Correspondance de Voltaire/1742/Lettre 1526

Correspondance de Voltaire/1742
Correspondance : année 1742GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 36 (p. 151-153).

1526. — À FRÉDÉRIC II, ROI DE PRUSSE.
Le 29 août.

Après votre belle campagne,
Après ces vers brillants et doux,

Grand Apollon de l’Allemagne,
Dans quel Parnasse habitez-vous ?
Vous êtes dans Aix, entre nous,
Comme au pays de Charlemagne,
Et non pas comme au rendez-vous
Des fiévreux, des sots, et des fous,
Qu’un triste Esculape accompagne.

Permettez, mon héros, mon roi, qu’une abominable fluxion, qui s’est emparée de moi sur le chemin de Lille à Bruxelles, soit un peu diminuée pour que je vole à Aix-la-Chapelle. Cette fluxion me rend sourd, et il ne faut pas l’être avec Votre Majesté : ce serait être impuissant en présence de sa maîtresse. Je vais, pendant les deux ou trois jours que je suis condamné à rester dans mon lit, faire transcrire le Mahomet tel qu’il a été joué, tel qu’il a plu aux philosophes, et tel qu’il a révolté les dévots ; c’est l’aventure du Tartuffe[1]. Les hypocrites persécutèrent Molière, et les fanatiques se sont soulevés contre moi. J’ai cédé au torrent sans dire un seul mot si Socrate en eût fait autant, il n’eût point bu la ciguë.

J’avoue que je ne sais rien qui déshonore plus mon pays que cette infâme superstition, faite pour avilir la nature humaine. Il me fallait le roi de Prusse pour maître, et le peuple anglais pour concitoyen. Nos Français, en général, ne sont que de grands enfants mais, aussi c’est à quoi je reviens toujours, le petit nombre des êtres pensants est excellent chez nous, et demande grâce pour le reste.

À l’égard de mon bavardage historique[2], une première cargaison partit le 20 de ce mois de Paris, adressée au fidèle David Gérard, et la seconde est toute prête. J’ai déjà demandé pardon à Votre Majesté de la peine qu’elle aura peut-être à déchiffrer le caractère des différents écrivains qui m’ont copié à la hâte ce que j’ai rassemblé.

Je m’imagine que le paquet est actuellement en chemin pour venir ennuyer Votre Majesté à Aix-la-Chapelle.

Je sais certainement (si ce mot est permis aux hommes) que ce n’est point un commis de Bruxelles qui a ouvert la lettre, laquelle est devenue ma boîte de Pandore. Tout ce bel exploit s’est fait à Paris dans un temps de crise, et c’est un espion de la personne[3] que Votre Majesté soupçonne qui a fait tout le mal.

Votre Majesté l’avait très-bien deviné[4] ; elle se connait aux petites choses comme aux grandes.

Surtout qu’elle connait bien les injustices des hommes qui se mêlent de juger les rois, et que son ode sur cette matière toute neuve est pleine d’une poésie et d’une philosophie vraie et sublime !

Plût à Dieu que Votre Majesté eût également raison dans les beaux compliments qu’elle me fait dans son avant-dernière lettre, au sujet de la marquise !


Ah ! vous m’avez fait, je vous jure,
Et trop de grâce et trop d’honneur,
Quand vous dites que la nature
M’a fait, pour certaine aventure,
D’autres dons que le don du cœur ;
Plût au ciel que je l’eusse encore,
Ce premier des divins présents,
Ce don que toute femme adore,
Et qui passe avec nos beaux ans !
J’approche, hélas ! de la nuit sombre
Qui nous engloutit sans retour ;
D’un homme je ne suis que l’ombre,
Je n’ai que l’ombre de l’amour.
Adressez donc à des poëtes
Qui soient encor dans leur printemps,
Les très-désirables fleurettes
Dont vous honorez mes talents.
Gresset est dans cet heureux temps
C’est Gresset qui devait se rendre
Dans le Parnasse de Berlin ;
Mais, ou trop timide, ou trop tendre,
Il n’osa faire ce chemin.
Il languit, dans sa Picardie,
Entre les bras de sa catin
Et sur des vers de tragédie.

  1. Voyez la lettre 1523, page 150.
  2. C’étaient des cahiers du Siècle de Louis XIV, et de l’Essai sur les Révolutions du monde (ou Essai sur les Mœurs). Frédéric fait allusion plus bas à cet ouvrage, dans la lettre 1547.
  3. Le vieux Nestor, le cardinal de Fleury.
  4. Frédéric avait des motifs particuliers de se défier de la loyauté du vieux Machiavel mitré qui régnait sur la France. Selon ce qu’en dit Laveaux, dans le tome Ier de la Vie de Frédéric II, ce prince ne fit tout à coup la paix avec Marie-Thérèse que parce qu’il avait reconnu une preuve de trahison dans une lettre écrite secrètement par Fleury à la reine de Hongrie. (Cl.) — Voyez le cinquième alinéa de la lettre 1519.