Correspondance de Voltaire/1742/Lettre 1516

Correspondance de Voltaire/1742
Correspondance : année 1742GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 36 (p. 140-141).

1516. — À FRÉDÉRIC II, ROI DE PRUSSE.
Juillet[1].

Sire, j’ai reçu des vers, et de très-jolis vers, de mon adorable roi, dans le temps que nous pensions que Votre Majesté ne songeait qu’à délivrer d’inquiétude le maréchal de Broglio, votre ancien ami de Strasbourg. Votre Majesté a glissé dans sa lettre l’agréable mot de paix, ce mot qui est si harmonieux à mon oreille voici une Ode[2] que je barbouillais contre tous vous autres monarques, qui sembliez alors acharnés à détruire mes confrères les humains. Le saigneur[3] des nations, Frédéric III[4], Frédéric le Grand, a exaucé mes vœux, et à peine mon ode, bonne ou mauvaise, a été faite, que j’ai appris que Votre Majesté avait fait un très-bon traité, très-bon pour vous sans doute, car vous avez formé votre esprit vertueux à être grand politique. Mais si ce traité est bon pour nous autres Français, c’est ce dont l’on doute à Paris : la moitié du monde crie que vous abandonnez nos gens à la discrétion du dieu des armes ; l’autre moitié crie aussi, et ne sait ce dont il s’agit ; quelques abbés de Saint-Pierre vous bénissent au milieu de la criaillerie. Je suis un de ces philosophes ; je crois que vous forcerez toutes les puissances à faire la paix, et que le héros du siècle sera le pacificateur de l’Allemagne et de l’Europe. J’estime que vous avez gagné de vitesse

Ce vieillard[5] vénérable à qui les destinées
Ont de l’heureux Nestor accordé les années.

Achille a été plus habile que Nestor ; heureuse habileté si elle contribue au bonheur du monde Voici donc le temps où Votre Majesté pourra amuser cette grande âme pétrie de tant de qualités contraires ! Soyez sûr, sire, qu’avant qu’il soit un mois j’irai chercher moi-même, à Bruxelles, les papiers[6] que vous daignez honorer d’un peu de curiosité, ou que je les ferai venir. Il y a de petites choses qu’un citoyen ne peut faire que difficilement, tandis que Frédéric le Grand en fait de si grandes en un moment. Vous n’êtes donc plus notre allié, sire ? mais vous serez celui du genre humain vous voudrez que chacun jouisse en paix de ses droits et de son héritage, et qu’il n’y ait point de troubles : ce sera la pierre philosophale de la politique, elle doit sortir de vos fourneaux. Dites : « Je veux qu’on soit heureux ; » et on le sera ; ayez un bon Opéra, une bonne Comédie. Puissé-je être témoin, à Berlin, de vos plaisirs et de votre gloire

  1. Réponse à la lettre 1507.
  2. Ode à la reine de Hongrie. Voyez tome VIII.
  3. Ce mot fait allusion à la fin de la lettre du roi, du 18 juin.
  4. Cette manière de désigner le troisième roi de Prusse n’a pas été reçue, comme je l’ai dit dans le chapitre vi du Précis du Siècle de Louis XV. Le grand Frédéric fut inscrit dans l’Almanach royal, jusqu’en 1760, sous les noms de Charles-Frédéric ; ce ne fut que dans celui de 1761 qu’il figura sous le nom de Frédéric II. (Cl.)
  5. Le cardinal de Fleury.
  6. La suite de l’Essai sur les Révolutions du monde, ou Essai sur les Mœurs.