Commentaire sur Des Délits et des Peines/Édition Garnier/13



XIII.
de quelques tribunaux de sang.

Croirait-on qu’il y ait eu autrefois un tribunal suprême plus horrible que l’Inquisition, et que ce tribunal ait été établi par Charlemagne ? C’était le jugement de Vestphalie, autrement appelé la cour veimique[1]. La sévérité ou plutôt la cruauté de cette cour allait jusqu’à punir de mort tout Saxon qui avait rompu le jeûne en carême. La même loi fut établie en Flandre et en Franche-Comté au commencement du xviie siècle.

Les archives d’un petit coin de pays appelé Saint-Claude, dans les plus affreux rochers de la comté de Bourgogne, conservent la sentence[2] et le procès-verbal d’exécution d’un pauvre gentilhomme, nommé Claude Guillon, auquel on trancha la tête le 28 juillet 1629. Il était réduit à la misère, et, pressé d’une faim dévorante, il mangea, un jour maigre, un morceau d’un cheval qu’on avait tué dans un pré voisin. Voilà son crime. Il fut condamné comme un sacrilége. S’il eût été riche, et qu’il se fût fait servir à souper pour deux cents écus de marée, en laissant mourir de faim les pauvres, il aurait été regardé comme un homme qui remplissait tous ses devoirs.

Voici le prononcé de la sentence du juge :

« Nous, après avoir vu toutes les pièces du procès et ouï l’avis des docteurs en droit, déclarons ledit Claude Guillon dûment atteint et convaincu d’avoir emporté de la viande d’un cheval tué dans le pré de cette ville, d’avoir fait cuire ladite viande le 31 mars, jour de samedi, et d’en avoir mangé, etc. »

Quels docteurs que ces docteurs en droit qui donnèrent leur avis ! Est-ce chez les Topinambous et chez les Hottentots que ces aventures sont arrivées ? La cour veimique était bien plus horrible : elle déléguait secrètement des commissaires qui allaient, sans être connus, dans toutes les villes d’Allemagne, prenaient des informations sans les dénoncer aux accusés, les jugeaient sans les entendre ; et souvent, quand ils manquaient de bourreaux, le plus jeune des juges en faisait l’office, et pendait lui-même[3] le condamné. Il fallut, pour se soustraire aux assassinats de cette chambre, obtenir des lettres d’exemption, des sauvegardes des empereurs ; encore furent-elles souvent inutiles. Cette cour de meurtriers ne fut pleinement dissoute que par Maximilien Ier ; elle aurait dû l’être dans le sang des juges ; le tribunal des Dix à Venise était, en comparaison, un institut de miséricorde.

Que penser de ces horreurs et de tant d’autres ? Est-ce assez de gémir sur la nature humaine ? Il y eut des cas où il fallut la venger.



  1. Voyez tome XI, page 261 ; et XIII, 234, 415.
  2. Voyez la note de la page 522.
  3. Voyez l’excellent Abrégé chronologique de l’histoire d’Allemagne et du droit public, sous l’année 803. (Note de Voltaire.) — L’auteur de L’Abrégé chronologique de l’histoire d’Allemagne est Chr.-Fr. Pfeffel, né à Colmar en 1726, mort en 1807.