Correspondance de Voltaire/1742/Lettre 1518

Correspondance de Voltaire/1742
Correspondance : année 1742GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 36 (p. 142-144).

1518. — À FRÉDÉRIC II, ROI DE PRUSSE.
Juillet.

Ô le plus extraordinaire de tous les hommes qui gagnez des batailles, qui prenez des provinces, qui faites la paix, qui faites de la musique et des vers, le tout si vite et si gaiement !

C’est à vous de chanter sur la lyre d’Achille,
Vous de qui la valeur imita ses exploits ;
C’est à moi de me taire, et ma muse stérile
Ne peut accompagner votre héroïque voix.
Vous, roi des beaux esprits, vous, bel esprit des rois,
Vous dont le bras terrible a fait trembler la terre ;
Rassurez-la par vos bienfaits,
Et faites retentir les accents de la paix
Après les éclats du tonnerre.
Ainsi ce roi-berger[1], et poëte, et soldat,
Moins poëte que vous, moins guerrier, moins aimable,
Par les soins de sa lyre, en sortant du combat,
Adoucit de Saül la rigueur intraitable.
Adoucissez vingt rois par des sons plus touchants ;
Que la barbare Até, que la Haine cruelle,
Que la Discorde et ses enfants,
Enchaînés à jamais par vos bras triomphants,
Entendent vos aimables chants !
Qu’ils sentent expirer leur fureur mutuelle ;
Que l’Horreur vous écoute, et se change en douceur ;
Que le Ciel applaudisse, et que la Terre, unie
Aux concerts de votre harmonie,
Dise Je lui dois mon bonheur.

J’ai toujours espéré cette paix universelle, comme si j’étais un bâtard de l’abbé de Saint-Pierre. Le faire pour soi tout seul serait d’un roi qui n’aime que son trône et ses États ; et cette façon de penser n’est pas selon nous autres philosophes, qui tenons qu’il faut aimer le genre humain. L’abbé de Saint-Pierre vous dira, sire, que, pour gagner le paradis, il faut faire du bien aux Chinois comme aux Brandebourgeois et aux Silésiens. La relation de votre bataille de Chotsits[2], que vous avez eu la bonté de m’envoyer, prouve que vous savez écrire comme combattre ; j’y vois, autant qu’un pauvre petit philosophe peut voir, l’intelligence d’un grand général à travers toute votre modestie. Cette simplicité est bien plus héroïque que ces inscriptions fastueuses qui ornaient autrefois trop superbement la galerie de Versailles, et que Louis XIV fit ôter[3], par le conseil des Despréaux car on n’est jamais loué que par les faits. Cette petite anecdote pourra servir à augmenter votre estime pour Louis XIV.

J’espère bientôt, sire, voir votre galerie de Charlottenbourg, et jouir encore du bonheur de voir ce roi vainqueur, ce roi pacifique, ce roi citoyen, qui fait tant de choses de bonne heure. Je serai probablement, le mois prochain, à Bruxelles, et de là je me flatte que j’aurai l’honneur d’aller encore passer dix ou douze jours auprès de mon adorable monarque. Mais comment parler de Chotsits en vers ? Quel triste nom que ce Chotsits ! N’êtes-vous pas honteux, sire, d’avoir gagné la bataille de Chotsits, qui ne rime à rien, et qui écorche les oreilles ? N’importe, je voudrais passer ma vie auprès du vainqueur de Chotsits.


Ne me reprochez point d’éviter ce vainqueur ;
Je ne préfère point à sa cour glorieuse
Ces tendres sentiments et la langueur flatteuse
Que vous imputez à mon cœur.
Vous prenez pour faiblesse une amitié solide ;
Vous m’appelez Renaud, de mollesse abattu[4] ;
Grand roi, je ne suis point dans le palais d’Armide,
Mais dans celui de la Vertu.

Oui, sire, mettant à part héroïsme, trône, victoires, tout ce qui impose le plus profond respect, je prends la liberté, vous le savez bien, de vous aimer de tout mon cœur ; mais je serais indigne de vous aimer à ce point-là, et d’être aimé de Votre Majesté, si j’abandonnais, pour le plus grand homme de son siècle, un autre grand homme qui, à la vérité, porte des cornettes, mais dont le cœur est aussi mâle que le vôtre, et dont l’amitié courageuse et inébranlable m’a depuis dix ans imposé le devoir de vivre auprès d’elle.

J’irai sacrifier dans votre temple, et je reviendrai à ses autels.

Puissé-je ainsi, dans le cours de ma vie,
Passer du ciel de mon héros
À la planète d’Émilie !
Voilà mes tourbillons et ma philosophie,
Et le but de tous mes travaux.

Je vais commencer à envoyer à Votre Majesté les papiers qu’elle demande, et elle aura le reste dès que je serai à Bruxelles.

Vainqueur de Charle[5] et son ami,
Soyez donc celui de la France.
Ne soyez point vertueux à demi ;
Avec le monde entier soyez d’intelligence.

Dieu et le diable savent ce qu’est devenue la lettre[6] que j’écrivis à Votre Majesté sur ce beau sujet, vers le fin du mois de juin, et comment elle est parvenue en d’autres mains ; je suis fait, moi, pour ignorer le dessous des cartes. J’ai essuyé une des plus illustres tracasseries de ce monde ; mais je suis si bon cosmopolite que je me réjouirai de tout.

  1. David. Voyez les Rois, liv. I, ch. xvi.
  2. Cette bataille est du 17 mai 1742 ; elle porte ordinairement le nom de Czaslaw. (K.) — La ville de Czaslaw est voisine du village de Cotuchitz ou Chotusitz, où la bataille se donna. ( B.)
  3. Il en restait encore de très-fastueuses ; le Régent fit effacer celles qui pouvaient offenser les nations voisines. (K.)
  4. Voyez plus haut le cinquième vers et le quatrième alinéa de la lettre 1508.
  5. Charles-Alexandre de Lorraine, né à Lunéville le 12 décembre 1712, et
    vaincu à Czaslaw.
  6. La lettre 1509. Voyez aussi la lettre 1517.