Lettre d’un membre du conseil de Zurich/Édition Garnier


LETTRE
D’UN MEMBRE DU CONSEIL DE ZURICH
À M. D***, AVOCAT À BESANÇON[1].
(1767)


Nous nous intéressons beaucoup, monsieur, dans notre république, à la triste aventure du sieur Fantet[2]. Il était presque le seul dont nous tirassions les livres qui ont illustré votre patrie, et qui forment l’esprit et les mœurs de notre jeunesse. Nous devons à Fantet les œuvres du chancelier d’Aguesseau et du président de Thou. C’est lui seul qui nous a fait connaître les Essais de Morale de Nicole, les Oraisons funèbres de Bossuet, les Sermons de Massillon et ceux de Bourdaloue, ouvrages propres à toutes les religions ; nous lui devons l’Esprit des lois, qui est encore un de ces livres qui peuvent instruire toutes les nations de l’Europe.

Je sais en mon particulier que le sieur Fantet joint à l’utilité de sa profession une probité qui doit le rendre cher à tous les honnêtes gens, et qu’il a employé au soulagement de ses parents le peu qu’il a pu gagner par une louable industrie.

Je ne suis point surpris qu’une cabale jalouse ait voulu le perdre. Je vois que votre parlement ne connaît que la justice, qu’il n’a acception de personne, et que, dans toute cette affaire, il n’a consulté que la raison et la loi. Il a voulu et il a dû examiner par lui-même si, dans la multitude des livres dont Fantet fait commerce, il ne s’en trouverait pas quelques-uns de dangereux, et qu’on ne doit pas mettre entre les mains de la jeunesse ; c’est une affaire de police, une précaution très-sage des magistrats.

Quand on leur a proposé de jeter ce que vous appelez des monitoires, nous voyons qu’ils se sont conduits avec la même équité et la même impartialité, en refusant d’accorder cette procédure extraordinaire. Elle n’est faite que pour les grands crimes ; elle est inconnue chez tous les peuples qui concilient la sévérité des lois avec la liberté du citoyen ; elle ne sert qu’à répandre le trouble dans les consciences et l’alarme dans les familles. C’est une inquisition réelle qui invite tous les citoyens à faire le métier infâme de délateur ; c’est une arme sacrée qu’on met entre les mains de l’envie et de la calomnie pour frapper l’innocent en sûreté de conscience. Elle expose toutes les personnes faibles à se déshonorer, sous prétexte d’un motif de religion ; elle est, en cette occasion, contraire à toutes les lois, puisqu’elle a pour but la réparation d’un délit, et que l’objet de ce monitoire serait d’établir un délit lorsqu’il n’y en a point.

Un monitoire, en ce cas, serait un ordre de chercher, au nom de Dieu, à perdre un citoyen ; ce serait insulter à la fois la loi et la religion, et les rendre toutes deux complices d’un crime infiniment plus grand que celui qu’on impute au sieur Fantet. Un monitoire, en un mot, est une espèce de proscription. Cette manière de procéder serait ici d’autant plus injuste que, de vos prêtres qui avaient accusé Fantet, les uns ont été confondus à la confrontation, les autres se sont rétractés. Un monitoire alors n’eût été qu’une permission accordée aux calomniateurs de chercher à calomnier encore, et d’employer la confession pour se venger. Voyez quel effet horrible ont produit les monitoires contre les Calas et les Sirven !

Votre parlement, en rejetant une voie si odieuse, et en procédant contre Fantet avec toute la sévérité de la loi, a rempli tous les devoirs de la justice, qui doit rechercher les coupables, et ne pas souhaiter qu’il y ait des coupables. Cette conduite lui attire les bénédictions de toutes les provinces voisines.

J’ai interrompu cette lettre, monsieur, pour lire en public les remontrances que votre parlement fait au roi sur cette affaire. Nous les regardons comme un monument d’équité et de sagesse, digne du corps qui les a rédigées, et du roi à qui elles sont adressées. Il nous semble que votre patrie sera toujours heureuse, quand vos souverains continueront de prêter une oreille attentive à ceux qui, en parlant pour le bien public, ne peuvent avoir d’autre intérêt que ce bien public même dont ils sont les ministres.

J’ai l’honneur d’être bien respectueusement, monsieur, etc.,
Desn….,
Du conseil des deux-cents.

P. S. Nous avons admiré le factum en faveur de Fantet. Voilà, monsieur, le triomphe des avocats. Faire servir l’éloquence à protéger, sans intérêt, l’innocent ; couvrir de honte les délateurs ; inspirer une juste horreur de ces cabales pernicieuses qui n’ont de religion que pour haïr et pour nuire, qui font des choses sacrées l’instrument de leurs passions : c’est là sans doute le plus beau des ministères. C’est ainsi que M. de Beaumont défend à Paris l’innocence des Sirven après avoir si glorieusement combattu pour les Calas. De tels avocats méritent les couronnes qu’on donnait à ceux qui avaient sauvé des citoyens dans les batailles. Mais que méritent ceux qui les oppriment ?

FIN DE LA LETTRE.
  1. Tel est le titre de cette pièce dans l’édition originale, in-8° de 7 pages, sans date. Les éditeurs de Kehl et leurs successeurs l’ont placée dans la Correspondance, au mois de mars 1767. (B.)
  2. Fantet, libraire de Besançon, était poursuivi devant le parlement à cause de livres philosophiques saisis chez lui.