Correspondance de Voltaire/1766/Lettre 6484

Correspondance : année 1766GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 44 (p. 409-411).
6484. — À M.  LE RICHE,
directeur et receveur général des domaines du roi, etc…
à besançon.
5 septembre.

La personne, monsieur, à qui vous avez bien voulu envoyer votre mémoire en faveur du sieur Fantet[1] vous remercie très-sensiblement de votre attention. Votre ouvrage est très-bien fait, et il serait admirable s’il plaidait en faveur de l’innocence. Mais le moyen de ne pas condamner un scélérat qui, parmi quinze ou vingt mille volumes, en a chez lui une trentaine sur la philosophie ! Non-seulement il est juste de le ruiner, mais j’espère qu’il sera brûlé, ou au moins pendu, pour l’édification des âmes dévotes et compatissantes. On est sans doute trop éclairé et trop sage à Besançon, pour ne pas punir du dernier supplice tout homme qui débite des ouvrages de raisonnements, Il est vrai que sous Louis XIV on a imprimé, ad usumm Delphini, le poëme de Lucrèce contre toutes les religions, et les œuvres d’Apulée. M.  l’abbé d’Olivet, quoique Franc-Comtois, a dédié au roi les Tusculanes de Cicéron, et le de Natura deorum, livres infiniment plus hardis que tout ce qu’on a écrit dans notre siècle ; mais cela ne doit pas sauver le sieur Fantet de la corde. Je crois même qu’on devrait pendre sa femme et ses enfants pour l’exemple.

J’ai en main un arrêt d’un tribunal de la Franche-Comté, par lequel un pauvre gentilhomme[2] qui mourait de faim fut condamné à perdre la tête pour avoir mangé, un vendredi, un morceau de cheval qu’on avait jeté près de sa maison. C’est ainsi qu’on doit servir la religion, et qu’on doit faire justice.

On pourrait bien aussi, monsieur, vous condamner pour avoir pris le parti d’un infortuné. Il est certain que vous méprisez l’Église, puisque vous parlez en faveur de quelques livres nouveaux. Vous êtes inspecteur des domaines, par conséquent vous devez être regardé comme un païen, sicut ethnicus et publicanus[3].

Je me recommande aux prières des saintes femmes, qui ne manqueront pas de vous dénoncer : on dit qu’elles ont toutes beaucoup d’esprit, et qu’elles sont fort instruites. Vous ne sauriez croire combien je suis enchanté de voir tant de raison et tant de tolérance dans ce siècle. Il faut avouer qu’aujourd’hui aucune nation n’approche de la nôtre, soit dans les vertus pacifiques, soit dans la conduite à la guerre. Comme je suis extrêmement modeste, je ne mettrai point mon nom au bas des justes éloges que méritent vos compatriotes. Je vous supplie de vouloir bien me faire part du dispositif de l’arrêt, lorsqu’il sera rendu[4].

  1. Libraire à Besançon ; voyez tome XXVI, page 105.
  2. Claude Guillon (voyez tome XXV, page 559. Le texte de l’arrêt est rapporté tome XXVIII, page 343.
  3. Voltaire a souvent cité ce passage de saint Matthieu, chap. xviii, verset 17 ; voyez entre autres tome XXIV, page 244.
  4. Une lettre de Voltaire, datée de Ferney, 4 septembre 1766, à Chabanon, est signalée dans un catalogue d’autographes vendus le 17 mars 1881, avec cette mention : « Lettre des plus remarquables, où il déclare que ce n’est pas à la philosophie qu’il faut attribuer la décadence des beaux-arts. « C’est du temps de Newton qu’ont fleuri les meilleurs poëtes anglais ; Corneille était contemporain de Descartes, et Molière était élève de Gassendi » Le dégoût est venu de l’abondance. Racine était un homme adroit ; il louait beaucoup Euripide, l’imitait un peu (il en a pris tout au plus une douzaine de vers), et il le surpassait infiniment. C’est qu’il a su se plier au goût, au génie de la nation, un peu ingrate, pour laquelle il travaillait. C’est la seule façon de réussir dans tous les arts. Je veux croire qu’Orphée était un grand musicien, mais s’il revenait parmi nous pour faire un opéra, je lui conseillerais d’aller à l’école de Rameau. »