Correspondance de Voltaire/1742/Lettre 1519
Mon cher Voltaire, je vous paye à la façon des grands seigneurs, c’est-à-dire que je vous donne une tres-mauvaise ode[1] pour la bonne[2] que vous m’avez envoyée, et de plus je vous condamne à la corriger pour la rendre meilleure. Je pense que c’est une des premieres odes où l’on ait tant parlé de politique ; mais vous devez vous en prendre à vous-même ; vous m’avez incité à défendre ma cause. J’ai trouvé en effet que le langage des dieux est celui de la justice et de l’innocence, qui fera toujours valoir le morceau de poésie, quand même les vers alexandrins n’en seraient pas aussi harmonieux qu’on pourrait le désirer.
La reine de Hongrie est bien heureuse d’avoir un procureur qui entende aussi bien que vous le raffinement et les séductions de la parole. Je m’applaudis que nos différends ne se soient pas vidés par procès, car, en jugeant de vos dispositions en faveur de cette reine, et de vos talents, je n’aurais pu tenir contre Apollon et Vénus.
Vous déclamez à votre aise contre ceux qui soutiennent leurs droits et leurs prétentions à main armée ; mais je me souviens d’un temps où, si vous eussiez eu une armée, elle aurait à coup sûr marché contre les Desfontaines, les Rousseau, les Van Duren, etc., etc. Tant que l’arbitrage platonique de l’abbé de Saint-Pierre n’aura pas lieu, il ne restera d’autres ressources aux rois, pour terminer leurs différends, que d’user des voies de fait pour arracher de leurs adversaires les justes satisfactions auxquelles ils ne pourraient parvenir par aucun autre expédient. Les malheurs et les calamités qui en résultent sont comme les maladies du corps humain. La guerre dernière doit donc être considérée comme un petit accès de fièvre qui a saisi l’Europe, et l’a quittée presque aussitôt.
Je m’embarrasse très-peu des cris des Parisiens[3] : ce sont des frelons qui bourdonnent toujours ; leurs brocards sont comme les injures des perroquets, et leurs jugements aussi graves que les décisions d’un sapajou sur des matières métaphysiques. Comment voulez-vous que je trouve à redire que les parents du grand Broglio soient indisposés contre moi de ce que je n’ai point réparé le tort de grand homme ? Je ne me pique point de don-quichottisme ; et, loin de vouloir réparer les fautes des autres, je me borne à redresser les miennes, si je le puis.
Si toute la France me condamne d’avoir fait la paix, jamais Voltaire le philosophe ne se laissera entraîner par le nombre. Premièrement, c’est une règle génerale qu’on n’est tenu à ses engagements qu’autant que ses forces le permettent. Nous avions fait une alliance comme on fait un contrat de mariage ; j’avais promis de faire la guerre comme l’époux s’engage à contenter la concupiscence de sa nouvelle épousée. Mais, comme dans le mariage les désirs de la femme absorbent souvent les forces du mari, de même, dans la guerre, la faiblesse[4] des alliés appesantit le fardeau sur un seul, et le lui rend insupportable. Enfin, pour finir la comparaison, lorsqu’un mari croit avoir des preuves suffisantes de la galanterie de sa femme, rien ne peut l’empêcher de faire divorce. Je ne fais point l’application de ce dernier article ; vous êtes assez instruit et assez politique pour le sentir.
Envoyez-moi au plus tôt, je vous prie, tous les jolis vers que vous avez faits pendant votre séjour à Paris. Je vous envie à toute la terre[5], et je voudrais que vous fussiez au seul endroit où vous n’êtes pas, pour vous réitérer combien je vous estime et je vous aime. Vale.
- ↑ Sur les jugements que le public porte sur ceux qui sont chargés du malheureux emploi de politiques. (K.) — Cette ode est restée inconnue.
- ↑ L’Ode d la reine de Hongrie (Marie-Thérèse).
- ↑ Voyez la lettre 1516.
- ↑ Selon le marquis de Valori, Frédéric II fit la paix avec Marie-Thérèse, les 11 juin et 28 juillet 1742, en prenant pour prétexte la triste conduite du maréchal de Broglie, qui perdait l’armée de Bohême. Une intrigue du cardinal de Fleury (voyez une note de la lettre 1526) en fut peut-être plus particulièrement la cause.
- ↑ « Aucun homme n’est si séduisant dit encore le marquis de Valori, tome Ier, page 266 de ses Mémoires, en parlant du roi de Prusse), quand il veut plaire ; et il le veut toujours, lorsque l’intérêt de son amour-propre s’y rencontre. Vous a-t-il seduit, il vous néglige, et finit par vous regarder comme son esclave. » — Voyez, dans la Correspondance, la lettre du 15 octobre 1752, à Mme Denis, et celles des six premiers mois de 1753, à d’Argental, à König, et au maréchal de Richelieu.