Correspondance de Voltaire/1752/Lettre 2449

Correspondance de Voltaire/1752
Correspondance : année 1752, Texte établi par Condorcet, GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 37 (p. 503-505).

2449. — À MADAME DENIS.
À Potsdam, ce 15 octobre.

Voici qui n’a point d’exemple, et qui ne sera pas imité ; voici qui est unique. Le roi de Prusse, sans avoir lu un mot de la réponse de Kœnig, sans écouter, sans consulter personne, vient d’écrire, vient de faire imprimer une brochure contre Kœnig, contre moi, contre tous ceux qui ont voulu justifier l’innocence de ce professeur si cruellement condamné. Il traite tous ses partisans d’envieux, de sots, de malhonnêtes gens. La voici, cette brochure[1] singulière, et c’est un roi qui l’a faite !

Les journalistes d’Allemagne, qui ne se doutaient pas qu’un monarque qui a gagné des batailles fût l’auteur d’un tel ouvrage, en ont parlé librement comme de l’essai d’un écolier qui ne sait pas un mot de la question. Cependant on a réimprimé la brochure à Berlin, avec l’aigle de Prusse, une couronne, un sceptre, au-devant du titre. L’aigle, le sceptre, et la couronne, sont bien étonnés de se trouver là. Tout le monde hausse les épaules, baisse les yeux, et n’ose parler. Si la vérité est écartée du trône, c’est surtout lorsqu’un roi se fait auteur. Les coquettes, les rois, les poètes, sont accoutumés à être flattés. Frédéric réunit ces trois couronnes-là. Il n’y a pas moyen que la vérité perce ce triple mur de l’amour-propre. Maupertuis n’a pu parvenir à être Platon, mais il veut que son maître soit Denis de Syracuse.

Ce qu’il y a de plus rare dans cette cruelle et ridicule affaire, c’est que le roi n’aime point du tout Maupertuis, en faveur duquel il emploie son sceptre et sa plume. Platon a pensé mourir de douleur de n’avoir point été de certains petits soupers où j’étais admis, et le roi nous a avoué cent fois que la vanité féroce de ce Platon le rendait insociable.

Il a fait pour lui de la prose, cette fois-ci, comme il avait fait des vers pour d’Arnaud, pour le plaisir d’en faire ; mais il y entre un plaisir bien moins philosophe, celui de me mortifier : c’est être bien auteur !

Mais ce n’est encore que la moindre partie de ce qui s’est passé. Je me trouve malheureusement auteur aussi, et dans un parti contraire. Je n’ai point de sceptre, mais j’ai une plume ; et j’avais, je ne sais comment, taillé cette plume de façon qu’elle a tourné un peu Platon en ridicule[2] sur ses géants, sur ses prédictions, sur ses dissections, sur son impertinente querelle avec Kœnig. La raillerie est innocente ; mais je ne savais pas alors que je tirais sur les plaisirs du roi. L’aventure est malheureuse. J’ai affaire à l’amour-propre et au pouvoir despotique, deux êtres bien dangereux. J’ai d’ailleurs tout lieu de présumer que mon marché avec M. le duc de Wurtemberg a déplu. On l’a su, et on m’a fait sentir qu’on le savait. Il me semble pourtant que Titus et Marc-Aurèle n’auraient point été fâchés contre Pline, si Pline avait placé une partie de son bien sur la tête de Plinia, dans le Montbéliard.

Je suis actuellement très-affligé et très-malade, et, pour comble, je soupe avec le roi. C’est le festin de Damoclès. J’ai besoin d’être aussi philosophe que le vrai Platon l’était chez le vrai Denis.

  1. Elle était intitulée Lettre au public. (K.)
  2. Dans la Diatribe du docteur Akakia, etc. ; voyez tome XXIII, pages 560 et suiv.