Cratyle (trad. Méridier)/Notice

Les Belles Lettres (Œuvres complètes de Platon, tome V, 2e partiep. 7-49).

NOTICE


Il n’est pas un dialogue de Platon qui ait suscité chez les modernes plus de discussions que le Cratyle. Dans ses analyses parues entre 1891 et 1901, H. Kirchner[1] passait en revue trente-deux études consacrées à cet ouvrage, et depuis lors ce nombre a continué de s’accroître. Quel est le but du Cratyle ? Quelle opinion l’auteur y exprime-t-il sur l’origine du langage ? Contre quelles écoles ou quelles personnes est dirigée sa polémique ? Dans quelle mesure la plaisanterie s’y mêle-t-elle au sérieux ? Autant de questions sur lesquelles les commentateurs n’ont cessé de se diviser. C’est assez dire qu’en ajoutant à cette longue liste un nouvel essai d’interprétation, on ne prétend point donner une solution définitive des problèmes soulevés par le Cratyle. Du moins paraît-il possible d’atteindre sur un certain nombre de points, par un examen attentif de la marche du dialogue, à des conclusions vraisemblables[2].

I

ANALYSE DU DIALOGUE

Préambule. Exposé du problème.
(383 a-384 e).

Le dialogue met en scène trois personnages, Hermogène, Cratyle et Socrate. Il s’ouvre brusquement : Hermogène, en discussion avec Cratyle, lui propose de faire part de leur entretien à Socrate, qui vient d’arriver. De quoi s’agit-il ? Suivant Cratyle, il existe naturellement (φύσει) pour chaque objet une juste dénomination (ὀνόματος ὀρθότης, 383 ab) qui est la même pour tous, Grecs et Barbares. Mais Hermogène ne peut obtenir de lui l’explication de ses propos obscurs. Que Socrate veuille bien les interpréter, ou donner son avis sur la question ! Socrate répond que le problème est difficile et qu’il en ignore la solution. D’ailleurs il est prêt à la rechercher de concert avec ses interlocuteurs. Hermogène expose sa thèse, opposée à celle de Cratyle : la justesse des noms est affaire de convention et d’accord (συνθήκη καὶ ὁμολογία, 384 d). Le nom qu’on attribue à chaque objet est juste ; si on le change pour un autre, par exemple en nommant un serviteur, le dernier n’est pas moins juste. Il n’y a pas de nom donné par la nature ; l’usage et la coutume (νόμῳ καὶ ἔθει) font tout en cette matière.


Entretien de Socrate et d’Hermogène
(385 a-427 d).

La longue discussion qui s’engage alors entre Socrate et Hermogène occupe la plus grande partie du dialogue. Elle comprend quatre étapes :

I (385 a-391 b). Au cours de la première, Socrate fait admettre à son interlocuteur les propositions suivantes :

1. Les choses ont une essence fixe et stable (τινα βεβαιότητα τῆς οὐσίας, 386 a ; οὐσίαν τινὰ βέβαιον, 386 e) qui ne dépend pas de nous ;

2. Les actes (πράξεις) qui se rapportent aux choses sont une forme déterminée de réalité (ἕν τι εἶδος τῶν ὄντων, 386 e). Ils se font en conformité avec leur propre nature, et non selon notre façon de voir ;

3. Or parler est un acte, et nommer (τὸ ὀνομάζειν) en est une partie. Il faut donc nommer les choses suivant le moyen qu’elles ont naturellement de nommer et d’être nommées (ᾖ πέφυκε τὰ πράγματα ὀνομάζειν τε καὶ ὀνομάζεσθαι, 387 d) ;

4. C’est à l’aide du nom qu’on nomme. Le nom est un instrument qui sert à instruire et à distinguer la réalité (ὄνομα… διδασκαλικόν τί ἐστιν ὄργανον καὶ διακριτικὸν τῆς οὐσίας, 388 bc) ;

5. C’est le législateur (νομοθέτης) qui établit les noms (388 e) ;

6. Il doit avoir les yeux fixés sur ce qui est le nom en soi (πρὸς αὐτὸ ἐκεῖνο ὃ ἔστιν ὄνομα, 389 d), pour imposer aux sons et aux syllabes le nom approprié naturellement à chaque objet ;

7. Peu importe que les législateurs n’opèrent pas sur les mêmes syllabes, pourvu qu’ils leur imposent la forme de nom (τὸ τοῦ ὀνόματος εἶδος, 390 a ; cf. ἰδέαν, 389 e) requise par l’objet ;

8. L’homme capable de juger l’ouvrage du législateur (le nom) est celui qui s’en servira, c’est-à-dire l’homme qui sait interroger et répondre (τὸν ἐρωτᾶν καὶ ἀποκρίνεσθαι ἐπιστάμενον), en d’autres termes le dialecticien (διαλεκτικόν, 390 c). C’est lui qui devra diriger (ἐπιστάτην, 390 d) le travail du législateur.

Résumé et conclusion. Fixer les noms n’est pas l’œuvre du premier venu, comme le croyait Hermogène ; et Cratyle a raison : les noms appartiennent naturellement (φύσει) aux choses, et il n’est donné d’être un artisan de noms (δημιουργὸς ὀνομάτων) qu’à celui-là qui, le regard attaché sur le nom naturel de l’objet, sait en imposer la forme aux lettres et aux syllabes (390 de).

II (391 b-396 c). Il faut maintenant rechercher en quoi consiste cette justesse naturelle du nom, c’est-à-dire comment se réalise cette destination idéale. Pour le savoir, Socrate propose de s’adresser aux sophistes. Mais Hermogène lui ayant fait observer que la démarche serait illogique, puisqu’on a réfuté précédemment la thèse de Protagoras, il décide de consulter Homère et les poètes. En se fondant sur les noms d’Astyanax et d’Hector, Socrate tire d’Homère les lois que voici :

1. Il est juste de donner au fils le nom du père, quand la génération se fait suivant l’ordre naturel (393 c) ;

2. Peu importe alors que le même sens s’exprime par telles ou telles syllabes : des lettres peuvent être ajoutées, ou retranchées, ou déplacées ; elles peuvent être entièrement différentes ; il suffit que l’essence de l’objet se manifeste dans le nom (393 d-394 c) ;

3. Les êtres dont la génération s’est faite contre nature (τοῖς παρὰ φύσιν, 394 d) doivent être désignés non par le nom de leur père, mais par celui du genre (γένος) auquel ils appartiennent. Explication des noms d’Oreste, Agamemnon, Atrée, Pélops, Tantale, Zeus, Kronos, Ouranos (394 d-396 d).

III (396 d-421 c). Mais les noms donnés aux héros et aux hommes risquent d’induire en erreur. Beaucoup d’entre eux sont établis d’après les appellations des ancêtres, et sans aucune convenance ; d’autres expriment un souhait. Il faut examiner plutôt les noms appliqués à ce qui a par nature une existence éternelle (τὰ ἀεὶ ὄντα καὶ πεφυκότα, 397 b).

Ici, une digression où Socrate explique l’étymologie de θεός (397 cd), celles de δαίμων, d’après Hésiode (397 e-398 c), de ἥρως (398 c-e), d’ἄνθρωπος (399 a), de ψυχή, (399 d-400 b), de σῶμα (400 bc).

Ramené par Hermogène à la recherche annoncée, Socrate commence son examen. Il passe successivement en revue trois groupes de noms, dont il indique l’étymologie :

1. Ceux des dieux : Rhéa, Kronos, Poseidon, Pluton, Hadès, Déméter, Héra, Pherréphatta, Apollon, les Muses, Léto, Artémis, Dionysos (ici, étymologie de οἶνος, le vin), Aphrodite, Pallas, Athéna, Héphaïstos, Arès, Hermès, Pan (400 e-408 d) ;

2. Ceux des astres et des phénomènes naturels : le soleil (ἥλιος), la lune (σελήνη, σελαναία), le mois (μείς), l’éclair (ἀστραπή), le feu (πῦρ), l’eau (ὕδωρ), l’air (ἀήρ), l’éther (αἰθήρ), la terre (γῆ, γαῖα, les saisons (ὧραι), l’année et l’an (ἐνιαυτός, ἔτος, 409 a-410 e).

3. Ceux des notions morales : φρόνησις, νόησις, σωφροσύνη, ἐπιστήμη, σύνεσις, σοφία, ἀγαθόν, δικαιοσύνη, δίκαιον (et ἀδικία), ἀνδρεία, ἄρρην, ἀνήρ, γυνή, θῆλυ (ici, étymologie de θάλλειν), τέχνη, μηχανή, κακία, δειλία, ἀπορία, ἀρετή, κακόν, αἰσχρόν, καλόν, συμφέρον, κερδαλέον (et κέρδος), λυσιτελοῦν, ὠφέλιμον, βλαβερόν, ζημιῶδες, δέον (ici, parenthèse sur l’étymologie de ἡμέρα), ἡδονή, λύπη, ἀνία, ἀλγηδών, ὀδύνη, ἀχθηδών, χαρά, τέρψις, τερπνός, εὐφροσύνη, ἐπιθυμία, θυμός, ἵμερος, πόθος, ἔρως, δόξα, οἴησις, βουλή, ἀβουλία, ἀτυχία, ἑκούσιον, ἀναγκαῖον. Étymologies de ὄνομα, ἀλήθεια, ὄν, οὐσία (411 c-421 c).

IV. Les noms examinés jusqu’ici sont des dérivés et des composés. Pour les interpréter, on remonte nécessairement aux noms primitifs (τὰ πρῶτα ὀνόματα) dont ils proviennent. Mais ceux-ci, par définition, ne peuvent s’expliquer à la lumière d’autres noms, et leur explication requiert un procédé différent. Quelle est la méthode à suivre ?

1 (421 c-425 b). Il faut partir du principe déjà posé : pour être juste, le nom doit faire voir la nature de l’objet désigné (οἷον ἕκαστόν ἐστι τῶν ὄντων, 422 d). Il est une façon de mimer à l’aide de la voix. Mais imiter le chant du coq, ce n’est pas nommer le coq. L’imitation obtenue par le nom ne portera ni sur le son (sans quoi elle se confondrait avec la musique), ni sur la forme ou la couleur (ce qui est le propre de la peinture) : c’est l’essence de l’objet que le nom doit imiter par des lettres et des syllabes (μιμεῖσθαι… ἑκάστου τὴν οὐσίαν γράμμασί τε καὶ συλλαβαῖς, 423 e). Il importe donc de distinguer d’abord les éléments (διελέσθαι τὰ στοιχεῖα, 424 b) : voyelles (τὰ φωνηέντα), muettes (τὰ ἄφωνα καὶ ἄφθογγα), « demi-voyelles » (τὰ φωνήεντα μέν οὔ, οὐ μέντοι γε ἄφθογγα), et les classer par espèces (κατὰ εἴδη) ; on distinguera et on classera de même tous les êtres auxquels doivent s’appliquer les noms. Dès lors, on saura attribuer chaque élément, d’après sa ressemblance avec l’objet ; à chaque être on attribuera, pour le désigner, soit un élément unique, soit une réunion d’éléments (syllabe) ; les syllabes seront assemblées pour composer les noms et les verbes (τὰ τε ὀνόματα καὶ τὰ ῥήματα) ; avec les noms et les verbes on constituera le discours (τὸν λόγον) par l’art approprié : onomastique ou rhétorique. Toute autre méthode serait défectueuse.

2 (425 b-427 d). Ces distinctions nécessaires, Socrate se déclare incapable de les établir. Il essaiera pourtant de le faire. Car si l’on ignore en quoi consiste la justesse des noms primitifs, il est impossible de reconnaître celle des dérivés, et l’on se condamne à ne dire alors que des sornettes.

Là-dessus il passe en revue un certain nombre de lettres. Le ρ est propre à l’expression du mouvement ; l’ι exprime la légèreté ; le φ, le ψ, le σ, le ζ, comportant une aspiration, expriment l’agitation ; le δ et le τ, l’arrêt ; le λ, le glissement ; le ν, l’intérieur ; l’α et l’η la grandeur et la longueur, l’ο, la rondeur. Pour chaque être, le législateur semble avoir créé un signe et un nom, et être parti de là pour composer le reste. Voilà en quoi consiste la justesse des noms.

Socrate, en terminant, a sollicité l’avis de Cratyle. Hermogène le demande à son tour (427 d-428 b).


Entretien de Socrate avec Cratyle.

Ce second entretien comprend trois parties :

I (428 b-435 c) :

a (428 b-430 a). Cratyle approuve les propos tenus par Socrate. Mais celui-ci fait des réserves sur ses propres conclusions, et juge nécessaire de reprendre l’examen. Cratyle admet que la justesse du nom consiste à montrer la nature de la chose ; que les noms sont faits pour instruire, et que les établir est un art, pratiqué par les législateurs. Mais il se refuse à croire que certains noms puissent être mal établis. Selon lui, tous les noms qui sont vraiment des noms sont justes : il est impossible de parler faux (ψευδῆ λέγειν τὸ παράπαν οὐκ ἔστιν, 429 d). Socrate lui prouve par un exemple qu’on peut affirmer ou énoncer des faussetés. Cratyle le nie : en pareil cas, dit-il, on ne parle point ; on n’émet que du bruit ψοφεῖν, 430 a).

b (430 a-431 c). Mais Socrate démontre que le nom est, comme la peinture, une imitation de l’objet. Comme dans la peinture, l’imitation peut être inexacte. Il est donc possible de parler faux, c’est-à-dire d’attribuer inexactement les noms et les verbes. Et il en va de même pour les phrases.

c (431 c-433 c). Les mots eux-mêmes peuvent avoir été formés inexactement. Quand il s’agit d’un nombre, toute suppression ou addition qu’on y opère en fait aussitôt un autre nombre. Mais le nom est une image ; pour rester image, il ne doit pas être un double exact de l’objet ; il suffit qu’il en représente l’essentiel. Cette image existera, même si elle ne renferme pas tous les traits appropriés. Si elle les contient tous, le nom sera bien établi ; il le sera mal, si ces traits ne s’y retrouvent qu’en petit nombre.

d (433 c-435 c). Cratyle n’accepte ces conclusions qu’à contre-cœur. Il a peine à convenir qu’il existe des noms mal faits. Socrate reprend alors l’étude des éléments ; il lui fait voir, par un exemple, qu’un nom peut être compris de ceux qui l’emploient, bien qu’il renferme des éléments incompatibles avec la notion qu’il exprime. L’usage (ἔθος) se substitue ici à la ressemblance (ὁμοιότης) comme moyen de représenter (δήλωμα). Il serait à souhaiter que les noms fussent autant que possible semblables aux objets ; mais en fait on doit y admettre une part de convention (συνθήκη).

II (435 c-439 b) :

a (435 d-437 d). Quelle est la vertu (δύναμις) des noms ? C’est d’enseigner (διδάσκειν), dit Cratyle : quand on sait les noms, on connaît aussi les choses. Socrate lui objecte qu’on risque de se tromper dans la recherche des choses, si l’on prend les noms pour guides. Celui qui, le premier, a établi les noms s’est réglé sur l’idée qu’il se faisait des choses. Mais qui garantit qu’il en avait une idée juste ? L’accord prétendu des noms ne prouve rien ; il est d’ailleurs contestable. Certains d’entre eux, précédemment expliqués comme marquant le mouvement, semblent au contraire exprimer le repos.

b (437 d-439 b). Supposons que l’auteur des noms primitifs les ait établis en connaissance de cause. Sur quoi a-t-il pu se fonder ? Ce n’est pas sur d’autres noms : il n’y en avait pas encore. Est-ce sur les choses ? Mais on a dit que ce sont les noms qui les font connaître.

Cratyle, embarrassé, suggère que les noms primitifs ont peut-être été établis par une puissance surhumaine (μείζω τινὰ δύναμιν ἢ ἀνθρωπείαν), ce qui en garantirait la justesse. Mais alors, dit Socrate, il faut admettre qu’elle s’est contredite. Serait-ce qu’une des deux catégories distinguées ne représente pas vraiment des noms ? Mais laquelle ? On arrive ainsi aux conclusions suivantes : il est possible de connaître les choses sans l’aide des noms ; le moyen le plus naturel de les connaître est de s’adresser à elles-mêmes, et non pas aux noms qui n’en sont que les images.

III (439 b-fin). Reprenant un point précédemment indiqué, Socrate déclare que les noms marquant le mouvement risquent d’induire en erreur. Leurs auteurs les ont établis dans la croyance que tout se meut et s’écoule sans cesse (ὡς ἰόντων ἁπάντων ἀεὶ καὶ ῥεόντων). Mais peut-être est-ce une illusion, que leur esprit, entraîné par une sorte de vertige, a transportée dans les choses. Il existe un Beau et un Bien en soi ; il est toujours pareil à lui-même. S’il passait sans cesse, il serait impossible de lui assigner une appellation juste. On ne peut attribuer l’être à ce qui n’est jamais dans le même état ; il ne peut davantage être connu de personne. Car aucune forme de connaissance ne saurait s’appliquer à ce qui n’a point d’état déterminé. En tout cas, il n’est pas très prudent de s’en remettre aux noms pour affirmer que tout s’écoule. L’examen du problème doit être repris et poussé à fond ; Socrate engage Cratyle à s’y employer. Cratyle proteste qu’il ne cesse de réfléchir à ces questions, et qu’il reste fidèle à la théorie d’Héraclite. — Là-dessus, l’entretien prend fin ; Cratyle se dispose à partir pour la campagne, accompagné d’Hermogène.


Le plan du Cratyle.

Dans ses grandes lignes, le plan du Cratyle rappelle celui du Protagoras[3]. Socrate, dans ce dernier dialogue, commence par contester la thèse de Protagoras que la vertu peut s’enseigner. Mais la discussion aboutit à renverser les positions prises au début ; et c’est Socrate qui finit par prouver à Protagoras, et contre lui, qu’il est possible d’enseigner la vertu. Il y a pourtant entre les deux ouvrages une différence essentielle. Dans le Protagoras, la deuxième partie semble réfuter entièrement la première ; il en est autrement dans le Cratyle, où le second entretien se borne à corriger fortement, mais sans les annuler, les conclusions tirées du premier.


Sens général du Cratyle.

L’analyse précédente permet de saisir la marche et d’apercevoir le sens général du dialogue. Deux thèses sont en présence : l’une, celle de Cratyle, consiste à soutenir que les noms sont justes par nature ; l’autre, celle d’Hermogène, prétend que la nature n’est pour rien dans cette justesse, qui est affaire de convention. Pris pour arbitre, Socrate montre que, les choses ayant une réalité permanente qui ne dépend pas de nous, la tâche de fixer les noms n’appartient pas au premier venu, mais au législateur, qui, sous la direction du dialecticien, doit leur imprimer la forme requise par chaque objet. Les noms semblent posséder, contrairement à l’opinion d’Hermogène, une certaine justesse naturelle. En quoi consiste cette justesse ? Après avoir expliqué l’étymologie d’un grand nombre de noms dérivés, Socrate arrive aux noms primitifs. Il détermine exactement les principes et la méthode à suivre, puis, passant à l’examen des lettres et de leur valeur, il conclut que le législateur paraît avoir créé pour chaque objet un signe et un nom, et être parti de là pour composer le reste : c’est en quoi consiste la justesse des noms.

La question qui faisait l’objet du débat semble donc résolue. Mais dans le second entretien, Socrate en reprend l’examen avec Cratyle. C’est à Cratyle qu’il semblait jusqu’ici donner raison contre Hermogène. Maintenant, il combat la thèse de son interlocuteur que tous les noms sont justes par nature. Et à ses conclusions précédentes il ajoute des réserves : les noms peuvent être inexacts ; l’usage et, sans doute, la convention ont une part dans leur formation ; et, pour connaître les choses, mieux vaut s’adresser à elles-mêmes qu’aux noms qui les désignent.

Prié de départager les deux thèses adverses, Socrate n’accorde donc son adhésion complète ni à l’une ni à l’autre ; ou plutôt, il leur en oppose une troisième. Après avoir paru admettre la justesse naturelle des noms, il restreint expressément la portée de cet acquiescement en faisant une place à l’usage. Et il donne tort à ses deux interlocuteurs, en montrant que les noms, soit qu’on les suppose établis par une convention avec Hermogène, ou fixés par la nature avec Cratyle, ne sont pas toujours justes.

Les intentions de l’auteur se dégageront plus nettement, si l’on étudie de près, une à une et dans leur succession, les différentes parties du Cratyle.

II

LES PARTIES SUCCESSIVES DU DIALOGUE

Socrate et Homère.

Ayant déterminé les conditions idéales dans lesquelles doivent être formés les noms (390 de), Socrate entreprend d’examiner en quoi consiste leur justesse naturelle et, pour s’en instruire, il propose de s’adresser aux poètes (391 cd). Que vaudront les résultats de cette consultation ? On sait par ailleurs ce que pense Platon de la « sagesse » poétique[4]. Protagoras, dans le dialogue qui porte son nom, estime que « la partie la plus importante de l’éducation consiste à être un connaisseur en poésie » (338 e). Mais Socrate n’est pas de cet avis : les gens cultivés n’ont aucun besoin de ces poètes qu’il est impossible d’interroger sur ce qu’ils veulent dire ; ils s’entretiennent entre eux par leurs propres moyens ; c’est avec des propos qui leur appartiennent qu’ils se mettent les uns les autres et se laissent mettre à l’épreuve (347 e-348 a). Nous voilà donc, dès le début, fixés sur la valeur de cette déclaration : « C’est Homère et les autres poètes qu’il faut prendre pour maîtres » (391 cd), et sur la valeur des considérations qui vont suivre[5].

La fantaisie de Socrate s’y révèle aussitôt. Chez Homère, dit-il, le fils d’Hector porte deux noms : Scamandrios et Astyanax. Il est appelé Astyanax par les Troyens[6], d’où l’on peut conclure qu’il était appelé Scamandrios par les Troyennes ; or, les hommes étant plus sages que les femmes, il en résulte que pour Homère Astyanax était le nom juste (392 b-392 d). Le malheur est que l’Iliade[7] dit très clairement : « Cet enfant, Hector l’appelait Scamandrios ; les autres, Astyanax. » De ces vers que Platon n’ignorait évidemment pas, il serait naturel d’induire que le nom juste était Scamandrios, donné par le père de l’enfant. Ils excluent en tout cas l’hypothèse, toute gratuite d’ailleurs, que Scamandrios était le nom employé par les femmes.

La prétendue loi que Socrate croit tirer d’Homère n’a pas beaucoup plus de consistance. Astyanax et Hector, le nom du fils et celui du père, ont à peu près le même sens. C’est qu’il est naturel de donner à l’enfant le nom de son père, et d’appeler lion le petit d’un lion (393 ab). En quoi ce principe peut-il rendre compte de la justesse du nom ? Il n’explique point l’appellation donnée au père. Un instant après, Platon a soin d’avertir le lecteur que les propos qui vont suivre ne doivent pas être pris au sérieux : « Surveille-moi bien, dit Socrate à Hermogène, de peur que je ne t’induise en erreur ! » (393 c). Et en effet, que dit-il ? En cas de filiation naturelle, l’enfant doit porter le nom du père ; mais il doit être appelé d’après le genre auquel il appartient, si la filiation se fait contre nature (393 c-394 d). Mais ce nouveau principe ruine le précédent, car il en résulte que la seule dénomination juste dans tous les cas est celle qui se fonde sur le genre, non sur le nom du père.

À l’appui de ses conclusions, Socrate passe en revue les noms des Pélopides, et donne de chacun d’eux une explication étymologique. Il considère apparemment les représentants de cette famille comme les produits d’une génération anormale, car il explique chaque nom par le caractère de son possesseur, et, au lieu de commencer par le fondateur de la race, il débute par Oreste pour remonter à Tantale, puis Zeus, Kronos et Ouranos. Du premier principe posé il n’est plus question (393 ab).

Arrivé au bout de cette première série d’explications étymologiques, Socrate s’émerveille de sa propre sagesse. Hermogène renchérit sur cette admiration : Socrate semble avoir été brusquement saisi par l’inspiration, et il s’est mis à « rendre des oracles » (396 cd).

C’est avertir assez clairement le lecteur du peu de crédit qu’il doit attribuer à ce qui précède. Platon indique ailleurs ce qu’il pense de l’inspiration, capable tout au plus de rencontrer l’opinion droite, mais dépourvue de toute valeur scientifique. Or, d’où vient l’inspiration de Socrate ? Il l’attribue lui-même à Euthyphron, avec qui il s’est longuement entretenu le matin du même jour. Nous connaissons, par le dialogue auquel il a donné son nom, ce devin d’Athènes, esprit étroit et dévot jusqu’au fanatisme, qui se donnait à la fois pour un inspiré et pour un docteur en matière de religion. Les gens le tenaient pour un fou et se moquaient de lui[8]. Et Socrate, en réfutant sa conception de la piété, lui démontre dans cet ouvrage qu’il n’entend rien aux choses dont il discourt. On voit par là quelle est la qualité de l’inspiration derrière laquelle s’abrite Socrate, et le cas qu’il peut en faire lui-même[9]. Il ajoute d’ailleurs un commentaire significatif : demain « il exorcisera cette sagesse divine et s’en purifiera » (396 e). Enfin, pour achever d’éclairer le lecteur sur ce qu’il doit penser des étymologies précédentes, il remarque, au moment de reprendre son exposé, que les noms donnés aux héros et aux dieux risquent de fourvoyer, et il en donne les raisons (397 b).


Les autres étymologies de Socrate.

Or, c’est encore à l’inspiration d’Euthyphron qu’il rattache les considérations étymologiques qui vont de 396 d à 421 c. Il y insiste à plusieurs reprises : il félicite ironiquement Hermogène d’avoir foi dans cette inspiration (399 a) ; après avoir expliqué le mot ψυχή, il propose une nouvelle étymologie, beaucoup plus recherchée, et par suite plus plausible aux yeux des Euthyphron (399 e) ; parodiant un vers d’Homère, il se vante de faire voir à Hermogène ce que valent « les chevaux d’Euthyphron » (407 d) ; embarrassé par l’origine du mot πῦρ, il craint que « la Muse » d’Euthyphron ne l’ait abandonné (409 d) ; enfin, il justifie l’accumulation précipitée de ses étymologies en alléguant que « l’inspiration du dieu touche à sa fin » (420 d). Par ces allusions répétées, Platon nous invite évidemment à ne pas prendre au sérieux le contenu de ce long développement : il ne saurait y avoir de doute sur ses intentions.

Qu’il ait eu lui-même le goût de l’étymologie[10], on croit en trouver la preuve en d’autres endroits de son œuvre[11] ». Mais il n’y a point à en conclure, comme le fait Schäublin[12], que dans ces endroits et dans Cratyle il ait utilisé avec sérieux le procédé étymologique. Les rapprochements rappelés ci-dessous sont parfois de simples jeux de mots ; en plusieurs cas le ton du badinage est manifeste ; et même si Platon n’est pas le premier à en sourire, il ne peut certainement y voir autre chose que des vraisemblances.

Dans le long développement qui prend fin à 421 c, il y a sans doute des idées intéressantes et justes. Platon a bien vu que la forme des mots se modifie avec le temps, quoiqu’il l’attribue en partie à une action consciente des sujets parlants, au parti pris d’enjoliver le langage, et non au jeu naturel des lois phonétiques. Il n’a pas tort de dire que, sous leur forme ancienne, les mots laissent voir plus clairement leur étymologie que dans l’état actuel du langage. Son ignorance des langues étrangères[13] l’empêche de deviner le parti que l’étymologie peut tirer de la comparaison du grec avec les parlers de la même famille ; au lieu de dire, comme Socrate, que certains mots ont une origine barbare, la science moderne les expliquerait par la parenté du grec avec le sanskrit ou telle autre langue « indo-européenne ». Mais elle lui donnerait raison dans l’ensemble, puisqu’il est admis aujourd’hui qu’une grande partie du vocabulaire grec est faite d’emprunts étrangers à l’indo-européen. Socrate est dans le vrai en recourant parfois, pour expliquer des mots attiques, à d’autres dialectes grecs qui peuvent avoir gardé une forme plus voisine de l’état primitif. Il fait une observation ingénieuse et pénétrante en notant que les femmes restent plus fidèles que les hommes à l’ancien parler. Toutefois la question n’est pas de savoir si ces idées sont justes pour nous, mais si elles semblent telles à Platon, et, en tout cas, si leur application peut produire ici des résultats qui aient à ses yeux une valeur scientifique. Or, la suite du dialogue conduit à une conclusion négative.

Les étymologies du Cratyle, on l’a vu, sont présentées dans l’ensemble avec une intention fort nette de dérision. Il est tout à fait vain, avec Cucuel[14] et surtout Schäublin, de dresser la liste des étymologies « sérieuses », à côté de celles qui sont des moqueries évidentes[15]. Rien ne sert d’objecter que même les plus extravagantes pouvaient être prises au sérieux par l’auteur, ou l’ont été après lui, dans un temps où la science étymologique n’avait pas à sa disposition les moyens dont elle use aujourd’hui : l’attitude de Platon ne permet pas d’hésiter. Peu importe qu’il se rencontre, sur le nombre, des étymologies justes : elles se réduisent d’ailleurs à peu de chose, un peu plus de vingt[16] sur cent douze mots étudiés et cent trente-neuf ou cent quarante étymologies. Et il faudrait prouver que l’auteur du Cratyle les tenait pour exactes.

Non seulement « l’inspiration » d’Euthyphron, alléguée avec tant d’insistance, est là pour nous mettre en garde, mais Socrate se charge à plusieurs reprises de nous ouvrir les yeux. Il déclare, 399 a, qu’il lui est venu des idées ingénieuses, et qu’il risque d’être plus sage que de raison. Après avoir improvisé une explication de ψυχή, il se hâte d’en proposer un autre, moins banale, dont il signale ironiquement le caractère recherché, comme s’il ne s’agissait dans cet examen que de faire montre de bel esprit (400 a et 400 b, κομψευόμενον λέγειν. Il ne cache pas d’ailleurs que cette seconde étymologie lui paraît risible (400 b, γελοῖον). C’est bien de bel esprit qu’il s’agit encore dans celle de Téthys (402 d, κομψόν). Hermogène lui-même juge « étrange » (ἄτοπον, 405 a) la quadruple explication donnée par Socrate du nom d’Apollon. La fantastique étymologie de σελήνη), ou plutôt σελαναία, tirée de σέλας-ἕνον-νέον-ἀεί (σελαενονεοάεια) le frappe par son allure « dithyrambique » (409 c). Et il ne peut s’empêcher de trouver « bien laborieuse » (μάλα, γλίσχρως, 414 c) celle de τέχνη, qui équivaut à ἓξις νοῦ, pour peu qu’on retire le τ et qu’on ajoute deux ο. Quand il entend Socrate expliquer βλαβερόν par βουλαπτεροῦν (βουλόμενον ἅπτειν ῥοῦν, 417 e), il s’écrie que les noms sortis de ses mains sont singulièrement compliqués (ποικίλα) : Socrate lui fait en ce moment l’effet de « jouer sur la flûte le prélude de l’air d’Athéna ».

On arrive aux mêmes conclusions si l’on examine les procédés mis en œuvre dans ces explications étymologiques. Socrate pose les trois principes suivants : 1o la forme primitive des noms a été profondément altérée par le temps et par le désir qu’avaient les hommes de les enjoliver en leur donnant une allure pompeuse (414 c ὑπὸ τῶν βουλομένων τραγῳδεῖν αὐτά,… εὐστομίας ἕνεκα, καὶ ὑπὸ καλλωπισμοῦ καὶ ὑπὸ χρόνου) ; 2o quand on est embarrassé sur l’étymologie d’un nom, on peut supposer qu’il est d’origine barbare (409 d) ; 3o toutes les difficultés disparaîtront (πολλὴ εὐπορία ἔσται), et n’importe quel nom pourra s’ajuster à n’importe quel objet, si l’on peut y ajouter et en ôter ce qu’on veut (414 d[17]). Ici, le persiflage saute aux yeux. Aussi bien Socrate ne cache-t-il pas que le recours à l’origine barbare n’est qu’un expédient (μηχανή, 409 d, 416 a). Il est clair qu’avec ces « facilités » l’étymologiste peut toujours se tirer d’affaire et ne jamais rester court. Mais quelle garantie offriront les résultats ? Le seul fait qu’en un très grand nombre de cas deux ou trois, parfois quatre étymologies sont proposées pour un même nom semble prouver qu’aux yeux de Platon cet exercice n’est qu’un jeu, où la recherche de la vérité n’a rien à voir.

Lui-même, il a pris soin de lever tous les doutes. Arrivé aux noms primitifs, Socrate expose la méthode à employer, et se livre à une critique impitoyable des étymologies précédentes. On pourrait, dit-il, se tirer d’affaire en recourant au deus ex machina, c’est-à-dire en admettant que les noms primitifs sont l’œuvre des dieux, et justes pour cette raison. On pourrait encore leur attribuer une origine barbare, ou alléguer que leur ancienneté en rend l’examen impossible. Mais ce sont là de simples échappatoires, d’ailleurs fort ingénieuses (ἐκδύσεις καὶ μάλα κομψαί pour se dispenser d’explications. Si l’on ignore en quoi consiste la justesse des noms primitifs, il est impossible de reconnaître celle des dérivés ; l’on se condamnera, alors, à ne dire que des sornettes (φλυαρήσει, 426 ab). Or Socrate n’a pas fait autre chose, en discourant sur l’étymologie des noms dérivés sans avoir examiné les noms primitifs. Il en résulte que le développement qui précède, fondé sur les procédés que Socrate raille et condamne, et manquant de la base indispensable, doit être considéré comme un amas de fantaisies sans valeur.


Les noms primitifs. Méthode à suivre.

Il en est tout autrement dans la partie suivante (421 c-425 b). On aborde ici les noms primitifs, qu’il était indispensable d’examiner avant de passer aux dérivés. Ce qui précède ne peut rien apprendre sur l’ὀρθότης τῶν ὀνομάτων, et ne compte pas. La question est donc entièrement à reprendre.

Le changement de ton indique aussitôt que Platon quitte la plaisanterie pour une recherche sérieuse : « Ici, dit Socrate, les excuses ne sont plus recevables ; il faut essayer d’examiner le problème à fond » (421 d). On a vu par l’analyse du dialogue avec quelle précision et quelle rigueur la marche à suivre est indiquée par Socrate (424 cd). Mais la méthode qu’il trace ne vise pas seulement la formation des mots ; elle embrasse l’ensemble du langage. Cette formation n’est que la première étape d’un même processus, qui va des lettres aux syllabes, des syllabes aux noms et aux verbes, et s’étend à tout le discours (425 a). Avec une hauteur de vues, une lucidité et une fermeté admirables, Platon a esquissé ici la première philosophie du langage.


Étude des éléments.

Ayant ainsi défini la méthode, Socrate essaie de faire les distinctions qui doivent former la première étape de la recherche. Il passe en revue un certain nombre de lettres (consonnes et voyelles), en marquant pour chacune ses propriétés expressives, c’est-à-dire son rapport naturel avec telle ou telle manière d’être.

Quelle est dans la pensée de Platon la valeur de ce nouveau développement ? Les avis des commentateurs sont partagés. Leky[18] étend, sans hésiter, à cette étude des éléments l’admiration légitime que lui inspirent les considérations précédentes sur la méthode à suivre. Il fait ressortir la richesse et la clarté de la conception platonicienne, la valeur scientifique du point de départ qu’elle fournit. Horn[19], par contre, sépare entièrement ces deux parties et les oppose l’une à l’autre. Suivant lui, Socrate revient à la satire à partir de 425 b ; il montre la disproportion qui existe entre les conditions idéales de la langue, telles qu’il vient de les définir, et l’état réel du langage[20] ; ses considérations sur les éléments n’ont pas à ses yeux plus de poids que celles qu’il développait auparavant sur les noms.

On aurait évidemment tort, croyons-nous, de ne pas distinguer de l’exposé relatif à la méthode l’étude suivante sur les éléments. Cette méthode qu’il a tracée avec tant de sûreté, Socrate avertit Hermogène qu’il se sent incapable de l’appliquer (425 b). Il juge « téméraires et risibles au plus haut point » (πάνυ… ὑβριστικὰ… καὶ γελοῖα, 426 b) les opinions personnelles qu’il va exprimer sur les noms primitifs. Tout à l’heure il était sérieux, et marchait d’un pas délibéré sur un terrain solide ; ici, il hésite et recommence à sourire. Comment procède-t-il, d’autre part, dans cette étude des éléments[21] ? Il avait annoncé comme indispensables la distinction et le classement des voyelles et des consonnes, puis des objets à désigner. Et il faisait entrevoir, conduite par la même méthode rigoureuse, une recherche qui s’élargirait jusqu’au discours. Or dans la revue des éléments nous ne trouvons que des traces de cette série d’opérations. Socrate se borne à énumérer un certain nombre de lettres, quatorze sur vingt-quatre, sans justifier le silence qu’il garde sur les autres. Non seulement il ne les classe point avec exactitude, mais il ne distingue même pas entre voyelles et consonnes. Il cite pêle-mêle celles dont il s’occupe : d’abord une « demi-voyelle » (ρ, vibrante), puis une voyelle (ι), ensuite une muette (φ, labiale aspirée), une consonne double (ψ), une « demi-voyelle » (σ, spirante), et une autre consonne double (ζ) ; après quoi il examine deux muettes (δ, τ, dentales), une « demi-voyelle » (λ, vibrante), une muette (γ, gutturale), une « demi-voyelle » (ν, nasale) ; enfin trois voyelles (α, η, ο). Le nombre des notions auxquelles répondent les lettres énumérées est fort réduit : mouvement, légèreté, agitation, arrêt, glissement, glissement ralenti, intérieur, grandeur, longueur, rondeur. Sont-ce donc là toutes les notions essentielles ? Socrate ne parle même pas de celles qui s’opposent aux quatre dernières : l’extérieur, le petit, le court, l’anguleux.

L’énumération, à peine commencée, est interrompue par une parenthèse. Socrate vient de dire que le ρ est propre à rendre le mouvement (κίνησις). Là-dessus, il s’arrête, pour expliquer que κίνησις est formé d’un mot étranger, κίειν, et de ἴεσις ; puis il ajoute une remarque sur l’origine et la forme primitive du mot στάσις, tiré par « enjolivement » de ἀ, ἴεσις ; après quoi il revient au ρ (426 c-d). Cette parenthèse est déconcertante à tous égards. Il est singulier que Socrate reprenne ici les procédés qu’il a expressément condamnés : étymologie d’un nom dérivé, sans explication préalable du nom primitif dont il procède ; affirmation que la forme d’un mot a été altérée par le temps, prise à une langue étrangère, ou modifiée par désir d’enjolivement. Le fait est d’autant plus surprenant que la remarque sur κίνησις est introduite à propos du ρ, dont le caractère propre est d’indiquer le mouvement : or, cette lettre est absente de κίνησις. La place donnée à ces considérations n’est pas moins bizarre : s’il est un endroit où on les attendrait, ce n’est certainement pas ici, mais dans la partie « étymologique ». Horn[22] ne juge possible qu’une explication : cette parenthèse annonce que Platon reprend le ton de la moquerie, et que l’étude des éléments est à mettre sur le même pied que les étymologies.

Cette conclusion nous semble prématurée et excessive ; la pensée de Platon a plus de nuances[23]. Il n’est pas tout à fait juste de prétendre que la méthode décrite et annoncée comme indispensable est entièrement abandonnée dans l’étude des éléments. Socrate fait un certain effort pour les classer : il groupe sous le même chef φ, ψ, σ, ζ, comme « comportant une aspiration » ; plus loin, il cite ensemble les deux dentales δ et τ, et il montre l’effet du groupe γλ. Il essaie de même de classer les notions auxquelles répondent les lettres étudiées : mobilité, légèreté, agitation, glissement, se ramènent à la notion de mouvement[24]. Il n’est pas démontré que les remarques relatives à l’α, à l’η, à l’ο, soient d’une absurdité voulue. Est-il sûr que dans l’α et l’η Socrate considère, non la valeur des sons, mais la forme des signes qui les représentent, comme si l’écriture avait précédé le langage[25] ? L’emploi du mot γράμμα ne prouve pas qu’il confonde en fait le son avec la lettre qui le désigne : dans ce qui précède, la confusion n’est commise en aucun endroit ; partout Socrate y considère les sons. S’il s’agissait de la forme, on ne voit pas sur quoi il se fonderait pour réserver la « grandeur » à Α et Η plutôt qu’à telles autres lettres, Ι, Υ, par exemple. On peut aussi bien admettre qu’il parle des sons[26], car la voyelle longue η se retrouve dans μῆκος ; il est vrai que l’α n’est pas long de nature, mais long ou bref suivant les cas, et que dans le mot μέγας il n’est long qu’au nominatif singulier masculin. Horn croit découvrir aussitôt après une « absurdité » du même genre, aggravée d’une pétition de principe : « Ayant besoin du ο, dit Socrate, pour désigner la rondeur (τὸ γογγύλον), c’est cette lettre qu’il a fait dominer dans le mélange dont il voulait former le nom. » Mais il faut forcer le sens de δεόμενος pour trouver la pétition de principe ; et, ici encore, est-il certain que Socrate parle de la forme de la lettre ? N’attribue-t-il pas la rondeur à l’ο parce que les lèvres s’arrondissent pour le former[27] ? Tout au plus peut-on accorder que Platon a relevé d’un grain de plaisanterie des considérations auxquelles il n’attribuait lui-même qu’une portée incertaine.

On reconnaît généralement que cette étude sur la valeur des sons isolés contient quelques vues géniales, par où le Cratyle annonce et devance de vingt siècles les recherches de Leibnitz et de Jacques Grimm[28]. Rien n’indique, d’autre part, comme l’ont soutenu Horn[29] et Kiock[30], que Platon ait voulu montrer la disproportion qui existe entre les conditions idéales et l’état réel du langage, en faisant ressortir le caractère défectueux des moyens dont dispose la parole humaine. Du moins cette idée n’apparaît-elle point en cet endroit du dialogue. Socrate termine son exposé par ces simples mots : « Voilà en quoi me semble consister la justesse des noms. »

Mais il reste incontestable que la partie relative à l’étude des sons ne peut être mise sur le même plan que l’exposé de la méthode. L’hésitation de Socrate, l’aveu de son impuissance, le jugement sévère qu’il porte sur les considérations qui vont suivre, le caractère incomplet, fragmentaire, de son étude en sont la preuve manifeste. Platon a tracé le plan et fixé les conditions de la recherche, mais il n’a pas voulu se charger de la poursuivre jusqu’au bout. Il s’est borné à une ébauche, en indiquant par quelques exemples les résultats auxquels pourrait conduire la première étape de l’enquête. Selon le mot de Wilamowitz[31], ces résultats sont tout au plus, aux yeux de Platon, des « opinions droites »[32] — et il faut ajouter : provisoires.

Socrate a ainsi résumé ses réflexions : « Le législateur semble créer pour chacun des êtres un signe et un nom, au moyen de lettres et de syllabes, et partir de là pour composer le reste, par imitation, avec ces mêmes éléments. » Loin d’infirmer ces conclusions, qu’elle prépare, l’étude des éléments a paru la justifier. L’entretien avec Cratyle va y apporter de fortes réserves, mais en faisant valoir des considérations toutes nouvelles.


L’imitation et la convention.

Dès le début, Socrate s’empresse de dire qu’il ne garantit rien des propos qu’il a tenus : il a simplement examiné la question de son point de vue (428 a). Depuis longtemps, il est tout le premier surpris de sa propre sagesse, à laquelle il ne peut croire. Un nouvel examen lui paraît nécessaire, car il faut prendre garde de s’abuser soi-même (428 d). C’est annoncer au lecteur que les résultats acquis dans la première partie sont sujets à caution, et appelleront des retouches.

Dans le premier entretien, Socrate a réfuté la thèse d’Hermogène, en montrant qu’il existe pour les noms une justesse naturelle qui n’est point affaire de convention. Contre Cratyle, il critique maintenant la thèse de la justesse naturelle des noms. Il avait déjà soutenu qu’il est possible de dire faux (385), mais Hermogène l’avait admis sans difficulté. La résistance de Cratyle l’oblige à reprendre cette affirmation, en l’appuyant d’une démonstration en règle. C’est ici qu’interviennent la comparaison du mot avec la peinture, et la théorie de l’imitation. Socrate en conclut que les noms peuvent être, comme les peintures, des copies inexactes, et il fixe les conditions d’un nom bien fait, c’est-à-dire juste[33]. Mais l’examen du mot σκληρότης lui fait voir que ce nom ne peut s’expliquer par la théorie de la justesse naturelle. À Érétrie on dit σκληρότηρ, et non σκληρότης, comme en Attique ; et pourtant c’est la même notion qu’on exprime. Le σ n’a cependant pas ici la valeur du ρ ? Le nom signifie dureté ; or, le λ qu’il renferme indique, on l’a vu, le contraire de la dureté. Néanmoins les gens se comprennent fort bien dans l’emploi de ce mot. Il faut donc admettre que l’usage est un moyen de représenter, à l’aide du semblable et du dissemblable, et faire dans le langage une part à la convention.

Voilà une réserve capitale apportée aux conclusions de la première partie. Elle montre en quoi les conditions idéales indiquées plus haut sont en désaccord avec la réalité. On s’est même demandé[34] si, aux yeux de Platon, ce n’est pas l’usage et la convention qui déterminent, plutôt que la convenance naturelle, la justesse du langage[35].


Le langage et la connaissance.

Au cours de sa discussion avec Hermogène, Socrate avait lui-même défini le nom comme un instrument qui sert à instruire, et à discerner l’essence des choses (388 bc). Dans l’hypothèse de la justesse naturelle des noms, ces deux fonctions étaient admises sans peine : si le nom exprime l’essence des choses, on connaîtra l’une en connaissant l’autre. Il en va autrement si la convention a eu son rôle dans la formation des noms, comme on vient de le montrer. Socrate demande à Cratyle : « En quoi consiste la vertu des noms ? » Cratyle, qui croit à leur justesse naturelle, est conséquent lorsqu’il répond : « C’est d’instruire ; qui connaît les noms connaît aussi les choses. » Mais il va beaucoup plus loin que n’allait Socrate, car il ajoute : « Il n’est pas d’autre moyen pour instruire ; c’est à la fois le seul et le meilleur. » Le nom ne sert donc pas seulement à transmettre la connaissance des choses ; pour acquérir cette connaissance, il suffit d’étudier le nom.

On a vu les objections décisives que Socrate fait à cette thèse ; elles appellent quelques remarques. Si les restrictions apportées à la justesse naturelle des noms pouvaient justifier une reprise du principe admis sans discussion dans le premier entretien, il est à noter que Socrate n’y fait pas appel pour réfuter les affirmations de Cratyle. En réalité, il complète ici ses conclusions précédentes. En faisant une part à la convention, Socrate modifiait profondément sa propre thèse. Il introduit maintenant de nouvelles réserves, portant sur les conditions mêmes dans lesquelles a travaillé l’auteur des noms. Il avait montré précédemment que les noms peuvent être inexacts, et le « législateur » bon ou mauvais. Revenant à cette idée pour l’approfondir, il observe que l’auteur des noms a pu se faire une idée fausse des choses à nommer. Du coup, il indique la portée de son étude sur les éléments : ses remarques touchant la valeur expressive des sons perdent décidément toute certitude. Nous savions déjà que la partie « étymologique » n’était qu’un jeu : Socrate le confirme, en expliquant que plusieurs des noms rattachés d’abord à l’expression du mouvement semblent plutôt exprimer le repos. Il avait admis avec Hermogène, avant d’examiner les noms qui désignent les choses éternelles, qu’ils ont peut-être été établis par une puissance supérieure à l’homme (397 bc). Plus loin, cette explication était écartée comme un expédient sans valeur (426 ab). Ici elle est définitivement réfutée, par des raisons tirées des contradictions que révèlent les noms. Enfin, Socrate arrive à cette conclusion : puisque les noms sont des guides dangereux, et qu’il est possible sans eux de connaître les choses, mieux vaut demander cette connaissance aux choses elles-mêmes, et partir de la réalité plutôt que des noms qui en sont l’image[36]. Et une autre conclusion se dégage, que Platon ne formule pas, mais qui se présente d’elle-même à l’esprit : peu importe que la justesse des noms soit l’effet d’une convenance naturelle ou le résultat d’une convention, si c’est aux choses qu’il faut s’adresser pour les connaître.

Nous voilà donc ramenés à la théorie de la connaissance que Platon définissait dès le début du dialogue (386 de) en rejetant les thèses de Protagoras et d’Euthydème. Ainsi se découvre le véritable sens du Cratyle. Le dialogue est avant tout l’esquisse d’une théorie de la connaissance : l’étude linguistique qu’il présente n’en est que l’enveloppe et le prétexte[37]. Au terme du débat, Platon constate que le problème agité est d’intérêt médiocre pour la recherche de la connaissance, et il renvoie les deux adversaires dos à dos avec une sorte d’ironie supérieure. À cet égard, le Cratyle apparaît comme une œuvre de polémique, une « opération de déblaiement[38] », à l’occasion des théories contemporaines du langage. Aux auteurs de ces théories Platon montre qu’il serait, le cas échéant, capable de rivaliser avec eux. Mais à quoi bon ? Ce n’est pas la linguistique, mais la dialectique qui peut conduire à la vérité[39].


La doctrine d’Héraclite.

Socrate a déjà fait voir que les noms risquent d’induire en erreur. Il y revient pour ceux qui servent à marquer le mouvement. Deux points sont à retenir dans ce développement final. Socrate admet l’existence d’une chose « belle et bonne en soi » et pense qu’il en est de même « pour chacun des êtres en particulier » (439 b). Cette allusion fort claire à la théorie platonicienne des Formes[40] est introduite avec une apparente réserve : c’est une rêverie, qui occupe souvent la pensée de Socrate (πολλάκις ὀνειρώττω). Or, cette conception est incompatible avec la doctrine du mouvement et de l’écoulement universels soutenue par Héraclite. Le Beau en soi doit être toujours pareil à lui-même, ce qui serait impossible s’il passait sans cesse. Il échapperait, dans la thèse d’Héraclite, à toute connaissance et à toute dénomination. De ce qui n’est jamais dans le même état on ne saurait rien dire de déterminé ; si la connaissance était elle-même soumise à la loi du changement, elle perdrait sans cesse son caractère, et il n’y aurait plus de connaissance.

Dans son entretien avec Hermogène, Socrate s’était moqué (411 b) de ces « sages » qui transportent aux choses le vertige dont ils sont atteints, et croient les voir en proie à un mouvement perpétuel, sans se rendre compte de l’affection dont ils souffrent. Il recommence, à la fin du dialogue, à railler la doctrine qui représente toutes choses dans un écoulement continuel, comme « les gens affligés d’un catarrhe ».

Cette polémique contre la doctrine d’Héraclite se rattache dans une certaine mesure aux discussions linguistiques du Cratyle. Étudiant les noms de Rhéa, Kronos et Téthys, Socrate disait y retrouver déjà, bien avant Héraclite, la théorie de l’écoulement (402 a). C’est par la croyance au mouvement et au flux universel qu’il prétendait expliquer d’abord toutes les notions morales (411 c et suiv.). Cependant le développement sur la théorie des Formes et le mobilisme d’Héraclite — deux thèses inconciliables — a souvent été considéré comme un hors d’œuvre par les commentateurs modernes : depuis longtemps les étymologies « héraclitéennes » ont été enveloppées par Socrate dans la condamnation qui frappe toute la partie étymologique, et le débat linguistique ouvert dans la Cratyle a déjà reçu sa conclusion.

Mais les remarques présentées plus haut permettent de mesurer la portée véritable de cette dernière partie, et d’apercevoir le lien profond qui l’unit à l’objet essentiel de l’ouvrage. On voit ici reparaître au grand jour la doctrine que Platon esquissait au début, en opposition avec les théories de Protagoras et d’Euthydème. Les choses, disait-il alors, ont leur nature propre, leur essence définie et stable, et leur forme (εἶδος) ; cette forme est but de connaissance et règle d’action, et c’est le dialecticien qui juge de l’appropriation des actes à cet εἶδος. Cette doctrine fondamentale a pu être perdue de vue à travers les longues discussions sur les étymologies, les noms primitifs, les éléments, etc. : à la fin du dialogue elle surgit de nouveau, avec une netteté et une force singulières, attestant que le problème du langage est jusqu’au bout resté pour Platon un simple aspect du problème de la connaissance[41].

Après avoir donné un grand nombre de mots pour des expressions du mouvement, Socrate, on l’a vu, a repris certains d’entre eux (ἐπιστήμη, βέβαιος, ἱστορία, πιστός, μνήμη) pour montrer qu’ils marquent plutôt le repos. Il se fondait ici sur la doctrine des Éléates. Notons qu’à la fin du dialogue il ne dit rien de la théorie éléatique, dont il ajournera encore la discussion dans le Théétète : c’est seulement dans le Sophiste qu’il se prononcera nettement contre la conception de Parménide. Toutefois Socrate déclare dans le Cratyle que l’enquête sur le mobilisme a besoin d’être reprise et poussée à fond. C’est ce que fera le Théétète (179 c-184 b) en réfutant la thèse de la mobilité. Le Sophiste fixera la position de Platon entre Héraclite et Parménide : contre le premier, l’auteur du Cratyle établira que le repos ou l’immutabilité est condition nécessaire de l’Intellect, mais en montrant, contre le second, que le mouvement doit être compté comme une des formes nécessaires de l’être[42]. Ainsi, sans nier le mouvement, Platon refuse d’en faire l’unique principe de la réalité, et d’admettre que tout soit dans un écoulement perpétuel[43].

III

LES PERSONNAGES DU DIALOGUE

On convient en général que la composition du Cratyle n’offre pas la belle ordonnance ni l’équilibre si sensibles dans d’autres dialogues platoniciens. On s’est montré surtout choqué du développement disproportionné donné à la partie étymologique[44]. Platon croyait avoir ses raisons ; mais il est certain que du point de vue artistique l’économie de l’œuvre en a souffert[45].

Le Cratyle n’est d’ailleurs pas dépourvu de valeur dramatique. Cette valeur résulte du plan même de l’ouvrage et des revirements successifs qu’offre la marche du dialogue. Elle est sensible dès le début, qui s’ouvre avec une brusquerie pleine de vivacité. Après le premier entretien, on peut croire la recherche terminée : il a donné raison à Cratyle contre Hermogène. Or voici que l’enquête est reprise, et aboutit à justifier partiellement la thèse d’Hermogène contre Cratyle. Sommes-nous arrivés au terme ? Non, car Platon fait voir que les deux thèses ont en fait peu d’intérêt, puisque la vraie connaissance des choses ne doit pas être demandée aux noms. À l’intérieur même des développements se produisent des retours inattendus où se joue l’ironie platonicienne. Après avoir consacré de longues explications aux étymologies, Socrate les déclare sans fondement ; les procédés employés ne sont que des expédients, et l’ensemble reste en l’air, car il eût fallu étudier auparavant la formation des noms primitifs. On croit être parvenu à une définition du nom, quand Socrate constate soudain qu’elle n’est pas bonne (423 bc) et qu’il faut en trouver une autre. Ayant défini la méthode à suivre pour étudier la formation des noms primitifs, il paraît se dérober tout à coup, se disant incapable de faire les distinctions nécessaires (425 b), etc.

La valeur dramatique du dialogue réside aussi dans l’attitude des personnages mis en scène. Comme d’habitude, c’est la figure de Socrate qui domine l’entretien. On retrouve ici ses traits ordinaires : son affectation d’ignorance, sa dialectique patiente et rigoureuse, qui ne se satisfait point d’à-peu-près et revient sans cesse sur les résultats acquis pour en contrôler la justesse, sa bonhomie railleuse dont l’ironie, paraissant s’exercer sur lui-même comme sur l’interlocuteur, déconcerte l’adversaire et ménage à la marche du dialogue des revirements imprévus. Cette souple dialectique se joue avec une sûreté infaillible des contradictions apparentes et des difficultés. Sous des dehors capricieux elle sait où elle va, et sa prudence s’arrête où il faut. Autant que les idées qu’il exprime, les diverses attitudes de Socrate, ses changements de ton, ses avertissements dessinent la courbe de l’entretien, et nous renseignent au fur et à mesure sur la pensée de l’auteur. Mais le Socrate du Cratyle est un Socrate tout platonicien, qui a médité sur la philosophie du langage et « rêvé » à la théorie des Formes.

Hermogène, fils d’Hipponicos, est un des fidèles disciples de Socrate[46]. Le Phédon le nomme parmi ceux qui ont assisté le philosophe à ses derniers moments[47]. Quant à l’assertion de Diogène de Laërte[48] qu’Hermogène fut un des maîtres de Platon, elle est extrêmement suspecte[49]. Hermogène était de noble famille, et frère cadet du riche Callias, mais le Cratyle fait plusieurs fois allusion à l’état précaire de sa fortune[50]. Il ressort de notre dialogue[51] qu’il connaît les théories de Protagoras. D’autre part il est lié avec Cratyle, qu’il a souvent l’occasion d’entretenir et qu’il accompagne, à la fin, dans son départ pour la campagne.

Tel que le dépeint Platon, il n’a pourtant pas, malgré ces fréquentations, de grandes aptitudes à la discussion philosophique. Il ne fait l’effet ni d’un philosophe, ni même d’un esprit personnel et vigoureux. En face de Socrate il représente « l’adversaire commode », qui ne se départ guère d’un rôle passif[52]. Il soutient que l’établissement des noms est affaire de convention, mais à la démonstration de Socrate, qui renverse sa thèse, il ne trouve rien à répondre. Il accepte sans discussion l’explication du nom d’Astyanax, avec un empressement qui devance l’interlocuteur ; mais comme Socrate déclare ne pas découvrir encore la raison de cette appellation, Hermogène avoue aussitôt qu’il ne la comprend pas davantage (392 e). Il n’aperçoit pas les faiblesses des raisonnements de Socrate dans la partie étymologique. Il admire de confiance la « savante » étymologie de ψυκή, dont Socrate se moque incontinent. Il s’ébahit naïvement d’apprendre que l’idée du mouvement a déterminé l’attribution des noms aux notions morales : « Je n’y avais point du tout songé », confesse-t-il (411 c). Socrate vient de suggérer une définition du nom : Hermogène se hâte de l’approuver, sans en voir l’insuffisance, qui la fait immédiatement après rejeter par Socrate (423 bc). Il s’émerveille de la vaillance que met son interlocuteur à accumuler les étymologies, mais, après en avoir admis sans observation les procédés et, la plupart du temps, le détail, il acquiesce pleinement à l’impitoyable critique qu’en fait Socrate.

Néanmoins, il n’a pas l’esprit assez obtus pour ne pas sentir çà et là l’extravagance des explications qu’on lui propose. À plusieurs reprises[53] on le voit se récrier sur le caractère étrange et recherché, la complication laborieuse et l’audace des étymologies mises en avant. Il semble entrer à demi dans la plaisanterie, avec une admiration légèrement railleuse qui fait écho à l’ironie de Socrate. Il est frappé du ton inspiré que prend son maître, comme s’il débitait des oracles, et dans la confiance que lui donne, assure-t-il, l’inspiration d’Euthyphron on discerne une pointe de badinage. De même dans son éloge de l’étymologie de Téthys, qui est « jolie » (κομψόν, 402 d), et dans les compliments qu’il fait à Socrate sur ses progrès (410 e). Bref, Hermogène nous présente comme une moyenne des auditeurs habituels de Socrate, avec ce mélange de curiosité naïve et de finesse naturelle que l’on rencontre si souvent, chez Platon et Xénophon, dans les jeunes disciples du maître, déconcertés par la subtilité retorse de sa dialectique, mais sensibles à l’attrait de son ironie.

Il n’y a aucune raison[54] de ne pas identifier Cratyle avec le philosophe du même nom dont parlent Aristote et Diogène de Laërte. L’un et l’autre le donnent comme ayant été le maître de Platon, avant Socrate selon le premier[55], après la mort de Socrate suivant le second[56]. Disciple d’Héraclite, il renchérissait encore sur la doctrine du maître, au point de dire qu’on ne peut entrer, même une fois, dans l’eau du même fleuve, et de rendre sa pensée par un mouvement du doigt, pour éviter la parole qui l’eût fixée. L’indication de Diogène est en partie erronée, et il faut admettre que Platon a suivi les leçons de Cratyle avant d’entendre Socrate. Il est permis d’attribuer à cet enseignement la profonde influence que le système d’Héraclite a exercée sur sa pensée[57] en le persuadant que les choses sensibles, en proie au changement perpétuel, ne sauraient être objet de connaissance[58].

Si c’est bien son ancien maître que Platon a introduit dans le Cratyle, il est intéressant de se demander quels traits il lui a prêtés. Cratyle est évidemment un adversaire d’une tout autre taille qu’Hermogène. Il n’est pas, comme lui, simplement curieux de philosophie ; c’est un philosophe, qui défend la doctrine d’Héraclite. Est-il vrai que Platon l’ait ménagé et traité avec égard[59] ? Mais le rôle qu’il lui prête n’a rien de flatteur. Ce qu’il montre en lui, c’est un attachement têtu à ses idées[60], qui va jusqu’à lui faire reprendre un assentiment déjà donné, une certaine mauvaise grâce à reconnaître les raisons de l’adversaire, des illogismes manifestes, des arguties assez misérables quand il se voit battu — bref un ensemble de caractères qui font de Cratyle un esprit à courte vue et une sorte de sophiste. Comme le premier entretien paraît confirmer la thèse qu’il défend lui-même, celle de la justesse naturelle des noms, il approuve en gros les explications de Socrate, sans discerner les diverses parties de l’exposé — pourtant si différentes de ton et de valeur — ni distinguer le sérieux du plaisant. Soutenant que tous les noms sont justes, il s’abrite derrière le sophisme d’Euthydème : il est impossible de dire faux, car on ne peut exprimer ce qui n’est pas, — sans voir que ces deux propositions sont inconciliables avec sa thèse[61]. Quand il objecte plus loin que l’omission, l’addition, ou le déplacement d’une lettre suffisent à faire d’un nom un autre nom, il oublie que les étymologies de Socrate, approuvées par lui sans réserve, reposaient précisément sur des modifications de ce genre. Délogé de toutes ses positions, il finit par se rabattre sur l’hypothèse que les noms primitifs ont peut-être été établis par une puissance supérieure à l’homme, sans s’aviser qu’elle est ruinée d’avance par les constatations précédentes.

D’autre part, son attitude n’est pas exempte de morgue. Invité par Hermogène à faire part de leur entretien à Socrate, il répond par un laconique : « Si tu veux », et garde un silence complet dans la plus grande partie du dialogue. Hermogène se plaint de l’obscurité dédaigneuse et ironique dont il enveloppe ses réponses, comme un oracle[62]. Et quand Socrate le prie de l’inscrire lui-même parmi ses disciples, il répond avec une amusante condescendance qu’il le prendra « peut-être » pour élève (428 b[63]).

Que le portrait soit ressemblant, c’est une autre question, d’ailleurs insoluble, puisque nous ne savons presque rien du vrai Cratyle. Tout au plus peut-on dire que cette obscurité et cette affectation de silence se concilient assez bien avec les brèves indications d’Aristote. Sans aller jusqu’à croire, avec van Ijzeren, que Platon a voulu tracer une « caricature » de son ancien maître[64], on a l’impression qu’il n’avait pas gardé de lui un souvenir très favorable.

IV

CONTRE QUI EST DIRIGÉ LE CRATYLE ?

Les conclusions du dialogue, on l’a vu, sont pour la plupart négatives : on ne peut admettre avec Hermogène que la justesse des noms soit purement affaire de convention ; mais on ne saurait affirmer avec Cratyle que les noms soient justes par nature. L’enquête étymologique ne conduit qu’à des résultats contradictoires et incertains, parce qu’il n’est pas sûr que l’auteur des noms se soit fait une idée juste des choses à nommer. Bref, le problème agité en sens contraire par Hermogène et Cratyle est au fond négligeable pour la recherche de la connaissance. Contre quels individus ou quelles écoles sont dirigées ces conclusions[65] ? Sur ce point encore, les avis sont très partagés. Bornons-nous à les rappeler, en indiquant les solutions les plus vraisemblables.

Hermogène n’est qu’un amateur de philosophie et un disciple, non un chef d’école. Il serait donc fort improbable que Platon eût pris la peine de critiquer si longuement sa thèse, si elle lui était personnelle. Bien que les idées qu’il lui prête soient assez superficielles, et répondent à une façon de voir qui devait être celle du vulgaire, il n’est pas impossible qu’il ait voulu combattre ici les doctrines de Démocrite sur le langage. Pour Démocrite, le langage était d’origine purement conventionnelle[66] : les premiers hommes s’étaient entendus pour assigner des noms aux choses afin de pouvoir communiquer entre eux[67].

La théorie contraire, celle de la justesse naturelle des noms, est soutenue par Cratyle, disciple d’Héraclite. Comme son maître, il croit au mouvement et à l’écoulement universels, et il s’imagine en trouver l’expression dans le langage. Dans la première partie du dialogue, Socrate, abordant les noms des Dieux, observe avec une ironie sensible qu’ils ont dû être établis par de « sublimes spéculateurs » et des discoureurs subtils qui avaient conçu avant Héraclite la théorie du mouvement, et ont formé d’après elle les noms des divinités : peut-être Hestia, en tout cas Rhéa, Kronos et Téthys. Il explique par la même croyance les dénominations données aux notions morales. Or on sait la valeur qu’il attribue ensuite à ce long développement ; on se souvient de ses sarcasmes contre la théorie du mobilisme universel. Les conclusions du dialogue prouvent que l’ouvrage est surtout dirigé contre la thèse défendue par Cratyle.

Cette thèse était-elle déjà celle d’Héraclite ? Croyait-il à la justesse naturelle des noms ? On pourrait le supposer, d’après certains fragments où il semble invoquer la forme et la valeur de certains noms à l’appui de sa doctrine. Il est douteux, toutefois, qu’il ait expressément formulé cette théorie ; ce sont plutôt ses disciples qui ont dû développer des vues dont ils trouvaient le germe chez leur maître. Or comment faire voir que les noms expriment l’idée du mouvement universel ? Pour le prouver, l’école d’Héraclite était naturellement amenée à l’exégèse étymologique. Cette exégèse, on la voit poindre déjà chez Héraclite (fragments 25, 32, 48, 114), bien que dans la plupart des cas il s’agisse plutôt de jeux de mots que d’étymologies proprement dites[68]. Le premier, disait-on, il avait considéré le mot comme une onomatopée[69]. Il est probable que le procédé étymologique fut systématiquement employé et élargi après lui.

Le développement consacré à la partie « étymologique » frappe par son ampleur autant que par l’impitoyable critique dont Platon l’a fait suivre. L’insistance de l’auteur atteste l’importance prise par cette méthode d’explication, et la nécessité où il croyait être de la ruiner définitivement. Est-ce Cratyle en personne qu’il attaque sur ce point[70] ? Le titre du dialogue semblerait l’indiquer. Mais rien ne permet d’affirmer que Cratyle, si mal connu d’ailleurs, se soit adonné à l’étymologie. Son attitude ici donne même l’impression contraire. D’étymologie, il n’en propose ni n’en discute aucune ; il se borne à accepter docilement en bloc celles de Socrate, et, s’il se hâte de les approuver, c’est parce qu’il trouve dans certaines d’entre elles une confirmation du mobilisme d’Héraclite. Et parmi les autres, il y en a beaucoup qui sont sans rapport avec cette doctrine et n’intéressent même pas la philosophie[71].

Récemment Max Warburg[72], prenant pour point de départ les vues de Wilamowitz, a soutenu que la partie « étymologique » du Cratyle était dirigée par Platon contre son propre disciple Héraclide du Pont. C’était un sectateur d’Héraclite, et plus tard des étymologies d’Héraclide sont souvent citées, en particulier par Orion. Platon lui confia la direction de l’Académie, en 361 suivant M. Warburg, lors de son troisième voyage en Sicile. Le père d’Héraclide se nommait Euthyphron, dont on s’expliquerait ainsi la mention répétée dans le dialogue. Cette hypothèse originale repose malheureusement sur une base des plus fragiles[73], et ne résout les difficultés existantes que pour en soulever d’autres, comme l’a bien mis en lumière H. v. Arnim[74].

Les étymologies qu’il entasse avant d’en venir aux noms primitifs, Socrate les attribue dans l’ensemble à l’ « inspiration » d’Euthyphron. En sa qualité de théologien, Euthyphron peut s’être complu aux étymologies qui concernaient les noms des dieux[75], et il ne serait pas impossible a priori que Socrate eût visé sous son nom une certaine catégorie d’exégètes. Mais tout le reste, et notamment ce qui s’y rattache à la théorie héraclitéenne du mouvement, était à coup sûr hors des préoccupations d’Euthyphron et de ses pareils. En mettant sous son inspiration l’exposé étymologique, Platon, nous l’avons dit, semble avoir eu surtout pour but d’éclairer le lecteur sur le peu de valeur qu’il faut y accorder. Que ce médiocre devin et les gens de son milieu ne soient pas le véritable objet de ses attaques, il le laisse d’ailleurs entendre quand il fait dire à Cratyle (428 c) : « Tes oracles, Socrate, sont tout à fait à mon goût, que tu tiennes ton inspiration d’Euthyphron ou de quelque autre Muse ».

Faut-il songer aux sophistes ? Tout au début du Cratyle Socrate, consulté sur l’ὀρθότης, déclare qu’il saurait répondre, si ses moyens lui avaient permis de suivre les leçons à cinquante drachmes que Prodicos donnait sur la question (384 bc). Mais il n’a pu les entendre, et c’est par ses propres moyens qu’il va chercher, de concert avec Hermogène, la solution du problème. Il semble donc que Prodicos soit hors de cause. Sans doute, ce pourrait être là un simple détour ; Socrate devait avoir eu un écho des enseignements de Prodicos, et Horn[76] considère comme probable que c’est lui qui est visé dans la partie étymologique. Mais rien ne prouve que ce sophiste, particulièrement soucieux, comme on sait, de la propriété du langage et attentif à distinguer les synonymes[77], se soit occupé d’étymologies, ni ait étudié la justesse des noms au sens où elle est examinée dans le Cratyle[78]. La remarque de Socrate a plutôt l’air d’une boutade malicieuse, amenée et rendue presque inévitable par la mention de l’ὀρθότης.

Si le nom de Prodicos ne figure qu’incidemment dans le dialogue, celui de Protagoras y revient à plusieurs reprises. Socrate s’arrête assez longuement, pour la réfuter (385 e-386 a), sur sa thèse de « l’homme-mesure ». Il montre qu’elle est inconciliable avec sa propre thèse : le nom a un être propre qui ne dépend pas de nous. Protagoras avait-il une doctrine sur le problème de la justesse des noms[79] ? On sait qu’il recherchait les conditions de l’ὀρθοέπεια, et que ses études sur les genres des noms et les temps des verbes le font apparaître comme un fondateur de la science grammaticale. D’autre part il professait avec Héraclite : « Jamais rien n’est, toujours il devient[80] ». Peut-être partageait-il les idées de l’école d’Héraclite sur la justesse des noms. Ce qui le ferait croire, c’est qu’après avoir réfuté les vues d’Hermogène, Socrate propose (391 bc) de s’adresser à lui, ou à son élève Callias, pour savoir en quoi consiste cette justesse naturelle. La proposition étant repoussée par Hermogène, Socrate se tourne d’un autre côté. On serait tenté d’en conclure que les considérations suivantes ne doivent rien à Protagoras : s’il en était autrement, seraient-elles admises sans protestation par Hermogène, qui connaît évidemment l’Ἀλήθεια du sophiste et en rejette avec mépris l’enseignement ?

Prenons garde cependant qu’il n’y ait là un jeu de l’ironie socratique — ou platonicienne. On a rappelé plus haut que Protagoras, dans le dialogue qui porte son nom, préconisait l’étude des poètes comme une part importante de l’éducation. Or, nous voyons Socrate consulter les poètes et préluder à ses fantaisies étymologiques en étudiant les noms d’Astyanax et d’Hector dans l’Iliade, pour en tirer les prétendues lois de la dénomination homérique. Plus loin il invoque et il cite Hésiode et Orphée. L’étymologie, qui plus tard, d’après Cicéron[81], sera pratiquée à la fois par l’Académie et le Lycée, et dont l’origine doit être cherchée dans certaines croyances religieuses — la foi à la valeur magique du nom — apparaît dans les plus anciens monuments de la poésie grecque. On la note déjà chez Homère ; on la retrouve chez Hésiode et chez les tragiques[82].

Il est difficile, croyons-nous, de ne pas être frappé du rapprochement qui semble s’imposer entre le procédé mis en œuvre par Socrate dans cette partie du Cratyle et la méthode de Protagoras. Si l’on admet, d’autre part, que Protagoras tirait de la doctrine d’Héraclite les mêmes conclusions que Cratyle sur la justesse naturelle des noms, on inclinera à penser que l’école de ce sophiste a particulièrement été visée par Platon[83]. Mais, pas plus que pour Prodicos, on n’a la preuve que Protagoras lui-même ait pratiqué l’étymologie ; et il est vraisemblable que la partie étymologique tourne en ridicule les abus où tombaient, sinon les grands sophistes du passé, du moins certains de leurs disciples, en prétendant justifier par ces procédés fantaisistes la théorie d’Héraclite.

L’opinion de Schleiermacher que le Cratyle livre bataille à Antisthène a souvent été reprise et discutée. Dümmler, qui s’en est fait le principal champion, a tenté de l’étayer par des vues nouvelles. Leur goût pour les étymologies et leur doctrine étymologique, les stoïciens les auraient reçus d’Antisthène, qui les tenait d’Héraclite, et c’est Antisthène que Platon tournerait ici en dérision. Steiner[84] pense qu’Antisthène est directement visé au moins dans les étymologies des noms relatifs aux notions morales, et — ce qui nous paraît extrêmement douteux — dans les considérations sur la valeur des sons isolés. Suivant Raeder[85], Antisthène est attaqué dans le Cratyle comme dans l’Euthydème, et toutes les discussions intéressant la langue sont vraisemblablement dirigées contre lui. Il disait : « Le principe de l’éducation est l’étude des noms », et il avait écrit un ouvrage en cinq livres Sur l’éducation ou les noms[86]. Comme Cratyle, il soutenait qu’il est impossible de parler faux. Socrate ne fait-il pas clairement allusion à lui quand, au moment d’examiner les notions morales, il déclare qu’ayant « revêtu la peau du lion », il ne se croit plus en droit de reculer[87] ? L’image fait naturellement songer à Héraclès, qu’Antisthène avait pris pour modèle avant les Stoïciens, et dont il avait donné le nom à plusieurs de ses écrits[88].

Il est peu probable, cependant, que l’ensemble du Cratyle ait été inspiré à Platon par son hostilité contre Antisthène. On n’a pas le droit de rattacher Antisthène à l’école d’Héraclite, en croyant l’apercevoir derrière Cratyle, ni de lui attribuer les théories de celui-ci sur la justesse naturelle du langage ; il se fondait au contraire sur les principes des Éléates[89]. On a fait justement ressortir qu’adversaire déclaré de la théorie platonicienne des Formes, il n’aurait pu y donner son assentiment, comme le fait sans hésiter Cratyle[90]. La thèse qu’il est impossible de dire faux, d’origine éléatique, n’appartenait pas en propre à Antisthène ; c’était devenu un lieu commun de la sophistique : « Elle a été souvent soutenue, dit Socrate, autrefois comme de nos jours » (429 a). Quant à la plaisanterie sur la peau du lion, il est possible qu’elle s’adresse à Antisthène, car c’est bien aux travaux d’Héraclès que Socrate paraît faire allusion ; mais elle peut être aussi un souvenir de l’apologue (L’âne qui passait pour être un lion) qui figure dans les fables d’Ésope.

En somme, sans nier que certaines attaques du Cratyle aient pu atteindre Antisthène, ou même être orientées contre lui, on ne voit pas le moyen de leur prêter cette signification avec certitude[91]. Ici comme dans d’autres dialogues, le Théétète par exemple, Platon semble avoir en vue plusieurs sortes d’adversaires, et il serait imprudent de vouloir mettre des noms sur des théories qui n’étaient sans doute pas le fait de tel ou tel, mais se retrouvaient dans divers milieux sous l’influence d’une sophistique plus ou moins rattachée au système d’Héraclite.

V

LA DATE DU CRATYLE
SA PLACE DANS L’ŒUVRE DE PLATON

Le Cratyle ne contient aucune indication extérieure ni sur le moment où le dialogue est censé avoir lieu, ni sur l’époque de sa composition. On est mieux renseigné sur ce dernier point par les caractères du style et par le contenu de l’ouvrage. Personne ne songe plus à y voir une des premières œuvres de Platon, comme le faisait Stallbaum[92] en le plaçant vers 402, avant la mort de Socrate, ou comme Cucuel[93]. Le Cratyle doit avoir suivi l’Euthydème[94], dont il est inséparable, et probablement à peu d’intervalle. Il se rattache d’autre part au groupe formé par le Parménide et le Théétète[95], mais il est sûrement antérieur à ces dialogues, qui reprennent avec plus d’ampleur, pour les soumettre à une critique décisive, quelques-uns des problèmes soulevés par le Cratyle. Or le Théétète[96] semble avoir été écrit après 369, et n’a peut-être été publié qu’après le second voyage de Sicile (367). Le Cratyle doit l’avoir précédé de plusieurs années. On y trouve esquissée, mais avec réserve, la théorie des Formes, et pour la première fois l’auteur montre que le caractère immuable de ces Formes est une condition nécessaire de leur connaissance. Mais elles ne sont pas encore, comme dans le Phédon, un monde à part, séparé du domaine des choses sensibles, et le Cratyle ne laisse rien soupçonner de cette gradation qui, d’après le Banquet, doit par une série d’étapes conduire de l’objet sensible à la Forme intelligible et parfaite. On peut en conclure que le Cratyle est antérieur au Banquet, composé vers 385 environ[97] et au Phédon. Si, d’autre part, il se place à la suite de l’Euthydème, écrit sans doute vers 386, on voit que sa date doit tomber à peu près entre 386 et 385.

Horn a fort bien montré la place occupée par le Cratyle dans le développement de la pensée platonicienne[98]. Le Cratyle clôt une phase de cette pensée et en ouvre une nouvelle. D’une part, il ferme la série des écrits dirigés contre la sophistique. Le Gorgias et le Protagoras en combattaient la doctrine morale : le Cratyle réfute la thèse de Protagoras que « l’homme est la mesure de toutes choses ». Cette proposition sophistique qu’il est également impossible de parler et de penser faux avait été effleurée dans l’Euthydème : elle est examinée et réfutée par le Cratyle. Mais le Cratyle, d’autre part, s’en prend à l’école d’Héraclite ; il attaque avec vivacité la théorie du mouvement universel. Recherchant ce qu’il faut penser de la justesse des noms, il conclut que le langage n’est pas un moyen sûr de connaître les choses, et que c’est aux choses elles-mêmes qu’il faut demander cette connaissance. Il pose enfin le problème des Formes immuables.

Ces diverses questions seront reprises et approfondies dans la suite. Le Théétète reconnaîtra que la thèse de Protagoras sur l’homme-mesure a été insuffisamment réfutée dans le Cratyle. Il la soumettra à un nouvel examen et y opposera des objections plus décisives. De même il reviendra, pour la ruiner définitivement, sur cette affirmation qu’il est impossible de parler et de penser faux. La réfutation de la doctrine d’Héraclite, amorcée par le Cratyle, sera poussée à fond dans le Théétète. Le Cratyle a posé le problème de la connaissance, mais sans indiquer ni les moyens de le discuter, ni les limites de la connaissance. Cette recherche fera l’objet du Théétète, tandis que Parménide examinera la permanence des Formes. Le Théétète touchera encore au langage, mais seulement pour l’étudier dans son rapport avec la connaissance, et en apportant des changements à certaines conceptions du Cratyle. Socrate y énoncera, d’ailleurs sans l’adopter, une définition du λόγος assez différente, en le représentant comme « un entrelacement de noms » (202 b), tandis que le Cratyle distinguait, à côté du nom (ὄνομα), le verbe ou prédicat (ῥῆμα) ; aux syllabes, connaissables et exprimables, il sera les éléments, irrationnels et inexprimables[99]. D’une façon générale, le Cratyle a déblayé le terrain pour les recherches ultérieures, et préparé la voie au Parménide, au Théétète et au Sophiste[100].


CONSPECTUS SIGLORUM


B = Cod. Bodleianus uel Clarkianus 39 (anno 895 post I. C. nat.).

T = Cod. Venetus app. class. 4, cod. 1 (sub fin. xi uel init. xii saec.)

W = Cod. Vindobonensis 54, suppl. phil. gr. 7 (fortasse saec. xii). In hoc codice desunt 414 d 8 ἔσται — 422 c 3 παραληρήσω ; sed post 423 b 10 καὶ ὀνομάζει interpositi sunt uersus 415 d 3 ὡς ἔοικε — 418 e 1 ἀγωγήν ; sequuntur u. 426 a 5 ἀδύνατόν που — 426 e 6 ἰῶτα πρὸς, deinde 419 d 1 τὸ δὲ τερπνὸν usque ad finem.


  1. Die verschiedenen Auffassungen des platonischen Dialogs Kratylus. Progr. Brieg, 1891/2, 1892/3, 1896/7, 1900/01.
  2. Nous avons tiré un profit tout particulier du travail pénétrant et vigoureux, bien qu’un peu systématique, de F. Horn, Platonstudien, Neue Folge, Wien, 1904, p. 1 et suiv.
  3. Voir F. Horn, o. l., p. 18.
  4. Cf. A. Kiock, De Cratyli Platonici indole ac fine, Diss. Breslau, 1913, p. 36, note. Kiock signale çà et là des trimètres ou fragments de trimètres dans le langage prêté à Socrate.
  5. F. Horn, o. l., p. 31 ; A. Kiock, o. l., id.
  6. Iliade, XXII, 506.
  7. VI, 402-3.
  8. Euthyphron, 3 b.
  9. O. Apelt, Platons Dialog Kratylos, 1922, Einleitung, p. 13.
  10. F. Schäublin, Ueber den Platonischen Dialog Kratylos, Diss. Bâle, 1891, p. 67 sq. ; I. v. Ijzeren, De Cratylo Heracliteo et de Platonis Cratylo (Mnemosyne, N. S. XLIX, 1921, p. 192, note 1) ; Wilamowitz, Platon, Erster Band, Berlin, 1920, p. 289.
  11. Dans le Protagoras (361 d) il rapproche Προμηθεύς de προμηθούμενος ; 312 c il tire σοφιστής de σοφός (savant) et de la racine ιστ- (savoir) ; dans le Phèdre, 237 a, il fait venir λίγειαι de Λίγυες ; 244 bc, μαντική de μανική ; il explique οἰωνιστική par οἴησις-νοῦς-ἱστορία ; dans le Théétète, 194 c, il rattache κέαρ (cœur) à κηρός (cire) ; dans la République, II, 369 c, il rend compte de πόλις par πολλοί ; dans le Sophiste, 221 c, il fait venir ἀσπαλιεύς (pêcheur à la ligne) de ἀ(να)σπᾶν (tirer en haut) ; dans les Lois, II, 654 a, il interprète χορός par χαρά ; VII, 816 a, πυρριχή par πῦρ et XII, 957 c, νόμος par νοῦς. Quelques-uns des noms étudiés dans le Cratyle le sont dans d’autres dialogues : Gorgias, 493 a, σῶμα est expliqué par σῆμα (cf. Crat., 400 bc) ; le rapprochement n’est d’ailleurs pas de Platon, qui l’attribue lui-même à un savant homme (cf. Philolaos, fragm. 15 d) ; dans Phèdre, 238 c, ἔρως est expliqué par ῥώμη, (cf. Crat., 420 b) ; 252 c, le nom d’Éros est chez les Immortels Ptéros (citation poétique) ; 251 c, ἵμερος est interprété par μέρη ἐπιόντα καὶ ῥεόντα, et, 255 c, par ῥεῦμα (cf. Crat., 420 a) ; Phédon, 80-81 d, Ἅιδης est expliqué par ἀειδής (étymologie mentionnée, mais rejetée dans le Cratyle, 404 b) ; Sophiste, 228 d, σύνεσις est rattaché à σύνειμι (cf. Crat., 412 a).
  12. O. l., p. 67.
  13. Il n’en cite qu’une, le phrygien, à propos du mot πῦρ (410 a), et avec raison semble-t-il. Le fait est qu’en arménien feu se dit hur (Boisacq, Dict. étym., s. v., p. 828), et que les Arméniens passaient pour descendre de colons phrygiens.
  14. Quid sibi in dialogo cui Cratylus inscribitur proposuerit Plato. Thèse, 1886, Paris, p. 13.
  15. Socrate déclare (406 b) que les noms de Dionysos et d’Aphrodite ont un sens à la fois sérieux et plaisant. Il ne retiendra pour sa part que le second — « les dieux aussi aiment le badinage » — en expliquant Διόνυσος par : ὁ διδοὺς τὸν οἶνον.
  16. Ἕκτωρ, 393 a (ἔχω) ; Ὀρέστης, 394 e (ὄρος) ; Ἀτρεύς, 395 c (ἀ, τρέω) ; Τάνταλος, 395 e (ταλαντεία) ; Δίφιλος, 399 b (Διὶ φίλος) ; ψυχή, 399 e (ἀναπνεῖν, ἀναψυχοῦν) ; Πλούτων, 403 a (πλοῦτος) ; σελήνη, 409 b (σέλας) ; ἀήρ, 410 b (ἀήτης) ; σωφροσύνη), 412 a (σωτηρία τῆς φρονήσεως) ; ἀδικία, 413 d (ἀ, δίκαιον) ; θῆλυ, 414 a (θηλή) ; ἀπορία, 415 c (ἀ, πορεύεσθαι) ; κερδαλέος, 417 a (κέρδος) ; συμφέρον, 417 a (σύν, φέρω) ; λυσιτελοῦν, 417 c (λύειν τέλος) ; ἀλγηδών, 419 c (ἀλγεινός) ; ἁχθηδών, 419 c (ἄχθος) ; τέρψις 419 d (τερπνόν) ; θυμός, 419 e (θύσις) ; βέβαιος, 477 a (βάσις) ; ἐπιστήμη 437 a (ἐπὶ, ἵστημι). Plusieurs de ces « étymologies » ne sont d’ailleurs que des rapprochements avec des mots de la même famille ; d’autres ne sont qu’incomplètement exactes ou se trouvent noyées parmi des étymologies fantaisistes.
  17. Socrate, il est vrai, fait une réserve : il faut veiller « à la mesure et à la vraisemblance ». Mais aussitôt après il invite Hermogène à ne pas se montrer trop « pointilleux ».
  18. Max Leky, Plato als Sprachphilosoph, Würdigung des platonischen Kratylus (Studien zur Geschichte und Kultur des Altertums), Paderborn, 1919, p. 1-87.
  19. O. l., p. 45 et suiv.
  20. De même Kiock, o. l., p. 39.
  21. Horn, o. l., p. 48 et suiv.
  22. O. l., p. 47.
  23. En ce qui concerne le mouvement, m’écrit M. Diès, ce n’est pas à κίνησις, mais à φορά que pense directement Platon quand il parle de « toute espèce possible de κίνησις ».
  24. Il n’est pas exact de dire, comme le fait Walther Freymann (Platons Suchen nach einer Grundlegung aller Philosophie, Leipzig, 1980, p. 127), que Platon cherche ici à reproduire phonétiquement la doctrine d’Héraclite sur le mouvement. C’est le mouvement qu’expriment, sans doute, la plupart des consonnes examinées par Socrate ; mais il mentionne aussi le δ et le τ, qui marquent l’arrêt ; le ν, qui indique « l’intérieur » ; et il note l’effet du γ, qui est de ralentir le glissement du λ dans le groupe γλ.
  25. Horn, O. l., p. 50.
  26. Schäublin, o. l., p. 95, note.
  27. Molière, Le Bourgeois gentilhomme, II, 4 : « L’ouverture de la bouche fait justement comme un petit rond qui représente un O. » Voir Schäublin, o. l., p. 95, note.
  28. Th. Gomperz, Les Penseurs de la Grèce (trad. Rey), II, p. 588 ; cf. P. E. Rosenstock, Platos Kratylos und die Sprachphilosophie der Neuzeit, Progr. Ostern, 1893, p. 6 et suiv.
  29. O. l., p. 46 et suiv.
  30. O. l., p. 38, 39.
  31. O. l., p. 295.
  32. Au reste, comme me le fait observer M. Diès, « toute explication scientifique du monde expérimental est telle aux yeux de Platon et restera telle (Timée). L’étude scientifique du langage, même conduite rigoureusement selon la méthode indiquée plus haut, n’eût jamais donné que des résultats vraisemblables ».
  33. Suivant Horn, o. l., p. 57 et suiv., Socrate découvre ici en quoi il s’était trompé lui-même (cf. 428 d). Son tort avait été de croire, comme le vulgaire, que la copie (le nom) doit être entièrement semblable à l’objet. Il constate maintenant que par définition elle doit présenter, avec des éléments semblables à l’objet, des éléments dissemblables. Par là, le débat sur la nature de l’ὀρθότης prend une direction nouvelle : on prévoit la part qui va être faite à la convention. — Cette interprétation nous semble inexacte. Quand Socrate déclare que la copie (le nom) ne doit pas viser à reproduire en tous ses détails l’objet représenté, il ne veut pas dire qu’elle comportera nécessairement des éléments sans ressemblance avec l’objet, mais qu’elle ne retiendra que les traits essentiels. Plus loin, il s’exprime fort clairement : « Le nom bien fait aura les lettres appropriées (c.-à-d. semblables à l’objet) ; le nom mal fait sera formé de lettres appropriées, mais il en contiendra quelque autre mal appropriée » (433 c). Ceci n’a encore rien avoir avec la convention.
  34. Horn, o. l., p. 59.
  35. Voir Platon, lettre VII, 343 a.
  36. Sur la signification et l’importance de cette fin du Cratyle, consulter A. Diès, Autour de Platon, II, p. 482-5.
  37. Je dois beaucoup ici aux observations de M. Diès.
  38. L’expression est de M. Diès.
  39. Ainsi s’explique que le Cratyle soit isolé dans l’œuvre de Platon (Horn, o. l., p. 62 ; Wilamowitz, o. l., p. 290). Toutefois Platon reparlera dans le Théétète de la valeur des éléments, et le Sophiste fera la théorie de la proposition. Enfin il exposera dans la lettre VII des vues qui rappellent de très près celles du Cratyle : le λόγος y est défini un composé de noms et de verbes (342 b) ; le nom n’a aucune fixité ; rien n’empêche que ce que l’on appelle aujourd’hui circulaire se trouve appelé droit ; on peut en dire autant de la définition (ou du discours), 343 ab. — Mais dans le Politique, 261 e, Socrate dira à l’Étranger : « Si tu te gardes avec soin de t’appliquer aux mots, tu apparaîtras plus riche en raison dans ta vieillesse. »
  40. On peut en trouver une autre dans la première partie du Cratyle (cf. O. Apelt, o. l., Einleitung, p. 17), où Socrate parle de la navette en soi (389 b, αὐτὸ ὅ ἐστι κερκίς), sur laquelle le menuisier doit se régler pour fabriquer la navette, et plus loin du nom en soi (389 d, αὐτὸ ἐκεῖνο ὅ ἐστιν ὄνομα), que doit avoir en vue le « législateur ». Il est difficile de ne pas rapprocher cet endroit du livre X de la République, et du lit en soi (597 c, ὅ ἐστι κλίνη) d’après lequel travaille le κλινοποιός. Cependant, d’après Horn (o. l., p. 28) et Raeder, Platons philosophische Entwickelung, p. 153, Socrate vise ici non la Forme (ou Idée), mais seulement la notion générale de navette et de nom.
  41. Je me borne à résumer ici les précieuses indications qu’a bien voulu me communiquer M. Diès.
  42. Édition du Sophiste par A. Diès, Notice, p. 289-290.
  43. Horn, o. l., p. 63.
  44. C’est une des raisons qu’invoquait Schaarschmidt (Ueber die Unechtheit des Dialogs Kratylos (Rhein. Mus., XX, 1865) pour nier l’authenticité du Cratyle. Cucuel s’est efforcé de réfuter cette thèse par des arguments qui ne sont pas toujours très solides, notamment (p. 25) en expliquant les imperfections de l’œuvre par sa date. Aujourd’hui, surtout depuis la démonstration donnée par Th. Benfey et Lehrs, personne ne met en doute l’authenticité du dialogue (Th. Gomperz, o. l., II, p. 587, note).
  45. Wilamowitz, o. l., p. 297 ; cf. Horn, o. l., p. 36.
  46. Σωκρατικός, dit Proclus, éd. Boissonade, p. 55.
  47. 59 b.
  48. III, 6.
  49. Stallbaum, Platonis opera omnia, vol. II, p. 18-19.
  50. Cf. Xénophon, Mém., II, 10 ; Banquet, III, 14 ; IV, 47, 50.
  51. 386 a.
  52. Leky, o. l., 14-15.
  53. Voir plus haut, p. 21.
  54. Stallbaum, o. l., p. 20.
  55. Métaph., Α 6 déb., et Γ 5, 1011a 7-15.
  56. III, 6.
  57. Wilamowitz, o. l., p. 90.
  58. Aristote, Métaphysique, 987 a 32 — 987 b.
  59. C’est l’avis de C. Ritter, Platon, sein Leben, seine Schriften, seine Lehre, München, 1910, I, p. 476, et de Wilamowitz, o. l., p. 91 et 287.
  60. Wilamowitz reconnaît lui-même cet entêtement.
  61. Horn, o. l., p. 58. S’il est impossible de dire ce qui n’est pas, on sera dans le vrai en donnant, par exemple, le nom d’Hermogène à Cratyle.
  62. 384 a ; cf. 427 d.
  63. Voir J. van Ijzeren, De Cratylo Heracliteo et de Platonis Cratylo (Mnemosyne, N. S. XLIX, 1921), p. 176 sq.
  64. M. Diès rapproche la peinture que fait le Théétète (179 e sq.) de l’école d’Héraclite, et se demande si Platon n’a pas voulu, dans le personnage de Cratyle, représenter un type plutôt qu’un individu.
  65. D’après Wilamowitz, o. l., p. 287, Platon a voulu seulement mettre en garde ses propres disciples contre des tendances que certains d’entre eux étaient portés à suivre, et se guérir avec eux d’illusions longtemps caressées par lui. Suivant Steinthal, Schäublin, Kirchner, après avoir cru à la possibilité d’une science étymologique, Platon a renoncé à cette croyance : le Cratyle atteste sa conversion, et l’ironie de Platon est surtout dirigée contre lui-même. Mais ces hypothèses n’excluent point la possibilité d’une polémique contre les représentants des théories rejetées. Ces théories, Platon les avait évidemment rencontrées autour de lui ; la question est de savoir où.
  66. Proclus, in Cratylum, p. 7.
  67. Gomperz, o. l., p. 427 sq. Cependant R. Philippson, Platons Kratylos und Demokrit (Philol. Wochenschrift, 1929, p. 923 sq.) le conteste. Suivant lui, le jugement de Proclus sur Démocrite est sommaire et peu exact : si Démocrite admettait que, dans la suite des temps, les mots ont été altérés et détournés de la réalité par l’effet du hasard et de la convention, il les considérait probablement comme étant, à l’origine, des images ou copies des choses ; la façon de voir de Platon s’accorde pour l’essentiel avec cette théorie, que l’auteur du Cratyle a vraisemblablement connue.
  68. J. van Ijzeren, o. l., p. 188 et suiv.
  69. Gomperz, o. l., I, p. 417 ; cf. Kirchner, o. l., Progr. 1891/2, p. 16.
  70. C’est l’avis d’Ijzeren, o. l., p. 199 et suiv.
  71. Il est inutile de nous arrêter à la thèse étrange soutenue par Ch. Lenormant (Commentaire sur le Cratyle de Platon, Athènes, 1861). D’après lui, Platon n’attaque ici que Cratyle, représentant du « parti religieux » et de « l’école sacrée », qui dans la préparation aux mystères d’Éleusis donnait une place à l’étude de la langue et à l’étymologie.
  72. Zwei Fragen zum « Kratylos » (Neue philol. Untersuchungen, fünftes Heft), Berlin, 1929.
  73. Il est, en particulier, fort hasardeux d’identifier avec l’auteur des étymologies mentionnées par Orion le célèbre disciple de Platon : des nombreux ouvrages que lui attribue Diogène de Laërte aucun, à en juger par les titres, n’avait trait à l’étymologie.
  74. Die sprachliche Forschung als Grundlage der Chronologie der platonischen Dialoge and des « Kratylos » (Sitzungsber. d. Akad. der Wissensch. in Wien, phil.-hist. Klasse, 210 Band, 4 Abh., 1929, p. 21 et suiv.).
  75. Steiner, Die Etymologien in Platons Kratylus (Archiv f. Geschichte der Philosophie, N. F., XXII, 1916, p. 125 et suiv.), estime que dans cette partie c’est lui que Platon a en vue.
  76. O. l., p. 39.
  77. Stallbaum, o. l., p. 16. Voir le Protagoras, 377 a sq., et l’Euthydème, 277 e.
  78. O. Apelt, o. l., 1922, Einleitung, p. 3.
  79. Socrate veut démontrer contre Hermogène que les noms ont une justesse naturelle ; or, pour y parvenir, il fait voir que la thèse de l’homme-mesure est inacceptable. Doit-on en induire que les vues d’Hermogène sur la justesse des noms étaient celles de Protagoras ? À première vue, la thèse de l’homme-mesure paraîtrait plutôt en effet s’accorder avec la théorie de « l’arbitraire », soutenue par Hermogène (Kirchner, o. l., p. 16). Mais en ce cas, comment expliquer qu’Hermogène lui-même condamne expressément cette thèse, comme il rejettera plus loin l’Ἀλήθεια de Protagoras, sans indiquer que sur d’autres points il s’accorde avec le sophiste ? On pourrait, il est vrai, soupçonner Hermogène d’illogisme ; mais il est plus probable qu’aux yeux de Socrate la contradiction est dans les idées de Protagoras qui, partisan de la justesse naturelle des noms, ne voit pas l’incompatibilité de cette théorie avec celle de l’homme-mesure.
  80. Théétète, 152 e.
  81. Academica posteriora, I, 8, 32.
  82. M. Warburg, o. l., p. 70 et suiv.
  83. Stallbaum, o. l., p. 4.
  84. O. l., p. 127 sq.
  85. O. l., p. 148.
  86. Diogène de Laërte, VI, 17.
  87. 411 a.
  88. Kiock, o. l., p. 44 et suiv., estime que Platon, attaquant le type du sophiste grammairien, a eu surtout en vue Antisthène, bien qu’il ait réuni des traits pris çà et là, dont quelques-uns n’appartiennent pas à Antisthène.
  89. Gomperz, o. l., II, p. 191 ; Wilamowitz, o. l., p. 297.
  90. Horn, o. l., p. 61, note ; Kiock, o. l., p. 44.
  91. J. van Ijzeren, o. l., p. 193-194.
  92. O. l., p. 26.
  93. O. l., p. 25.
  94. Wilamowitz, o. l., p. 286. Le Cratyle, 386 d, cite comme connu un sophisme d’Euthydème.
  95. Horn, o. l., p. 272 sq.
  96. Voir la notice du Théétète, par A. Diès, p. 121.
  97. L. Robin, Notice du Banquet, p. xi.
  98. O. l., p. 62 et suiv. ; p. 272 et suiv.
  99. A. Diès, Notice du Théétète, p. 144 suiv.
  100. Pour l’établissement du texte, j’ai entièrement collationné les manuscrits B (sur la reproduction en phototypie donnée par de Vries), T et W (sur les photographies de l’Association Guillaume Budé). Je suis heureux de dire tout ce que mon travail doit à l’obligeance de M. A. Diès, qui, pour certaines parties de la Notice et pour l’interprétation du texte, m’a fait bénéficier de sa connaissance approfondie de la pensée platonicienne, et j’ai à cœur de remercier M. É. Chambry, qui, en revisant la traduction avec le soin le plus éclairé, m’a suggéré des améliorations nombreuses.