conducteur une unité particulière dont le principe est en dehors de la nature même. Cette connaissance réagit à son tour sur sa cause, c’est-à-dire sur l’idée qui l’a suggérée, et elle élève notre croyance en un suprême auteur du monde jusqu’à la plus irrésistible conviction.

Ce serait donc vouloir non-seulement nous retirer une consolation, mais même tenter l’impossible que de prétendre enlever quelque chose à l’autorité de cette preuve. La raison, incessamment élevée par des arguments si puissants et qui s’accroissent sans cesse sous sa main, quoiqu’ils soient purement empiriques, ne peut être tellement rabaissée par les incertitudes d’une spéculation subtile et abstraite, qu’elle ne doive être arrachée à toute irrésolution sophistique comme à un songe, à la vue des merveilles de la nature et de la structure majestueuse du monde, pour parvenir de grandeur en grandeur jusqu’à la grandeur la plus haute, et de condition en condition jusqu’à l’auteur suprême et absolu des choses.

Quoique nous n’ayons rien à objecter contre ce qu’il y a de raisonnable et d’utile dans cette manière de procéder, et que notre intention soit plutôt de la recommander et d’y encourager les esprits, nous ne pouvons cependant approuver les prétentions que cet argument pourrait élever à une certitude apodictique et à une adhésion qui n’aurait besoin d’aucune faveur ni d’aucun appui étranger. On ne saurait nuire à la bonne cause en rabaissant le langage dogmatique d’un disputeur tranchant au ton de modération et de modestie convenable à une foi qui suffit pour le repos, mais qui ne commande pas une soumission absolue. Je soutiens donc que la preuve physico-théologique ne peut démontrer par elle seule l’existence d’un être suprême, mais qu’elle est toujours obligée de laisser à l’argument ontologique (auquel elle ne fait que servir d’introduction) le soin de combler la lacune qu’elle laisse après elle, et que par conséquent ce dernier argument est inévitable pour toute raison humaine et qu’il est la seule preuve possible (si tant est qu’il y ait une preuve spéculative).

Les principaux moments de la preuve physico-théologique en question sont les suivants : 1° Il y a partout dans le monde des signes manifestes d’une ordonnance réglée sur un dessein déterminé, exécutée avec une grande sagesse et formant un tout d’une variété inexprimable tant par son contenu que par la grandeur infinie de son étendue. 2° Cette ordonnance harmonieuse n’est pas inhérente aux choses du monde, mais elle ne leur appartient que d’une manière contingente, c’est-à-dire que la nature de choses diverses ne pouvait pas s’accommoder d’elle-même, par tant de moyens concordants, à des fins déterminées, si elles n’avaient pas été choisies tout exprès et appropriées à ce but par un principe raisonnable, ordonnant le monde suivant certaines idées. 3° Il existe donc une (ou plusieurs) cause sage et sublime qui doit produire le monde, non pas seulement, comme une nature toute-puissante agissant aveuglément, par sa fécondité, mais comme une intelligence, par sa liberté. 4° L’unité de cette cause se conclut de celle des rapports mutuels des parties du monde envisagées comme les diverses pièces d’une œuvre d’art ; elle s’en déduit avec certitude dans la sphère qu’atteint notre observation, et au delà avec vraisemblance, suivant tous les principes de l’analogie.

Nous ne chicanerons pas ici la raison naturelle sur ce raisonnement où, se fondant sur l’analogie de quelques productions de la nature avec ce que produit l’art humain, quand il fait violence à la nature et la force à se plier à nos fins, au lieu d’agir suivant les siennes (sur l’analogie de ces productions avec nos maisons, nos vaisseaux, nos montres), elle conclut que la nature doit avoir pour principe une causalité du même genre, c’est-à-dire une cause douée d’intelligence et de volonté, et où elle dérive la possibilité interne de la nature agissant spontanément (laquelle rend d’abord possible tout art et peut-être même la raison) d’un autre art encore, mais d’un art surhumain. Peut-être ce raisonnement ne soutiendrait-il pas un examen sévère de la critique transcendantale ; il faut pourtant avouer que, dès qu’une fois nous devons nommer une cause, nous ne pouvons pas procéder ici plus sûrement qu’en suivant l’analogie avec des œuvres intentionnelles de ce genre, les seules dont nous connaissions pleinement les causes et le mode de production. La raison se rendrait blâmable à ses propres yeux, si elle voulait passer de la causalité qu’elle connaît à des principes d’explication obscurs et indémontrables qu’elle ne connaît pas.

Suivant ce raisonnement, la finalité et l’harmonie de tant de dispositions de la nature ne prouveraient que la contingence de la forme, mais non celle de la matière, c’est-à-dire de la substance du monde. Il faudrait en effet, pour établir ce dernier point, qu’il pût être démontré que les choses du monde seraient par elles-mêmes et suivant des lois générales impropres à un tel ordre et à une telle harmonie, si elles n’étaient pas, même dans leur substance, le produit d’une sagesse suprême ; et pour cela il faudrait une tout autre preuve que celle qui se fonde sur l’analogie avec l’art humain. Cette preuve pourrait donc tout au plus démontrer un architecte du monde 1[83], qui serait toujours très-limité par la nature de la matière qu’il travaillerait, mais non un créateur du monde 2[84], à l’idée duquel tout serait soumis, ce qui est loin de suffire pour le grand but que l’on a en vue, qui est de démontrer un être suprême suffisant à tout. Que si nous voulions démontrer la contingence de la matière même, il nous faudrait recourir à un argument transcendental, qui a dû être écarté ici.

Le raisonnement conclut donc de l’ordre et de la finalité que l’on peut observer partout dans le monde, comme d’une disposition entièrement contingente à l’existence d’une cause qui y soit proportionnée. Mais le concept de cette cause doit nous en faire connaître quelque chose de tout à fait déterminé, et il ne peut être autre par conséquent que celui d’un être possédant toute puissance, toute sagesse, etc., en un mot toute perfection, ou d’un être parfaitement suffisant. En effet les prédicats de puissance et d’excellence très-grandes, étonnantes, incommensurables, ne donnent pas du tout un concept déterminé et ne disent pas proprement ce que la chose est en soi ; mais ils ne sont que des représentations relatives de la grandeur de l’objet, que l’observateur (du monde} compare à lui-même et à sa faculté de compréhension, et ils ont toujours la même valeur d’estimation, soit que l’on grandisse l’objet, ou que l’on rapetisse, par rapport à lui, le sujet qui observe. Dès qu’il s’agit de la grandeur (de la perfection) d’une chose en général, il n’y a de concept déterminé que celui qui comprend toute la perfection possible, et il n’y a que le tout (omnitudo) de la réalité qui soit complètement déterminé dans le concept. Or je ne puis croire que quelqu’un se vante d’apercevoir le rapport de la grandeur du monde par lui observé (quant à l’étendue et au contenu) à la toute-puissance, de l’ordre du monde à la suprême sagesse, de l’unité du monde à l’absolue unité de son auteur, etc. La théologie physique ne saurait donc nous donner un concept déterminé de la cause suprême du monde, et c’est pourquoi elle est hors d’état de fournir un principe suffisant à la théologie, laquelle à son tour doit former le fondement de la religion.

Le pas qui conduit à l’absolue totalité est absolument impossible par la voie empirique. C’est cependant ce pas que l’on prétend faire dans la preuve physico-théologique. Quel est donc le moyen qu’on emploie pour franchir un tel abîme ?

Après en être venu à admirer la grandeur de la sagesse, de la puissance, etc., de l’auteur du monde, ne pouvant aller plus loin, on abandonne tout à coup cet argument qui se fondait sur des preuves empiriques, et l’on passe à la contingence du monde, conclue, dès le début, de l’ordre et de la finalité qui s’y trouvent. De cette contingence on s’élève maintenant, au moyen de concepts purement transcendentaux, jusqu’à l’existence d’un être absolument nécessaire, et du concept de l’absolue nécessité de la cause première on s’élève à un concept de cet être qui est complètement déterminé ou déterminant, c’est-à-dire au concept d’une réalité qui embrasse tout. La preuve physico-théologique se trouve donc arrêtée au milieu de son entreprise ; dans son embarras elle saute tout à coup à la preuve cosmologique : et, comme celle-ci n’est qu’une preuve ontologique déguisée, la première n’atteint réellement son but qu’au moyen de la raison pure, quoiqu’elle ait commencé par repousser toute parenté avec elle, et qu’elle ait voulu tout fonder sur des preuves tirées de l’expérience.

Les partisans de la théologie physique 1[85] ont donc tort de traiter si dédaigneusement la preuve transcendentale, et de la regarder, avec la présomption de naturalistes clairvoyants, comme une toile d’araignée ourdie par des esprits obscurs et subtils. En effet, s’ils voulaient seulement s’examiner eux-mêmes, ils trouveraient qu’après avoir fait une bonne traite sur le sol de la nature et de l’expérience, se voyant toujours également éloignés de l’objet qui apparaît en face de leur raison, ils abandonnent tout à coup ce terrain et se précipitent dans la région des pures possibilités, où ils espèrent s’approcher, sur les ailes des idées, de ce qui avait échappé à toutes leurs recherches empiriques. Une fois qu’ils se sont imaginé, grâce à un si grand saut, avoir enfin le pied ferme, ils étendent sur tout le champ de la création le concept maintenant déterminé (en possession duquel ils sont arrivés sans savoir comment) ; et cet idéal, qui n’était qu’un produit de la raison pure, ils l’expliquent, d’une manière, il est vrai, assez pénible et bien indigne de son objet, par l’expérience, sans toutefois vouloir avouer qu’ils sont arrivés à cette connaissance ou à cette hypothèse par un autre sentier que par celui de l’expérience.

C’est ainsi que dans la démonstration d’un seul être premier comme être suprême, la preuve cosmologique sert de fondement à la preuve physico-théologique, tandis qu’elle s’appuie elle-même sur la preuve ontologique ; et, comme en dehors de ces trois voies il n’y en a plus une seule ouverte à la raison spéculative, la preuve ontologique qui se fonde sur des concepts purement rationnels est la seule preuve possible, si tant est qu’il y ait une preuve possible d’une proposition si extraordinairement élevée au-dessus de tout usage empirique de l’entendement.


_________________


SEPTIÈME SECTION


Critique de toute théologie fondée sur les principes spéculatifs de la raison


La théologie, c’est-à-dire la connaissance de l’être suprême, est ou rationnelle (theologia rationalis), ou révélée (revelata). La première ou bien conçoit simplement son objet par la raison pure, au moyen de concepts purement transcendentaux (ens originarium, realissimum, ens entium), et elle s’appelle alors la théologie transcendentale ; ou bien elle le conçoit comme la suprême intelligence au moyen d’un concept qu’elle dérive de la nature (de notre âme), et elle devrait alors porter le nom de théologie naturelle. Celui qui n’admet qu’une théologie transcendentale s’appelle un déiste, et celui qui admet aussi une théologie naturelle, un théiste. Le premier accorde que nous pouvons en tous cas connaître par la raison seule l’existence d’un être premier, mais il croit que le concept que nous en avons est purement transcendental, c’est-à-dire que nous ne le concevons que comme un être ayant toute réalité, mais sans pouvoir le déterminer avec plus de précision. Le second soutient que la raison est en état de déterminer l’objet d’une manière plus précise par analogie avec la nature, c’est-à-dire comme un être contenant par son entendement et sa volonté le principe de toutes les autres choses. Sous le nom de Dieu, celui-là se représente simplement une cause du monde (en laissant indécise la question de savoir s’il en est la cause par la nécessité de sa nature, ou par sa liberté) ; celui-ci se représente un auteur du monde.

La théologie transcendentale ou bien pense dériver l’existence d’un être premier d’une expérience en général (sans rien déterminer de plus sur le monde auquel elle appartient), et elle s’appelle cosmothéologie ; ou bien croit connaître son existence sans le moindre concours de l’expérience, et elle se nomme alors ontothéologie.

La théologie naturelle conclut les attributs et l’existence d’un auteur du monde de la constitution, de l’ordre et de l’unité qui se manifestent dans le monde, où une double espèce de causalité ainsi que la règle de l’une et de l’autre doivent être admises, je veux dire la nature et la liberté. Elle s’élève donc de ce monde à l’intelligence suprême comme au principe de tout ordre et de toute perfection, soit dans le règne de la nature, soit dans le règne moral. Dans le premier cas, elle s’appelle théologie physique ; dans le second, théologie morale *[86].

Comme on est accoutumé d’entendre, sous le concept de Dieu, non pas simplement une nature éternelle agissant aveuglément et formant la racine des choses, mais un être suprême qui doit être l’auteur des choses par son intelligence et sa liberté ; et que ce dernier concept est d’ailleurs le seul qui nous intéresse, on pourrait à la rigueur, refuser au déiste toute croyance en Dieu et ne lui laisser que l’affirmation d’un être premier ou d’une cause suprême. Cependant, comme personne ne doit être accusé de vouloir nier une chose : parce qu’il n’ose l’affirmer, il est plus équitable et plus juste de dire que le déiste croit en un Dieu, mais que le théiste croit en un Dieu vivant (summa intelligentia). Recherchons maintenant les sources possibles de toutes ces tentatives de la raison.

Je me contenterai ici de définir la connaissance théorétique une connaissance par laquelle je connais ce qui est, et la connaissance pratique une connaissance par laquelle je me représente ce qui doit être. D’après ces définitions l’usage théorétique de la raison est celui par lequel je connais à priori (comme nécessaire) que quelque chose est ; et l’usage pratique, celui qui me fait connaître à priori ce qui doit être. Or, s’il est indubitablement certain que quelque chose est, ou doit être, mais si cela n’est cependant que conditionnel, alors ou bien une certaine condition déterminée peut être admise à cet effet comme absolument nécessaire, ou bien elle peut être simplement supposée comme arbitraire et accidentelle. Dans le premier cas, la condition est postulée (per thesin) ; dans le second, elle est supposée (per hypothesin). Comme il y a des lois pratiques qui sont absolument nécessaires (les lois morales), si ces lois supposent nécessairement quelque existence comme condition de la possibilité de leur force obligatoire, cette existence doit être postulée, puisque le conditionnel d’où part le raisonnement pour s’élever à cette condition déterminée est lui-même connu à priori comme absolument nécessaire. Nous montrerons plus tard que les lois morales ne supposent pas seulement l’existence d’un être suprême, mais que, comme elles sont absolument nécessaires sous un autre rapport, elles la postulent à juste titre, mais seulement à la vérité au point de vue pratique ; pour le moment nous laisserons de côté cette espèce de raisonnement.

Puisque, quand il s’agit de ce qui est (non de ce qui doit être), le conditionnel qui nous est donné dans l’expérience est toujours conçu connue contingent, la condition qui lui est propre ne peut être connue par là comme absolument nécessaire ; elle ne sert que comme une supposition relativement nécessaire, ou plutôt comme une supposition indispensable pour la connaissance rationnelle du conditionnel, mais qui en soi et à priori est arbitraire. Si donc la nécessité absolue d’une chose doit être connue dans la connaissance théorétique, cela ne pourrait avoir lieu que par des concepts à priori, mais jamais comme celle d’une cause par rapport à une existence donnée par l’expérience.

Une connaissance théorétique est spéculative, quand elle se rapporte à un objet ou à des concepts d’un objet auquel on ne peut arriver par aucune expérience. Elle est opposée à la connaissance de la nature, laquelle ne s’étend à d’autres objets ou à d’autres prédicats qu’à ceux qui peuvent être donnés dans une expérience possible.

Le principe en vertu duquel on conclut de ce qui arrive (de ce qui est empiriquement contingent), comme effet, à une cause, est un principe de la connaissance de la nature, mais non de la connaissance spéculative. En effet, si l’on en fait abstraction comme d’un principe contenant la condition de l’expérience possible en général, et qu’écartant tout élément empirique, on veut l’appliquer au contingent en général, il n’y a plus aucun moyen de justifier un pareil principe synthétique, et de comprendre comment je puis passer de quelque chose qui est à quelque chose de tout à fait différent (qu’on nomme cause) ; le concept d’une cause, aussi bien que celui du contingent, perd même, dans un pareil usage purement spéculatif, toute signification dont la valeur objective puisse se comprendre in concreto.

Quand donc l’on conclut de l’existence des choses dans le monde à leur cause, ce raisonnement appartient à l’usage spéculatif de la raison, et non à son usage naturel, puisque ce dernier ne rapporte pas à quelque cause les choses elles-mêmes (les substances), mais seulement ce qui arrive, c’est-à-dire leurs états, considérés comme empiriquement contingents. Si je pouvais affirmer que la substance même (la matière) est contingente dans son existence, ce serait là une connaissance rationnelle purement spéculative. Mais quand même il ne serait question que de la forme du monde, du mode de liaison et de la vicissitude de ses parties, si j’en voulais conclure une cause tout à fait distincte du monde, ce ne serait encore là qu’un jugement de la raison purement spéculative, parce que l’objet n’est point ici un objet d’expérience possible. Le principe de la causalité, qui n’a de valeur que dans le champ de l’expérience et qui en dehors de ce champ est sans usage, même sans signification, serait ici tout à fait détourné de sa destination.

Or je soutiens que tous les essais d’un usage purement spéculatif de la raison en matière de théologie sont absolument infructueux, et qu’ils sont en eux-mêmes nuls et de nulle valeur ; que, d’un autre côté, les principes de son usage naturel ne conduisent à aucune théologie, et que par conséquent, si l’on ne prend pas pour base les lois morales, ou si l’on ne s’en sert pas comme d’un fil conducteur, il ne peut y avoir de théologie de la raison. En effet l’usage de tous les principes synthétiques de l’entendement est immanent, mais la connaissance d’un être suprême exige un usage transcendant de ces principes auquel notre entendement n’est point propre. Pour que la loi de la causalité, dont la valeur est empirique, pût conduire à l’être premier, il faudrait que celui-ci appartînt à la chaîne des objets de l’expérience ; mais alors il serait lui-même à son tour conditionnel, comme tous les phénomènes. Mais nous permît-on de sauter hors des limites de l’expérience au moyen de la loi dynamique du rapport des effets à leurs causes, quel concept cette manière de procéder pourrait-elle nous fournir ? Ce n’est pas certainement celui d’un être suprême, puisque l’expérience ne nous présente jamais le plus grand de tous les effets possibles (comme devant témoigner de sa cause). Que s’il est permis, uniquement pour ne pas laisser de lacune dans notre raison, de combler ce défaut de complète détermination par une simple idée de perfection suprême et de nécessité originaire, c’est une faveur qui nous est accordée, ce n’est pas un droit qui puisse être exigé au nom d’une preuve irrésistible. La preuve physico-théologique pourrait donc bien donner de la force aux autres preuves (s’il y en a), en liant la spéculation avec l’intuition ; mais par elle-même elle prépare plutôt l’entendement à la connaissance théologique et lui donne plutôt à cet effet une direction droite et naturelle qu’elle n’est capable d’achever l’œuvre à elle seule.

On voit donc bien par là que les questions transcendentales ne permettent que des réponses transcendentales, c’est-à-dire des réponses fondées uniquement sur des concepts à priori, sans le moindre mélange empirique. Mais la question ici est évidemment synthétique et veut que notre connaissance s’étende au delà de toutes les limites de l’expérience, c’est-à-dire qu’elle s’élève jusqu’à l’existence d’un être qui doit répondre à notre idée, mais auquel aucune expérience ne saurait être adéquate. Or, d’après nos précédentes preuves, toute connaissance synthétique à priori n’est possible que parce qu’elle exprime les conditions formelles d’une expérience possible, et par conséquent tous les principes n’ont qu’une valeur immanente, c’est-à-dire qu’ils se rapportent simplement à des objets de connaissance empirique ou à des phénomènes. Il n’y a donc rien non plus à espérer de la méthode transcendentale par rapport à la théologie d’une raison purement spéculative.

Si l’on aimait mieux révoquer en doute toutes les démonstrations précédentes de l’analytique, que de se laisser enlever toute confiance dans la valeur de preuves depuis si longtemps employées, on ne saurait cependant refuser de satisfaire à ma réclamation, quand je demande qu’on justifie du moins les moyens et les lumières auxquels on se fie pour dépasser toute expérience possible par la puissance des seules idées. Je prierai que l’on me fasse grâce de nouvelles preuves, ou d’un remaniement des anciennes. En effet, bien qu’on n’ait pas ici beaucoup de choix ; puisqu’enfin toutes les preuves purement spéculatives aboutissent à une seule, à la preuve ontologique, et qu’ainsi je n’aie point à craindre d’être extrêmement accablé par la fécondité des défenseurs dogmatiques de cette raison affranchie des sens ; bien qu’en outre, sans me croire pour cela très-batailleur, je ne veuille reculer devant le défi de découvrir dans chaque essai de ce genre le paralogisme caché et d’en rabattre ainsi les prétentions ; comme l’espérance d’un meilleur succès n’abandonnera jamais entièrement ceux qui sont une fois accoutumés à la persuasion dogmatique, je m’en tiens à cette unique et juste réclamation : c’est que l’on justifie par des raisons générales et tirées de la nature de l’entendement humain, ainsi que de toutes les autres sources de connaissance, la manière dont on prétend s’y prendre pour étendre tout à fait à priori sa connaissance, et la pousser jusqu’à un point où aucune expérience possible et par conséquent aucun moyen ne sauraient plus garantir à un concept formé par nous-mêmes sa réalité objective. De quelque manière que l’entendement soit arrivé à ce concept, l’existence de l’objet n’y peut être trouvée analytiquement, puisque la connaissance de l’existence de l’objet consiste précisément en ce qu’il est posé par lui-même hors de la pensée. Mais il est absolument impossible de sortir par soi-même d’un concept, et, en abandonnant le fil de l’expérience (qui ne nous donne jamais que des phénomènes), de parvenir à la découverte de nouveaux objets et d’êtres transcendants.

Mais, bien que la raison dans son usage purement spéculatif ne soit pas à beaucoup près capable d’atteindre un but si élevé, je veux dire l’existence d’un être suprême, elle n’en a pas moins ce très-grand avantage d’en rectifier la connaissance, dans le cas où cette connaissance pourrait être puisée quelque part ailleurs, de la mettre d’accord avec elle-même et avec toute fin intelligible, de la purifier de tout ce qui pourrait être contraire au concept d’un être premier et d’en exclure tout mélange de limitations empiriques.

La théologie transcendentale conserve donc, malgré toute son insuffisance, une utilité négative très-importante : elle est une censure continuelle de notre raison, quand celle-ci n’a affaire qu’à des idées pures, qui par là même ne permettent pas une autre mesure qu’une mesure transcendentale. En effet, si une fois, à un autre point de vue, peut-être au point de vue pratique, l’hypothèse d’un être suprême et absolument suffisant, comme intelligence suprême, établissait sa valeur sans contradiction, il serait alors de la plus grande importance de déterminer exactement ce concept par son côté transcendental, comme celui d’un être nécessaire et souverainement réel, d’en écarter ce qui est contraire à la suprême réalité, ce qui appartient au pur phénomène (à l’anthropomorphisme dans le sens le plus large), et en même temps de mettre de côté toutes les assertions contraires, qu’elles soient athées, déistes ou anthropomorphiques, ce qui est très-aisé dans un examen critique de ce genre, puisque les mêmes preuves qui démontrent l’impuissance de la raison humaine à l’endroit de l’affirmation de l’existence d’un tel être, suffisent nécessairement aussi pour démontrer la vanité de toute assertion contraire. En effet comment veut-on s’assurer par la pure spéculation de la raison qu’il n’y a pas d’être suprême, comme principe premier de tout, ou qu’aucune des propriétés que nous nous représentons, d’après leurs effets, comme analogues aux réalités dynamiques d’un être pensant, ne lui convient, ou que, dans ce dernier cas, elles seraient soumises aussi à toutes les restrictions que la sensibilité impose inévitablement aux intelligences que nous connaissons par expérience ?

L’être suprême demeure donc pour l’usage purement spéculatif de la raison un simple idéal, mais un idéal exempt de défauts 1[87], un concept qui termine et couronne toute la connaissance humaine. La réalité objective de ce concept ne peut être prouvée par cette voie, mais elle ne peut pas non plus être réfutée ; et, s’il y a une théologie morale capable de combler cette lacune, la théologie transcendentale, qui jusque-là n’était que problématique, montre alors combien elle est indispensable en déterminant le concept de cette théologie et en soumettant à une censure incessante une raison assez souvent abusée par la sensibilité et qui n’est pas toujours d’accord avec ses propres idées. La nécessité, l’infinité, l’unité, l’existence hors du monde (non comme âme du monde), l’éternité sans les conditions du temps, l’omniprésence sans les conditions de l’espace, la toute-puissance, etc., ce sont là des prédicats purement transcendentaux, et par conséquent le concept épuré de ces prédicats, dont a besoin toute théologie, ne peut être tiré que de la théologie transcendentale.


_______________




Appendice à la dialectique transcendentale


De l’usage régulateur des idées de la raison pure


L’issue de toutes les tentatives dialectiques de la raison pure ne confirme pas seulement ce que nous avons déjà prouvé dans l’analytique transcendentale, à savoir que tous ceux de nos raisonnements qui prétendent sortir du champ de l’expérience possible sont illusoires et sans fondement ; mais elle nous enseigne aussi cette particularité, que la raison humaine a un penchant naturel à dépasser ces limites, et que les idées transcendentales lui sont tout aussi naturelles que les catégories à l’entendement, avec cette différence seulement que, tandis que les dernières conduisent à la vérité, c’est-à-dire à l’accord de nos concepts avec l’objet, les premières ne produisent qu’une apparence, mais une apparence inévitable, dont on ne peut découvrir l’illusion que par la critique la plus pénétrante.

Tout ce qui est fondé sur la nature de nos facultés doit être approprié à une fin et d’accord avec leur légitime ; il ne s’agit que d’éviter ici tout malentendu, et de trouver la direction propre de ces facultés. Les idées transcendentales doivent donc avoir, suivant toute présomption, leur bon usage et conséquemment leur usage immanent, bien que leur sens puisse être méconnu, qu’elles puissent être prises pour des concepts de choses réelles, et devenir transcendantes dans l’application et par là trompeuses. En effet ce n’est pas l’idée en elle-même, mais seulement son usage qui peut être, par rapport à toute l’expérience possible, transcendant ou immanent, suivant que l’on applique cette idée ou bien directement à un objet qui est censé lui correspondre, ou bien seulement à l’usage de l’entendement en général par rapport aux objets auxquels il a affaire ; et tous les vices de subreption doivent toujours être attribués à un défaut de jugement, jamais à l’entendement ou à la raison.

La raison ne se rapporte jamais directement à un objet, mais simplement à l’entendement, et, par l’intermédiaire de l’entendement, à son propre usage empirique. Elle ne crée donc pas de concepts (d’objets), mais elle les ordonne seulement et leur communique cette unité qu’ils peuvent avoir dans leur plus grande extension possible, c’est-à-dire par rapport à la totalité des séries, à laquelle n’atteint pas l’entendement, qui s’occupe uniquement de l’enchaînement par lequel sont partout constituées, suivant des concepts, des séries de conditions. La raison n’a donc proprement pour objet que l’entendement et son emploi conforme à sa fin 1[88] ; et, de même que celui-ci relie par des concepts ce qu’il y a de divers dans l’objet, celle-là de son côté relie par des idées ce qu’il y a de divers dans les concepts, en proposant une certaine unité collective pour but aux actes de l’entendement, qui sans cela se borneraient à l’unité distributive.

Je soutiens donc que les idées transcendentales n’ont jamais d’usage constitutif, comme si des concepts de certains objets étaient donnés par là, et que, entendues dans ce dernier sens, elles ne sont que des idées sophistiques (dialectiques). Mais elles ont au contraire un usage régulateur excellent et indispensablement nécessaire, celui de diriger l’entendement vers un certain but, où convergent les lignes que suivent toutes ses règles, et qui, bien qu’il ne soit qu’une idée (focus imaginarius), c’est-à-dire un point d’où les concepts de l’entendement ne partent pas réellement, puisqu’il est placé tout à fait en dehors des limites de l’expérience possible, sert cependant à leur donner la plus grande unité avec la plus grande extension. Or il en résulte bien une illusion telle que ces lignes semblent partir d’un objet même qui serait placé en dehors du champ de la connaissance empiriquement possible (de même que les objets paraissent être derrière le miroir où on les voit) ; mais cette illusion (qu’on peut cependant empêcher de nous tromper) n’en est pas moins nécessaire, lorsque, outre les objets qui sont devant nos yeux, nous voulons voir aussi ceux qui sont loin derrière nous, c’est-à-dire, dans le cas présent, quand nous voulons pousser l’entendement au delà de toute expérience donnée (faisant partie de toute l’expérience possible) et le dresser ainsi à prendre l’extension la plus grande et la plus excentrique possible.

Si nous jetons un coup d’œil sur tout l’ensemble des connaissances de notre entendement, nous trouvons que la part qu’y a proprement la raison, ou ce qu’elle cherche à y constituer, c’est le caractère systématique de la connaissance 1[89], c’est-à-dire sa liaison tirée d’un principe. Cette unité rationnelle présuppose toujours une idée, je veux dire celle de la forme d’un ensemble de la connaissance qui précède la connaissance déterminée des parties et contienne les conditions nécessaires pour déterminer à priori à chaque partie sa place et son rapport avec les autres. Cette idée postule donc une parfaite unité de la connaissance intellectuelle, qui ne fasse pas seulement de cette connaissance un agrégat accidentel, mais un système lié suivant des lois nécessaires. On ne peut pas dire proprement que cette idée soit le concept d’un objet, mais bien celui de la complète unité de ces concepts, en tant qu’elle sert de règle à l’entendement. Ces sortes de concepts rationnels ne sont pas tirées de la nature ; nous interrogeons plutôt la nature d’après ces idées, et nous tenons notre connaissance pour défectueuse, tant qu’elle ne leur est pas adéquate. On avoue qu’il se trouve difficilement de la terre pure, de l’eau pure, de l’air pur, etc. ; pourtant on a besoin des concepts de ces choses (lesquels par conséquent, en ce qui concerne la pureté parfaite, n’ont leur origine que dans la raison), afin de déterminer exactement la part qui revient à chacune de ces causes naturelles dans le phénomène. C’est ainsi que l’on réduit toutes les matières aux terres (qui représentent en quelque sorte le poids), aux sels et aux substances combustibles (qui sont comme la force), et enfin à l’eau et à l’air comme à des véhicules (à des machines au moyen desquelles agissent les éléments précédents), afin d’expliquer les actions chimiques des matières entre elles suivant l’idée d’un mécanisme. En effet, bien que l’on ne s’exprime pas réellement ainsi, cette influence de la raison sur les divisions des physiciens n’est pas difficile à apercevoir.

Si la raison est une faculté de dériver le particulier du général, alors de deux choses l’une : ou bien le général est déjà certain en soi et donné ; dans ce cas il n’exige que du jugement pour faire la subsomption, et le particulier est nécessairement déterminé par là. C’est ce que j’appellerai l’usage apodictique de la raison. Ou bien, le général n’est admis que d’une manière problématique et il n’est qu’une simple idée ; le particulier est certain, mais l’universalité de la règle par rapport à cette conséquence est encore un problème : on rapproche alors de la règle plusieurs cas particuliers, qui tous sont certains, afin de voir s’ils en découlent, et dans ce cas, s’il y a apparence que tous les cas particuliers qu’on peut trouver en dérivent, on conclut à l’universalité de la règle, puis de celle-ci à tous les cas qui ne sont pas donnés en soi. C’est ce que je nommerai l’usage hypothétique de la raison.

L’usage hypothétique de la raison, qui se fonde sur des idées admises comme concepts problématiques, n’est pas proprement constitutif ; je veux dire qu’il n’est pas de telle nature qu’à juger en toute rigueur on en puisse déduire la vérité de la règle générale prise pour hypothèse. En effet comment veut-on connaître toutes les conséquences possibles, qui, dérivant d’un même principe, en prouvent l’universalité ? Cet usage n’est donc que régulateur, c’est-à-dire qu’il sert à mettre, autant qu’il est possible, de l’unité dans les connaissances particulières et à rapprocher ainsi la règle de l’universalité.

L’usage hypothétique de la raison a donc pour objet l’unité systématique des connaissances de l’entendement, et cette unité est la pierre de touche de la vérité des règles. Réciproquement l’unité systématique (comme simple idée) n’est qu’une unité projetée, que l’on ne peut envisager comme donnée, mais seulement comme problématique, et qui sert à trouver un principe au divers et à l’usage particulier de l’entendement, et par là à diriger celui-ci vers les cas qui ne sont pas donnés, en le mettant d’accord avec lui-même.

Mais on voit aussi par là que l’unité synthétique ou rationnelle des connaissances diverses de l’entendement est un principe logique, qui sert, là où l’entendement ne suffit pas seul aux règles, à lui venir en aide au moyen d’idées, et en même temps à donner à la diversité de ses règles l’unité d’un principe (une unité systématique) et par là une liaison aussi étendue que possible. Mais de décider si la nature des objets, ou la nature de l’entendement, qui les connaît ainsi, est destinée en soi à l’unité systématique, et si l’on peut dans une certaine mesure la postuler à priori, même abstraction faite d’un tel intérêt de la raison, et dire par conséquent que toutes les connaissances possibles (y compris les connaissances empiriques) ont leur unité rationnelle et sont soumises à des principes communs d’où elles peuvent être dérivées, malgré leur diversité, ce serait là un principe transcendental de la raison, qui rendrait l’unité systématique nécessaire, non plus seulement d’une manière subjective et logique comme méthode, mais d’une manière objective.

Expliquons cela par un cas de l’usage de la raison. Parmi les diverses espèces d’unité auxquelles on arrive en suivant les concepts de l’entendement se trouve aussi cette unité de la causalité d’une substance qu’on appelle force. Les divers phénomènes d’une même substance montrent au premier aspect tant d’hétérogénéité que l’on commence nécessairement par y admettre presque autant de forces qu’il s’y manifeste d’effets, comme dans l’âme humaine la sensation, la conscience, l’imagination, le souvenir, l’esprit, le plaisir, le désir, etc. Une maxime logique ordonne d’abord de restreindre autant que possible cette diversité apparente, en tâchant de découvrir par la comparaison l’identité cachée, en cherchant, par exemple, si le souvenir ne serait pas l’imagination unie à la conscience, si l’esprit et le discernement ne seraient pas l’entendement et la raison. L’idée d’une faculté fondamentale, dont la logique ne démontre pas d’ailleurs l’existence, est au moins le problème d’une représentation systématique de la diversité des facultés. Le principe logique de la raison exige que l’on constitue autant que possible cette unité, et plus les phénomènes de telle faculté et de telle autre seront trouvés identiques entre eux, plus il sera vraisemblable qu’ils ne sont que les manifestations d’une seule et même faculté qui peut être appelée (comparativement) leur faculté fondamentale. De même pour les autres.

Les forces comparativement fondamentales doivent être à leur tour comparées entre elles, afin qu’en découvrant leur accord, on les rapproche d’une seule force radicalement, c’est-à-dire absolument fondamentale. Mais cette unité rationnelle est simplement hypothétique. On n’affirme pas qu’une telle force doive être trouvée en effet, mais qu’on doit la chercher dans l’intérêt de la raison, c’est-à-dire afin de ramener à certains principes les diverses règles que l’entendement peut fournir, et que, partout où cela est possible, il faut chercher à introduire ainsi dans la connaissance une unité systématique.

Mais on aperçoit, en faisant attention à l’usage transcendental de l’entendement, que cette idée d’une force fondamentale en général n’est pas seulement déterminée comme un problème pour l’usage hypothétique, mais qu’elle offre une réalité objective par laquelle l’unité systématique des diverses forces d’une substance est postulée et un principe apodictique de la raison est constitué. En effet, sans avoir encore cherché l’accord des diverses forces, et même après avoir échoué dans toutes les tentatives faites pour le découvrir, nous présupposons cependant qu’il doit y avoir un accord de ce genre. Et ce n’est pas seulement, comme dans le cas cité, à cause de l’unité de la substance ; mais, là même où il y a plusieurs substances, bien que jusqu’à un certain point analogues ; comme dans la matière en général, la raison présuppose l’unité systématique de diverses forces, puisque les lois particulières de la nature rentrent sous des lois plus générales, et que l’économie des principes n’est pas seulement un principe économique de la raison, mais une loi interne de la nature.

Dans le fait on ne voit pas comment un principe logique de l’unité rationnelle des règles pourrait avoir lieu, si l’on ne présupposait un principe transcendental au moyen duquel cette unité systématique est admise à priori comme nécessairement inhérente aux objets mêmes. En effet de quel droit la raison pourrait-elle vouloir, dans son usage logique, traiter comme une unité cachée la diversité des forces que la nature nous fait connaître, et les dériver, autant qu’il est en elle, de quelque force fondamentale, s’il lui était loisible d’accorder qu’il est également possible que toutes les forces soient hétérogènes, et que l’unité systématique de leur dérivation ne soit pas conforme à la nature ? car alors elle agirait contrairement à sa destination en se proposant pour but une idée tout à fait opposée à la constitution de la nature. On ne peut pas dire non plus qu’elle ait tiré d’abord de la constitution contingente de la nature cette unité conforme à ses principes. En effet la loi de la raison qui veut qu’on la cherche est nécessaire, puisque sans cette loi il n’y aurait plus de raison, sans raison plus d’usage régulier de l’entendement, sans cet usage plus de marque suffisante de la vérité empirique, et que par conséquent nous devons, en vue de celle-ci, présupposer l’unité systématique de la nature comme ayant une valeur objective et comme nécessaire.

Cette supposition transcendentale, nous la trouvons cachée d’une manière étonnante dans les principes des philosophes, bien qu’ils ne l’y aient pas toujours reconnue ou ne se la soient pas avouée à eux-mêmes. Que toutes les diversités des choses individuelles n’excluent pas l’identité de l’espèce, que les diverses espèces doivent être traitées comme les différentes déterminations d’un petit nombre de genres, et ceux-ci comme dérivant de classes plus élevées encore ; que par conséquent il faille chercher une certaine unité systématique de tous les concepts empiriques possibles, en tant qu’ils peuvent être dérivés de concepts plus élevés et plus généraux ; c’est là une règle d’école ou un principe logique sans lequel il n’y aurait plus d’usage de la raison, puisque nous ne pouvons conclure du général au particulier qu’autant que nous admettons en principe des propriétés générales des choses sous lesquelles rentrent les propriétés particulières.

Mais que cette harmonie se trouve aussi dans la nature, c’est ce que supposent les philosophes dans cette règle scolastique si connue, qu’il ne faut pas multiplier les principes sans nécessité (entia prœter necessitatem non esse multiplicanda). On veut dire par là que la nature même des choses offre une matière à l’unité rationnelle, et que la diversité infinie en apparence ne doit pas nous empêcher de soupçonner derrière elle l’unité des propriétés fondamentales d’où dérive la variété au moyen de diverses déterminations. Bien que cette unité ne soit qu’une idée, elle a été de tout temps recherchée avec tant d’ardeur qu’il a paru plus urgent de modérer que d’encourager le désir de l’atteindre. C’était déjà beaucoup pour les chimistes d’avoir pu ramener tous les sels à deux espèces principales, les acides et les alcalins ; ils cherchent aussi à ne voir dans cette différence qu’une variété ou les diverses manifestations d’une seule et même matière première. On a cherché à ramener peu à peu à trois, puis enfin à deux les diverses espèces de terres (qui forment la matière des pierres et même des métaux) ; mais non content de cela, on ne peut se défaire de la pensée de soupçonner derrière ces variétés une espèce unique, et même un principe commun aux terres et aux sels. On serait peut-être tenté de croire que c’est là un procédé purement économique de la raison, pour s’épargner de la peine autant que possible, et un essai hypothétique, qui, quand il réussit, donne de la vraisemblance par cette unité même au principe d’explication supposé. Mais il est très-facile de distinguer un dessein aussi intéressé de l’idée d’après laquelle chacun suppose que cette unité rationnelle est conforme à la nature même, et que la raison, ici ne prie pas, mais commande, bien qu’elle ne puisse déterminer les limites de cette unité.

S’il y avait entre les phénomènes qui s’offrent à nous une si grande diversité, je ne dis pas quant à la forme (car ils peuvent se ressembler sous ce rapport), mais quant à la matière, c’est-à-dire à la variété des êtres existants, que même l’intelligence humaine la plus pénétrante ne pût trouver, en les comparant les uns avec les autres, la moindre ressemblance entre eux (c’est là un cas que l’on peut bien concevoir), il n’y aurait plus place alors pour la loi logique des espèces ; il n’y aurait même plus de concept de genre, ou de concept général, et par conséquent plus d’entendement, puisque l’entendement n’a affaire qu’à des concepts généraux. Le principe logique des genres suppose donc un principe transcendental, pour pouvoir être appliqué à la nature (par où je n’entends ici que les objets qui nous sont donnés). Suivant ce principe, dans la diversité d’une expérience possible l’homogénéité est nécessairement supposée (bien que nous n’en puissions déterminer le degré à priori), parce que, sans cette homogénéité, il n’y aurait plus de concepts empiriques, partant plus d’expérience possible.

Au principe logique des genres, qui postule l’identité, est opposé un autre principe, celui des espèces, qui, malgré l’accord des choses sous un même genre, a besoin de leur variété et de leurs diversités, et qui prescrit à l’entendement de ne pas faire moins attention aux espèces qu’aux genres. Ce principe (de pénétration ou de discernement) tempère beaucoup la légèreté du premier (de l’esprit), et la raison se trouve placée ici entre deux intérêts opposés : d’une part celui de l’extension (de la généralité) par rapport aux genres, et d’autre part, celui de la compréhension (de la déterminabilité) par rapport à la variété des espèces, puisque dans le premier cas l’entendement pense beaucoup de choses sous ces concepts, tandis que dans le second il pense davantage sous chacun d’eux. Cette opposition se manifeste même dans les méthodes très-diverses des physiciens : les uns (particulièrement les spéculatifs), ennemis pour ainsi dire de la diversité, cherchent toujours l’unité du genre, tandis que les autres (surtout les esprits empiriques) travaillent incessamment à diviser la nature en tant de variétés, qu’il faudrait presque désespérer d’en juger les phénomènes d’après des principes généraux.

Cette dernière méthode se fonde évidemment aussi sur un principe logique qui a pour but la perfection systématique de toutes les connaissances ; c’est à quoi je tends lorsque, commençant par le genre, je descends aux variétés qui peuvent y être contenues, et que je cherche ainsi à donner de l’étendue au système, de même que dans le premier cas, en remontant au genre, je cherchais à lui donner de la simplicité. En effet la sphère du concept qui désigne un genre, tout comme l’espace qu’occupe une matière, ne saurait nous faire voir jusqu’où peut aller la division. Tout genre exige donc diverses espèces, qui à leur tour exigent diverses sous-espèces ; et, comme aucune de ces dernières n’a lieu sans avoir aussi une sphère (une extension comme conceptus communis), la raison veut, dans toute son étendue, qu’aucune espèce ne soit considérée en elle-même comme la dernière. Chacune en effet étant toujours un concept qui ne contient que ce qui est commun à diverses choses, celui-ci ne peut être complètement déterminé et par conséquent rapporté immédiatement à un individu, ou, en d’autres termes, il doit toujours renfermer d’autres concepts, c’est-à-dire des sous-espèces. Cette loi de la spécification pourrait être exprimée ainsi : entium varietates non temere minuendas.

Mais on voit aisément que cette loi logique n’aurait pas non plus de sens et d’application, si elle n’avait pour fondement une loi transcendentale de la spécification. Cette loi n’exige sans doute pas des choses qui peuvent devenir les objets de notre connaissance une infinité réelle de diversités : car le principe logique, se bornant à affirmer l’indéterminabilité des sphères logiques par rapport à la division possible, n’y donne pas sujet ; mais elle prescrit à l’entendement de chercher, sous chaque espèce qui se présente à nous, des sous-espèces, et pour chaque différence des différences plus petites encore : car s’il n’y avait pas de concepts inférieurs, il n’y en aurait pas non plus de supérieurs. Or l’entendement ne connaît rien que par des concepts ; et par conséquent, aussi loin qu’il aille dans la division, il ne connaît jamais rien par simple intuition, mais il a toujours besoin de concepts inférieurs. La connaissance des phénomènes dans leur complète détermination (laquelle n’est possible que par l’entendement) exige une spécification de nos concepts incessamment continuée, et une progression constante vers des différences qui restent encore, mais dont on a fait abstraction dans le concept de l’espèce et à plus forte raison dans celui du genre.

Cette loi de la spécification ne peut pas non plus être tirée de l’expérience ; car celle-ci ne saurait ouvrir des perspectives aussi étendues. La spécification empirique s’arrête dans la distinction de la diversité, quand elle n’est pas guidée par la loi transcendentale de la spécification, qui, la précédant à titre de principe de la raison, la pousse à chercher toujours cette diversité et à ne pas cesser de la soupçonner alors même qu’elle ne se montre pas à nos sens. Pour découvrir qu’il y a des terres absorbantes de diverses espèces (les terres calcaires et les terres muriatiques), il a fallu une règle antérieure de la raison qui proposât à l’entendement ce problème de chercher la différence, en supposant la nature assez riche pour qu’on pût l’y soupçonner. En effet il n’y a d’entendement possible pour nous que sous la supposition des différences dans la nature, de même qu’il n’est possible que sous la condition que les objets de la nature aient entre eux de l’homogénéité, puisque la variété de ce qui peut être compris sous un concept constitue l’usage de ce concept et l’occupation de l’entendement.

La raison prépare donc à l’entendement son champ : 1o  par le principe de l’homogénéité du divers sous des genres supérieurs ; 2o  par celui de la variété de l’homogène sous des espèces inférieures ; et, pour compléter l’unité systématique, elle y joint encore 3o  la loi de l’affinité de tous les concepts, c’est-à-dire une loi qui ordonne de passer continuellement de chaque espèce à chaque autre au moyen de l’accroissement graduel de la diversité. Nous pouvons nommer ces principes les principes de l’homogénéité, de la spécification et de la continuité des formes. Le dernier résulte de l’union que l’on établit entre les deux premiers, lorsqu’en s’élevant à des genres supérieurs, aussi bien qu’en descendant à des espèces inférieures, on a accompli en idée l’unité systématique ; car alors toutes les variétés sont liées entre elles, puisqu’elles dérivent toutes d’un seul genre supérieur en passant par tous les degrés d’une détermination plus étendue.

L’unité systématique des trois principes logiques peut être rendue sensible de la manière suivante. On peut regarder chaque concept comme un point qui, semblable au point de vue d’un spectateur, a son horizon, c’est-à-dire permet de saisir et d’embrasser une multitude de choses. Dans l’intérieur de cet horizon il peut y avoir une multitude infinie de points de vue dont chacun à son tour a son horizon plus étroit, ce qui revient à dire que chaque espèce contient des sous-espèces, suivant le principe de la spécification, et que l’horizon logique ne se compose que de plus petits horizons (de sous-espèces), et non de points qui n’auraient pas de circonscription (d’individus). Mais à divers horizons, c’est-à-dire à divers genres déterminés par autant de concepts, on peut se représenter un horizon commun, d’où on les embrasse tous comme d’un point central, et qui est un genre plus élevé, jusqu’à ce qu’on atteigne enfin le genre le plus haut, l’horizon général et vrai, qui est déterminé du point de vue du concept le plus élevé et embrasse toute la variété des genres, des espèces et des sous-espèces.

C’est à ce point de vue le plus élevé que me conduit la loi de l’homogénéité ; celle de la spécification me conduit à tous les points de vue inférieurs et à leur extrême variété. Mais, comme de cette manière il n’y a point de vide dans le vaste cercle de tous les concepts possibles, et qu’en dehors de ce cercle on ne peut rien trouver, la supposition de cet horizon général et sa complète division engendrent ce principe : non datur vacuum formarum, c’est-à-dire qu’il n’y a pas divers genres originaires et premiers qui soient en quelque sorte isolés et séparés les uns des autres (par un espace vide), et que tous les genres divers ne sont que des divisions d’un genre suprême, unique et universel. De ce principe dérive cette conséquence immédiate : datur continuum formarum, c’est-à-dire que toutes les différences des espèces touchent les unes aux autres et ne permettent pas que l’on passe de celle-ci à celle-là par un saut brusque, mais seulement par tous les degrés inférieurs de la différence, c’est-à-dire en un mot qu’il n’y a pas d’espèces et de sous-espèces qui soient (dans le concept de la raison) les plus rapprochées entre elles, mais qu’il y a encore et toujours entre elles des espèces intermédiaires qui diffèrent moins les unes des autres que de la première et de la seconde.

La première loi empêche donc qu’on ne s’égare dans la variété des divers genres originaires et recommande l’homogénéité ; la seconde limite au contraire ce penchant pour l’uniformité et ordonne que l’on tienne compte de la distinction des sous-espèces avant de se tourner avec son concept général vers l’individu. La troisième réunit les deux autres en faisant de l’homogénéité une règle jusque dans la plus extrême variété au moyen d’un passage graduel d’une espèce à l’autre, ce qui annonce une sorte de parenté entre différentes branches sortant toutes d’un même tronc.

Mais cette loi logique du continuum specierum (formarum logicarum) présuppose une loi transcendentale (lex continui in natura) sans laquelle elle pourrait bien égarer l’entendement en lui faisant prendre un chemin opposé à celui de la nature. Cette loi doit donc reposer sur des principes purement transcendentaux et non sur des principes empiriques. En effet, dans ce dernier cas, elle n’arriverait qu’après les systèmes, tandis qu’au contraire c’est elle qui a produit ce qu’il y a de systématique dans la connaissance de la nature. Il ne faudrait pas voir derrière ces lois le dessein caché d’en faire l’épreuve à titre de simple essai, bien que sans doute, quand cet enchaînement se rencontre, il fournisse un puissant motif de tenir pour fondée l’unité hypothétiquement conçue, et que par conséquent ces lois aient aussi sous ce rapport leur utilité ; mais il est clair qu’elles jugent rationnelles en soi et conformes à la nature l’économie des causes premières, la diversité des effets et, comme conséquence, l’affinité des membres de la nature, et qu’ainsi ces principes se recommandent directement et non pas simplement comme des procédés de la méthode.

Mais on voit aisément que cette continuité des formes est une simple idée à laquelle on ne saurait indiquer dans l’expérience un objet correspondant. C’est qu’en effet les espèces dans la nature, étant réellement divisées, doivent former en soi un quantum discretum, et que, si le progrès graduel dans l’affinité des espèces était continu, il y aurait aussi une véritable infinité de membres intermédiaires entre deux espèces données, ce qui est impossible. En outre nous ne pouvions faire de cette loi aucun usage empirique déterminé, attendu qu’elle ne nous indique pas le moindre critérium d’affinité d’après lequel nous puissions chercher, jusqu’à une certaine limite, la série graduelle de la diversité, mais qu’elle ne nous offre que cette indication générale d’avoir à la chercher.

Si nous transvertissions l’ordre des principes que nous venons de citer, de manière à les disposer conformément à l’usage de l’expérience, les principes de l’unité systématique pourraient bien se présenter ainsi : diversité, affinité et unité, chacune prise comme idée dans le degré le plus élevé de sa perfection. La raison suppose les connaissances de l’entendement, lesquelles sont immédiatement appliquées à l’expérience ; puis elle en cherche l’unité suivant des idées, et cette unité va beaucoup plus loin que ne peut aller l’expérience. L’affinité du divers sous un principe d’unité, sans préjudice de la diversité, ne concerne pas seulement les choses, mais beaucoup plus encore les simples qualités et propriétés des choses. Aussi, quand par exemple le cours des planètes nous est donné comme circulaire par une expérience (qui n’est pas encore parfaitement confirmée) et que nous trouvons des différences, soupçonnons-nous que ces différences sont des déviations du cercle résultant d’une loi constante qui le fait passer par tous les degrés intermédiaires à l’infini, c’est-à-dire que les mouvements des planètes, qui ne sont pas circulaires, se rapprochent plus ou moins des propriétés du cercle et tombent dans l’ellipse. Les comètes montrent encore une plus grande différence dans leurs orbites, puisque (autant que l’observation permet d’en juger) elles ne se meuvent pas en cercle ; mais nous leur soupçonnons un cours parabolique, qui est voisin de l’ellipse, et qui n’en peut être distingué dans toutes nos observations, quand le grand axe est très-étendu. C’est ainsi que nous arrivons, en suivant la direction de ces principes, à l’unité générique de ces orbites dans leur forme, et par là à l’unité des causes de toutes les lois de leur mouvement (la gravitation) ; que partant de là nous étendons nos conquêtes, en cherchant aussi à expliquer par le même principe toutes les variétés et les apparentes dérogations à ces règles, et qu’enfin nous ajoutons plus que l’expérience ne peut jamais confirmer, comme quand nous allons jusqu’à concevoir, suivant les règles de l’affinité, des courses hyperboliques de comètes, où ces corps abandonnent tout à fait notre monde solaire, et, en allant de soleil en soleil, unissent dans leur parcours les parties les plus éloignées d’un système du monde qui pour nous est sans bornes et qui est lié par une seule et même force motrice.

Ce qu’il y a de remarquable dans ces principes et ce qui d’ailleurs nous occupe uniquement, c’est qu’ils semblent être transcendentaux et que, bien qu’ils ne contiennent que de simples idées pour l’accomplissement de l’usage empirique de la raison, idées que cet usage ne peut suivre que d’une manière en quelque sorte asymptotique, c’est-à-dire purement approximative, ils ont cependant, comme principes synthétiques à priori, une valeur objective, mais indéterminée, qu’ils servent de règle à l’expérience possible, et qu’ils sont même réellement employés avec succès comme principes euristiques dans le travail de l’expérience, sans qu’on en puisse établir une déduction transcendentale ; ce qui, comme nous l’avons montré plus haut, est toujours impossible par rapport aux idées.

Nous avons distingué, dans l’analytique transcendentale, parmi les principes de l’entendement, les principes dynamiques, qui sont simplement régulateurs de l’intuition, des principes mathématiques, qui sont constitutifs par rapport à cette même intuition. Malgré cette distinction les lois regardées comme dynamiques sont certainement constitutives par rapport à l’expérience, en rendant possibles à priori les concepts sans lesquels aucune expérience n’a lieu. Les principes de la raison pure au contraire ne peuvent jamais être constitutifs par rapport aux concepts empiriques, parce qu’aucun schème correspondant de la sensibilité ne peut leur être donné, et que par conséquent ils ne peuvent avoir aucun objet in concreto. Mais si je renonce à me servir empiriquement de ces principes comme de principes constitutifs, comment puis-je vouloir cependant leur assurer un usage régulateur, et avec cet usage quelque valeur objective, et quel sens peut-il avoir ?

L’entendement fait pour la raison précisément ce que la sensibilité fait pour l’entendement. L’œuvre de la raison est de constituer systématiquement l’unité de tous les actes empiriques possibles de l’entendement, de même que celle de l’entendement est de relier par des concepts et de soumettre à des lois empiriques la diversité des phénomènes. Et de même que les actes de l’entendement, sans les schèmes de la sensibilité, sont indéterminés, de même l’unité de la raison, par rapport aux conditions sous lesquelles l’entendement doit unir systématiquement ses concepts et au degré où il doit le faire, est indéterminée par elle-même. Mais, bien qu’on ne puisse trouver dans l’intuition aucun schème pour l’unité systématique complète de tous les concepts de l’entendement, l’analogue d’un schème de ce genre peut et doit être donné, et cet analogue est l’idée du maximum de la division de la connaissance intellectuelle et de son union en un seul principe. En effet le plus grand et l’absolument parfait peuvent se concevoir d’une manière déterminée, puisque toutes les conditions restrictives qui donnent une diversité indéterminée sont écartées. L’idée de la raison est donc l’analogue d’un schème de la sensibilité, mais avec cette différence que l’application des concepts de l’entendement au schème de la raison n’est pas une connaissance de l’objet même (comme l’application des catégories à leurs schèmes sensibles), mais seulement une règle ou un principe de l’unité systématique de tout usage de l’entendement. Or, comme tout principe qui assure à priori à l’entendement l’unité complète de son usage se rapporte, bien qu’indirectement, à l’objet de l’expérience, les principes de la raison pure ont une réalité objective, même par rapport à celui-ci. Ce n’est pas sans doute qu’ils y déterminent quelque chose, mais ils indiquent la marche suivant laquelle on peut mettre l’usage empirique et déterminé de l’entendement complètement d’accord avec lui-même, en le rattachant, autant que possible, au principe de l’unité universelle et en l’en dérivant.

Tous les principes subjectifs qui ne sont pas dérivés de la nature de l’objet, mais de l’intérêt de la raison par rapport à une certaine perfection possible de la connaissance de cet objet, je les appelle maximes de la raison. Il y a donc des maximes de la raison spéculative, qui reposent uniquement sur l’intérêt spéculatif de cette faculté, bien qu’ils aient l’air d’être des principes objectifs.

Si les principes purement régulateurs sont regardés comme constitutifs, ils peuvent être contradictoires en tant que principes objectifs ; mais si on les regarde simplement comme des maximes, il n’y a plus de véritable contradiction, mais seulement des intérêts divers de la raison qui donnent lieu à des divergences dans la manière de voir. Dans le fait la raison n’a qu’un unique intérêt, et le conflit de ses maximes n’est qu’une différence et une limitation réciproque des méthodes ayant pour but de donner satisfaction à cet intérêt.

De cette manière l’intérêt de la diversité (suivant le principe de la spécification) peut l’emporter chez tel raisonneur, et l’intérêt de l’unité (suivant le principe de l’agrégation) chez tel autre. Chacun d’eux croit tirer son jugement de la vue de l’objet et le fonde uniquement sur un plus ou moins grand attachement à l’un des deux principes, dont aucun ne repose sur des fondements objectifs, mais seulement sur l’intérêt de la raison, et qui par conséquent mériteraient plutôt le nom de maximes que celui de principes. Quand je vois des savants disputer entre eux sur la caractéristique des hommes, des animaux ou des plantes, et même des corps du règne minéral, les uns admettant, par exemple, des caractères nationaux particuliers et fondés sur l’origine, ou encore des différences décisives et héréditaires de famille, de race, etc., tandis que d’autres se préoccupent de cette idée que la nature en agissant ainsi a suivi un plan identique, et que toute différence ne repose que sur des accidents extérieurs, je n’ai alors qu’à prendre en considération la nature de l’objet, et je comprends aussitôt qu’elle est beaucoup · trop profondément cachée aux uns et aux autres pour qu’ils puissent en parler d’après une véritable connaissance. Il n’y a autre chose ici que le double intérêt de la raison, dont chaque partie prend à cœur ou affecte de prendre à cœur un côté, et par conséquent que la différence des maximes touchant la diversité ou l’unité de la nature. Ces maximes peuvent bien s’unir ; mais tant qu’on les tient pour des vues objectives, elles occasionnent non-seulement un conflit, mais des obstacles qui retardent longtemps la vérité, jusqu’à ce que l’on trouve un moyen de concilier les intérêts en litige et de tranquilliser la raison sur ce point.

Il en est de même de cette fameuse loi de l’échelle continue des créatures, que Leibnitz a mise en circulation et que Bonnet a excellemment appuyée, mais que d’autres ont attaquée : elle n’est qu’une application du principe de l’affinité qui repose sur l’intérêt de la raison ; car on ne saurait la tirer, à titre d’affirmation objective, de l’observation et de la vue des dispositions de la nature. Les degrés de cette échelle, autant que l’expérience nous les peut montrer, sont beaucoup trop éloignés les uns des autres, et nos prétendues petites différences sont ordinairement dans la nature même de tels abîmes qu’il est impossible de demander à des observations de ce genre les desseins mêmes de la nature (d’autant plus que dans une grande variété il doit être très-aisé de trouver des analogies et des rapprochements). Au Contraire, la méthode qui consiste à chercher l’ordre dans la nature suivant un tel principe, et la maxime qui veut que l’on regarde cet ordre comme fondé dans une nature en général, sans pourtant déterminer où et jusqu’où il règne, cette méthode est certainement un excellent et légitime principe régulateur de la raison, qui, comme tel, va sans doute beaucoup trop loin pour que l’expérience ou l’observation puisse lui être adéquate, mais qui, sans rien déterminer, les met cependant sur la voie de l’unité systématique.





Du but final de la dialectique naturelle de la raison humaine


Les idées de la raison pure ne peuvent jamais être par elles-mêmes dialectiques, et leur abus seul peut faire qu’il en résulte une apparence trompeuse ; car elles nous sont données par la nature de notre raison, et il est impossible que ce tribunal suprême de tous les droits et de toutes les prétentions de notre spéculation renferme lui-même des illusions et des prestiges originels. Très-vraisemblablement elles doivent avoir leur bonne et utile destination dans la constitution naturelle de notre raison. Mais la tourbe des sophistes crie, comme c’est sa coutume, à l’absurdité et à la contradiction, et outrage le gouvernement dont elle ne saurait pénétrer les plans intimes, mais aux bienfaits duquel elle doit elle-même son salut et cette culture qui la met en état de le blâmer et de le condamner.

On ne peut se servir avec sécurité d’un concept à priori, sans en avoir établi la déduction transcendentale. Les idées de la raison pure ne permettent pas, il est vrai, une déduction semblable à celle des catégories ; mais, pour peu qu’elles aient quelque valeur objective, même indéterminée, et qu’elles ne soient pas simplement de vains êtres de raison (entia rationis ratiocinantis), il faut absolument qu’il y en ait une déduction possible, cette déduction s’écartât-elle beaucoup de celle que comportent les catégories. C’est là ce qui complète l’œuvre critique de la raison pure, et c’est là ce que nous voulons maintenant entreprendre.

Que quelque chose soit donné à ma raison comme un objet absolument 1[90], ou seulement comme un objet en idée 2[91], cela fait une grande différence. Dans le premier cas, mes concepts ont pour but de déterminer l’objet ; dans le second, il n’y a réellement qu’un schème, auquel aucun objet n’est donné directement, ni même hypothétiquement, mais qui sert uniquement à représenter d’autres objets dans leur unité systématique, au moyen d’un rapport avec cette idée, et par conséquent d’une manière indirecte. Ainsi je dis que le concept d’une intelligence suprême est une simple idée, c’est-à-dire que sa réalité objective ne peut consister en ce qu’il se rapporte directement à un objet (car en ce sens nous ne saurions justifier sa valeur objective), mais qu’il n’est qu’un schème du concept d’une chose en général, ordonné suivant les conditions de la plus grande unité rationnelle et servant uniquement à maintenir la plus grande unité systématique dans l’usage empirique de notre raison, où l’on dérive en quelque sorte l’objet de l’expérience de l’objet imaginaire de cette idée comme de son principe ou de sa cause. Cela revient à dire, par exemple, que les choses du monde doivent être envisagées comme si elles tenaient leur existence d’une intelligence suprême. De cette manière l’idée n’est proprement qu’un concept euristique et non ostensif (1)[92], et elle montre, non pas quelle est la nature d’un objet, mais comment, sous sa direction, nous devons chercher la nature et l’enchaînement des objets de l’expérience en général. Or, si l’on peut montrer quel bien que les trois espèces d’idées transcendentales (psychologiques, cosmologiques et théologiques) ne se rapportent directement à aucun objet qui leur corresponde ni à sa détermination, toutes les règles de l’usage empirique de la raison n’en conduisent pas moins, sous la supposition d’un tel objet en idée, à l’unité systématique et étendent toujours la connaissance de l’expérience, sans pouvoir jamais lui être contraires, c’est alors une maxime nécessaire de la raison de procéder d’après des idées de ce genre. Et c’est là la déduction transcendentale de toutes les idées de la raison spéculative, non pas comme principes constitutifs servant à étendre notre connaissance à plus d’objets que l’expérience n’en peut donner, mais comme principes régulateurs de l’unité systématique des éléments divers de la connaissance empirique en général, laquelle est mieux construite et mieux justifiée, même dans ses propres limites, qu’elle ne pourrait l’être, sans le secours de ces idées, par le simple usage des principes de l’entendement.

C’est ce que je vais rendre plus clair. En prenant ce qu’on nomme les idées pour principes, d’abord (en psychologie) nous rattacherons au fil conducteur de l’expérience interne tous les phénomènes, tous les actes, toute la réceptivité de notre esprit, comme s’il était une substance simple subsistant (au moins dans la vie) avec identité personnelle, pendant que ses états, dont ceux du corps ne font partie que comme conditions extérieures, changent continuellement. En second lieu (dans la cosmologie) nous devons poursuivre sans jamais nous arrêter la recherche des conditions des phénomènes naturels, internes ou externes, comme si elle était infinie en soi et comme si elle n’avait pas de terme suprême, sans nier, pour cela qu’en dehors de tous les phénomènes il n’y ait des causes premières, purement intelligibles, de ces phénomènes, mais aussi sans jamais nous permettre de les introduire dans l’ensemble des explications naturelles, puisque nous ne les connaissons pas du tout. En troisième lieu enfin (au point de vue de la théologie), nous devons considérer tout ce qui ne peut appartenir qu’à l’ensemble de l’expérience possible, comme si elle formait une unité absolue, mais entièrement dépendante et toujours conditionnelle dans les limites du monde sensible, et comme si en même temps l’ensemble de tous les phénomènes (le monde sensible lui-même) avait, en dehors de sa sphère, un principe suprême unique et absolument suffisant, c’est-à-dire une raison originaire et créatrice subsistant par elle-même. D’après cette idée nous réglons tout usage empirique de notre raison, dans sa plus grande extension : comme si les objets mêmes étaient sortis de ce prototype de toute raison. Cela ne veut pas dire que les phénomènes intérieurs de l’âme dérivent d’une substance pensante simple, mais seulement qu’ils dérivent les uns des autres suivant l’idée d’un être simple ; de même cela ne veut pas dire que l’ordre du monde et son unité systématique dérivent d’une intelligence suprême, mais qu’ils tirent de l’idée d’une cause souverainement sage la règle d’après laquelle la raison doit procéder pour sa plus grande satisfaction dans la liaison des causes et des effets dans le monde.

Rien ne nous empêche d’admettre aussi ces idées comme objectives et hypostatiques, à l’exception seulement de l’idée cosmologique où la raison se heurte contre une antinomie, quand elle veut la réaliser (l’idée psychologique et l’idée théologique ne contiennent aucune antinomie de ce genre). En effet, s’il n’y a pas en elles de contradiction, comment quelqu’un pourrait-il nous en contester la réalité objective, puisque, n’en sachant pas plus que nous touchant leur possibilité, il n’est pas plus fondé à les nier que nous à les affirmer ? Toutefois il ne suffit pas, pour admettre quelque chose, de n’y trouver aucun empêchement positif, et il ne peut pas nous être permis d’introduire, sur la foi de la raison spéculative, qui achève volontiers son œuvre, comme des objets réels et déterminés, des êtres de raison, qui, sans contredire aucun de nos concepts, les surpassent tous. Nous ne devons donc pas les admettre en soi, mais seulement leur attribuer la réalité d’un schème comme principe régulateur de l’unité systématique de toute connaissance naturelle, et par conséquent nous ne devons les prendre pour fondement que comme des analogues de choses réelles, et non comme des choses réelles en soi. Nous écartons de l’objet de l’idée les conditions qui restreignent le concept de notre entendement, mais qui seules aussi nous permettent d’avoir d’une chose quelconque un concept déterminé. Et nous pensons alors quelque chose dont la nature intime échappe à tous nos concepts, mais que nous lions cependant à l’ensemble des phénomènes par un rapport analogue à celui que les phénomènes ont entre eux.

Quand donc nous admettons des êtres idéaux de ce genre, nous n’étendons pas proprement notre connaissance au delà des objets de l’expérience possible, mais seulement l’unité empirique de celle-ci au moyen de l’unité systématique dont le schème nous est donné par l’idée, laquelle par conséquent n’a pas la valeur d’un principe constitutif, mais seulement d’un principe régulateur. En effet, de ce que nous posons une chose correspondant à l’idée, un quelque chose, ou un être réel, il ne s’ensuit pas que nous voulions étendre notre connaissance des choses au moyen de concepts transcendentaux ; car cet être n’est pris pour fondement qu’en idée et non en soi, et par conséquent uniquement pour exprimer l’unité systématique qui doit nous servir de règle dans l’usage empirique de la raison, sans que nous puissions rien décider sur le principe de cette unité ou sur la nature intime de l’être qui en est la cause et le fondement.

Le concept transcendental et le seul déterminé que nous donne de Dieu la raison purement spéculative est donc, dans le sens le plus étroit, un concept déiste. La raison, en effet, ne nous donne pas même la valeur objective de ce concept, mais seulement l’idée de quelque chose sur quoi toute réalité empirique fonde sa suprême et nécessaire unité ; et nous ne pouvons le concevoir que par analogie à une substance réelle qui serait, suivant des lois rationnelles, la cause de toutes choses, quand nous entreprenons de le concevoir absolument comme un objet particulier, et que nous n’aimons pas mieux, nous contentant de la simple idée du principe régulateur de la raison, laisser de côté, comme surpassant l’entendement humain, l’achèvement de toutes les conditions de la pensée, ce qui d’ailleurs ne peut s’accorder avec le but d’une parfaite unité systématique dans notre connaissance, à laquelle du moins la raison ne met pas de bornes.

Il arrive ainsi qu’en admettant un être divin, je n’ai pas à la vérité le moindre concept de la possibilité interne de sa souveraine perfection, ni de la nécessité de son existence, mais que je puis alors satisfaire à toutes les autres questions qui concernent le contingent, et procurer à la raison le plus parfait contentement, non pas par rapport à cette supposition même, mais par rapport à la plus grande unité qu’elle puisse chercher dans son usage empirique, ce qui prouve que c’est son intérêt spéculatif, et non sa pénétration, qui l’autorise à partir d’un point si haut placé au-dessus de sa sphère, pour envisager de là ses objets comme dans un ensemble parfait.

Ici se montre une différence de la façon de penser dans une seule et même supposition, qui est assez subtile, mais qui a pourtant une grande importance dans la philosophie transcendentale. Je puis avoir une raison suffisante d’admettre quelque chose relativement (suppositio relativa), sans être fondé à l’admettre absolument (suppositio absoluta). Cette distinction se présente quand il s’agit simplement d’un principe régulateur, dont nous connaissons, il est vrai, la nécessité en soi, mais non la source, et que nous admettons à cet égard une cause suprême uniquement afin de concevoir d’une manière plus déterminée l’universalité du principe, quand par exemple je conçois comme existant un être qui corresponde à une simple idée, à une idée transcendentale. En effet je ne puis jamais admettre en soi l’existence de cette chose, puisqu’aucun des concepts par lesquels je puis concevoir quelque objet d’une manière déterminée n’y suffisent, et que les conditions de la valeur objective de mes concepts sont exclues par l’idée même. Les concepts de la réalité, de la substance, de la causalité, même ceux de la nécessité dans l’existence, n’ont, en dehors de l’usage par lequel ils rendent possible la connaissance empirique d’un objet, aucun sens qui détermine quelque autre objet. Ils peuvent donc bien servir à l’explication de la possibilité des choses dans le monde sensible, mais non pas à celle de la possibilité d’un univers même, puisque ce principe d’explication devrait être en dehors du monde, et que par conséquent il ne saurait être un objet d’expérience possible. Je puis cependant admettre, relativement au monde sensible, mais non en soi, un être incompréhensible de ce genre, l’objet d’une simple idée. En effet, si une idée (celle de l’unité systématiquement parfaite, dont je parlerai bientôt d’une manière plus précise) sert de fondement au plus grand usage empirique possible de ma raison, et que cette idée ne puisse jamais être en soi représentée d’une manière adéquate dans l’expérience, bien qu’elle soit indispensablement nécessaire pour rapprocher l’unité empirique du plus haut degré possible ; je ne suis pas alors seulement autorisé, mais obligé à réaliser cette idée, c’est-à-dire à lui supposer un objet réel, mais seulement comme quelque chose en général que je ne connais pas du tout en soi et auquel je ne donne des propriétés analogues aux concepts de l’entendement dans son usage empirique que comme à un principe de cette unité systématique et relativement à elle. Je concevrai donc, par analogie aux réalités du monde, aux substances, à la causalité et à la nécessité, un être qui possède tout cela dans la suprême perfection ; et, puisque cette idée ne repose que sur ma raison, je pourrai concevoir cet être comme une raison indépendante, qui soit la cause de l’univers au moyen des idées de la plus grande harmonie et de la plus grande unité possible. J’élimine ainsi toutes les conditions qui limitent l’idée, uniquement afin de rendre possible, grâce à un tel principe, l’unité systématique de la diversité dans l’univers, et, par le moyen de cette unité, le plus grand usage empirique possible de la raison, en regardant toutes les liaisons des phénomènes comme si elles étaient ordonnées par une raison suprême, dont la nôtre fût une faible image. Je me fais alors une idée de cet être suprême au moyen de purs concepts qui n’ont proprement leur application que dans le monde sensible ; mais, comme je n’ai recours à cette supposition que pour un usage relatif, c’est-à-dire afin qu’elle me donne le substratum de la plus grande unité possible d’expérience, je puis bien concevoir un être que je distingue du monde au moyen d’attributs qui appartiennent proprement au monde sensible. En effet je ne prétends nullement et je n’ai pas le droit de prétendre connaître cet objet de mon idée suivant ce qu’il est en soi ; car je n’ai point de concepts pour cela, et même les concepts de réalité, de substance, de causalité ; ceux aussi de nécessité dans l’existence, perdent toute signification et ne sont plus que de vains titres de concepts sans aucun contenu, quand je me hasarde à sortir avec eux du champ des choses sensibles. Je ne conçois la relation d’un être qui m’est tout à fait inconnu en soi avec la plus grande unité systématique possible de l’univers, que pour faire de cet être un schème du principe régulateur du plus grand usage empirique possible de ma raison.

Si nous jetons maintenant nos regards sur l’objet transcendental de notre idée, nous voyons que nous ne pouvons pas supposer son existence en soi d’après les concepts de réalité, de substance, de causalité, etc., puisque ces concepts n’ont pas la moindre application à quelque chose de tout à fait distinct du monde sensible. La supposition que la raison fait d’un être suprême, comme cause première, est donc purement relative, c’est-à-dire qu’elle a pour but l’unité systématique du monde sensible ; c’est simplement un quelque chose en idée dont aucun concept ne nous permet de dire ce qu’il est en soi. Par où l’on voit aussi pourquoi nous avons besoin par rapport à ce qui est donné aux sens comme existant, de l’idée d’un être premier nécessaire en soi, mais pourquoi nous ne saurions jamais avoir le moindre concept de cet être et de sa nécessité absolue. Nous pouvons à présent mettre clairement devant les yeux le résultat de toute la dialectique transcendentale et déterminer exactement le but final des idées de la raison pure, qui ne deviennent dialectiques que par l’effet d’un malentendu et faute d’attention. La raison pure n’est dans le fait occupée que d’elle-même, et elle ne peut avoir d’autre fonction, puisque ce ne sont pas les objets qui lui sont donnés pour en recevoir l’unité du concept de l’expérience, mais les connaissances de l’entendement pour acquérir l’unité du concept de la raison, c’est-à-dire de l’enchaînement en un seul principe. L’unité rationnelle est l’unité du système, et cette unité systématique n’a pas pour la raison l’utilité objective d’un principe qui l’étendrait sur les objets, mais l’utilité subjective d’une maxime qui l’applique à toute connaissance empirique possible des objets. Cependant l’enchaînement systématique, que la raison peut donner à l’usage empirique de l’entendement, n’en favorise pas seulement l’extension, mais il en garantit aussi la justesse ; et le principe de cette unité systématique est aussi objectif, mais d’une manière indéterminée (principium vagum), non pas comme principe constitutif servant à déterminer quelque chose relativement à son objet direct, mais comme principe régulateur et comme maxime servant à favoriser et à affermir à l’infini (d’une manière indéterminée) l’usage empirique de la raison, en lui ouvrant de nouvelles voies que l’entendement ne connaît pas, sans jamais être en rien contraire aux lois de cet usage.

Mais la raison ne peut concevoir cette unité systématique sans donner en même temps à son idée un objet, lequel d’ailleurs ne peut être donné par aucune expérience ; car l’expérience ne fournit jamais un exemple d’une parfaite unité systématique. Cet être de raison (ens rationis ratiocinatœ) n’est, à la vérité, qu’une simple idée, et par conséquent il n’est pas admis absolument et en soi comme quelque chose de réel ; nous ne le prenons pour fondement que d’une manière problématique (car nous ne saurions l’atteindre par aucun concept de l’entendement), afin d’envisager toute liaison des choses du monde sensible comme si elles avaient leur principe dans cet être de raison, mais uniquement dans le dessein d’y fonder l’unité systématique qui est indispensable à la raison, et qui est avantageuse de toutes façons à la connaissance empirique de l’entendement, sans jamais pouvoir lui être contraire.

On méconnaît le sens de cette idée quand on la tient pour l’affirmation ou même pour la supposition d’une chose réelle, à laquelle on voudrait attribuer le principe de la constitution systématique du monde. On doit au contraire laisser tout à fait indécise la question de savoir quelle est en soi la nature de ce principe qui se soustrait à nos concepts, et ne faire de l’idée que le point de vue duquel seul on peut étendre cette unité si essentielle à la · raison et si salutaire à l’entendement. En un mot, cette chose transcendentale n’est que le schème de ce principe régulateur par lequel la raison, autant qu’il est en elle, étend à toute expérience l’unité systématique.

Je suis moi-même, comme nature pensante (comme âme), le premier objet d’une pareille idée. Si je veux rechercher les propriétés avec lesquelles un être pensant existe en soi, il faut que je consulte l’expérience, et je ne puis même appliquer aucune des catégories à cet objet qu’autant que le schème m’en est donné dans l’intuition sensible. Mais je n’arrive jamais par là à une unité systématique de tous les phénomènes du sens intime. À la place donc du concept expérimental (de ce que l’âme est réellement), qui ne peut nous conduire loin, la raison prend celui de l’unité empirique de toute pensée, et, en concevant cette unité comme inconditionnelle et originaire, elle fait de ce concept le concept rationnel (l’idée) d’une substance simple qui demeure immuable en soi (personnellement identique) est en relation avec d’autres, choses réelles en dehors d’elle, en un mot, d’une intelligence simple existant par elle-même. Mais elle n’a pas ici en vue autre chose que d’expliquer les phénomènes de l’âme au moyen des principes de l’unité systématique, en considérant toutes les déterminations comme appartenant à un objet unique, toutes les facultés, autant que possible, comme dérivées d’une unique faculté première, tout changement comme faisant partie des états d’un seul et même être permanent, et en représentant tous les phénomènes qui ont lieu dans l’espace comme entièrement distincts des actes de la pensée. Cette simplicité de la substance, etc., ne doit être regardée, que comme le schème de ce principe régulateur, et l’on ne suppose pas qu’elle soit le principe réel des propriétés de l’âme. Il se peut en effet que celles-ci reposent sur de tout autres principes, que nous ne connaissons pas, puisqu’aussi bien nous ne saurions proprement connaître l’âme en elle-même au moyen de ces prédicats que nous supposons, quand même nous voudrions les lui appliquer d’une manière absolue, car ils ne sont qu’une simple idée qui ne peut être représentée in concreto. Une idée psychologique de ce genre ne peut offrir que des avantages, si l’on se garde bien de la prendre pour quelque chose de plus qu’une simple idée, c’est-à-dire si l’on se borne à l’appliquer à l’usage systématique de la raison par rapport aux phénomènes de notre âme. Alors en effet on ne mêle plus en rien les lois empiriques des phénomènes corporels, lesquelles sont d’une tout autre espèce, aux explications de ce qui appartient simplement au sens intime ; on ne se permet plus aucune de ces vaines hypothèses de génération, de destruction et de palingénésie des âmes, etc. ; la considération de cet objet du sens intime est ainsi tout à fait pure et sans mélange de propriétés hétérogènes ; en outre la recherche de la raison est dirigée de manière à ramener, autant que possible, à un principe unique dans ce sujet les principes d’explication ; toutes choses que fait excellemment, et même seul, un tel schème, comme si c’était un objet réel. L’idée psychologique ne peut donc représenter autre chose que le schème d’un concept régulateur. Car de demander seulement si l’âme n’est pas un sol de nature spirituelle, ce serait une question qui n’aurait pas de sens. En effet par un concept de ce genre je n’écarte pas simplement la nature corporelle, mais en général toute nature, c’est-à-dire les prédicats de quelque expérience possible, par conséquent toutes les conditions qui pourraient servir à concevoir un objet à un tel concept, en un mot tout ce qui seul permet de dire que ce concept a un sens.

La seconde idée régulatrice de la raison purement spéculative est le concept du monde en général. En effet la nature n’est proprement que l’unique objet donné par rapport auquel la raison a besoin de principes régulateurs. Cette nature est de deux espèces : pensante ou corporelle. Mais pour concevoir la dernière dans sa possibilité interne, c’est-à-dire pour déterminer l’application des catégories à cette nature, nous n’avons besoin d’aucune idée, c’est-à-dire d’aucune représentation qui dépasse l’expérience ; aussi bien n’y en a-t-il point de possible par rapport à elle, puisque nous ne sommes guidés à son égard que par l’intuition sensible et qu’il n’en va pas ici comme dans le concept psychologique fondamental (moi), lequel contient à priori une certaine forme de la pensée, à savoir l’unité de la pensée. Il ne nous reste donc rien pour la raison pure que la nature en général et la plénitude en elle des conditions d’après quelque principe. L’absolue totalité des séries de ces conditions, dans la dérivation de leurs membres, est une idée qui, à la vérité, ne peut jamais être complètement réalisée dans l’usage empirique de la raison, mais qui cependant nous fournit la règle que nous devons suivre à cet égard. C’est-à-dire que, dans l’explication des phénomènes donnés, nous devons procéder (en rétrogradant ou en remontant), comme si la série était en soi infinie (c’est-à-dire in indefinitum) ; mais que, là, où la raison même est considérée comme cause déterminante (dans la liberté), par conséquent dans les principes pratiques, nous devons agir comme si nous avions devant nous, non pas un objet des sens, mais un objet de l’entendement pur, où les conditions ne peuvent plus être placées dans la série des phénomènes, mais en dehors de cette série, et où la série des états peut être envisagée comme si elle commençait absolument (par une cause intelligible) ; toutes choses qui prouvent que les idées cosmologiques ne sont que des principes régulateurs et sont très-éloignées de poser, d’une manière en quelque sorte constitutive, une totalité réelle de ces séries. On peut voir le reste en son lieu dans l’antinomie de la raison pure.

La troisième idée de la raison pure, laquelle contient la supposition simplement relative d’un être considéré comme la cause unique et parfaitement suffisante de toutes les séries cosmologiques, est le concept rationnel de Dieu. Nous n’avons pas la moindre raison d’admettre absolument (de supposer en soi) l’objet de cette idée ; car qu’est-ce qui pourrait nous autoriser ou seulement nous induire à croire ou à affirmer en soi, en vertu du seul concept que nous en avons, un être doué d’une perfection suprême et absolument nécessaire par sa nature, n’était le monde par rapport auquel seulement cette supposition peut être nécessaire ? Par où l’on voit clairement que l’idée de cet être, comme toutes les idées spéculatives, ne signifie rien de plus sinon que la raison ordonne de considérer tout enchaînement dans le monde d’après les principes d’une unité systématique, par conséquent comme si tous étaient sortis d’un être unique comprenant tout, comme d’une cause suprême et parfaitement suffisante. Il est clair par là que la raison ne peut avoir ici pour but que sa propre règle formelle dans l’extension de son usage empirique, mais jamais une extension au delà de toutes les limites de l’usage empirique, et que, par conséquent, sous cette idée ne se cache aucun principe constitutif de son usage, lequel tend à l’expérience possible.

L’unité formelle suprême, qui repose exclusivement sur des concepts rationnels, est l’unité finale 1[93] des choses, et l’intérêt spéculatif de la raison nous oblige à regarder toute ordonnance dans le monde comme si elle était sortie des desseins d’une raison suprême. Un tel principe ouvre en effet à notre raison appliquée au champ des expériences des vues toutes nouvelles qui nous font lier les choses du monde suivant des lois téléologiques et nous conduisent par là à la plus grande unité systématique possible de ces choses. La supposition d’une intelligence suprême, comme cause unique de l’univers, mais qui à la vérité n’est que dans l’idée, peut donc toujours être utile à la raison et ne saurait jamais lui nuire. En effet si, relativement à la figure de la terre (qui est ronde, mais quelque peu aplatie *[94]), des montagnes et des mers, etc., nous admettons d’avance de sages desseins d’un auteur suprême, nous pouvons faire dans cette voie une multitude de découvertes. Si nous nous en tenons à cette supposition comme à un principe purement régulateur, l’erreur même ne peut pas nous être nuisible. En effet il n’en peut résulter rien de plus, sinon que, là où nous attendions un lien téléologique (nexus finalis), nous n’en trouvions qu’un purement mécanique ou physique (nexus effectivus), ce qui ne nous prive que d’une unité, mais ne nous fait pas perdre l’unité rationnelle dans son usage empirique. Mais ce contre-temps ne peut pas atteindre la loi même dans son but général et téléologique. En effet, bien qu’un anatomiste puisse être convaincu d’erreur, en rapportant quelque organe du corps d’un animal à une fin qui n’en résulte évidemment pas, il est cependant tout à fait impossible de prouver qu’une disposition de la nature, quelle qu’elle soit, n’ait pas du tout de fin. La physiologie (des médecins) étend donc aussi sa connaissance empirique, très-bornée d’ailleurs, des fins de la structure d’un corps organique au moyen d’un principe que fournit seule la raison pure, et qui va jusqu’à nous faire admettre très hardiment, mais aussi avec le consentement de tous les hommes raisonnables, que tout dans l’animal a son utilité et une bonne fin. Mais cette supposition ne saurait être constitutive, car elle va beaucoup plus loin que ne le permettent les observations faites jusqu’ici. Par où l’on voit qu’elle n’est qu’un principe régulateur de la raison, dont nous nous servons pour arriver à l’unité systématique la plus haute, au moyen de l’idée de la causalité finale d’une cause suprême du monde, comme si cette cause avait tout fait, en tant qu’intelligence suprême, d’après le plan le plus sage.

Mais si nous négligeons de restreindre cette idée à un usage purement régulateur, la raison s’égare alors de diverses manières, car elle abandonne le sol de l’expérience, qui doit cependant contenir les jalons de son chemin, pour s’élancer au delà de ce sol, dans l’incompréhensible et dans l’insondable, sur des hauteurs où elle est nécessairement saisie de vertige, en se voyant entièrement privée de tout usage conforme à l’expérience.

Lorsqu’au lieu de se servir de l’idée d’un être suprême comme d’un principe purement régulateur, on l’emploie (ce qui est contraire à la nature d’une idée) comme un principe constitutif, le premier inconvénient qui en résulte est la raison paresseuse (ignava ratio *[95]). On peut nommer ainsi ce principe qui fait que l’on regarde son investigation de la nature, en quoi que ce soit, comme absolument achevée, et que la raison se livre au repos comme si elle avait entièrement accompli son œuvre. L’idée psychologique elle-même, quand on l’emploie comme un principe constitutif pour expliquer les phénomènes de notre âme, et ensuite pour étendre au-delà de toute expérience notre connaissance de ce sujet (pour connaître son état après la mort), est sans doute très-commode pour la raison ; mais elle corrompt et elle ruine tout l’usage naturel qu’on en peut faire en suivant la direction des expériences. C’est ainsi que le spiritualiste dogmatique explique l’unité de la personne, qui persiste toujours la même à travers tous les changements de ses états, par l’unité de la substance pensante, qu’il croit percevoir immédiatement dans le moi : ou bien l’intérêt que nous prenons aux choses qui ne doivent arriver qu’après la mort, par la conscience de la nature immatérielle de notre sujet pensant, etc. Il se dispense de toute investigation naturelle des causes physiques de ces phénomènes intérieurs en laissant de côté, en vertu de la décision souveraine d’une raison transcendante, sans doute pour sa plus grande commodité, mais au détriment de ses lumières, les sources immanentes de la connaissance expérimentale. Cette conséquence fâcheuse se montre encore plus clairement dans le dogmatisme de notre idée d’une intelligence suprême et du système théologique de la nature (de la physico-théologie) qui s’y fonde faussement. En effet toutes les fins que nous attribuons à la nature, et qui souvent ne sont inventées que par nous-mêmes, nous servent à nous mettre fort à l’aise dans l’investigation des causes : nous nous abstenons ainsi de les chercher dans les lois générales du mécanisme de la matière pour en appeler directement aux insondables décrets de la sagesse suprême ; et nous regardons le travail de la raison comme achevé, parce que nous nous dispensons de son usage, lequel ne trouve de fil conducteur que là où il nous est donné par l’ordre de la nature et la série de ses changements suivant ses lois internes et générales. On peut éviter cette faute en ne considérant pas seulement du point de vue des fins quelques parties de la nature, comme par exemple la division du continent, sa structure, la nature et la position des montagnes, ou même l’organisation dans le règne végétal et dans le règne animal, mais en rendant tout à fait générale, par rapport à l’idée d’une intelligence suprême, cette unité systématique. Alors en effet nous prenons pour fondement une finalité réglée pan des lois universelles de la nature, auxquelles aucune disposition particulière ne fait exception, bien qu’elle ne se montre pas toujours à nous aussi clairement, et nous avons un principe régulateur de l’unité systématique d’une liaison téléologique, mais nous ne la déterminons pas d’avance, et en attendant nous devons poursuivre la liaison physico-mécanique suivant des lois générales. C’est ainsi seulement que le principe de l’unité finale peut toujours étendre l’usage de la raison par rapport à l’expérience, sans lui faire tort en aucun cas.

Le second vice qui résulte d’une fausse interprétation du principe de l’unité systématique est celui de la raison renversée (perversa ratio, υστερον προτερον rationis). L’idée de l’unité systématique ne devrait servir que comme un principe régulateur pour chercher cette unité dans la liaison des choses suivant des lois générales de la nature, et pour croire qu’à mesure qu’on a trouvé quelque chose par la voie empirique, on s’est approché de la perfection de son usage, bien qu’on ne puisse jamais l’atteindre. Mais on fait précisément le contraire : on commence par prendre pour fondement, en la considérant comme hypostatique, la réalité d’un principe de l’unité finale, et par déterminer anthropomorphiquement le concept d’une telle intelligence suprême, parce qu’elle est en soi tout à fait inaccessible, et l’on impose ensuite, violemment et dictatorialement, des fins à la nature, au lieu de les chercher, comme il convient : par la voie de l’investigation physique. De cette façon non-seulement la téléologie, qui ne devrait servir que pour compléter l’unité de la nature suivant des lois générales, tend plutôt à la supprimer, mais encore la raison manque son but, qui est de prouver par la nature l’existence d’une telle cause intelligente suprême. En effet, si l’on ne peut supposer à priori dans la nature la finalité suprême, c’est-à-dire comme appartenant à l’essence de la nature, comment veut-on être conduit à la chercher et s’approcher, au moyen de cette échelle, de la suprême perfection d’un premier auteur, comme d’une perfection absolument nécessaire et par conséquent pouvant être connue à priori ? Le principe régulateur veut que l’on présuppose absolument, c’est-à-dire comme résultant de la nature des choses, l’unité systématique comme une unité naturelle, qui ne peut pas être connue d’une manière purement empirique, mais qui est supposée à priori, bien que d’une manière encore indéterminée. Que si je commence par poser en principe un être ordonnateur suprême, l’unité de la nature est alors supprimée par le fait. Car elle devient ainsi tout à fait étrangère à la nature des choses et contingente, et elle ne peut plus être connue au moyen des lois générales de cette nature. De là un cercle vicieux dans la démonstration, puisque l’on suppose ce qu’il s’agissait précisément de démontrer.

Prendre le principe régulateur de l’unité systématique de la nature pour un principe constitutif, et admettre hypostatiquement comme cause première ce qui n’est pris qu’en idée pour fondement de l’usage uniforme de la raison, c’est là ce qui s’appelle proprement égarer la raison. L’investigation de la nature va son chemin en suivant uniquement la chaîne des causes naturelles qui sont soumises aux lois générales de la nature ; et, si elle a recours à l’idée d’un auteur suprême, ce n’est pas pour en dériver la finalité, qu’elle poursuit partout, mais pour en connaître l’existence au moyen de cette finalité qu’elle cherche dans l’essence des choses de la nature, et même autant que possible dans celle de toutes les choses en général, et par conséquent pour la connaître comme absolument nécessaire. Que cette dernière chose réussisse ou non, l’idée reste toujours exacte, et aussi son usage, quand il est restreint aux conditions d’un principe purement régulateur.

L’unité finale complète est la perfection (considérée absolument). Si nous ne la trouvons pas dans l’essence des choses qui constituent tout l’objet de l’expérience, c’est-à-dire de toute notre connaissance objective, par conséquent dans les lois universelles et nécessaires de la nature, comment en conclurons-nous l’idée de la perfection suprême et absolument nécessaire d’un être premier qui soit la source de toute causalité ? La plus grande unité systématique, par conséquent aussi la plus grande unité finale, est l’école et même le fondement qui rend possible le plus grand usage de la raison humaine. L’idée en est donc inséparablement liée à l’essence de notre raison. Cette même idée a donc pour nous la valeur d’une loi, et ainsi il est très-naturel d’admettre une raison législative qui lui corresponde (intellectus archetypus), et d’où toute unité systématique de la nature puisse être dérivée comme d’un objet de notre raison.

Nous avons dit, à propos de l’antinomie de la raison pure, que toutes les questions qu’élève la raison pure doivent être résolues, et que l’excuse qui se tire des bornes de notre connaissance, et qui dans beaucoup de questions physiques est aussi inévitable que juste, ne peut être admise ici, puisqu’il ne s’agit pas ici de la nature des choses, mais seulement de la nature de la raison et de sa constitution interne. Nous sommes maintenant en état de confirmer cette assertion, hardie au premier aspect, relativement aux deux questions, auxquelles la raison attache son plus grand intérêt ; nous compléterons ainsi nos considérations sur la dialectique de la raison pure.

Demande-t-on, en premier lieu (par rapport à une théologie transcendentale *[96]), s’il y a quelque chose de distinct du monde qui contienne le principe de l’ordre du monde et de son enchaînement suivant des lois générales ; la réponse est celle-ci : oui sans doute. En effet le monde est une somme de phénomènes ; il doit donc y avoir pour ces phénomènes un principe transcendental, c’est-à-dire un principe que l’entendement pur puisse seul concevoir. Demande-t-on, en second lieu, si cet être est une substance, si cette substance a la plus grande réalité, si elle est nécessaire, etc. ; je réponds que cette question n’a pas de sens. En effet toutes les catégories au moyen desquelles je cherche à me faire un concept d’un objet de ce genre n’ont d’autre usage que l’usage empirique, et elles n’ont plus aucun sens quand on ne les applique pas à des objets d’expérience possible, c’est-à-dire au monde sensible. En dehors de ce champ, elles ne sont que des titres de concepts que l’on peut bien accorder, mais par lesquels on ne saurait rien comprendre. Demande-t-on enfin, en troisième lieu, si nous ne pouvons pas du moins concevoir cet être distinct par analogie avec les objets de l’expérience, je réponds : sans doute, mais seulement comme objet en idée, et non en réalité, c’est-à-dire uniquement en tant qu’il est pour nous un substratum inconnu de cette unité systématique, de cet ordre et de cette finalité de la constitution du monde dont la raison doit se faire un principe régulateur dans son investigation de la nature. Bien plus, nous pouvons dans cette idée accorder hardiment et sans crainte de blâme un certain anthropomorphisme, qui est nécessaire au principe régulateur dont il s’agit ici. En effet ce n’est toujours qu’une idée, qui n’est pas directement rapportée à un être distinct du monde, mais au principe régulateur de l’unité systématique du monde, ce qui ne peut avoir lieu qu’au moyen d’un schème de cette unité, c’est-à-dire d’une intelligence suprême qui en soit la cause suivant de sages desseins. On ne saurait concevoir par là ce qu’est en soi le principe de l’unité du monde, mais comment nous devons l’employer, ou plutôt employer son idée relativement à l’usage systématique de la raison par rapport aux choses du monde.

Mais de cette manière pouvons-nous (continuera-t-on de demander) admettre un unique, sage et tout-puissant auteur du monde ? Sans aucun doute ; et non-seulement nous pouvons, mais nous devons le supposer. Mais alors étendons-nous notre connaissance au delà du champ de l’expérience possible ? Nullement. En effet nous n’avons fait que supposer un quelque chose dont aucun concept ne nous fait connaître la nature en soi (un objet purement transcendental) ; mais, par rapport à l’ordre systématique et final de la construction du monde, que nous devons supposer quand nous étudions la nature, nous n’avons conçu cet être, qui nous est inconnu, que par analogie avec une intelligence (dont le concept est empirique) ; c’est-à-dire que, par rapport aux fins et à la perfection qui se fondent sur lui, nous l’avons précisément doué des propriétés qui, suivant les conditions de notre raison, peuvent renfermer le principe d’une telle unité systématique. Cette idée est donc parfaitement fondée relativement à l’usage cosmologique de notre raison. Mais, si nous voulions lui attribuer une valeur absolument objective, nous oublierions que c’est simplement un être en idée que nous pensons ; et, en commençant alors par un principe qui ne peut être nullement déterminé par la considération du monde, nous serions par là hors d’état d’appliquer convenablement ce principe à l’usage empirique de la raison.

Mais (demandera-t-on encore), puis-je ainsi faire usage du concept et de la supposition d’un être suprême dans la contemplation rationnelle du monde ? Oui, et c’est proprement pour cela que cette idée a été posée en principe par la raison. Mais puis-je donc regarder comme une finalité une ordonnance analogue à une finalité, en la dérivant de la volonté divine, mais il est vrai grâce à l’intermédiaire de dispositions particulières établies à cet effet dans le monde ? Oui, vous le pouvez aussi, mais à la condition qu’il vous soit indifférent d’entendre dire que la sagesse divine a tout ordonné ainsi pour ses fins suprêmes, ou que l’idée de la sagesse suprême est une règle dans l’investigation de la nature et un principe de son unité systématique et finale fondée sur des lois physiques générales, même là où nous ne l’apercevons pas ; c’est-à-dire qu’il doit vous être parfaitement indifférent de dire là où vous la remarquez : Dieu l’a ainsi voulu dans sa sagesse, ou bien la nature l’a ainsi sagement ordonné. En effet la plus grande unité systématique et finale que votre raison voulait donner pour principe régulateur à toute investigation de la nature, était précisément ce qui vous autorisait à prendre pour fondement l’idée d’une suprême intelligence comme schème du principe régulateur ; et plus vous trouvez, suivant ce principe, de finalité dans le monde, plus vous voyez se confirmer la légitimité de votre idée. Seulement comme le principe dont il est question n’avait d’autre but que de chercher l’unité nécessaire et la plus grande possible de la nature, nous devons sans doute tout ce que nous en atteignons à l’idée d’un être suprême ; mais nous ne pouvons, sans tomber en contradiction avec nous-mêmes, négliger les lois universelles de la nature, par rapport auxquelles uniquement l’idée a été prise pour fondement, et considérer cette finalité de la nature comme contingente et d’origine hyperphysique. Nous n’étions pas, en effet, autorisés à admettre au-dessus de la nature un être doué des attributs dont il s’agit, mais seulement à prendre pour fondement l’idée d’un tel être, afin d’envisager, par analogie avec une détermination causale, les phénomènes comme systématiquement liés entre eux.

Nous sommes aussi autorisés par là non-seulement à concevoir la cause idéale du monde suivant un anthropomorphisme subtil (sans lequel on n’en pourrait rien concevoir), c’est-à-dire comme un être doué d’intelligence, capable de plaisir et de peine, et par conséquent de désir et de volonté, etc., mais à lui attribuer une perfection infinie, qui par conséquent dépasse de beaucoup celle que pourrait nous autoriser à admettre la connaissance empirique de l’ordre du monde. En effet le principe régulateur de l’unité systématique veut que nous étudions la nature comme s’il s’y trouvait partout à l’infini une unité systématique et finale dans la plus grande variété possible. Car, quoique nous ne découvrions ou n’atteignions que peu de cette perfection du monde, c’est cependant le propre de la législation de notre raison de la chercher et de la soupçonner partout, et il doit toujours nous être avantageux, sans que cela puisse jamais nous être nuisible, de diriger d’après ce principe notre contemplation de la nature. Mais sous cette représentation, sous cette idée d’un auteur suprême que je prends pour fondement, il est clair aussi que ce n’est pas l’existence et la connaissance d’un tel être, mais seulement son idée qui me sert de principe, et qu’ainsi je ne dérive proprement rien de cet être, mais seulement de l’idée de cet être, c’est-à-dire de la nature des choses du monde envisagée suivant une telle idée. Aussi une certaine conscience, bien que confuse, du véritable usage de ce concept de notre raison paraît-elle avoir donné naissance au langage discret et réservé des philosophes de tous les temps, qui parlent de la sagesse et de la prévoyance de la nature ou de la sagesse divine comme si c’étaient des expressions synonymes, et qui même préfèrent la première expression, tant qu’ils n’ont affaire qu’à la raison spéculative, parce qu’elle modère notre prétention d’affirmer plus que nous n’avons le droit de le faire, et qu’en même temps elle ramène la raison à son propre champ, la nature.

Ainsi la raison pure, qui d’abord semblait ne nous promettre rien de moins que d’étendre nos connaissances au delà de toutes les limites de l’expérience, ne contient, si nous la comprenons bien, que des principes régulateurs, qui, à la vérité, prescrivent une unité plus grande que celle que peut atteindre l’usage empirique de l’entendement, mais qui, par cela même qu’ils reculent si loin le but dont il cherche à se rapprocher, portent au plus haut degré l’accord de cet usage avec lui-même au moyen de l’unité systématique. Que si, au contraire, on entend mal ces principes et qu’on les prenne pour des principes constitutifs de connaissances transcendantes, une apparence brillante mais trompeuse produit alors une persuasion et un savoir imaginaire, qui enfantent à leur tour des contradictions et des disputes éternelles.




Ainsi toute connaissance humaine commence par des intuitions, va de là à des concepts et finit par des idées. Bien qu’elle ait pour ces trois éléments des sources à priori, qui au premier aspect semblent repousser les limites de toute expérience, une critique complète nous convainc cependant que toute raison ne peut jamais dépasser avec ces éléments le champ de l’expérience possible, et que la véritable destination de cette suprême faculté de connaître est de ne se servir de toutes les méthodes et des principes de ces méthodes que pour poursuivre la nature jusque dans ce qu’elle a de plus intime suivant tous les principes possibles d’unité, dont le principal est celui de l’unité des fins, mais jamais pour sortir de ses limites, hors desquelles il n’y a plus pour nous que le vide. À la vérité, l’examen critique de toutes les propositions qui peuvent étendre notre connaissance au delà de l’expérience réelle nous a suffisamment convaincus, dans l’analytique transcendentale, qu’elles ne peuvent jamais nous conduire à quelque chose de plus qu’à une expérience possible ; et, si l’on ne se montrait défiant même à l’endroit des théorèmes abstraits ou généraux les plus clairs, si des perspectives attrayantes et apparentes ne nous entraînaient à en rejeter la force, nous aurions pu certainement nous dispenser d’interroger péniblement tous les témoins dialectiques qu’une raison transcendante appelle à l’appui de ses prétentions ; car nous savions déjà d’avance, avec une parfaite certitude, que leurs allégations peuvent partir d’une intention honnête, mais qu’elles doivent être absolument nulles, parce qu’il s’agit ici d’une connaissance qu’aucun homme ne saurait jamais acquérir. Mais, comme il n’y a pas de fin au discours si l’on ne découvre la véritable cause de l’apparence par laquelle le plus raisonnable même peut être trompé, et que la résolution de toute notre connaissance transcendante en ses éléments (comme étude de notre nature intérieure) n’est pas en soi d’un prix médiocre : qu’elle est même un devoir pour le philosophe, il était nécessaire de rechercher en détail jusque dans ses premières sources tout ce travail de la raison spéculative, quelque vain qu’il soit ; et de plus, comme l’apparence dialectique n’est pas ici seulement trompeuse quant au jugement, mais aussi quant à l’intérêt qu’on prend au jugement, qu’elle est par là aussi attrayante que naturelle et qu’elle demeurera telle en tout temps, il était prudent de rédiger explicitement les actes de ce procès et de les déposer dans les archives de la raison humaine afin que l’on puisse éviter à l’avenir de semblables erreurs.


________





Notes de Kant modifier

  1. La sensibilité, soumise à l’entendement, en tant qu’elle lui fournit l’objet auquel celui-ci applique sa fonction, est la source des connaissances réelles. Mais cette même sensibilité, en tant qu’elle influe sur l’acte même de l’entendement et le détermine à juger, est le principe de l’erreur.
  2. Il étendait aussi il est vrai, sa théorie aux connaissances spéculatives, pourvu seulement qu’elles fussent pures et données tout à fait à priori, et même aux mathématiques, quoique celles-ci n’aient leur objet que dans l’expérience possible. Mais je ne puis le suivre en cela, pas plus que dans la déduction mystique de ces idées ou dans les exagérations par lesquelles il en faisait en quelque sorte des hypostases (*) ; et pourtant le langage sublime dont il se servait dans ce cas, est susceptible d’une interprétation plus modérée et conforme à la nature des choses.

    (*) Dadurch er sie gleichsam hypostasirte.

  3. La métaphysique n’a pour objet propre de ses recherches que trois idées, Dieu, la liberté et l’immortalité, et tel est le lien de ces trois concept, que le premier, uni au second, doit conduire au troisième, comme à une conséquence nécessaire. Tout ce dont cette science s’occupe d’ailleurs n’est pour elle qu’un moyen d’arriver à ces idées et à leur réalité. Elle n’en a pas besoin pour étudier la nature, mais pour sortir de ses limites. Si nous pouvions pénétrer ces trois objets, la théologie, la morale et, par l’union des deux premières, la religion c’est-à-dire les fins les plus élevées de notre existence, ne dépendraient que de la raison spéculative et de rien autre chose. Dans une représentation systématique de ces idées l’ordre cité serait le plus convenable, comme ordre synthétique ; mais dans le travail qui doit nécessairement précéder celui-là, l’ordre analytique, qui est l’inverse du premier, est plus conforme à notre but : c’est en nous élevant de ce que l’expérience nous fournit immédiatement c’est-à-dire de la psychologie à la cosmologie, et de là à la connaissance de Dieu que nous parviendrons à exécuter notre vaste plan (a).

    (a) Cette note a été ajoutée dans la seconde édition J. B.

  4. Sind eher vernünftelnde als Vernunftschlüsse zu nennen.
  5. Sophisticationen.
  6. * Le lecteur qui ne découvrirait pas aisément le sens psychologique de ces expressions dans leur abstraction transcendentale, et demanderait comment le dernier attribut de l’âme appartient à la catégorie de l'existence, les trouvera suffisamment expliquées et justifiées dans la suite. Au reste, si, dans cette section, comme dans tout le cours de cet ouvrage, j’ai eu recours aux expressions latines de préférence aux expressions allemandes correspondantes, et si je me suis écarté ainsi des habitudes du bon style, c’est que j’aime mieux sacrifier quelque chose du côté de l’élégance du langage que d’embarrasser la marche de la science par la moindre obscurité.
  7. (a) A partir d’ici jusqu’à la fin du chapitre, la première édition présentait un examen des paralogismes de la psychologie rationnelle, que Kant a entièrement modifié dans la seconde, et que j’ai dû rejeter à la fin de ce volume, à cause de son étendue. J. B.
  8. * La pensée est prise dans les deux prémisses en des sens entièrement différents : dans la majeure, elle s’applique à un objet en général (tel par conséquent, qu’il peut être donné dans l’intuition) ; dans la mineure au contraire, on ne l’envisage que dans son rapport à la conscience de soi, et par conséquent il n’y a plus ici d’objet conçu, mais on se représente seulement le rapport à soi comme à un sujet (en tant que ce rapport est la forme de la pensée). Dans la première, il s’agit des choses qui ne peuvent être conçues autrement que comme sujets ; dans la seconde au contraire, il ne s’agit plus des choses, mais (puisque l’on fait abstraction de tout objet) de la pensée, dans laquelle le je sert toujours de sujet de conscience. On ne saurait donc en déduire cette conclusion : je ne puis exister autrement que comme sujet, mais celle-ci seulement : je ne puis dans la pensée de mon existence me servir de moi que comme d’un sujet du jugement, ce qui est une proposition identique, qui ne révèle absolument rien sur le mode de mon existence.
  9. 1 Durch Zertheilung.
  10. 2 Durch Verschwinden.
  11. 1 Elanguescenz.
  12. * La clarté n’est pas, comme disent les logiciens, la conscience d’une représentation ; car un certain degré de conscience, mais trop faible pour donner lieu au souvenir, doit se rencontrer même dans beaucoup de représentations obscures, puisque, s’il n’y avait point du tout de conscience, nous ne ferions aucune différence dans la liaison des représentations obscures, ce que pourtant nous pouvons faire pour le caractère de certaines idées (comme celles de droit et d’équité, ou celles que le musicien associe, lorsqu’il groupe ensemble plusieurs notes dans une fantaisie). Mais une représentation est claire, lorsque la conscience que nous en avons est telle que nous ayons aussi la conscience de la différence qui la distingue des autres. Que si elle suffit à nous les faire distinguer, sans nous donner la conscience de cette distinction, la représentation doit encore être appelée obscure. Il y a donc un nombre infini de degrés de conscience jusqu’à son extinction.
  13. * Ceux qui, pour mettre en avant une nouvelle possibilité, s’imaginent avoir assez fait en nous défiant de trouver une contradiction dans leurs hypothèses (comme font tous ceux qui croient apercevoir la possibilité de la pensée même après cette vie, bien qu’ils n’en trouvent d’exemples que dans les intuitions empiriques de la vie actuelle), ceux-là peuvent être mis dans un grand embarras par d’autres possibilités qui ne sont pas plus hardies. Telle est celle de la division d’une substance simple en plusieurs substances, et réciproquement de la réunion (coalition) de plusieurs en une simple. En effet, si la divisibilité suppose un composé, elle ne suppose pourtant pas nécessairement un composé de substances, mais seulement un composé de degrés (de diverses puissances) d’une seule et même substance. Or, de même que l’on peut concevoir toutes les forces et toutes les facultés de l’âme, même celle de la conscience, diminuées de moitié, mais de telle sorte qu’il reste toujours quelque substance, on peut aussi se représenter sans contradiction cette moitié éteinte comme conservée, non pas dans l’âme, mais hors d’elle. Seulement, comme ici tout ce qui est réel en elle, et par conséquent a un degré, en un mot, comme toute son existence a été diminuée de moitié, sans que rien ne manque, il en résulterait alors une substance particulière hors d’elle. En effet, la pluralité qui a été divisée existait déjà auparavant, non pas comme pluralité de substances, mais de réalités formant le quantum de son existence, et l’unité de la substance n’était qu’une manière d’exister, qui n’a été changée en une pluralité de subsistance que par cette division. De même plusieurs substances simples pourraient à leur tour se réunir en une seule, où rien ne périrait, si ce n’est la pluralité de substance, puisque cette unique substance renfermerait le degré de réalité de toutes les précédentes ensemble. Peut-être les substances simples, qui nous donnent le phénomène d’une matière (par l’effet d’une influence réciproque, non pas sans doute mécanique ou chimique, mais inconnue et dont le degré seul constituerait le phénomène), produisent-elles les âmes des enfants au moyen d’une semblable division dynamique des âmes des parents, considérées comme quantités intensives, lesquelles répareraient leurs pertes en s’unissant à une nouvelle matière de la même espèce. Je suis d’ailleurs bien éloigné d’accorder la moindre valeur à ces rêveries ; aussi bien les principes établis plus haut par l’analytique nous ont-ils suffisamment enjoint de ne faire des catégories (par exemple de celle de la substance) qu’un usage empirique. Mais si, sans aucune intuition par laquelle un objet soit donné, et uniquement parce que l’unité de l’aperception dans la pensée ne lui permet aucune explication par le composé, le rationaliste est assez hardi pour faire de la simple faculté de penser un être subsistant par lui-même, au lieu d’avouer, ce qui vaudrait beaucoup mieux, qu’il ne saurait expliquer la possibilité d’une nature pensante, pourquoi le matérialiste, quoiqu’il ne puisse pas davantage invoquer l’expérience en faveur de ses hypothèses, ne ferait-il pas avec la même hardiesse de son principe un usage contraire, tout en conservant l’unité formelle du premier ?
  14. * Le je pense est, comme on l’a déjà dit, une proposition empirique, et renferme la proposition : j’existe. Mais je ne puis dire : tout ce qui pense existe ; car alors la propriété de la pensée ferait de tous les êtres qui la possèdent autant d’êtres nécessaires. Mon existence ne peut donc pas non plus être regardée, ainsi que Descartes l’a cru, comme déduite de la proposition : je pense (puisqu’autrement il faudrait supposer cette majeure : tout ce qui pense existe) mais elle lui est identique. Cette proposition exprime une intuition empirique, c’est-à-dire une perception indéterminée (ce qui prouve par conséquent que déjà la sensation, qui appartient à la sensibilité, sert de fondement à cette proposition concernant l’existence) ; mais elle précède l’expérience, qui doit, au moyen des catégories, déterminer l’objet de la perception relativement au temps. L’existence n’est donc pas ici une catégorie, en tant qu’elle se rapporte, non à un objet donné d’une manière indéterminée, mais à un objet dont on a un concept et dont on veut savoir s’il existe ou non en dehors de ce concept. Une perception indéterminée ne signifie ici que quelque chose de réel qui est donné, mais seulement pour la pensée en général, et non par conséquent comme phénomène ou comme chose en soi (comme noumène) quelque chose en un mot qui existe en fait et qui est désigné comme tel dans la proposition : je pense. Car il est à remarquer que, si j’ai appelé la proposition : je pense, une proposition empirique, je n’ai point voulu dire par là que le je soit dans cette proposition une représentation empirique, c’est bien plutôt une représentation intellectuelle, puisqu’elle appartient à la pensée en général. Sans doute, sans une représentation empirique qui fournit à la pensée sa matière, l’acte : je pense, n’aurait pas lieu ; mais l’élément empirique n’est que la condition de l’application ou de l’usage de la faculté intellectuelle pure.
  15. Unsweckmänzigen
  16. Erscheint
  17. Der Ercheinung der Materie
  18. 1. Weltbegriffe.
  19. 2. Weltganz.
  20. 1 Zusammensetzung.
  21. 2 Theilung.
  22. 3 Entstehung.
  23. 4 Abhangigkeit des Daseyns.
  24. * L’ensemble absolu de la série des conditions pour un conditionnel donné est toujours inconditionnel ; car en dehors de lui il n’y a plus de conditions relativement auxquelles il puisse être conditionnel. Mais cet ensemble absolu d’une série de ce genre n’est qu’une idée ou plutôt un concept problématique, dont il faut rechercher la possibilité, ne fut-ce que relativement à la manière dont y peut être compris l’inconditionnel, en tant qu’il est proprement l’idée transcendentale à laquelle il se rapporte.
  25. 1 Potentialiter.
  26. 2 Weltanfange.
  27. 3 Weltgrenze.
  28. 4 Einfache.
  29. 5 Selbsthätigkeit.
  30. 6 Naturnotwendigkeit.
  31. * La nature, prise adjectivement (formalither), signifie l’assemblage des déterminations d’une chose opérée suivant un principe interne de la causalité. Au contraire on entend par nature, prise substantivement (materialiter), l’ensemble des phénomènes, en tant qu’ils sont tous unis en vertu d’un principe interne de la causalité. Dans le premier sens on parle de la nature de la matière fluide, du feu, etc., et l’on ne se sert de ce mot qu’adjectivement ; au contraire, quand on parle des choses de la nature, on pense à un tout subsistant.
  32. 1 Weltbegriffe.
  33. 2 Transcendent Naturgriffe.
  34. * Les antinomies se succéderont suivant l’ordre précédemment indiqué, des idées transcendantales.
  35. * Nous pouvons percevoir un quantum indéterminé comme un tout, quand il est renfermé dans des limites, sans avoir besoin d’en construire, en le mesurant, la totalité, c’est-à-dire la synthèse successive des parties. En effet les limites déterminent déjà cette totalité, puisqu’elles écartent toute autre grandeur.
  36. ** Le concept de la totalité n’est pas autre chose en ce cas que la représentation de la synthèse complète de ses parties ; car, comme ce n’est pas de l’intuition du tout (qui dans ce cas est impossible) que nous pouvons tirer le concept, nous ne pouvons le saisir, du moins en idée, qu’au moyen de la synthèse des parties élevée jusqu’à l’infini.
  37. * L’espace est simplement la forme de l’intuition extérieure (une intuition formelle), et non une chose réelle qui puisse être l’objet d’une intuition extérieure. L’espace, avant toutes les choses qui le déterminent (le remplissent ou le limitent), ou plutôt qui donnent une intuition empirique en harmonie avec sa forme, ou ce qu’on nomme l’espace absolu, n’est pas autre chose que la simple possibilité de phénomènes extérieurs,
  38. * Il contient ainsi une multitude (relativement à l’unité donnée) qui est plus grande que tout nombre, ce qui est le concept mathématique de l’infini.
  39. * On comprend aisément ce que nous voulons dire par là. : c’est que l’espace vide, en tant qu’il est limité par des phénomènes, par conséquent celui qui est dans l’intérieur du monde, ne contredit pas du moins les principes transcendentaux, et que par conséquent on peut l’admettre au point de vue de ces principes (sans affirmer par là même sa possibilité).
  40. Gesetzndszigkeit.
  41. Gesetzlorigkeit.
  42. * Le temps, comme condition formelle de la possibilité des changements, leur est, à la vérité objectivement antérieur ; mais subjectivement et dans la réalité de la conscience la représentation n’en est donnée, ainsi que toute autre, qu’à l’occasion des perceptions.
  43. * Le mot commencer se prend en deux sens. Le premier est actif, et signifie que la cause commence (infit) une série d’états qui sont ses effets : le second est passif, et signifie que la causalité commence (fit) dans la cause même. Je conclus ici du premier au second.
  44. 1 Darstellen.
  45. 1 Gedankendinge.
  46. 2 Der Empirist.
  47. * C’est cependant encore une question de savoir si Épicure a jamais présenté ces principes comme des assertions objectives. Si par hasard ils n’avaient été pour lui que des maximes de l’usage spéculatif de la raison, il aurait montré en cela un esprit plus véritablement philosophique qu’aucun des philosophes de l’antiquité. Que dans l’explication des phénomènes il faille procéder comme si notre champ d’investigation n’était limité par aucune borne ni par aucun commencement du monde ; qu’il faille admettre la matière du monde dans le sens où nous devons le faire, quand nous voulons en être instruits par l’expérience ; que l’on ne doive invoquer d’autre origine des événements que celle qui est déterminée par les lois immuables de la nature ; enfin que l’on ne doive recourir à aucune cause distincte du monde ; ce sont là, aujourd’hui encore, des principes très-justes, quoique très-peu observés, qui nous permettent d’étendre la philosophie spéculative, et en même temps de découvrir les principes de la morale indépendamment de tout secours étranger, sans que celui qui veut ignorer ces principes dogmatiques, tant qu’il ne s’agit que de pure spéculation, puisse être accusé de les vouloir nier.
  48. 1 Der Empirismus der transcendental-idealisirenden Vernunft.
  49. * On ne saurait, il est vrai, faire aucune réponse à la question de savoir ce que c’est qu’un objet transcendental, ou qu’elle en est la nature, mais on peut bien dire que la question elle-même n’est rien, parce qu’elle n’a point d’objet donné. Toutes les questions de la psychologie transcendentale sont donc susceptibles d’une solution et elles sont réellement résolues ; car elles concernent le sujet transcendental de tous les phénomènes intérieurs, lequel n’est pas lui-même un phénomène et par conséquent n’est pas donné comme objet, et auquel aucune des catégories ne trouve moyen de s’appliquer (c’est sur elles cependant que porte proprement la question). C’est donc ici le cas de dire, suivant une expression fréquemment employée, que l’absence de réponse est aussi une réponse, c’est-à-dire qu’une question sur la nature de ce quelque chose que nous ne saurions concevoir au moyen d’aucun prédicat déterminé, puisqu’il réside tout à fait hors de la sphère des objets, est, entièrement nulle et vide.
  50. * Je l’ai appelé aussi quelquefois idéalisme formel, pour le distinguer de l’idéalisme matériel c’est-à-dire de l’idéalisme ordinaire, qui met en doute ou nie l’existence des choses extérieures mêmes. Il semble sage dans beaucoup de cas de se servir de cette dernière expression, de préférence à la première, afin de prévenir toute équivoque (a).
    (a) Cette note a été ajoutée dans la seconde édition.
  51. * Cette série du monde ne peut donc être ni plus grande, ni plus petite que la régression empirique possible sur laquelle seule repose son concept. Mais, comme ce concept ne saurait donner un infini déterminé et pas davantage un fini déterminé (limité absolument), il est clair que nous ne pouvons admettre la grandeur du monde ni comme finie, ni comme infinie, puisque la régression (au moyen de laquelle elle nous est représentée) ne permet ni l’un ni l’autre.
  52. * On remarquera que la preuve est ici tout autrement administrée que ne l’était plus haut la preuve dogmatique dans l’antithèse de la première antinomie. Là nous avions présenté le monde sensible, suivant la représentation ordinaire et dogmatique, comme une chose qui était donnée en soi, quant à la totalité, antérieurement à toute régression, et nous lui avions refusé une place déterminée dans le temps et dans l’espace, s’il n’occupait pas tous les temps et tous les espaces. La conclusion était donc aussi tout autre qu’ici, c’est-à-dire qu’elle conduisait à l’infinité réelle du monde.
  53. 1 Das Durchgängigbedingte der dynamischen Reihen.
  54. * En effet l’entendement ne permet point parmi les phénomènes une condition qui serait elle-même empiriquement inconditionnelle. : Mais, si l’on, peut concevoir au conditionnel (dans le phénomène) une condition intelligible, qui à ce titre n’appartienne pas comme membre à la série des phénomènes, sans rompre pour cela le moins du monde la série des conditions empiriques, une telle condition pourrait être admise comme empiriquement inconditionnelle, de telle sorte que la régression empirique continue n’en serait nullement interrompue.
  55. 1 Die Erscheinung des intelligibelen. Cf. la note du T. Ier. p. 99.
  56. 1 Das Sollen.
  57. 1 An ihren Wirkungen in der Erscheinung.
  58. 1 Sinnesart.
  59. 1 Denkungsart.
  60. * La moralité propre des actions (le mérite et la faute), celle même de notre propre conduite, nous demeure donc absolument cachée. Nos imputations ne peuvent se rapporter qu’au caractère empirique. Quelle part au juste attribuer à la liberté, à la simple nature, aux vices involontaires du tempérament, ou à ses heureuses qualités (merito fortunæ). c’est ce que personne ne peut découvrir, ni par conséquent juger avec une parfaite justice.
  61. 1 Grundsatz der durchgängigen Bestimmung.
  62. * Par ce principe chaque chose est donc rapportée à un corrélatif commun, c’est-à-dire à la possibilité totale, laquelle, si elle se trouvait (cette matière de tous les prédicats possibles) dans l’idée d’une seule chose, prouverait l’affinité de tout le possible par l’identité du principe de sa complète détermination. La déterminabilité de tout concept est soumise à l’universalité (universalitas) du principe qui exclut tout milieu entre deux prédicats opposés ; mais la détermination d’une chose est soumise à la totalité (universitas) ou à l’ensemble de tous les prédicats possibles.
  63. 1 Realität (Sachheit).
  64. * Les observations et les calculs des astronomes nous ont appris beaucoup de choses étonnantes ; mais le plus important est qu’ils nous ont découvert l’abîme de l’ignorance, que la raison humaine, sans ces connaissances, n’aurait jamais pu se représenter aussi profond et la réflexion sur cette ignorance doit apporter un grand changement dans la détermination du but final de l’usage de notre raison.
  65. * Allbositz.
  66. * Indem wir sie hypostasiren.
  67. * Eine blosze Erdichtung.
  68. * Cet idéal de l’être souverainement réel est donc, bien qu’il ne soit qu’une simple représentation, d’abord réalisé, c’est-à-dire converti en objet, ensuite hypostasié, et enfin, par une marche naturelle de la raison vers l’achèvement de l’unité, personnifié, comme nous le montrerons bientôt. C’est que l’unité régulatrice de l’expérience ne repose pas sur les phénomènes eux-mêmes (sur la sensibilité toute seule), mais sur l’enchaînement de leurs éléments divers par l’entremise de l’entendement (dans une aperception), et que par conséquent l’unité de la suprême réalité et la complète déterminabilité de toutes choses (leur possibilité) semblent résider dans un entendement suprême, par conséquent dans une intelligence.
  69. 1 Dasjenige dessen Begriff zu allem Warum das Darum in sich enthält.
  70. 1 Wenn von Entschlieszungen die Rede ist.
  71. 1 Die Pflicht zu wählen.
  72. 2 Die oberste Causalität.
  73. 3 Die höchste Causalität.
  74. 4 Allbefassende Vollkommenheit.
  75. * Le concept est toujours possible, quand il n’est pas contradictoire. C’est là le critérium logique de la possibilité, et par là son objet se distingue du nihil negativum. Mais il n’en peut pas moins être un concept vide, quand la réalité objective de la synthèse par laquelle le concept est produit, n’est pas particulièrement démontrée ; et cette démonstration, comme nous l’avons montré plus haut, repose toujours sur des principes d’expérience possible, et non sur le principe de l’analyse (le principe de contradiction). Nous sommes ainsi avertis de ne pas conclure aussitôt de la possibilité (logique) des concepts à la possibilité {réelle) des choses.
  76. * Alles Setzen.
  77. * Cette argumentation est trop connue pour qu’il soit nécessaire de l’exposer ici plus longuement. Elle repose sur cette loi naturelle, soi-disant transcendentale, de la causalité, à savoir que tout ce qui est contingent a sa cause, et que cette cause, si elle est contingente à son tour, doit aussi avoir une cause, jusqu’à ce que la série des causes subordonnées les unes aux autres s’arrête à une cause absolument nécessaire, sans laquelle elle ne serait jamais complète.
  78. 1 Eingesehen.
  79. 2 Unerforschlich.
  80. 3 Denkbarer.
  81. 4 Erforscht.
  82. 1 Hypostasirt.
  83. 1 Weltbaumeister.
  84. 2 Weltschöpfer.
  85. 1 Die Physicotheologen.
  86. * Je ne dis pas morale théologique. Celle-ci en effet contient des lois morales qui présupposent l’existence d’un souverain maître du monde tandis que la théologie morale fonde sur des lois morales la croyance à l’existence d’un être suprême.
  87. 1 Fehlerfreies.
  88. 1 Dessen zweckmliszige Einstellung.
  89. 1 Das Systematische der Erkenntnisz.
  90. 1 Als ein Gegenstand schlechthin.
  91. 2 Als ein Gegenstand in der Idee.
  92. (1) Ce sont les termes mêmes employés par Kant ; ce qui suit en explique d’ailleurs suffisamment le sens. J. B.
  93. 1 Zweckmässige.
  94. * L’avantage qui résulte de la forme sphérique de la terre est assez connu ; mais peu de personnes savent que son aplatissement, qui la fait ressembler à un sphéroïde, est le seul obstacle qui empêche les saillies du continent ou même de plus petites montagnes qui peuvent être soulevées par un tremblement de terre, de changer continuellement et d’une manière grave en assez peu de temps l’axe de la terre, comme il arriverait si le renflement de la terre sous la ligne n’était pas une montagne assez forte pour que la secousse de toute autre montagne ne puisse jamais changer notablement sa situation relativement à l’axe. Et cependant on n’hésite pas à expliquer cette sage disposition par l’équilibre de la masse terrestre, autrefois fluide.
  95. * C’est ainsi que les anciens dialecticiens nommaient un sophisme qui se formulait en ces termes : Si ton destin le veut, tu guériras de cette maladie, que tu prennes un médecin ou que tu n’en prennes pas. Cicéron dit que cette espèce de raisonnement tire son nom de ce qu’en le suivant, on ne fait plus dans la vie aucun usage de sa raison. Tel est le motif pour lequel je désigne sous ce même nom l’argument sophistique de la raison pure.
  96. * Ce que j’ai déjà dit précédemment de l’idée psychologique et de sa destination propre comme principe de l’usage purement régulateur de la raison me dispense de m’arrêter à expliquer encore en particulier l’illusion transcendentale d’après laquelle cette unité systématique de toute diversité du sens intime est représentée hypostatiquement. La méthode est ici fort semblable à celle que la critique a suivie par rapport à l’idéal théologique.


Notes du traducteur modifier

  1. Logik des Scheins.
  2. Wovon wir durch jene Begriffe selbst die Ursache sein können ; mot à mot : dont nous pouvons être la cause par ces concepts mêmes.
  3. J’ajoute ces mots pour plus de liaison et de clarté. J. B.
  4. Die Folgerung.
  5. Schlussfolge (Consequenz). La distinction faite par Kant entre cette expression et la précédente est intraduisible en français. On ne saurait la rendre par les mots conclusion et conséquence, qui sont tout à fait synonymes. J. B.
  6. Pour accorder ceci avec ce qui précède, il faut consulter la Logique de Kant (§ 44). Il y remarque que les conclusions immédiates supposent bien elles-mêmes un jugement intermédiaire, mais que ce jugement est une proposition tautologique. J. B.
  7. Verstandesschluss.
  8. Vernunftschluss.
  9. Vernunftbegriff.
  10. Zum Begreifen.
  11. Zum Verstehen.
  12. Vorstellung.
  13. Perception est le mot même que Kant emploie ici.
  14. Empfindung.
  15. Erkenntnisz.
  16. Anschauung.
  17. Begriff.
  18. Kant donne ici dans son texte même, l’expression latine que j’ai mise entre parenthèses.
  19. C’est le mot même dont Kant se sert.
  20. Vernunftbegriff.
  21. Die Allheit oder Totalität.
  22. J’ajoute cette expression à celle d’inconditionnel par laquelle j’ai jusqu’ici traduit unbedingt, pour mieux amener la remarque qui suit. J. B.
  23. Bis zum Schlechthinunbedingten.
  24. Vernunfteinheit.
  25. Verstandeseinheit.
  26. In Ausübung.
  27. Ein potentialer Fortgang.
  28. Ein Gedankending.