Collection complète des œuvres de J. J. Rousseau/Tome 7/Texte entier

Jean-Jacques Rousseau : Collection complète des œuvres de J. J. Rousseau, tome 7




COLLECTION

COMPLETE

DES ŒUVRES

DE

J. J. ROUSSEAU.


TOME SEPTIEME.


COLLECTION
COMPLETE
DES ŒUVRES
DE
J. J. ROUSSEAU,
Citoyen de Geneve.


TOME SEPTIEME.


Contenant la seconde Partie des
Mélanges.


À GENEVE.

M. DCC. LXXXII.


MÉLANGES.



TOME SECOND.


DISCOURS

SUR

CETTE QUESTION.

Quelle est la Vertu la plus nécessaire aux Héros ; & quels
sont les Héros à qui cette Vertu a manqué ?



Proposée en 1751 par l’Académie de Corse.



GENEVE.

M. DCC. LXXXI.


AVERTISSEMENT.


Cette Piece est très-mauvaise, & je le sentis si bien après l’avoir écrite, que je ne daignai pas même l’envoyer. Il est aisé de faire moins mal sur le même sujet, mais non pas de faire bien : car il n’y a jamais de bonne réponse à faire à des questions frivoles. C’est toujours une leçon utile à tirer d’un mauvais écrit. DISCOURS SUR CETTE QUESTION.

Quelle est la Vertu la plus nécessaire aux Héros ; & quels sont les Héros à qui cette Vertu a manqué ?

Si je n’étois Alexandre, disoit ce Conquérant, je voudrois être Diogene. Le Philosophie eût-il dit : si je n’etois ce que je fuis, je voudrais être Alexandre. J’en doute ; un Conquérant consentiroit plutÔt d’être un Sage qu’un Sage d’être un Conquérant. Mais quel homme au monde ne consentiroit pas d’être un Héros ? On sent donc que l’Héroïsme a des vertus à lui, qui ne dépendent point de la fortune, mais qui ont besoin d’elle pour se développer. Le Héros est l’ouvrage de la nature, de la fortune, & de lui-même. Pour bien le définir, il faudroit assigner ce qu’il tient de chacun des trois.

Toutes les vertus appartiennent au Sage. Le Héros se dédommage de celles qui lui manquent par l’éclat de celles qu’il possede. Les vertus du premier sont tempérées, mais il est exempt de vices ; si le fécond a des défauts, ils sont effacés par l’éclat de ses vertus. L’un toujours vrai n’a point de mauvaises qualités ; l’autre toujours grand n’en a point de médiocres. Tous deux sont fermes & inébranlables, mais de différentes manieres & en différentes choses ; l’un ne cede jamais que par raison, l’autre jamais que par générosité ; les foiblesses sont aussi peu connues du Sage que les lâchetés le sont peu du Héros, & la violence n’a pas plus d’empire sur l’ame de celui-ci que les passions sur, celle de l’autre.

Il y a donc plus de solidité dans le caractere du Sage & plus d’éclat dans celui du Héros ; & la préférence se trouveroit décidée en faveur du premier, en se contentant de les considérer ainsi en eux-mêmes. Mais si nous les envisageons par leur rapport avec l’intérêt de la Société, de nouvelles réflexions produiront bientôt d’autres jugemens & rendront aux qualités Héroiques cette prééminence qui leur est due, & qui leur a été accordée dans tous les siecles, d’un commun consentement.

En effet, le soin de sa propre félicité fait toute l’occupation du Sage, & c’en est bien assez sans doute pour remplir la tâche d’un homme ordinaire. Les vues du vrai Héros s’étendent plus loin ; le bonheur des hommes est son objets c’est à ce sublime travail qu’il consacre la grande ame qu’il a reçue du Ciel. Les Philosophes, je l’avoue, prétendent enseigner aux hommes l’art d’être heureux, & comme, s’ils devoient s’attendre à former des nations de Sages, ils prêchent aux Peuples une félicité chimérique qu’ils n’ont pas eux-mêmes, & dont ceux-ci ne prennent jamais ni l’idée ni le goût. Socrate vit & déplora les malheurs de sa Patrie ; mais c’est à Trasibule qu’il étoit réservé de les finir ; & Platon, après avoir perdu son éloquence, son honneur & son tems à la cour d’un Tyran, fut contraint d’abandonner à un autre la gloire de délivrer Syracuse du joug de la tyrannie. Le Philosophe peut donner à l’Univers quelques instructions salutaires ; mais ses leçons ne corrigeront jamais ni les Grands qui les méprisent, ni le Peuple qui ne les entend point. Les hommes ne se gouvernent pas ainsi par des vues abstraites ; on ne les rend heureux qu’en les contraignant l’être, & il faut leur faire éprouver le bonheur pour le leur faire aimer : voilà l’occupation & les talens du Héros ; c’est souvent la force à la main qu’il se met en état de recevoir les bénédictions des hommes qu’il contraint d’abord à porter le joug des loix pour les soumettre enfin j’autorité de la raison.

L’Héroïsme est donc, de toutes les qualités de l’ame, celle dont il importe le plus aux peuples que ceux qui les gouvernent soient revêtus. C’est la collection d’un grand nombre de vertus sublimes, rares dans leur assemblage, plus rares dans leur énergie, & d’autant plus rares encore que l’Héroïsme qu’elles constituent, détaché de tout intérêt personnel, n’a pour objet que la félicite des autres & pour prix que leur admiration.

Je n’ai rien, dit ici de la gloire légitimement due aux grandes actions ; je n’ai point parlé de la force de génie ni des autres qualités personnelles nécessaires au Héros, & qui, sans être vertus, servent souvent plus qu’elles au succès des grandes entreprises. Pour placer le vrai Héros a son rang, je n’ai eu recours qu’à ce principe incontestable : que c’est entre les hommes celui qui se rend le plus utile aux autres qui doit être le premier de tous. Je ne crains point que les Sages appellent d’une décision fondée sur cette maxime.

Il est vrai, & je me hâte de l’avouer, qu’il se présente, dans cette maniere d’envisager l’HéroÏsme, une objection qui semble d’autant plus difficile à résoudre qu’elle est tirée du fond même du sujet.

Il ne faut point, disoient les Anciens, deux Soleils dans la nature, ni deux Césars sur la terre. En effet, il en est de l’Héroïsme comme de ces métaux recherchés dont le prix consiste dans leur rareté, & que leur abondance rendroit pernicieux ou inutiles. Celui dont la valeur a pacifié le Monde l’eût désolé, s’il y eût trouvé un seul rival digne de lui. Telles circonstances peuvent rendre un Héros nécessaire au salut du genre-humain ; mais, en quelque tems que ce soit, un peuple de Héros en seroit infailliblement la ruine, &, semblable aux Soldats de Cadmus, il se détruiroit bientôt lui-même.

Quoi donc, me dira-t-on, la multiplication des bienfaiteurs de genre-humain peut-elle être dangereuse aux hommes, & peut-il y avoir trop de gens qui travaillent au bonheur de tous ? Oui, sans doute, répondrai-je, quand ils s’y prennent mal, ou qu’ils ne s’en occupent qu’un apparence. Ne nous dissimulons rien ; la félicité publique est bien moins la fin des actions du Héros qu’un moyen pour arriver à celle qu’il se propose, & cette fin est presque toujours sa gloire personnelle. L’amour de la gloire a fait des biens & des maux innombrables ; l’amour de la Patrie est plus pur dans son principe, & plus sûr dans ses effets ; aussi le Monde a-t-il été souvent surcharge de Héros ; mais les nations n’auront jamais assez citoyens. Il y a bien de la différence entre l’homme vertueux & celui qui a des vertus ; celles du Héros ont rarement leur source dans la pureté de l’ame, &, semblables à ces drogues salutaires, mais peu agissantes, qu’il faut animer par des sels âcres & corrosifs, on diroit qu’elles aient besoin du concours de quelques vices pour leur donner de l’activité.

Il ne faut donc pas se représenter l’Héroïsme sous l’idée d’une perfection morale qui ne lui convient nullement, mais comme un composé de bonnes & mauvaises qualités salutaires ou nuisibles selon les circonstances, & combinées dans une telle proportion qu’il en résulte souvent plus de fortune & de gloire pour celui qui les possede, & quelquefois même plus de bonheur pour les Peuples, que d’une vertu parfaite.

De ces notions bien développées il s’ensuit qu’il peut y avoir bien des vertus contraires à l’Héroïsme ; d’autres qui lui soient indifférentes ; que d’autres lui sont plus ou moins favorables selon leurs différens rapports avec le grand art de subjuguer les cœurs & d’enlever l’admiration des Peuples ; & qu’enfin parmi ces dernieres il doit y en avoir quelqu’une qui lui soit plus nécessaire, plus essentielle, plus indispensable, & qui le caractérise en quelque maniere : c’est cette vertu spéciale & proprement HéroÏque qui doit être ici l’objet de mes recherches.

Rien n’est si décisif que l’ignorance, & le doute est aussi rare parmi le Peuple que l’affirmation chez les vrais Philosophes. II y a long-tems que le préjugé vulgaire a prononcé sur la question que nous agitons aujourd’hui, & que la valeur guerriere passe chez la plupart des hommes pour la premiere vertu de Héros. Osons appeller de ce jugement aveugle au Tribunal de la raison, & que les préjugés, si souvent ses ennemis & ses vainqueurs, apprennent a lui céder a leur tour.

Ne nous refusons point à la premiere réflexion que ce sujet fournit, & convenons d’abord que les Peuples ont bien inconsidérément accorde leur estime & leur encens a la vaillance martiale, ou que c’est en eux une inconséquence bien odieuse de croie que ce soit par la destruction des hommes que les bienfaiteurs du genre-humain annoncent leur caractere. Nous sommes à la fois bien mal-adroits & bien malheureux, si ce n’est qu’a force de nous désoler qu’on peut exciter notre admiration. Faut donc croire que, si jamais les jours de bonheur & de paix renaissoient parmi nous, ils en banniroient l’HéroÏsme avec le cortege affreux des calamites publiques, & que les Héros seroient tous relégués dans le Temple de Janus, comme on enferme, après la guerre, de vieilles & inutiles armes dans nos Arsenaux.

Je sais qu’entre les qualités qui doivent former le grand homme, le courage est quelque chose ; mais hors du combat la valeur n’est rien. Le brave ne fait ses preuves qu’aux jours de bataille ; le vrai Héros fait la siennes tous les jours, & ses vertus, pour se montrer quelquefois en pompe, n’en sont pas d’un usage moins fréquent sous un extérieur plus modeste.

Osons le dire. Tant s’en faut que la valeur soit la premiere vertus du Héros, qu’il est douteux même qu’on la doive compter au nombre des vertus. Comment pourroit-on honorer de ce titre une qualité sur laquelle tant de scélérats ont fondé leurs crimes ? Non, jamais les Catilinas ni les Cromwels n’eussent rendu leurs noms célebres ; jamais l’un n’eût tente la ruine de sa Patrie, ni l’autre asservi la sienne, si la plus inébranlable intrépidité n’eût fait le fond de leur caractere. Avec quelques vertus de plus, me direz-vous, ils eussent été des Héros ; dites plutôt qu’avec quelques crimes de moins ils eussent été des hommes.

Je ne passerai point ici en revue ces guerriers funestes, la terreur & le fléau du genre-humain, ces hommes avides de sang & de conquêtes, dont on ne peut prononcer les noms, sans frémir, des Marius, des Totilas, des Tamerlans. Je ne me prévaudrai point de la juste horreur qu’ils ont inspirée aux nations. Et qu’est-il besoin de recourir à des monstres pour établir que la bravoure même la plus généreuse est plus suspecte dans son principe, plus journaliere dans ses exemples, plus funeste dans ses effets qu’il n’appartient à la constance, à la solidité & aux avantages de la vertu. Combien d’actions mémorables ont été inspirées par la honte ou par la vanité ? Combien d’exploits, exécutés à la sage du Soleil, sous les yeux des chefs & en présence de toute une armée, ont été démentis dans le silence & l’obscurité de la nuit ? Tel est brave au milieu de ses compagnons, qui ne seroit qu’un lâche, abandonné à lui-même ; tel a la tête d’un Général qui n’eut jamais le cœur d’un Soldat ; tel affronte sur une breche la mort & le fer de son ennemi, qui dans le secret de sa maison ne peut soutenir la vue du fer salutaire d’un Chirurgien.

Un tel étoit brave un tel jour, disoient les Espagnols du tems de Charles-Quint, & ces gens-là se connoissoient en bravoure. En effet, rien peut-être n’est si journalier que sa valeur, & il y a bien peu de guerriers sinceres qui osassent répondre d’eux seulement pour vingt-quatre heures. Ajax épouvante Hector ; Hector épouvante Ajax & suit devant Achille. Antiochus le Grand fut brave la moitié de sa vie, & lâche l’autre moitié. Le triomphateur des trois parties du Monde perdit le cœur & la tête à Pharsale. César lui-même fut ému à Dyrrachium, & eut peur à Munda ; & le vainqueur de Brutus s’ensuit lâchement devant Octave & abandonna la victoire & l’empire du Monde à celui qui tenon de lui l’un & l’autre. Croira-t-on que ce soit faute d’exemples modernes que je n’en cite ici que d’anciens ?

Qu’on ne nous dise donc plus que la palme Héroique n’appartient qu’à la valeur & aux talens militaires. Ce n’est point sur les exploits des grands hommes que leur réputation est mesurée. Cent fois les vaincus ont remporté le prix de là gloire sur les vainqueurs. Qu’on recueille les suffrages & qu’on me dite, lequel est le plus grand d’Alexandre ou de Porus, de Pyrrhus ou de Fabrice, d’Antoine ou de Brutus ; de François I dans les fers ou de Charles-Quint triomphant, de Valois vainqueur ou de Coligny vaincu ?

Que dirons-nous de ces grands hommes qui, pour n’avoir point souillé leurs mains dans le sang, n’en sont que plus surement immortels ? Que dirons-nous du Législateur de Sparte, qui, après avoir, goûté le plaisir de régner, eut les courage de rendre la couronne au légitime possesseur qui ne la lui demandoit pas ; de ce doux & pacifique Citoyen qui savoit venger ses injures non par la mort de l’offenseur, mais en le rendant honnête homme ? Faudra-t-il démentir l’oracle qui lui accorda presque les honneurs divins, & refuser l’Héroïsme à celui qui a fait des Héros de tous ses compatriotes ? Que dirons-nous du législateur d’Athenes qui sut garder sa liberté & sa vertu à la Cour même des tyrans, & osa soutenir en face à un Monarque opulent que la puissance & les richesses ne rendent point un homme heureux ? Que dirons-nous du plus grand des Romains & du plus vertueux des hommes, de ce modele des citoyens auquel seul l’oppresseur de la Patrie fit l’honneur de le haÏr assez pour prendre la plume contre lui, même après sa mort ? Ferons-nous cet affront à l’Héroïsme d’en refuser le titre à Caton d’Utique ? Et pourtant cet homme ne s’est point illustré dans les combats, & n’a point rempli le monde du bruit de ses exploits. Je me trompe ; il en a fait un, le plus difficile qui ait jamais été entrepris, & le seul qui ne sera point imite, quand d’un corps de gens de guerre il forma une société d’hommes sages, équitables & modestes.

On sait assez que le partage d’Auguste n’étoit pas la valeur. Ce n’est point aux rives d’Actium ni dans les plaines de Philippes qu’il a cueilli les lauriers qui l’ont immortalisé mais bien dans Rome pacifique & rendue heureuse. L’Univers soumis a moins fait pour la gloire & pour la sureté de sa vie que l’équité de ses loix & le pardon de Cinna : tant les vertus sociales sont dans les Héros même préférables au courage ! Le plus grand Capitaine du monde meurt assassiné en plein Sénat pour un peu de hauteur indiscrete, pour avoir voulu ajouter un vain titre a un pouvoir réel ; & l’auteur odieux des proscriptions, effaçant ses forfaits à force de justice & de clémence, devient le pere de sa Patrie qu’il avoir désolée, & meurt adoré des Romains qu’il avoir asservis.

Qui de nous osera ôter à tous ces grands hommes la couronne HéroÏque dont leurs têtes immortelles sont ornées ? Qui l’osera refuser à ce guerrier Philosophe & bienfaisant qui d’une main accoutumée à manier les armes, écarte de votre sein ses calamités d’une longue & funeste guerre, & fait briller au milieu de vous avec une magnificence Royale ses sciences & les beaux-arts. Ô Spectacle digne des tems Héroiques ! Je vois les Muses dans tout leur éclat marcher d’un pas assuré parmi vos bataillons, Apollon & Mars se couronner réciproquement & votre Isle encore fumante des ravages de la foudre en braver désormais les éclats à l’abri de ces doubles lauriers. Décidez donc, Citoyens illustres, lesquels ont mieux mérité la palme HéroÏque, des Guerriers qui sont accourus à votre defense, ou des Sages qui sont tout pour votre bonheur ; ou plutôt épargnez-vous un choix inutile, puisqu’à ce double titre vous n’aurez que les mêmes fronts à couronner.

Aux exemples qui se présentent en foule & qu’il ne m’est pas permis d’épuiser, ajoutons quelques réflexions qui confirment les inductions que j’en veux tirer ici. Assigner le premier rang à la valeur dans le caractere HéroÏque, ce seroit donner au bras qui exécute la préférence sur la tête qui projette. Cependant on trouve plus aisément des bras que des têtes. On peut confier à d’autres l’exécution d’un grand projet sans en perdre le principal mérite ; mais exécuter le projet d’autrui, c’est rentrer volontairement dans l’ordre subalterne qui ne convient point au Héros.

Ainsi, quelle que soit la vertu qui le caractérise, elle doit annoncer le génie & en être inséparable. Les qualités Héroiques ont bien leur germe dans le cœur, mais c’est dans la tête qu’elles se développent & prennent de la solidité. L’ame la plus pure peut s’égarer dans la route même du bien, si l’esprit & la raison ne la guident, & toues les vertus s’alterent sans le concours de la sagesse. La fermeté dégénere aisément en opiniâtreté, la douceur en foiblesse, le zele en fanatisme, la valeur en férocité. Souvent uni grande entreprise mal concertée fait plus de tort à celui qui la manque qu’un succès mérité ne lui eût fait d’honneur ; car le mépris est ordinairement plus fort que l’estime. Il semble même que, pour établir une réputation éclatante, les talens suppléent bien plus aisément aux vertus que les vertus aux talens. Le Soldat du Nord, avec un génie étroit & un courage sans bornes, perdit sans retour, dès le milieu de sa carriere, une gloire acquise par des prodiges de valeur & ce générosité ; & il est encore douteux dans l’opinion publique si le meurtrier de Charles Suard n’est point avec tous ses forfaits un des plus grands hommes qui aient jamais existe.

La bravoure ne constitue point un caractere, & c’est au contraire du caractere de celui qui la possede qu’elle tire sa forme particuliere. Elle est vertu dans une ame vertueuse & vice dans un méchant. Le Chevalier Bayard étoit brave ; Cartouche l’étoit aussi : mais croira-t-on jamais qu’ils le fussent de la même maniere ? La valeur est susceptible de toutes les formes ; elle est généreuse ou brutale, stupide ou éclairée, furieuse ou tranquille, selon l’ame qui la possede ; selon les circonstances, elle est l’épée du vice ou le bouclier de la vertu ; & puisqu’elle n’annonce nécessairement ni la grandeur de l’ame ni celle de l’esprit, elle n’est point la vertu la plus nécessaire au Héros. Pardonnez-le moi, Peuple vaillant & infortuné qui avez si long-tems rempli l’Europe du bruit de vos exploits & de vos malheurs. Non, ce n’est point à la bravoure de ceux de vos Concitoyens qui ont versé leur sang pour leur pays que j’accorderai la Couronne Héroique, mais à leur ardent amour pour la Patrie & à leur constance invincible dans l’adversité. Pour être des Héros avec de tels sentimens, ils auroient même pu se passer d’être braves.

J’ai attaqué une opinion dangereuse & trop répandue ; je n’ai pas les mêmes raisons pour suivre dans tous ces détails la méthode des exclusions. Toutes les vertus naissent des différens rapports que la Société a établis entre les hommes. Orle nombre de ces rapports est presqu’ infini. Quelle tache seroit-ce donc d’entreprendre de les parcourir ? Elle seroit immense ; puisqu’il y a parmi les hommes autant de vertus possibles que de vices réels ; elle seroit superflue, puisque dans le nombre des grandes & difficiles vertus dont le Héros a besoin pour bien commander, on ne sauroit comprendre comme nécessaires le grand nombre de vertus plus difficiles encore, dont la multitude a besoin pour obéir. Tel a brillé dans le premier rang qui, né dans le dernier, fût mort obscur sans s’être sait remarquer. Je ne sais ce qui fût arrivé d’Epictete, place sur le trône du Monde ; mais je sais qu’a la place d’Epictete César lui-même n’eut jamais été qu’un chétif esclave.

Bornons-nous donc, pour abréger, aux divisions établies par les Philosophes, & contentons-nous de parcourir les quatre principales vertus auxquelles ils rapportent toutes les autres, bien sûrs que ce n’est pas dans des qualités accessoires, obscures & subalternes, que son doit chercher la base de HéroÏsme.

Mais dirons-nous que la justice soit cette base, tandis que c’est sur l’injustice même que la plupart des grands hommes ont fondé le monument de leur gloire ? Les uns enivrés d’amour pour la Patrie n’ont rien trouvé pour la servir & n’ont point hésité d’employer pour son avantage des moyens odieux que leurs généreuses ames n’eussent jamais pu se résoudre à employer pour le leur, d’autres dévorés d’ambition n’ont travaillé qu’à mettre leur pays dans les fers ; l’ardeur de la vengeance en a porté d’autres à le trahir. Les uns ont été d’avides conquérans, d’autres d’adroits usurpateurs, d’autres même n’ont pas eu honte de se rendre les Ministres de la tyrannie d’autrui. Les uns, ont méprisé leur devoir, les autres se sont joués de leur foi. Quelques-uns ont été injustes par systême, d’autres par foiblesse, la plupart par ambition : tous sont allés à l’immortalité.

La justice n’est donc pas la vertu qui caractérise le Héros. On ne dira pas mieux que ce soit la tempérance ou la modération, puisque c’est pour avoir manque de cette derniere vertu que les hommes les plus célebres se sont rendus immortels, & que le vice opposé à l’autre n’a empêche nul d’entr’eux de le devenir ; pas même Alexandre, que ce vice affreux couvrit du sang de son ami ; pas même César, à qui toutes les dissolutions de sa vie n’ôteront pas un seul autel après sa mort.

La prudence est plutôt une qualité de l’esprit qu’une vertu de l’ame. Mais, de quelque maniere qu’on l’envisage, on lui trouve toujours plus de solidité que d’éclat, & elle sert plutôt à faire valoir les autres vertus qu’à briller par elle-même. La prudence, dit Montagne, si tendre & circonspecte, est mortelle ennemie des hautes exécutions, & de tout acte véritablement héroÏque : si elle prévient les grandes fautes, elle nuit aussi aux grandes entreprises ; car il en est peu ou il ne faille toujours donner au hazard beaucoup plus qu’il ne convient à l’homme sage. D’ailleurs, le caractere de l’HéroÏsme est de porter au plus haut degré les vertus qui lui sont propres. Or rien n’approche tant de la pusillanimité qu’une prudence excessive, & l’on ne s’éleve gueres au-dessus de l’homme, qu’en foulant quelquefois aux pieds la raison humaine. La prudence n’est donc point encore la vertu caractéristique du Héros.

La tempérance l’est encore moins, elle à qui l’Héroïsme même, qui n’est qu’une intempérance de gloire, semble donner l’exclusion. Ou sont les Héros que des excès de quelque espece n’ont point avilis ? Alexandre, dit-on, fut chaste ; mais fut-il sobre ? Cet émule du premier vainqueur de l’Inde n’imita-t-il pas ses dissolutions ? ne les réunit-il pas, quand à la suite d’une Courtisans il brûla le Palais de Persepolis ? Ah, que n’avoit-il une Maîtresse ! Dans sa funeste crapule il n’eut point tué son ami. César fut sobre, mais fut-il chaste, lui qui fit connoÎtre à Rome des prostitution inouies & changeoit de sexe a son gré. ? Alcibiade eut toutes les sortes d’intempérances, & n’en fut pas moins un des grands hommes de la Grece. Le vieux Caton lui-même aima l’argent & le vin. Il eut des vices ignobles & fut l’admiration des Romains. Or ce Peuple se connoissoit en gloire.

L’homme vertueux est juste, prudent, modéré, sans être pour cela un Héros ; & trop fréquemment le Héros n’est rien de toit cela. Ne craignons point d’en convenir ; c’est souvent au mépris même de ces vertus que l’Héroïsme a dû son éclat. Que deviennent César, Alexandre, Pyrrhus, Annibal, envisagés de ce côté ? Avec quelques vices de moins peut-être eussent-ils été moins célebres ; car la gloire est le prix de l’HéroÏsme ; mais il en faut un autre pour la vertu.

S’il faloit distribuer les vertus à ceux à qui elles conviennent le mieux ; l’assignerois à l’homme d’Etat la prudence ; au Citoyen la justice ; au l’Philosophe la modération ; pour la force de l’ame, je la donnerois au Héros, & il n’auroit pas à se plaindre de son partage.

En effet, la force est la vrai fondement de Héroisme ; elle est la source ou le supplément des vertus qui le composent, & c’est elle qui le rend propre aux grandes choses. Rassemblez à plaisir les qualités qui peuvent concourir à former le grand homme, si vous n’y joignez la force pour les animer, elles tombent toutes en langueur & l’HéroÏsme s’évanouit. Au contraire, la seule force de l’ame donne nécessairement un grand nombre de vertus Héroiques à celui qui en est doue, & supplée à toutes les autres.

Comme on peut faire des actions de vertu sans être vertueux, on peut faire de grandes actions sans avoir droit à l’Héroïsme. Le Héros ne fait pas toujours de grandes actions ; mais il est toujours prêt à en faire au besoin, & se montre grand dans toutes les circonstances de sa vie ; voir ce qui le distingue de l’homme vulgaire. Un infirme peut prendre, la bêche & labourer quelques momens la terre : mais il s’épuise & se lasse bientôt. Un robuste laboureur ne supporte pas de grands travaux sans cesse ; mais il le pourroit sans s’incommoder, & c’est à sa force corporelle qu’il doit ce pouvoir : La force de l’ame est la même chose ; elle consiste à pouvoir toujours agir fortement.

Les hommes, sont plus aveugles que méchans ; & il y a plus de foiblesse que de malignité dans leurs vices. Nous nous trompons nous-mêmes avant que de tromper les autres, & nos fautes ne viennent que de nos erreurs ; nous n’en commettons gueres que parce que nous nous laissons gagner à de petits intérêts présens qui nous font oublier les choses, plus importantes & plus éloignées. De-là toutes les petitesses qui caractérisent le vulgaire, inconstance, légéreté, caprice, fourberie, fanatisme, cruauté : vices qui tous ont leur source dans la foiblesse de l’ame. Au contraire, tout est grand & généreux dans une ame forte, parce qu’elle fait discerner le beau., du spécieux, la réalité de l’apparence, & se fixer à son objet avec cette fermeté qui écarte les illusions & surmonte les plus grands obstacles.

C’est ainsi qu’un jugement incertain & un cœur facile à séduire rendent les hommes foibles & petits. Pour être grand il ne faut que se rendre maître de foi. C’est au-dedans de nous-mêmes que sont nos plus redoutables ennemis ; & quiconque aura su les combattre. & les : vaincre, aura. plus fait pour la gloire, au jugement des Sages, que s’il eut conquis l’Univers.

Voilà ce que produit la force de l’ame ; c’est ainsi qu’elle peut éclairer l’esprit, étendre le génie & donner de l’énergie & de la vigueur à toutes les autres vertus ; elle peut même suppléer à celles qui nous manquent ; car celui qui ne seroit ni courageux, ni juste, ni sage, ni modéré par inclination, le sera pourtant par raison, si-tôt qu’ayant surmonte ses passions & vaincu ses préjugés, il sentira combien il lui est avantageux de l’être ; si-tôt qu’il sera convaincu qu’il ne peut faire fort bonheur qu’en travaillant à celui des autres. La force est donc la vertu qui caractere l’Héroïsme, & elle l’est encore par un autre argument sans replique que je tire des réflexions d’un. grand homme : les autres vertus, dit Bacon, nous délivrent de la domination des vices ; la seule force nous garantit de celle de la fortune. En effet, quelles sont les vertus qui n’ont pas besoin de certaines circonstances pour les mettre en œuvre ? De quoi sert la justice avec les tyrans, la prudence avec les insensés, la tempérance dans la misere ? Mais tous les événemens honorent l’homme fort, le bonheur & l’adversité servent également à sa gloire, & il ne regne pas moins dans les fers que sur le Trône. Le martyre de Regulus à Carthage, le festin de Caron rejetté du consulat, le sens-froid d’Epictete estropié par son maître ne sont pas moins illustres que les triomphes d’Alexandre & de César ; & si Socrate étoit morte dans son lit, on douteroit peut-être aujourd’hui. s’il fut rien, de plus qu’un adroit Sophiste.

Après avoir déterminé la vertu la plus propre au Héros, je devrois parler encore de ceux qui sont parvenus l’Héroïsme sans la posséder. Mais comment y seroient-ils parvenus sans la partie qui seule constitue le vrai Héros & qui lui est essentielle ? Je n’ai rien à dire là-dessus, & c’est le triomphe de ma cause. Parmi les hommes célebres, dont les noms sont inscrits au Temple de la Gloire, les uns ont manqué de sagesse, les autres de modération ; il y en a eu de cruels, d’injustes, d’imprudens, de perfides ; tous ont eu des foiblesses ; nul d’entr’eux n’a été un homme foible. En un mot, toutes les autres vertus ont pu manquer à quelques grands hommes ; mais, sans la force de l’ame, il n’y eut jamais de Héros.


DISCOURS

QUI A REMPORTÉ LE PRIX

À L’ACADÉMIE

DE DIJON,

En l’année 1750.

Sur cette queſtion propoſée par la même Académie :

Si le rétabliſſement des Sciences et des Arts a contribué
à épurer les mœurs.



Barbarus hic ego sum quia non intelligor illis. Ovid.

AVERTISSEMENT.


Qu’est-ce que la célébrité ? Voici le malheureux Ouvrage à qui je dois la mienne. Il eſt certain que cette Piece, qui m’a valu un prix & qui m’a fait un nom, eſt tout au plus médiocre, & j’oſe ajouter qu’elle eſt une des moindres de tout ce Recueil. Quel gouffre de miſeres n’eût point évité l’Auteur, ſi ce premier Écrit n’eût été reçu que comme il méritoit de l’être ? Mais il faloit qu’une faveur d’abord injuſte m’attirât par degrés une rigueur qui l’eſt encore plus.

PRÉFACE.


Voici une des grandes & belles queſtions qui aient jamais été agitées. Il ne s’agit point dans ce Diſcours de ces ſubtilités métaphysiques qui ont gagné toutes les parties de la Littérature, & dont les Programmes d’Académie ne ſont pas toujours exempts ; mais il s’agit d’une de ces vérités qui tiennent au bonheur du genre-humain.

Je prévois qu’on me pardonnera difficilement le parti que j’ai oſé prendre. Heurtant de front tout ce qui fait aujourd’hui l’admiration des hommes, je ne puis m’attendre qu’à un blâme univerſel ; & ce n’est pas pour avoir été honoré de l’approbation de quelques Sages, que je dois compter ſur celle du Public : auſſi mon parti eſt-il pris ; je ne me ſoucie de plaire ni aux Beaux-Eſprits ni aux Gens à la mode. Il y aura dans tous les tems des hommes faits pour être ſubjugués par les opinions de leur ſiecle, de leur Pays, & de leur Société : tel fait aujourd’hui l’Eſprit fort & le Philoſophe, qui, par la même raiſon, n’eût été qu’un fanatique du tems de la Ligue. Il ne faut point écrire pour de tels Lecteurs, quand on veut vivre au-delà de ſon ſiecle.

Un mot encore, & je finis. Comptant peu ſur l’honneur que j’ai reçu, j’avois, depuis l’envoi, refondu & augmenté ce Diſcours, au point d’en faire, en quelque maniere, un autre Ouvrage ; aujourd’hui je me ſuis cru obligé de le rétablir dans l’état où il a été couronné. J’y ai ſeulement jetté quelques notes, & laiſſé deux additions faciles à reconnoître, & que l’Académie n’auroit peut-être pas approuvées. J’ai penſé que l’équité, le reſpect & la reconnoiſſance exigeoient de moi cet avertiſſement.

DISCOURS.



Decipimur ſpecie recti.


Le rétabliſſement des Sciences & des Arts a-t-il contribué à épurer ou corrompre les mœurs ? Voilà ce qu’il s’agit d’examiner. Quel parti dois-je prendre dans cette queſtion ? Celui, Meſſieurs, qui convient à un honnête homme qui ne ſait rien, et qui ne s’en eſtime pas moins.

Il ſera difficile, je le ſens, d’approprier ce que j’ai à dire au Tribunal où je comparois. Comment oſer blâmer les Sciences devant une des plus ſavantes Compagnies de l’Europe, louer l’ignorance dans une célèbre Académie, et concilier le mépris pour l’étude avec le reſpect pour les vrais Savans ? J’ai vu ces contrariétés, & elles ne m’ont point rebuté. Ce n’eſt point la Science, que je maltraite, me ſuis-je dit, c’eſt la vertu que je défends devant des hommes vertueux. La probité eſt encore plus chere aux Gens-de-bien que l’érudition aux Doctes. Qu’ai-je donc à redouter ? Les lumières de l’Aſſemblée qui m’écoute ? Je l’avoue ; mais c’eſt pour la conſtitution du diſcours, & non pour le ſentiment de l’Orateur. Les Souverains équitables n’ont jamais balancé à ſe condamner eux-mêmes dans des discuſſions douteuſes ; & la poſition la plus avantageuſe au bon droit eſt d’avoir à ſe défendre contre une partie integre & éclairée, juge en ſa propre cause.

À ce motif qui m’encourage il s’en joint un autre qui me détermine : c’eſt qu’après avoir ſoutenu, ſelon ma lumiere naturelle, le parti de la vérité, quel que ſoit mon succès, il eſt un prix qui ne peut me manquer : Je le trouverai dans le fond de mon cœur.


Première Partie.


C’est un grand & beau ſpectacle de voir l’homme ſortir en quelque manière du néant par ſes propres efforts ; diſſiper, par les lumières de ſa raison, les ténèbres dans leſquelles la nature l’avoit enveloppé ; s’élever au-deſſus de lui-même ; s’élancer par l’eſprit juſque dans les régions céleſtes ; parcourir à pas de Géant ainſi que le Soleil, la vaſte étendue de l’Univers ; &, ce qui eſt encore plus grand & plus difficile, rentrer en ſoi pour y étudier l’homme & connoître ſa nature, ſes devoirs & ſa fin. Toutes ces merveilles ſe ſont renouvelées depuis peu de Générations.

L’Europe étoit retombée dans la barbarie des premiers âges. Les peuples de cette partie du monde aujourd’hui ſi éclairée vivoient, il y a quelques ſiècles, dans un état pire que l’ignorance. Je ne sais quel jargon ſcientifique, encore plus mépriſable que l’ignorance, avoit uſurpé le nom du ſavoir, & oppoſoit à ſon retour un obſtacle preſque invincible. Il faloit une révolution pour ramener les hommes au ſens commun ; elle vint enfin du côté d’où on l’auroit le moins attendue. Ce fut le ſtupide Musulman, ce fut l’éternel fléau des Lettres qui les fit renaître parmi nous. La chute du Trône de Conſtantin porta dans l’Italie les débris de l’ancienne Grece. La France s’enrichit à ſon tour de ces précieuſes dépouilles. Bientôt les Sciences ſuivirent les Lettres ; à l’Art d’écrire ſe joignit l’Art de penſer ; gradation qui paroît étrange & qui n’eſt peut-être que trop naturelle ; & l’on commença à ſentir le principal avantage du commerce des muſes, celui de rendre les hommes plus ſociables en leur inspirant le déſir de ſe plaire les uns aux autres par des ouvrages dignes de leur approbation mutuelle.

L’eſprit a ſes besoins, ainſi que le corps. Ceux-ci sont les fondemens de la ſociété, les autres en sont l’agrément. Tandis que le Gouvernement & les loix pourvoient à la ſûreté & au bien-être des hommes aſſemblés ; les Sciences, les Lettres & les Arts, moins deſpotiques & plus puiſſans peut-être, étendent des guirlandes de fleurs ſur les chaînes de fer dont ils ſont chargés, étouffent en eux le ſentiment de cette liberté originelle pour laquelle ils ſembloient être nés, leur font aimer leur eſclavage & en forment ce qu’on appelle des peuples policés. Le beſoin éleva les Trônes ; les Sciences & les Arts les ont affermis. Puiſſances de la Terre, aimez les talens, & protégez ceux qui les cultivent.[1] Peuples policés, cultivez-les : Heureux eſclaves, vous leur devez ce goût délicat & fin dont vous vous piquez ; cette douceur de caractère & cette urbanité de mœurs qui rendent parmi vous le commerce si liant & si facile ; en un mot, les apparences de toutes les vertus sans en avoir aucune.

C’est par cette sorte de politesse, d’autant plus aimable qu’elle affecte moins de se montrer, que se distinguèrent autrefois Athènes & Rome dans les jours si vantés de leur magnificence & de leur éclat : c’est par elle, sans doute, que notre siècle et notre Nation l’emporteront sur tous les tems & sur tous les Peuples. Un ton philosophe sans pédanterie, des manières naturelles & pourtant prévenantes, également éloignées de la rusticité Tudesque & de la Pantomime ultramontaine : voilà les fruits du goût acquis par de bonnes études & perfectionné dans le commerce du monde.

Qu’il seroit doux de vivre parmi nous, si la contenance extérieure étoit toujours l’image des dispositions du cœur ; si la décence étoit la vertu ; si nos maximes nous servoient de règle ; si la véritable Philosophie étoit inséparable du titre de Philosophe ! Mais tant de qualités vont trop rarement ensemble, & la vertu ne marche gueres en si grande pompe. La richesse de la parure peut annoncer un homme opulent, & son élégance un homme de goût ; l’homme sain & robuste se reconnoît à d’autres marques : c’est sous l’habit rustique d’un Laboureur, & non sous la dorure d’un Courtisan, qu’on trouvera la force & la vigueur du corps. La parure n’est pas moins étrangère à la vertu, qui est la force & la vigueur de l’ame. L’homme de bien est un Athlète qui se plaît à combattre nud : il méprise tous ces vils ornemens qui gêneroient l’usage de ses forces, & dont la plupart n’ont été inventés que pour cacher quelque difformité.

Avant que l’Art eût façonné nos manières & appris à nos passions à parler un langage apprêté, nos mœurs étoient rustiques, mais naturelles ; & la différence des procédés annonçoit au premier coup-d’œil, celle des caractères. La nature humaine, au fond, n’étoit pas meilleure ; mais les hommes trouvoient leur sécurité dans la facilité de se pénétrer réciproquement ; & cet avantage, dont nous ne sentons plus le prix, leur épargnoit bien des vices.

Aujourd’hui que des recherches plus subtiles & un goût plus fin ont réduit l’Art de plaire en principes, il règne dans nos mœurs une vile & trompeuse uniformité, & tous les esprits semblent avoir été jettés dans un même moule : sans cesse la politesse exige, la bienséance ordonne : sans cesse on suit des usages, jamais son propre génie. On n’ose plus paroître ce qu’on est ; &, dans cette contrainte perpétuelle, les hommes qui forment ce troupeau qu’on appelle société, placés dans les mêmes circonstances, feront tous les mêmes choses si des motifs plus puissans ne les en détournent. On ne saura donc jamais bien à qui l’on a affaire : il faudra donc, pour connoître son ami, attendre les grandes occasions, c’est-à-dire, attendre qu’il n’en soit plus tems, puisque c’est pour ces occasions mêmes qu’il eût été essentiel de le connoître.

Quel cortège de vices n’accompagnera point cette incertitude ? Plus d’amitiés sincères ; plus d’estime réelle ; plus de confiance fondée. Les soupçons, les ombrages, les craintes, la froideur, la réserve, la haine, la trahison, se cacheront sans cesse sous ce voile uniforme & perfide de politesse, sous cette urbanité si vantée que nous devons aux lumières de notre siècle. On ne profanera plus par des juremens le nom du Maître de l’Univers, mais on l’insultera par des blasphèmes, sans que nos oreilles scrupuleuses en soient offensées. On ne vantera pas son propre mérite, mais on rabaissera celui d’autrui; on n’outragera point grossièrement son ennemi, mais on le calomniera avec adresse. Les haines nationales s’éteindront, mais ce sera avec l’amour de la Patrie. À l’ignorance méprisée, on substituera un dangereux Pyrrhonisme. Il y aura des excès proscrits, des vices déshonorés; mais d’autres seront décorés du nom de vertus; il faudra ou les avoir ou les affecter. Vantera qui voudra la sobriété des Sages du tems, je n’y vois, pour moi, qu’un raffinement d’intempérance autant indigne de mon éloge que leur artificieuse simplicité. * [*J’aime, dit Montagne, à contester & discourir ; mais c’est avec peu d’hommes & pour moi. Car de servir de Spectacle aux Grands & faire à l’envi parade de son esprit & de son caquet, je trouve que c’est un métier très-méséant à un homme d’honneur. C’est celui de tous nos beaux-esprits, hors un.]

Telle est la pureté que nos mœurs ont acquise; c’est ainsi que nous sommes devenus Gens de bien. C’est aux Lettres, aux Sciences & aux Arts, à revendiquer ce qui leur appartient dans un si salutaire ouvrage. J’ajouterai seulement une réflexion, c’est qu’un habitant de quelques contrées éloignées qui chercheroit à se former une idée des mœurs Européennes sur l’état des Sciences parmi nous, sur la perfection de nos Arts, sur la bienséance de nos Spectacles, sur la politesse de nos manières, sur l’affabilité de nos discours, sur nos démonstrations perpétuelles de bienveillance, & sur ce concours tumultueux d’hommes de tout âge & de tout état qui semblent empressés depuis le lever de l’Aurore jusqu’au coucher du Soleil à s’obliger réciproquement : c’est que cet Etranger, dis-je, devineroit exactement de nos mœurs le contraire de ce qu’elles sont.

Où il n’y a nul effet, il n’y a point de cause à chercher : mais ici l’effet est certain, la dépravation réelle; & nos ames se sont corrompues à mesure que nos Sciences et nos Arts se sont avancés à la perfection. Dira-t-on que c’est un malheur particulier à notre âge ? Non , Messieurs : les maux causés par notre vaine curiosité sont aussi vieux que le monde. L’élévation & l’abaissement journaliers des eaux de l’Océan n’ont pas été plus régulièrement assujéttis au cours de l’Astre qui nous éclaire durant la nuit, que le sort des mœurs & de la probité au progrès des Sciences & des Arts. On a vu la vertu s’enfuir à mesure que leur lumière s’élevoit sur notre horizon, & le même phénomène s’est observé dans tous les tems & dans tous les lieux.

Voyez l’Egypte, cette première école de l’ Univers, ce climat si fertile sous un Ciel d’airain, cette contrée célèbre d’où Sésostris partit autrefois pour conquérir le Monde. Elle devient la mère de la Philosophie & des Beaux-Arts, & bientôt après, la conquête de Cambyse, puis celle des Grecs, des Romains, des Arabes, & enfin des Turcs.

Voyez la Grèce, jadis peuplée de Héros qui vainquirent deux fois l’Asie, l’une devant Troye, & l’autre dans leurs propres foyers. Les Lettres naissantes n’avoient point porté encore la corruption dans les cœurs de ses habitants, mais le progrès des Arts, la dissolution des mœurs, & le joug du Macédonien, se suivirent de près; & la Grèce, toujours savante, toujours voluptueuse, & toujours esclave n’éprouva plus dans ses révolutions que des changemens de maîtres. Toute l’éloquence de Démosthène ne put jamais ranimer un corps que le luxe & les Arts avoient énervé.

C’est au tems des Ennius & des Térences que Rome, fondée par un Pâtre, & illustrée par des Laboureurs, commence à dégénérer. Mais après les Ovides, les Catulles, les Martials, & cette foule d’Auteurs obscènes, dont les noms seuls alarment la pudeur, Rome, jadis le Temple de la Vertu, devient le Théâtre du crime, l’opprobre des Nations & le jouet des barbares. Cette Capitale du Monde tombe enfin sous le joug qu’elle avoit imposé à tant de Peuples, & le jour de sa chûte fut la veille de celui où l’on donna à l’un des Citoyens le titre d’Arbitre du bon goût.

Que dirai-je de cette Métropole de l’Empire d’Orient, qui par sa position sembloit devoir l’être du Monde entier, de cet asyle des Sciences & des Arts proscrits du reste de l’Europe, plus peut-être par sagesse que par barbarie. Tout ce que la débauche & la corruption ont de plus honteux; les trahisons, les assassinats & les poisons de plus noir; le concours de tous les crimes de plus atroce : voilà ce qui forme le tissu de l’Histoire de Constantinople; voilà la source pure d’où nous sont émanées les Lumières dont notre siècle se glorifie.

Mais pourquoi chercher dans des temps reculés des preuves d’une vérité dont nous avons sous nos veux des témoignages subsistans. Il est en Asie une contrée immense ou les Lettres honorées conduisent aux premières dignités de l’Etat. Si les Sciences épuroient les mœurs, si elles apprenoient aux hommes à verser leur sang pour la Patrie, si elles animoient le courage, les Peuples de la Chine devroient être sages, libres & invincibles. Mais s’il n’y a point de vice qui les domine, point de crime qui ne leur soit familier; si les lumières des Ministres, ni la prétendue sagesse des Loix, ni la multitude des Habitans de ce vaste Empire, n’ont pu le garantir du joug du Tartare ignorant & grossier, de quoi lui ont servi tous ses Savans ? Quel fruit a-t-il retiré des honneurs dont ils sont comblés ? Seroit-ce d’être peuplé d’esclaves & de méchans ?

Opposons à ces tableaux celui des mœurs du petit nombre de Peuples qui, préservés de cette contagion des vaines connoissances, ont par leurs vertus fait leur propre bonheur & l’exemple des autres Nations. Tels furent les premiers Perses, Nation singulière, chez laquelle on apprenoit la vertu comme chez nous on apprend la Science, qui subjugua l’Asie avec tant de facilité, & qui seule a eu cette gloire, que l’histoire de ses institutions ait passé pour un Roman de Philosophie : tels furent les Scythes, dont on nous a laissé de si magnifiques éloges. Tels les Germains, dont une plume, lasse de tracer les crimes & les noirceurs d’un Peuple instruit, opulent & voluptueux, se soulageoit à peindre la simplicité, l’innocence & les vertus. Telle avoit été Rome même, dans les tems de sa pauvreté & de son ignorance. Telle enfin s’est montrée jusqu’à nos jours cette Nation rustique si vantée pour son courage que l’adversité n’a pu abattre, & pour sa fidélité que l’exemple n’a pu corrompre.* [*Je n’ose parler de ces Nations heureuses qui ne connoissent pas même de nom les vices que nous avons tant de peine à réprimer, de ces sauvages de l’Amérique dont Montagne ne balance point à préférer la simple & naturelle police, non-seulement aux Loix de Platon, mais même à tout ce que la Philosophie pourra jamais imaginer de plus parfait pour le gouvernement des Peuples. Il en cite quantité d’exemples frappans pour qui les sauroit admirer : mais quoi ! dit-il, ils ne portent point de chausses !]

Ce n’est point par stupidité que ceux-ci ont préféré d’autres exercices à ceux de l’esprit. Ils n’ignoroient pas que dans d’autres contrées des hommes oisifs passoient leur vie à disputer sur le souverain bien, sur le vice & sur la vertu, & que d’orgueilleux raisonneurs, se donnant à eux-mêmes les plus grands éloges, confondoient les autres Peuples sous le nom méprisant de barbares; mais ils ont considéré leurs mœurs & appris à dédaigner leur doctrine.* [*De bonne-foi, qu’on me dise quelle opinion les Athéniens mêmes devoient avoir de l’éloquence, quand ils l’écartèrent avec tant de soin de ce Tribunal intègre des Jugemens duquel les Dieux mêmes n’appeloient pas ? Que pensoient les Romains de la médecine, quand ils la bannirent de leur République ? Et quand un reste d’humanité porta les Espagnols à interdire à leurs Gens de Loi l’entrée de l’Amérique, quelle idée faloit-il qu’ils eussent de la Jurisprudence ? Ne diroit-on pas qu’ils ont cru réparer par ce seul Acte tous les maux qu’ils avoient faits à ces malheureux Indiens.]

Oublierois-je que ce fut dans le sein même de la Grèce qu’on vit s’élever cette Cité aussi célèbre par son heureuse ignorance que par la sagesse de ses Loix, cette République de demi-Dieux plutôt que d’hommes ? tant leurs vertus sembloient supérieures à l’humanité. O Sparte ! opprobre éternel d’une vaine doctrine! Tandis que les vices conduits par les beaux-Arts s’introduisoient ensemble dans Athènes, tandis qu’un Tyran y rassembloit avec tant de soin les ouvrages du Prince des Poètes, tu chassois de tes murs les Arts & les Artistes, les Sciences & les Savans.

L’événement marqua cette différence. Athènes devint le séjour de la politesse et du bon goût, le pays des Orateurs & des Philosophes. L’élégance des bâtimens y répondoit à celle du langage; on y voyoit de toutes parts le marbre & la toile animés par les mains des maîtres les plus habiles. C’est d’Athènes que sont sortis ces ouvrages surprenans qui serviront de modèles dans tous les âges corrompus. Le Tableau de Lacédémone est moins brillant. Là, disoient les autres Peuples, les hommes naissent vertueux, & l’air même du Pays semble inspirer la vertu. Il ne nous reste de ses Habitans que la mémoire de leurs actions héroiques. De tels monumens vaudroient-ils moins pour nous que les marbres curieux qu’Athènes nous a laissés ?

Quelques sages, il est vrai, ont résisté au torrent général & se sont garantis du vice dans le séjour des Muses. Mais qu’on écoute le jugement que le premier & le plus malheureux d’entre eux portoit des Savans & des Artistes de son tems.

"J’ai examiné, dit-il, les Poètes, & je les regarde comme des gens dont le talent en impose à eux-mêmes & aux autres, qui se donnent pour sages, qu’on prend pour tels, & qui ne sont rien moins.

"Des Poètes, continue Socrate, j’ai passé aux Artistes. Personne n’ignoroit plus les Arts que moi; personne n’étoit plus convaincu que les Artistes possédoient de fort beaux secrets. Cependant je me suis aperçu que leur condition n’est pas meilleure que celle des poètes & qu’ils sont, les uns & les autres, dans le même préjugé. Parce que les plus habiles d’entre eux excellent dans leur Partie, ils se regardent comme les plus sages des hommes. Cette présomption a terni tout-à-fait leur savoir à mes yeux : de sorte que, me mettant à la place de l’Oracle & me demandant ce que j’aimerois le mieux être, ce que je suis ou ce qu’ils sont, savoir ce qu’ils ont appris ou savoir que je ne sais rien, j’ai répondu à moi-même & au Dieu : Je veux rester ce que je suis.

"Nous ne savons, ni les Sophistes, ni les Poètes, ni les Orateurs, ni les Artistes, ni moi, ce que c’est que le vrai, le bon & le beau. Mais il y a entre nous cette différence, que, quoique ces gens ne sachent rien, tous croient savoir quelque chose, au lieu que moi, si je ne sais rien, au moins je n’en suis pas en doute. De sorte que toute cette supériorité de sagesse qui m’est accordée par l’Oracle se réduit seulement à être bien convaincu que j’ignore ce que je ne sais pas."

Voilà donc le plus Sage des hommes au Jugement des Dieux, & le plus savant des Athéniens au sentiment de la Grèce entière, Socrate, faisant l’éloge de l’ignorance ! Croit-on que s’il ressuscitoit parmi nous, nos Savans & nos Artistes lui feroient changer d’avis ? Non, Messieurs : cet homme juste continueroit de mépriser nos vaines Sciences; il n’aideroit point à grossir cette foule de livres dont on nous inonde de toutes parts, & ne laisseroit, comme il a fait, pour tout précepte à ses disciples & à nos neveux, que l’exemple & la mémoire de sa vertu. C’est ainsi qu’il est beau d’instruire les hommes.

Socrate avoit commencé dans Athènes, le vieux Caton continua dans Rome, de se déchaîner contre ces Grecs artificieux & subtils qui séduisoient la vertu et amollissoient le courage de ses concitoyens. Mais les Sciences, les Arts & la dialectique prévalurent encore : Rome se remplit de Philosophes & d’Orateurs ; on négligea la discipline militaire, on méprisa l’agriculture, on embrassa des sectes, et l’on oublia la Patrie. Aux noms sacrés de liberté, de désintéressement, d’obéissance aux lois, succédèrent les noms d’Epicure, de Zénon, d’Arcésilas. Depuis que les Savans ont commencé à paroître parmi nous, disoient leurs propres Philosophes, les Gens de bien se sont éclipsés. Jusqu’alors les Romains s’étoient contentés de pratiquer la vertu ; tout fut perdu quand ils commencèrent à l’étudier.

O Fabricius ! qu’eût pensé votre grande ame, si pour votre malheur rappelé à la vie, vous eussiez vu la face pompeuse de cette Rome sauvée par votre bras & que votre nom respectable avoit plus illustrée que toutes ses conquêtes ? "Dieux ! eussiez-vous dit, que sont devenus ces toits de chaume & ces foyers rustiques qu’habitoient jadis la modération & la vertu ? Quelle splendeur funeste a succédé à la simplicité Romaine ? Quel est ce langage étranger ? Quelles sont ces mœurs efféminées ? Que signifient ces statues, ces tableaux, ces édifices ? Insensés ! qu’avez-vous fait ? Vous les Maîtres des Nations, vous vous êtes rendus les esclaves des hommes frivoles que vous avez vaincus ! Ce sont des Rhéteurs qui vous gouvernent ? C’est pour enrichir des Architectes, des Peintres, des Statuaires & des Histrions, que vous avez arrosé de votre sang la Grèce & l’Asie ? Les dépouilles de Carthage sont la proie d’un joueur de flûte ? Romains, hâtez-vous de renverser ces amphithéâtres ; brisez ces marbres, brûlez ces tableaux, chassez ces esclaves qui vous subjuguent , & dont les funestes Arts vous corrompent. Que d’autres mains s’illustrent par de vains talents, le seul talent digne de Rome est celui de conquérir le monde, & d’y faire régner la vertu. Quand Cynéas prit notre Sénat pour une assemblée de Rois, il ne fut ébloui ni par une pompe vaine, ni par une élégance recherchée ; il n’y entendit point cette éloquence frivole, l’étude & le charme des hommes futiles. Que vit donc Cynéas de si majestueux ? O Citoyens ! il vit un spectacle que ne donneront jamais vos richesses ni tous vos arts, le plus beau spectacle qui ait jamais paru sous le Ciel, l’assemblée de deux cents hommes vertueux, dignes de commander à Rome, & de gouverner la terre."

Mais franchissons la distance des lieux & des temps, & voyons ce qui s’est passé dans nos contrées & sous nos yeux ; ou plutôt, écartons des peintures odieuses qui blesseroient notre délicatesse , & épargnons-nous la peine de répéter les mêmes chose, sous d’autres noms. Ce n’est point en vain que j’évoquois les mânes de Fabricius ; & qu’ai-je fait dire à ce grand homme, que je n’eusse pu mettre dans la bouche de Louis XII ou de Henri IV ? Parmi nous, il est vrai, Socrate n’eût point bu la ciguë ; mais il eût bu, dans une coupe encore plus amère, la raillerie insultante & le mépris pire cent fois que la mort. Voilà comment le luxe, la dissolution & l’esclavage ont été de tout temps le châtiment des efforts orgueilleux que nous avons faits pour sortir de l’heureuse ignorance où la sagesse éternelle nous avoit placés. Le voile épais dont elle a couvert tout ses opérations sembloit nous avertir assez qu’elle ne nous a point destinés à de vaines recherches. Mais est-il quelqu’une de ses leçons dont nous ayons su profiter, ou que nous ayons négligée impunément ? Peuples, sachez donc une fois que la nature a voulu vous préserver de la science, comme une mère arrache une arme dangereuse des mains de son enfant ; que tous les secrets qu’elle vous cache sont autant de maux dont elle vous garantit, & que la peine que vous trouvez à vous instruire n’est pas le moindre de ses bienfaits. Les hommes sont pervers ; ils seroient pires encore, s’ils avoient eu le malheur de naître savants.

Que ces réflexions sont humiliantes pour l’humanité ! que notre orgueil en doit être mortifié ! Quoi ! la probité seroit fille de l’ignorance ? la Science & la vertu seroient incompatibles ? Quelles conséquences ne tireroit-on point de ces préjugés ? Mais, pour concilier ces contrariétés apparentes, il ne faut qu’examiner de près la vanité & le néant de ces titres orgueilleux qui nous éblouissent, & que nous donnons si gratuitement aux connaissances humaines. Considérons donc les Sciences & les Arts en eux-mêmes. Voyons ce qui doit résulter de leur progrès, et ne balançons plus à convenir de tous les points où nos raisonnemens se trouveront d’accord avec les inductions historiques. SECONDE PARTIE.

C’étoit une ancienne tradition passée de l’Égypte en Grèce, qu’un Dieu ennemi du repos des hommes étoit l’inventeur des sciences.* [*On voit aisément l’allégorie de la fable de Prométhée ; & il ne paroît pas que les Grecs qui vont cloué sur le Caucase, en pensassent guères plus favorablement que les Egyptiens de leur Dieu Teuthus. "Le Satyre, dit une ancienne fable, voulut baiser & embrasser le feu, la première fois qu’il le vit ; mais Prometheus lui cria : Satyre, tu pleureras la barbe de ton menton, car il brûle quand on y touche ." C’est le sujet du frontispice.]Quelle opinion falloit-il donc qu’eussent d’elles les Egyptiens mêmes, chez qui elles étoient nées ? C’est qu’ils voyoient de près les sources qui les avoient produites. En effet, soit qu’on feuillette les annales du monde, soit qu’on supplée à des chroniques incertaines par des recherches philosophiques, on ne trouvera pas aux connoissances humaines une origine qui réponde à l’idée qu’on aime à s’en former. L’Astronomie est née de la superstition ; l’Eloquence, de l’ambition, de la haine, de la flatterie, du mensonge ; la Géométrie, de l’avarice ; la Physique, d’une vaine curiosité ; toutes, et la Morale même, de l’orgueil humain. Les Sciences & les Arts doivent donc leur naissance à nos vices : nous serions moins en doute sur leurs avantages, s’ils la devoient à nos vertus.

Le défaut de leur origine ne nous est que trop retracé dans leurs objets. Que ferions-nous des arts, sans le luxe qui les nourrit ? Sans les injustices des hommes, à quoi serviroit la jurisprudence ? Que deviendroit l’Histoire, s’il n’y avoit ni Tyrans, ni Guerres, ni Conspirateurs ? Qui voudroit, en un mot, passer sa vie à de stériles contemplations, si chacun, ne consultant que les devoirs de l’homme & les besoins de la nature, n’avoit de temps que pour la Patrie, pour les malheureux, et pour ses amis ? Sommes-nous donc faits pour mourir attachés sur les bords du puits où la vérité s’est retirée ? Cette seule réflexion devroit rebuter dès les premiers pas tout homme qui chercheroit sérieusement à s’instruire par l’étude de la Philosophie.

Que de dangers, que de fausses routes dans l’investigation des Sciences ! Par combien d’erreurs, mille fois plus dangereuses que la vérité n’est utile, ne faut-il point passer pour arriver à elle ! Le désavantage est visible : car le faux est susceptible d’une infinité de combinaisons ; mais la vérité n’a qu’une manière d’être. Qui est-ce d’ailleurs qui la cherche bien sincèrement ? Même avec la meilleure volonté, à quelles marques est-on sûr de la reconnoître ? Dans cette foule de sentimens différents, quel sera notre Criterium pour en bien juger ?* [*Moins on sait, plus on croit savoir. Les Péripatéticiens doutoient-ils de rien ? Descartes n’a-t-il pas construit l’Univers avec des cubes & des tourbillons ? Et y a-t-il aujourd’hui même, en Europe si mince Physicien, qui n’explique hardiment ce profond mystère de l’électricité, qui fera peut-être à jamais le désespoir des vrais Philosophes ?] Et, ce qui est le plus difficile, si par bonheur nous le trouvons à la fin, qui de nous en saura faire un bon usage ?

Si nos sciences sont vaines dans l’objet qu’elles se proposent, elles sont encore plus dangereuses par les effets qu’elles produisent. Nées dans l’oisiveté, elles la nourrissent à leur tour ; & la perte irréparable du temps est le premier préjudice qu’elle causent nécessairement à la société. En politique comme en morale c’est un grand mal que de ne point faire de bien ; & tout citoyen inutile peut être regardé comme un homme pernicieux. Répondez-moi donc, Philosophes illustres, vous par qui nous savons en quelles raisons les corps s’attirent dans le vide ; quels sont dans les révolutions des planètes, les rapports des aires parcourues en temps égaux; quelles courbes ont des points conjugués, des points d’inflexion & de remboursement ; comment l’homme voit tout en Dieu ; comment l’ame & les corps se correspondent sans communication, ainsi que feroient deux horloges; quels astres peuvent être habités ; quels insectes se reproduisent d’une manière extraordinaire ? Répondez-moi , dis-je, vous de qui nous avons reçu tant de sublimes connoissances : quand vous ne nous auriez jamais rien appris de ces choses, et, serions-nous moins nombreux, moins bien gouvernés, moins redoutable moins florissans , ou plus pervers ? Revenez donc sur l’importance de vos productions ; & si les travaux des plus éclairés de nos savans & de nos meilleurs Citoyens nous procurent si peu d’utilité, dites-nous ce que nous devons penser de cette foule d’Ecrivains obscurs & de Lettrés oisifs qui dévorent en pure perte la substance de l’Etat.

Que dis-je, oisifs ? & plût-à-Dieu qu’ils le fussent en effet ! Les mœurs en seroient plus saines & la société plus paisible. Mais ces vains & futiles déclamateurs vont de tous côtés, armés de leurs funestes paradoxes, sapant les fondemens de la foi, et anéantissant la vertu. Ils sourient dédaigneusement à ces vieux mots de Patrie et de Religion, & consacrent leurs talens & leur Philosophie a détruire & avilir tout ce qu’il y a de sacré parmi les hommes. Non qu’au fond ils haissent ni la vertu ni nos dogmes ; c’est de l’opinion publique qu’ils sont ennemis ; et, pour les ramener au pied des autels, il suffiroit de les reléguer parmi les Athées. O fureur de se distinguer, que ne pouvez-vous point ?

C’est un grand mal que l’abus du temps. D’autres maux pires encore suivent les Lettres & les Arts. Tel est le luxe, né comme eux de l’oisiveté & de la vanité des hommes. Le luxe va rarement, sans les sciences & les arts, & jamais ils ne vont sans lui. Je sais que notre Philosophie, toujours féconde en maximes singulières, prétend, contre l’expérience de tous les siècles, que le luxe fait la splendeur des Etats : mais, après avoir oublié la nécessité des lois somptuaires, osera-t-elle nier encore que les bonnes mœurs ne soient essentielles à la durée des Empires, & que le luxe ne soit diamétralement opposé aux bonnes mœurs ? Que le luxe soit un signe certain des richesses ; qu’il serve même si l’on veut à les multiplier : que faudra-t-il conclure de ce paradoxe si digne d’être ne de nos jours ? & que deviendra la vertu, quand il faudra s’enrichir à quelque prix que ce soit ? Les anciens Politiques parloient sans cesse de mœurs & de vertu ; les nôtres ne parlent que de commerce & d’argent. L’un vous dira qu’un homme vaut en telle contrée la somme qu’on le vendroit à Alger ; un autre, en suivant ce calcul, trouvera des pays où un homme ne vaut rien, & d’autres ou il vaut moins que rien. Ils évaluent les hommes comme des troupeaux de bétail. Selon eux, un homme ne vaut à l’Etat que la consommation qu’il y fait ; ainsi un Sybarite auroit bien valu trente Lacédémoniens. Qu’on devine donc laquelle de ces deux Républiques, de Sparte ou de Sybaris, fut subjuguée par une poignée de paysans, & laquelle fit trembler l’Asie.

La Monarchie de Cyrus a été conquise avec trente mille hommes par un Prince plus pauvre que le moindre des Satrapes de Perse ; & les Scythes, le plus misérable de tous les Peuples, ont résisté aux plus puissans Monarques de l’Univers. Deux fameuses Républiques se disputèrent l’Empire du Monde ; l’une étoit très riche, l’autre n’avoit rien, & ce fut celle-ci qui détruisit l’autre. L’Empire Romain, à son tour, après avoir englouti toutes les richesses de l’Univers, fut la proie des gens qui ne savoient pas même ce que c’étoit que richesse. Les Francs conquirent les Gaules, les Saxons l’Angleterre, sans autres trésors que leur bravoure & leur pauvreté. Une troupe de pauvres Montagnards dont toute l’avidité se bornoit à quelques peaux de moutons, après avoir dompté la fierté Autrichienne, écrasa cette opulente Maison de Bourgogne qui faisoit trembler les potentats de l’Europe. Enfin toute la puissance & toute la sagesse de l’héritier de Charles-Quint, soutenues de tous les trésors des Indes, vinrent se briser contre une poignée de pêcheurs de harengs. Que nos politiques daignent suspendre leurs calculs pour réfléchir à ces exemples, & qu’ils apprennent une fois qu’on a de tout avec de l’argent, hormis des mœurs & des Citoyens.

De quoi s’agit-il donc précisément dans cette question du luxe ? De savoir lequel importe le plus aux Empires d’être, brillans & momentanés, ou vertueux et durables. Je dis brillants, mais de quel éclat ? Le goût du faste ne s’associe guère dans les mêmes ames avec celui de l’honnête. Non, il n’est pas possible que des esprits dégradés par une multitude de soins futiles s’élèvent jamais à rien de grand ; et, quand ils en auroient la force, le courage leur manqueroit.

Tout Artiste veut être applaudi. Les éloges de ses contemporains sont la partie la plus précieuse de ses récompenses. Que fera-t-il donc pour les obtenir, s’il a le malheur d’être né chez un Peuple & dans des temps où les Savans devenus à la mode ont mis une jeunesse frivole en état de donner le tout, où les hommes ont sacrifié leur goût aux Tyrans de leur liberté ;* [*Je suis bien éloigné de penser que cet ascendant des femmes soit un mal en soi. C’est un présent que leur a fait la nature pour le bonheur du genre-humain : mieux dirigé, il pourroit produire autant de bien qu’il fait de mal aujourd’hui. On ne sent point assez quels avantages naîtroient dans la société d’une meilleure éducation donnée à cette moitié du genre-humain qui gouverne l’autre. Les hommes seront toujours ce qu’il plaira aux femmes : si vous voulez donc qu’ils deviennent grands & vertueux, apprenez aux femmes ce que c’est que grandeur d’ame & vertu. Les réflexions que ce sujet fournit, & que Platon a faites autrefois, mériteroient fort d’être mieux développées par une plume digne d’écrire d’après un tel maître & de défendre une si grande cause.] où, l’un des sexes n’osant approuver que ce qui est proportionné à la pusillanimité de l’autre, on laisse tomber des chefs-d’œuvre de Poésie dramatique, et des prodiges d’harmonie sont rebutés ? Ce qu’il fera, Messieurs ? il rabaissera son génie au niveau de son siècle, & aimera mieux composer des ouvrages communs qu’on admire pendant sa vie, que des merveilles qu’on n’admireroit que longtemps après sa mort. Dites-nous, célèbre Arouet, combien vous avez sacrifié de beautés mâles & fortes à notre fausse délicatesse ! & combien l’esprit de la galanterie, si fertile en petites choses, vous en a coûté de grandes !

C’est ainsi que la dissolution des mœurs, suite nécessaire du luxe, entraîne à son tour la corruption du goût. Que si par hasard, entre les hommes extraordinaires par leurs talents, il s’en trouve quelqu’un qui ait de la fermeté dans l’ame & qui refuse de se prêter au génie de son siècle & de s’avilir par des productions puériles, malheur à lui ! il mourra dans l’indigence & dans l’oubli. Que n’est-ce ici un pronostic que je fais, & non une expérience que je rapporte ! Carle, Pierre ; le moment est venu où ce pinceau, destiné à augmenter la majesté de nos Temples, par des images sublimes & saintes, tombera de vos mains, ou sera prostitué à orner de peintures lascives les panneaux d’un vis-à-vis. Et toi, rival de Praxitèles et des Phidias ; toi dont les anciens auroient employé le ciseau à leur faire des Dieux capables d’excuser à nos yeux leur idolâtrie ; inimitable Pigal, ta main se résoudra à ravaler le ventre d’un magot, ou il faudra qu’elle demeure oisive.

On ne peut réfléchir sur les mœurs, qu’on ne se plaise à se rappeler l’image de la simplicité des premiers temps. C’est un beau rivage, paré des seules mains de la nature, vers lequel on tourne incessamment les yeux, & dont on se sent éloigner à regret. Quand les hommes innocens & vertueux aimoient à avoir les Dieux pour témoins de leurs actions, ils habitoient ensemble sous les mêmes cabanes ; mais bientôt, devenus méchants, ils se lassèrent de ces incommodes spectateurs, & les reléguèrent dans les Temples magnifiques. Ils les en chassèrent enfin pour s’y établir eux-mêmes, ou du moins les Temples des Dieux ne se distinguèrent plus des maisons des citoyens. Ce fut alors le comble de la dépravation, & les vices ne furent jamais poussés, plus loin que quand on les vit pour ainsi dire soutenus, à l’entrée des Palais des Grands, sur des colonnes de marbre, & gravés sur des chapiteaux Corinthiens.

Tandis que les commodités de la vie se multiplient, que les Arts se perfectionnent, et que le luxe s’étend, le vrai courage s’énerve, les vertus militaires s’évanouissent ; & c’est encore l’ouvrage des sciences & de tous ces arts qui s’exercent dans l’ombre du cabinet. Quand les Goths ravagèrent la Grece, toutes les Bibliothèques ne furent sauvées du feu que par cette opinion semée par l’un d’entre eux, qu’il falloit laisser aux ennemis des meubles si propres à les détourner de l’exercice militaire, & à les amuser à des occupations oisives & sédentaires, Charles VIII se vit maître de la Toscane & du Royaume de Naples sans avoir presque tiré l’épée ; & toute sa Cour attribua cette facilité inespérée à ce que les Princes & la Noblesse d’Italie s’amusoient plus à se rendre ingénieux & savants, qu’ils ne s’éxerçoient à devenir vigoureux & guerriers. En effet, dit l’homme de sens qui rapporte ces deux traits, tous les exemples nous apprennent qu’en cette martiale police, & en toutes celle qui lui sont semblables , l’étude des sciences est bien plus propre à amollir & efféminer les courages, qu’à les affermir & les animer.

Les Romains ont avoué que la vertu militaire s’étoit éteinte parmi eux à mesure qu’ils avoient commencé à se connoître en tableaux, en Gravures, en vases d’Orfèvrerie, & à cultiver les beaux-arts ; & comme si cette contrée fameuse étoit destinée à servir sans cesse d’exemple aux autres Peuples, l’élévation des Médicis et le rétablissement des Lettres ont fait, tomber derechef, & peut-être pour toujours, cette réputation guerrière que l’Italie sembloit avoir recouvrée il y a quelques siècles.

Les anciennes Républiques de la Grèce, avec cette sagesse qui brilloit dans la plupart de leurs institutions, avoient interdit à leurs Citoyens tous ces métiers tranquilles & sédentaires qui, en affaissant & corrompant le corps, énervent sitôt la vigueur de l’ame. De quel œil, en effet, pense-t-on que puissent envisager la faim, la soif, les fatigues, les dangers & la mort, des hommes que le moindre besoin accable, & que la moindre peine rebute ? Avec quel courage les soldats supporteront-ils des travaux excessifs dont ils n’ont aucune habitude ? Avec quelle ardeur feront-ils des marches forcées sous des Officiers qui n’ont pas même la force de voyager à cheval ? Qu’on ne m’objecte point la valeur renommée de tous ces modernes guerriers si savamment disciplinés. On me vante bien leur bravoure en un jour de bataille ; mais on ne me dit point comment ils supportent l’excès du travail, comment ils résistent à la rigueur des saisons & aux intempéries de l’air. Il ne faut qu’un peu de soleil ou de neige, il ne faut que la privation de quelques superfluités, pour fondre & détruire en peu de jours la meilleure de nos armées. Guerriers intrépides, souffrez une fois la vérité, qu’il vous est si rare d’entendre. Vous êtes braves, je le sais ; vous eussiez triomphé avec Annibal à Cannes & à Trasymène ; César avec vous eût passé le Rubicon, et asservi son pays mais ce n’est point avec vous que le premier eût traversé les Alpes, & que l’autre eût vaincu vos ayeux.

Les combats ne font pas toujours le succès de la guerre, & il est pour les Généraux un art supérieur à celui de gagner de batailles. Tel court au feu avec intrépidité, qui ne laisse pas d’être un très-mauvais officier : dans le soldat même, un peu plus de force & de vigueur seroit peut-être plus nécessaire que tant de bravoure, qui ne le garantit pas de la mort. & qu’importe à l’Etat que ses troupes périssent par la fièvre & le froid, ou par le fer de l’ennemi ?

Si la culture des sciences est nuisible aux qualités guerrières, elle l’est encore plus aux qualités morales. C’est dès nos premières années qu’une éducation insensée orne notre esprit & corrompt notre jugement. Je vois de toutes parts des établissemens immenses, où l’on élève à grands frais la jeunesse pour lui apprendre toutes choses, excepté ses devoirs. Vos enfans ignoreront leur propre langue, mais ils en parleront d’autres qui ne sont en usage nulle part ; ils sauront composer des vers qu’à peine ils pourront comprendre ; sans savoir démêler l’erreur de la vérité, ils posséderont l’Art de les rendre méconnoissables aux autres par des argumens spécieux : mais ces mots de magnanimité, d’équité, de tempérance, d’humanité, de courage, ils ne sauront ce que c’est ; ce doux nom de Patrie ne frappera jamais leur oreille ; & s’ils entendent parler de Dieu, ce sera moins pour le craindre que pour en avoir peur.* [*Pens. Philosoph.] J’aimerois autant, disoit un Sage, que mon écolier eût passé le temps dans un jeu de paume, au moins le corps en seroit plus dispos. Je sais qu’il faut occuper les enfans, & que l’oisiveté est pour eux le danger le plus à craindre. Que faut-il donc qu’ils apprennent ? Voilà certes une belle question ! Qu’ils apprennent ce qu’ils doivent faire étant hommes,* [*Telle étoit l’éducation des Spartiates, au rapport du plus grand de leurs Rois. C’est, dit Montagne, chose digne de très-grande considération, qu’en cette excellente police de Lycurgus, & à la vérité monstrueuse par sa perfection, si soigneuse pourtant de la nourriture des enfans, comme de sa principale charge, & au gîte même des Muses, il s’y fasse si peu mention de la doctrine : comme si cette généreuse jeunesse dédaignant tout autre joug, on ait dû fournir, au lieu de nos Maitres de sciences, seulement des Maitres de vaillance, prudence & justice. Voyons maintenant comment le même Auteur parle des anciens Perses. Platon, dit-il, raconte que le fils ainé de leur succession royale étoit ainsi nourri. Après sa naissance, on le donnoit, non à des femmes, mais à des Eunuques de la premiere autorité près du Roi, à cause de leur vertu. Ceux-ci prenoient charge de lui rendre le corps beau & sain , & après sept ans, le duisoient à monter à cheval & aller à la chasse. Quand il étoit arrivé au quatorzieme, ils le déposoient entre les mains de quatre : le plus sage, le plus juste, le plus tempérant, le plus vaillant de la Nation. Le premier lui apprenoit la Religion : le second à être toujours véritable, le tiers à vaincre ses cupidités, le quart à ne rien craindre. Tous, ajouterai-je, à le rendre bon, aucun à le rendre savant.

Astyage, en Xénophon, demande à Cyrus compte de sa dernière leçon : c’est, dit-il, qu’en notre école un grand garçon ayant un petit faye, le donna à l’un de ses compagnons de plus petite taille, & lui ôta son faye qui étoit plus grand. Notre Précepteur m’ayant fait juge de ce différent, je jugeai qu’il faloit laisser les choses en cet état, & que l’un & l’autre sembloit être mieux accommodé en ce point. Sur quoi il me remontra que j’avois mal fait : car je m’étois arrêté à considérer la bienséance ; & il faloit premiérement avoir pourvu à la justice, qui vouloit que nul ne fût forcé en ce qui lui appartenoit. Et dit qu’il en fut puni, comme on nous punit en nos villages pour avoir oublié le premier aoriste de τύπτω. Mon Régent me feroit une belle harangue, in genere demonstrativo, avant qu’il me persuadât que son école vaut celle-là.] & non ce qu’ils doivent oublier.

Nos jardins sont ornés de statues & nos Galeries de tableaux. Que penseriez-vous que représentent ces chefs-d’œuvre de l’Art exposés à l’admiration publique ? Les défenseurs de la Patrie ? ou ces hommes plus grands encore qui l’ont enrichie par leurs vertus ? Non. Ce sont des images de tous les égaremens du cœur & de la raison, tirées soigneusement de l’ancienne Mythologie, & présentées de bonne heure à la curiosité de nos enfans; sans doute afin qu’ils aient sous leurs yeux des modèles de mauvaises actions, avant même que de savoir lire. D’où naissent tous ces abus, si ce n’est de l’inégalité funeste introduite entre les hommes par la distinction des talens & par l’avilissement des vertus ? Voilà l’effet le plus évident de toutes nos études, & la plus dangereuse de toutes leurs conséquences. On ne demande plus d’un homme s’il a de la probité, mais s’il a des talents ; ni d’un Livre s’il est utile, mais s’il est bien écrit. Les récompenses sont prodiguées au bel esprit, & la vertu reste sans honneurs. Il y a mille prix pour les beaux discours, aucun pour les belles actions. Qu’on me dise cependant si la gloire attachée au meilleur des discours qui seront couronnés dans cette Académie, est comparable au mérite d’en avoir fondé le prix.

Le sage ne court point après la fortune; mais il n’est pas insensible à la gloire; et quand il la voit si mal distribuée, sa vertu, qu’un peu d’émulation auroit animée et rendu avantageuse à la société, tombe en langueur, & s’éteint dans la misère et dans l’oubli. Voilà ce qu’à la longue doit produire partout la préférence des talens agréables sur les talens utiles, & ce que l’expérience n’a que trop confirmé depuis le renouvellement des sciences & des arts. Nous avons des Physiciens, des Géomètres, des Chymistes, des Astronomes, des Poètes, des Musiciens, des Peintres : nous n’avons plus de citoyens ; ou s’il nous en reste encore, dispersés dans nos campagnes abandonnées, ils y périssent indigens & méprisés. Tel est l’état où sont réduits, tels sont les sentimens qu’obtiennent de nous ceux qui nous donnent du pain, & qui donnent du lait à nos enfans.

Je l’avoue cependant, le mal n’est pas aussi grand qu’il auroit pu le devenir. La prévoyance éternelle, en plaçant à côté de diverses plantes nuisibles des simples salutaires, & dans la substance de plusieurs animaux malfaisans le remède à leurs blessures, a enseigné aux Souverains qui sont ses ministres à imiter sa sagesse. C’est à son exemple que du sein même de sciences & des arts, sources de mille dérèglements, ce grand Monarque dont la gloire ne fera qu’acquérir d’âge en âge un nouvel éclat, tira ces sociétés célèbres chargées à-la-fois du dangereux dépôt des connoissances humaines & du dépôt sacré des mœurs, par l’attention qu’elles ont d’en maintenir chez elles toute la pureté, & de l’exiger dans les membres qu’ elles reçoivent.

Ces sages institutions, affermies par son auguste successeur & imitées par tous les Rois de l’Europe, serviront du moins de frein aux gens de lettres, qui tous aspirant à l’honneur d’être admis dans les Académies, veilleront sur eux-mêmes, et tâcheront de s’en rendre dignes par des ouvrages utiles & des mœurs irréprochables. Celles de ces Compagnies qui pour les prix dont elles honorent le mérite littéraire feront un choix de sujets propres à ranimer l’amour de la vertu dans les cœurs des Citoyens, montreront que cet amour règne parmi elles, et donneront aux Peuples ce plaisir si rare & si doux de voir des sociétés savantes se dévouer à verser sur le Genre-humain, non seulement des lumières agréables, mais aussi des Instructions salutaires.

Qu’on ne m’oppose donc point une objection qui n’est pour moi qu’une nouvelle preuve. Tant de soins ne montrent que trop la nécessité de les prendre, & l’on ne cherche point des remèdes à des maux qui n’existent pas. Pourquoi faut-il que ceux-ci portent encore par leur insuffisance le caractère des remèdes ordinaires ? Tant d’établissemens faits à l’avantage des savans n’en sont que plus capables d’en imposer sur les objets des sciences, & de tourner les esprits à leur culture. Il semble, aux précautions qu’on prend, qu’on ait trop de Laboureurs & qu’on craigne de manquer de Philosophes. Je ne veux point hasarder ici une comparaison de l’agriculture & de la Philosophie ; on ne la supporteroit pas. Je demanderai seulement : Qu’est-ce que la Philosophie ? que contiennent les écrits des Philosophes les plus connus ? quelles sont les Leçons de ces amis de la sagesse ? À les entendre, ne les prendroit-on pas pour une troupe de charlatans criant chacun de son côté sur une place publique ; Venez à moi, c’est moi seul qui ne trompe point ? L’un prétend qu’il n’y a point de corps, & que tout est en représentation. L’autre, qu’il n’y a d’autre substance que la matière, ni d’autre Dieu que le monde. Celui-ci avance qu’il n’y a ni vertu, ni vices, & que le bien & le mal moral sont des chimères. Celui-là, que les hommes sont des loups & peuvent se dévorer en sûreté de conscience. O grands Philosophes ! que ne réservez-vous pour vos amis & pour vos enfans ces Leçons profitables ? vous en recevriez bientôt le prix, & nous ne craindrions pas de trouver dans les nôtres quelqu’un de vos sectateurs.

Voilà donc les hommes merveilleux à qui l’estime de leurs contemporains a été prodiguée pendant leur vie, & l’immortalité réservée après leur trépas ! Voilà les sages maximes que nous avons reçues d’eux, & que nous transmettons d’âge en âge à nos descendants ! Le Paganisme, livré à tous les égaremens de la raison humaine, a-t-il laissé à la postérité rien qu’on puisse comparer aux monumens honteux que lui a préparés l’Imprimerie, sous le règne de l’Evangile ? Les écrits impies des Leucippe & des Diagoras sont péris avec eux; on n’avoit point encore inventé l’Art d’éterniser les extravagances de l’esprit humain; mais, grâce aux caractères Typographiques* [*À considérer les désordres affreux que l’imprimerie a déjà causés en Europe, à juger de l’avenir par le progrès que le mal fait d’un jour à l’autre, on peut prévoir aisément que les Souverains ne tarderont pas à se donner autant de soins pour bannir cet art terrible de leurs Etats, qu’ils en ont pris pour l’y introduire. Le Sultan Achmet cédant aux importunités de quelques prétendus gens de goût, avoit consenti d’établir une Imprimerie à Constantinople. Mais à peine la presse fut-elle en train qu’on fut contraint de la détruire & d’en jetter les instrumens dans un puits. On dit que le Calife Omar, consulté sur ce qu’il faloit faire de la bibliotheque d’Alexandrie, répondit en ces termes. Si les Livres de cette bibliotheque contiennent des choses opposées à l’Alcoran, ils sont mauvais, & il faut les brûler. S’ils ne contiennent que la doctrine de l’Alcoran, brûlez-les encore : ils sont superflus. Nos Savans ont cité ce raisonnement comme le comble de l’absurdité. Cependant, supposez Grégoire le Grand à la place d’Omar, & l’Evangile à la place de l’Alcoran, la bibliotheque auroit encore été brûlée, & ce seroit peut-être le plus beau trait de la vie de cet illustre Pontife.] & à l’usage que nous en faisons, les dangereuses rêveries des Hobbes & des Spinosa resteront à jamais. Allez, écrits célèbres dont l’ignorance & la rusticité de nos pères n’auroient point été capables; accompagnez chez nos descendans ces ouvrages plus dangereux encore d’où s’exhale la corruption des mœurs de notre siècle, et portez ensemble aux siècles à venir une histoire fidèle du progrès & des avantages de nos sciences & de nos arts. S’ils vous lisent, vous ne leur laisserez aucune perplexité sur la question que nous agitons aujourd’hui ; et, à moins qu’ils ne soient plus insensés que nous, ils lèveront leurs mains au Ciel, & diront dans l’amertume de leur cœur "Dieu tout-puissant, toi qui tiens dans tes mains les esprits, délivre-nous des Lumières & des funestes arts de nos Pères, & rends-nous l’ignorance, l’innocence & la pauvreté, les seuls biens qui puissent faire notre bonheur & qui soient précieux devant toi."

Mais si le progrès des sciences & des arts n’a rien ajouté à notre félicité ; s’il a corrompu nos mœurs, & si la corruption des mœurs a porté atteinte à la pureté du goût, que penserons-nous de cette foule d’Auteurs élémentaires qui ont écarté du Temple des Muses les difficultés qui défendoient son abord, & que la nature y avoit répandues comme une épreuve des forces de ceux qui seroient tentés de savoir ? Que penserons-nous de ces Compilateurs d’ouvrages qui ont indiscrètement brisé la porte des Sciences & introduit dans leur Sanctuaire une populace indigne d’en approcher, tandis qu’il seroit à souhaiter que tous ceux qui ne pouvoient avancer loin de la carrière des Lettres eussent été rebutés dès l’entrée, & se fussent jettés dans des Arts utiles à la société ? Tel qui sera toute sa vie un mauvais versificateur, un Géomètre subalterne, seroit peut-être devenu un grand fabricateur d’étoffes. Il n’a point fallu de maîtres à ceux que la nature destinoit à faire des disciples. Les Verulams, les Descartes & les Newtons, ces Précepteurs du Genre-humain, n’en ont point eu eux-mêmes; & quels guides les eussent conduits jusqu’où leur vaste génie les a portés ? Des Maîtres ordinaires n’auroient pu que rétrécir leur entendement en le resserrant dans l’étroite capacité du leur : C’est par les premiers obstacles qu’ils ont appris à faire des efforts, et qu’ils se sont exercés à franchir l’espace immense qu’ils ont parcouru. S’il faut permettre à quelques hommes de se livrer à l’étude des Sciences & des Arts, ce qu’à ceux qui se sentiront la force de marcher seuls sur leurs traces, & de les devancer: c’est à ce petit nombre qu’il appartient d’élever des monumens à la gloire de l’esprit humain. Mais si l’on veut que rien ne soit au-dessus de leur génie, il faut que rien ne soit au-dessus de leurs espérances; voilà l’unique encouragement dont ils ont besoin. L’ame se proportionne insensiblement aux objets qui l’occupent, & ce sont les grandes occasions qui font les grands hommes. Le Prince de l’Eloquence fut Consul de Rome, & le plus grand peut-être des Philosophes, Chancelier d’Angleterre. Croit-on que si l’un n’eût occupé qu’une chaire dans quelque Université, & que l’autre n’eût obtenu qu’une modique pension d’Académie; croit-on, dis-je, que leurs ouvrages ne se sentiroient pas de leur état ? Que les Rois ne dédaignent donc pas d’admettre dans leurs conseils les gens les plus capables de les bien conseiller, qu’ils renoncent à ce vieux préjugé inventé par l’orgueil des Grands, que l’art de conduire les Peuples est plus difficile que celui de les éclairer; comme s’il étoit plus aisé d’engager les hommes à bien faire de leur bon gré, que de les y contraindre par la force : que les savans du premier ordre trouvent dans leurs Cours d’honorables asyles : qu’ils y obtiennent la seule récompense digne d’eux, celle de contribuer par leur crédit au bonheur des Peuples à qui ils auront enseigné la sagesse; c’est alors seulement qu’on verra ce que peuvent la vertu, la science & l’autorité animées d’une noble émulation, et travaillant de concert à la félicité du Genre-humain. Mais tant que la puissance sera seule d’un côté, les lumières & la sagesse seules d un autre, les savans penseront rarement de grandes choses, les Princes en feront plus rarement de belles, & les Peuples continueront d’être vils, corrompus & malheureux.

Pour nous, hommes vulgaires, à qui le Ciel n’a point départi de si grands talens & qu’il ne destine pas à tant de gloire, restons dans notre obscurité. Ne courons point après une réputation qui nous échapperoit, & qui, dans l’état présent des choses, ne nous rendroit jamais ce qu’ elle nous auroit coûté, quand nous aurions tous les titres pour l’obtenir. À quoi bon chercher notre bonheur dans l’opinion d’autrui, si nous pouvons le trouver en nous-mêmes ? Laissons à d’autres le soin d’instruire les Peuples de leurs devoirs, & bornons-nous à bien remplir les nôtres; nous n’avons pas besoin d’en savoir davantage.

O vertu ! Science sublime des ames simples, faut-il donc tant de peines et d’appareil pour te connoître ? Tes principes ne sont-ils pas gravés dans tous les cœurs, & ne suffit-il pas pour apprendre tes Loix de rentrer en soi-même & d’écouter la voix de sa conscience dans le silence des passions ? Voilà la véritable Philosophie, sachons nous en contenter; & sans envier la gloire de ces hommes célèbres qui s’immortalisent dans la République des Lettres, tâchons de mettre entre eux & nous cette distinction glorieuse qu’on remarquoit jadis entre deux grands Peuples; que l’un savoit bien dire, & l’autre bien faire.

FIN. LETTRE À M. L’ABBÉ RAYNAL,

AUTEUR DU MERCURE DE FRANCE

Tirée du Mercure de Juin 1751, 2°. Volume.

Je dois, Monsieur, des remercîmens à ceux qui vous ont fait passer les observations que vous avez la bonté de me communiquer, & je tâcherai d’en faire mon profit : je vous avouerai pourtant que je trouve mes Censeurs un peu séveres sur ma logique, & je soupçonne qu’ils se seroient montrés moins scrupuleux, si j’avois été de leur avis. Il me semble au moins que s’ils avoient eux-mêmes un peu de cette exactitude rigoureuse qu’ils exigent de moi, je n’aurois aucun besoin des éclaircissemens que je leur vais demander.

L’Auteur semble, disent-ils, préférer la situation où étoit l’Europe avant le renouvellement des sciences ; état pire que l’ignorance par le faux savoir ou le jargon qui étoit en regne.

L’Auteur de cette observation semble me faire dire que le faux savoir, ou le jargon scholastique soit préférable à la science ; & c’est moi-même qui ai dit qu’il étoit pire que l’ignorance ; mais qu’entend-il par ce mot de situation ? l’applique-t-il aux lumieres ou aux mœurs, ou s’il confond ces choses que j’ai tant pris de peine à distinguer ? Au reste, comme c’est ici le fond de la question, j’avoue qu’il est très-adroit à moi de n’avoir fait que sembler prendre parti là-dessus.

Ils ajoutent que l’Auteur préféré la rusticité à la politesse.

Il est vrai que l’Auteur préféré la rusticité à l’orgueilleuse & fausse politesse de notre siecle, & il en a dit la raison. Et qu’il fait main basse sur tous les savans & les Artistes. Soit puisqu’ on le veut ainsi, je consens de supprimer toutes les distinctions que j’y avois mises.

Il auroit dû, disent-ils encore, marquer le point d’où il part, pour désigner l’époque de la décadence : j’ai fait plus ; j’ai rendu ma proposition générale : j’ai assigné ce premier degré de la décadence des mœurs au premier moment de la culture des lettres dans tous les pays du monde, & j’ai trouvé le progrès de ces deux choses toujours en proportion. Et en remontant à cette premiere époque, faire comparaison des mœurs de ce tems-là avec les nôtres. C’est ce que j’aurois fait encore plus au long dans un volume in-4. Sans cela nous ne voyons point jusqu’où il faudroit remonter, à moins que ce ne soit au tems, des Apôtres. Je ne vois pas, moi, l’inconvénient qu’il y auroit à cela, si le fait étoit vrai ; mais je demande justice au Censeur : voudroit-il que j’eusse dit que le tems de la plus profonde ignorance étoit celui des Apôtres ?

Ils disent de plus, par rapport au luxe, qu’en bonne politique on fait qu’il doit être interdit dans les petits Etats, mais que le cas d’un royaume tel que la France, par exemple, est tout différent, les raisons en sont connues.

N’ai-je pas ici encore quelque sujet de me plaindre ? ces raisons sont celles auxquelles j’ai tâché de répondre. Bien on mal, j’ai répondu. Or on ne sauroit gueres donner à un Auteur une plus mande marque de mépris qu’en ne lui répliquant que par les mêmes argumens qu’il a réfutés. Mais faut-il leur indiquer la difficulté qu’ils ont à résoudre ? la voici : Que deviendra la vertu quand il faudra s’enrichir à quelque prix que ce fois ? Voir, ce que je leur ai demandé, & ce que je leur demande encore.

Quant aux deux observations suivantes, dont la premiere commence par ces mots ; enfin voici ce qu’on objecte, &c. & l’autre par ceux-ci ; mais ce qui touche de plus pris, &c. je supplie le Lecteur de m’épargner la peine de les transcrire. L’Académie m’avoit demande si le rétablissement des sciences & des arts avoit contribue à épurer les mœurs. Telle étoit la question que j’avois à résoudre : cependant voici qu’on me fait un crime de n’en avoir pas résolu une autre. Certainement cette critique est tout au moins fort singuliere. Cependant j’ai presque à demander pardon au Lecteur de l’avoir prévue, car c’est ce qu’il pourroit croire en lisant les cinq ou six dernieres pages de mon Discours.

Au reste, si mes Censeurs s’obstinent à désirer encore des conclusions pratiques, je leur en promets de très-clairement énoncées dans ma premiere réponse.

Sur l’inutilité des loix somptuaires pour déraciner le luxe une fois établi, on dit que l’Auteur n’ignore pas ce qu’il y a à dire là-dessus. Vraiment non, je n’ignore pas que quand un homme est mort, il ne faut point appeller de Médecin.

On ne sauroit mettre dans un trop grand jour des vérités qui heurtent autant de front le goût général, & il importe d’oter toute prise à la chicane. Je ne suis pas tout-à-fait de cet avis, & je crois qu’il faut laisser des osselets aux enfans.

Il est aussi bien des Lecteurs qui les goûteront mieux dans un style tout uni, que sous cet habit de cérémonie qu’exigent les Discours Académiques. Je suis fort du goût de ces Lecteurs-là. Voici donc un point dans lequel je puis me conformer au sentiment de mes Censeurs, comme je fais dès aujourd’hui.

J’ignore quel est l’adversaire dont on me menace dans le post scriptum ; tel qu’il puisse être, je ne saurois me résoudre à répondre à un ouvrage, avant que de l’avoir lu, ni à me tenir pour battu, avant que d’avoir été attaqué.

Au surplus, soit que je réponde aux critiques qui me sont annoncées, soit que je me contente de publier l’ouvrage augmenté qu’on me demande, j’avertis mes Censeurs qu’ils pourroient bien. n’y pas trouver les modifications qu’ils esperent ; je prévois que quand il sera question de me défendre, je suivrai sans scrupule toutes les conséquences de mes principes.

Je sais d’avance avec quels grands mots on m’attaquera, Lumieres, connoissances, loix, morale, raison, bienséance, égards, douceur, aménité, politesse, éducation, &c. à tout cela je ne répondrai que, par deux autres mots, qui sonnent encore plus sort à mon oreille. Vertu, vérité ! m’écrierai-je sans cesse, vérité, vertu ! Si quelqu’un n’apperçoit-là que des mots, je n’ai plus rien à lui dire. LETTRE DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU,

[à Canon Joseph Gautier]

Sur le réfutation de son Discours, Par M. Gautier, Professeur de Mathématiques & d’Histoire, & Membre de l’Académie Royale des Belles-Lettres de Nancy.

Je vous renvoie, Monsieur, le Mercure d’Octobre que vous avez eu la bonté de me prêter. J’y ai lu avec beaucoup de plaisir la réfutation que M. Gautier a pris la peine de faire de mon Discours ; *

[* Cette réfutation de M. Gautier sera imprimée dans le premier volume du supplément] mais je ne crois pas être, comme vous le prétendez, dans la nécessité d’y répondre ; & voici mes objections.

1. Je ne puis me persuader que pour avoir raison, on soit indispensablement oblige de parler le dernier.

2. Plus le relis la réfutation, & plus je suis convaincu que je n’ai pas besoin de donner à M. Gautier d’autre replique que le Discours même auquel il a répandu. Lisez, je vous prie, dans l’un & l’autre écrit les articles du luxe, de la guerre, des Académies, de l’éducation ; lisez la Prosopopée de Louis le-Grand & celle de Fabricius ; enfin, lisez la conclusion de M. Gautier & la même, & vous comprendrez cc que je veux dire.

3. Je pense en tout si différemment de M. Gautier, que s’il me faloit relever tons les endroits ou nous ne sommes pas de même avis, je serois oblige de le combattre, même dans les choses que j’aurois dites comme lui, & cela me donneroit un air contrariant que je voudrois bien pouvoir éviter. Par exemple, en parlant de la politesse, il fait entendre très-clairement que pour devenir homme de bien, il est bon de commencer par être hypocrite, & que la fausseté est un chemin sur pour arriver à la vertu. Il dit encore que les vices ornes par la politesse ne sont pas contagieux, comme ils le seroient, s’ils se presentoient de front avec rusticité ; que l’art de pénétrer les hommes a fait le même progrès celui de se déguiser ; qu’on est convaincu qu’il ne faut pas compter sur eux, à moins qu’on ne leur plaise ou qu’on ne leur soit utile ; qu’on fait évaluer les offres spécieuses de la politesse ; c’est-à-dire, sans doute, que quand deux hommes se sont des complimens, & que l’un dit à l’autre dans le fond de son cœur ; je vous traite comme un sot, & je me moque de vous, l’autre lui répond dans le fond du sien ; je sais que vous mentez imprudemment, mais je vous le rends de mon mieux. Si j’avois voulu employer la plus amere ironie, j’en aurois pu dire à-peu-près autant.

4. On voit a chaque page de la réfutation, que l’Auteur n’entend point ou ne veut point entendre l’ouvrage qu’il réfute, ce qui lui est assurément fort commode ; parce que répondant sans cesse à sa pensée, & jamais à la mienne, il a la plus belle occasion du monde de dire tout ce qu’il lui plaît. D’un autre cote, si ma replique en devient plus difficile, elle en devient aussi moins nécessaire : car on n’a jamais oui dire qu’un Peintre qui expose en public un tableau soit oblige de visiter les yeux des spectateurs, & de fournir des lunettes à tous ceux qui en ont besoin.

D’ailleurs, il n’est pas bien sur que je me fisse entendre même en répliquant ; par exemple, je sais, dirois-je M. Gautier, que nos soldats ne sont point des Réaumurs & des Fontenelles, & c’est tant pis pour eux, pour nous, & sur-tout pour les ennemis. Je sais qu’ils savent rien, qu’ils sont brutaux & grossiers, & toutefois j’ai dit, & je dis encore, qu’ils sont énerves par les Sciences qu’ils méprisent, & par les beaux Arts qu’ils ignorent. C’est un des inconvéniens de la culture des Lettres, que pour quelques hommes qu’elles éclairent, elles corrompent à pure pere toute une nation. Or vous voyez biens, Monsieur, que ceci ne seroit qu’un autre paradoxe inexplicable pour M. Gautier ; pour ce M. Gautier qui me demande fièrement ce que les troupes ont de commun avec les Académies ; si les soldats en auront plus de bravoure pour être mal vêtus & mal nourris ; ce que je veux dire en avançant qu’a force d’honorer les talens on néglige les vertus ; & d’autres questions semblables, qui toutes montrent qu’il est impossible d’y répondre intelligiblement au gré de celui qui les fait. Je crois que vous conviendrez que ce n’est pas la peine de m’expliquer une seconde fois pour n’être pas mieux entendu que la premiere. 5. Si je voulois répondre à la premiere partie de la réfutation, ce seroit le moyen de n jamais finir. M. Gautier juge à propos de me prescrire les Auteurs que je puis citer, & ceux qu’il faut que je rejette. Son choix est tout-à-fait naturel ; il récuse l’autorité de ceux qui déposent pour moi, & vent que je m’en rapporte à ceux qu’il croit m’être contraires. En vain voudrois-je lui faire entendre qu’un seul témoignage en ma faveur est décisif, tandis que cent témoignages ne prouvent rien contre mon sentiment, parce que les témoins sont parties dans le procès ; en vain le prierois-je de distinguer dans les exemples qu’il allègue ; en vain lui représenterois-je qu’être barbare ou criminel sont deux choses tout-à-fait différentes, & que les peuples véritablement corrompus sont moins ceux qui ont de mauvaises Loix, que ceux qui méprisent les Loix ; sa replique est aisée à prévoir. Le moyen qu’on puisse ajouter foi à des Ecrivains scandaleux, qui osent louer des barbares qui ne savent ni lire ni écrire ! Le moyen qu’on puisse jamais supposer de la pudeur à des gens qui vont tout nuds, & de la vertu à ceux qui mangent de la chair crue ? II faudra donc disputer. Voilà donc Herodote, Strabon, Pomponius-Mela aux prises avec Xenophon, Justin, Quinte-Curce, Tacite ; nous voilà dans les recherches de Critiques, dans les Antiquités, dans l’érudition. Les Brochures se transforment en Volumes, les Livres se multiplient, & la question s’oublie : c’est le sort des disputes de Littérature, qu’après des in-folios d’éclaircissemens, on finit toujours par ne savoir plus ou l’on en est : ce n’est pas la peine de commencer.

Si je voulois répliquer à la seconde Partie, cela seroit bien tôt fait ; mais je n’apprendrois rien à personne. M. Gautier se contente, pour m’y réfuter, de dire oui par-tout ou j’ai dit non ; & non par-tout ou j’ai dit oui ; je n’ai donc qu’a dire encore non par-tout ou j’avois dit non, oui par-tout ou j’avois dit oui, & supprimer les preuves, j’aurai très-exactement répondu. En suivant la méthode de M. Gautier, je ne puis donc répondre aux deux Parties de la réfutation sans en dire trop & peu ; or je voudrois bien ne faire ni l’un ni l’autre.

6. Je pourrois suivre une autre méthode, & examiner séparément les raisonnemens de M. Gautier, & le style de la réfutation.

Si j’examinois ses raisonnemens, il me seroit aise de montrer qu’ils portent tous à faux, que l’Auteur n’a point saisi l’etat de la question, & qu’il ne m’a point entendu.

Par exemple, M. Gautier prend la peine de m’apprendre qu’il y a des peuples vicieux qui ne sont pas savans, & je m’étois déjà bien doute que les Kalmouques, les Bedouins, les Caffres n’etoient pas des prodiges de vertu ni d’érudition. Si M. Gautier avoit donne les mêmes soins à me montrer quelque Peuple savant qui ne fut pas vicieux, il rn’auroit surpris davantage. Par-tout il me fait raisonner comme si j’avois dit que la Science est la seule source de corruption parmi les hommes ; s’il a cru cela de bonne-foi, j’admire la bonté qu’il a de me répondre.

Il dit quo le commerce du monde suffit pour politesse dont se pique un galant homme ; d’ou il conclut qu’on n’est pas fonde à en faire honneur aux Sciences : mais à quoi donc nous permettra-t-il d’en faire honneur ? Depuis que les hommes vivent en société, il y a eu des Peuples polis, & d’autres qui ne l’etoient pas. M. Gautier a oublie de nous rendre raison de cette différence.

M. Gautier est par-tout en admiration de la pureté de nos mœurs actuelles. Cette bonne opinion qu’il en a, fait assurément beaucoup d’honneur aux siennes ; mais elle n’annonce pas une grande expérience. On diroit au ton dont il en parle qu’il a étudie les hommes comme les Péripatéticiens étudioient la Physique, sans sortir de son cabinet. Quant à moi, j’ai ferré mes Livres ; & après avoir écouté parler, les hommes, je les ai regardé agir. Ce n’est pas une merveille qu’ayant suivi des méthodes si différentes, nous nous rencontrions si peu dans nos jugemens : Je vois qu’on ne sauroit employer un langage plus honnête que celui de notre siecle ; & voilà ce qui frappe M. Gautier : mais je vois aussi qu’on ne sauroit avoir des mœurs plus corrompues, & voilà ce qui me scandalise. Pensons-nous donc être devenus gens de bien, parce qu’à force de donner des noms décens à nos vices, nous avons, appris à n’en plus rougir ?

Il dit encore que quand même on pourroit prouver par, des faits que la dissolution des mœurs à toujours regne avec le sciences, il ne s’ensuivroit pas que le fort de la probité dépende de leur progrès. Après avoir employé la premiere Partie de mon Discours à prouver que ces choses avoient toujours, marche ensemble, j’ai destine la seconde à montrer qu’en effet l’une tenoit à l’autre. À qui donc puis-je imaginer que M. Gautier veut répondre ici ?

Il me paroit sur-tout très-scandalise de la maniere dont j’ai parle de l’éducation des Colleges. Il m’apprend qu’on y enseigne aux jeunes gens je ne sais combien de belles choses qui peuvent être d’une bonne ressource pour leur amusement quand ils seront grands, mais dont j’avoue que je ne vois point le rapport avec les devoirs des Citoyens, dont il faut commencer par les instruire. " Nous nous enquérons volontiers fait-il du Grec & du Latin ? Ecrit-il en vers ou en prose ? Mais s’il est devenu meilleur ou plus avise, c’etoit le principal ; & c’est ce qui demeure derrière. Criez d’un Passant à notre Peuple, ô le savant homme ! & d’un autre, ô le bon-homme ! II ne faudra pas à détourner ses yeux & son respect vers le premier. Il y faudroit un tiers Crieur. Ô les lourdes têtes !"

J’ai dit que la Nature a voulu nous préserver de la Science comme une mere arrache une arme dangereuse des mains de son enfant, & aux la peine que nous trouvons à nous instruire n’est pas le moindre de ses bienfaits. M. Gautier aimeroit autant que j’eusse dit : Peuples, fâchez donc une fois que la Nature ne veut pas que vous vous nourrissiez des productions de la terre ; la peine qu’elle a attachée à sa culture est un avertissemen pour vous de la laisser en friche. M. Gautier n’a pas songe, qu’avec un peu de travail, on est sur de faire du pain ; mais qu’avec beaucoup d’étude il est très-douteux qu’on parvienne à faire un homme raisonnable. Il n’a pas songe encore que ceci n’est précieusement qu’une observation de plus en ma faveur ; car pourquoi la Nature nous a-t-elle impose des travaux nécessaires, si ce n’est pour nous détourner des occupations oiseuses ? Mais au mépris qu’il montre pour l’agriculture,. on voit aisément que s’il ne tenoit qu’a lui, tous les Laboureurs déserteroient bientôt les Campagnes, pour aller argumenter dans les Ecoles ; occupation selon M. Gautier, & je cross, selon bien des Professeurs, fort importante pour le bonheur de l’Etat.

En raisonnant sur un passage de Platon, j’avois présume que peut-être les anciens Egyptiens ne faisoient-ils pas des Sciences tout le cas qu’on auroit pu croire. L’Auteur de la réfutation me demande comment on peut faire accorder cette opinion avec l’inscription qu’Osymandias avoit mise à sa Bibliothèque. Cette difficulté eut pu être bonne du vivant de ce Prince. À présent qu’il est mort, je demande à mon tour ou est la nécessité de faire accorder le sentiment du Roi Osymandias avec celui des Sages d’Egypte. S’il eut compte, & sur-tout pèse les voix, qui me répondra que le mot de poisons n’eut pas été substitue, celui de remedes ? Mais passons cette fastueuse Inscription : Ces remèdes sont excellens, j’en conviens, & je l’ai déjà répété bien des fois ; mais est-ce une raison pour les administrer inconsidérément, & sans égard aux tempéramens des malades ? Tel aliment est très-bon en foi, qui dans un estomac infirme ne produit qu’indigestions & mauvaises humeurs. Que diroit-on d’un Médecin, qui après avoir fait l’éloge de quelques viandes succulentes, concluroit que tous les malades s’en doivent rassasier ?

J’ai fait voir que les Sciences & les Arts énervent le courage. M. Gautier appelle cela une façon singuliere de raisonner, & il ne voit point la liaison qui se trouve entre le courage & la vertu. Ce n’est pourtant pas, ce me semble, une chose difficile à comprendre. Celui qui s’est une fois accoutume à préféré sa vie à son devoir, ne tardera gueres a lui préférer encore les choses qui rendent la vie facile agréable.

J’ai dit que la Science convient à quelques grands génies ; mais qu’elle est toujours nuisible aux Peuples qui la cultivent. M. Gautier dit que Socrate & Caton, qui blâmoient les Sciences, etoient pourtant eux-mêmes de fort savans Hommes ; & il appelle cela m’avoir réfuté.

J’ai dit que Socrate etoit le plus savant des Athéniens c’est de-la que je tire l’au thorite de son témoignage : tout cela n empêche point M. Gautier de m’apprendre que Socrate, etoit savant.

II me blâme d’avoir avance que Caton meprisoit les Philosophes Grecs ; & il se fonde sur ce que Carnéade se faisoit un jeu d’établir & de renverser les mêmes propositions ; ce qui prévint mal-à-propos Caton contre la Littérature des Grecs. M. Gautier devroit bien nous dire quel etoit le pays & le métier de ce Carnéade.

Sans doute que Carnéade est le seul Philosophe ou le seul savant qui se soit pique de soutenir le pour & le contre, autrement tout ce que dit ici M. Gautier ne signifieroit rien du tout. Je m’en rapporte sur point à son érudition.

Si la réfutation n’est pas abondante en bons raisonnemens ; en revanche elle l’est fort en belles déclamations. L’Auteur substitue par-tout les ornemens de l’art à la solidité des preuves qu’il promettoit en commençant ; & c’est en prodigant la pompe oratoire dans une réfutation, qu’il me reproche à moi de l’avoir employée dans un Discours Académique.

À quoi tendent donc, dit M. Gautier, les éloquentes déclamations de M. Rousseau ? À abolir, s’il etoit possible, les vaines déclamations des Colleges. Qui ne seroit pas indigne de l’entendre assurer que nous avons les apparences de toutes les vertus sans en avoir aucune. J’avoue qu’il y a un peu de flatterie à dire que nous en avons les apparences ; mais M. Gautier auroit du mieux que personne me pardonner celle-là. Eh ! pourquoi n’a-t-on plus de vertu ? c’est qu’on cultive les Belles-Lettres, les Sciences & les Arts. Pour cela précieusement. Si l’on etoit impolis, rustiques, ignorans, Goths, Huns, ou Vandales, on seroit digne des éloges de M. Rousseau. Pourquoi non ? Y a-t-il quelqu’un de ces noms-là qui donne l’exclusion à la vertu ? Ne se lassera-t-on point d’invectiver les hommes ? Ne se lasseront-ils point d’être mechans ? Croira-t-on toujours les rendre plus vertueux, en leur disant qu’ils n’ont point de vertu ? Croira-t-on les rendre meilleurs, en leur persuadant qu’ils sont assez bons ? Sous prétexte d’épurer les mœurs, est-il permis d’en renverser les appuis ? Sous prétexte d’éclairer les esprits, faudra-t-il pervertir les ames ? Ô doux nœuds de la société ! charme des vrais Philosophes, aimables vertus ; c’est par vos propres attraits que vous régnez dans les cœurs ; vous ne devez votre empire ni à l’âpreté stoÏque, ni à des clameurs barbares, ni aux conseils orgueilleuse rusticité.

Je remarquerai d’abord une chose assez plaisante ; c’est que de toutes. les Sectes des anciens Philosophes que j’ai attaquées comme inutiles à la vertu, les StoÏciens sont les seuls que M. Gautier m’abandonne & qu’il semble même vouloir mettre de mon cote. Il a raison ; je n’en serai gueres plus fier.

Mais voyons un peu si je pourrois rendre exactement en d’autres termes le sens de cette exclamation : Ô aimables vertus ! c’est par vos propres attraits que vous régnez dans les ames. Vous n’avez pas besoin de tout ce grand appareil d’ignorance & de rusticité. Vous savez aller au cœur par des routes plus simples & plus naturelles.Il suffit de savoir la Rhétorique, la Logique, la Physique, la Métaphysique & les Mathématiques, pour acquérir le droit de vous posséder.

Autre exemple du style de M. Gautier.

Vous savez que les Sciences dont on occupe les jeunes Philosophes dans les Universités, sont la Logique, la Métaphysique, la Morale, la Physique, les Mathématiques élémentaires. Si je l’ai sçu, je l’avois oublie, comme nous faisons tous en devenant raisonnables. Ce sont donc la, selon vous, de stériles spéculations ! stériles selon l’opinion commune ; mais, selon moi, très-fertiles en mauvaises choses. Les Universités vous ont une grande obligation de leur avoir appris que la vérité de ces sciences s’est retirée au fond d’un puits. Je ne crois pas avoir appris cela à personne. Cette sentence n’est point de mon invention ; elle est aussi ancienne que la Philosophe. Au reste, je fais que les Universités ne me doivent aucune reconnoissance ; & je n’ignorois pas, en prenant la plume, que je ne pouvois à la fois faire ma cour aux hommes, & rendre hommage à la vérité. Les grands Philosophes qui les possèdent dans un degré éminent sont sans doute bien surpris d’apprendre qu’ils ne savent rien. Je crois qu’en effet ces grands Philosophes qui possèdent toutes ces grandes sciences dans un degré éminent, seroient très-surpris d’apprendre qu’ils ne savent rien. Mais je serois bien plus surpris moi-même, si ces hommes qui savent tant de choses, savoient jamais celle-là.

Je remarque que M. Gautier, qui me traite par-tout avec la plus grande politesse, n’épargne aucune occasion de me susciter des ennemis ; il étend ses soins à cet égard depuis les Régens de College jusqu’a la souveraine puissance. M.. Gautier fait fort bien de justifier les usages du monde ; on voit qu’ils ne lui sont point etrangers. Mais revenons à la réfutation.

Toutes ces manieres d’écrire & de raisonner, qui ne vont point à un homme d’autant d’esprit que M. Gautier me paroit en avoir m’ont fait faire une conjecture que vous trouverez hardie, & que je crois raisonnable. Il m’accuse, très-surement sans en rien croire, de n’être point persuade du sentiment que je soutiens. Moi, je le soupçonne, avec plus de fondement d’être en secret de mon avis. Les places qu’il occupe, les circonstances ou il se trouve l’auront mis dans une espece de nécessité de prendre parti contre moi. La bienséance de notre siecle est bonne à bien des choses ; il m’aura donc réfute pa bienséance ; mais il aura pris toutes fortes de précautions, & employé tout l’art possible pour le faire de maniere à ne persuader personne.

C’est dans cette vue qu’il commence par déclarer très-mal-à-propos que la cause qu’il défend intéresse le bonheur de l’assemble devant laquelle il parle, & la gloire du grand Prince sous les loix duquel il a la douceur ale vivre. C’est précieusement comme s’il disoit ; vous ne pouvez, Messieurs, sans ingratitude envers votre respectable Protecteur, vous dispenser de me donner raison ; & de plus y c’est votre propre cause que je plaide aujourd’hui devant vous ; ainsi de quelque cote que vous envisagiez mes preuves, j’ai droit de compter que vous ne vous rendrez pas difficiles sur leur solitude. Je dis que tout homme qui parle ainsi à plus d’attention à fermer la bouche aux gens que d’envie de les convaincre.

Si vous lisez attentivement la réfutation, vous n’y trouvez presque pas une ligne qui ne semble être la pour attendre & indiquer sa réponse. Un seul exemple suffira pour me faire entendre.

Les victoires que les Athéniens remportent sur les Perses & sur les Lacédémoniens mêmes sont voir les Arts peuvent s’associer avec la vertu militaire. Je demande si ce n’est pas-là une adresse pour rappeller ce j’ai dit de la défaite de Xerxes, & pour me faire songer au dénouement de la guerre du Péloponnèse. Leur gouvernement devenu vénal sous Pericles, prend une nouvelle face ; l’amour du plaisir étouffe leur bravoure, les fonctions les plus honorables sont avilies, l’impunité multiplie les mauvais Citoyens, les fonds destines à la guerre sont destines à nourrir la mollesse & l’oisiveté ; toutes ces causes de corruption quel rapport ont-elle aux Sciences ?

Que fait ici M. Gautier, sinon de rappeller toute la seconde Partie de mon Discours ou j’ai montre ce rapport ? Remarquez l’art avec lequel il nous donne pour causes les effets de la corruption, afin d’engager tout homme de bon sens à remonter de lui-même à la premiere cause de ces causes prétendues. Remarquez encore comment, pour en laisser faire la réflexion au Lecteur, il feint d’ignorer ce qu’on ne peut supposer qu’il ignore en effet, & ce que tous les Historiens disent unanimement, que la dépravation des mœurs & du gouvernement des Atheniens furent l’ouvrage des Orateurs. Il est donc certain que m’attaquer de cette maniere, c’est bien clairement m’indiquer les réponses que je dois faire.

Ceci n’est pourtant qu’une conjecture que je ne pretends point garantir. M. Gautier n’approuveroit peut-être pas que je voulusse justifier son savoir aux dépens de sa bonne-foi : mais si en effet il a parle sincèrement en réfutant mon Discours ; comment M. Gautier, Professeur en Histoire, Professeur en Mathématique, Membre de l’Académie de Nancy, ne s’est-il pas un peu défie de tous les titres qu’il porte ?

Je ne répliquerai donc pas à M. Gautier, c’est un point résolu. Je ne pourrois jamais répondre sérieusement, & suivre la réfutation pied à pied ; vous en voyez la raison ; & ce seroit mal reconnoître les éloges dont M. Gautier m’honore, que d’employer le ridiculum acri, l’ironie & l’amere plaisanterie. Je crains bien déjà qu’il n’ait que trop à se plaindre du ton de cette Lettre : au moins n’ignoroit-il pas en écrivant sa réfutation, qu’il attaquoit un homme qui ne fait pas assez de cas de la politesse pour vouloir apprendre d’elle a déguiser son sentiment.

Au reste, je suis prêt a rendre à M. Gautier toute la justice qui lui est due. Son Ouvrage me paroit celui d’un homme d’esprit qui a bien des connoissances. D’autres y trouveront peut-être de la philosophie ; quant à moi j’y trouve beaucoup d’érudition

Je suis de tout mon cœur, Monsieur, &c, P. S. Je viens de lire dans la Gazette d’Utrecht du 22 Octobre, une pompeuse exposition de l’ouvrage de M. Gautier, & cette exposition semble faire exprès pour confirmer mes soupçons. Un Auteur qui a quelque confiance en son Ouvrage laisse aux autres le soin d’en faire l’éloge, & se borne a en faire un bon Extrait. Celui de la réfutation est tourne avec tant d’adresse, que, quoiqu’il tombe uniquement sur des bagatelles que je n’avois employées que pour servir de transitions, il n’y en a pas une seule sur laquelle un Lecteur judicieux puisse être de l’avis de M. Gautier.

Il n’est pas vrai, selon lui, que ce soit des hommes que l’Histoire tire son principal intérêt.

Je pourrois lasser les preuves de raisonnement ; & pour mettre M. Gautier sur son terrein, je lui citerois des autorités.

Heureux les Peuples dont les Rois ont fait peu de bruit dans l’Histoire.

Si jamais les hommes deviennent sages, leur histoire n’amusera gueres.

M. Gautier dit avec raison qu’une société, fut-elle toute composée d’hommes justes, ne sauroit sans Loix ; & il conclut de-la qu’il n’est pas vrai que, sans les injustices des hommes, la Jurisprudence seroit inutile. Un si savant Auteur confondroit-il la Jurisprudence & les Loix ?

Je pourrois encore laisser les preuves de raisonnement ; & pour mettre M. Gautier sur son terrein, je lui citerois des faits.

Les Lacédémoniens n’avoient ni Jurisconsultes ni Avocats ; leurs Loix n’etoient pas même écrites : cependant ils avoient des Loix. Je m’en rapporte à l’érudition de M. Gautier, pour savoir si les Loix etoient plus mal observées à Lacédémone, que dans les Pays ou fourmillent les Gens de Loi.

Je ne m’arrêterai point à toutes les minuties qui servent de texte à M. Gautier, & qu’il étale dans la Gazette ; mais je finirai par cette observation, que je soumets à votre examen.

Donnons par-tout raison à M. Gautier, & retranchons de mon Discours toutes les choses qu’il attaque, mes preuves n’auront presque rien perdu de leur force. Ôtons de l’écrit de M. Gautier tout ce qui ne touche pas le fond de la question ; il n’y restera rien du tout.

Je conclus toujours qu’il ne faut point répondre à M. Gautier.


À Paris, ce premier Novembre 1751.



RÉPONSE

AU ROI DE POLOGNE

DUC DE LORRAINE,

OU

OBSERVATIONS

DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU,

Sur la Réponse qui a été faite à son Discours.

OBSERVATIONS DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU, DE GENEVE. Sur la Réponse qui été faite à son Discours.

Je devrois plutôt un remercîment qu’une replique à l’Auteur Anonyme,*

[* L’Ouvrage du Roi de Pologne étant d’abord anonyme & non avoue par l’Auteur, m’obligeoit à lui laisser l’incognito qu’il avoit pris ; mais ce Prince, ayant depuis reconnu publiquement ce même Ouvrage, m’a dispense de taire plus long-tems l’honneur qu’il m’a fait.

[L’ouvrage du Roi de Pologne sera imprime dans le premier Volume du supplément, au recueil des Ecrits de M. Rousseau ] qui vient d’honorer mon Discours d’une Réponse. Mais ce que je dois à la reconnoissance ne me sera point oublier ce que je dois à la vérité ; & je n’oublierai pas, non plus, que toutes les fois qu’il est question de raison, les hommes rentrent dans le droit de la Nature, & reprennent leur premiere égalité.

Le Discours auquel j’ai a répliquer est plein de choses très-vraies & très-bien prouvées, auxquelles je ne vois aucune Réponse : car quoique j’y sois qualifie de Docteur, je serois bien faché d’être au nombre de ceux qui savent à tout.

Ma défense n’en sera pas moins facile : Elle se bornera à comparer avec mon sentiment les vérités qu’on m’objecte ; car si je prouve qu’elles ne l’attaquent point, ce sera, je crois ; l’avoir assez bien défendu.

Je puis réduire à deux points principaux, toutes les Propositions établies par mon Adversaire ; l’un renferme l’éloge des Sciences ; l’autre traite de leur abus le les examinerai séparément.

Il semble au ton de la Réponse, qu’on seroit bien aise que j’eusse dit des Sciences beaucoup plus de mal que je n’en ai dit en effet. On y suppose que leur éloge qui se trouve à la tête de mon Discours, a du me coûter beaucoup ; c’est, selon l’Auteur, un aveu arrache à la vérité & que je n’ai pas tarde à rétracter.

Si cet aveu est un éloge arrache par la vérité, il faut donc croire que je pensois des Sciences le bien que j’en ai dit ; le bien que l’Auteur en dit lui-même n’est donc point contraire à mon sentiment. Cet aveu, dit-on, est arrache par force tant mieux pour ma cause ; car cela montre que la vérité est chez moi plus forte que le penchant. Mais sur quoi peut-on juger que cet éloge est force ? Seroit-ce pour être mal fait ? ce seroit. intenter un procès bien terrible à la sincérité des Auteurs, que d’en juger sur ce nouveau principe. Seroit-ce pour être trop court ? Il me semble que j’aurois pu facilement dire moins de choses en plus de pages. C’est, dit-on, que je me suis rétracte ; j’ignore en quel endroit j’ai fait cette faute ; & tout ce que je puis répondre, c’est que ce n’a pas été mon intention.

La Science est très-bonne en soi, cela est évident ; & il faudroit avoir renonce au bon sens, pour dire le contraire. L’Auteur de toutes choses est la source de la vérité ; tout connoître est un de ses divins attributs. C’est donc participer en quelque sorte à la suprême intelligence, que d’acquérir des connoissances & d’étendre ses lumieres. En ce sens j’ai loue le savoir, & c’est en ce sens que le loue mon Adversaire. Il s’étend encore sur les divers genres d’utilité que l’Homme peut retirer des Arts & des Sciences ; & j’en aurois volontiers dit autant, si cela eut été de mon sujet. Ainsi nous sommes parfaitement d’accord en ce point.

Mais comment se peut-il faire, que les Sciences dont la source est si pure & la fin si louable, engendrent tant d’impiétés, tant d’hérésies, tant d’erreurs, tant de systèmes absurdes, tant de contrariétés, tant d’inepties,tant de Satires ameres, tant de misérables Romans, tant de Vers licencieux, tant de Livres obscènes ; & dans ceux qui les cultivent, tant d’orgueil, tant d’avarice, tant de malignité, tant de cabales, tant de jalousies, tant de mensonges, tant de noirceurs, tant de calomnies, tant de lâches & honteuses flatteries ? Je disois que c’est parce que la Science toute belle, toute sublime qu’elle est, n’est point faite pour l’homme ; qu’il a l’esprit trop borne pour y faire de grands progrès, & trop de passions dans le cœur pour n’en pas faire un mauvais usage ; que c’est assez pour lui de bien étudier ses devoirs, & que chacun a reçu toutes les lumieres dont il a besoin pour cette étude. Mon Adversaire avoue de son cote que les Sciences deviennent nuisibles quand on en abuse, & que plusieurs en abusent en effet. En cela, nous ne disons pas, je crois, des choses fort différentes ; j’ajoute, il est vrai, qu’on en abuse beaucoup, & qu’on en abuse toujours, & il ne me semble pas que dans la Réponse on ait soutenu le contraire. Je peux donc assurer que nos principes, & par conséquent, toutes les propositions qu’on en peut déduire n’ont rien d’oppose, & c’est ce que j’avois à prouver. Cependant, quand nous venons à conclure, nos deux conclusions se trouvent contraires. La mienne etoit que, puisque les Sciences sont plus de mal aux mœurs que de bien à la société, il eut été à désirer que les hommes s’y fussent livres avec moins d’ardeur. Celle de mon Adversaire est que, quoique les Sciences fassent beaucoup de mal, il ne faut pas lasser de les cultiver à cause du bien qu’elles font. Je m’en rapporte, non au Public, mais au petit nombre des vrais Philosophes, sur celle qu’il faut préférer de ces deux conclusions.

Il me reste de légères Observations à faire, quelques endroits de cette Réponse, qui m’ont paru manquer un peu de la justesse que j’admire volontiers dans les autres, & qui ont pu contribuer par-la à l’erreur de la conséquence que l’Auteur en tire.

L’ouvrage commence par quelques personnalités que je ne relèverai qu’autant qu’elles seront à la question. L’Auteur m’honore de plusieurs éloges, & c’est assurément m’ouvrir une belle carrière. Mais il y a trop peu de proportion entre ces choses : un silence respectueux sur les objets de notre admiration, est souvent plus convenable, que des louanges indiscrètes. *

[*Tous les Princes, bons & mauvais, seront toujours bassement & indifféremment loues, tant qu’il y aura des Courtisans & des Gens de Lettres. Quant aux Princes qui sont de grands Hommes, il leur faut des éloges plus modernes & mieux choisis. La flatterie offense leur vertu, & la louange même peut faire tort à leur gloire. Je fais bien, du moins, que Trajan seroit beaucoup plus grand à mes yeux, si Pline n’eut jamais écrit. Si Alexandre eut été en effet ce qu’il affectoit de paroître, il n’eut point songe à son portrait ni à sa statue ; mais pour son Panégyrique, il n’eut permis qu’a un Lacédémonien de le faire, au risque de n’en point avoir. Le seul éloge digne d’un Roi, est celui qui se fait entendre, non par la bouche mercenaire d’un Orateur, mais par la voix d’un Peuple libre. Pour que je prisse plaisir à vos louanges, disoit l’Empereur Julien à des Courtisans qui vantoient sa justice, il faudroit que vous osassiez dire le contraire, s’ils etoit vrai.] Mon discours, dit-on, a de quoi surprendre ;*

[*C’est de la question même qu’on pourroit être surpris : grande & belle question s’il en fut jamais, & qui pourra bien n’être pas si-tôt renouvelée. L’Académie Françoise vient de proposer pour le prix d’éloquence de l’année 1752, un sujet fort semblable à celui-là. Il s’agit de soutenir que l’Amour des Lettres inspire l’amour de la la vertu. L’Académie n’a pas juge à de laisser un tel sujet en problème ; & cette sage Compagnie a double dans cette occasion le tems qu’elle accordoit ci-devant aux Auteurs, même pour les sujets les plus difficiles.] il me semble que ceci demanderoit quelque éclaircissement. On est encore surpris de le voir couronne ; ce n’est pourtant pas un prodige de voir couronner de médiocres ecrits. Dans tout autre sens cette surprise seroit aussi honorable à l’Académie de Dijon, qu’injurieuse à l’intégrité des Académies en général ; & il est aise de sentir combien j’en serois le profit de ma cause.

On me taxe par des phrases fort agréablement arrangées de contradiction entre ma conduite & ma doctrine ; on me reproche d’avoir cultive moi-même les études que je condamne ;*

[* Je ne saurois me justifier, comme bien d’autres, sur ce que notre éducation ne dépend point de nous, & qu’on ne nous consulte pas pour nous empoisonner : c’est de très-bon gré que je me suis jette dans l’étude ; & c’est de meilleur cœur encore que je l’ai abandonnée, en m’appercevant du trouble qu’elle jettoit dans mon ame sans aucun profit pour ma raison. Je ne veux plus d’un métier trompeur, ou l’on croit beaucoup faire pour la sagesse, en faisant tout pour la vanité.] puisque la Science & la Vertu sont incompatibles, comme on prétend que je m’efforce de le prouver, on me demande d’un ton assez pressant comment j’ose employer l’une en me déclarant pour l’autre.

Il y a beaucoup d’adresse à m’impliquer ainsi moi-même dans la question ; cette personnalité ne peut manquer de jetter de l’embarras dans ma Réponse, ou plutôt dans mes Réponses ; car malheureusement j’en ai plus d’une à faire. Tachons du moins que la justesse y supplée à l’agrément.

1. Que la culture des Sciences corrompe les.mœurs d’une nation, c’est ce que j’ai ose soutenir, c’est ce que j’ose croire avoir prouve. Mais comment aurois-je pu dire que dans chaque Homme en particulier la Science & la Vertu sont incompatibles, moi qui ai exhorte les Princes à appeller les vrais Savans à leur Cour, & à leur donner leur confiance, afin qu’on voye une fois ce que peuvent la Science & la Vertu réunies pour le bonheur du genre-humain ? Ces vrais Savans sont en péril nombre, je l’avoue ; car pour bien user de la Science, il faut réunir de grands talens & de grandes Vertus ; or c’est ce qu’on peut espérer de quelques ames privilégiées, mais qu’on ne doit point attendre de tout un peuple. On ne sauroit donc conclure de mes principes qu’un homme ne puisse être savant & vertueux tout à la fois.

2. On pourroit encore moins me presser personnellement par cette prétendue contradiction, quand même elle existeroit réellement. J’adore la Vertu, mon cœur me rend ce témoignage ; il me dit trop aussi, combien il y a loin de cet amour à la pratique qui fait l’homme vertueux ; d’ailleurs, je suis fort éloigner d’avoir de la Science, & plus encore d’en affecter. J’aurois cru que l’aveu ingénu que j’ai fait au commencement de mon discours me garantiroit de cette imputation, je craignois bien plutôt qu’on ne m’accusât de juger des choses que je ne connoissois pas. On sent assez combien il m’etoit impossible d’éviter à la fois ces deux reproches. Que sais-je même, si l’on n’en viendroit point à les réunir, si je ne me hâtois de passer condamnation sur celui-ci, quelque peu mérite qu’il puisse être ?

3. Je pourrois rapporter à ce sujet, ce que disoient les Peres de l’Eglise des Sciences mondaines qu’ils meprisoient, & dont pourtant ils se servoient pour combattre les Philosophes PaÏens. Je pourrois citer la comparaison qu’ils en faisoient avec les vases des Egyptiens voles par les Israélites : mais je me contenterai pour derniere Réponse, de proposer cette question : si quelqu’un venoit pour me tuer & que j’eusse le bonheur de me saisir de son arme, me seroit-il défendu, avant que de la jetter, de m’en servir pour le chasser de chez moi ?

Si la contradiction qu’on me reproche n’existe pas, il n’est donc pas nécessaire de supposer que je n’ai voulu que m’égayer sur un frivole paradoxe ; & cela me paroit d’autant moins nécessaire, que le ton que j’ai pris, quelque mauvais qu’il puisse être, n’est pas du moins celui qu’on emploie dans les jeux d’esprit.

Il est tems de finir sur ce qui me regarde : on ne gagne jamais rien à parler de soi ; & c’est une indiscrétion que le Public pardonne difficilement, même quand on y est force. La vérité est si indépendante de ceux qui l’attaquent & de ceux qui la défendent, que les Auteurs qui en disputent devroient bien s’oublier réciproquement ; cela épargneroit beau. coup de papier & d’encre. Mais cette regle si aisée à pratiquer avec moi, ne l’est point du tout vis-à-vis de mon Adversaire ; & c’est une différence qui n’est pas a l’avantage de ma replique.

L’Auteur observant que j’attaque les Sciences & les Arts, par leurs effets sur les mœurs, emploie pour me répondre le dénombrement des utilités qu’on en retire dans tous les etats ; c’est comme si, pour justifier un accuse, on se contentoit de prouver qu’il se porte fort bien, qu’il a beaucoup d’habileté, ou qu’il est fort riche. Pourvu qu’on m’accorde que les Arts & les Sciences nous rendent malhonnêtes gens, je ne disconviendrai pas qu’ils ne nous soient d’ailleurs très-commodes ; c’est une conformité de plus qu’ils auront avec la plupart des vices.

L’Auteur va plus loin, & prétend encore que l’étude nous est nécessaire pour admirer les beautés de l’Univers, & que le spectacle de la nature, expose, ce semble, aux yeux de tous pour l’instruction des simples, exige lui-même beaucoup d’instruction dans les Observateurs pour en être apperçu. J’avoue que cette proposition me surprend : seroit-ce qu’il est ordonne à tous les hommes d’être Philosophes, ou qu’il n’est ordonne qu’aux seuls Philosophes de croire en Dieu ? L’Ecriture nous exhorte en mille endroits d’adorer la grandeur & la bonté de Dieu dans les merveilles de ses œuvres ; je ne pense pas qu’elle nous ait prescrit nulle part d’étudier la Physique, ni que l’Auteur de la Nature soit moins bien adore par moi qui ne sais rien, que par celui qui connoît & le cèdre, & l’hysope, & la trompe de la mouche, & celle de l’éléphant : Non enim nos Deus ista scire, sed tantummodo uti voluit.

On croit toujours avoir dit ce que sont les Sciences, quand on a dit ce qu’elles devroient faire. Cela me paroit pourtant fort différent : l’étude de, l’Univers devroit élever l’homme à son Créateur, je le sais ; mais elle n’élevé que la vanité humaine. Le Philosophe, qui se flatte de pénétrer dans les secrets de Dieu, ose associer sa prétendue sagesse à la sagesse éternelle : il approuve, il blâme, il corrige, il prescrit des loix à la nature, & des bornes à la divinité : & tandis qu’occupe de ses vains systèmes, il se donne mille peines pour arranger la machine du monde, le Laboureur qui voit la pluie & le soleil tour à tour fertiliser son champ, admire, loue & bénit la main dont il reçoit ces graces, sans se mêler de la maniere dont elles lui parviennent. Il ne cherche point à justifier son ignorance ou ses vices par son incrédulité. Il ne censure point les œuvres de Dieu, & ne s’attaque point à son maître pour faire briller sa suffisance. Jamais le mot impie d’Alphonse X, ne tombera dans l’esprit d’un homme vulgaire : c’est à une bouche savante que ce blasphème etoit réservé. Tandis que la savante Grece etoit pleine d’Athées, Elien remarquoit *

[*Var. Hist. L. 2.c.31.] que jamais Barbare n’avoit mis en doute l’existence de la divinité. Nous pouvons remarquer de même aujourd’hui qu’il n’y a dans toute l’Asie qu’un seul Peuple Lettre, que plus de la moitié de ce Peuple est Athée, & que c’est la seule nation de l’Asie ou l’Athéisme soit connu.

La curiosité naturelle à l’homme, continue-t-on, lui inspire l’envie d’apprendre. Il devroit donc travailler à la contenir, comme tous ses penchans naturels. Ses besoins lui en sont sentir la nécessité. À bien des égards les connoissances sont utiles ; cependant les Sauvages sont des hommes, & ne sentent point cette nécessité-là. Ses emplois lui en imposent l’obligation. Ils lui imposent bien plus souvent celle de renoncer à l’étude pour vaquer à ses devoirs.*

[* C’est une mauvaise marque pour une société, qu’il faille tant de Science dans ceux qui la conduisent, si les hommes etoient ce qu’ils doivent être, ils n’auroient gueres besoin, d’étudier pour apprendre les choses qu’ils ont à faire. Au reste, Ciceron lui-même qui, dit Montagne, "devoit au savoir tout son vaillant ; reprend aucuns de ses amis, d’avoir accoutume de mettre à l’Astrologie, au Droit, à la Dialectique & à la Géométrie plus de à tems que ne méritoient ces Arts, & que cela les divertissoit des devoirs de la vie plus utiles & honestes." Il me semble que dans cette cause commune, les Savans devroient mieux s’entendre entr’eux, & donner au moins des raisons sur lesquelles eux mêmes fussent d’accord.] Ses progrès lui en sont goûter le plaisir. C’est pour c’est même qu’il devroit s’en défier. Ses premieres découvertes augmentent l’avidité qu’il a de savoir. Cela arrive en effet à ceux qui ont du talent. Plus il connoît, plus il sent qu’il a de connoissances à acquérir ; c’est-à-dire, que l’usage de tout le tems qu’il perd, est de l’exciter à en perdre encore davantage : mais il n’y a gueres qu’un petit nombre d’hommes de génie en qui la vue de leur ignorance se développé en apprenant, & c’est pour eux seulement que l’étude peut être bonne : à peine les petits ont-ils appris quelque chose qu’ils croient tout savoir, & il n’y a forte de sottise que cette persuasion ne leur fasse dire & faire. Plus il a de connoissances acquises, plus il a de facilite à bien faire. On voit qu’en parlant ainsi l’Auteur a bien plus consulte son cœur qu’il n’a observe les hommes.

Il avance encore, qu’il est bon de connoître le mal pour apprendre à le fuir ; & il fait qu’on ne peut s’assurer de sa vertu qu’après l’avoir mise à l’épreuve. Ces maximes sont au moins douteuses & sujettes à bien des discussions. Il n’est pas certain que pour apprendre à bien faire, on soit oblige de savoir en combien de manieres on peut faire le mal. Nous avons un guide intérieur, bien plus infaillible que tous les livres, & qui ne nous abandonne jamais dans le besoin. C’en seroit assez pour nous conduire innocemment, si nous voulions l’écouter toujours ; & comment seroit-on oblige d’éprouver ses forces pour s’assurer de sa vertu, si c’est un des exercices de la vertu de fuir les occasions du vice ?

L’homme sage est continuellement fur ses gardes, & se défie toujours de ses propres forces : il réserve tout son courage pour le besoin, & ne s’expose jamais mal-à-propos. Le fanfaron est celui qui se vante sans cesse de plus qu’il ne peut faire, & qui, après avoir brave & insulte tout le monde, se laisse battre à la premiere rencontre. Je demande lequel de ces deux portraits ressemble le mieux à un Philosophe aux prises avec ses passions.

On me reproche d’avoir affecte de prendre chez les Anciens mes exemples de vertu. Il y a bien de l’apparence que j’en aurois trouve encore davantage, si j’avois pu remonter plus haut ; j’ai cite aussi un peuple moderne, & ce l’est pas ma faute, si je n’en ai trouve qu’un. On me reproche encore dans une maxime générale des parallèles odieux, ou. il entre, dit-on, moins de zele & d’équité que d’envie contre mes compatriotes & d’humeur contre mes contemporains. Cependant, personne, peut-être, n’aime autant que moi son pays & ses compatriotes. Au surplus, je n’ai qu’un mot à répondre. J’ai dit mes raisons & ce sont elles qu’il faut peser. Quant à mes intentions, il en faut laisser le jugement celui-là seul auquel il appartient.

Je ne dois point passer ici sous silence une objection considérable qui m’a déjà été faite par un Philosophe :*

[*Pref. de l’Encycl.] N’est-ce point, me dit-on ici, au climat, au tempérament, au manque d’occasion, au défaut d’objet, à l’économie du gouvernement, aux Coutumes, aux Loix, à toute autre cause qu’aux Sciences qu’on doit attribuer cette différence qu’on remarque quelquefois dans les mœurs en différens pays & en différens tems ?

Cette question renferme de grandes vues & demanderoit des eclaircissemens trop étendus pour convenir à cet écrit D’ailleurs, il s’agiroit d’examiner les relations très-cachées, mais très-réelles qui se trouvent entre la nature du gouvernement, & le génie, les mœurs & les connoissances des citoyens ; & ceci me jetteroit dans des discussions délicates, qui me pourroient mener trop loin. De plus, il me seroit bien difficile de parler de gouvernement, sans donner trop beau jeu à mon Adversaire, & tout bien pèse, ce sont des recherches bonnes à faire à Geneve, & dans d’autres circonstances.

Je passe à une accusation bien plus grave que l’objection précédente. Je la transcrirai dans ses propres termes ; car il est important de la mettre fidèlement sous les yeux du Lecteur.

Plus le Chrétien examine l’authenticité de ses Titres, plus il se rassure dans la possession de sa croyance ; plus il étudie la révélation, plus il se sortisie dans la foi : C’est dans les divines Ecritures qu’il en découvre l’origine & l’excellence ; c’est dans les doctes ecrits des Peres de l’Eglise qu’il en en suit de siele en siecle le développement ; c’est dans les Livres de morale & les annales saintes, qu’il en voit les exemples & qu’il s’en fait l’application.

Quoi ! l’ignorance enlèvera à la Religion & à la vertu des appuis si puissans ! & ce sera à elle qu’un Docteur de Geneve enseignera hautement qu’on doit l’irrégularité des mœurs ! On s’étonneroit davantage d’entendre un si étrange paradoxe, si on ne savoit que la singularité d’un système, quelque dangereux qu’il soit, n’est qu’une raison de plus pour qui n’a pour regle que l’esprit particulier.

J’ose le demander à l’Auteur ; comment a-t-il pu jamais donner une pareille interprétation aux principes que j’ai établis ? Comment a-t-il pu m’accuser de blâmer l’étude de la Religion, moi qui blâme sur-tout l’étude de nos vaines Sciences, parce qu’elle nous détourne de celle de nos devoirs ? & qu’est-ce que l’étude des devoirs du Chrétien, sinon celle de sa Religion même.

Sans doute j’aurois du blâmer expressément toutes ces puériles subtilités de la Scholastique, avec lesquelles, sous prétexte d’éclaircir les principes de la Religion, on en anéantit l’esprit en substituant l’orgueil scientifique à l’humilité chrétienne. J’aurois du m’élever avec plus de force contre ces Ministres indiscrets, qui les premiers ont ose porter les mains à l’Arche, pour étayer avec leur foible savoir un édifice soutenu par la main de Dieu. J’aurois du m’indigner contre ces hommes frivoles, qui par leurs misérables pointilleries, ont avili la sublime simplicité de l’Evangile, & réduit en syllogismes la doctrine de Jésus-Christ. Mais il s’agit aujourd’hui de nie défendre, & non d’attaquer.

Je vois que c’est par l’histoire & les faits qu’il faudroit terminer cette dispute. Si je savois exposer en peu de mots ce que les Sciences & la Religion ont eu de commun des le commencement, peut-être cela serviroit-il a décider la question sur ce point.

Le Peuple que Dieu s’etoit choisi, n’a jamais cultive les Sciences, & on ne lui en a jamais conseille l’étude ; cependant, si cette étude etoit bonne à quelque chose, il en auroit eu plus besoin qu’un autre. Au contraire, ses Chefs firent toujours leurs efforts pour le tenir sépare autant qu’il etoit possible des Nations idolâtres & savantes qui l’environnoient. Précaution moins nécessaire pour lui d’un cote que de l’autre ; car ce Peuple foible & grossier, etoit bien plus aise à séduire par les fourberies des Prêtres de Baal, que par les sophismes Philosophes.

Après des dispersions fréquentes parmi les Egyptiens & les Grecs, la Science eut encore mile peines à germer dans les des Hébreux, Joseph & Philon, qui par-tout ailleurs n’auroient été que deux hommes médiocres, furent des prodiges parmi eux. Les Saducéens, reconnoissables à leur irréligion, furent les Philosophes de Jérusalem ; les Pharisiens, grands hypocrites, en furent les Docteurs. *

[*On voyoit régner entre ces deux partis, cette haine & ce mépris réciproque qui régnerent de tout tems entre les Docteurs & les Philosophies ; c’est-à-dire, entre ceux qui font de leur tête un répertoire de la Science d’autrui, & ceux qui se piquent d’en avoir une à eux. Mettez aux prises le maître de musique & le maître à danser du Bourgeois Gentilhomme, vous aurez l’antiquaire & le bel esprit, le Chymille & l’Homme de Lettres ; le Jurisconsulte & le Médecin ; le Géometre & le Versificateur : le Théologien & le Philosophe ; pour bien juger de tous ces Gens-là, il suffit de s’en rapporter à eux-mêmes, & d’écouter ce que chacun vous dit, non de soi, mais des autres.] Ceux-ci, quoi qu’ils bornassent à peu près leur Science à l’étude de la Loi, faisoient cette étude avec tout le faste & toute la suffisance dogmatique ; ils observoient aussi aveu un grande soin toutes les pratiques de la Religion ; mais l’Evangile nous apprend l’esprit de cette exactitude, & le cas qu’il en faloit faire : au surplus, ils avoient tous très-peu de Science & beaucoup d’orgueil ; & ce n’est pas en cela qu’ils différoient le plus de nos Docteurs d’aujourd’hui.

Dans l’établissement de la nouvelle Loi, ce ne fut point à des Savans que Jésus-Christ voulut confier sa doctrine & son ministère. Il suivit dans son choix la prédilection qu’il a montrée en toute occasion pour les petits & les simples. Et dans les instructions qu’il donnoit à ses disciples, on ne voit pas mot d’étude ni de Science, si ce n’est pour marquer le mépris qu’il faisoit de tout cela. Après la mort de Jésus-Christ, douze pauvres pêcheurs & artisans entreprirent d’instruire & de convertir le monde, Leur méthode croit simple ; ils préchoient sans art, mais avec un cœur pénètre, & de tous les miracles dont Dieu honoroit leur foi ; le plus frappant croit la sainteté de leur vie ; leurs disciples suivirent cet exemple, & le succès fut prodigieux. Les Prêtres PaÏens alarmes firent entendre aux Princes que l’etat etoit perdu parce que les offrandes diminuoient. Les perfections s’éleverent, & les persécuteurs ne firent qu’accélérer les progrès de cette Religion qu’ils vouloient étouffer. Tous les Chrétiens couroient au martyre, tous les Peuples couroient au baptême : l’histoire de ces premiers tems est un prodige continuel.

Cependant les Prêtres des idoles, non contens de persécuter les Chrétiens, se mirent à les calomnier ; les l’Philosophes, qui ne trouvoient pas leur compte dans une Religion qui prêche l’humilité, se joignirent à leurs Prêtres. Les simples se faisoient Chrétiens, il est vrai ; mais, les savans se moquoient d’eux, & l’on fait avec quel mépris Saint Paul lui-même fut reçu des Athéniens. Les railleries & les injures pleuvoient de toutes parts sur la nouvelle Secte.Il falut prendre la plume pour se défendre. Saint Justin Martyr * écrivit le premier l’Apologie de sa


[* Ces premiers ecrivains qui scelloient de leur sang le témoignage de leur plume, seroient aujourd’hui des Auteurs bien scandaleux ; car ils soutenoient précisément le même sentiment que moi. Saint Justin dan son entretien avec Triphon, passe en revue les diverses Sectes de Philosophie dont il avoit autrefois effraye, & les rend si ridicules qu’on croiroit lire en Dialogue Lucien : aussi voit-on dans l’Apologie de Tertullien, combien foi. On attaqua les PaÏens à leur tour ; les attaquer c’etoit les vaincre ; les premiers succès encouragèrent d’autres ecrivains : sous prétexte d’exposer la turpitude du Paganisme, on se jetta


bien le premiers Chrétiens se tenoient offenses d’être pris pour des Philosophes.

Ce seroit, en effet, un détail bien flétrissant pour la Philosophie, que l’exposition des maximes pernicieuses, & des dogmes impies de ses diverses Sectes. Les Epicuriens nioient toute providence, les Académiciens doutoient de l’existence de la Divinité, & les StoÏciens de l’immortalité de l’ame. La Sectes moins célebres n’avoient pas de meilleurs sentimens ; en voici un échantillon dans ceux de Théodore, chef d’une des deux branches des Cyrenaiques rapporte par Diogene-Laerce. Sustulit amicitiam quod ea neque insipientibus neque sapientibus adsit... Probabile dicebat prudentem virum non seipsun pro patria periculis exponere, neque enim pro insipientium commodis amittendam esse prudentiam. Furto quoque & adulterio & sacrilegio cum tempestivum erit daturum operam sapientem. Nihil quippe horum turpe natura esse. Sed auferatur de hice vulgaris opinio, quae e stultorium imperitorumque plebecula constata est.... sapientem publice absque ullo pudore ac suspicione scortis congressurum.

Ces opinions sont particulieres, je le fais ; mais y a-t-i1 une seule de toutes les Sectes qui ne soit tombée dans quelque erreur dangereuse ; & que dirons-nous de la distinction des deux doctrines si avidement reçue de tous les Philosophes, & par laquelle ils professoient en secret des sentimens contraires à ceux qu’ils enseignoient publiquement ? Pythagore fut le premier qui fit usage de la doctrine intérieure ; il ne la decouvroit à ses disciples qu’après de longues épreuves & avec le plus grand mystère ; il leur donnoit en secret des leçons d’Athéisme, offroit solemnellement des Hécatombes à Jupiter. Les Philosophes se trouvèrent si bien de cette méthode, qu’elle se répandit rapidement dans la Grece, & de-la dans Rome ; comme en le voit par les ouvrages de Ciceron, qui se moquoit avec ses amis des Dieux immortels, qu’il attestoit avec tant d’emphase sur la Tribune aux harangues.

La doctrine intérieure n’a point été portée d’Europe à la Chine ; mais elle y est née aussi avec la Philosophie ; & c’est à elle que les Chinois sont redevables de cette foule d’Athées ou de Philosophes qu’ils ont parmi eux. L’Histoire de cette fatale doctrine, faite par un homme instruit dans la mythologie & dans l’érudition ;*


& sincere, seroit un terrible coup porte à la Philosophe ancienne & moderne. Mais la Philosophie bravera toujours la raison, la vérité, & le tems même ; parce qu’elle a sa source dans l’orgueil humain, plus fort que toutes ces choses.]

[*On a fait de justes reproches à Clément d’Alexandre, d’avoir affecte dans ses ecrits une érudition profane, peu convenable à un, Chrétien. Cependant, il semble qu’on excusable alors de s’instruire de la doctrine contre laquelle on avoit à se défendre. Mais qui pourroit voir sans tire toutes les peines que se donnent aujourd’hui nos Savans, pour éclaircir les reveries de la mythologie ?] on voulut montrer de la Science & du bel esprit, les Livres parurent en foule les mœurs commencèrent à se relâcher.

Bientôt on ne se contenta plus de la simplicité de l’Evangile & de la foi des Apôtres, il falut toujours avoir plus d’esprit que ses.prédécesseurs. On subtilisa sur tout les dogmes ; chacun voulut soutenir son opinion, personne ne voulut céder. L’ambition d’être Chef de Secte se fit entendre, les hérésies pullulerent de toutes parts.

L’emportement & la violence ne tardèrent pas à se joindre à la dispute. Ces Chrétiens si doux, qui ne savoient que tendre la gorge aux couteaux, devinrent entr’eux des persécuteurs furieux pires que les idolâtres : tous trempèrent dans les même excès & parti de le parti de la vérité ne fut pas soutenu avec plus de modération que celui de l’erreur. Un autre mal encore plus dangereux naquit de la même source. C’est l’introduction de l’ancienne Philosophie dans la doctrine Chrétienne. À force d’étudier les Philosophes Grecs, on crut y voir des rapports avec le Christianisme. On osa croire que la Religion en deviendroit plus respectable, revêtue de l’autorité de la Philosophie ; il fut un tems ou il faloit être Platonicien pour être Orthodoxe ; & peu s’en salut que Platon d’abord, & ensuite Aristote ne fut place ; sur l’Autel à cote de Jésus-Christ.

L’Eglise s’éleva plus d’une fois contre ces abus. Ses plus illustres défenseurs les déplorerent souvent en termes pleins de force & d’énergie : souvent ils tentèrent d’en bannir toute cette Science mondaine, qui en souilloit la pureté. Un des plus illustres Papes en vint même jusqu’a cet excès de zele de soutenir que c’etoit une chose honteuse d’asservir la parole de Dieu aux regles de la Grammaire.

Mais ils eurent beau crier ; entraînes par le torrent, ils furent contraints de se conformer eux-mêmes à l’usage qu’ils condamnoient ; & ce fut d’une maniere très-savante, que la plupart d’entr’eux déclamerent contre le progrès des Sciences.

Après de longues agitations, les choses prirent enfin une assiette plus fixe. Vers le dixieme siecle, le flambeau des Sciences cessa d’éclairer la terre ; le Clergé demeura plonge dans une ignorance, que je ne veux pas justifier, puisqu’elle ne tomboit pas moins sur les choses qu’il doit savoir que sur celles qui lui sont inutiles, mais à laquelle l’Eglise gagna du moins un peu plus de repos qu’elle n’en avoit épreuve jusque-là.

Après la renaissance des Lettres, les divisions ne tardèrent pas à recommencer plus terribles que jamais. De savans Hommes émurent la quelle, de savans Hommes la soutinrent, & les plus capables se montrèrent toujours les plus obstines. C’est en vain qu’on établit des conférences entre les Docteurs des différens partis : aucun n’y portoit l’amour de la réconciliation, ni peut-être celui de la vérité ; tous n’y portoient que le désir de briller aux dépens de leur Adversaire ; chacun vouloit vaincre, nul ne vouloit s’instruire ; le plus fort imposoit silence au plus foible ; la dispute se terminoit toujours par des injures, & la perfection en a toujours été le fruit. Dieu seul fait quand tous ces maux finiront.

Les Sciences sont florissantes aujourd’hui, la Littérature & les Arts brillent parmi nous ; quel profit en a tire la Religion ? Demandons-le à cette multitude de Philosophes qui se piquent de n’en point avoir. Nos Bibliothèques regorgent de Livres de Théologie ; & les Casuistes fourmillent parmi nous. Autrefois nous avions des Saints & point de Casuistes. La 5cience s’étend & la foi s’anéantit. Tout le monde veut enseigner à bien faire, & personne ne vent l’apprendre ; nous sommes tous devenus Docteurs, & nous avons cessé d’être Chrétiens.

Non, ce n’est point avec tant d’art & d’appareil que l’Evangile s’est étendu par tout l’Univers, & que sa beauté ravissante a pénétré les cœurs. Ce divin Livre, le seul nécessaire à un Chrétien, & le plus utile de tous à quiconque même ne le seroit pas, n’a besoin que d’être médite pour porter dans l’ame l’amour de son Auteur, & la volonté d’accomplir ses préceptes. Jamais la vertu n’a parle un si doux langage ; jamais la plus profonde sagesse ne s’est exprimée avec tant d’énergie & de simplicité. On n’en. quitter point la lecture sans se sentir meilleur qu’auparavant. Ô vous, Ministres de la Loi qui m’y est annoncée, donnez-vous moins de peine pour m’instruire de tant de choses inutiles. Laissez-la tous ces Livres savans, qui ne savent ni me convaincre, ni me toucher. Prosternez-vous au pied de ce Dieu de miséricorde, que vous vous chargez de me faire connoître & aimer ; demandez-lui pour vous cette humilité profonde que vous devez me prêcher. N’étalez point à mes yeux cette Science orgueilleuse, ni ce faste indécent qui vous déshonorent & qui me revotent ; soyez touches, vous-même, si vous voulez que je le fois ; & sur-tout, montrez-moi dans votre conduite la pratique de cette Loi dont vous prétendez m’instruire. Vous n’avez pas besoin d’en savoir, ni de m’en enseigner davantage, & votre ministère est accompli. Il n’est point en tout cela question de belles-Lettres, ni de Philosophie. C’est ainsi qu’il convient de suivre & de prêcher l’Evangile, & c’est ainsi que ses premiers défenseurs sont fait triompher de routes les Nations, non Aristotelico more, disoient les Peres de l’Eglise, sed Piscatorio. *

[* Notre foi, dit Montagne, ce n est pas notre acquêt. Ce n’est pas discours ou par notre entendement que nous avons reçeu notre Religion, c’est par autorité & par commandement etranger. La foiblesse de notre jugement nous y aide plus que la force, & notre aveuglement plus que notre clair-voyance. C’est par l’entremise de notre ignorance que nous sommes savans. Ce n’est pas merveille, si nos moyens naturels & terrestres ne peuvent concevoir cette connoissance supernaturelle & céleste : apportons-y seulement du notre, l’obéissance & la seulement du notre, l’obéissance & la subjection ; car, comme il est écrit ; je détruirai la sapience des sages, & abattrai la prudence des prudens.]

Je sens que je deniers long, mais j’ai cri, ne pouvoir me dispenser de m’étendre un peu sur un point de l’importance de celui-ci. De plus, les Lecteurs impatiens doivent faire réflexion que c’est une chose bien commode que la critique ; car ou l’on attaqua avec un mot, il faut des pages pour se défendre.

Je passe à la deuxieme partie de la Réponse, sur laquelle je tacherai d’être plus court, quoique je n’y trouve gueres moins d’observations à faire.

Ce n’est pas des Sciences, me dit-on, c’est du sein des richesses que sont nés de tout tems la mollesse & le luxe. Je n’avois pas dit non plus, que le luxe fut ne des Sciences ; mais qu’ils etoient nés ensemble & que l’un n’alloit gueres sans l’attire. Voici comment j’arrangerois cette généalogie. La premiere source du mal est l’inégalité ; de l’inégalité sont venues les richesses ; car ces mots de pauvre & de riche sont relatifs, & par-tout ou les hommes seront égaux, il n’y aura ni riches ni pauvres. Des richesses sont nés le luxe & l’oisiveté ; du luxe sont venus les beaux-Arts, & de l’oisiveté les Sciences. Dans aucun tems les richesses n’ont été l’appanage des Savans. C’est en cela même que le mal est plus grand, les riches & les savans ne servent qu’a se corrompre mutuellement. Si les riches etoient plus savans, ou que les savans fussent plus riches ; les uns seroient de moins lâches flatteurs ; les autres aimeroient moins la basse flatterie, & tous en vaudroient mieux. C’est ce qui peut se voir par le petit nombre de ceux qui ont le bonheur d’être savans & riches tout à la fois. Pour un Platon dans l’opulence, pour un Aristippe accrédite à la Cour, combien de Philosophes réduits au manteau & la besace, enveloppes dans leur propre vertu & ignores dans leur solitude ? Je ne disconviens pas qu’il n’y ait un grand nombre de Philosophes très-pauvres, & surement très-fâches de l’être : je ne doute pas non plus que ce ne soit à leur seule pauvreté, que la plupart d’entr’eux doivent leur Philosophie ; mais quand je voudrois bien les supposer venteux, seroit-ce sur leurs mœurs que le peuple ne voit point, qu-il apprendroit à reformer les siennes ? Les Savans n’ont ni le goût, ni le loisir d’amasser de grands biens. Je consens à croire qu’ils n’en ont pas le loisir. Ils aiment l’étude. Celui qui n’aimeroit pas son métier, seroit un homme bien fou, ou biens misérable. Ils vivent dans la médiocrité ; il faut être extrêmement dispose en leur faveur pour leur en faire un mérite. Une vie laborieuse & modérée, passée dans le silence de la retraite, occupée de la lecture & du travail, n’est pas assurément une vie voluptueuse & criminelle. Non pas du moins aux yeux des hommes : tout dépend de l’intérieur. Un homme peut être contraint à mener une telle vie, & avoir pourtant l’ame très-corrompue ; d’ailleurs qu’importe qu’il soit lui-même vertueux & modeste, si les travaux dont il s’occupe, nourrissent l’oisiveté & gâtent l’esprit de ses concitoyens ? Les commodités de la vie pour être souvent le fruit des Arts, n’en sont pas davantage le partage des Artistes. Il ne me paroit gueres qu’ils soient gens à se les refuser ; sur-tout ceux qui s’occupant d’Arts tout-à-fait inutiles & par conséquent très-lucratifs, sont plus en Etat de se procurer tout ce qu’ils désirent. Ils ne travaillent que pour les riches. Au train que prennent les choses, je ne serois pas étonne de voir quelque jour les riches travailler pour eux. Et ce sont les riches oisifs qui profitent & abusent des fruits de leur industrie. Encore une fois, je ne vois point que nos Artistes soient des gens si simples & si modestes ; le luxe ne sauroit régner dans un ordre de Citoyens, qu’il ne se glisse bientôt parmi tous les autres sous différentes modifications, & par-tout il fait le même ravage.

Le luxe corrompt tour ; & le riche qui en jouit, & le misérable qui le convoite. On ne sauroit dire que ce soit un mal en foi de porter des manchettes de point, un habit brode, & une boite émaillée. Mais c’en est un très-grand de faire quelque cas de ces colifichets, d’estimer heureux le peuple qui les porte, & de consacrer à se mettre en etat d’en acquérir de semblables, un tems & des soins que tout homme doit à de plus nobles objets. Je n’ai pas besoin d’apprendre quel est le métier de celui qui s’occupe de telles vues, pour savoir le jugement qui je dois porter de lui.

J’ai passe le beau portrait qu’on nous fait ici des Savans, & je crois pouvoir me faire un mérite de cette complaisance. Mon Adversaire est moins indulgent : non-seulement il m’accorde rien qu’il puisse me refuser ; mais plutôt que de passer condamnation sur le mal que je pense de notre vaine & fausse politesse, il aime mieux excuser l’hypocrisie. Il me demande si je voudrois que le vice se montrât à découvert ? Assurément je le voudrois. La confiance & l’estime renaitroient entre les bons, on apprendroit à se défier des mechans, & la société en seroit plus sure. J’aime mieux que mon ennemi m’attaque à force ouverte, que de venir en trahison me frappes par derrière. Quoi donc ! faudra-t-il joindre le scandale au crime ? Je ne sais ; mais je voudrois bien qu’on n’y joignit pas la fourberie. C’est une chose très-commode pour les vicieux que tout les maximes qu’on nous débite depuis long-tems sur le scandale : si on les vouloit suivre à la rigueur, il faudroit se laisser piller, trahir, tuer impunément & ne jamais punir personne ; car c’est un objet très-scandaleux, qu’un scélérat sur la roue. Mais l’hypocrisie est un hommage que le vice rend à la vertu ? Oui, comme celui des assassins de César, qui se prosternoient à ses pieds pour l’égorger plus surement. Cette pensée à beau être brillante, elle a beau être autorisée du nom célébré de son Auteur,*

[*Le Duc de la Rochefoucault.] elle n’en est pas plus juste. Dira-t-on jamais d’un filou, qui prend la livrée d’une maison pour faire son coup plus commodément, qu’il rend hommage au maître de la maison qu’il vole ? Non, couvrir sa méchanceté du dangereux manteau de l’hypocrisie, ce n’est ; point honorer la vertu ; c’est l’outrager en profanant ses enseignes ; c’est ajouter la lâcheté & la fourberie à tous les autres vices ; c’est se fermer pour jamais tout retour vers la probité. Il y a des caracteres élevés qui portent jusques dans le crime je ne sais quoi de fier & de généraux, qui laisse voir au-dedans encore quelque étincelle de ce feu céleste fait pour animer les belles ames. Mais l’ame vile & rampante de l’hypocrite est semblable à un cadavre, ou l’on ne trouve plus ni feu, ni chaleur, ni ressource à la vie. J’en appelle à l ’expérience. On a vu de grands scélérats rentrer en eux-mêmes, achever saintement leur carrière & mourir en prédestines. Mais ce que personne n’a jamais vu, c’est un hypocrite devenir homme de biens ; on auroit pu raisonnablement tenter la conversion de Cartouche, jamais un homme sage n’eut entrepris celle de Cromwel.

J’ai attribue au rétablissement des Lettres & des Arts, l’élégance & la politesse qui regnent dans nos manieres. L’Auteur de la Réponse me le dispute, & j’en suis étonne, car puisqu’il fait tant de cas de la politesse, & qu’il fait tant de cas des Sciences, je n’apperçois pas l’avantage qui lui reviendra d’ôter à l’une de ces choses l’honneur d’avoir produit l’autre. Mais examinons ses preuves : elles se réduisent à ceci. On ne voit point que les Savans soient plus polis que les autres hommes ; au contraire, ils le sont souvent beaucoup moins ; donc notre politesse n’est pas l’ouvrage des Sciences.

Je remarquerai d’abord qu’il s’agit moins ici de Sciences que de Littérature, de beaux Arts & d’ouvrages de goût ; & nos beaux esprits, aussi. peu Savans qu’on voudra, mais si polis, si répandus, si brillans, si petits-maîtres, se reconnoîtront difficilement à l’air maussade & perdantes que que l’Auteur de la Réponse leur vent donner. Mais passons-lui cet antécédent ; accordons, s’il le faut, que les Savans, les Poetes & les beaux esprits sont tous également ridicules ; que Messieurs de l’Académie des Belles-Lettres, Messieurs de l’Académie des Sciences, Messieurs de l’ Académie Françoise, sont des gens grossiers, qui ne connoissent ni le ton, ni les usages du monde & exclus par etat de la borne compagnie ; l’Auteur gagnera peu de chose à cela, & n’en sera pas plus en, droit de nier que la politesse & l’urbanité qui régnant parmi nous soient l’effet du bon goût, puise d’abord chez les anciens & répandu parmi les peuples de l’Europe par les Livres agréables qu’on y publie de toutes parts.*

[*Quand il est question d’objets aussi généraux que les mœurs & les manieres d’un peuple, il faut prendre garde de ne pas toujours rétrécir ses vues, sur des exemples particuliers. Ce seroit le moyen de ne jamais appercevoir les sources des choses. Pour savoir si j’ai raison d’attribuer la politesse à la culture des Lettres, il ne faut pas chercher si un Savant ou un autre sont des gens polis ; mais il faut examiner les rapports qui peuvent être entre la littérature & la politesse, & voir ensuite quels sont les peuples chez lesquels ces choses se sont trouvées réunies ou séparées. J’en dis autant du luxe, de la liberté, & de routes les autres choses qui influent sur les mœurs d’une Nation, & sur lesquelles j’entends faire chaque jour tant de pitoyables raisonnemens : examiner tout cela en petit & sur quelques individus, ce n’est pas Philosopher, c’est perdre son tems & ses réflexions ; car on peut connoître à fond Pierre ou Jaques, & avoir fait très-peu de progrès dans la connoissance des hommes.] Comme les meilleurs maîtres à danser ne sont pas. toujours les gens qui se présentent le mieux, ou peut donner de très-bonnes leçons de politesse, sans vouloir ou pouvoir être fort poli soi-même. Ces pesans Commentateurs qu’on nous dit qui connoissoient tout dans les anciens, hors la grace & la finesse, n’ont pas laisse, par leurs ouvrages utiles, quoique méprises, de tous apprendre à sentir ces beautés qu’ils ne sentoient point. Il en est de même de cet agrément du commerce, & de cette élégance de mœurs qu’on substitue à leur pureté, & qui s’est fait remarquer chez tous les peuples ou les Lettres ont été en honneur ; à Athenes, à Rome, à la Chine, par-tout on a vu la politesse & du langage & des manieres accompagne toujours, non les Savans & les Artistes, mais les Sciences & les beaux-Arts.

L’Auteur attaque ensuite les louanges que j’ai données l’ignorance :& me taxant d’avoir parle plus en Orateur qu’en Philosophe, il peint l’ignorance à son tour ; & l’on peut bien se douter qu’il ne lui prête pas de belles couleurs.

Je ne nie point qu’il ait raison, mais je ne crois pas avoir tort. Il ne faut qu’une distinction très-juste & très-vraie pour nous concilier. Il y a une ignorance féroce*

[*Je serai fort étonne, si quelqu’un de mes critiques ne part de l’éloge que j’ai fait de plusieurs peuples ignorans & vertueux, pour m’opposer la liste de toutes les troupes de brigands qui ont infecte la terre, & qui, pour l’ordinaire, n’etoient pas de fort savans hommes. Je les exhorte d’avance, à ne pas se fatiguer à cette recherche, à moins qu’ils ne l’estiment nécessaire pour montrer de l’érudition. Si j’avois dit qu’il suffit d’être ignorant pour être vertueux, ce ne pas la peine de me répondre ; & par la même raison, je me croira très-dispense de répondre moi-même à ceux qui perdront leur tems à me soutenir le contraire. Voyez le Timon de M. de Voltaire.] & brutale, qui naît d’un mauvais cœur & d’un esprit faux ; une ignorance criminelle qui s’étend jusqu’aux devoirs de l’humanité ; qui multiplie les vices ; qui dégrade la raison, avilit l’ame & rend les hommes semblables aux bêtes : cette ignorance est celle que l’Auteur attaque, & dons il fait un portrait fort odieux & tort ressemblant. Il y a une autre sorte d’ignorance raisonnable, qui consiste à borner sa curiosité à l’étendue des facultés qu’on a reçues ; une ignorance modeste, qui naît d’un vif amour pour la vertu, & n’inspire qu’indifférence sur toutes les choses qui ne sont point dignes de remplir le cœur de l’homme, & qui ne contribuent point à le rendre meilleur ; une douce & précieuse ignorance, trésor d’une ame pure & contente de foi, qui met toute sa félicite à se replier sur elle-même, se rend témoignage de son innocence, & n’a pas besoin de chercher un faux & vain bonheur dans l’opinion que les autres pourroient avoir de ses lumieres : voilà l’ignorance que j’ai louée, & celle que je demande au Ciel en punition du scandale que j’ai cause aux doctes, par mon mépris déclare pour les Sciences humaines.

Que l’on compare, dit l’ Auteur, à ces tems d’ignorance & de barbarie, ces siecles heureux ou les Sciences ont répandu par-tout l’esprit d’ordre & de justice. Ces siecles heureux seront difficiles à trouver ; mais on en trouve plus aisément ou, grace aux Sciences, Ordre & Justice ne seront plus que de vains noms faits pour en imposer au peuple, & ou l’apparence en aura été conservée avec soin, pour les détruire en effet plus impunément. On voit de nos jours guerres moins fréquentes, mais plus justes ; en quelque tems que ce soit comment la guerre pourra-t-elle être plus juste dans l’un des partis, sans être plus injuste dans l’autre ? Je ne saurois concevoir cela ! Des actions moins étonnantes, mais plus héroiques. Personne assurément ne disputera à a mon Adversaire le droit de juger de juger de l’héroÏsme ; mais pense-t-il que ce qui n’est point étonnant pour lui, ne le soit pas pour nous ? Des victoires moins sanglantes, mais plus glorieuses ; des Conquêtes moins rapides, mais plus assurées ; des guerriers moins violens, mais plus redoutes ; fâchant vaincre. avec modération, traitant les vaincus avec humanité ; l’honneur est leur guide, la gloire leur récompense. Je ne nie pas à l’Auteur qu’il n’y ait de grands hommes parmi nous, il lui seroit trop aise d’en fournir la preuve ; ce qui n’empêche point que les peuples ne soient très-corrompus. Au reste, ces choses sont si vagues qu’on pourroit presque les dire de tous les âges ; & il est impossible d’y répondre, parce qu’il faudroit feuilleter des Bibliothèques & faire des in-folios pour établir des preuves pour ou contre.

Quand Socrate a maltraite les Sciences, il n’a pu, ce me semble, avoir en vue, ni l’orgueil des StoÏciens, ni la mollesse des Epicuriens, ni l’absurde jargon des Pyrrhoniens, parce qu’aucun de tous ces gens-là n’existoit de son tems. Mais ce léger anacronisme n’est point messéant à mon faire : il a mieux employé sa vie qu’a vérifier des dates, & n’est pas plus oblige de savoir par cœur son Diogene-Laerce, que moi d’avoir vu de près ce qui se passe dans les combats.

Je conviens donc que Socrate n’a songe qu’a relever les vices des Philosophes de son tems : mais je ne fais qu’en conclure sinon que des ce tems-là les vices pulluloient avec les Philosophes. À cela on me répond que c’est l’abus de la Philosophie, & je ne pense pas avoir dit le contraire. Quoi ! faut-il donc supprimer toutes les choses dont abuse ? Oui sans doute, répondrai-je sans balancer : toutes celles dont l’abus fait plus de mal que leur usage ne fait de bien.

Arrêtons-nous un instant sur cette derniere conséquence, & gardons-nous d’en conclure qu’il faille aujourd’hui brûler les Bibliothèques & détruire les Universités & les Académies. Nous ne ferions que replonger l’Europe dans la barbarie, & les mœurs n’y gagneroient rien.*

[*Les vices nous resteroient, dit le Philosophe que j’ai déjà cite, & nous aurions l’ignorance de plus. Dans le peu de lignes que cet Auteur a écrites sur ce grand sujet, on voit qu’il a tourne les yeux de ce qu’il a vu loin.] C’est avec douleur que je vais prononcer une grande & fatale vérité. Il n’y a qu’un pas du savoir à l’ignorance ; & l’alternative de l’un à l’autre est fréquente chez les Nations ; mais on n’a jamais vu de une fois corrompu, revenir à la vertu. En vain vous prétendriez détruire les sources du mal ; en vain vous ôteriez les alimens de la vanité, de l’oisiveté & du luxe ; en vain même vous ramèneriez les hommes à cette premiere égalité, conservatrice de l’innocence & source de toute vertu : leurs cœurs une fois gâtés le seront toujours ; il n’y a plus de remede, à moins de quelque grande révolution presque aussi à craindre que le mal qu’elle pourroit guérir, & qu’il est blâmable de désirer & impossible de prévoir.

Laissons donc les Sciences & les Arts adoucir en quelque sorte la férocité des hommes qu’ils ont corrompus ; cherchons à faire une diversion sage, & tachons de donner le change à leurs passions. Offrons quelques alimens à ces tigres, afin qu’ils ne dévorent pas nos enfans. Les lumieres du mâchant sont encore moins à craindre que sa brutale stupidité ; elles le rendent au moins plus circonspect sur le mal qu’il pourroit faire, par la connoissance de celui qu’il en recevroit lui-même.

J’ai loue les Académies & leurs illustres Fondateurs & j’en répéterai volontiers l’éloge. Quand le mal est incurable, le Médecin applique des palliatifs, & proportionne les remèdes, moins aux besoins qu’au tempérament du malade. C’est aux sages législateurs d’imiter sa prudence ; &, ne pouvant plus approprier aux Peuples malades, la plus excellente police, de leur donner du moins, comme Solon, la meilleure qu’ils puissent comporter.

I ! y a en Europe un grand Prince, & ce qui est bien plus, un vertueux Citoyen, qui dans la partie qu’il a adoptée & qu’il rend heureuse, vient de former plusieurs institutions en faveur des Lettres. Il a fait en cela une chose très-digne de sa sagesse & de sa vertu. Quand il est question d’etablissemens politiques, c’est le tems & le lieu qui décident de tour. Il faut pour leurs propres intérêts que les Princes favorisent toujours les Sciences & les Arts ; j’en ai dit la raison : & dans l’état présent des choses, il faut encore qu’ils les favorisent aujourd’hui pour l’intérêt même des peuples. S’il avoit actuellement parmi nous quelque Monarque assez borné pour penser & agir différemment, ses sujets resteroient pauvres & ignorans, & n’en seroient pas moins vicieux. Mon Adversaire a négligé de tires avantage d’un exemple si frappant & si favorable en apparence à sa cause ; peut-être est-il le seul qui l’ignore, ou qui n’y ait pas songé. Qu’il souffre donc qu’on le lui rappelle ; qu’il ne refuse point à de grandes choses les éloges qui leur sont dûs ; qu’il les admire ainsi que nous, & ne s’en tienne pas plus fort contre les vérités qu’il attaque.


FIN.



DERNIERE

RÉPONSE

DE

JEAN-JACQUES ROUSSEAU.



Ne, dùm tacemus, non verecundiæ sed diffidentiæ causâ tacere videamur.
Cyprian. contra Demet.


DERNIERE RÉPONSE DE JEAN-JAQUES ROUSSEAU DE GENEVE. *

[* Le discours auquel M. Rousseau répond ici est de M. Borde, Académicien de Lyon, & sera imprime dans le premier volume du supplément.]

C’est avec une extrême répugnance que j’amuse de mes disputes des Lecteurs oisifs qui se soucient très-peu de la vérité : mais la maniere dont on vient de l’attaquer me force à prendre sa défense encore une fois, afin que mon silence ne soit pas pris par la multitude pour un aveu, ni pour un dédain par les Philosophes.

II faut me répéter ; je le sens bien, & le public ne me le pardonnera pas. Mais les sages diront : Cet homme n’a pas besoin de chercher sans celle de nouvelles raisons ; c’est une preuve de la solidité des siennes.*

[* Il y a des vérités très-certains qui, au premier coup-d’œil, paroissent des absurdités, & qui passeront toujours pour telles auprès de la plupart des gens. Allez dire à un homme du Peuple que le soleil est plus près de nous en hiver qu’en été,ou qu’il est couche avant que nous cessions de le voir, il se moquera de vous. Il en est ainsi du sentiment que je soutiens. Les hommes les les plus superficiels ont toujours été les plus prompts à prendre parti contre moi ; les vrais Philosophes se hâtent moins ; & si j’ai la gloire d’avoir fait quelques prosélytes, ce n’est que parmi ces derniers. Avant que de m’expliquer, j’ai long-tems & profondément médite mon sujet & j’ai tache de le considérer par toutes ses faces. Je doute qu’aucun de mes adversaires en puisse dire autant. Au moins n’apperçois-je point dans leurs ecrits de ces vérités lumineuses qui ne frappent pas moins par leur évidence que par leur nouveauté, & qui sont toujours le fruit & la preuve d’une suffisante méditation. J’ose dire qu’ils ne m’ont jamais fait une objection raisonnable que, je n’eusse preuve & à laquelle je n’aye refondu d’avance. Voilà pourquoi je suis réduit à redire toujours les choses les mêmes choses.] Comme ceux qui m’attaquent ne manquent jamais de de écarter de la question & de supprimer les distinctions essentielles que j ’y ai mises, il faut toujours commencer par les y ramener. Voici donc un sommaire des propositions que j’ai soutenues & que le soutiendrai aussi long-tems que je ne consulterai l’autre intérêt que celui de la vérité.

Les Sciences sont le chef-d’œuvre du génie & de la raison. L’esprit d’imitation a produit les beaux-Arts, & l’expérience les à perfectionnes. Nous sommes redevables aux arts mécaniques d’un grand nombre d’inventions utiles qui ont ajoute aux charmes & aux commodités de la vie. Voilà des vérités dont je conviens de très-bon cœur assurément. Mais considérons maintenant toutes ces connoissances par rapport aux mœurs. *

[* Les connoissances rendent les hommes doux, dit ce Philosophes illustre dont l’ouvrage, toujours profond & quelquefois sublime, respire par-.tout l’amour de l’humanité. Il a écrit en ce peu de mots, &, ce qui est rare, sans déclamation, ce qu’on a jamais écrit de plus solide à l’avantage des Lettres. Il est vrai, les connoissances rendent les hommes doux : mais la douceur, qui est la plus aimable des vertus, est, aussi quelquefois une foiblesse de l’ame : la vertu n’est pas toujours douce ; elle fait s’armer à propos de sévérité contre le vice, elle s’enflamme d’indignation contre le crime.

Et le juste au méchant ne fait point pardonner.

Ce fut une réponse très-sage que celle d’un Roi de Lacedemone à ceux qui louoient en sa présence l’extrême honte de son Collègue Charillus. Et comment seroit-il bon, leur dit-il, s’il ne fait pas être terrible aux méchans ? "Quod malos boni oderint, bonnos oportet esse." Brutus n’etoit point un homme doux ; qui auroit le front de dire qu’il n’etoit pas vertueux ? Au contraire, il y a des ames lâches & pusillanimes qui n’ont ni feu ni chaleur, & qui ne sont douces que par indifférence pour le biens & pour le mal. Telle est la douceur qu’inspire aux Peuples le goût des Lettres.]

Si des intelligences célestes cultivoient les sciences, il n’en resulteroit que du biens ; j’en dis autant des grands hommes, qui sont faits pour guider les autres. Socrate savant & vertueux fut l’honneur de l’humanité : mais les vices des hommes vulgaires empoisonnent les plus sublimes connoissiances de les rendent pernicieuses aux Nations ; les mechans en tirent beaucoup de choses nuisibles ; les bons en tirent peu d’avantage. Si nul autre que Socrate ne se fut pique de Philosophie à Athenes, le sang d’un juste n’eut point crie vengeance contre la patrie des Sciences & des Arts.*

[* Il en a coûté la vie à Socrate pour avoir dit précisément les mêmes choses que moi. Dans le procès qui lui fut intente, l’un de ses accusateurs plaidoit pour les Artistes, l’autre pour les Orateurs, le troisieme pour les Poetes, tous pour la prétendue cause des Dieux. Les Poètes, les Artistes, les Fanatiques, les Rhéteurs triompherent ; & Socrate périt. J’ai biens peur d’avoir fait trop d’honneur à mon siecle en avançant que Socrate n’y eut point bu la ciguË. On remarquera que je disois cela des l’année 1752.]

C’est une question à examiner, s’il seroit avantageux aux hommes d’avoir de la science, en supposant que ce qu’ils appellent de ce nom le méritât en effet : mais c’est une folie de prétendre que les chimères de la Philosophie, les erreurs & les mensonges des Philosophes puissent jamais être bons à rien. Serons-nous, toujours dupes des mots ? & ne comprendrons-nous jamais qu’études, connoissances, savoir & Philosophie, ne sont que de vains simulacres élevés par l’orgueil humain, & très-indignes des noms pompeux qu’il leur donne ?

À mesure que le goût de ces niaiseries s’étend chez une nation, elle perd celui des solides vertus : car il en coûte moins pour se distinguer par du babil que par de bonnes mœurs, des qu’on est dispense d’être homme de biens pourvu qu’on soit un homme agréable.

Plus l’intérieur se corrompt & plus l’extérieur se compose : *

[* Je n’assiste jamais à la représentation d’une Comédie de Moliere que je n’admire la délicatesse des spectateurs, Un mot un peu libre, une expression plutôt grossière qu’obscène, tout blesse leurs chastes oreilles ; & je ne doute nullement que les plus corrompus ne soient toujours les plus scandalises. Cependant, si l’on comparoit les mœurs du siecle de Moliere avec celles du notre, quelqu’un croira-t-il que le résultat fut à l’avantage de celui-ci ? Quand l’imagination est une fois salie, tout devient pour elle un sujet de scandale, quand on n’a plus rien de bon que l’extérieur, on redouble tous les soins pour le conserver. ] c’est ainsi que la culture des Lettres engendre insensiblement politesse. Le goût naît encore de la même source. L’approbation publique étant le premier prix des travaux littéraires, il est naturel que ceux qui s’en occupent réfléchissant sur les moyens de plaire ; & ce sont ces réflexions qui a la longue forment le style, épurent le goût, & répandent par-tout les grâces & l’urbanité. Toutes ces choses seront, si l’on veut, le supplément de la vertu : mais jamais on ne pourra dire qu’elles soient la vertu, & rarement elles s’associeront avec elle. Il y aura toujours cette différence, que celui qui se rend utile travaille pour les autres, & que celui qui ne songe qu’a se rendre agréable ne travaille que pour lui. Le flatteur, par exemple, n’épargne aucun soin pour plaire, & cependant il ne fait que du mal.

La vanité & l’oisiveté, qui ont engendre nos sciences, ont aussi engendre le luxe. Le goût du luxe accompagne toujours celui des Lettres, & le goût des Lettres accompagne souvent celui du luxe : *

[* On m’a oppose quelque part le luxe des Asiatiques, par cette même de raisonner qui fait qu’on m’opposer les vices des peuples ignorans. Mais par un malheur qui poursuit mes adversaires, ils se trompent même dans les faits qui ne prouvent rien contre moi. Je fais bien que les peuples de l’Orient ne sont pas moins ignorans que nous ; mais cela n’empêche pas qu’ils ne soient aussi vains & ne fassent presque autant de livres. Les Turcs, ceux de tous qui cultivent le moins les Lettres, comptoient parmi eux cinq cents quatre-vingt Poetes classiques vers le milieu du siecle dernier.] toutes ces choses se tiennent assez fidelle compagnie, parce qu’elles sont l’ouvrage des mêmes vices.

Si l’expérience ne s’accordoit pas avec ces propositions démontrées, il faudroit chercher les causes particulieres de cette contrariété. Mais la premiere idée de ces propositions est née elle-même d’une longue méditation sur l’expérience : & pour voir à quel point elle les confirme, il ne faut qu’ouvrir les annales du monde.

Les premiers hommes furent très-ignorans. Comment oseroit-on dire qu’ils etoient corrompus, dans des tems ou les sources de la corruption n’etoient pas encore ouvertes ?

À travers l’obscurité des anciens tems & la rusticité des anciens Peuples, on apperçoit chez plusieurs d’entr’eux de fort grandes vertus, sur-tout une sévérité de mœurs qui est une marque infaillible de leur pureté, la bonne foi, l’hospitalité, la justice, &, ce qui est très-important, une grande horreur pour la débauche,*

[*Je n’ai nul dessein de faire ma cour aux femmes ; je consens qu’elles m’honorent de l’épithète de Pédant si redoutée de tous nos galans Philosophes. Je suis grossier, maussade, impoli par principes, & ne veux point de prôneurs ; ainsi je vais dire la vérité tout à mon aise.

L’homme & la femme sont faits pour s’aimer & s’unir ; mais passe cette union légitimé, tout commerce d’amour entr’eux est une source affreuse de désordres dans la société & dans les mœurs. Il est certain que les femmes seules pourroient ramener l’honneur & la probité parmi nous : mais elles dédaignent des mains de la vertu un empire qu’elles ne veulent devoir qu’a leurs charmes ; ainsi elles ne sont que du mal, & reçoivent souvent elles-mêmes la punition de cette préférence. On a peine à concevoir comment, dans une Religion si pure, la chasteté a pu devenir une vertu basse & monacale capable de rendre ridicule tout homme, & je dirois presque toute femme, qui oseroit s’en piquer ; tandis que chez les PaÏens cette même vertu etoit universellement honorée, regardée comme propre aux grands hommes, & admirée dans leurs plus illustres héros. J’en puis nommer trois qui ne céderont le pas à nul autre, & qui, sans que la Religion s’en’ mêlât, ont tous donne des exemples mémorables de continence : Cyrus, Alexandre, & le jeune Scipion. De toutes les raretés que renferme le Cabinet du Roi, je ne voudrois voir que le bouclier d’argent qui fut donne à ce dernier par les Peuples d’Espagne & sur lequel ils avoient fait graver le triomphe de sa vertu : c’est ainsi qu’il appartenoit aux Romains de soumettre les Peuples, autant par la vénération due à leurs mœurs, que par l’effort de leurs armes ; c’est ainsi que la ville des Falisques fut subjuguée, & Pyrrhus vainqueur, chasse de l’Italie.

Je me souviens d’avoir lu quelque part une assez bonne réponse du Poete Dryden à un jeune Seigneur Anglois, qui lui reprochoit que dans une de ses Tragédies, Cléomenes s’amusoit à causer tête-a-tête avec son amante au lieu de former quelque entreprise digne de son amour. Quand je suis auprès d’une belle, lui disoit le jeune Lord, je sais mieux mettre le tems à profit : Je crois, lui répliqua Dryden, mais aussi m’avouerez-vous bien que vous n’êtes pas un Héros.] mere seconde de tous les autres vices. La vertu n’est donc pas incompatible avec l’ignorance.

Elle n’est pas non plus toujours sa compagne : car plusieurs peuples très-ignorans etoient très-vicieux. L’ignorance n’est un obstacle ni au bien ni au mal ; elle est seulement l’etat naturel de l’homme.*

[* Je ne puis m’empêcher de rire en voyant je ne sais combien de fort savans hommes qui m’honorent de leur critique, m’opposer toujours les vices d’une multitude de Peuples ignorans, comme si cela faisoit quelque chose à la question. De ce que la science engendre nécessairement le vice, s’ensuit-il que l’ignorance engendre nécessairement la vertu ? Ces manieurs d’argumenter peuvent être bonnes pour des Rhéteurs, ou pour les enfans par lesquels on m’a fait réfuter dans mon pays ; mais les Philosophes doivent raisonner d’autre forte.]

On n’en pourra pas dire autant de la science. Tous peuples savans ont été corrompus, & c’est déjà un terrible préjugé contre elle. Mais comme les comparaisons de Peuple à Peuple sont difficiles, qu’il y faut faire entrer un fort grand nombre d’objets, & qu’elles manquent toujours d’exactitude par quelque cote, on est beaucoup plus sur de ce qu’on fait en suivant l’histoire d’un même Peuple, & comparant les progrès de ses connoissances avec les révolutions de ses mœurs. Or, le résultat de cet examen est que le beau tems, le tems de la vertu de chaque Peuple, a été celui do son ignorance ; & qu’a mesure qu’il est devenu savant, artiste, & philosophe, il a perdu ses mœurs & sa probité ; il est redescendu à cet égard au rang des Nations ignorantes & vicieuses qui sont la bonté de l’humanité. Si l’on vent s’opiniâtrer à y chercher des différences, j’en puis reconnoître une, & la voici : C’est que tous les Peuples barbares, ceux mêmes qui sont sans vertu honorent cependant toujours la vertu, au lieu qu’a force de progrès, les Peuples savans & Philosophes parviennent enfin à la tourner en ridicule & à la mépriser. C’est quand une nation est une fois à ce point qu’on peut dire que la corruption est au comble & qu’il ne faut plus espérer de remèdes.

Tel est le sommaire des choses que j’ai avancées, & dont je cross avoir donne les preuves. Voyons maintenant celui de la Doctrine qu’on m’oppose.

"Les hommes sont mechans naturellement ; ils ont été tels avant la formation des sociétés ; & par-tout ou les sciences n’ont pas porte leur flambeau, les Peuples, abandonnes aux seules facultés de l’instinct, réduits avec les lions & les ours à une vie purement animale, sont demeures plonges dans la barbarie & dans la misère."

"La Grece seule dans les anciens tems pensa & s’éleva par l’esprit à tout ce qui peut rendre un Peuple recommendable. Des Philosophes formèrent ses mœurs & lui donnerent des loix."

"Sparte, il est, vrai, fut pauvre & ignorante par institution & par choix ; mais ses loix avoient de grands défauts, ses Citoyens un grand penchant à se laisser corrompre ; sa gloire fut peu solide, & elle perdit bientôt ses institutions, ses loix & ses mœurs."

"Athenes & Rome dégénerent aussi. L’une céda à la fortune de la Macédoine ; l’autre succomba sous sa propre grandeur, parce que les loix d’une petite ville n’etoient pas faites pour gouverner le monde : S’il est arrive quelquefois que la gloire des grands Empires n’ait pas dure long-tems avec celle des lettres, c’est qu’elle etoit à son comble lorsque les lettres y ont été cultivées, & que c’est le sort des choses humaines de ne pas durer long-tems dans le même etat. En accordant donc que l’altération des loix & des mœurs aient influe sur ces grands evenemens, on ne sera point force de convenir que les Sciences & les Arts y aient contribue : & l’on peut observer, au contraire, que le progrès & la décadence des lettres est toujours en proportion avec la fortune & l’abaissement des Empires."

"Cette vérité se confirme par l’expérience des tems, ou l’on voit dans une Monarchie vraie & puissante la prospérité de l’Etat, la culture des Sciences & des Arts, & la vertu guerrière concourir à la fois à la gloire & à la grandeur de l’Empire."

"Nos mœurs sont les meilleures qu’on puisse avoir ; plusieurs vices ont été proscrits parmi nous ; ceux qui nous restent appartiennent à l’humanité, & les Sciences n’y ont nulle part."

"Le luxe n’a rien non plus de commun avec elles ; ainsi les désordres qu’il peut causer ne doivent point leur être attribues. D’ailleurs le luxe est nécessaire dans les grands Etats ; il y fait plus de bien que de mal ; il est utile pour occuper les Citoyens oisifs et donner du pain aux pauvres."

"La politesse doit être plutôt comptée au nombre des vertus qu’au nombre des vices : elle empêche les hommes de se montrer tels qu’ils sont ; précaution très-nécessaire pour les rendre supportables les uns aux autres." "Les Sciences out rarement atteint le but qu’elles se proposent ; mais au moins elles y visent. On avance a pas dans la connoissance de la vérité : ce qui n’empêche pas qu’on n’y fasse quelque progrès."

"Enfin quand il seroit vrai que les Sciences & les Arts amollissent le courage, les biens infinis qu’ils nous procurent ne seroient-ils pas encore préférables à cette vertu barbare & farouche qui fait frémir l’humanité ?" Je passe l’inutile & pompeuse revue de ces biens : & pour commencer sur ce dernier point par un aveu propre à prévenir bien du verbiage, je déclare une fois pour toutes que si quelque chose peut compenser la ruine des mœurs, je suis prêt à convenir que les Sciences sont plus de bien que de mal. Venons maintenant au reste.

Je pourrois sans beaucoup de risque supposer tout cela prouve, puisque de tout d’assertions si hardiment avancée, il y en à très-peu qui touchent le fond de la question, moins encore dont on puisse tires contre mon sentiment quelque conclusion valable, & que même la plupart d’entr’elles fourniroient de nouveaux argumens en ma faveur, si ma cause en avoir besoin.

En effet, 1. Si les hommes sont mechans par leur nature, il peut arriver, si son veut, que les Sciences produiront quelque bien entre leurs mains ; mais il est très-certain qu’elles y feront beaucoup plus de mal : il ne faut point donner d’armes à des furieux :

2. Si les Sciences atteignent rarement leur but, il y aura toujours beaucoup plus de tems perdu que de tems bien employé. Et quand il seroit vrai que nous aurions trouve les meilleures méthodes, la plupart de nos travaux seroient encore aussi ridicules que ceux d’un homme qui, bien sur de suivre exactement la ligne d’aplomb, voudroit mener un puits jusqu’au centre de la terre.

3. Il ne faut point nous faire tant de peur de la vie purement animale, ni la considérer comme le pire etat ou nous puissions tomber ; car il vaudroit encore mieux ressembler à une brebis qu’a un mauvais Ange.

4. La Grece fut redevable de ses mœurs & de ses loix à des Philosophes & à des Législateurs. Je le veux. J’ai déjà dit cent fois qu’il est bon qu’il y ait des Philosophes, pourvu que le Peuple ne se mêle pas de l’être.

5. N’osant avancer que Sparte n’avoit pas de bonnes loix, on blâme les loix de Sparte d’avoir eu de grands défauts : de sorte que, pour rétorquer les reproches que je fais aux Peuples savans d’avoir toujours été corrompus, on reproche aux Peuples ignorans de n’avoir pas atteint la perfection.

6. Le progrès des lettres est toujours en proportion avec la grandeur des Empires. Soit Je vois qu’on me parle toujours de fortune & de grandeur. Je parlois moi de mœurs & de vertu.

7. Nos mœurs sont les meilleures que de mechans hommes comme nous puissent avoir ; cela peut être. Nous avons proscrit plusieurs vices ; je n’en disconviens pas. le n’accuse point les hommes de ce siecle d’avoir tous les vices ; ils n’ont que ceux des ames lâches ; ils sont seulement fourbes & fripons. Quant aux vices qui supposent du courage & de la fermeté, je les en crois incapables. 8. Le luxe peut être nécessaire pour donner du pain aux pauvres : mais, s’il n’y avoit point de luxe, il n’y auroit point de pauvres.*

[* Le luxe nourrit cent pauvres dans nos villes, & en fait périr cent mille dans nos campagnes : l’argent qui circule entre les mains des riches & des Articles pour fournir à leurs superfluités, est perdu pour la subsistance du Laboureur ; & celui-ci n’a point d’habit, précisément parce qu’il faut du galon aux autres. Le gaspillage des matieres qui servent à la nourriture des hommes suffit seul pour rendre le luxe odieux à l’humanité.

Mes adversaires sont bienheureux que la coupable délicatesse de notre langue m’empêche d’entrer là-dessus dans des détails qui les seroient rougir de la cause qu’ils osent défendre. Il faut des jus dans nos cuisines ; voilà pourquoi tant de malades manquent de bouillon. Il faut des liqueurs sur nos tables ; voilà pourquoi le paysan ne boit que de l’eau. Il faut de la poudre à nos perruques ; voilà pourquoi tant de pauvres n’ont point de pain.] Il occupe les Citoyens oisifs. Et pourquoi y a-t-il des Citoyens oisifs ? Quand l’agriculture etoit en honneur, il n’y avoit ni misère ni oisiveté, & il y avoit beaucoup moins de vices.

9. Je vois qu’on a fort à Cœur cette cause de luxe, qu’on feint pourtant de vouloir séparer de celle des Sciences & des Arts. Je conviendrai donc, puisqu’on le veut si absolument, que le luxe sert au soutien des Etats, comme les Cariatides servent à soutenir les palais qu’elles décorent ; ou plutôt comme ces poutres dont on étaye des bâtimens pourris, & qui souvent achèvent de les renverser. Hommes sages & prudens, sortez de toute maison qu’on étaye.

Ceci peut montrer combien il me seroit aise de retourner en ma faveur la plupart des choses qu’on prétend m’opposer ; mais, à parler franchement, je ne les trouve pas assez bien prouvées pour avoir le courage de m’en prévaloir. On avance que les premiers hommes furent mechans ; d’ou il fuit que l’homme est méchant naturellement.*

[*Cette note est pour les Philosophes ; je conseille aux de la passer.

Si l’homme est méchant par sa nature, il est clair que les Sciences ne feront que le rendre pire ; ainsi voilà leur cause perdue par cette seule supposition. Mais il faut bien faire attention que, quoique l’homme soit naturellement bon, comme je le crois, & comme j’ai le bonheur de le sentir, il ne s’ensuit pas pour cela que les Sciences lui soient salutaires ; car toute position qui met un peuple dans le cas de les cultiver, annonce nécessairement un commencement de corruption qu’elles accélerent bien vite. Alors le vice de la constitution fait tout le mal qu’auroit pu faire celui de la nature, & les mauvais préjugés tiennent lieu des mauvais penchans.] Ceci n’est pas une affection de légère importance ; il me semble qu’elle eut biens valu la peine d’être prouvée. Les Annales de tous les peuples qu’on ose citer en preuve, sont beaucoup plus favorables à la supposition contraire ; & il faudroit bien des témoignages pour m’obliger de croire absurdité. Avant que ces mots affreux de tien & de mien fussent inventes ; avant qu’il y eut de cette espece d’hommes cruels & brutaux qu’on appelle maîtres, & de cette autre espece d’hommes fripons & menteurs qu’on appelle esclaves ; avant qu’il y eut des hommes assez abominables pour oser avoir du superflu pendant que d’autres hommes meurent de faim ; avant qu’une dépendance mutuelle les eut tous forces à devenir fourbes, jaloux & traîtres ; je voudrois bien qu’on m’expliquât en quoi pouvoient consister ces vices, ces crimes qu’on leur reproche avec tant d’emphase. On m’assure qu’on est depuis long-tems désabuse de la chimère de l’Âge d’or. Que n’ajoutoit-on encore qu’il y a long-tems qu’on est désabuse de la chimère de la vertu ?

J’ai dit que les premiers Grecs furent vertueux avant que la science les eut corrompus ; & je ne veux pas me rétracter sur ce point, quoiqu’en y regardant de plus près, je ne sois pas sans défiance sur la solidité des vertus d’un peuple si babillard, ni sur la justice des éloges qu’il aimoit tant à se prodiguer & que je ne vois confirmes par aucun autre témoignage. Que m’oppose-t-on à cela ? Que les premiers Grecs dont j’ai loue la vertu etoient éclaires & savans, puisque des Philosophes formèrent leurs mœurs & leur donnerent des loix ; mais avec cette maniere de raisonner, qui m’empêchera d’en dire autant de toutes les autres Nations ? Les Perses n’ont-ils pas eu leurs Mages, les Assyriens leurs Chaldéens, les Indes leurs Gymnosophistes, les Celtes leurs Druides ? Ochus n’a-t-il pas brille chez les Phéniciens, Atlas chez les Lybiens, Zoroastre chez les Perses, Zamolxis chez les Thraces ? Et plusieurs même n’ont-ils pas prétendu que la Philosophie etoit née chez les Barbares ? C’etoient donc des savans à ce compte que tous ces peuples-la ? À cote des Miltiade & des Themistocle, on trouvoit, me dit-on, les Aristide & les Socrate. À cote, si l’on veut ; car que m’importe ? Cependant Miltiade, Aristide, Themistocle, qui etoient des Héros, vivoient dans un tems, Socrate & Platon, qui etoient des Philosophes, vivoient dans un autre ; & quand on commença à ouvrir des écoles publiques de Philosophie, la. Grece avilie & dégénéré avoit déjà renonce à sa vertu & vendu sa liberté.

La superbe Asie vit briser ses forces innombrables contre une poignée d’hommes que la Philosophie conduisoit à la gloire. Il est vrai : la Philosophie de l’ame conduit à la véritable gloire, mais celle-là ne s’apprend point dans les livres. Tel est l’infaillible effet des connoissances de l’esprit. Je prie le Lecteur d’être attentif à cette conclusion. Les mœurs & les loix sont la seule source du véritable héroisine. Les sciences n’y ont donc que faire. En un mot, la Grece dut tout aux sciences, & le reste du monde dut tout à la Grece. La Grece ni le monde ne durent donc rien aux loix ni aux mœurs. J’en demande pardon à mes adversaires ; mais il n’y a pas moyen de leur passer ces sophismes.

Examinons encore un moment cette préférence qu’on prétend donner à la Grece sur tour les autres peuples, & dont il semble qu’on se soit fait un point capital. J’admirerai, si l’on veut, des peuples qui passent leur vie à la guerre ou dans les bois, qui couchent sur la terre & vivent de légumes. Cette admiration est en effet très-digne d’un vrai Philosophe : il n’appartient qu’au peuple aveugle & stupide d’admirer des gens qui passent leur vie, non à défendre leur liberté, mais à se voler & se trahir mutuellement pour satisfaire leur mollesse ou leur ambition, & qui osent nourrir leur oisiveté de la sueur du sang & des travaux d’un million de malheureux. Mais est-ce parmi ces gens grossiers qu’on ira chercher le bonheur ? On l’y chercheroit beaucoup plus raisonnablement, que la vertu parmi les autres. Quel spectacle nous presenteroit le Genre-humain compose uniquement de laboureurs, de soldats, de chasseurs & de bergers ? Un spectacle infiniment plus beau que celui du Genre-humain compose de Cuisiniers, de Poetes, d’Imprimeurs,d’Orfevres, de Peintres & de Musiciens. Il n’y a que le mot soldat qu’il faut rayer du premier Tableau. La Guerre est quelquefois un devoir, & n’est point faire pour être un métier. Tout homme doit être soldat pour la défense de sa liberté ; nul ne doit l’être pour envahir celle d’autrui : & mourir en servant la patrie est un emploi trop beau pour le confier à des mercenaires. Faut-il donc, pour être dignes du nom d’hommes, vivre comme les lions & les ours ? Si j’ai le bonheur de trouver un seul Lecteur impartial & ami de la vérité, je le prie de jeter un coup-d’œil sur la société actuelle, & d’y remarquer qui sont ceux qui vivent entr’eux comme les lions & les ours, comme les tigres & les crocodiles. Erigera-t-on en vertu les facultés de l’instinct pour se nourrir, se perpétue & se défendre ? Ce sont des vertus, n’en doutons pas, quand elles sont guidées par la raison & sagement ménagées r & ce sont, sur-tout, des vertus quand elles sont employées à l’assistance de nos semblables. Je ne vois-ici que des vertus animales peu conformes. À la dignité de notre être. Le corps est exerce, mais l’ame esclave ne fait que ramper & languir. Je dirois volontiers en parcourant les fastueuses recherches de toutes toutes nos Académies : " Je ne vois-là que d’ingénieuses subtilités, peu conformes à la dignité de notre être. L’esprit est exerce, mais l’ame esclave ne sait que ramper & languir." Otez les Arts du monde, nous dit-on ailleurs, que reste-t-i1 ? les exercices du corps & les passions. Voyez, je vous prie, comment la raison & la vertu sont toujours oubliées ! Les Arts ont donne l’être aux plaisirs de famé, les seuls qui soient dignes de nous. C’est-à-dire qu’ils en ont substitue d’autres à celui de bien faire, beaucoup plus digne de nous encore. Qu’on suive l’esprit de tout ceci, on y verra, comme dans les raisonnemens de la plupart de mes adversaires, un enthousiasme si marque sur les merveilles de l’entendement, que cette autre faculté infiniment plus sublime & plus capable d’élever & d’ennoblir l’ame, n’y est jamais comptée pour rien ? Voilà l’effet toujours assure de la culture des lettres. Je suis sur qu’il n’y a pas actuellement un savant qui n’estime beaucoup plus l’éloquence de Ciceron que son zele, & qui n’aimât infiniment mieux avoir compose les Catilinaires que d’avoir sauve son pays.

L’embarras de mes adversaires est visible toutes les fois qu’il faut parler de Sparte. Que ne donneroient-ils point pour que cette fatale Sparte n’eut jamais existe ? & eux qui prétendent que les grandes actions ne sont bonnes qu’a être célébrées, à quel prix ne voudroient-ils point que les siennes ne l’eussent jamais été. C’est une terrible chose qu’au milieu de cette fameuse Grece qui ne devoit, dit-on, sa vertu qu’a la Philosophie, l’Etat ou la vertu a été la plus pure & à dure le plus long-tems ait été précisément celui ou il n’y avoit point de Philosophes. Les mœurs de Sparte ont toujours été proposées en exemples à toute la Grace ; toute la Grece etoit corrompue, & il y avoit encore de la vertu à Sparte ; toute la Grece etoit esclave, Sparte seule etoit encore libre : cela est dessolant. Mais enfin la fière Sparte perdit ses mœurs & sa liberté, comme les avoit perdues la savante Athenes ; Sparte à fini. Que puis-je répondre la à cela ?

Encore deux observations sur Sparte, & je passe à autre chose ; voici la premiere. Après avoir été plusieurs fois sur le point de vaincre, Athenes fut vaincue, il est vrai ; & il est surprenant qu’elle ne l’eut pas été plutôt, puisque l’Attique etoit un pays tout ouvert, & qui ne pouvoit se défendre que par la supériorité de succès. Athenes eut du vaincre par toutes sortes de raisons. Elle etoit plus grande & beaucoup plus peuplée que Lacedemone ; elle avoit de grands revenus & plusieurs peuples etoient ses tributaires ; Sparte n’avoit rien de tout cela. Athenes sur-tout par l’a position avoit un avantage dont Sparte etoit privée, qui la mit en etat de désoler plusieurs fois le Péloponnèse, & qui devoit seul lui assurer l’Empire de la Grece. C’etoit un port vaste & commode ; c’etoit une Marine formidable dont elle etoit redevable à la prévoyance de ce rustre de Themistocle qui ne savoit pas jouer de la flûte. On pourroit donc être surpris qu’Athenes, avec tant d’avantages, ait pourtant enfin succombe. Mais quoique la guerre du Péloponnèse, qui à ruine la Grece, n’ait fait honneur ni à l’une ni à l’autre République, & qu’elle ait surtout été de la part des Lacédémoniens une infraction des maximes de leur sage Législateur, il ne faut pas s’étonner qu’a la longue le vrai courage l’ait emporte sur les ressources, ni même que la réputation de Sparte lui en ait donne plusieurs qui lui facilitèrent la victoire. En vérité, j’ai bien de la honte de savoir ces choses-là, & d’être force de les dire.

L’autre observation ne sera pas moins remarquable. En voici le texte, que je crois devoir remettre sous les yeux du Lecteur.

Je suppose que tous les etats dont la Grece etoit composée, eussent suivi les mêmes loix que Sparte, que nous resteroit-il de cette contrée si célébré ? À peine son nom seroit parvenu jusqu’a nous. Elle auroit dédaigne de former des historiens pour transmettre sa gloire à la postérité ; le spectacle de ses farouches vertus eut été perdu pour nous ; il nous seroit indifférent, par conséquent, qu’elles eussent existe ou non. Les nombreux systèmes de Philosophie qui ont épuise toutes les combinaisons possibles de nos idées, à qui, s’ils n’ont pas étendu beaucoup les limites de notre esprit, nous ont appris du moins ou elles etoient fixées ; ces chefs-d’œuvre d’éloquence & de poésie qui nous ont enseigne toutes les routes du cœur ; les Arts utiles ou agréables qui conservent ou embellissent la vie ; enfin, l’inestimable tradition des pensées & des actions de tous les grands hommes, qui ont fait la gloire ou le bonheur de leurs pareils : toutes ces précieuses richesses de l’esprit eussent été perdues pour jamais. Les siecles se seroient accumules, les générations des hommes se seroient succédées comme celle des animaux, sans aucun fruit pour la postérité, & n’auroient laisse après elles qu’un souvenir confus de leur existence, le monde auroit vieilli, & les hommes seroient demeures dans une enfance éternelle.

Supposons à notre tour qu’un Lacédémonien pénétré de la force de ces raisons eut voulu les exposer à ses compatriotes ; & tachons d’imaginer le discours qu’il eut pu faire dans la place publique de Sparte.

"Citoyens, ouvrez les yeux & sortez de votre aveuglement. Je vois avec douleur que vous ne travaillez qu’a acquérir de la vertu, qu’a exercer votre courage & maintenir votre liberté ; & cependant vous oubliez le devoir plus important d’amuser les oisifs des races futures. Dites-moi, à quoi peut être bonne la vertu, si ce n’est a faire du bruit dans le monde ? Que vous aura servi d’être gens de bien, quand personne ne parlera de vous ? Qu’importera aux siecles à venir que vous vous soyez dévoues à la mort aux Termopiles pour le salut des. Athéniens, si vous ne laissez comme eux ni systèmes de Philosophie, ni vers, ni comédies, ni statues ?*

[* Périclès avoit de grands talens, beaucoup d’éloquence, de magnificence & de goût : il embellit Athenes d’excellens ouvrages de sculpture, d’édifices somptueux & de chefd’œuvre dans tous les arts. Aussi Dieu fait comment il a est prône par la foule des ecrivains ! Cependant il reste encore à savoir si Périclès a été un bon Magistrat : car dans la conduite des Etats il ne s’agit pas d’élever des statues, mais de bien gouverner des hommes. je ne m’amuserai point à développer les motifs secrets de la guerre du Péloponnèse, qui fut la ruine de la République ; je ne rechercherai point si le conseil d’Alcibiade etoit bien ou mal fonde, si Periclés fut justement ou injustement accuse de malversation ; je demander seulement si les Athéniens devinrent meilleurs ou pires sous son gouvernement ; je prierai qu’on me nomme quelqu’un parmi les Citoyens ; parmi esclaves, même parmi ses propres enfans, dont ses soins aient fait un homme de bien. Voilà pourtant, ce me semble, la premiere fonction du Magistrat & du Souverain. Car le plus court & le plus sur moyen de rendre les hommes heureux, n’est pas d’orner leurs villes ni même de les enrichir, mais de les rendre bons.] Hâtez-vous donc d’abandonner des loix qui ne sont bonnes qu’a vous rendre heureux ; ne songez qu’a faire beaucoup parler de vous quand vous ne serez plus ; & n’oubliez jamais que, si l’on ne celebroit les grands hommes, il seroit inutile de l’être."

Voilà, je pense, à-peu-près ce qu’auroit pu dire cet homme, si les Ephores l’eussent laisse achever.

Ce n’est pas dans cet endroit seulement qu’on nous avertit que la vertu n’est bonne qu’a faire parler de foi. Ailleurs on nous vante encore les pensées du Philosophe, parce qu’elles sont immortelles & consacrées à l’admiration de tous les siecles ; tandis que les autres voient disparoître leurs idées avec le jour, la circonstances, le moment qui les a vu naître. Chez les trois quarts des hommes, le lendemain efface la veille, sans qu’il en reste la moindre trace. Ah ! il en reste au moins quelqu’une dans le témoignage d’une bonne conscience, dans les malheureux qu’on a soulages, dans les bonnes actions qu’on a faites, & dans la mémoire de ce Dieu bienfaisant qu’on aura servi en silence. Mort ou vivant, disoit le bon Socrate, l’homme de bien n’est jamais oublie des Dieux.On me répondra, peut-être, que ce n’est pas de ces sortes de pensées qu’on a voulu : parler ; & moi je dis, que toutes les autres ne valent pas la peine qu’on en parle.

Il est aise de s’imaginer que faisant si peu de cas de Sparte, on ne montre gueres plus d’estime pour les anciens Romains. On consent à croire que c’etoient de grands hommes, quoiqu’ils ne fissent que de petites choses. Sur ce pied-là j`avoue qu’il y long-tems qu’on n’en fait plus que de grandes. On reproche à leur tempérance & à leur courage de n’avoir pas été de vrais vertus, mais des qualités forcées : *

[*Je vois la plupart des esprits de mon tems faire les ingénieux à obscurcir la gloire des belles & généreuses actions anciennes, leur donnant quelque interprétation vile, & leur controuvant des occasions & des causes vaines. Grande subtilité ! Qu’on me donne faction la plus excellente & pure, je m’en vais y fournir vraisemblablement cinquante vicieuses intentions. Dieu fait, à qui les vent étendre, quelle diversité d’images ne souffre notre interne volonté. Ils ne font pas tant malicieusement que lourdement & grossièrement les ingénieux avec leur médisance. La même peine qu’on prend à détracter ces grands noms, & la même licence, je la prendrois volontiers à leur donner un tour d’épaule pour les hausser. Ces rares figures & triées pour l’exemple du monde par le consentement des sages, je ne me feindrois pas de les recharges d’honneur, autant que mon invention pourroit, en interprétation & favorables circonstances. Et il faut croire que les efforts de notre invention sont bien au -dessous de leur mérite. C’est l’office de gens de bien de peindre la vertu la plus belle qu’il se puisse. Et ne messieroit pas quand la passion nous transporteroit à la faveur de si saintes formes. Ce n’est pas Rousseau qui dit tout cela, c’est Montagne.] cependant quelques pages après, on avoue que Fabricius meprisoit l’or de Pyrrhus, & son ne peut ignorer que l’histoire Romaine est pleine d’exemples de la facilite qu’eussent eue à s’enrichir ces Magistrats, ces guerriers vénérables qui faisoient tant de cas de leur pauvreté.*

[*Curius refusant les présens de Samnites, disoit qu’il aimoit mieux commander à ceux qui avoient de l’or que d’en avoir lui-même. Curius avoit raison. Ceux qui aiment les richesses sont faits pour commander. Ce n’est pas la force de l’or qui asservit les méprisent pour commander. Ce n’est pas la force de l’or qui asservit les pauvres aux riches, mais c’est qu’ils veulent s’enrichir à leur tout ; sans cela, ils seroient nécessairement les maîtres. ] Quant au courage ne fait-on pas que la lâcheté ne sauroit entendre raison ? & qu’un poltron ne laisse pas de fuir, quoique sur d’être tue en fuyant ? C’est, dit-on, vouloir contraindre un homme sort & robuste à bégayer dans un berceau, que de vouloir rappeller les grands Etats aux petites vertus des petites Républiques. Voilà une phrase qui ne doit pas être nouvelle dans les Cours. Elle eut été très-digne de Tibere ou Catherine de Médicis, & je ne doute pas que l’un & l’autre n’en aient souvent employé de semblables.

Il seroit difficile d’imaginer qu’il salut mesurer la morale avec un instrument d’arpenteur. Cependant on ne sauroit dire que l’étendue des etats soit tout-à-fait indifférente aux mœurs des Citoyens. Il y a surement quelque proportion entre ces choses ; je ne sais si cette proportion ne seroit point inverse. *

[*La hauteur de mes adversaires me donneroit à la fin de l’indiscrétion, si je continuois à disputer contre eux. Ils croient m’en imposer avec leur mépris pour les petits Etats : ne craignent-ils point que je ne leur demande une fois s’ils est bon qu’il y en ait de grands ?] Voilà une importance question à méditer ; & je crois qu’on peut bien la regarder encore comme indécise, malgré le ton, plus méprisant que philosophique avec lequel elle est ici tranchée en deux mots.

C’etoit, continue-t-on, la folie de Caton : avec l’humeur & les préjugés héréditaires dans sa famille, il déclama toute sa vie, combattit & mourut sans avoir rien fait d’utile pour sa patrie. Je ne fais s’il n’a rien fait pour sa patrie ; mais je sais qu’il a beaucoup fait pour le genre-humain, en lui donnant le spectacle & le modele de la vertu la plus pure qui ait jamais existe : il a appris à ceux qui aiment sincèrement le véritable honneur, à savoir résister aux vices de leur siecle & à détester cette horrible maxime des gens à la mode qu’il faut faire comme les autres ; maxime avec laquelle ils iroient loin sans doute, s’ils avoient le malheur de tomber dans quelque bande Cartouchiens. Nos descendans apprendront un jour que dans ce siecle de sages & de Philosophes, le plus vertueux des hommes a été tourne en ridicule & traite de fou, pour n’avoir pas voulu souiller sa grande ame des crimes de ses contemporains, pour n’avoir pas voulu être un scélérat avec César & les autres brigands de son tems.

On vient de voir comment nos Philosophes parlent de Caton. On va voir comment en parloient les anciens l’Philosophes. Ecce spectaculum dignum ad quod respiciat, intentus operi suo, Deus. Ecce par Deo dignum, vir fortis cum mala fortunâ compositus. Non video, inquam, quid habeat in terris Jupiter pulchrius, si convertere animum velit, quàm ut spectet Catonem, jam, partibus non semel fractis, nihilominus inter ruinas publicas erectum.

Voici ce qu’on nous dit ailleurs des premiers Romains. J’admire les Brutes, les Décius, les Lucrece, les Virginius, les Scevola. C’est quelque chose dans le siecle ou nous-sommes. Mais j’admirerai encore plus un etat puisant & bien gouverne. Un etat puissant, & bien gouverne ! Et moi aussi vraiment. Où les Citoyens ne seront point condamnes à des vertus si cruelles. J’entends ; il est plus commode de vivre dans une constitution de choses ou chacun soit dispense d’être homme de bien. Mais si les Citoyens de cet etat qu’on admire, se trouvoient réduits par quelque malheur ou à renoncer à la vertu, ou à pratiquer ces vertus cruelles, & qu’ils eussent la force de faire leur devoir, seroit-ce donc une raison de les admire moins ?

Prenons l’exemple qui révolte le plus notre siecle, & examinons la conduite de Brutes souverain Magistrat, faisant mourir ses enfans qui avoient conspire contre l’Etat dans un moment critique ou il ne faloit presque rien pour le renverser. Il est certain que, s’il leur eut fait grace ; son collègue eut infailliblement sauve tous les autres complices, & que la République etoit perdue. Qu’importe, me dira-t-on ? Puisque cela est si indifférent, supposons donc qu’elle eut subsiste, & que Brutes ayant condamne à mort quelque malfaiteur, !e coupable lui eut parle ainsi : "Consul, pourquoi me fais-tu mourir ? Ai-je fait pis que de trahir ma patrie ? & ne suis-je je pas aussi ton enfant ?" Je voudrois bien qu’on prit la peine de me dire ce que Brutes auroit pu répondre.

Brutus, me dira-t-on encore, devoir abdiquer le Consulat, plutôt que de faire périr ses enfans. Et moi je dis que tout Magistrat qui, dans une circonstance aussi périlleuse, abandonne le soin de la patrie & abdique la Magistrature, est un traître qui mérite la mort.

Il n’y a point de milieu ; il faloit que Brutes fût un infâme, ou que les têtes de Titus & de Tiberinus tombassent par son l’ordre sous la hache des Licteurs. Je ne dis pas pour cela que beaucoup de gens eussent choisi comme lui.

Quoiqu’on ne se décide pas ouvertement pour les derniers tems de Rome, on laisse pourtant assez entende qu’on les préféré aux premiers ; & l’on a autant de peine à appercevoir de grands hommes à travers la simplicité de ceux-ci, que j’en ai moi-même à appercevoir d’honnêtes gens à travers la pompe des autres. On oppose Titus à Fabricius : mais on a omis cette différence, qu’au tems de Pyrrhus tous les Romains etoient des Fabricius, au lieu que sous le regne de Tite il n’y avoit que lui seul d’homme de bien. *

[*Si Titus n’eut été Empereur, nous n’aurions jamais entendu parler de lui ; car il eut continue de vivre comme les autres : & il ne devint homme de bien, que quand, cessant de recevoir l’exemple de son siecle, il lui fut permis d’en donner un meilleur. Privatus atque etiàm sub patre principe, ne odio quidem, nedum vituperatione publicâ caruit. At illi ea fama pro bono cessit, conversaque est in maximas laudes.] J’oublierai, si l’on veut, les actions héroiques des premiers Romains & les crimes des derniers : mais ce que je ne saurois oublier, c’est que la vertu etoit honore des uns & méprisée des autres ; & que quand il y avoir des couronnes pour les vainquez des jeux du Cirque, il n’y en avoir plus pour celui qui sauvoit la vie à un Citoyen. Qu’on ne croye pas, au reste, que ceci soit particulier à Rome. Il fut un tems ou la République d’Athenes etoit assez riche pour dépenser des sommes immenses à ses spectacles, & pour payer très-chèrement les Auteurs, les Comédiens, & même les Spectateurs : ce même tems fut celui ou il ne se trouva point d’argent pour défend l’Etat contre les entreprises de Philippe.

Un vient enfin aux peuples modernes ; & je n’ai garde suivre les raisonnemens qu’on juge à propos de faire à ce set sujet. Je remarquerai seulement que c’est un avantage peu honorable que celui qu’on se procure, non en réfutant les raisons de son adversaire, mais en l’empêchant de les dire.

Je ne suivrai pas non plus toutes les réflexions qu’on prend la peine de faire sur le luxe, sur la politesse, sur l’admirable éducation de nos enfans,*

[* Il ne faut pas demander si les peres & les maîtres seront attentifs à écarter mes dangereux ecrits des yeux leurs enfans & de leurs élevés. En effet, quel affreux désordre, quelle indécence ne seroit-ce point, si ces enfans si bien élevés venoient à dédaigner tout de jolies choses, & à préférer tout de bon la vertu au savoir ? Ceci me rappelle la réponse d’un précepteur Lacédémonien à qui l’on demandoit par moquerie ce qu’il enseigneroit à son éleve. Je lui apprendrai, dit-il, à aimer les choses honnêtes. Si je rencontrois un tel homme parmi nous, je lui dirois à l’oreille : gardez-vous bien de parler ainsi ; car vous jamais n’auriez de disciples ; mais dites que vous leur apprendrez à babiller agréablement, & je vous réponds de votre fortune.] sur les meilleures méthodes pour étendre nos connoissances, sur l’utilité des Science & l’agrément des beaux-Arts, & sur d’autres points dont plusieurs ne me regardent pas, dont quelques-uns se réfutent d’eux-mêmes, & dont les autres ont déjà été réfutes. Je me contenterai de citer encore quelques morceaux pris au hazard, & qui me paroîtront avoir besoin d’éclaircissement. Il faut bien que je me borne à des phrases, dans l’impossibilité de suivre des raisonnemens dont je n’ai pu saisir le fil.

On prétend que les Nations ignorantes qui ont eu des idées de la gloire & de la vertu, sont des exceptions singulieres qui ne peuvent former aucun préjugé les sciences. Fort bien ; mais toutes les Nations savantes, avec leurs belles idées de gloire & de vertu, en ont toujours perdu l’amour & la pratique. Cela est sans exception : passons à la preuve. Pour nous en convaincre, jettons les yeux sur l’immense continent de l’Afrique, ou nul mortel n’est assez hardi pour pénétrer, ou assez heureux pour l’avoir tente impunément. Ainsi de ce que nous n’avons pu pénétrer dans le continent de l’Afrique, de ce que nous ignorons ce qui s’y passe, on nous fait conclure que les peuples en sont charges de vices : c’est si nous avions trouve le moyen d’y porter les nôtres, qu’il faudroit tirer cette conclusion. Si j’étois chef de quelqu’un des peuples de la Nigritie, je déclare que je ferois élever sur la frontière du pays une potence ou je ferois pendre sans rémission le premier Européen qui oseroit y pénétrer & le premier Citoyen qui tenteroit d’en sortir.*

[*On me demandera peut- être quel mal peut faire à l’etat un Citoyen qui en sort pour n’y plus rentrer ? Il fait du mal aux autres par le mauvais exemple qu’il donne, il en fait à lui-même par les vices qu’il va chercher. De toutes manieres c’est à la loi de la prévenir, & il vaut encore mieux qu’il soit pendu que méchant.] L’Amérique ne nous offre pas des spectacles moins honteux pour l’espece humaine. Sur-tout depuis que les Européens y sont. On comptera cent peuples barbares ou sauvages dans l’ignorance pour un seul vertueux. Soit ; on en comptera du moins un :mais de peuple vertueux & cultivant les sciences, on n’en a jamais vu. La terre abandonnée sans culture n’est point oisive ; elle produit des poisons, elle nourrit des monstres. Voilà ce qu’elle commence à faire dans les lieux ou le goût des Arts frivoles à fait abandonner celui de l’agriculture. Notre ame, peut-on dire aussi, n’est point oisive quand la vertu l’abandonne. Elle produit des fictions, des Romans, des Satires, des Vers ; elle nourrit des vices.

Si des Barbares ont fait des conquêtes, c’est qu’ils etoient très-injustes. Qu’étions-nous donc, je vous prie, quand nous avons fait cette conquête de l’Amérique qu’on admire si fort ? Mais le moyen que des gens qui ont du canon, des cartes marines & des boussoles, puisent commettre des injustices ! Me dira-t-on que l’événement marque la valeur des Conquérans ? Il marque seulement leur ruse & leur habileté ; il marque qu’un homme adroit & subtil peut tenir de son industrie les succès qu’un brave homme n’attend que de sa valeur. Parlons sans partialité. Qui jugerons-nous le plus courageux, de l’odieux Cortez subjuguant le Mexique à force de poudre, de perfidie & de trahisons ; ou de l’infortune. Guatimozin étendu par d’honnêtes Européens sur des charbons ardens pour avoir ses trésors, tançant un de ses Officiers à qui le même traitement arrachoit quelques plaintes, & lui disant fièrement : Et moi, suis-je sur des roses ? Dire que les sciences sont nées de l’oisiveté, c’est abuser visiblement des termes ; elles naissent du loisir ; mais elles garantissent de l’oisiveté. De sorte qu’un homme qui s’amuseroit au bord d’un grand chemin à tirer sur les Passans, pourroit dire qu’il occupe son loisir à se garantir de l’oisiveté. Je n’entends point cette distinction de l’oisiveté & du loisir. Mais je sais très-certainement que nul honnête-homme ne peut jamais se vanter d’avoir du loisir, tant qu’il y aura du bien à faire, une Patrie à servir, des malheureux à soulager ; & je défie qu’on me montre dans mes principes aucun sens honnête dont ce mot loisir puisse être susceptible. Le Citoyen que ses besoins attachent à la charrue, n’est pas plus occupe que le Géométrie ou l’Anatomiste. Pas plus que l’enfant qui élevé un château de cartes, mais plus utilement. Sous prétexte que le pain est nécessaire, faut-il que tout le monde se mette à labourer la terre ? Pourquoi non ? Qu’ils paissent même, s’il le faut. J’aime encore mieux voir les hommes brouter l’herbe dans les champs, que s’entre-dévorer dans les villes : il est vrai que tels que je les demande, ils ressembleroient beaucoup à des bêtes ; & que tels qu’ils sont, ils ressemblent beaucoup à des hommes.

L’etat d’ignorance est un Etat de crainte de besoin. Tout est danger alors pour notre fragilité. La mort gronde sur nos têtes ; elle est cachée dans l’herbe que nous soûlons aux pieds : Lorsqu’on craint tout & qu’on a besoin de tout, quelle disposition plus raisonnable que celle de vouloir tout connoître ? Il faut que considérer les inquiétudes continuelles des Médecins & des Anatomistes sur leur vie & sur leur santé, pour savoir si les connoissances servent à nous rassurer sur nos dangers. Comme elles nous en découvert toujours beaucoup plus que de moyens de nous en garantir, ce n’est pas une merveille si elles ne sont qu’augmenter nos alarmes & nous rendre pusillanimes. Les animaux vivent sur tout cela dans une sécurité profonde, & ne s’en trouvent pas plus mal. Une Génisse n’a pas besoin d’étudier la botanique pour apprendre à trier son foin, & le loup dévore sa proie sans songer à l’indigestion. Pour répondre à cela, osera-t-on prendre le parti de l’instinct contre la raison ? C’est précisément ce que je demande.

Il semble, nous dit-on, qu’on ait trop de laboureurs, & qu’on craigne de manquer de Philosophes. Je demanderai à mon tour, si l’on craint que les professions lucratives ne manquent de sujets pour les exercer ? C’est bien mal connoître l’empire de la cupidité. Tout nous jette des notre enfance dans les conditions utiles. Et quels préjugés n’a-t-on pas à vaincre, quel courage ne faut-il pas, pour oser n’être qu’un Descartes, un Newton, un Locke ?

Leibnitz & Newton sont morts combles de biens & d’honneurs, & ils en meritoient encore davantage. Dirons-nous que c’est par modération qu’ils ne se point élevés jusqu’a la charrue ? Je connois assez l’empire de la cupidité, pour savoir que tout nous porte aux professions lucratives ; voilà pourquoi je dis que tout nous éloigne des professions utiles. Un Hebert, un Lafrenaye, un Dulac, un Martin gagnent plus d’argent en un jour, que tous les laboureurs d’une Province ne sauroient faire en un mois. e pourrois proposer un problème assez singulier sur le passage qui m’occupe actuellement. Ce seroit, en ôtant les deux premieres lignes & le lisant isole, de devine s’il est tire de mes ecrits ou de ceux de mes adversaires.

Les bons livres sont la seule défense des esprits foibles, c’est-à-dire des trois quarts des hommes, contre la contagion de l’exemple. Premièrement, les Savans ne seront jamais autant, de bons livres qu’ils donnent de mauvais exemples. Secondement, il y aura toujours plus de mauvais livres que de bons. En troisieme lieu, les meilleurs guides que les honnêtes gens puissent avoir, sont la raison & la conscience : Paucis est opus litteris ad mentem bonam. Quant à ceux qui ont l’esprit louche ou la conscience endurcie, la lecture ne peut jamais leur être bonne à rien. Enfin, pour quelque homme que ce soit, il n’y a de livres nécessaires que ceux de la Religion, les seuls que je n’ai jamais condamnes.

On prétend nous faire regretter l’éducation des Perses. Remarquez que c’est Platon qui prétend cela. J’avois cru me faire une sauve- garde de l’autorité de ce Philosophe : mais je vois que rien ne me peut garantir de l’animosité de mes adversaires :Tros Rutulusve fuat ; ils aiment mieux se percer l’un l’autre, que me donner le moindre quartier, & se sont plus de mal qu’a moi. *

[*Il me passe par la tête un nouveau projet de défense, & je ne réponds pas que je n’aye encore la foiblesse de l’exécuter quelque jour. Cette défense ne sera composée que de raisons tirées des Philosophes ; d’ou il s’ensuivra qu’ils ont tous été des bavards comme je le pretends, si l’on trouve leurs raisons mauvaises ; ou que j’ai cause gagnées, si on les trouve bonnes.] Cette éducation etoit, dit-on, sondée sur des principes barbares ; parce qu’on donnoit un maître pour l’exercice de chaque vertu, quoique la vertu soit indivisible, parce qu’il s’agit de l’inspirer, & non de l’enseigner ; d’en faire aimer la pratique, & non d’en démontrer la Théorie. Que de choses n’aurois-je point à répondre ? mais il ne faut pas faire au Lecteur l’injure de lui tout dire. Je me contenterai de ces deux remarques. La premiere, que celui qui veut élever un enfant, ne commence pas par lui dire qu’il faut pratiquer la vertu ; car il n’en seroit pas entendu ; mais il lui enseigne premièrement à être vrai, & puis à être tempérant, & puis courageux, etc & enfin il lui apprend que la collection de toutes ces choses s’appelle vertu. La seconde, que c’est nous qui nous content de démontrer la Théorie ; mais les Perses enseignoient la pratique.Voyez mon discours, page 53.

Tous les reproches qu’on fait à la Philosophe attaquent l’esprit humain. J’en conviens. Ou plutôt l’auteur de la nature, qui nous a fait tels que nous sommes. S’il nous a fait Philosophes, à quoi bon nous donner tant de peine pour le devenir ? Les Philosophes etoient des hommes ; ils se sont trompes ; doit-on s’en étonner ? C’est quand ils ne fe tromperont plus qu’il faudra s’en étonner. Plaignons-les, profitons de leurs fautes, & corrigeons-nous. Oui, corrigeons-nous, & ne philosophons plus.... Mille toutes conduisent à l’erreur, une seule mene à la vérité ? Voilà précisément ce que je disois. Faut-il être surpris qu’on se soit mépris si souvent sur celle-ci, & qu’elle ait été découverte si tard ? Ah ! nous l’avons donc trouvée à la fin !

On nous oppose un jugement de Socrate, qui porta, non sur les Savans, mais sur les Sophistes, non sur les sciences, mais sur l’abus qu’on en peut faire. Que peut demander de plus celui qui soutient que toutes nos sciences ne sont qu’abus & tous nos Savans que de vrais Sophistes ? Socrate étoit chef d’une secte qui enseignoit à douter. Je rabattrois bien de ma vénération pour Socrate, si je croyois qu’il eut eu la sorte vanité de vouloir être chef de secte. Et il censuroit avec justice l’orgueil de ceux qui prétendoient tout savoir. C’est- à -dire l’orgueil de tous les Savans. La vraie science est bien éloignée de cette affections. Il est vrai : mais c’est de la notre que reparle. Socrate est ici témoin contre lui-même. Ceci me paroit difficile à entendre. Le plus savant des Grecs ne rougissoit point de son ignorance. Le plus savant des Grecs ne savoit rien, de son propre aveu ; tirez la conclusion pour les autres. Les Sciences n’ont donc pas leurs sources dans nos vices. Nos Sciences ont donc leurs sources dans nos vices. Elles ne sont donc pas toutes nées de l’orgueil humain. J’ai déjà dit mon sentiment là-dessus. Déclamation vaine, qui ne peut faire illusion qu’a des esprits prévenus. Je ne sais point répondre à cela.

En parlant des bornes du luxe, on prétend qu’il ne faut pas raisonner sur cette matiere du passe au présent. Lorsque le hommes marchoient tout nuds, celui qui s’avisa le premier de porter des sabots, passa pour un voluptueux ; de siecle en siecle, on n’a cesse de crier à la corruption, sans comprendre ce qu’on vouloit dire.

II est vrai que jusqu’ à ce tems, le luxe, quoique souvent en regne, avoit du moins été regarde dans tous les âges comme la source funeste d’une infinité de maux. Il etoit réservé à M. Melon de publier le premier cette doctrine empoisonnée, dont la nouveauté lui a acquis plus de sectateurs que la solidité de ses raisons. Je ne crains point de combattre seul dans mon siecle ces maximes odieuses qui ne tendent qu’ à détruire & avilir la vertu, & à faire des riches & des misérables, c’est -à-dire, toujours des, mechans.

On croit m’embarrasser beaucoup en me demandant à quel point il faut borner le luxe ? Mon sentiment est qu’il n’en faut point du tour. Tout est source de mal au-delà du nécessaire faire physique. La nature ne nous donne que trop de besoins ; & c’est au moins une très-haute imprudence de les multiplier sans nécessité, & de mettre ainsi son ame dans une plus grands dépendance. Ce n’est pas sans raison que Socrate, regardant l’étalage d’une boutique, se félicitoit de n’avoir à faire de rien de tout cela. Il y a cent à parier contre un, que le premier qui porta des sabots etoit un homme punissable, à moins qu’il n’eut mal aux pieds. Quant à nous, nous sommes trop obliges d’avoir des souliers, pour n’être pas dispenses d’avoir de la vertu.

J’ai déjà dit ailleurs que je ne proposois point de bouleverser la société actuelle, de brûler les Bibliothèques & tous les livres, de détruire les Colleges & les Académies : & je dois ajouter ici que’ je ne propose point non plus de réduire les hommes à se contenter du simple nécessaire. Je sens bien qu’il ne faut pas former le chimérique projet d’en faire d’honnêtes gens : mais je me suis cru oblige de dire sans déguisement la vérité qu’on m’a demandée. J’ai vu le mal & tache d’en trouver les causes : d’autres plus hardis ou plus insensées pourront chercher le remede. Je me lasse & je pose la plume pour ne la plus reprendre dans cette trop longue dispute. J’apprends qu’un très-grand nombre d’Auteurs *

[* Il n’y a pas jusqu’a de petites feuilles critiques faites pour l’amusement des jeunes gens, ou l’on ne m’ait fait l’honneur de se souvenir de moi. Je ne les ai point lues & ne les lirai point très-assurément ; mais rien ne m’empêche d’en faire le cas qu’elles méritent, & je ne doute point que tout cela ne soit fort plaisant.] se sont exerces à me réfuter. Je suis très-fache de ne pouvoir répondre à tous ; mais je crois avoir montre, par ceux que j’ai choisis *

[* On m’assure que M. Gautier m’a fait l’honneur de me répliquer, quoique je ne lui eusse point refondu & que j’eusse même expose mes raisons pour n’en rien faire. Apparemment que M. Gautier ne trouve pas ces raisons bonnes, puisqu’il prend la peine de les réfuter. Je vois bien qu’il faut céder à M. Gautier ; & je conviens de très-bon cœur du tort que j’ai eu de ne lui pas répondre ; ainsi nous voilà, d’accord. Mon regret est de ne pouvoir réparer ma faute. Car par malheur il n’est plus tems & personne ne sauroit de quoi je veux parler.] pour cela, que ce n’est pas crainte qui me retient à l’égard des autres.

J’ai tache d’élever un monument qui ne dut point à l’Art & sa force & sa solidité : la vérité seule, à qui je l’ai consacre, à droit de le rendre inébranlable : &. si je repousse encore une fois les coups qu’on lui porte, c’est plus pour m’honorer moi-même en la défendant, que pour lui prêter un secours dont elle n’a pas besoin.

Qu’il me soit permis de protester en finissant, que le seul amour de l’humanité & de la vertu m’a fait rompre le silence ; & que l’amertume de mes invectives contre les vices dont je suis le témoin, ne naît que de la douleur qu’ils m’inspirent, & du désir ardent que j’aurois de voir les hommes plus heureux, & sur-tout plus dignes de l’être.

FIN. LETTRE DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU,

Sur une nouvelle Réfutation de son Discours, par un Académicien de Dijon.*

[* L’ouvrage auquel répond M. Rousseau, est une brochure in-8. en deux colonnes, imprimée en 1751, & contenant 132 pages. Dans l’une de ces colonnes est le Discours de M. Rousseau, qui a remporte le Prix de l’Académie de Dijon. Dans l’autre est une Réfutation de ce Discours. On y a joint des apostilles critiques, & une replique, à la réponse faite par M. Rousseau à M. Gautier. Cette replique ainsi que la nouvelle Réfutation, n’ont jamais paru dignes d’être insérées dans les Recueils des Œuvres de M. Rousseau.]

Je viens, Monsieur, de voir une Brochure intitulée :Discours qui a remporte le prix à l’Académie de Dijon en 1750, etc. accompagne de la réfutation de ce Discours, par un Académie de Dijon qui lui à refuse son suffrage ; & je pensois en parcourant cet Ecrit, qu’au lieu de s’abaisser jusqu’a être l’Editeur de mon Discours, l’Académicien qui lui refusa son suffrage, auroit bien du publier l’ouvrage auquel il savoit accorde ;ç’eût été une très-bonne maniere de réfuter le mien.

Voilà donc un de mes Juges qui ne dédaigne pas de devenir un de mes adversaires, & qui trouve très-mauvais que ses collègues m’aient honore du Prix : j’avoue que j’en ai été moi-même ; j’avois tache de le mériter, mais je n’avois rien fait pour l’obtenir. D’ailleurs, quoique je sçusse que les Académies n’adoptent point les sentimens des Auteurs qu’elles couronnent, & que le Prix s’accorde, non à celui qu’on croit avoir soutenu la meilleure cause, mais à celui qui a le mieux parle ; même en me supposant dans ce cas, j’étois bien éloigne d’attendre d’une Académie cette impartialité, dont les savans ne se piquent nullement toutes les fois qu’il s’agit de leurs intérêts :

Mais si j’ai été surpris de l’équité de mes Juges, j’avoue que je ne le suis pas moins de l’indiscrétion de mes adversaires : comment osent ils témoigner si publiquement leur mauvaise humeur sur l’honneur que j’ai reçu ? comment n’apperçoivent-ils point le tort irréparable qu’ils sont en cela leur propre cause ? Qu’ils ne se flattent pas que personne prenne le change sur le sujet de leur chagrin : ce n’est pas parce quel mon Discours est mal fait, qu’ils font fâches de le voir couronne ; on en couronne tous les jours d’aussi mauvais, & ils ne disent mot ; c’est par une autre raison qui touche de plus près à leur métier, & qui n’est pas difficile à voir. Je savois bien que le Sciences corrompoient les mœurs, rendoient les hommes injustes & jaloux, & leur faisoient tout sacrifier à leur intérêt à leur vaine gloire ; mais j’avois cru m’appercevoir que cela se faisoit avec un peu plus de décence & d’adresse : je voyois que les gens de lettres parloient sans cesse d’équité, de modération, de vertu, & que c’etoit sous la sauve-garde sacrée ces beaux mots qu’ils se livroient impunément à leurs passions & à leurs vices ; mais je n’aurois jamais cru qu’ils eussent le front de blâmer publiquement l’impartialité de leurs Confrères. Par-tout ailleurs, c’est la gloire des Juges de prononcer selon l’équité contre leur propre intérêt ; il n’appartient qu’aux Sciences de faire à ceux qui les cultivent, un crime de leur intégrité : voilà vraiment un beau privilege qu’elles ont la.

J’ose le dire, l’Académie ne Dijon en faisant beaucoup pour ma gloire, a beaucoup fait pour la sienne : un jour à venir les adversaires de ma cause tireront avantage de ce Jugement, pour prouver que la culture des Lettres peut s’associer avec l’équité & le désintéressement. Alors les Partisans de la vérité leur répondront : voilà un exemple particulier qui semble faire contre nous ; mais souvenez-vous du scandale que ce Jugement causa dans le tems parmi la foule des gens de Lettres, & de la maniere dont ils s’en plaignirent, & tirez de-la une juste conséquence sur leurs maximes.

Ce n’est pas, à mon avis, une moindre imprudence de se plaindre que l’Académie ait propose son sujet en problème : je laisse à part le peu de vraisemblance qu’il y avoit, que dans l’enthousiasme universel qui regne aujourd’hui, quelqu’un eut le courage de renoncer volontairement au Prix, en se déclarant pour la négative ; mais je ne sais comment des Philosophes osent trouver mauvais qu’on leur offre des voies de discussion : bel amour de la vérité, qui tremble qu’on n’examine le pour & le contre ! Dans les recherches de Philosophie, le meilleur moyen de rendre un sentiment suspect, c’est de donner l’exclusion au sentiment contraire : quiconque s’y prend ainsi, à bien l’air d’un homme de mauvaise soi, qui se défie de la bonté de sa cause. Toute la France est dans l’attente de la piece qui remportera cette année le Prix à l’Académie Françoise ; non-seulement elle effacera très-certainement mon Discours, ce qui ne sera gueres difficile, mais on ne sauroit même douter qu’elle ne soit un chef-d’œuvre. Cependant, que sera cela à la solution de la question ? rien du tout ; car chacun dira, après l’avoir lue :Ce discours est fort beau ; mais si l’Auteur avoit eu la liberté de prendre le sentiment contraire, il en eut peut-être fait un plus beau encore.

J’ai parcouru la nouvelle réfutation ; car c’en est encore une, &. je ne fais par quelle fatalité les ecrits de mes adversaires qui portent ce titre si décisif, sont toujours ceux ou je suis le plus mal réfute. Je l’ai donc parcourue cette réfutation, sans avoir le moindre regret à la résolution que l’art prise de ne plus répondre à personne ; je me contenterai de citer un seul passage, sur lequel le Lecteur pourra juger si j’ai tort ou raison : le voici.

Je conviendrai qu’on peut être honnête homme sans talens ; mais n’est-on engage dans la société qu’a être honnête homme ? Et qu’est-ce qu’un honnête homme ignorant & sans talens ? un fardeau inutile, à charge même à la terre, &c. Je ne répondrai pas, sans doute, à un Auteur capable d’écrire de cette maniere ; mais je crois qu’il peut m’en remercier.

Il n’y auroit gueres moyen, non plus, à moins que de vouloir être aussi diffus que l’Auteur, de répondre à la nombreuse collection des passages latins, des vers de la Fontaine, de Boileau, de Moliere, de Voiture, de Regnard, de M. Gresset, ni à l’histoire de Nemrod, ni à celle des Paysans Picards ; car que peut-on dire à un Philosophe, qui nous assure qu’il veut du mal aux ignorans, parce que son Fermier de Picardie, qui n’est pas un Docteur, le paye exactement, à la vérité, mais ne lui donne pas assez d’argent de sa terre ? L’Auteur est si occupe de ses terres, qu’il me parle même de la mienne. Une terre à moi ! la terre de Jean-Jaques Rousseau ! en vérité je lui conseille de me calomnier * un mot de Ciceron, soit : que j’aye fait des solécismes, à la bonne heure ; que je cultive les Belles-Lettres & la Musique, malgré le mal que j’en pense ; j’en conviendrai


[*Si l’Auteur me fait l’honneur de réfuter cette Lettre, il ne faut pas douter qu’il ne me prouve une belle & docte démonstration, soutenue de très-graves autorités, que ce n’est point un crime d’avoir une terre : en effet, il se peut que ce n’en soit pas un pour d’autres, mais c’en seroit un pour moi] plus adroitement.

Si j’avois à répondre à quelque partie de la réfutation, ce seroit aux personnalités dont cette critique est remplie ; mais comme elles ne sont rien à la question, je ne m’écarterai point de la constante maxime que j’ai toujours suivie de me refermer dans le sujet que je traite, sans y mêler rien de personnel : le véritable respect qu’on doit au Public, est de lui épargner, non de tristes vérités qui peuvent lui être utiles, mais bien toutes les petites hargneries d’Auteurs *

[* On peut voir dans le Discours de Lyon un très-beau modele de la maniere dont il convient aux Philosophes d’attaquer & de combattre sans personnalités & sans invectives. Je me flatte qu’on trouvera aussi dans ma réponse, qui est sous presse, un exemple de la maniere dont on peut défendre ce qu’on croit vrai, avec la force dont on est capable, sans aigreur contre ceux qui l’attaquent.] dont on remplit les Ecrits polémiques, & qui ne sont bonnes qu’a satisfaire une honteuse animosité. On veut que j’aye pris dans Clenard *

[*Si je disois qu’une si bizarre citation vient à coup sur de quelqu’un si l’on veut, je dois porter dans un âge plus raisonnable la peine des amusemens de ma jeunesse : mais enfin, qu’i importe tout cela, & au public & à la cause des Sciences ? Rousseau peut mal parler François, & que la Grammaire n’en soit pas plus utile à la vertu. Jean-Jaques peut avoir une mauvaise conduite, & que celle des Savans n’en soit pas meilleure : voilà toute la réponse que je ferai, & je crois, toute celle que je dois faire à la nouvelle réfutation.

Je finirai cette Lettre, & ce que j’ai à dire sur un sujet long-tems débattu, par un conseil à mes adversaires, qu’ils


à qui la méthode Grecque de Clenard est plus familière que les Offices de Ciceron, & qui par conséquent semble se porter assez gratuitement pour défenseur des bonnes Lettres ; si j’ajoutois qu’il y a des professions, comme par exemple, la Chirurgie, ou l’on emploie tant de termes dérives du Grec, que cela met ceux qui les exercent, dans la nécessite d’avoir quelques notions élémentaires de cette Langue ; ce seroit prendre le ton du nouvel adversaire, & répondre comme il auroit pu faire à ma place. Je puis répondre, moi, que quand j’ai hazarde le mot Investigation, j’ai voulu rendre un service à la Langue, en essayant d’y introduire un terme doux, harmonieux, dont le sens est déjà connu, & qui n’a point de synonyme en François. C’est, je crois, toutes les conditions qu’on exige pour autoriser cette liberté salutaire :

Ego cur, acquirere pauca Si possum, invideor ; cum lingua

Catonis & Ennî Sermonem Patrium ditaverit ?

J’ai sur-tout voulu rendre exactement mon idée ; je sais, il est vrai, que la premiere regle de tous nos Ecrivains, est d’écrire correctement, &, comme, ils disent, de parler François ; c’est qu’ils ont. des prétentions, & qu’ils veulent passer pour avoir la correction & de l’élégance. Ma premiere regle, à moi qui ne me soucie nullement de ce qu’on pensera de mon style, est de me faire entendre : toutes les fois qu’a l’aide de dix solécismes, je pourrai m’exprimer plus fortement ou plus clairement, je balancerai jamais. Pourvu que je sois bien compris des Philosophes, je laisse volontiers les Puristes courir après les mots.] mépriseront à coup sûr, & qui pourtant seroit plus avantageux qu’ils ne pensent au parti qu’ils veulent défendre ; c’est de ne pas tellement écouter leur zele, qu’ils négligent de consulter leurs forces, & quid valeant humeri. Ils me diront sans doute que j’aurois du prendre cet avis pour moi-même, & cela peut être vrai ; mais il y a au moins cette différence que j’étois seul de on parti, au lieu que le leur étant celui de la foule, les derniers venus sembloient dispenses de se mettre sur les rangs, ou obliges de faire mieux que les autres.

De peur que cet avis ne paroisse téméraire ou présomptueux, je joins ici un échantillon des raisonnemens de mes adversaires, par lequel on pourra juger de la justesse & de la force de leurs critiques : Les Peuples de l’Europe, at-je dit, vivoient il y a quelques siecles dans un Etat pire que l’ignorance ; je ne sais quel jargon scientifique, encore plus méprisable qu’elle, avoit usurpe le nom du savoir, & opposoit à son retour un obstacle presque invincible : il faloit une révolution pour ramener les hommes au sens commun. Les Peuples avoient perdu le sens commun, non parce qu’ils etoient ignorans, mais parce qu’ils avoient la bêtise de croire savoir quelque chose, avec les grands mots d’Aristote & l’impertinente doctrine de Raymond Lulle ; il faloit une révolution pour leur apprendre qu’ils ne savoient rien, & nous en aurions grand besoin d’une autre pour nous apprendre la même vérité. Voici là-dessus l’argument de mes adversaires : Cette révolution est due aux Lettres ; elles ont ramene le sens commun, de l’aveu de l’Auteur ; mais aussi, selon lui, elles ont corrompu les mœurs : il faut donc qu’un Peuple renonce au sens commun pour avoir de bonnes mœurs. Trois Ecrivains de suite ont répété ce beau raisonnement : je leur demande maintenant lequel ils aiment mieux que j’accuse, ou leur esprit, de n’avoir pu pénétrer le sens très-clair ce passage, ou leur mauvaise foi, d’avoir feint de ne pas l’entendre ? Ils sont gens de Lettres, ainsi leur choix ne sera pas douteux. Mais que dirons-nous des plaisantes interprétations qu’il plaît à ce dernier adversaire de prêter à la figure de Frontispice ? J’aurois cru faire injure aux Lecteurs, & les traiter comme. des enfans, de leur interpréter une allégorie si claire ;.de leur dire que le flambeau de Prométhée est celui des Sciences fait pour animer les grands génies ; que le Satyre, qui voyant le feu pour la premiere fois, court à lui, & veut l’embrasser, représente les hommes vulgaires, qui ; séduits par l’éclat des Lettres, se livrent indiscrètement à l’étude ; que le Prométhée qui crie & les avertit du danger, est le Citoyen de Geneve. Cette allégorie est juste, belle, j’ose la croire sublime. Que doit-on penser d’un Ecrivain qui l’a méditée, & qui n’a pu parvenir à l’entendre ? On peut croire que cet homme-là n’eut pas été un grand Docteur parmi les Egyptiens ses amis.

Je prends donc la liberté de proposer à mes adversaires, & sur-tout au dernier, cette sage leçon d’un Philosophe sur un autre sujet : sachez qu’il n’y a point d’objections qui puissent faire autant de tort à votre parti que les mauvaises reposes ; sachez que si vous n’avez rien dit qui vaille, on avilira votre cause, en vous faisant l’honneur de croire qu’il n’y avoit rien de mieux à dire.

Je suis, &.

FIN.


LE LÉVITE

D’ÉPHRAÏM.


LE LÉVITE
D’ÉPHRAÏM.

Séparateur


CHANT PREMIER.


Sainte colere de la vertu, viens animer ma voix ; je dirai les crimes de Benjamin, & les vengeances d’Israël ; je dirai des forfaits inouis, & des châtimens encore plus terribles. Mortels, respectez la beauté, les mœurs, l’hospitalité ; soyez justes sans cruauté, miséricordieux sans foiblesse ; & sachez pardonner au coupable, plutôt que de punir l’innocent.

Ô vous, hommes débonnaires, ennemis de toute inhumanité ; vous qui, de peur d’envisager les crimes de vos freres, aimez mieux les laisser impunis, quel tableau viens-je offrir à vos yeux ? Le corps d’une femme coupé par pieces ; ses membres déchirés & palpitans envoyés aux douze Tribus ; tout le peuple, saisi d’horreur, élevant jusqu’au Ciel une clameur unanime, & s’écriant de concert : non, jamais rien de pareil ne s’est fait en Israël, depuis le jour où nos Peres sortirent d’Égypte jusqu’à ce jour. Peuple saint, rassemble-toi ; prononce sur cet acte horrible, & décerne le prix qu’il a mérité. À de tels forfaits celui qui détourne ses regards est un lâche, un déserteur de la justice ; la véritable humanité les envisage, pour les connoître, pour les juger, pour les détester. Osons entrer dans ces détails, & remontons à la source des guerres civiles qui firent périr une des Tribus, & côuterent tant de sang aux autres. Benjamin, triste enfant de douleur, qui donnas la mort à ta mere, c’est de ton sein qu’est sorti le crime qui t’a perdu, c’est ta race impie qui put le commettre, & qui devoit trop l’expier.

Dans les jours de liberté ou nul ne régnoit sur le peuple du Seigneur, il fut un tems de licence ou chacun, sans reconnoître ni magistrat ni juge, etoit seul son propre maître & faisoit tout ce qui lui sembloit bon. Israel, alors épars dans les champs, avoit peu de grandes villes, & la simplicité de ses mœurs rendoit superflu l’empire des loix. Mais tous les cœurs n’etoient pas également purs, & les mechans trouvoient l’impunité du vice dans la sécurité de la vertu.

Durant un de ces courts intervalles de calme & d’égalité qui restent dans l’oubli parce que nul n’y commande aux autres & qu’on n’y fait point de mal, un Lévite des monts d’éphraim vit dans Bethléem une jeune fille qui lui plut. Il lui dit : Fille de Juda, tu n’es pas de ma Tribu, tu n’as point de frere ; tu es comme les filles de Salphaad, & je ne puis t’épouser selon la loi du Seigneur.*

[*Nombres C. XXXVI. v.8. Je sais que les enfans de Lévi pouvoient se marier dans toutes les Tribus, mais non dans le cas suppose.] Mais mon cœur, est à toi ; viens avec moi, vivons ensemble ; nous serons unis & libres ; tu seras mon bonheur, & je serai le tien. Le Lévite etoit jeune & beau ; la jeune fille sourit ; ils s’unirent, puis il l’emmena dans ses montagnes. Là, coulant une douce vie, si chere aux cœurs tendes & simples, il goûtoit dans sa retraite les charmes d’un amour partage : la, sur un sistre d’or fait pour chanter les louanges du Très-Haut, il chantoit souvent les charmes de sa jeune épouse. Combien de sois les coteaux du mont Heba1 retentirent de ses aimables chansons ? Combien de sois il la, mena sous l’ombrage, dans les vallons de Sichem, cueillir des roses champêtres & goûter le frais au bord des ruisseaux ? Tantôt il cherchoit dans les creux des rochers des rayons d’un miel dore dont elle faisoit ses délices ; tantôt dans le feuillage des oliviers il tendoit aux oiseaux des pièges trompeurs, & lui apportoit une tourterelle craintive qu’elle baisoit en la flattant, puis l’enfermant dans son sein, elle tressailloit d’aise en la sentant se débattre & palpiter. Fille de Bethléem, lui disoit-il, pourquoi pleures-tu toujours ta famille & ton pays ? Les enfans d’Ephraim n’ont-ils point aussi des fêtes, les filles de la riante Sichem sont-elles sans gaîté, les habitans de l’antique Atharot manquent-ils de force & d’ adresse ? Viens voir leurs jeux & les embellir. Donne-moi des plaisirs, ô ma bien-aimée ; en est-il pour moi d’autres que les riens ?

Toutefois la jeune fille s’ennuya du Lévite, peut-être parce qu’il ne lui laissoit rien à désirer à désire. Elle se dérobe & s’ensuit vers son pere, vers sa tendre mere, vers ses solâtres sœurs. Elle y croit retrouver les plaisirs innocens de son enfance, comme si elle y portoit le même âge & le même cœur.

Mais le Lévite abandonne ne pouvoir oublier sa volage épouser. Tout lui rappelloit dans sa solitude les jours heureux qu’il avoit passes auprès d’elle ; leurs jeux, leurs plaisirs, leurs querelles, & leurs tendres raccommodemens. Soit que le soleil levant dorât la cime des montagnes de Gelboe, soit qu’au soir un vent de mer vint rafraîchir leurs roches brûlantes, il erroit en soupirant dans les lieux qu’avoir aimes l’infidèle, & la nuit, seul dans sa couche nuptiale, il abreuvoit son chevet de ses pleurs.

Après avoir flatte quatre mois entre le regret & le dépit ; comme un enfant chasse du jeu par les autres feint n’en vouloir plus en brûlant de s’y remettre, puis enfin des pleurant d’y rentrer, le Lévite, entraîne par son amour, prend sa monture, & suivi de son serviteur avec deux ânes d’Epha charges de ses provisions & de dons pour les parens de la jeune fille, il retourne à Bethléem, pour se réconcilier avec elle & tacher de la ramener.

La jeune femme l’appercevant de loin tressaillit, court au-devant de lui, & l’accueillant avec caresses l’introduit dans la maison de son pere ; lequel apprenant son arrivée accourt aussi plein de joie, l’embrasse, le reçoit, lui, son serviteur, son équipage, & s’empresse à le bien traiter. Mais le Lévite ayant le cœur serre ne pouvoir parler ; néanmoins ému par le bon accueil de la famille, il leva les yeux sur sa jeune épouse, & lui dit : Fille d’Israel, pourquoi me fuis-tu ? Quel mal t’ai-je fait ? La jeune fille se mit à pleurer en se couvrant le visage. Puis il dit au pere : rendez-moi ma compagne ; rendez-la moi pour l’amour d’elle ; pourquoi vivroit-elle seule & délaissée ? Quel autre que moi peut honorer comme sa femme celle que j’ai reçu vierge ?

Le pere regarda sa fille, & la fille avoit le cœur attendri du retour de son mari. Le pere dit donc à son gendre : mon fils, donnez-moi trois jours ; passons ces trois jours dans la joie, & le quatrieme jour vous & ma fille partirez en paix. Le Lévite resta donc trois jours avec son beau-pere & toute sa famille, mangeant & buvant familièrement avec eux : & la nuit du quatrieme jour, se levant avant le soleil, il voulut partir. Mais son beau-pere l’arrêtant par la main lui dit : Quoi ! voulez-vous partir à jeun ? Venez fortifier votre estomac, & puis vous partirez. Ils se mirent donc à table, & après avoir mange & bu, le pere lui dit : mon fils, je vous supplie de vous réjouir avec nous encore aujourd’hui. Toutefois le Lévite se levant vouloir partir ; il croyoit ravir à l’amour le tems qu’il passoit loin de sa retraite, livre à d’autres qu’a sa bien-aimée. Mais le pere ne pouvant se résoudre à s’en séparer engagea sa fille d’obtenir encore cette journée ; & la fille, caressant son mari, le fit rester jusqu’au lendemain.

Des le matin, comme il etoit prêt à partir, il fut encore arrête par son beau-pere, qui le força de se mettre à table en attendant le grand jour ; & le tems s’ecouloit sans qu’ils s’en apperçussent. Alors le jeune homme s’étant lève pour partir avec sa femme & son serviteur, & ayant prépare toute chose ; ô, mon fils ! lui dit le pere ; vous voyez que le jour s’avance & que le soleil est sur son déclin. Ne vous mettez pas si tard en route ; de grace, réjouissez mon cœur encore le reste de cette journée ; demain des le point du jour vous partirez sans retard : & en disant ainsi, le bon vieillard etoit tout saisi ; ses yeux paternels se remplissoient de larmes. Mais le Lévite ne se rendit point, & voulut partir à l’instant. Que de regrets coûta cette séparation funeste ! Que de touchans adieux furent dits & recommences ! Que de pleurs les sœurs de la jeune fille versèrent sur son visage ! Combien de fois elles la reprirent tour-à-tour dans leurs bras ! Combien de fois sa mere éplorée, en la serrant derechef dans les siens, sentit les douleurs d’une nouvelle séparation ! Mais son pere en l’embrassant ne pleuroit pas : ses muettes étreintes etoient mornes & convulsives ; des soupirs tranchans soulevoient sa poitrine. Hélas ! il sembloit prévoir l’horrible sort de l’infortunée. Oh, s’il eut su qu’elle ne reverroit jamais l’aurore ! S’il eut su que ce jour etoit le dernier de ses jours....Ils partent enfin, suivis des tendres bénédictions de toute leur famille, & de vœux qui meritoient d’être exauces. Heureuse famille, qui dans l’union la plus pure, coule au sein de l’amitié ses paisibles jours, semble n’avoir qu’un cœur à tous ses membres. Oh innocence des mœurs, douceur d’ame, antique simplicité, que vous êtes aimables ! Comment la brutalité du vice a-t-elle pu trouver place au milieu de vous ? Comment les fureurs de la barbarie n’ont-elles pas respecte vos plaisirs ? CHANT SECOND.

Le jeune Lévite suivoit sa route avec sa femme, son serviteur & son bagage, transporte de joie de ramener l’amie de son cœur, & inquiet du soleil & de la poussiere, comme une mere qui ramene son enfant chez la nourrice, & craint pour lui les injures de l’air. Déjà l’on découvroit la ville de Jebus à main droite, & ses murs aussi vieux que les siecles, leur offroient un asyle aux approches de la nuit. Le serviteur dit donc à son maître ; vous voyez le jour prêt à finir : avant que les ténèbres nous surprennent, entrons dans la ville des Jébuséens, nous y chercherons un asyle, & demain, poursuivant notre voyage, nous pourrons arriver à Geba.

À Dieu ne plaise, dit le Lévite, que je loge chez un peuple infidèle, & qu’un Cananéen donne le couvert au ministre du Seigneur. Non, mais allons jusques à Gabaa chercher l’hospitalité chez nos freres. Ils laissèrent donc Jérusalem derrière eux ; ils arrivèrent après le coucher du soleil à la hauteur de Gabaa, qui est de la Tribu de Benjamin. Ils se détournerent pour y passer la nuit, & y étant entres, ils allèrent s’asseoir dans la place publique ; mais nul ne leur offrit un asyle, & ils demeuroient à découvert.

Hommes de nos jours,. ne calomniez pas les mœurs de vos peres. Ces premiers tems, il est vrai, n’abondoient pas comme les vôtres en commodités de la vie ; de vils métaux n’y suffisoient pas à tout : mais l’homme avoit des entrailles qui faisoient le reste : l’hospitalité n’etoit pas vendre, & l’on n’y trafiquoit pas des vertus.Les fils de Jémini n’etoient pas les seuls, sans doute, dont les cœurs de fer fussent endurcis ; mais cette dureté n’etoit pas commune. Par-tout avec la patience on trouvoit des freres ; le voyageur dépourvu de tout, ne manquoit de rien.

Après avoir attendu long-tems inutilement, le Lévite alloit détacher son bagage, pour en faire à la jeune fille un lit moins dur que la terre nue ; quand il apperçut un homme vieux, revenant sur le tard de les champs & de ses travaux rustiques. Cet homme etoit comme lui des monts d’Ephraim, & il etoit venu s’établir autrefois dans cette ville parmi les enfans de Benjamin.

Le vieillard élevant les yeux, vit un homme & une femme assise au milieu de la place, avec un serviteur des bêtes de somme & du bagage. Alors s’approchant, il dit au Lévite : Etranger, d’ou êtes-vous, & ou allez-vous ? lequel lui répondit ; nous venons de Bethléem, ville de Juda : nous retournons dans notre demeure sur le penchant du mont d’ephraim, d’ou nous étions venus ; & maintenant nous cherchions l’hospice du Seigneur ; mais nul n’a voulu nous loger. Nous avons du grain pour nos animaux, du pain, du vin pour moi, pour, votre servante, & pour le garçon qui nous suit ; nous avons tout ce qui nous est nécessaire, il nous manque seulement le couvert. Le vieillard lui répondit ; paix. vous soit mon frere : vous ne resterez point dans la place, si quelque chose vous manque, que le crime en soit sur moi. Ensuite il les mena dans sa maison, fit décharger leur équipage, garnir le râtelier pour leurs bêtes, & ayant fait laver les pieds à ses hôtes, il leur fit un festin de Patriarches, simple & sans faste mais abondant. Tandis qu’ils etoient à table avec leur cote & sa fille,*

[*Dans l’usage antique les femmes de la maison ne se mettoient pas à table avec leurs hôtes, quand c’etoient des hommes ; mais lorsqu’il y avoit des femmes, elles s’y mettoient avec elles.] promise à un jeune homme du pays, & que dans la gaîté d’un repas offert avec joie, ils se delaissoient agréablement, les hommes de cette ville, enfans de Bélial, sans joug, sans frein, sans retenue, & bravant le Ciel comme les Cyclopes du Mont Etna, vinrent environner la maison, frappant rudement à la porte, & criant au vieillard d’un ton menaçant :Livre-nous ce jeune etranger que sans conge tu reçois dans nos murs, que sa beauté nous paye le prix de cet asyle, & qu’il expie ta témérité. Car ils avoient va le Lévite sur la place, &, par un reste de respect pour le plus sacre de tous les droits, n’avoient pas voulu le loger dans leurs maisons pour lui faire violence ; mais ils avoient complote de revenir le surprendre au milieu de la nuit, & ayant sa que le vieillard lui avoit donne retraite, ils accouroient sans justice & sans honte pour l’arracher de sa maison.

Le vieillard entendant ces forcenés, se trouble, s’effraye, & dit au Lévite : nous sommes perdus. Ces mechans ne sont pas des gens que la raison ramene, & qui reviennent jamais de ce qu’ils ont résolu. Toutefois il sort au-devant d’eux pour tacher de les fléchir. Il se prosterne, & levant au Ciel ses mains pures de toute rapine, il leur dit : Oh mes freres ! quels discours avez-vous prononces ? Ah ! ne faites pas ce mal devant le Seigneur ; n’outragez-pas ainsi la nature, ne violez pas la sainte hospitalité. Mais voyant qu’ils ne l’écoutoient point, & que, prêts à le maltraiter lui-même, ils alloient forcer la maison, le vieillard au désespoir prit à l’instant son parti, & faisant signe de la main pour se faire entendre au milieu du tumulte, il reprit d’une voix plus forte : non, moi vivant un tel forfait ne déshonorera point mon hôte & ne souillera point ma maison : Mais, ecoutez, hommes cruels, les supplications d’un malheureux pere. J’ai une fille encore vierge, promise à l’un d’entre vous ; je vais l’amener pour vous être immolée, mais seulement que vos mains sacrilèges s’abstiennent de toucher au Lévite du Seigneur. Alors, sans attendre leur réponse, il court chercher sa fille pour racheter son. hôte aux dépens de son propre sang.

Mais le Lévite, que jusqu’a cet insistant la terreur rendoit immobile, se réveillant à ce déplorable aspect, prévient le généreux vieillard, s’élance au-devant de lui, le force à rentrer avec sa fille, & prenant lui-même sa compagne bien aimée, sans lui dire un seul mot, sans lever les yeux sur elle, l’entraîne jusqu’a la porte, & la livre à ces maudits. Aussi-tôt ils entourent la jeune fille à demi-morte, la saisissent, se l’arrachent sans pitié ; tels dans leur brutale furie qu’au pied de Alpes glacées un troupeau de loups affames surprend une foible génisse, se jette sur elle & la déchire, au retour de l’abreuvoir. Oh misérables, qui détruisez votre espece par les plaisirs destines à la reproduire, comment cette beauté mourante ne glace-t-elle point vos féroces desirs ? Voyez ses yeux déjà fermes à la lumière, ses traits effaces, son visage éteint ; la pâleur de la mort à.couvert ses joues, les violettes livides en ont chasse les roses, elle n’a plus de voix pour gémir, ses mains n’ont plus de force repousser vos outrages : Hélas ! elle est déjà morte ! Barbares, indignes du nom d’hommes ; vos hurlemens ressemblent aux cris de l’horrible Hyène, & comme ellez, vous dévorez les cadavres.

Les approches du jour qui rechasse les bêtes farouches dans leurs tanières avant disperse ces brigands, l’infortunée use le reste de sa force à se traîner jusqu’au logis du vieillard ; elle tombe à la porte la face contre terre & les bras étendus sur le seuil. Cependant, après avoir passe la nuit à remplir la maison de son hôte d’imprécations & de pleurs, le Lévite prêt à sortir ouvre la porte & trouve dans cet etat celle qu’il a tant aimée. Quel spectacle pour son cœur déchire ! Il éleve un cri plaintif vers le ciel vengeur du crime : puis, adressant la parole à la jeune fille ; lève-toi, lui dit-il, fuyons la malédiction qui couvre cette terre : viens, ô ma compagne ! je suis cause de ta perte, je serai ta consolation : périsse l’homme injuste & vil qui jamais te reprochera ta misère ; tu m’es plus respectable qu’avant nos malheurs. La jeune fille ne répond point : il se trouble, son cœur saisi d’effroi commence la craindre de plus grands maux : il l’appelle dere-chef, il regarde, il la touche ; elle n’etoit plus. Ô fille trop aimable, & trop aimée ! c’est donc pour cela que je t’ai tire de la maison de ton pere ? Voilà donc le fort que te préparoit mon amour ? Il acheva ces mots prêt à la suivre, & ne lui survéquit que pour la venger.

Des cet instant, occupe du seul projet dont son ame etoit remplie il fut sourd à tout autre sentiment ; l’amour, les regrets, la pitié, tout en lui se change en fureur. L’aspect même de ce corps, qui devroit le faire fondre en larmes, ne lui arrache plus ni plaintes ni pleurs : il le contemple d’un œil sec & sombre ; il n’y voit plus qu’un objet de rage & de désespoir. Aide de son serviteur, il le charge sur sa monture & l’emporte dans sa maison. La, sans hésiter, sans trembler, le barbare ose couper ce corps en douze pieces ; d’une main ferme & sure il frappe sans crainte, il coupe la chair & les os, il sépare la tête & les membres, & après avoir fait aux Tribus ces envois effroyables, il les précede à Maspha, déchire ses vêtemens, couvre sa tête de cendres, se prosterne à mesure qu’ils arrivent & réclame & grands cris la justice du Dieu d’IsraËl. CHANT TROISIEME.

Cependant vous eussiez vu tout le Peuple de Dieu, s’émouvoir, s’assembler, sortir de ses demeures, accourir de toutes les Tribus à Maspha devant le Seigneur, comme un nombreux ; essaim d’abeilles se rassemble en bourdonnant autour de leur Roi. Ils vinrent tous, ils vinrent de toutes parts, de tous les cantons, tous d’accord comme un seul homme depuis Dan jusqu’a Beersabée, & depuis Galaad jusqu’a Maspha.

Alors le Lévite, s’étant présente dans un appareil lugubre, fut interroge par les anciens devant l’assemblée sur le meurtre de la jeune fille, & il leur parla ainsi : "Je suis entre dans Gabaa ville de Benjamin avec ma femme pour y passer la nuit ; & les gens du pays ont entoure la maison ou j’étois loge, voulant m’outrager & me faire périr. J’ai été force de livrer ma femme à leur débauche, & elle est morte en sortant de leurs mains. Alors j’ai pris son corps, je l’ai mis en pieces, & je vous les ai envoyées à chacun dans vos limites. Peuple du Seigneur, j’ai dit la vérité ; faites ce qui vous semblera juste devant le Très-Haut."

À l’instant il s’éleva dans tout Israel un seul cri, mais éclatant, mais unanime : Que le sang de la jeune femme retombe sur ses meurtriers. Vive l’Eternel ! nous ne rentrerons point dans nos demeures, & nul de nous ne retournera sous ’son toit que Gabaa ne soit extermine. Alors le Lévite s’écria d’une forte : béni soit Israel qui punit l’infamie & venge le sang innocent. Fille de Bethléem, je te porte une bonne nouvelle ; ta mémoire ne restera point sans honneur. En disant ces mots, il tomba sur sa face, & mourut. Son corps fut honore de funérailles publiques. Les membres de la jeune femme furent rassembles & mis dans le même sépulcre, & tout Israel pleura sur eux.

Les apprêts de la guerre qu’on alloit entreprendre commencèrent par un ferment solemnel de mettre à mort quiconque negligeroit de s’y trouver. Ensuite on fit le dénombrement de tous les Hébreux portans armes, & l’on choisit dix de cent, cent de mille, & mille de dix mille, la dixieme partie de peuple entier, dont on fit une armée de quarante mille hommes qui devoir agir contre Gabaa, tandis qu’un pareil nombre etoit charge des convois de munitions & de vivres pour l’approvisionnement de l’armée. Ensuite le Peuple vint à Silo devant l’arche du Seigneur, en disant ; quelle Tribu commandera les autres contre les enfans de Benjamin ? Et le Seigneur répondit ; c’est le sang de Juda qui crie vengeance ; que Juda fait votre chef.

Mais avant de tirer le glaive contre leurs freres, ils envoyèrent à la Tribu de Benjamin des Hérauts, lesquels : dirent aux Benjamites. Pourquoi cette horreur se trouve-t-elle au milieu de vous ? Livrez-nous ceux qui l’ont commise, afin qu’ils meurent, & que le mal soit ôte du sein d’Israel.

Les farouches enfans de Jemini, qui n’avoient pas ignore l’assemblée de Malpha, ni la révolution qu’on y avoir prise, s’étant prépares de leur cote, crurent que leur valeur les dispensoit d’être justes. Ils n’écouterent point d’exhortation de leurs freres, &, loin de leur accorder la satisfaction qu’ils leur devoient, ils sortirent en armes de toutes les villes de leurs partages, & accoururent à la défense de Gabaa, sans se laisser essayer par le nombre, & résolus de combattre seuls tout le peuple réuni. L’armée de Benjamin se trouva de vingt-cinq mille hommes tirant l’epée, outre le habitans de Gabaa, au nombre de sept-cents hommes bien aguerris, maniant les armes des deux mains avec la même adresse & tous si excellens tireurs de fronde qu’ils pouvoient attendre un cheveu, sans que la pierre déclinât de cote ni d’autre.

L’armée d’Israel s’étant assemblée & ayant élu ses chefs vint camper devant Gabaa, comptant emporter aisément cette place. Mais les Benjamites étant sortis en bon ordre, l’attaquent, la rompent, la poursuivent avec furie, la terreur les précede & la mort les suit. On voyoit les forts d’Israel en déroute tomber par milliers sous leur epée, & les champs de Rama se couvrir de cadavres, comme les fables d’Elath se couvrent des nuées de sauterelles qu’en vent brûlant apporte & tue en un jour. Vingt-deux mille hommes de l’armée d’Israel périrent dans ce combat : mais leurs freres ne se découragerent point, & se fiant à leur force & à leur grand nombre encore plus qu’a la justice de leur cause, ils vinrent le lendemain se ranger en bataille dans le même lieu.

Toutefois avant que de risquer un nouveau combat, ils etoient montes la veille devant le Seigneur, & pleurant jusqu’au soir en sa présence ils l’avoient consulte sur le sort de cette guerre. Mais il leur dit ; allez & combattez ; votre devoir dépend-il de l’événement ? Comme ils marchoient donc vers Gabaa, les Benjamites firent une sortie par toutes les portes, & tombant sur eux avec plus de fureur que la veille, ils les désirent, & les poursuivirent avec un tel acharnement, que dix-huit mille hommes de que guerre périrent encore ce jour-la dans l’armée d’Israel. Alors tout le peuple vint derechef se prosterner & pleurer devant le Seigneur, & jeûnant jusqu’au soir, ils offrirent des oblations & des sacrifices.. Dieu d’Abraham, disoient-ils en gémissant, ton peuple, épargné tant de fois dans ta juste colere, périra-t-il pour vouloir ôter le mal de son sein ? Puis, s’étant présentes devant l’Arche redoutable, & consultant derechef le Seigneur par la bouche de Phinées fils d’Eléazar, ils lui dirent : marcherons-nous encore contre nos freres, ou laisserons-nous en paix Benjamin ? La voix du Tout-Puissant daigna leur répondre : Marchez, & ne vous fiez plus en votre nombre, mais au Seigneur qui donne &. ôte le courage comme il lui, plaît : Demain je livrerai Benjamin entre vos mains.

À l’instant ils sentent déjà dans leurs cœurs l’effet de cette promesse. Une valeur froide & sure succédant à leur brutale impétuosité les éclaire & les conduit. Ils s’apprêtent posément au combat, & ne s’y. présentent plus en forcenés, mais en hommes sages & braves qui savent vaincre sans fureur, & mourir sans désespoir. Ils cachent des troupes derrière le coteau de Gabaa, & se rangent en bataille avec le reste de leur armée, ils attirent loin de la ville les Benjamites, qui, sur leurs premiers succès, pleins d’une confiance trompeuse sortent plutôt pour les tuer que pour les combattre ; ils poursuivent avec impétuosité l’armée qui cède & recule à dessein devant eux ; ils arrivent après elle jusqu’ou se joignent les chemins de Béthel & crient cri s’animant au carnage ; ils tombent nous comme les premieres fois. Aveugles, qui dans l’éblouissement d’un vain succès ne voient pas l’Ange de la vengeance qui vole déjà sur leurs rangs, arme du glaive exterminateur.

Cependant le corps de troupes cache derrière le coteau, sort de son embuscade en bon ordre, au nombre de dix mille hommes, & s’étendant autour de la Ville, l’attaque, la force, en passe tous les habitans au fil de l’epée, puis élevant une grande fumée, il donne à l’armée le signal convenu, tandis que le Benjamite acharne, s’excite à poursuivre sa victoire.

Mais les forts d’IsraËl ayant apperçu le signal, firent face à l’ennemi en Baha1-Tamar. Les Benjamites, surpris de voir bataillons d’IsraËl se former, se développer, s’étendre, fondre sur eux, commencèrent à perdre courage, & tournant le dos, ils virent avec effroi les tourbillons de fumée qui leur annonçoient le désastre de Gabaa. Alors frappes de terreur à leur tour, ils connurent que le bras du Seigneur les avoit atteints, & fuyant en déroute vers le désert, ils furent environnes, poursuivis, tues, foules aux pieds ; tandis que divers detachemens entrant dans les Villes, y mettoient à mort chacun dans son habitation.

En ce jour de colere & de meurtre, presque toute la Tribu de Benjamin, au nombre de vingt-six mille hommes, périt sous l’epée d’Israel ; savoir, dix-huit mille hommes dans leur premiere retraite depuis Menuha jusqu’a l’Est du coteau, cinq mille dans la déroute vers le désert, deux mille qu’on atteignit pris de Guidhon, & le reste dans les places qui furent brûlées, & dont tous les habitans hommes & femmes, jeunes & vieux, grands & petits, jusqu’aux bêtes, furent mis à mort, sans qu’on fit grace à aucun : en sorte que ce beau pays, auparavant si vivant, si peuple, si fertile, & maintenant moissonne par la flamme & par le fer, n’offroit plus qu’une affreuse solitude couverte de cendres & d’ossemens.

Six cents hommes seulement, dernier reste de cette malheureuse Tribu échapperent au glaive d’Israel, &. se réfugierent au rocher de Rhimmon, ou ils resterent caches quatre mois, pleurant trop tard le forfait de leurs freres, & la misère ou il les avoit réduits.

Mais les Tribus victorieuses voyant le sang qu’elles avoient verse, sentirent la plaie qu’elles s’etoient faite. Le peuple vint & se rassemblant devant la maison du ’Dieu fort, éleva autel sur lequel il lui rendit ses hommages, lui offrant des holocaustes & des actions de grâces ; puis élevant sa voix, il pleura ; il pleura sa victoire après avoir pleure sa défaite, Dieu d’Abraham,s’écrioient-ils dans leur affliction, ah ! ou sont tes promesses, & comment ce mal est-il arrive à ton peuple qu’une Tribu soit éteinte en Israel ? Malheureux humains qui ne savez ce qui vous est bon, vous avez beau vouloir sanctifier vos passions ; elles vous punissent toujours des excès qu’elles vous sont commettre, & c’est en exauçant vos vœux injustes que le Ciel vous les fait expier. CHANT QUATRIEME.

Après avoir gémi du mal qu’ils avoient fait dans leur colere, les enfans d’Israel y chercheront quelque remede qui put rétablir en son entier la race de Jacob mutilée. Emus de compassion pour les six cents hommes réfugies au rocher de Rhimmon, ils dirent ; que serons-nous pour conserver ce dernier & précieux reste d’une de nos Tribus presque éteinte ? Car ils avoient jure par le Seigneur, disant ; si jamais aucun d’entre nous donne sa fille au fils d’in enfant de Jemini & mêle son sang au sang de Benjamin. Alors pour éluder un ferment si cruel, méditant de nouveaux carnages, ils firent le dénombrement de l’armée, pour voir si, malgré l’engagement solemnel, quelqu’un d’eux avoit manque de s’y rendre, & il ne s’y trouva nul des habitans de Jabés de Galaad. Cette branche des enfans de Manassé, regardant moins à la punition du crime qu’a l’effusion du sang fraternel, s’etoit refusée à des vengeances plus atroces que le forfait, sans considérer que le parjure & la désertion de la cause commune sont pires que la cruauté. Hélas ! La mort, la mort barbare fut le prix de leur injuste pitié. Dix mille hommes détaches de l’armée d’Israel reçurent & exécuterent cet ordre effroyable ; Allez, exterminez Jabès de Galaad & tous ses habitans, hommes, femmes, enfans, excepte les seules filles vierges que vous amènerez au camp, afin qu’elles soient données en mariage aux enfans de Benjamin. Ainsi pour réparer la désolation de tant et meurtres, ce peuple farouche en commit de plus grands ; semblable en sa furie à ces globes de fer lances par nos machines embrasées, lesquels, tombes à terre après leur premier effet, se relèvent avec une impétuosité nouvelle, & dans leurs bonds inattendus, renversent & détruisent des rangs entiers.

Pendant cette exécution funeste, Israel envoya des paroles de paix aux six cents de Benjamin réfugies au rocher de Rhimmon ; & ils revinrent parmi leurs freres. Leur retour ne fut point un retour de joie : ils avoient la contenance abattue & les yeux baisses ; la honte & le remords couvroient leurs visages & tout Israel consterne, pouffa des lamentations en voyant ces tristes restes d’une de ses Tribus bénites, de laquelle Jacob avoit dit : "Benjamin est un loup dévorant ; au matin il déchirera sa proie, & le soir il partagera le butin."

Après que les dix mille hommes envoyés à Jabès furent de retour, & qu’on eut dénombre les filles qu’ils amenoient, il ne s’en trouva que quatre cents, & on les donna à autant de Benjamites, comme une proie qu’on venoit de ravir pour eux. Quelles noces pour de jeunes vierges timides, dont on vient d’égorger les freres, les peres, les meres devant leurs yeux, & qui reçoivent des liens d’attachement & d’amour par des mains dégoûtantes du sang de leurs proches ! Sexe toujours esclave ou tyran, que l’homme opprime ou qu’il adore, & qu’il ne peut pourtant rendre heureux ni l’être, qu’en le laissant égal à lui.

Malgré ce terrible expédient, il restoit deux cents hommes à pourvoir, & ce peuple, cruel dans sa pitié même & à qui le sang de ses freres coûtoit si peu, songeoit peut-être à faire pour eux de nouvelles veuves, lorsqu’un vieillard de Lébona parlant aux anciens leur dit : hommes Israélites, ecoutez l’avis d’un de vos freres. Quand vos mains se lasseront-elles du meurtre des innocens ? Voici les jours de la solemnité de l’Eternel en Silo. Dites ainsi aux enfans de Benjamin : Allez, & mettez des embûches aux vignes : puis quand vous verrez que les filles de Silo sortiront pour danser avec des flûtes, alors vous les envelopperez, & ravissant chacun sa femme, vous retournerez vous établir avec elles au pays de Benjamin.

Et quand les peres ou les freres des jeunes filles viendront se plaindre à nous, nous leur dirons ; ayez pitié d’eux pour l’amour de nous & de vous-mêmes qui êtes leur freres ; puisque n’ayant pu les pourvoir après cette guerre & ne pouvant leur donner nos filles contre le ferment, nous serons coupables de leur perte si nous les laissons périr sans descendans.

Les enfans donc de Benjamin firent ainsi qu’il leur fut dit, & lorsque les jeunes filles sortirent de Silo pour danser, ils s’élancerent & les environnerent. La craintive troupe fuit, se disperse ; la terreur succède à leur innocente gâité ; chacune appelle à grands cris ses compagnes, & court de toutes ses forces. Les ceps déchirent leurs voiles, la terre est jonchée de leurs parures, la course anime leur teint & l’ardeur des ravisseurs. Jeunes beautés ou courez-vous ? En fuyant l’oppresseur qui vous tombez dans des bras qui vous enchaînent. Chacun ravit la sienne, & s’efforçant : de l’appaiser l’effraye encore plus car ses carresses qui par sa violence. Au tumulte qui s’éleve, aux cris qui se sont entendre au loin tout le peule accourt ; les peres & meres écartent la foule & veulent dégager leurs files ; les ravisseurs autorises défendent leur proie ; enfin les anciens font entendre leur voix, & le peuple, ému de compassion pour les Benjamites s’intéresse en leur faveur.

Mais les peres, indignes de l’ouvrage fait à leurs filles, ne cessoient point leurs clameurs. Quoi ! s’écrioient-ils avec véhémence, des files d’IsraËl seront-elles asservies & traitées en esclaves sous les yeux du Seigneur ? Benjamin nous sera-t-il comme le Moabite & l’Idumeen ? Ou est la liberté du peuple de Dieu ? Partagée entre la justice & la pitié, l’assemblée prononce enfin que les captives seront remises en liberté & décideront elles-mêmes de leur fort. Les ravisseurs forces de céder à ce jugement les relâchent à regret, & tachent de substituer à la force des moyens plus puissans sur leurs jeunes cœurs. Aussi-tôt elles s’échappent & fuient toutes ensemble ; ils les suivent, leur tendent les bras, & leur crient ; filles de Silo, ferez-vous plus heureuses avec d’autres ? Les restes de Benjamin sont-ils indignes de vous fléchir ? Mais plusieurs d’entr’elles, déjà liées par des attachemens secrets palpitoient d’aise d’échapper à leurs ravisseurs. Axa, la tendre Axa parmi les autres, en s’élançant dans les bras de sa mere qu’elle voit accourir, jette furtivement les yeux sur le jeune Elmacin auquel elle etoit promise, & qui venoit plein de douleur & de rage la dégager au prix de son sang. Elmacin la revoit, tend les bras, s’écrie & ne peut parler ; la course & l’émotion l’ont mis hors d’haleine. Le Benjamite apperçoit ce transport, ce coup-d’œil ; il devine tout, il gémit & prêt à se retirer il voit arriver le Pere d’Axa.

C’etoit le même vieillard auteur du conseil donné aux Benjamites. Il avoit choisi lui-même Elmacin pour son gendre ; mais sa probité l’avoit empêché d’avertir sa fille du risque auquel il exposoit celles d’autrui.

Il arrive, & la prenant par la main : Axa, lui dit-il, tu connois mon cœur ; j’aime Elmacin, il eût été la consolation de mes vieux jours : mais le salut de ton peuple & l’honneur de ton pere doivent l’emporter sur lui. Fais ton devoir ma fille, & sauve-moi de l’opprobre parmi mes freres ; car j’ai conseillé tout ce qui s’est fait. Axa baisse la tête & soupire sans répondre ; mais enfin levant les yeux, elle rencontre ceux de son vénérable pere. Ils ont plus dit que sa bouche : elle prend son parti. Sa voix foible à tremblante prononce à peine dans un foible & dernier adieu le nom d’Elmacin qu’elle n’ose regarder, & se retournant à l’instant demi-morte, elle tombe dans les bras du Benjamite.

Un bruit s’excite dans l’assemblée. Mais Elmacin s’avance & fait figue de la main. Puis élevant la voix : écoute, ô Axa, lui dit-il, mon vœu solemnel. Puisque je ne puis être à toi, je ne serai jamais à nulle autre : le seul souvenir de nos jeunes ans que l’innocence & l’amour ont embellis me suffit. Jamais le fer n’a passé sur ma tête, jamais le vin n’a mouillé mes levres, mon corps est aussi pur que mon cœur : Prêtres du Dieu vivant, je me voue à son service ; recevez le Nazaréen du Seigneur.

Aussi-tôt, comme par une inspiration subite, toutes les filles, entraînées par l’exemple d’Axa imitent son sacrifice, & renonçant à leurs premieres amours se livrent aux Benjamites qui les suivoient. À ce touchant aspect il s’éleve un cri de joie au milieu du Peuple. Vierges d’Éphraïm, par vous Benjamin va renaître. Béni soit le Dieu de nos peres : il est encore des vertus en Israël,


LETTRES

À SARA.



Jam nec spes animi credula mutui.
Hor.



AVERTISSEMENT.


On comprendra sans peine comment une espece de défi a pu faire écrire ces quatre Lettres. On demandoit si un Amant d’un demi-siecle pouvoit ne pas faire rire. Il m’a semblé qu’on pouvoit se laisser surprendre à tout âge, qu’un Barbon pouvoit même écrire jusqu’à quatre Lettres d’Amour, & intéresser encore les honnêtes gens, mais qu’il ne pouvoit aller jusqu’à six sans se déshonorer. Je n’ai pas besoin de dire ici mes raisons, on peut les sentir en lisant ces Lettres ; après leur lecture on en jugera.


LETTRES

À SARA.




PREMIERE LETTRE.


Tu lis dans mon cœur, jeune Sara ; tu m’as pénétré, je le sais, je le sens. Cent fois le jour ton œil curieux vient épier l’effet de tes charmes. À ton air satisfait, à tes cruelles bontés, à tes méprisantes agaceries, je vois que tu jouis en secret de ma misere ; tu t’applaudis avec un souris moqueur du désespoir où tu plonges un malheureux, pour qui l’amour n’est plus qu’un opprobre. Tu te trompes, Sara, je suis à plaindre, mais je ne suis point à railler : je ne suis point digne de mépris, mais de pitié, parce que je ne m’en impose ni sur ma figure ni sur mon âge, qu’en aimant je me sens indigne de plaire, & que la fatale illusion qui m’égare, m’empêche de te voir telle que tu es, sans m’empêcher de me voir tel que je fuis. Tu peux m’abuser sur tout, hormis sur moi-même : tu peux me persuader tout au monde, excepté que tu puisses partager mes feux insensés. C’est le pire de mes supplices de me voir comme tu me vois ; tes trompeuses caresses ne sont pour moi qu’une humiliation de plus, & j’aime avec la certitude affreuse de ne pouvoir être aimé.

Sois donc contente. Hé bien, oui, je t’adore ; oui, je brûle pour toi de la plus cruelle des passions. Mais tente, si tu l’oses, de m’enchaîner à ton char comme un soupirant à cheveux gris, comme un amant barbon qui veut faire l’agréable, &, dans son extravagant délire, s’imagine avoir des droits sur un jeune objet. Tu n’auras pas cette gloire, ô Sara, ne t’en flatte pas : tu ne me verras point à tes pieds vouloir t’amuser avec le jargon de la galanterie, ou t’attendrir avec des propos langoureux. Tu peux m’arracher des pleurs, mais ils sont moins d’amour que de rage. Ris, si tu veux, de ma foiblesse ; tu ne riras pas, au moins, de ma crédulité.

Je te parle avec emportement de ma passion, parce que l’humiliation est toujours cruelle, & que le dédain est dur à supporter : mais ma passion, toute folle qu’elle est, n’est point emportée ; elle est à la fois vive & douce comme toi. Privé de tout espoir, je suis mort au bonheur & ne vis que de ta vie. Tes plaisirs sont mes seuls plaisirs ; je ne puis avoir d’autres jouissances que les tiennes, ni former d’autres vœux que tes vœux. J’aimerois mon Rival même si tu l’aimois ; si tu ne l’aimois pas, je voudrois qu’il pût mériter ton amour ; qu’il eût mon cœur pour t’aimer plus dignement & te rendre plus heureuse. C’est le seul desir permis à quiconque ose aimer sans être aimable. Aime & sois aimée, ô Sara. Vis contente, & je mourrai content.



SECONDE LETTRE.


Puisque je vous ai écrit, je veux vous écrire encore. Ma premiere faute en attire une autre ; mais je saurai m’arrêter, soyez-en sure ; & c’est la maniere dont vous m’avez traité durant mon délire, qui décidera de mes sentimens à votre égard quand j’en serai revenu. Vous avez beau feindre de n’avoir pas lu ma lettre : vous mentez, je le sais, vous l’avez lue. Oui, vous mentez sans me rien dire, par l’air égal avec lequel vous croyez m’en imposer : si vous êtes la même qu’auparavant, c’est parce que vous avez été toujours fausse, & la simplicité que vous affectez avec moi, me prouve que vous n’en avez jamais eu. Vous ne dissimulez ma folie que pour l’augmenter ; vous n’êtes pas contente que je vous écrive si vous ne me voyez encore à vos pieds : vous voulez me rendre aussi ridicule que je peux l’être ; vous voulez me donner en spectacle à vous-même, peut-être à d’autres, & vous ne vous croyez pas assez triomphante, si je ne suis déshonoré.

Je vois tout cela, fille artificieuse, dans cette feinte modestie par laquelle vous espérez m’en imposer, dans cette feinte égalité par laquelle vous semblez vouloir me tenter d’oublier ma faute, en paroissant vous-même n’en rien savoir. Encore une fois, vous avez lu ma lettre ; je le sais, je l’ai vu. Je vous ai vu, quand j’entrois dans votre chambre, poser précipitamment le livre où je l’avois mise ; je vous ai vu rougir & marquer un moment de trouble. Trouble séducteur & cruel qui peut-être est encore un de vos pieges, & qui m’a fait plus de mal que tous vos regards. Que devins-je à cet aspect qui m’agite encore ? Cent fois en un instant, prêt à me précipiter aux pieds de l’orgueilleuse, que de combats, que d’efforts pour me retenir ! Je sortis pourtant, je sortis palpitant de joie d’échapper à l’indigne bassesse que j’allois faire. Ce seul moment me venge de tes outrages. Sois moins fiere, ô Sara, d’un penchant que je peux vaincre, puisqu’une fois en ma vie j’ai déjà triomphé de toi.

Infortuné ! J’impute à ta vanité des fictions de mon amour-propre. Que n’ai-je le bonheur de pouvoir croire que tu t’occupes de moi, ne fût-ce que pour me tyranniser ! mais daigner tyranniser un amant grison, seroit lui faire trop d’honneur encore. Non, tu n’as point d’autre art que ton indifférence ; ton dédain fait toute ta coquetterie, tu me désoles sans songer à moi. Je suis malheureux jusqu’à ne pouvoir t’occuper au moins de mes ridicules, & tu méprises ma folie jusqu’à ne daigner pas même t’en moquer. Tu as lu ma lettre, & tu l’as oubliée ; tu ne m’as point parlé de mes maux, parce que tu n’y songeois plus. Quoi ! je suis donc nul pour toi ? Mes fureurs, mes tourmens, loin d’exciter ta pitié, n’excitent pas même ton attention ? Ah ! où est cette douceur que tes yeux promettent ? où est ce sentiment si tendre qui paroît les animer ?...... Barbare !...... insensible à mon état tu dois l’être à tout sentiment honnête. Ta figure promet une ame ; elle ment, tu n’as que de la férocité...... Ah Sara ! j’aurois attendu de ton bon cœur quelque consolation dans ma misere.



TROISIEME LETTRE.


Enfin, rien ne manque plus à ma honte, & je suis aussi humilié que tu l’as voulu. Voilà donc à quoi ont abouti mon dépit, mes combats, mes résolutions, ma constance ? Je serois moins avili si j’avois moins résisté. Qui, moi ! j’ai fait l’amour en jeune-homme ? j’ai passé deux heures aux genoux d’un enfant ? j’ai versé sur ses mains des torrens de larmes ? j’ai souffert qu’elle me consolât, qu’elle me plaignît, qu’elle essuyât mes yeux ternis par les ans ? j’ai reçu d’elle des leçons de raison, de courage ? j’ai bien profité de ma longue expérience & de mes tristes réflexions ! Combien de fois j’ai rougi d’avoir été à vingt ans ce que je redeviens à cinquante ! Ah, je n’ai donc vécu que pour me déshonorer ! Si du moins un vrai repentir me ramenoit à des sentimens plus honnêtes : mais non je me complais malgré moi dans ceux que tu m’inspires, dans le délire où tu me plonges, dans l’abaissement où tu m’as réduit. Quand je m’imagine à mon âge à genoux devant toi, tout mon cœur se souleve & s’irrite ; mais il s’oublie & se perd dans les ravissemens que j’y ai sentis. Ah ! je ne me voyois pas alors ; je ne voyois que toi, fille adorée : tes charmes, tes sentimens, tes discours remplissoient, formoient tout mon être : j’étois jeune de ta jeunesse, sage de ta raison, vertueux de ta vertu. Pouvois-je mépriser celui que tu honorois de ton estime ? Pouvois-je haïr celui que tu daignois appeller ton ami ? Hélas ! cette tendresse de pere que tu me demandois d’un ton si touchant, ce nom de fille que tu voulois recevoir de moi, me faisoient bientôt rentrer en moi-même : tes propos si tendres, tes caresses si pures m’enchantoient & me déchiroient, des pleurs d’amour & de rage couloient de mes yeux. Je sentois que je n’étois heureux que par ma misere, & que si j’eusse été plus digne de plaire je n’aurois pas été si bien traité.

N’importe. J’ai pu porter l’attendrissement dans ton cœur. La pitié le ferme à l’amour, je le sais, mais elle en a pour moi tous les charmes. Quoi ! j’ai vu s’humecter pour moi tes beaux yeux ? j’ai senti tomber sur ma joue une de tes larmes ? Ô cette larme, quel embrasement dévorant elle a causé ! & je ne serois pas le plus heureux des hommes ? Ah, combien je le suis au-dessus de ma plus orgueilleuse attente !

Oui, que ces deux heures reviennent sans cesse, qu’elles remplissent de leur retour ou de leur souvenir le reste de ma vie. Eh qu’a-t-elle eu de comparable à ce que j’ai senti dans cette attitude ? J’étois humilié, j’étois insensé, j’étois ridicule ; mais j’étois heureux, & j’ai goûté dans ce court espace plus de plaisirs que je n’en eus dans tout le cours de mes ans. Oui, Sara, oui, charmante Sara, j’ai perdu tout repentir, toute honte ; je ne me souviens plus de moi ; je ne sens que le feu qui me dévore ; je puis dans tes fers braver les huées du monde entier. Que m’importe ce que je peux paroître aux autres ? j’ai pour toi le cœur d’un jeune-homme, & cela me suffit. L’hiver a beau couvrir l’Etna de ses glaces, son sein n’est pas moins embrasé.



QUATRIEME LETTRE.


Quoi ! c’étoit vous que je redoutois ; c’étoit vous que je rougissois d’aimer ? Ô Sara, fille adorable, ame plus belle que ta figure ! Si je m’estime desormais quelque chose, c’est d’avoir un cœur fait pour sentir tout ton prix. Oui, sans doute, je rougis de l’amour que j’avois pour toi, mais c’est parce qu’il étoit trop rampant, trop languissant, trop foible, trop peu digne de son objet. Il y a six mois que mes yeux & mon cœur devorent tes charmes, il y a six mois que tu m’occupes seule & que je ne vis que pour toi : mais ce n’est que d’hier que j’ai appris à t’aimer. Tandis que tu me parlois & que des discours dignes du Ciel sortoient de ta bouche, je croyois voir changer tes traits, ton air, ton port, ta figure ; je ne sais quel feu surnaturel luisoit dans tes yeux, des rayons de lumiere sembloient t’entourer. Ah Sara ! si réellement tu n’es pas une mortelle, si tu es l’Ange envoyé du Ciel pour ramener un cœur qui s’égare, dis-le moi ; peut-être il est tems encore. Ne laisse plus profaner ton image par des desirs formés malgré moi. Hélas ! si je m’abuse dans mes vœux, dans mes transports, dans mes téméraires hommages, guéris-moi d’une erreur qui t’offense, apprends-moi comment il faut t’adorer.

Vous m’avez subjugué, Sara, de toutes les manieres, & si vous me faites aimer ma folie, vous me la faites cruellement sentir. Quand je compare votre conduite à la mienne, je trouve un sage dans une jeune fille, & je ne sens en moi qu’un vieux enfant. Votre douceur, si pleine de dignité, de raison, de bienséance, m’a dit tout ce que ne m’eût pas dit un accueil plus sévere ; elle m’a fait plus rougir de moi que n’eussent fait vos reproches ; & l’accent un peu plus grave que vous avez mis hier dans vos discours m’a fait aisément connoître que je n’aurois pas dû vous exposer à me les tenir deux fois. Je vous entends, Sara, & j’espere vous prouver aussi que si je ne suis pas digne de vous plaire par mon amour, je le suis par les sentimens qui l’accompagnent. Mon égarement sera aussi court qu’il a été grand, vous me l’avez montré, cela suffit ; j’en saurai sortir, soyez-en sûre : quelque aliéné que je puisse être, si j’en avois vu toute l’étendue, jamais je n’aurois fait le premier pas. Quand je méritois des censures vous ne m’avez donné que des avis, & vous avez bien voulu ne me voir que foible lorsque j’étois criminel. Ce que vous ne m’avez pas dit, je sais me le dire ; je sais donner à ma conduite auprès de vous le nom que vous ne lui avez pas donné & si j’ai pu faire une bassesse sans la connoître, je vous ferai voir que je ne porte point un cœur bas. Sans doute c’est moins mon âge que le vôtre qui me rend coupable. Mon mépris pour moi m’empêchoit de voir toute l’indignité de ma démarche. Trente ans de différence ne me montroient que ma honte & me cachoient vos dangers. Hélas ! quels dangers ? Je n’étois pas assez vain pour en supposer : je n’imaginois pas pouvoir tendre un piege à votre innocence, & si vous eussiez été moins vertueuse, j’étois un suborneur sans en rien savoir.

Ô Sara ! ta vertu est à des épreuves plus dangereuses, & tes charmes ont mieux à choisir. Mais mon devoir ne dépend ni de ta vertu ni de tes charmes, sa voix me parle & je le suivrai. Qu’un éternel oubli ne peut-il te cacher mes erreurs ! Que ne les puis-je oublier moi-même ! Mais non, je le sens, j’en ai pour la vie, & le trait s’enfonce par mes efforts pour l’arracher. C’est mon sort de brûler jusqu’à mon dernier soupir d’un feu que rien ne peut éteindre, & auquel chaque jour ôte un degré d’espérance & en ajoute un de déraison. Voilà ce qui ne dépend pas de moi ; mais voici, Sara, ce qui en dépend. Je vous donne ma foi d’homme qui ne la faussa jamais, que je ne vous reparlerai de mes jours de cette passion ridicule & malheureuse que j’ai pu peut-être empêcher de naître, mais que je ne puis plus étouffer. Quand je dis que je ne vous en parlerai pas, j’entends que rien en moi ne vous dira ce que je dois taire. J’impose à mes yeux le même silence qu’à ma bouche : mais de grace imposez aux vôtres de ne plus venir m’arracher ce triste secret. Je suis à l’épreuve de tout, hors de vos regards : vous savez trop combien il vous est aisé de me rendre parjure. Un triomphe si sûr pour vous & si flétrissant pour moi pourroit-il flatter votre belle ame ? Non, divine Sara, ne profane pas le temple où tu es adorée, & laisse au moins quelque vertu dans ce cœur à qui tu as tout ôté.

Je ne puis ni ne veux reprendre le malheureux secret qui m’est échappé ; il est trop tard, il faut qu’il vous reste, & il est si peu intéressant pour vous qu’il seroit bientôt oublié si l’aveu ne s’en renouvelloit sans cesse. Ah ! je serois trop à plaindre dans ma misere si jamais je ne pouvois me dire que vous la plaignez, & vous devez d’autant plus la plaindre que vous n’aurez jamais à m’en consoler. Vous me verrez toujours tel que je dois être, mais connoissez-moi toujours tel que je suis : vous n’aurez plus à censurer mes discours, mais souffrez mes lettres ; c’est tout ce que je vous demande. Je n’approcherai de vous que comme d’une Divinité devant laquelle on impose silence à ses passions. Vos vertus suspendront l’effet de vos charmes ; votre présence purifiera mon cœur ; je ne craindrai point d’être un séducteur en ne vous disant rien qu’il ne vous convienne d’entendre ; je cesserai de me croire ridicule quand vous ne me verrez jamais tel ; & je voudrai n’être plus coupable, quand je ne pourrai l’être que loin de vous.

Mes Lettres ? Non. Je ne dois pas même desirer de vous écrire, & vous ne devez le souffrir jamais. Je vous estimerois moins si vous en étiez capable. Sara, je te donne cette arme, pour t’en servir contre moi. Tu peux être dépositaire de mon fatal secret, tu n’en peux être la confidente. C’est assez pour moi que tu le saches, ce seroit trop pour toi de l’entendre répéter. Je me tairai : qu’aurois-je de plus à te dire ? Bannis-moi, méprise-moi désormais, si tu revois jamais ton amant dans l’ami que tu t’es choisi. Sans pouvoir te fuir, je te dis adieu pour la vie. Ce sacrifice étoit le dernier qui me restoit à te faire. C’étoit le seul qui fût digne de tes vertus & mon cœur.


LA REINE

FANTASQUE,

CONTE.


LA REINE FANTASQUE, CONTE.


Il y avoit autrefois un Roi qui aimoit son peuple...... Cela commence comme un conte de Fée, interrompit le Druide ? C’en est un aussi, répondit Jalamir. Il y avoit donc un Roi qui aimoit son peuple, & qui, par conséquent, enétoit adoré. Il avoit foit tous ses efforts pour trouver des Ministres aussi bien intentionnés que lui ; mais ayant enfin reconnu la folie d’une pareille recherche, il avoit pris le parti de faire par lui-même toutes les choses qu’il pouvoit dérober à leur mal-faisante activité. Comme il étoit fort entêté du bizarre projet de rendre ses sujets heureux, il agissoit en conséquence, & une conduite si singuliere lui donnoit parmi les Grands un ridicule ineffaçable. Le peuple le bénissoit, mais à la Cour il passoit pour un fou. A cela près, il ne manquoit pas de mérite ; aussi s’appelloit-il Phénix.

Si ce Prince étoit extraordinaire, il avoit une femme qui l’étoit moins. Vive,étourdie, capricieuse, folle par la tête, sage par le coeur, bonne par tempérament, méchante par caprice ; voilà en quatre mots le portroit de la Reine. Fantasque étoit son nom : nom célèbre qu’elle avoit reçu de ses ancêtres en ligne féminine, & dont elle soutenoit dignement l’honneur. Cette personne si illustre & si raisonnable, étoit le charme & le supplice de son cher époux, car elle l’aimoit aussi fort sincérement, peut-être à cause de la facilité qu’elle avoit à le tourmenter. Malgré l’amour réciproque qui régnoit entre eux, ils passerent plusieurs années sans pouvoir obtenir aucun fruit de leur union. Le Roi en étoit pénétré de chagrin, & la Reine s’en mettoit dans des impatiences dont ce bon Prince ne se ressentoit pas tout seul : elle s’en prenoit à tout le monde, de ce qu’elle n’avoit point d’enfans ; il n’y avoit pas un courtisan à qui elle ne demandât étourdiment quelque secret pour en avoir, & qu’elle ne rendît responsable du mauvais succès.

Les médecins ne furent point oubliés ; car la Reine avoit pour eux une docilité peu commune, & ils n’ordonnoient pas une drogue qu’elle ne fît préparer très-soigneusement, pour avoir le plaisir de la leur jetter au nez, à l’instant qu’il faloit prendre. Les Derviches eurent leur tour ; il falut recourir aux neuvaines, aux voeux, sur-tout aux offrandes ; & malheur aux desservans des Temples oû Sa Majesté alloit en pélerinage : elle fourrageoit tout, & sous prétexte d’aller respirer un air prolifique, elle ne manquoit jamais de mettre sens dessus-dessous toutes les cellules des Moines. Elle portoit aussi leurs reliques, & s’affubloit alternativement de tous leurs différens équipages : tantôt c’étoit un cordon blanc, tantôt une ceinture de cuir, tantôt un capuchon, tantôt un scapulaire ; il n’y avoit sorte de mascarade monastique dont sa dévotion ne s’avisât ; & comme elle avoit un petit air éveillé qui la rendoit charmante sous tous ses déguisements, elle n’en quittoit aucun sans avoir eu soin de s’y faire peindre.

Enfin à force de dévotions si bien faites, à force de LE PERSIFLEUR*

[* Ce morceau devoit être la premiere feuille d’un écrit périodique projette, dit l’Auteur, pour être fait alternativement entre M.D... & lui : l’Auteur en esquissa la premiere feuille, & pur des événemens imprévus le projet en demeura-là.]

Des qu’on m’a appris que les Ecrivains qui s’étoient chargés d’examiner les ouvrages nouveaux, avoient, par divers accidens, successivement résigné leurs emplois, je me suis mis en tête que je pourrois fort bien les remplacer ; &, comme je n’ai pas la mauvaise vanité de vouloir être modeste avec le Public, j’avoue franchement que je m’en suis trouvé très-capable ; je soutiens même qu’on ne doit jamais parler autrement de foi que quand on est bien sur de n’en pas être la dupe. Si j’étois un Auteur contra, j’affecterois peut-être de débiter des contre-vérités à mon désavantage pour tacher à leur faveur, d’amener adroitement dans la même classe les défauts que je serois contraint d’avouer : mais actuellement le stratagême seroit trop dangereux, le Lecteur ; par provision, me joueroit infailliblement le tour de tout prendre au pied de la lettre : or, je le demande à mes chers confreres, est-ce là le compte d’un Auteur qui parle mal de soi ?

Je sens bien qu’il ne suffit pas tout-à-fait que je sois convaincu de ma grande capacité, & qu’il seroit assez nécessaire que le Public fût de moitié dans cette conviction : mais il maoÏste aisé de montrer que cette réflexion, même prise comme il faut, tourne presque toute à mon profit. Car remarquez, je vous prie, que si le Public n’a point de preuves que fois pourvu des talens convenables pour réussir dans l’ouvrage que j’entreprends, on ne peut pas dire non plus, qu’il en ait du contraire. Voilà donc déjà pour moi un avantage considérable sur la plupart de mes concurrens ; j’ai réellement vis-à-vis d’eux une avance relative de tout le chemin qu’ils ont fait en arriere.

Je pars ainsi d’un préjugé favorable & je le confirme par les raisons suivantes, très-capables, à mon avis, de dissiper pour jamais toute espece de doute désavantageux sur mon compte.

1. On publié depuis un grand nombre d’années une infinité de journaux, feuilles & autres ouvrages périodiques en tout pays & en toute langue, & j’ai apporté la plus scrupuleuse attention ne jamais rien lire de tout cela. D’où je conclus que n’ayant point la tête farcie de ce jargon, je suis en état d’en tirer des productions beaucoup meilleures en elles-mêmes quoique peut-être en moindre quantité. Cette raison est bon pour le Public, mais j’ai été contraint de la retourner pour mon Libraire, en lui disant que le jugement engendre plus choses à mesure que la mémoire en est moins chargée, & qu’ainsi les matériaux ne nous manqueroient pas.

2. Je n’ai pas non plus trouvé à propos, & à-peu-près la même raison, de perdre beaucoup de tems à l’étude des sciences ni à celle des Auteurs anciens. La Physique systématique est depuis long-tems reléguée dans le pays des Romans, la Physique expérimentale ne me paroît plus que l’art d’arranger agréablement de jolis brimborions, & la Géométrie celui de se passer du raisonnement à l’aide de quelques formules. Quant aux anciens, il m’a semblé que dans les jugemens que j’aurois à porter, la probité ne vouloit pas que je donnasse les change à mes lecteurs ainsi que faisoient jadis nos savans, en substituant frauduleusement, à mon avis qu’ils attendroient, celui d’Aristote ou de Cicéron dont ils n’ont que faire ; grace à l’esprit de nos modernes, il y a long-tems que ce scandale a cessé & je me garderai bien d’en ramener la pénible mode. Je me suis seulement appliqué à la lecture des Dictionnaires & j’y ai fait un tel profit qu’en moins de trois mois, je me suis vu en état de décider de tout avec autant d’assurance & d’autorité que si j’avois eu deux ans d’étude. J’ai de plus acquis un petit recueil de passages latins tirés de divers Poetes, ou je trouverai de quoi broder & enjoliver mes feuilles, en les ménageant avec économie afin qu’ils durent long-tems ; je sais combien les vers latins cités à propos donnent de relief à un philosophe, & par la même raison je me suis fourni de quantité d’axiomes & de sentences philosophiques pour orner mes dissertations quand il question de Poésie. Car je n’ignore pas que c’est un devoir indispensable pour quiconque aspire à la réputation d’Auteur célebre, de parler pertinemment de toutes les sciences, hors celle dont il se mêle. D’ailleurs je ne sens point du tout la nécessité d’être sort savant pour juger les ouvrages qu’on nous-donne aujour-d’hui. Ne diroit-on pas qu’il faut avoir lu le P.Pétau, Montfaucon, & être profond dans les Mathématiques, &c. pour juge : Tanzai, Grigri, Angola, Misapouf, & autres sublimes productions de ce siecle.

Ma derniere raison, & dans le fond la seule dont j’avois besoin, est tirée de mon objet même. Le but que je propose dans le travail médité, est de faire l’analyse des ouvrages nouveaux qui paroîtront, d’y joindre mon sentiment & de communiquer l’un & l’autre au public ; or dans tout cela je ne vois pas la moindre nécessité d’être savant ; juger sainement & impartialement, bien écrire, savoir sa langue ; ce sont-là, ce me semble, toutes les connoissances nécessaires en pareil cas : mais ces connoissances, qui. est-ce qui se vante de les posséder mieux que moi & à un plus haut degré ; à la vérité, je ne saurois pas bien démontrer que cela soit réellement tout-à-fait comme je le dis, mais c’est justement à cause de cela que je le crois encore plus fort : on ne peut trop sentir soi-même ce qu’on veut persuader aux autres : serois-je donc le premier qui à force de se croire un sort habile homme l’auroit aussi fait croire au public, & si je parviens à lui donner de moi une semblable opinion, qu’elle soit bien ou mal fondée n’est-ce pas pour ce qui me regarde à-peu-près même chose dans le cas dont il s’agit ?

On ne peut donc nier que je ne fois très-fondé à m’eriger en Aristarque, en juge souverain des ouvrages nouveaux, louant blâmant, critiquant à ma fantaisie sans que personne soit en droit de me taxer de témérité, sauf à tous & un chacun de se prévaloir contre moi du droit de représailles que je leur accorde de très-grand cœur, desirant, seulement qu’il leur prenne en gré de dire du mal de moi de la même maniere & dans le même sens que je m’avise d’en dire du bien.

C’est par une suite de ce principe d’équité que, n’etant point connu de ceux qui pourroient devenir mes adversaires, je déclare que toute critique ou observation personnelle sera pour toujours bannie de mon journal : ce ne sont que des livres que je vais examiner, le mot d’Auteur ne sera pour moi que l’esprit du livre même, il ne s’étendra point au-delà, & j’avertis positivement que je ne m’en servirai jamais dans un autre sens ; de sorte que si, dans mes jours de mauvaise humeur, il m’arrive quelquefois de dire : voilà un sot, un impertinent écrivain, c’est l’ouvrage seul qui sera taxé d’impertinence & de sottise, & je n’entends nullement que l’Auteur ne soit moins un génie du premiere ordre, & peut-être même un digne Académicien. Que sais-je, par exemple, si l’on ne s’avisera point de regaler mes feuilles des épichetes dont je viens de parler : or on voit bien d’abord que je ne cesserai pas, pour d’être un homme de beaucoup mérite.

Comme tout ce que j’ai dit jusqu’à présent paroîtroit un peu vague si je n’ajoutois rien pour exposer plus nettement mon projet & la maniere dont je me propose de l’exécuter, je vais prévenir mon lecteur sur certaines particularités de mon caractere qui le mettront au fait de ce qu’il peut s’attendre à trouver dans mes écrits.

Quand Boileau a dit de l’homme en général qu’il changeoit du blanc au noir, il a croque mon portrait en deux mots, en qualité d’individu. II l’eût rendu plus précis s’il y eût ajouté toutes les autres couleurs avec les nuances intermédiaires. Bien n’est si dissemblable à moi que moi-même ; c’est pourquoi il seroit inutile de tenter de me définir autrement que par cette variété singuliere ; elle est telle dans mon esprit qu’elle influe de tems à autre jusques sur mes sentimens. Quelquefois je suis un dur & féroce misanthrope ; en d’autres momens, j’entre en extase au milieu des charmes de la société & des délices de l’amour. Tantôt je suis austere & dévot, & pour le bien de mon ame je fais tous mes efforts pour rendre durables ces saintes dispositions : mais je deviens bientôt un franc libertin, & comme je m’occupe alors beaucoup plus de mes sens que de ma raison, je m’abstiens constamment d’écrire dans ces momens-là : c’est sur quoi il est bon que mes lecteurs soient suffisamment prévenus, de peur qu’ils ne s’attendent à trouver dans mes feuilles des choses que certainement ils n’y verront jamais. En un mot, un Protée, un Caméléon, une femme sont des êtres moins changeans que moi. Ce qui doit dés l’abord ôter aux curieux toute espérance de me reconnoître quelque jour à mon caractere : car ils me trouveront toujours sous quelque forme particuliere qui ne sera la mienne que pendant ce moment-là, & ils ne peuvent pas même espérer de me reconnoître à ces changemens ; car comme ils n’ont point de période fixe, ils se seront quelquefois d’un instant à l’autre, & d’autres fois je demeurerai des mois entiers dans le même état. C’est cette irrégularité même qui fait le fond de ma constitution. Bien plus ; le retour des mêmes objets renouvelle ordinairement en moi des dispositions semblables à celles où je me suis trouvé la premiere fois que je les ai vus, c’est pourquoi je suis assez constamment de la même humeur avec les mêmes personnes. De sorte qu’à entendre séparément tous ceux qui me connoissent rien ne paroîtroit moins varié que mon caractere : mais, allez aux derniers éclaircissemens, l’un vous dira que je suis badin, l’autre grave, celui-ci me prendra pour un ignorant, l’autre pour un homme fort docte ; en un mot, autant de têtes, autant d’avis. Je me trouve si bizarrement disposé à cet égard qu’étant un jour aborde par deux personnes à la fois, avec l’une desquelles j’avois accoutume d’être gai jusqu’à la folie, & plus ténébreux qu’Héraclite avec l’autre, je me sentis si puissamment agité que je fus contraint de les quitter brusquement de peur que le contraste des passions opposées ne me fît tomber en syncope.

Avec tout cela, à force de m’examiner, je n’ai pas laissé que de démêler en moi certaines dispositions dominantes & certains retours presque périodiques qui seroient difficiles à remarquer à tout autre qu’à l’observateur le plus attentif, en un mot, qu’a moi-même : c’est à-peu-prés ainsi que toutes les vicissitudes & les irrégularités de l’air, n’empêchent pas que les marins & les habitans de la campagne n’y aient remarqué quelques circonstances annuelles & quelques phénomenes qu’ils ont réduits en regle pour prédire à-peu-prés le tems qu’il sera dans certaines saisons. Je suis sujet, par exemple, à deux dispositions principales qui changent assez constamment de huit en huit jours, & que j’appelle mes ames hebdomadaires ; par l’une je me trouve sagement fou, par l’autre follement sage, mais de telle maniere pourtant que la folie l’emportant sur la sagesse dans l’un & dans l’autre cas, elle a sur-tout manifestement le dessus dans la semaine où je m’appelle sage ; car alors, le fond de toutes les matieres que je traite, quelque raisonnable qu’il puisse être en foi, se trouve presque entièrement absorbé par les futilites & les extravagances dont j’ai toujours soin de l’habiller. Pour mon ame folle elle est bien plus sage que cela, car bien qu’elle tire toujours de son propre fond le texte sur lequel elle argumente, elle met tant d’art, tant d’ordre, & tant de force dans ses raisonnemens & dans ses preuves, qu’une folie ainsi déguisée ne differe presque en rien de la sagesse. Sur ces idées que je garantis justes ou à-peu-près, je trouve un petit problême à proposer à mes lecteurs, & je les prie de vouloir bien décider laquelle c’est de mes deux ames qui a dicte cette feuille ?

Qu’on ne s’attende donc point à ne voir ici que de sages & graves dissertations, on y en verra sans doute, & où seroit la variété : mais je ne garantis point du tout qu’au milieu de la plus profonde métaphysique, il ne me prenne tout d’un coup une saillie extravagante, & qu’emboîtant mon lecteur dans l’Icosaedre de Bergerac, je ne le transporte tout d’un coup dans la lune ; tout comme à propos de l’Arioste & de l’Hypogriphe, je pourrois fort bien lui citer Platon, Locke ou Mallebranche.

Au reste, toutes matieres seront de ma compétence, j’étends ma jurisdiction indistinctement sur tout ce qui sortira de la presse, je m’arrogerai même, quand le cas y écherra, la droit de révision sur les jugemens de mes confreres ; & non content de me soumettre toutes les Imprimeries de France, je me propose aussi de faire de tems en tems de bonnes excursions hors du Royaume, & de me rendre tributaires l’Italie, la Hollande, & même l’Angleterre chacune à son tour, promettant foi de voyageur, la. véracité la plus exacte dans les actes que j’en rapporterai.

Quoique le lecteur se soucie sans doute, assez peu des détails que je lui fais ici de moi & de mon caractere, j’ai résolu de le lui pas lui en faire grace d’une seule ligne ; c’est autant pour son profit que pour ma commodité que j’en agis ainsi. Après avoir commencé par me persifler moi-même, j’aurai tout le tems de persifler les autres, j’ouvrirai les yeux, j’écrirai ce que je vois, & l’on trouvera que je me serai assez bien acquitte de ma tâche.

Il me reste à faire excuse d’avance aux Auteurs que je pourrois maltraiter à tort, & au public de tous les éloges injustes que je pourrois donner aux ouvrages qu’on lui présente. Ce ne sera jamais volontairement que je commettrai de pareilles erreurs ; je sais que l’impartialite dans un journaliste ne sert qu’à lui faire des ennemis de tous les Auteurs, pour n’avoir pas dit au gré de chacun d’eux assez de bien du lui ni assez de mal de ses confreres : c’est pour cela que je veux toujours rester inconnu, ma grande folie est de vouloir ne consulter que la raison & ne dire que la vérité : de sorte que suivant l’étendue de mes lumieres la disposition de mon esprit on pourra trouver en moi tantôt un critique plaisant & badin, tantôt un censeur sévere & bourru, non pas un satirique amer ni un puérile adulateur. Les jugemens peuvent être faux, mais le juge ne sera jamais inique.

FIN. l’infaillibilité du mensonge ni à ses prédictions la vertu de rendre impossibles les choses qu’elle annonçoit. D’autres, fondés sur la prédilection qui commençoit à se déclarer, poussèrent l’impudence jusqu’à soutenir qu’en donnant un Fils à la Reine & une Fille au Roi, l’événement avoit de tout point démenti la prophétie.

Tandis que tout se disposoit pour la pompe du baptême des deux nouveaux nés, & que l’orgueil humain se préparoit à briller humblement aux autels des Dieux...... Un moment, interrompit le Druide ; tu me brouilles d’une terrible façon. Apprends-moi je te prie, en quel lieu nous sommes. D’abord, pour rendre la Reine enceinte, tu la promenois parmi des reliques & des capuchons. Après cela tu nous as tout-à-coup fait passer aux Indes. À présent tu viens me parler du baptême, & puis des autels des Dieux. Par le grand Tharamis, je ne sais plus si dans la cérémonie que tu prépares nous allons adorer Jupiter, la bonne Vierge, ou Mahomet. Ce n’est pas qu’à moi Druide, il m’importe beaucoup que tes deux bambins soient baptisés ou circoncis, mais encore faut-il observer le costume, & ne pas m’exposer à prendre un Evêque pour le Moufti, & le Missel pour l’Alcoran. Le grand malheur ! lui dit Jalamir, d’aussi fins que vous s’y tromperoient bien. Dieu garde de mal tous les Prélats qui ont des sérails & prennent pour de l’arabe le latin du bréviaire : Dieu fasse paix à tous les honnêtes Cafards qui suivent l’intolérance du Prophète de la Mecque, toujours prêts à massacrer saintement le genre-humain pour la plus grande gloire du Créateur : mais vous devez vous ressouvenir que nous sommes dans un pays de Fées, oû l’on n’envoie personne en enfer pour le bien de son âme, oû l’on ne s’avise point de regarder au prépuce des gens pour les damner ou les absoudre, & oû la Mitre & le Turban verd couvrent également les têtes sacrées pour servir de signalement aux yeux des sages, & de parure à ceux des sots.

Je sais bien que les loix de la Géographie qui règlent toutes les Religions du monde, veulent que les deux nouveau-nés soient Musulmans, mais on ne circoncit que les mâles, & j’ai besoin que mes jumeaux soient administrés tous deux ; ainsi trouvez bon que je les baptise. Fais, fais, dis le Druide ; voila, foi de Prêtre, un choix le mieux motivé dont j’aye entendu parler de ma vie.

La Reine qui se plaisoit à bouleverser toute l’étiquette, voulut se lever au bout de six jours, & sortir le septième, sous prétexte qu’elle se portoit bien ; en effet, elle nourrissoit ses enfans. Exemple odieux dont toutes les femmes lui représentèrent très-fortement les conséquences. Mais Fantasque qui craignoit les ravages du lait répandu, soutint qu’il n’y a point de tems plus perdu pour le plaisir de la vie, que celui qui vient après la mort ; que le sein d’une femme morte se flétrit pas moins que celui d’une nourrice, ajoutant d’un ton de Duègne, qu’il n’y a point de si belle gorge aux yeux d’un mari, que celle d’une mère qui nourrit ses enfans. Cette intervention des maris, dans les soins qui les regardent si peu, fit beaucoup rire les dames, & la Reine, trop jolie pour l’être impunément, leur parut dès-lors, malgré ses caprices, presque aussi ridicule que son Epoux, qu’elles appeloient par dérision, le Bourgeois de Vaugirard.

Je te vois venir, dit aussi-t ôt le Druide, tu voudrois me donner insensiblement le r ôle de Schah-bahan, & me faire demander s’il y a aussi un Vaugirard aux Indes, comme un Madrid au Bois de Boulogne, un Opéra dans Paris, & un Philosophe à la Cour. Mais poursuis ta rapsodie, & ne me tends plus ces pièges ; car n’étant ni marié, ni Sultan, ce n’est pas la peine d’être un sot.

Enfin, dit Jalamir sans répondre au Druide, tout étant prêt, le jour fut pris pour ouvrir les portes du Ciel aux deux nouveau-nés. La Fée se rendit de bon matin au Palais, & déclara aux augustes Epoux qu’elle alloit faire à chacun de leurs enfans un présent digne de leur naissance & de son pouvoir. Je veux, dit-elle, avant que l’eau magique les dérobe à ma protection, les enrichir de mes dons, & leur donner des noms plus efficaces que ceux de tous les pieds-plats du Calendrier, puisqu’ils exprimeront des perfections dont j’aurai soin de le douer en même tems : mais comme vous devez connoître mieux que moi les qualités qui conviennent au bonheur de votre famille & de vos peuples, choisissez vous-mêmes & faites ainsi d’un seul acte de volonté sur chacun de vos deux enfans, ce que vingt ans d’éducation font rarement dans la jeunesse, & que la raison ne foit plus dans un âge avancé.

Aussi-t ôt grande altercation entre les deux Epoux. La Reine prétendoit seule régler à sa fantaisie le caractère de toute sa famille ; & le bon Prince qui sentoit toute l’importance d’un pareil choix, n’avoit garde de l’abandonner au caprice d’une femme dont il adoroit les folies sans les partager. Phénix vouloit des enfans qui devinssent un jour des gens raisonnables ; Fantasque aimoit mieux avoir de jolis enfans, & pourvu qu’ils brillassent à six ans, elle s’embarrassoit fort peu qu’ils fussent des sots à trente. La Fée eut beau s’efforcer de mettre leurs Majestés d’accord ; bient ôt le caractère des nouveau-nés ne fut plus que le prétexte de la dispute, & il n’étoit pas question d’avoir raison, mais de se mettre l’un l’autre à la raison.

Enfin Discrète imagina un moyen de tout ajuster, sans donner le tort à personne, ce fut que chacun disposât à son gré de l’enfant de son sexe. Le Roi approuva un expédient qui pourvoyoit à l’essentiel, en mettant à couvert des bizarres souhaits de la Reine, l’héritier présomptif de la couronne, & voyant les deux enfants sur les genoux de leur gouvernante, il se hâta de s’emparer du Prince, non sans regarder sa sœur d’un œil de commisération. Mais Fantasque, d’autant plus mutinée qu’elle avoit moins raison de l’être, courut comme une emportée à la jeune Princesse, & la prenant aussi dans ses bras : vous vous unissez tous, dit-elle, pour m’excéder, mais afin que les caprices du Roi tournent malgré lui-même au profit d’un de ses enfans, je déclare que je demande pour celui que je tiens, tout le contraire de ce qu’il demandera pour l’autre. Choisissez maintenant, dit-elle au Roi d’un air de triomphe, & puisque vous trouvez tant de charmes à tout diriger, décidez d’un seul mot le sort de votre famille entière. La Fée & le Roi tâchèrent en vain de la dissuader d’une résolution qui mettoit ce Prince dans un étrange embarras ; elle n’en voulut jamais démordre, & dit qu’elle se félicitoit beaucoup d’un expédient qui feroit rejaillir sur sa fille tout le mérite que le Roi ne sauroit pas donner à son fils. Ah ! dit ce Prince outré de dépit, vous n’avez jamais eu pour votre fille que de l’aversion, & vous le prouvez dans l’occasion la plus importante de sa vie ; mais, ajouta-t-il dans un transport de colère dont il ne fut pas le maître, pour la rendre parfaite en dépit de vous, je demande que cet enfant-ci vous ressemble. Tant mieux pour vous & pour lui, reprit vivement la Reine, mais je serai vengée, & votre fille vous ressemblera. À peine ces mots furent-ils lâchés de part & d’autre avec une impétuosité sans égale, que le Roi, désespéré de son étourderie les eût bien voulu retenir ; mais c’en étoit fait, & les deux enfans étoient doués sans retour des caractères demandés. Le garçon reçut le nom de Prince Caprice, & la fille s’appella la Princesse Raison, nom bizarre qu’elle illustra si bien qu’aucune femme n’osa le porter depuis.

Voilà donc le futur successeur au tr ône orné de toutes les perfections d’une jolie femme, & la Princesse sa sœur destinée à posséder un jour toutes les vertus d’un honnête homme, & les qualités d’un bon Roi ; partage qui ne paraissoit pas des mieux entendus, mais sur lequel on ne pouvoit plus revenir. Le plaisant fut que l’amour mutuel des deux Epoux agissant en cet instant avec toute la force que lui rendoient toujours, mais souvent trop tard, les occasions essentielles, & la prédilection ne cessant d’agir, chacun trouva celui de ses enfans qui devoit lui ressembler, le plus mal partagé des deux, & songea moins à le féliciter qu’à le plaindre. Le Roi prit sa fille dans ses bras, & la serrant tendrement : hélas, lui dit-il, que te serviroit la beauté même de ta mère, sans son talent pour la faire valoir ? Tu seras trop raisonnable pour faire tourner la tête à personne ! Fantasque plus circonspecte sur ses propres vérités, ne dit pas tout ce qu’elle pensoit de la sagesse du Roi futur, mais il étoit aisé de douter, à l’air triste dont elle le caressoit, qu’elle eût au fond du cœur une grande opinion de son partage. Cependant le Roi la regardant avec une sorte de confusion, lui fit quelques reproches sur ce qui s’étoit passé. Je sens mes torts, lui dit-il, mais ils sont votre ouvrage ; nos enfans auroient valu beaucoup mieux que nous, vous êtes cause qu’ils ne feront que nous ressembler. Au moins, dit-elle aussi-t ôt, en sautant au cou de son mari, je suis sûre qu’ils s’aimeront autant qu’il est possible. Phénix touché de ce qu’il y avoit de tendre dans cette saillie, se consola par cette réflexion qu’il avoit si souvent occasion de faire qu’en effet la bonté naturelle, & un cœur sensible suffisent pour tout réparer.

Je devine si bien tout le reste, dit le Druide à Jalamir en l’interrompant, que j’achèverais le conte pour toi. Ton Prince Caprice fera tourner la tête à tout le monde, & sera trop bien l’imitateur de sa mère pour n’en pas être le tourment. Il bouleversera le Royaume en le voulant réformer. Pour rendre ses sujets heureux, il les mettra au désespoir, s’en prenant toujours aux autres de ses propres torts ; injuste pour avoir été imprudent, le regret de ses fautes lui en fera commettre de nouvelles. Comme la sagesse ne le conduira jamais, le bien qu’il voudra faire augmentera le mal qu’il aura fait. En un mot, quoiqu’au fond il soit bon, sensible & généreux, ses vertus mêmes lui tourneront à préjudice, & sa seule étourderie unie à tout son pouvoir, le fera plus haîr que n’auroit foit une méchanceté raisonnée. D’un autre c ôté ta Princesse Raison, nouvelle héroîne du pays des Fées, deviendra un prodige de sagesse & de prudence, & sans avoir d’adorateurs se fera tellement adorer du Peuple, que chacun fera des vœux pour être gouverné par elle : sa bonne conduite avantageuse à tout le monde & à elle-même, ne fera du tort qu’à son frère, dont on opposera sans cesse les travers à ses vertus, & à qui la prévention publique donnera tous les défauts qu’elle n’aura pas, quand même il ne les auroit pas lui-même. Il sera question d’intervertir l’ordre de la succession au tr ône, d’asservir la marotte à la quenouille, & la fortune à la raison. Les Docteurs exposeront avec emphase les conséquences d’un tel exemple & prouveront qu’il vaut mieux que le peuple obéisse aveuglément aux enragés que le hasard peut lui donner pour maîtres, que de se choisir lui-même des chefs raisonnables ; que quoiqu’on interdise à un fou le gouvernement de son propre bien, il est bon de lui laisser la suprême disposition de nos biens & de nos vies ; que le plus insensé des hommes est encore préférable à la plus sage des femmes, & que le mâle ou le premier né, fût-il un singe ou un loup, il faudroit en bonne politique qu’une Héroîne ou un Ange, naissant après lui, obéît à ses volontés. Objections & répliques de la part des séditieux, dans lesquelles Dieu soit comme on verra briller ta sophistique éloquence ; car je te connois ; c’est sur-tout à médire de ce qui se fait, que ta bile s’exhale avec volupté, & ton amere franchise semble se réjouir de la méchanceté des hommes, par le plaisir qu’elle prend à la leur reprocher.

Tubleu, Père Druide, comme vous y allez, dit Jalamir tout surpris ; quel flux de paroles ! Oû diable avez vous pris de si belles tirades ? Vous ne prêchâtes de votre vie aussi bien dans le bois sacré, quoique vous n’y parliez pas plus vrai. Si je vous laissois faire, vous changeriez bient ôt un conte de Fées en un traité de politique, & l’on trouveroit quelque jour dans les cabinets des Princes Barbe-bleue ou Peau-d’ane au lieu de Machiavel. Mais ne vous mettez point tant en frais pour deviner la fin de mon Conte.

Pour vous montrer que les dénouemens ne manquent pas au besoin, j’en vais dans quatre mots expédier un non pas aussi savant que le v ôtre, mais peut-être aussi naturel, & à coup sûr plus imprévu.

Vous saurez donc que les deux enfans jumeaux étant, comme je l’ai remarqué, fort semblables de figure & de plus habillés de même, le Roi croyant avoir pris son fils tenoit sa fille entre ses bras au moment de l’influence, & que la Reine trompée par le choix de son mari ayant aussi pris son fils pour sa fille, la Fée profita de cette erreur pour douer les deux enfans de la manière qui leur convenoit le mieux. Caprice fut donc le nom de la Princesse, Raison celui du Prince son frère, & en dépit des bizarreries de la Reine, tout se trouva dans l’ordre naturel. Parvenu au Tr ône après la mort du Roi, Raison fit beaucoup de bien & fort peu de bruit ; cherchant plut ôt à remplir ses devoirs qu’à s’acquérir de la réputation, il ne fit ni guerre aux étrangers ni violence à ses sujets & reçut plus de bénédictions que d’éloges. Tous les projets formés sous le précédent règne furent exécutés sous celui-ci, & en passant de la domination du Père sous celle du fils, les Peuples deux fois heureux crurent n’avoir pas changé de Maître. La Princesse Caprice, après avoir fait perdre la vie ou la raison à des multitudes d’amans tendres & aimables, fut enfin mariée à un Roi voisin qu’elle préféra, parce qu’il portoit la plus longue moustache & sautoit le mieux à cloche-pied. Pour Fantasque elle mourut d’une indigestion de pieds de Perdrix en ragoût qu’elle voulut manger avant de se mettre au lit où le Roi se morfondoit à l’attendre, un soir qu’à force d’agaceries elle l’avoit engagé à venir coucher avec elle.


LE

PERSIFLEUR.

LE PERSIFLEUR*

[* Ce morceau devoit être la premiere feuille d’un écrit périodique projette, dit l’Auteur, pour être fait alternativement entre M.D... & lui : l’Auteur en esquissa la premiere feuille, & pur des événemens imprévus le projet en demeura - là.]

Des qu’on m’a appris que les Ecrivains qui s’étoient chargés d’examiner les ouvrages nouveaux, avoient, par divers accidens, successivement résigné leurs emplois, je me suis mis en tête que je pourrois fort bien les remplacer ; &, comme je n’ai pas la mauvaise vanité de vouloir être modeste avec le Public, j’avoue franchement que je m’en suis trouvé très-capable ; je soutiens même qu’on ne doit jamais parler autrement de foi que quand on est bien sur de n’en pas être la dupe. Si j’étois un Auteur contra, j’affecterois peut-être de débiter des contre-vérités à mon désavantage pour tacher à leur faveur, d’amener adroitement dans la même classe les défauts que je serois contraint d’avouer : mais actuellement le stratagême seroit trop dangereux, le Lecteur ; par provision, me joueroit infailliblement le tour de tout prendre au pied de la lettre : or, je le demande à mes chers confreres, est-ce là le compte d’un Auteur qui parle mal de soi ?

Je sens bien qu’il ne suffit pas tout-à-fait que je sois convaincu de ma grande capacité, & qu’il seroit assez nécessaire que le Public fût de moitié dans cette conviction : mais il maoÏste aisé de montrer que cette réflexion, même prise comme il faut, tourne presque toute à mon profit. Car remarquez, je vous prie, que si le Public n’a point de preuves que fois pourvu des talens convenables pour réussir dans l’ouvrage que j’entreprends, on ne peut pas dire non plus, qu’il en ait du contraire. Voilà donc déjà pour moi un avantage considérable sur la plupart de mes concurrens ; j’ai réellement vis-à-vis d’eux une avance relative de tout le chemin qu’ils ont fait en arriere.

Je pars ainsi d’un préjugé favorable & je le confirme par les raisons suivantes, très-capables, à mon avis, de dissiper pour jamais toute espece de doute désavantageux sur mon compte.

1. On publié depuis un grand nombre d’années une infinité de journaux, feuilles & autres ouvrages périodiques en tout pays & en toute langue, & j’ai apporté la plus scrupuleuse attention ne jamais rien lire de tout cela. D’où je conclus que n’ayant point la tête farcie de ce jargon, je suis en état d’en tirer des productions beaucoup meilleures en elles-mêmes quoique peut-être en moindre quantité. Cette raison est bon pour le Public, mais j’ai été contraint de la retourner pour mon Libraire, en lui disant que le jugement engendre plus choses à mesure que la mémoire en est moins chargée, & qu’ainsi les matériaux ne nous manqueroient pas.

2. Je n’ai pas non plus trouvé à propos, & à-peu-près la même raison, de perdre beaucoup de tems à l’étude des sciences ni à celle des Auteurs anciens. La Physique systématique est depuis long-tems reléguée dans le pays des Romans, la Physique expérimentale ne me paroît plus que l’art d’arranger agréablement de jolis brimborions, & la Géométrie celui de se passer du raisonnement à l’aide de quelques formules. Quant aux anciens, il m’a semblé que dans les jugemens que j’aurois à porter, la probité ne vouloit pas que je donnasse les change à mes lecteurs ainsi que faisoient jadis nos savans, en substituant frauduleusement, à mon avis qu’ils attendroient, celui d’Aristote ou de Cicéron dont ils n’ont que faire ; grace à l’esprit de nos modernes, il y a long-tems que ce scandale a cessé & je me garderai bien d’en ramener la pénible mode. Je me suis seulement appliqué à la lecture des Dictionnaires & j’y ai fait un tel profit qu’en moins de trois mois, je me suis vu en état de décider de tout avec autant d’assurance & d’autorité que si j’avois eu deux ans d’étude. J’ai de plus acquis un petit recueil de passages latins tirés de divers Poetes, ou je trouverai de quoi broder & enjoliver mes feuilles, en les ménageant avec économie afin qu’ils durent long-tems ; je sais combien les vers latins cités à propos donnent de relief à un philosophe, & par la même raison je me suis fourni de quantité d’axiomes & de sentences philosophiques pour orner mes dissertations quand il question de Poésie. Car je n’ignore pas que c’est un devoir indispensable pour quiconque aspire à la réputation d’Auteur célebre, de parler pertinemment de toutes les sciences, hors celle dont il se mêle. D’ailleurs je ne sens point du tout la nécessité d’être sort savant pour juger les ouvrages qu’on nous-donne aujour-d’hui. Ne diroit-on pas qu’il faut avoir lu le P.Pétau, Montfaucon, & être profond dans les Mathématiques, &c. pour juge : Tanzai, Grigri, Angola, Misapouf, & autres sublimes productions de ce siecle.

Ma derniere raison, & dans le fond la seule dont j’avois besoin, est tirée de mon objet même. Le but que je propose dans le travail médité, est de faire l’analyse des ouvrages nouveaux qui paroîtront, d’y joindre mon sentiment & de communiquer l’un & l’autre au public ; or dans tout cela je ne vois pas la moindre nécessité d’être savant ; juger sainement & impartialement, bien écrire, savoir sa langue ; ce sont-là, ce me semble, toutes les connoissances nécessaires en pareil cas : mais ces connoissances, qui. est-ce qui se vante de les posséder mieux que moi & à un plus haut degré ; à la vérité, je ne saurois pas bien démontrer que cela soit réellement tout-à-fait comme je le dis, mais c’est justement à cause de cela que je le crois encore plus fort : on ne peut trop sentir soi-même ce qu’on veut persuader aux autres : serois-je donc le premier qui à force de se croire un sort habile homme l’auroit aussi fait croire au public, & si je parviens à lui donner de moi une semblable opinion, qu’elle soit bien ou mal fondée n’est-ce pas pour ce qui me regarde à-peu-près même chose dans le cas dont il s’agit ?

On ne peut donc nier que je ne fois très-fondé à m’eriger en Aristarque, en juge souverain des ouvrages nouveaux, louant blâmant, critiquant à ma fantaisie sans que personne soit en droit de me taxer de témérité, sauf à tous & un chacun de se prévaloir contre moi du droit de représailles que je leur accorde de très-grand cœur, desirant, seulement qu’il leur prenne en gré de dire du mal de moi de la même maniere & dans le même sens que je m’avise d’en dire du bien.

C’est par une suite de ce principe d’équité que, n’etant point connu de ceux qui pourroient devenir mes adversaires, je déclare que toute critique ou observation personnelle sera pour toujours bannie de mon journal : ce ne sont que des livres que je vais examiner, le mot d’Auteur ne sera pour moi que l’esprit du livre même, il ne s’étendra point au-delà, & j’avertis positivement que je ne m’en servirai jamais dans un autre sens ; de sorte que si, dans mes jours de mauvaise humeur, il m’arrive quelquefois de dire : voilà un sot, un impertinent écrivain, c’est l’ouvrage seul qui sera taxé d’impertinence & de sottise, & je n’entends nullement que l’Auteur ne soit moins un génie du premiere ordre, & peut-être même un digne Académicien. Que sais-je, par exemple, si l’on ne s’avisera point de regaler mes feuilles des épichetes dont je viens de parler : or on voit bien d’abord que je ne cesserai pas, pour d’être un homme de beaucoup mérite.

Comme tout ce que j’ai dit jusqu’à présent paroîtroit un peu vague si je n’ajoutois rien pour exposer plus nettement mon projet & la maniere dont je me propose de l’exécuter, je vais prévenir mon lecteur sur certaines particularités de mon caractere qui le mettront au fait de ce qu’il peut s’attendre à trouver dans mes écrits.

Quand Boileau a dit de l’homme en général qu’il changeoit du blanc au noir, il a croque mon portrait en deux mots, en qualité d’individu. II l’eût rendu plus précis s’il y eût ajouté toutes les autres couleurs avec les nuances intermédiaires. Bien n’est si dissemblable à moi que moi-même ; c’est pourquoi il seroit inutile de tenter de me définir autrement que par cette variété singuliere ; elle est telle dans mon esprit qu’elle influe de tems à autre jusques sur mes sentimens. Quelquefois je suis un dur & féroce misanthrope ; en d’autres momens, j’entre en extase au milieu des charmes de la société & des délices de l’amour. Tantôt je suis austere & dévot, & pour le bien de mon ame je fais tous mes efforts pour rendre durables ces saintes dispositions : mais je deviens bientôt un franc libertin, & comme je m’occupe alors beaucoup plus de mes sens que de ma raison, je m’abstiens constamment d’écrire dans ces momens-là : c’est sur quoi il est bon que mes lecteurs soient suffisamment prévenus, de peur qu’ils ne s’attendent à trouver dans mes feuilles des choses que certainement ils n’y verront jamais. En un mot, un Protée, un Caméléon, une femme sont des êtres moins changeans que moi. Ce qui doit dés l’abord ôter aux curieux toute espérance de me reconnoître quelque jour à mon caractere : car ils me trouveront toujours sous quelque forme particuliere qui ne sera la mienne que pendant ce moment-là, & ils ne peuvent pas même espérer de me reconnoître à ces changemens ; car comme ils n’ont point de période fixe, ils se seront quelquefois d’un instant à l’autre, & d’autres fois je demeurerai des mois entiers dans le même état. C’est cette irrégularité même qui fait le fond de ma constitution. Bien plus ; le retour des mêmes objets renouvelle ordinairement en moi des dispositions semblables à celles où je me suis trouvé la premiere fois que je les ai vus, c’est pourquoi je suis assez constamment de la même humeur avec les mêmes personnes. De sorte qu’à entendre séparément tous ceux qui me connoissent rien ne paroîtroit moins varié que mon caractere : mais, allez aux derniers éclaircissemens, l’un vous dira que je suis badin, l’autre grave, celui-ci me prendra pour un ignorant, l’autre pour un homme fort docte ; en un mot, autant de têtes, autant d’avis. Je me trouve si bizarrement disposé à cet égard qu’étant un jour aborde par deux personnes à la fois, avec l’une desquelles j’avois accoutume d’être gai jusqu’à la folie, & plus ténébreux qu’Héraclite avec l’autre, je me sentis si puissamment agité que je fus contraint de les quitter brusquement de peur que le contraste des passions opposées ne me fît tomber en syncope.

Avec tout cela, à force de m’examiner, je n’ai pas laissé que de démêler en moi certaines dispositions dominantes & certains retours presque périodiques qui seroient difficiles à remarquer à tout autre qu’à l’observateur le plus attentif, en un mot, qu’a moi-même : c’est à-peu-prés ainsi que toutes les vicissitudes & les irrégularités de l’air, n’empêchent pas que les marins & les habitans de la campagne n’y aient remarqué quelques circonstances annuelles & quelques phénomenes qu’ils ont réduits en regle pour prédire à-peu-prés le tems qu’il sera dans certaines saisons. Je suis sujet, par exemple, à deux dispositions principales qui changent assez constamment de huit en huit jours, & que j’appelle mes ames hebdomadaires ; par l’une je me trouve sagement fou, par l’autre follement sage, mais de telle maniere pourtant que la folie l’emportant sur la sagesse dans l’un & dans l’autre cas, elle a sur-tout manifestement le dessus dans la semaine où je m’appelle sage ; car alors, le fond de toutes les matieres que je traite, quelque raisonnable qu’il puisse être en foi, se trouve presque entièrement absorbé par les futilites & les extravagances dont j’ai toujours soin de l’habiller. Pour mon ame folle elle est bien plus sage que cela, car bien qu’elle tire toujours de son propre fond le texte sur lequel elle argumente, elle met tant d’art, tant d’ordre, & tant de force dans ses raisonnemens & dans ses preuves, qu’une folie ainsi déguisée ne differe presque en rien de la sagesse. Sur ces idées que je garantis justes ou à-peu-près, je trouve un petit problême à proposer à mes lecteurs, & je les prie de vouloir bien décider laquelle c’est de mes deux ames qui a dicte cette feuille ?

Qu’on ne s’attende donc point à ne voir ici que de sages & graves dissertations, on y en verra sans doute, & où seroit la variété : mais je ne garantis point du tout qu’au milieu de la plus profonde métaphysique, il ne me prenne tout d’un coup une saillie extravagante, & qu’emboîtant mon lecteur dans l’Icosaedre de Bergerac, je ne le transporte tout d’un coup dans la lune ; tout comme à propos de l’Arioste & de l’Hypogriphe, je pourrois fort bien lui citer Platon, Locke ou Mallebranche.

Au reste, toutes matieres seront de ma compétence, j’étends ma jurisdiction indistinctement sur tout ce qui sortira de la presse, je m’arrogerai même, quand le cas y écherra, la droit de révision sur les jugemens de mes confreres ; & non content de me soumettre toutes les Imprimeries de France, je me propose aussi de faire de tems en tems de bonnes excursions hors du Royaume, & de me rendre tributaires l’Italie, la Hollande, & même l’Angleterre chacune à son tour, promettant foi de voyageur, la. véracité la plus exacte dans les actes que j’en rapporterai.

Quoique le lecteur se soucie sans doute, assez peu des détails que je lui fais ici de moi & de mon caractere, j’ai résolu de le lui pas lui en faire grace d’une seule ligne ; c’est autant pour son profit que pour ma commodité que j’en agis ainsi. Après avoir commencé par me persifler moi-même, j’aurai tout le tems de persifler les autres, j’ouvrirai les yeux, j’écrirai ce que je vois, & l’on trouvera que je me serai assez bien acquitte de ma tâche.

Il me reste à faire excuse d’avance aux Auteurs que je pourrois maltraiter à tort, & au public de tous les éloges injustes que je pourrois donner aux ouvrages qu’on lui présente. Ce ne sera jamais volontairement que je commettrai de pareilles erreurs ; je sais que l’impartialite dans un journaliste ne sert qu’à lui faire des ennemis de tous les Auteurs, pour n’avoir pas dit au gré de chacun d’eux assez de bien du lui ni assez de mal de ses confreres : c’est pour cela que je veux toujours rester inconnu, ma grande folie est de vouloir ne consulter que la raison & ne dire que la vérité : de sorte que suivant l’étendue de mes lumieres la disposition de mon esprit on pourra trouver en moi tantôt un critique plaisant & badin, tantôt un censeur sévere & bourru, non pas un satirique amer ni un puérile adulateur. Les jugemens peuvent être faux, mais le juge ne sera jamais inique.

FIN.


TRADUCTION

DU PREMIERE LIVRE

DE L’HISTOIRE

DE TACITE.




AVERTISSEMENT.


QUAND j’eus le malheur de vouloir parler au Public, je ſentis le besoin d’apprendre à écrire, & j’oſai m’eſſayer ſur Tacite. Dans cette vue, entendant médiocrement le latin, & ſouvent n’entendant point mon Auteur, j’ai dû faire bien des contre-ſens particuliers ſur ſes penſées ; mais ſi je n’en ai point fait un général ſur ſon eſprit, j’ai rempli mon but ; car je ne cherchois pas à rendre les phraſes de Tacite, mais ſon ſtyle, ni de dire ce qu’il a dit en latin, mais ce qu’il eût dit en François.

Ce n’eſt donc ici qu’un travail d’Ecolier, j’en conviens, & je ne le donne que pour tel : ce n’eſt de plus qu’un ſimple fragment, un eſſai, j’en conviens encore ; un ſi raide joûteur m’a bientôt laſſé. Mais ici les eſſais peuvent être admis en attendant mieux, & avant que d’avoir une bonne traduction complete, il faut ſupporter encore bien des thêmes. C’eſt une grande entrepriſe qu’une pareille traduction : quiconque en ſent aſſez la difficulté pour pouvoir la vaincre perſévérera difficilement. Tout homme en état de ſuivre Tacite est bientôt tenté d’aller ſeul.

C. CORNLII TACITI HISTORIARUM

LIBER I.

Initium mihi operis Serv. Galba iterum, T. Vinius consules erunt. Nam post conditam urbem DCC. & X X. prioris ævi annos multi auctores retulerunt ; dum res populi Romani memorabantur, pari eloquentiâ ac libertate. Postquam bellatum apud Actium, atque omnem potestatem ad unum conferri pacis intersuit ; magna illa ingenia cessere. Simul veritas pluribus modis infracta ; primùm incititiâ Reipublicæ ut alienæ, mox libidine assentandi, aut rursus odio adversus dominantes. Ita neutris cura posteritatis, inter infensos vel obnoxios. Sed ambitionem scriptoris facilè adverseris : obtrectatio & livor pronis auribus accipiuntur ; quippe adulationi fœdum crimen servitutis, malignitati falsa species libertatis inest. Mihi Galba, Otho, Vitellius, nec beneficio nec injuriâ cogniti. Dignitatem nostram à Vespasiano inchoatarn, à T ito auctam, à Domitiano longiùs provectam non abnuerim ; sed incorruptam fidem professis, nec amore quisquam, & fine odio dicendus est. Quod si vita suppeditet ; principatum divi Nervæ, & imperium Trajani, uberiorem securioremque materiam fenectuti seposui : rarâ temporum felicitate, ubi sentire quæ velis, & quæ sentias dicere licet. Opus aggredior opimum casibus, atrox prœliis, discours seditionibus, ipsâ etiam pace sævum. Quatuor principes ferro interempti. Tria bella civilia, plura externa, ac plerumque permixta prosperæ, in Oriente ; adversæ in Occidente res. Turbatum Illyricum, Galliæ nutantes, perdomita Britannia, & statim amissa ; coortæ Sarmatarum ac Suevorum gentes, nobilitatus cladibus mutuis Dacus. Mota etiam propè Parthorum arma falsi Neronis ludibrio. Jam verò Italia novis cladibus, vel post longam sæculorum seriem repetitis, afflicta. Haustæ vel obrutæ urbes fecundissimæ Campaniæ oræ. Urbs incendiis vastata, consumptis antiquissimis delubris, ipso Capitolio civium manibus incenso. Pollutæ cerimoniæ ; magna adutreria ; plenum exsiliis mare ; infecti cædibus scopuli ; atrocius in urbe sævitum. Nobilitas, opes, omissi gestique honores pro crimine, & ob virtutes certissimum exitium. Nec minus præmia delatorum invisa quàm scelera : cùm alii sacerdotia & consulatus ut spolia adepti, procurationes alii & interiorem potentiam, agerent verterent cuncta odio & terrore. Corrupti in dominos servi, in patronos liberti ; & quibus deerat inimicus per amicos oppressi.

Non tamen adeò virtutum sterile sæculum, ut non & bona exempla prodiderit. Comitatæ profugos liberos matres, secutæ maritos in exsilia conjuges, propinqui audentes, constantes generi, contumax etiam adversus tormenta servorum fides. Supremæ larorum virorurn necessitates, ipsa necessitas fortiter tolerata, & laudatis antiquorum mortibus pares exitus. Præter multiplices rerum humanarum casus, cœlo terrâque prodigia, & fulminum monitus, & futurorum præsagia, læta, tristia, ambigua, manifesta. Nec enim unquam atrocioribus populi Romani cladibus, magisve justis judiciis approbatum est, non esse curæ ; deis securitatem nostram, esse ultionem.

Ceterum antequam destinata componam, repetendum videtur, qualis status urbis, quæ mens exercituum, quis habitus provinciarum, quid in toto terrarum orbe validum, quid agrum fuerit : ut non modo casus eventusque rerum, qui plerumque fortuiti sunt, sed ratio etiam causæque noscantur.

Finis Neronis, ut lætus primo gaudentium impetu fuerit, ita varios motus animorum, non modo in urbe apud patres, aut populum, aut urbanum militem, sed omnes legione ducesque conciverat ; evulgato imperii arcanio, posse principem alibi quam Romæ fieri. Sed patres læti, usurpatâ statim Iibertate, licentiùs ut erga principem novum & absentem ; primores equitum proximi gaudio patrum ; pars populi integra, & magnis domibus annexi clientes libertique damnatorum & exulum, in spem erecti. Plebs sordida & circo ac theatris sueta, simul deterrimi servorum, aut qui adesis bonis, per dedecus Neronis alebantur, mæsti & rumorum avidi.

Miles urbanus longo Cæsarum sacramento imbutus, & ad destituendum Neronem arte magis & impulsa, quam suo ingenio traductus, postquam neque dari donativum sub nomine Galbæ promissum, neque magnis meritis ac præmiis eundem in pace qui in bello locum, præventamque gratiam intelligit, apud principem à legionibus factum ; pronus ad novas res, scelere insuper Nymphidii Sabini Præfecti imperium sibi molientis agitatur. Et Nymphidius quidem in ipso conatu oppressus. Sed quamvis capite defectionis ablato, manebat plerisque militum conscientia ; nec deerant sermones, senium atque avaritiam Galbæ increpantium. Laudata olim & militari famâ celebrata severitas ejus, angebat coaspernantes veterem disciplinam, atque ita XIIII annis à Nerone assuefactos, ut haud minus vitia principum amarent, quam olim virtutes verebantur. Accessit Galbæ vox pro Republica honesta, ipsi anceps, legi à se militem, non emi. Nec enim ad hanc formam cetera erant.

Invalidum senem T. Vinius & Cornelius Laco, alter deterrimus mortalium, alter ignavissimus, odio flagitiorum oneratum, contemptu inertia ; destruebant. Tardum Galbæ iter & cruentum, interfectis Cingonio Varrone consule designato & Petronio Turpiliano consulari ; ille ut Nymphidii socius, hic ut dux Neronis, inauditi atque indefensi, tanquam innocentes perierant. Introitus in urbem, trucidatis tot millibus inermium militum, infaustus omine, atque ipsis etiam qui occiderant, formidolosus. Inducta legione Hispanâ, remanente eâ quam è classe Nero conscripserat, plena urbs exercitu insolito ; multi adhoc numeri è Germania ac Britanniâ & Illyrico, quos idem Nero electos præmissosque ad claustra Caspiarum, & bellum quod in Albanos parabat, opprimendis Vindicis cœptis revocaverat : ingens novis rebus materia, ut non in unum aliquem prono favore, ita audenti parata.

Fortè congruerat, ut Clodii Macri & Fonteii Capitonis cædes nuntiarentur. Macrum in Africa haud dubiè turbantem, Trebonius Garucianus procurator, jussu Galbæ : Capitonem in Germanià, cùm similia cœptaret, Cornelius Aquinus & Fabius Valens legati legionum interfecerant, antequam juberentur. Fuere qui crederent, Capitonem, ut avaritiâ & libidine fœdum ac maculosum, ita cogitatione rerum novarum abstinuisse : sed à legatis bellum suadentibus, postquam impellere nequiverint, crimen ac dolum compositum ultrò : & Galbam mobilitate ingenii, an ne altiùs scrutaretur, quoquo modo acta, quia mutari non poterant, comprobasse. Ceterùm utraque cædes sinistrè accepta : & inviso semel principe, seu benè seu malè facta premunt. Jam asserebant venalia cuncta præpotentes liberti. Servorum manus subitis avidæ, & tamquam apud senem festinantes ; eademque novæ aulæ mala, æquè gravia, non æquè excusata. Ipsa ætas Galbæ, & irrisui & fastidio erat, assuetis juventæ Neronis, & imperatores formâ ac decore corporis ( ut est mos vulgi) comparantibus.

Et hic quidem Romæ, tamquam in tantâ multitudine, habitus animorum fuit. E provinciis, Hispaniæ præerat Cluviu Rufus, vir facundus, & pacis artibus, belli inexpertus. Galliæ super memoriam Vindicis, obligatæ recenti dono Romanæ civitatis, & in posterum tributi levamento. Proximæ tamen Germanis exercitibus Galliarum civitates, non eodem honore habitæ, quædam etiam finibus ademptis, pari dolore commoda aliena ac suas injurias metiebantur. Germanici exercitus, quod periculosissimum in tantis viribus, soliciti & irati superbiâ recentis victoriæ, & metu, tamquam alias partes sovissent Tardè à Nerone desciverant : nec statim pro Galbâ Verginius ; an imperare voluisset dubium : delatum, ei à milite imperium conveniebat. Fonteium Capitonem occisum, etiam qui queri non poterant, tamen indignabantur. Dux deerat, abducto Verginio per simulationem amicitiæ : quem non remitti, atque etiam reum esse, tamquarn suum crimen accipiebant. Superior exercitus legatum Hordeonium Flaccum spernebat ; senecta ac debilitate pedum invalidum, sine constantiâ, sine auctoritate : ne quieto quidem milite, regimen ; adeò furentes infirmitate retinentis ultrò etiam accendebantur. Inferioris Germaniæ legiones diutius sine consulari fuere : donec, missu Galbæ, Vitellius aderat, Censoris Vitellii ac ter consulis filius. Id satis videbatur. In Britannico exercitu nihil irarum. Non sanè aliæ legiones per omnes civilium bellorum motus, innocentiùs egerunt : seu quia procul, & Oceano divisæ ; seu, crebris expeditionibus, doctæ hostem potiùs odisse. Quies & Illyrico : quamquam excitæ à Nerone legiones, dum in Italiâ cunctantur, Verginium legationibus adissent. Sed longis spatiis discreti exercitus, quod saluberrimum est ad continendam militarem fidem, nec vitiis nec viribus miscebantur.

Oriens adhuc immotus ; Syriam & quatuor legiones obtinebat Licinius Mucianus, vir secundis adversisque juxtà famosus. lnsignes amicitias juvenis ambitiose coluerat ; mox atteritis opibus, lubrico statu, suspecta etiam Claudii iracundiâ ; in secretum Asiæ repositus, tam propè ab exsule fuit, que quàm postea à principe. Luxuriâ, industriâ, comitate, arrogantâ, malis bonisque artibus mixtus ; nimiæ voluptates, cum vacaret : quoties expedierat, magnæ virtutes. Palàm laudares, secreta malè audiebant. Sed apud subjectos, apud proximos, apud collegas, variis illecebris potens : & cui expeditius fuerit tradere imperium, quam obtinere. Bellum Judaicum Flavius Vespasianus ( ducem eum Nero delegerat ) tribus legionibus administrabat. Nec Vespasiano adversus Galbam votum, aut animus. Quippe T. filium ad venerationem cultumque ejus miserat, ut suo loco memorabimus.

Occultâ lege fati, & ostentis ac responsis destinatum Vespasiano liberisque ejus imperium, post fortunam credidimus.

AEgyptum copiasque quibus cœrceretur, jam inde à divo Augusto, equites Romani obtinent loco regum. Ita visum, expedire, provinciam aditu difficilem, annonæ fecundam, superstitione, ac lasciviâ discordem & mobilem, insciam legum, ignaram magistratuum domi retinere. Regebat tum Tiberius Alexander ejusdem nationis. Africa, ac legiones in eâ interfecto Clodio Macro, contentæ qualicumque principe, post experimentum domini minoris. Duæ Mauretaniæ, Rhætia, Noricum, Thracia, & quæ aliæ procuratoribus cohibentur, ut cuique exercitui vicinæ, ita in favorem aut odium contactu valentiorum agebantur. Inermes provinciæ, atque ipsa in primis Italia, cuicumque servitio expositæ, in pretium belli cessuræ erant. Hic fuit rerum Romanarum status, cum Ser. Galba iterum, Titus Vinius consules, inchoavere annum sibi ultimum, Reipublicæ propè supremum.

Paucis post Kalendas Januarias diebus, Pompeii Propinqui procuratoris, è Belgicâ litteræ afferuntur, superioris Germaniæ legiones, ruptâ sacramenti reverentiâ, imperatorem alium flagitare, & Senatui ac Populo Romano arbitrium eligendi permittere, quo seditio mollius acciperetur. Maturavit ea res consilium Galbæ, jam pridem de adoptione secum & cum proximis agitantis. Non sanè crebrior tota civitate sermo per illos menses fuerat ; primum licentiâ ac libidine talia loquendi, dein fessâ jam ætate Galbæ. Paucis judicium, aut reipublicæ amor multi occultâ spe ; prout quis amicus vel cliens, hunc vel illum ambitiosis rumoribus destinabant, etiam in T. Vinii odium ; qui in dies quanto potentior, eodem actu invisior erat. Quippe hiantes in magnâ fortunâ amicorum cupiditates, ipsa Galbæ facilitas intendebat cùm apud infirmum & credulum minor metu, & majore præmio peccaretur. Potentia principatus divisa in T. Vinium consulem, & Cornelium Laconem prætorii præfectum. Nec minor gratia Icelo Galba liberto, quem annulis donatum equestri nomine Martianum vocitabant. Hi discordes, & rebus minoribus sibi quisque tendentes, circa consilium eligendi successoris in duas factiones scindebantur. Vinius pro Othone, Laco atque Icelus consensu non tam unum aliquem fovebant, quam alium. Neque erat Galbæ ignota Othonis ac T. Vinii amicitia, eæ rumoribus nihil silentio transmittentium : quia Vinio vidua filia, cælebs Otho, gener ac socer destinabantur. Credo & Reipublicæ curam subisse, frustra à Nerone translatæ, si apud Othonem relinqueretur. Namque Otho pueritiam incuriosè, adolescentiam petulanter egerat, gratus Neroni æmulatione luxus, Eoque jam Poppæam Sabinam principale scortum, ut apud conscium libidinum deposuerat, donec Octaviam uxorem amoliretur. Mox suspectum in eâdem Poppæâ in provinciam Lusitaniam specie legationis seposuit. Otho, comiter administratâ provincia, primus in partes transgressus, nec segnis, & donec bellum fuit, inter præsentes splendidissimus, spem adoptionis statim conceptam, acrius in dies rapiebat : faventibus plerisque militum, pronâ in eum aulâ Neronis ut similem. Sed Galba, post nuntios Germanicæ seditionis, quamquam nihil adhuc de Vitellio certum, anxius quònam exercituum vis erumperet, ne urbano quidem militi confisus, quod remedium unicum rebatur, comitia imperii transigit. Adhibitoque super Vinium, ac Laconem, Mario Celso consule designato, ac Ducennio Gemino præfecto urbis, pauca præfatus de sua senectute, Pisonem Licianianum accersiri jubet : seu propriâ dilectione, sive ut quidam tradiderunt, Lacone instante ; cui apud Rubellium Plautum exercita cum Pisone amicitia : sed callidè ut ignotum sovebat, & prospera de Pisone fama consilio ejus fidem addiderat. Piso M. Crasso & Scriboniâ genitus, nobilis utrimque, vultu habituque moris antiqui, & æstimatione rectâ severus, deterius interpretantibus tristior habebatur. Ea pars morum ejus, quo suspectior solicitis, adoptanti placebat.

Igitur Galba apprehensâ Pisonis manu, in hunc modum locutus fertur. Si te privatus, lege curiata apud Pontifices, ut moris est, adoptarem ; & mihi egregium erat tunc, Pompeii & M. Crassi sobolem in penates meos adsciscere ; & tibi insigne, Sulpiciæ ac Lutatiæ decora, nobilitati tuæ adjecisse. Nunc me deorum hominumque consensu ad imperium vocatum, præclara indoles tua, & amor patriæ impulit, ut principatum, de quo majores nostri armis certabant, bello adeptus, quiescenti offeram ; exemplo divi Augusti, qui sororis filium Marcellum, dein generum Agrippam, mox nepotes suos, postremo Tiberium Neronem privignum, in proximo sibi fastigio collocavit. Sed Augustus in domo successorem quæsivit ; ego, in Republicâ. Non quia propinquos aut socios belli non habeam : sed neque ipse imperium ambitione accepi, & judicii mei documentum sint, non meæ tantum necessitudines, quas tibi postposui, sed & tuæ. Est tibi frater pari nobilitate, natu major, dignus hac fortunâ, nisi tu potior esses. Ea ætas tua, quæ cupiditates adolescentiæ jam effugerit : ea vita, in quâ nihil præteritum excusandum habeas. Fortunam adhuc tantum adversam tulisti. Secundæ res acrioribus stimulis animos explorant : quia miseriæ tolerantur, felicitate corrumpimur. Fidem, libertatem, amicitiam, præcipua humani animi bona, tu quidem eâdem constantiâ retinebis : sed alii per obsequium imminuent. Irrumpet adulatio, blanditiæ pessimum veri affectus venenum, sua cuique utilitas. Etiam ego ac tu simplicissimè inter nos hodie loquimur ; ceteri, libentiùs cum fortunâ nostrâ, quam nobiscum. Nam suadere principi quod oporteat, multi laboris : assentatio erga principem quemcumque sine affectu peragitur.

Si immensum imperii corpus stare ac librari sine rectore posset, dignus eram, à quo Respublica inciperet. Nunc eò necessitatis jampridem ventum est, ut nec mea senectus conferre plus Populo Romano possit, quàm bonum successorem ; nec tua plus iuventa, quàm bonum principem ; sub Tiberio, & Caio, & Claudio, unius familiæ quasi hereditas fuimus : loco libertatis erit, quod eligi cœpimus. Et finitâ Juliorum Claudiorumque domo, optimum quemque adoptio inveniet. Nam generari & nasci à principibus, fortuitum, nec ultrà astimatur : adoptandi judicium integrum ; & si velis eligere, consensu monstratur. Sit ante oculos Nero, quem longâ Cæsarum serie tumentem, non Vindex cum inermi provinciâ, aut ego cum unâ legione ; sed sua immanitas, sua luxuria cervicibus publicis depulere. Neque erat adhuc damnati principis exemplum. Nos bello, & ab æstimantibus asciti, cum invidiâ quamvis, egregii erimus. Ne tamen territus fueris, si duæ legiones in hoc concussi orbis motu nondum quiescunt. Ne ipse quidern ad securas res accessi : & audita adoptione desinam videri senex, quod nunc mihi unum objicitur.

Nero à pessimo quoque semper desiderabitur : mihi ac tibi providendum est, ne etiam à bonis desideretur. Monere diutius, neque temporis hujus, & impletum est omne consilium, si te benè elegi. Utilissimusque idem ac brevissimus bonorum alarumque rerum delectis est, cogitur quid aut volueris sub alio principe, aut solueris. Neque enim hic, ut in ceteris gentibus quæ regnator, certa dominorum domus, & ceteri servi : sed imperatoris es hominibus, qui nec totam servitutem pati possunt, nec totam libertatem. Et Galba quidem, hæc ac talia, tamquam principem faceret ; ceteri, tamquam cum facto loquebantur. Pisonem ferunt statim intuentibus, & mox confectis in eum omnium oculis, nullum turbati, aut exsultantis animi motum prodigiis. Sermo erga patrem imperatoreque referens, de se moderatum, nihil in vultu habituque mutatum : quasi imperare posset magis, quam vellet. Consulta tum inde, pro rostris, an in senatu, an in castris adoptio nuncuparetur. Iri in castra placuit ; honorificum id militibus fore, quorum favorem ut largitione & ambitu malè acquiri, ita per bonas artes haud spernendum. Circumsteterat interim palatium publica exspectatio magni secreti impatiens, & malè cœrcitam famam supprimentes augebant.

Quartum Idus Januarias fœdum imbribus diem, tonitrua & fulgura & cœlestes minæ ultra solitum turbaverant. Observatum id antiquitus comitiis dirimendis, non terruit Galbam quo minus in castra pergeret : contemptorem talium ut fortuitorum, seu quæ fato manent, quamvis significata, non vitantur. Apud frequentem militum concionem, imperatoria brevitate, adoptari à se Pisonem, more divi Augusti, & exempla militari, quo vir virum legeret, pronuntiat : ac ne dissimulata seditio in majus crederetur, ultrò asseverat, quartam & duo & vicesimam legiones, paucis seditionis auctoribus, non ultra verba ac voces errasse, & brevi in officio fore. Nec ullum orationi aut lenocinium addit, aut pretium. Tribuni tamen centurionesque, & proximi militum, grata auditu respondent ; per ceteros mæstitia ac silentium, tamquam usurpatam etiam in pace donativi necessitatem, bello perdidissent. Constat potuisse conciliari animos quantulacumque parci senis liberalitate. Nocuit antiquus rigor, & nimia severitas, cui jam pares non sumus.

Inde apud senatum non comptior Galbæ, non longior quàm apud milites sermo : Pisonis comis oratio. Et patrum favor aderat, multi voluntate effusius, qui noluerant, mediè, ac plurimi obvio obsequio privatas spes agitantes, sine publicâ curâ. Nec aliud sequenti quatriduo ( quod medium inter adoptionem & cædem fuit ) dictum à Pisone in publico, factumve. Crebrioribus in dies Germanicæ defectionis nuntiis, & facili civitate ad accipienda credentaque omnia nova, cùm tristia sunt ; censuerant patres mittendos ad Gerrnanicun exercitum legatos ; agitatum secreto, num & Piso proficisceretur, majore pretextu : illi auctoritatem senatus, hic dignationem Cæsaris laturus. Placebat & Laconem pratorii præfectum simul mitti. Is consilio intercessit. Legati quoque ( nam senatus electionem Galbæ permiserat) fœdâ inconstantiâ nominati, excusati, substituti, ambitu remanendi aut eundi, ut quemque metus vel spes impulerat.

Proxima pecuniæ cura. Et cuncta scrutantibus justissimum visum est, inde repeti, ubi inopia : caussa erat. Bis & vicies mille sestertium donationibus Nero effuderat. Appellari singulos jussit, decumâ parte liberalitatis apud quemque eorum relicta. At illis vix decumæ super portiones erant : iisdem erga aliena sumptibus, quibus sua prodegerant, cùm rapacissimo cuique ac perditissimo, non agri, aut fœnus, sed sola instrumenta vitiorum manerent. Exactioni XXX. equites Romani præposui, novum officii genus, & ambitu ac numero onerosum : ubique hasta, & sector, & inquieta. urbs auctionibus. Attamen grande gaudium, quòd tam pauperes forent quibus donasset Nero, quàm quibus abstulisset Exauctorati per eos dies tribuni, è prætorio Antonius Taurus, & Antonius Naso : ex urbanis cohortibus, AEmylius Pacensis : è vigiliis, Julius Fronto. Nec remedium in ceteros fuit, sed metus initium : tamquam per artem & formidinem singuli pellerenter, omnibus suspectis.

Interea Othonem, cui compositis rebus nulla spes, omne in turbido consilium, multa simul exstimulabant : luxuria etiam principi onerosa, inopia viæ privato toleranda, in Galbam ira, in Pisonem invidia. Fingebat & metum, quo magis concupisceret. Prægravem se Neroni fuisse nec Lusitaniam rursus aut alterius exsilii honorem exspectandu : suspectum semper invisumque dominantibus, qui proximus destinaretur. Nocuisse id sibi apud senem principem : magis nociturum apud juvenem, ingenio trucem, & longo exfilio efferatum. Occidi Othonem posse, proin agendum audendumque, dum Galbæ auctoritas fluxa, Pisonis nondum coaluisset. Opportunos magnis conatibus transitus rerum : nec cunctatione opus, ubi perniciosior sit quies, quam temeritas. Mortem omnibus ex naturâ æqualem, oblivione apud posteros, vel gloriâ distingui. Ac si nocentem innocentemque idem exitus maneat, acrioris viri esse, meritò verire. Non erat Othonis mollis & corporis similis animus. Et intimi libertorum servorumque corruptiùs, quàm in privatâ domo habiti, aulam Neronis, & luxus, adulteria, matrimonia ceterasque regnorum libidines, avido talium, si auderet, ut sua ostentantes ; quiescenti, ut aliena exprobrabant : urgentibus etiam mathematicis, dum novos motus, & clarum Othoni annum observatione siderum affirmant, genus hominum potentibus infidum, sperantibus fallax, quod in civitate nostrâ & vetabitur semper, & retinebitur. Multos secreta Poppææ mathematicos, pessimum principalis matrimonii instrumentum, habuerant : è quibus Ptolemæus Othoni in Hispaniâ comes, cùm superfuturum eum Neroni promisisset, postquam eæ eventu fides, conjecturâ jam & rumore, senium Galbæ, & juventam Othonis computantium, persuaserat fore, ut in imperium adscisceretur. Sed Otho tamquam peritiâ, & monitu fatorum prædicta accipiebat, cupidine ingenii humani libentiùs obscura credi. Nec deerat Ptolemæus, jam & sceleris instinctor, ad quod facillimè ab ejusmodi voto transitur.

Sed celeris cogitatio incertum an repens, studia militum jampridem spe successionis, aut paratu facinoris affectaverat. In itinere, in agmine, in stationibus, vetustissimum quemque militum nomine vocans, ac memoriâ Neroniani comitatus, contubernales appellando, alios agnoscere, quosdam requirere, & pecuniâ aut gratiâ juvare : inserendo sæpius querelas, & ambiguos de Galbâ sermones, quæque alia turbamenta vulgi. Labores itinerum, inopia commeatuum, duritia imperii, atrocius accipiebantur : cùm Campaniæ lacus & Achaiæ urbes classibus adire soliti, Pirenæum & Alpes, & immensa viarum spatia, ægrè sub armis eniterentur.

Flagrantibus jam militum animis, velut faces addiderat Mevius Pudens, è proximis Tigellini ; is mobilissimum quemque ingenio, aut pecuniæ indigum, & in novas cupiditates præcipitem alliciendo, eò paulatim progressus est, ut per speciem convivii, quoties Galba apud Othonem epularetur, cohorti excubias agenti, viritim centenos nummos divideret ; quam velut publicam largitionem, Otho, secretioribus apud singulos præmiis, intendebat ; adeò animosus corruptor, ut Cocceio Proculo speculatori de parte finium cum vicino ambigenti, universum vicini agrum suâ pecuniâ emptum dono dederit : per socordiam præfecti, quem nota pariter & occulta fallebant.

Sed tum e libertis Onomastum futuro sceleri præfecit, à quo Barbium Proculum Tesserarium speculatorum, & Veturium Optionem eorumdem perductos, postquam vario sermone callidos, audacesquecognovit, pretio & promissis onerat, datâ pecuniâ ad pertentandos plurium animos. Suscepere duo mani pulares imperium Pop. Rom. transferendum, & transtulerunt. In conscientiam facinoris pauci asciti, suspensos ceterorum animos, diversis artibus stimulant : primores militum, per beneficia. Nymphidii ut suspectos : vulgus & ceteros, ira & desperatione dilati toties donativi ; erant quos memoria Neronis, ac desiderium prioris licentiæ accenderet in commune omnes metu mutandæ miIitiæ exterrebantur.

Infecit ea tabes legionum quoque & auxiliorum motas jam mentes, postquam vulgatum erat labare Germanici exercitus fidem. Adeoque parata apud malos seditio, etiam apud integros dissimulatio fuit, ut postero Iduum die, redeuntem à cœnâ Othonem rapturi fuerint, nisi incerta noctis, & totâ urbe sparsa militum castra, nec facilem inter temulentos consensum timuissent : non Reipublicæ curâ, quam fœdare principis sui sanguine sobrii parabant, sed ne per tenebras, ut quisque Pannonici vel Germanici exercitus militibus oblatus esset, ignorantibus plerisque pro Othone destinaretur. Multa erumpentis seditionis indicia per conscios oppressa ; quædam apud Galbæ aures præfectus Laco elusit, ignarus militarium animorum, consiliique quamvis egregii, quod non ipse afferret, inimicus, & adversus peritos pervicax.

XVIII. Kalend. Feb. sacrificanti pro æde Apollinis Galbæ, haruspex Umbricius tristia exta, & instantes insidias, ac domesticum hostem prædicit : audiente Othone (nam proximus adstiterat) idque ut lætum è contrario, & suis cogitationibus prosperum interpretante. Nec multo post libertus Onomastus nuntiat, exspectari eum ab architecto & redemptoribus ; quæ significatio cœuntium jam militum, & paratæ conjurationis convenerat. Otho, caussam digressus requirentibus, cùm emi sibi, prædia vetustate suspecta, eoque priùs exploranda finxisset, innixus liberto ; per Tiberianam domum in Velabrum, inde ad Miliarium aureum, sub ædem Saturni pergit. Ibi tres & viginti speculatores consalutatum imperatorem, ac paucitate salutantium trepidum, & sellæ festinanter impositum, strictis mucronibus rapiunt. Totidem fermè milites in itinere aggregantur, alii conscientiâ, plerique miraculo : pars clamore & gladiis, pars silentio, animum ex eventu sumpturi.

Stationem in castris agebat Julius Martialis triburus. Is magnitudine subiti sceleris, an corrupta latiùs castra, ac si contra tenderet, exitium metuens, præbuit plerisque suspicionem conscientiæ. Anteposuere ceteri quoque tribuni centurionesque præsentia dubiis & honestis. Isque habitus animorum fuit, ut pessimum facinus auderent pauci, plures vellent, omnes paterentur. Ignarus interim Galba & sacris intentus, fatigabat alieni jam imperii deos : cum affertur rumor rapi in castra, incertum quem senatorem, mox Othonem esse qui raperetur. Simul ex totâ urbe, ut quisque obvius fuerat, alii formidinem augentes, quidam minora vero, ne tum quidem obliti adulationis. Igitur cousultantibus placuit pertentari animum cohortis, quæ in palatio stationem agebat, nec per ipsum Galbam, cujus integra auctoritas majoribus remediis servabatur : Piso pro gradibus domus vocatos, in hunc modum allocutus est. Sextus dies agitur, commilitones, ex quo ignarus futuri, & sive optandum hoc nomen sive timendum erat, Cæsar ascitus sum : quo domus nostræ aut Reipublicæ fato, in vestra manu positurn est ; non quia, rneo nomine, tristiorem casum parveam, ut qui adversa expertus cum maximè, ducam ne secunda quidem minus discriminis habere : patris & senatus ipsius imperii vicem doleo, si nobis aut perire hodie necesse est ; aut, quod æquè apud bonos miserum est, occidere. Solatium proximi motus habebamus, incruentam urbem & res sine discordiâ translatas. Provisum adoptione videbatur, ut ne post Galbam quidem bello locus esset.

Nihil arrogabo mihi nobilitatis aut modestiæ ; neque enim relatu virtutum, in comparatione Othonis opus est. Vitia, quibus solis gloriatur, evertêre imperium, etiam cùm amicum imperratoris ageret. Habitune & incessu, an illo muliebri ornatu, mereretur imperium ? Falluntur, quibus luxuria specie liberalitatis imponit. Perdere iste sciet, donare nesciet. Stupra nunc, & comessationes, & seminarum cœtus, voluit animo ; hæc principatus præmia putat, quorum libido ac voluptas, penes ipsum sit ; rubor ac dedecus, penes omnes. Nemo enim unquam imperium ftagitio quæsitum bonis artibus exercuit. Galbam consensus generis humani ; me Galba, consentientibus vobis, Cæsarem dixit. Si Respublica & senatus, & populus, vana nomina sunt ; vestra, commilitones, interest, ne imperatorem pessimi faciant.

Legionum seditio adversum duces suos audita est aliquando : vestra fides famaque illæsa ad hunc diem mansit ; & Nero quoque vo destituit, non vos Neronem. Minus XXX transfugæ & desertores, quos centurionem aut tribunum sibi eligentes nemo ferret, imperium assignabunt ? Admittitis exemplum ? & quiescendo commune crimen facitis ? Transcendet hæc licentia in provincias : & ad nos scelerum exitus, bellorum ad vos pertinebunt. Nec est plus quod pro cœde principis, quàm quod innocentibus datur ; sed proinde à nobis donativum ob fidem, quàm ab aliis pro facinore accipietis. Dilapsis speculatoribus, cetera cohors non aspernata concionantem, ut turbidis rebus evenit, forte magis, & non nullo adhuc consilio, parat signa, quod postea creditum est, insidiis & simulatione. Missus & Celsas Marius ad electos Illyrici exercitus, Vipsanii in porticu tendentes. Præceptum Amulio Sereno & Domitio Sabino primipilaribus, ut Germanicos milites è Libertatis atrio accerserent. Legioni classicæ diffidebat, infestæ ob cædem commilitonum, quos primo statim introitu trucidaverat Galba. Pergunt etiam in castra prætorianorum tribuni Cerius Severus, Subrius Dexter, Pompeius Longinus, si incipiens adhuc & nondum adulta seditio melioribus consiliis flecteretur. Tribunorum Subrium & Cerium milites adorti minis, Longinum manibus cœrcent, exarmantque : quia non ordine : militiæ, sed è Galbæ amicis, fidus principi suo, & desciscentibus suspectior erat. Legio classica nihil cunctara prætorianis adjungitur. Ilyrici exercitus electi, Celsurn infestis pilis proturbant. Germanica vexilla diu ; nutavere, invalidis adhuc :corporibus, & plaoatis animis, quod eos à Nerone Alexandriam premissos, atque inde rursus longà navigatione ægros, impensiore curâ Galba resovebat. Universa jam plebs palatium implebat, mixtis servitiis, & dissono clamore, cædem Othonis & conjuratorum. exsilium poscentium, ut si in circo ac theatro ludicrum aliquod postularent. Neque illis judicium aut veritas : quippe eodem die diversa pari certamine postulaturis : sed tradito more, quemcumque pricipem adulandi, licentiâ acclamationum, & studiis inanibus. Interim Galbam duæ sententiæ distinebant. Titus Vinius manendum intra domum, opponenda servitia, firmandos aditus, non eumdum ad iratos censebat : daret malorum pœnitentiæ, daret bonorum consensui spatium ; scelera impetu, bona consilia morâ valescere. Denique eundi ultrò si ratio sit, eamdem mox facultatem. : regressus, si pæniteat, in alienâ potestate.

Festinandum ceteris videbatur, antequam cresceret invalida adhuc conjuratio paucorum. Trepidaturum etiam Othonem, qui furtim digressus, ad ignaros illatus, cunctatione nunc & segnitiâ terentium tempus, imitari Principem discat. Non exspectandum, ut compositis castris, forum invadat, & prospectante Galbâ Capitolium adeat : dum egregius imperator, cum fortibus amicis, januâ, ac limine tenus domum cludit, obsidionem nimirum toleraturus. Et præclarum in servis auxilium, si consensus tantæ multitudinis, & quæ plurimum valet, prima indignatio languescat.

Proinde intuta, quæ indecora : vel si cadere necesse sit, occurrendum discrimini. Id Othoni invidiosius, & ipsis honestum. Repugnantem huic sententiæ Vinium, Laco minaciter invasit, stimulante Icelo, privati odii pertinuciâ, in publicum exitium. Nec diutiûs Galba cunctatus speciofiora suadentibus accessit Præmissus tamen in castra Piso, ut juvenis magno nomine, recenti favore, & infensus T. Vinio, seu quia erat, seu quia irati ita volebant. Et faciliùs de odio creditur. Vix dum egresso Pisone, occisum in castris Othonem, vagus primùm & incertus rumor, mox ut in magnis mendaciis, interfuisse se quidam, & vidisse affirmabant ; credula fama, inter gaudentes, & incuriosos. Multi arbitrabantur compositum auctumque rumorem, mixtis jam Othonianis, qui ad evocandum Galbam, læta falso valgaverint.

Tum verò non populus tantum & imperita plebs in plausus & immodica studia, sed equitum plerique ac senatorum, posito metu incauti, refractis palatii foribus ruere intus, ac se Galbæ ostentare, præreptam fibi ultionem querentes. Ignavissimus quisque, ( & ut res docuit) in periculo non ausurus, nimii verbis, linguæ feroces : nemo scire, & omnes affirmare ; donec inopia veri, & consensu errantium victus, sumpto thorace Galba, irruenti turbæ neque ætate neque corpore sistens, fellâ levaretur, Obvius in palatio Julius Atticus speculator, cruentum gladium ostentans, occisum à se Othonem exclamavit : Et Galba, Commilito, inquit, quis jussit ? insigni animo ad cœrcendam militarem licentiam, minantibus intrepidus, adversus blandientes incorruptus.

Haud dubiæ jam in castris omnium mentes, tantusque ardor, ut non contenti agmine & corporibus, in suggestu, in quo paulò antè aurea Galbæ statua fuerat, medium inter signa Othonem vexillis circumdarent. Nec tribunis aut centurionibus adeundi locus : gregarius miles caveri insuper præpositos jubebat. Strepere cuncta clamoribus, & tumultu, & exhortatione mutuâ, non tamquam in populo ac plebe, variis segni adulatione vocibus, sed ut quemque affluentium militum aspexerant, prehensare manibus, complecti armis, collocare juxta, præire sacramentum, modò imperatorem militibus, modò imperatori milites commendare. Nec deerat Otho protendens manus, adorare vulgum, jacere oscula, & omnia serviliter pro dominatione.

Postquam universa classiariorum legio sacramentum ejus accepit, fidens viribus, & quos adhuc singulos exstimulaverat, accendendos in commune ratus, pro vallo castrorum ita cœpit. Quis ad vos processerim commilitones dicere non possum : quia nec privatum me vocare sustineo, princeps à vobis nominatus ; nec principem, alio imperante. Vestrum quoque nomen in incerto erit, donec dubitabitur imperatorem populi Romani in castris, an hostem habeatis. Auditisne, ut pœna mea, & supplicium vestrum simul postulentur ? adeò manifestum est, neque perire nos, neque salvos esse, nisi unà, posse. Et cujus levitatis est Galba, tam fortasse promisit : ut qui nullo exposcente, tot millia innocentissimorum militum trucidaverit. Horror animum subit, quoties recordor feralem introitum, & hanc solam Galbea victoriam, cùm in oculis urbis decumari deditos juberet, quos deprecantes in fidem acceperat. His auspiciis urbem ingressus, quam gloriam ad principatum attulit, nisi occisi Obultronii Sabini, & Cornelii Marcelli in Hispaniâ, Bervichilonis in Galliâ, Fonteii Capitonis in Germaniâ, Clodii Macri in Africâ, Cingonii in viâ, Turpiliani in urbe, Nymphidii in castris ? Quæ usquam provincia, quæ castra sunt, nisi cruenta & maculata ? aut, ut ipse prædicat, emendata & correcta ? Nam quæ alii scelera, hic remedia vocat : dum falsis nominibus, severitatem pro sœvitiâ, parsimoniam pro avaritiâ, supplicia & contumelias vestras, disciplinam appellat. Septem à Neronis fine menses sunt, & jam plus rapuit Icelus, quàm quod Polycleti, & Vatinii, & Elii, paraverunt. Minore avaritiâ ac licentiâ grassatus esset T. Vinius, si ipse imperasset ; nunc subjectos nos habuit tamquàm suos, & viles ut alienos. Una illa domus sufficit donativo, quod vobis nunquàm datur, & quotidiè exprobratur. Ac ne qua saltem in successore Galbæ spes esset, accersit ab exsilio, quem trislitiâ & avaritiâ sui simillimum judicabat. Vidistis, commilitones, notabili tempestate, etiam deos infaustam adoptionem aversantes. Idem senatus, idem populi Romani animus est. Vestra virtus expectatur, apud quos omne honestis consiliis robur, & sine quibus quamvis egregia invalida sunt. Non ad bellum vos, nec ad periculum voco : omnium militum arma nobiscurn sunt. Nec una cohors togata defendit nunc Galbam, sed detinet. Cum vos aspexerit, cùm signum meum acceperit, hoc solum erit certamen, quis mihi plurimùm imputet. Nullus cunctationi locus est in eo consilio, quod non potest laudari nisi peractum.

Aperiri deinde armamentarium jussit ; rapta statim arma, sine more & ordine militiæ, ut prætorianus, aut legionarius insignibus suis distingueretur. Miscentur auxiliaribus, galeis scutisque. Nullo tribunorum centuriorumve adhortante, sibi quisque dux & instigator : & præcipuum pessimorum incitamentum, quod boni mærebant. Jam exterritus Piso fremitu crebrescentis seditionis, & vocibus in urbem usque resonantibus, egressum interim Galbam & foro appropinquantem assecutus erat ; jam Marius Celsus haud læta retulerat : cùm alii in palatium redire, alii Capitolium petere, plerique rostra occupanda censerent, plures tantùm sententiis aliorum contradicerent ; utque evenit in consiliis infelicibus, optima viderentur, quorum tempus effugerat. Agitasse Laco, ignaro Galbâ, de occidendo T. Vinio dicitur, sive ut pœna ejus animos militum mulceret, seu conscium Othonis credebat, ad postremum vel odio. Hæsitationem attulit tempus ac locus, quia initio cædis orto, difficilis modus : & turbavere consilium trepidi nuntii, ac proximorum diffugia, languentibus omnium studiis, qui primò alacres fidem atque animum ostentaverant.

Agebatur huc illuc Galba, vario turbæ fluctuantis impulsu, completis undique basilicis ac templis, lugubri prospectu neque populi aut plebis ulla vox, sed attoniti vultus, & conversæ ad omnia aures ; non tumultus, non quies, quale magni metus, & magnæ iræ silentium est. Othoni tamen armari plebem nuntiabatur. Ire præcipites, & occupare pericula jubet. Igitur milites Romani, quasi Vologesen, aut Pacorum, avito Arsacidarum solio depulsuri, ac non imperatorem suum inermem & senem trucidare pergerent, disjectâ plebe, proculcato senatu, truces armis, rapidis equis forum irrumpunt. Nec illos Capitolii aspectus, & imminentium templorum religio, & priores & futuri principes terruere, quo minus facerent scelus, cujus ultor est quisquis successit.

Viso cominus armatorum agmine, vexillarius comitantis Galbam cohortis (Atilium Vergilionem fuisse tradunt) dereptam Galbæ imaginem solo afflixit. Eo signo manifesta in Othonem omnium militum studia, desertum fugâ populi forum, districta adversus dubitantes tela. Juxta Curtium lacum, trepidatione serentium Galba projectus è sellâ, ac provolutus est. Extremam ejus vocem, ut cuique odium aut admiratio fuit, variè prodidere. Alii suppliciter interrogasse, quid mali meruisset ? paucos dies exsolvendo donativo deprecatum. Plures obtulisse ultrò percussoribus jugulum, agerent ac ferirent, si ita è Rep. videretur ; non interfuit occidentium quid diceret. De percussore non satis constat. Quidam Terentium Evocatum, alii Lecanium, crebrior fama tradidit Camuriurn a XV. legionis militem, impresso gladio, jugulum ejus hausisse. Ceteri crura brachiaque ( nam pectus tegebatur ) fœdè laniavere ; pleraque vulnera, feritate & sævitiâ trunco jam corpori adjecta. Titum inde Vinium invasere ; de quo & ipso ambigitur, consumpserit ne vocern ejus instans metus, an proclamaverit, non esse ab Othone mandaturn ut occideretur. Quod seu finxit formidine, seu conscientiâ conjurationis confessus est : huc potiùs, ejus vita famaque inclinat, ut conscius sceleris fuerit, cujus caussa erat ; ante ædem divi Julii jacuit, primo ictu in poplitem, mox ab Julio Caro legionario milite in utrumque latus transverberatus.

Insignem illâ die virum Sempronium Densum ætas nostra vidit. Centurio is prætoriæ cohortis à Galba custodiæ Pisonis additus, stricto pugione occurrens armatis, & scelus exprobrans, ac modò manu, modo voce, vertendo in se percussores, quamquam vulnerato Pisoni effugium dedit. Piso in ædem Vestæ pervasit, exceptusque misericordiâ publici servi, & contubernio ejus abditus, non religione, nec cærimoniis, sed latebrâ imminens exitium differebat ; cùm abvenere, missu Othonis, nominatim in cædem ejus ardentes, Sulpicius Florus è Britannicis cohortibus, nuper à Galba civitate donatus, & Statius Murcus speculator ; à quibus protractus Piso, in foribus templi trucidatur.

Nullam cædem Otho majore lætitâ excepisse nullum caput tam insatiabilibus oculis perlustrasse dicitur : seu tum primùm levata omni solicitudine mens, vagare gaudio cœperat, seu recordatio majestatis in Galbâ, amicitiæ in T. Vinio, quamvis immitem animum imagine tristi consuderat. Pisonis, ut inimici & æmuli, cæde lætari, jus fasque credebat. Præfixa contis capita gestabantur, inter signa cohortium juxta Aquilam legionis, certatim ostentantibus cruentas manus qui occiderant, qui interfuerant, qui verè, qui falsò, ut pulchrum & memorabile facinus jactabant. Plures quàm CXX. libellos præmia exposcentium, ob aliquam notabilem illâ die operam, Vitellius postea invenit ; omnesque conquiri & interfici, jussit, non honore Galbæ, sed tradito principibus more, munimentum ad præsens ; in posterum, ultionem.

Alium crederes senatum, alium populum. Ruere cuncti in castra, anteire proximos, certare cùm præcurrentibus, increpare Galbam, laudare militum judicium, exosculari Othonis manum, quantoque magis falsa erant quæ fiebant, tanto plura facere. Nec aspernabatur singulos Otho, avidum & minacem militum animum, voce vultuque temperans. Marium Celsum consulem designatum, & Galbæ usque in extremas res amicum fidumque, ad supplicium expostulabant, industriæ ejus innocentiæque quasi malis artibus infensi. Cædis & prædarum initium, & optimo cuique perniciem quæri apparebat, sed Othoni nondurn auctoritas inerat ad prohibendum scelus, jubere jam poterat. Ita simulatione iræ, vinciri jussum, & majores pœnas affirmans, præsenti exitio subtraxit. Omnia deinde arbitrio militum acta. Prætorii præfectos sibi ipsi legere : Plotium Firmum è manipularibus quondam, tum vigilibus præpositum, & incolumi adhuc Galbâ partes Othonis secutum. Adjungitur Licinius Proculus, intima familiaritate Othonis, suspectus consilia ejus fovisse. Urbi Flavium Sabinum præfecere, judicium Neronis secuti, sub quo eamdem curam obtinuerat, plerisque Vespasianum fratrem in eo respicientibus. Flagitatum, ut vacationes præstari centurionibus solitæ remitterentur. Namque gregarius miles, ut tributum annuum pendebat. Pars manipulis, pars per commeatus, aut in ipsis castris vaga, dum mercedem centurioni exsolveret, neque modum oneris quisquam, neque genus quæstus pensi habebat. Per latrocinia & raptus, aut servilibus ministeriis, militare otium redimebant. Tum locupletissimus quisque miles, labore ac sævitiâ fatigari, donec vacationem emeret. Ubi sumptibus exhaustus, socordiâ insuper elanguerat, inops pro locuplete, & iners pro strenuo, in manipulum redibat ; ac rursus alius atque alius, eâdem egestate ac licentiâ corrupti, ad seditionem & discordias, & ad extremum, bella civilia ruebant. Sed Otho, ne vulgi largitione, centurionum animos averteret, ex fisco suo vacationes annuas exsoluturum promisit : rem haud dubiè utilem, & à bonis postea principibus, perpetuitate disciplinæ, firmatam. Laco præfectus, tamquam in insulam seponeretur, ab Evocato, quem ad cædem ejus Otho præmiserat, confossus. In Martianum Icelum, ut in libertum, palàm animadversum. Exacto per scelera die, novissimum malorum fuit lætitia. Vocat senatum prætor urbanus ; certant adulationibus ceteri magistratus. Accurrunt patres decernitur Othoni tribunica potestas, & nomen Augusti, & omnes principum honores, annitentibus cunctis abolere convicia ac probra ; quæ promiscuè jacta hæsisse animo ejus nemo sensit. Omisisset offensas, an distulisset, brevitate imperii in incerto fuit.

Otho, cruento adhuc foro, per strages jacentium, in Capitolium atque inde in Palatium vectus, concedi corpora sepulturæ, cremarique permisit. Pisonem Verania uxor ac frater Scribonianus, T. Vinium Crispina filia composuere, quæsitis redemptisque capitibus, quæ venalia interfectores servaverant.

Piso unum & tricesimum ætatis annum explebat, famâ meliore quam fortunâ. Fratres ejus Magnum Claudius, Crassum Nero interfecerant. Ipse diu exsul, quatriduo Cæsar properatâ adoptione, ad hoc tantum majori fratri prælatus est, ut prior occideretur. T. Vinius XLVII. annos variis moribus egit. Pater illi è prætoria familia, maternus avus è proscriptis. Primâ militia infamis, Legatum Calvisium Sabinum habuerat : cujus uxor, malâ cupidine visendil situm castrorum, per noctem militari habitu ingressa, cùm vigilias & cetera militiæ munia eâdem lasciviâ tentasset, in ipsis principiis stuprum ausa, & criminis hujus reus T. Vinius arguebatur. Igitur jussu C. Cæsaris oneratus catenis ; mox mutatione temporum dimissus, curfu honorum in offenso, legioni post præturam præpositus, probatusque ; servili deinceps probro respersus est, tamquam scyphum aureum in convivio Claudii furatus. Et Claudius postera die soli omnium Vinio fictilibus ministrari jussit. Sed Vinius, proconsulatu, Galliam Narbonensem severè integrèque rexit. Mox Galbæ amicitia in abruptum tractus, audax, callidus, promptus, & prout animum intendisset, pravus aut industrius, eâdem vi. Testamentum T. Vinii magnitudine opum irritum : Pisonis supremam voluntatem paupertas firmavit.

Galbæ corpus diu neglectum, & licentia tenebrarum plurimis ludibriis vexatum, dispensator Argius, è prioribus servis, humili sepultura in privatis ejus hortis contexit. Caput per lixas calonesque suffixum, laceratumque ante Patrobii tumulum (libertus is Neronis punitus à Galba fuerat) postera demum die repertum, & cremato jam corpori admixtum est. Hunc exitum habuit Ser. Galba tribus & septuaginta annis ; quinque principes prospera fortuna emensus, & alieno imperio felicior, quàm suo. Vetus in familia nobilitas, magnæ opes ; ipsi medium ingenium, magis extra vitia quàm cum virtutibus. Famæ nec incuriosus, nec venditator. Pecuniæ alienæ non appetens, suæ parcus, publicæ avarus. Amicorum libertorumque, ubi in bonos incidisset, fine reprehensione patiens : si mali forent, usque ad culpam ignarus. Sed claritas natalium, & metus temporum obtentui, ut quod segnitia erat, sapientia vocaretur. Dum vigebat ætas, milirari laude apud Germanias floruit : proconsul Africam moderatè : jam senior, citeriorem Hispaniam pari justitiâ continuit, major privato visus, dum privatus fuit, & omnium consensu capax imperii, nisi imperasset.

Trepidam urbem, ac simul atrocitatem recentis sceleris simul veteres Othonis mores paventem, novus insuper de Vitellio nuntius exterruit, ante cædem Galbæ suppressus, ut tantùm superioris Germaniæ exercitum descivisse crederetur. Tum duos omnium mortalium impudicitiâ, ignaviâ, luxuriâ deterrimos, velut ad perdendum imperium fataliter electos, non senatus modò & eques, quîs aliqua pars & cura Reipublicæ sed vulgus quoque palàm mærere. Nec jam recentia sævæ pacis exempla, sed repetiâ bellorum civilium memoriâ, captam toties suis exercitibus urbem, vastitatem Italiæ, direptiones provinciarum, Pharsaliam, Philippos, & Perusiam ac Mutinam, nota publicarum cladium nomina, loquebantur, Propè eversum orbem, etiam cùm de principatu inter bonos certaretur, sed mansisse C. Julio, mansisse Cæsare Augusto victore, imperium ; mansuram fuisse, sub Pompeio Brutoque Rempublicam. Nunc pro Othone, an pro Vitellio, in templa ituros ? Utrasque impias preces, utraque detestanda vota, inter duos, quorum bello solum id scires, deteriorem fore qui vicisset. Erant qui Vespasianum & arma Orientis augurarentur ; &, ut potior utroque Vespasianus, ita bellum aliud, atque alias clades horrebant. Et ambigua de Vespasiano fama : solusque omnium ante se principum, in melius mutatus est.

Nunc initia caussasque motus Vitelliani expediam. Cæso cum omnibus copiis Julio Vindice, ferox prædâ gloriâque exercitus, ut cui sine labore ac periculo, ditissimi belli victoria evenisset, expeditionem & aciem, præmia quàm stipendia malebat : diuque infructuosam & asperam militiam toleraverat ingenio loci cælique, & severitate disciplinæ, quam in pace, inexorabilem discordiæ civium resolvunt : paratis utrimque corruptoribus, & perfidiâ impunitâ. Viri, arma, equi, ad usum & ad decus supererant. Sed ante bellum, centurias tantum suas turmasque noverant : exercitus finibus provinciarum discernebantur. Tum adversus Vindicem contractæ legiones seque & Gallias expertæ, quærere rursus arma, novasque discordias : nec socios ut olim, sed hostes & victos vocabant. Nec deerat pars Galliarum quæ Rhenum accolit, easdem partes secuta, ac tum acerrima instigatrix adversus Galbianos ; hoc enim nomen fastidito Vindice indiderant. Igitur Sequanis Aedisque, ac deinde prout opulentia civitatibus erat, infensi, expugnationes urbium, populationes agrorum, raptus penatium hauserunt animo super avaritiam & arrogantiam præcipua validiorum vitia, contumaciâ Gallorum irritati, qui remissam sibi à Galbâ quartam tributorum partem, & publicè donatos in ignominiam exercitus jactabant.

Accessit callidè vulgatum, temerè creditum, decumari legiones, & promptissimum quemque centurionum dimitti ; undique atroces nuntii, sinistra ex urbe fama, infensa Lugdunensis colonia, & pertinaci pro Nerone fide fecunda rumoribus. Sed plurima ad singendum credendumque materies in ipsis castris, odio, metu, &, ubi vires suas respexerant, securitate. Sub ipsas superioris anni Kal. Decembris Aulus Vitellius inferiorem Germaniam ingressus, hiberna legionum cum curâ adierat : redditi plerisque ordines, remissa ignominia, allevatæ notæ : plura ambitione, quædam judicio : in quibus sordem & avaritiam Fonteii Capitonis, adimendis assignandisve militiæ ordinibus, integrè mutaverat. Nec consularis legati mensura, sed in majus omnia accipiebantur. Et Vitellius apud severos humilis. Ita comitatem bonitatemque saventes vocabant, quòd sine modo, sine judicio, donaret sua, largiretur aliena. Simul aviditate imperandi, ipsa vitia pro virtutibus interpretabantur. Multi in utroque exercitu sicut modesti quietique, ita mali & strenui. Sed profusâ cupidine, & insigni temeritate, legati legionum, Alienus Cæcina, & Fabius Valens : è quibus Valens infensus Galbæ, tamquam detectam à se Verginii cunciationem, oppressa Capitonis consilia ingratè tulisset, instigare Vitellium, ardorem militum ostentans. Ipsum celebri ubique famâ : nullam in Flacco Hordeonio moram, affore Britanniam, secutura Germanorum auxilia, malè fidas provincias, precarium seni imperium, & brevi transiturum : panderet modò sinum, & venienti fortunæ occurreret. Meritò dubitasse Verginiu, equestri familiâ, ignoto patre : imparem si recepisset imperium, tutum si recusasset. Vitellio tres patris consulatus, censuram, collegium Cæsaris, & imponere jampridem imperatoris dignationem, & auserre privati securitatem. Quatiebatur his segne ingenium, ut concupisceret magis, quàm ut speraret.

At in superiore Germaniâ, Cæcina decorâ juventâ, corpor ingens, animi immodicus, cito sermone, erecto incessu, studia militum inlexerat. Hunc juvenem Galba, quæstorem in Bæticâ, impigrè in partes suas transgressum, legioni præposuit. Mox compertum publicam pecuniam avertisse, ut peculatorem ftagitari jussit. Cæcina ægrè passus, miscere cuncta, & privata vulnera, Reipublicæ malis operire statuit. Nec deerant in exercitu femina discordiæ, quòd & bello adversus Vindicem universus assuerat, nec nisi occiso Nerone translatus in Galbam, atque in eo ipso sacramento vexiliis inferioris Germaniæ præventus erat. Et Treveri ac Lingones, quasque alias civitates atrocibus edictis, aut damno finium Galba perculerat, hibernis legionum propius miscentur. Unde seditiosa colloquia, & inter paganos corruptior miles, & in Verginium favor cuicumque alii profuturus. Miserat civitas Lingonum, vetere instituto, dona legionibus, dextras hospitii insigne. Legati eorum in squalorem mæstitiamque cornpositi, per principia, per contubernia, modò suas injurias, modò civitatum vicinarum præmia & ubi pronis militum auribus accipiebantur, ipsius exercitus pericula & contumelias conquerentes, accendebant animos.

Nec procul seditione aberant, cùm Hordeonius Flaccus abire legatos, utque occultior digressus esset, nocte castris excedere jubet. Inde atrox rumor, affirmantibus plerisque interfectos, ac ni sibi consulerent, fore ut acerrimi militum & præsentia conquesti, per tenebras & inscitiam ceterorum occiderentur. Obstringuntur inter se tacito fœdere legiones. Asciscitur auxiliorum miles, primò suspectus, tamquam circumdatis cohortibus alisque, impetus in legiones pararetur : mox eadem acriùs volens, faciliore inter malos consensu ad bellum, quàm in pace ad concordiam.

Inferioris tamen Germaniæ legiones solenni Kalen. Januariarum sacramento pro Galbâ adactæ, multâ cunctatione, & raris primorum ordinum vocibus : ceteri silentio, proximi cujusque audaciam exspectantes, insitâ mortalibus naturâ propere sequi, quæ piget inchoare. Sed ipsis legionibus inerat diversitas animorum : primani quintanique turbidi, adeò ut quidam saxa in Galbæ imagines jecerint : quintadecima ac sextadecima legiones, nihil ultra fremitum & minas ausæ, initium erumpendi circumspectabant. At in superiori exercitu, quarta ac duodevicesima legiones iisdem hibernis tendentes, ipso Kalend. Januariarum die dirumpunt imagines Galbæ : quarta legio promptius, duodevicesima cunctanter,, mox consensu. Ac ne reverentiam imperii exuere viderentur, in S. P. Q. R. oblitterata jam nomina, sacramenta advocabant ; nullo legatorum tribunorumve pro Galba nitente ; quibusdam, ut in tumultu, notabiliùs turbantibus. Non tamen quisquarn in modum concionis, aut suggestu locutus ; neque enim erat adhuc cui imputaretur.

Spectator flagitii Hordeonius Flaccus consularis legatus aderat, non compescere ruentes, non retinere dubios, non cohortari bonos ausus, sed segnis, pavidus, & socordiâ innocens. Quatuor centuriones duodevicesimæ legionis, Nonius Receptus, Donatius Valens, Romilius Marcellus, Calpurnius Repentinus, cum protegerent Galbæ imagines, impetu militum abrepti, vinctique. Nec cuiquam ultrà fides, aut memoria prioris sacrameriti, sed, quod in seditionibus accidit, unde plures erant, omnes re. Nocte quæ Kal. Januarias secuta est, in coloniam Agrippinensem Aquilifer quartæ legionis epulanti Vitellio nuntiat, quartam & duodevicesimam legiones, projectis Galbæ imaginibus, in Senatus & Populi Romani verba jurasse. Id sacramentum inane visum ; occupari nutantem fortunam & offerri principem placuit. Missi à Vitellio ad legiones legatosque, qui descivisse à Galba superiorem exerciturn nuntiarent : proinde aut bellandum adversus desciscentes, aut si concordia & pax placeat, faciendum imperatorem : & minore discrimine sumi principem, quàm quæri.

Proxima legionis primæ hiberna erant, & promptissimus è legatis Fabius Valens. Is die postero coloniam Agrippinensem cum equitibus legionis, auxiliariorumque ingressus, Imperatorem Vitellium consalutavit. Secutæ ingenti certamine ejusidem provinciæ legiones : & superior exercitus, speciosis senatus populique Romani nominibus relictis, III. Non. Januarias Vitellio accessit : scires illum priore biduo non penes Rempublicam fuisse.

Ardorem exercituum Agrippinenses, Treveri, Lingones æquabant, auxilia, equos, arma, pecunias offerentes, ut quisque corpore, opibus, ingenio validus. Nec principes modò coloniarum aut castrorum, quibus præsentia ex affluenti, & partâ victoriâ magnæ spes : sed manipuli quoque & gregarius miles, viatica sua, & balteos, phalerasque, insignia armorum argento decora, loc pecuniæ tradebant : instinctu, & impetu, & avaritiâ. Igitur laudatâ militum alacritate Vitellius ministeria principatus per libertos agi solita, in equites Romanos disponit. Vacationes centurionibus ex fisco numerat. Sævitiam militum plerosque ad pœnam exposcentium sæpiùs approbat, partim simulatione vinculorum frustratur. Pompeius Propinquus procurator Belgicæ statim interfectus. Julium Burdonem Germanicæ classis præfectum astu subtraxit. Exarserat in eum iracundia exercitus, tamquam crimen, ac mox insidias, Fonteio Capitoni struxisset ; grata erat memoria Capitonis, & apud sævientes occidere palàm, ignoscere non nisi fallendo licebat. Ita in custodiâ habitus : & post victoriam demum, stratis jam militum odiis, dimissus est. Interim ut piaculum objicitur centurio Crispinus, qui se sanguine Capitonis cruentaverat : eoque & postulantibus manifestior, & punienti vilior fuit. Julius deinde Civilis periculo exemptus, præpotens inter Batavos, ne supplicio ejus ferox gens alienaretur. Et erant in civitate Lingonum VIII. Batavorum cohortes, quartædecitmæ legionis auxilia, tum discordia temporum à legione digressæ : prout inclinassent, grande momentum, sociæ aut adversæ. Nonium, Donatium, Romilium, Calpurnium, centuriones, de quibus suprà retulimus, occidi jussit, damnatos fidei crimine, gravissimo inter desciscentes. Accessere partibus Valerius Asiaticus, Belgicæ provinciæ legatus, quem mox Vitellius generum ascivit : & Junius Blæsus Lugdunensis Galliæ rector, cum Italicâ legione, & alâ Taurinâ, Lugduni tendentibus. Nec in Rhæticis copiis mora, quo minus statim adjungerentur.

Ne in Britanniâ quidem dubitatum. Præerat Trebellius Maximus, per avaritiam ac sortes contemptus exercitui invisusque. Accendebat odium ejus Roscius Cælius legatus vicesimæ legionis olim discors, sed occasione civilium armorum atrocius proruperant. Trebellius seditionem & confusum ordinem disciplinæ Cælio : spoliatas & inopes legiones Cælius Trebellio objectabat, cùm interim fœdis legatorum certaminibus, modestia exercitus corrupta, eoque discordiæ ventum, ut auxiliarium quoque militum convitiis proturbatus, & aggregantibus se Cælio cohortibus alisque, desertus Trebellius ad Vitellium perfugerit ; quies provinciæ, quamquam remoto consulari, mansit. Rexere legati legionum, pares jure, Cælius audendo potentior.

Adjuncto Britannico exercitu, ingens viribus opibusque Vitellius, duos duces, duo itinera bello destinavit. Fabius Valens allicere, vel si abnuerent, vastare Gallias, & Cotianis Alpibus Italiam irrumpere : Cæcina propiore transitu, Peninis jugis degredi jussus. Valenti inferioris exercitus electi cum Aquilâ quintæ legionis, & cohortibus alisque XL. millia armatorum data. XXX. millia Cæcina è superiore Germaniâ ducebat, quorum robur legio una, prima & vicesima fuit ; addita utrique Germanorum auxilia, è quibus Vitellius suas quoque copia supplevit, totâ mole belli secuturus.

Mira inter exercitum imperatoreque diversitas. Instare miles, arma poscere, dum Galliæ trepident, dum Hispaniæ cunctentur non obstare hiemem, neque ignavæ pacis moras ; invadendam Italiam, occupandam urbem ; nihil in discordiis civilibus festinatione tutius, ubi facto magis quàm consulto opus esset. Torpebat Vitellius, & fortunam Principatus inerti luxu ac prodigis epulis præsumebat, medio diei temulentus, & sagina gravis ; cum tamen ardor & vis militum ultro ducis munia implebat, ut si adesset imperator, & strenuis vel ignavis spem metumque adderet.

Instructi intentique signum profectionis exposcunt : nomine Germanici, Vitellio statim addito. Cæsarem se appellari, etiam victor prohibuit. Lætum augurium Fabio Valenti exercituique, quem in bellum agebat, ipso profectionis die, aquila leni meatu, prout agmen incederet, velut dux viæ prævolavit : longumque per spatium, is gaudentium militum clamor, ea quies interritæ alitis fuit, ut haud dubium magnæ & prosperæ rei omen acciperetur.

Et Treveros quidem ut socios securi adiere. Divoduri ( Mediomatricorum id opidum est) quamquam omni comitate exceptos, subitus pavor exterruit, raptis repentè armis, ad cædem innoxiæ civitatis, non ob prædam, aut spoliandi cupidinem, sed furore & rabie, & caussis incertis, eoque difficilioribus remediis ; donec precibus ducis mitigati, ab excidio civitatis temperavere. Cæsa tamen ad quatuor millia hominum. Isque terror Gallias invasit, ut venienti mox agmini universæ civitates, cum magistratibus & precibus, occurrerent, stratis per vias pueris. feminisque quæque alia placamenta hostilis iræ, non quidem in bello, sed pro pace tendebantur.

Nuntium de cæde Galbæ & imperio Othonis, Fabius Valens in civitate Leucorum accepit. Nec militum animus in gaudiam, aut formidinem permotus, bellum volvebat. Gallis cunctatia exemta, & in Othonem ac Vitellium odium par, ex Vitellio & metus. Proxima Lingogum civitas erat, fida partibus ; benignè excepti, modestiâ certavere. Sed brevis lætitia fuit, cohortium intemperie, quas à legione quartadecimâ, ut suprà memoravimus, digressas exercitui suo Fabius Valens adjunxerat. Jurgia primum, mox rixa inter Batavos & legionarios. Dum his aut illis studia militum adgregantur, propè in prœlium exarsere ; ni Valens animadversione paucorum, oblitos jam Batavos imperii admonuisset. Frustra adversus AEduos quæsita belli caussa. Jussi pecuniam atque arma deferre, gratuitos insuper commeatus præbuere ; quod AEdui formidine, Lugdunenses gaudio fecere. Sed legio Italica & ala Taurina abductæ. Cohortem duodevicesimam Lugduni, solitis sibi hibernis, relinqui placuit. Manlius Valens, legatus Italicæ legionis, quamquam bene de partibus meritus, nullo apud Vitellium honore fuit. Secretis eum criminationibus, infamaverat Fabius ignarum, & quò incautior deciperetur, palàm laudatum.

Veterem inter Lugdunenses Viennensesque discordiam, proximum bellum accenderat ; multæ invicem clades, crebriùs infestiusque, quàm ut tantùm propter Neronem Galbamque pugnaretur. Et Galba reditus Lugdunensium, occasione iræ, in fiscum verterat. Multus contrà in Viennenses honor. Unde æmulatio, & invidia & uno amne discretis connexum odium. Igitur Lugdunenses exstimulare singulos militum, & in eversionem Viennensium impellere, obsssam ab illis coloniam suam, adjutos Vindicis conatus, conscriptas nuper legiones in præsidium Galbæ referendo. Et ubi caussas odiorum prætenderant, magnitudinem prædæ ostendebant. Nec jam secreta exhortatio, sed publicæ preces : Irent ultores, exscinderent sedem Gallici belli ; cuncta illic externa & hostilia, se coloniam Romanam & partem exercitus, & prosperarum adversarumque rerum socios ; si fortuna contrà daret, iratis ne relinquerentur. His & pluribus in eumdern modum, perpulerant, ut nec legati quidem ac duces partium restingui posse iracundiam exercitus arbitrarentur : cùm haud ignari discriminis sui Viennenses, velamenta & infulas præferentes, ubi agmen incesserat, arma, genua, vestigia prehensando, flexere militum animos. Addidit Valens trecenos singulis militibus sestertios. Tum vetustas dignitasque coloniæ valuit. Et verba Fabii salutem incolumitatemque Viennensium commendantis, æquis auribus accepta. Publicè tamen armis mulctati, privatis & promiscuis copiis juvere militem, Sed fama constans fuit, ipsum Valentem magnâ pecuniâ emptum. Is diu sordidus, repentè dives, mutationem fortunæ malè regebat, accensis egestate longâ cupidinibus, immoderatus, & inopi juventâ, senxe prodigus. Lento deinde agmine, per fines Allobrogum & Vocontiorum ductus exercitus : ipsa itinerum spatia, & stativorum mutationes venditante duce, fœdis pactionibus adversus possessores agrorum, & magstratus civitatum, adeò minaciter, ut Luco (municipium id Vocontiorum est) faces admoverit, donec pecunià mitigaretur quoties pecuniæ materia deesset, stupris & adulterii, exorabatur. Sic ad Alpes perventum.

Plus prædæ ac sanguinis Cæcina hausit. Irritaverant turbidum ingenium Helvetii, Gallica gens, olim armis virisque, mox memoriâ nominis clara, de cæde Galbæ ignari, & Vitellii imperium abnuentes. Initium bello fuit avaritia ac festinatio unæ & vicesimæ legionis. Rapuerant pecuniam missam in slipendium castelli, quod olim Helvetii suis militibus ac stipendiis tuebantur ; ægrè id passi Helvetii, interceptis epistolis, quæ nomine Germanici exercitus ad Pannonicas legiones ferebantur, centurionem & quosdam militum in custodiâ retinebant. Cæcina belli avidus, proximam quamque culpam antequàm pœniteret, ultum ibat. Mota properè castra. Vastati agri. Direptus, longa pace in modum municipii exstructus, locus, amœno salubrium aquarum usu frequens. Missi ad Rhætica auxilia nuntii, ut versos in legionem Helvetios à tergo aggrederentur. Illi ante discrimen feroces, in periculo pavidi, quamquam primo tumultu Claudium Severum ducem legerant, non arma noscere, non ordines sequi, non in unum consulere ; exitiosum adversus veteranos prœlium, intuta obsidio, dilapsis vetustate mœnibus ; hinc Cæcina cum valido exercitu, inde Rhæticæ alæ cohortesque & ipsorum Rhætorum juventus sueta armis, & more militiæ exercita ; undique populatio & cædes. Ipsi in medio vagi abjectis armis, magna pars saucii aut palantes, in montem Vocetium perfugere. Ac statim immissâ cohorte Thracum depulsi, & consectantibus Germanis Rhætisque, per silvas atque in ipsis latebris trucidati. Multa hominum millia cæsa, multa sub corona venumdata. Cumque direptis omnibus, Aventicum gentis caput justo agmine peteretur ; missi qui dederent civitatem, & deditio accepta. In Julium Alpinum è principibus, ut concitorem belli, Cæcina animadvertit : ceteros veniæ vel sævitiæ Vitellii reliquit.

Haud facile dictu est, legati Helvetiorum minus placabilem imperatorem, an militem invenerint. Civitatis excidium poscunt, tela ac manus in ora legatorum intentant. Ne Vitellius quidem minis ac verbis temperabat : cùm Claudius Cossus, unus ex legatis, notæ facundiæ, sed dicendi artem aptâ trepidatione occultans, atque eo validior, militis animum mitigavit : ut est mos vulgo, mutabili subitis, & tam prono in misericordiam, quàm immodicum sævitiâ fuerat ; effusis lacrymis, & meliora constantiùs postulando, impunitatem salutemque civitati impetravere. Cæcina paucos in Helvetiis moratus dies, dum sententiæ Vitellii certior fieret, simul transitum Alpium parans, lætum ex Italia nuntium accipit, alam Syllanam circa Padum agentem sacramento Vitellii accessisse. Proconsulem Vitelliurn Syllani in Africâ habuerant : mox à Nerone, ut in AEgyptum præmitterentur, exciti, & ob bellum Vindicis remorati, ac tum in Italiâ manentes, instinctu decurionum qui Othonis ignari, Vitellio obstricti, robur adventantium legionum & famam Germanici exercitus attollebant, transiere in partes : & ut donum aliquod novo principi, firmissima Transpadanæ regionis municipia, Mediolanum, ac Novariam, & Eporediam, ac Vercellas, adjunxere. Id Cæcinæ per ipsos compertum. Et quia præsidio alæ unius latissima pars Italiæ defendi nequibat, præmissis Gallorum, Lusitanorum, Britannorumque cohortibus, & Germanorum vexillis, in Alpe Graiâ ipse paululum cunctatus, num Rhæticis jugis in Noricum flecteret, adversus Petronium urbis procuratorem, qui concitis auxiliis, & interruptis fluminum pontibus, fidus Othoni putabatur. Sed metu ne amitteret præmissas jam cohortes alasque, simul reputans plus gloriæ retentâ Italia, & ubicumque certatum foret, Noricos in cetera victoriæ præmia cessuros, Penino subsignanum militem itinere, & grave legionum agmen, hibernis adhuc Alpibus traduxit. Otho interim, contra spem omnium, non deliciis, neque desidiâ torpescere ; dilatæ voluptates, dissimulata luxuria, & cuncta ad decorem imperii composita. Eoque plus formidinis afferebant falsæ virtutes, & vitia reditura. Marium Celsum consulem designatum, per speciem vinculorum, sævitiæ militum subtractum, acciri in Capitolium jubet. Clementiæ titulus, è viro claro & partibus inviso, petebatur. Celsus constanter servatæ erga Galbam fidei crimen confessus, exemplum ultrò imputavit. Nec Otho quasi ignosceret, sed ne hostis metum reconciliationis adhiberet, statim intra intimos amicos habuit, & mox bello inter duces delegit. Mansitque Celso velut fataliter etiam pro Othone fides ; integra & infelix. Læta primoribus civitatis, celebrata in vulgus Celso salus, ne militibus quidem ingrata fuit, eamdem virtutem admirantibus cui irascebantur.

Par inde exsultatio, disparibus caussis consecuta, impetrato Tigellini exitio. Sophonius Tigellinus obscuris parentibus, fœdâ pueritiâ, impudicâ senecta, præfecturam vigilum & prætorii, & alia præmia virtutum, quia velocius erat vitiis adeptus, crudelitatem mox, deinde avaritiam, & virilia scelera exercuit : corrupto ad omne facinus Nerone, quædam ignaro ausus, ac postremò ejusdem desertor ac proditor. Unde non alium pertinaciùs ad pœnam flagitavere, diverso affectu, quibus odium Neronis inerat, & quibus desiderium. Apud Galbam T. Vinii potentiâ defensus, prætexentis servatam ab eo filiam ; & haud dubiè servaverat, non clementiâ (quippe tot interfectis ) sed effugio in futurum quia pessimus quisque, diffidentiâ præsentium mutationem pavens, adversus publicum odium, privatam gratiam præparat : unde nulla innocentiæ cura, sed vitæ impunitatis. Eo infensior populus, additâ ad vetus Tigellini odium recenti T. Vinii invidiâ, concurrere è tota urbe in palatium ac fora, & ubi plurima vulgi licentia, in circum ac theatra effusi, seditiosis vocibus obstrepere : donec Tigellinus, accepto apud Sinuessanas aquas supremæ necessitatis nuntio, inter stupra concubinarum, & oscula, & deformes moras, sectis novacula faucibus, infamem vitam sœdavit etiam exitu sero & inhonesto.

Per idem tempus expostulata ad supplicium Galvia Crispinilla, variis frustrationibus, & adversa dissimulantis principis fama, periculo exempta est : magistra libidinum Neronis, transgressa in Africam ad instigandum in arma Clodium Macrum ; famem populi Romani haud obscurè molita, totius postea civitatis gratiam obtinuit consulari matrinonio innixa, & apud Galbam, Orhonem, Vitellium illæsa : mox potens pecunià, & orbitate, quæ bonis malisque temporibus juxtà valent.

Crebræ interim, & muliebribus blandimentis infectæ, ab Othone ad Vitellium epistolæ, offerebant pecuniam & gratiam, & quemcumque quietis locum prodigæ vitæ legisset. Paria Vitellius ostendebat, primo molliùs, stultâ utrimque & indecorà simulatione : mox quasi rixantes stupra & flagitia invicem objectavere neuter falsò. Otho, revocatis quos Galba miserat legatis, rursus ad utrumque Germanicum exerciturn, & ad legionem Italicam, easque quæ Lugduni agebant copias, specie senatus misit. Legati apud Vitellium remansere, promptius quàm ut retenti viderentur. Prætoriani, quos per simulationem officii legatis Otho adjunxerat, remissi, antequam legionibus miscerentur. Addit epistolas Fabius Valens, nomine Germanici exercitus, ad prætorias & urbanas cohortes, de viribus partium magnificas, & concordiam offerentes. Increpabant ultro, quòd tanto ante traditum Vitellio imperium, ad Othonem vertissent. Ita promissis simul, ac minis tentabantur : ut bello impares, in pace nihil amissuri. Neque ideo prætorianorum fides mutata. Sed insidiatores ab Othone in Germaniam, à Vitellio in urbem misii. Utrisque frustra fuit : Vitellianis impunè, per tantam hominum multitudinem, mutuâ ignorantiâ fallentibus : Othoniani, novitate vultus, omnibus invicem gnaris, prodebantur. Vitellius litteras ad Titianum fratrem Othonis composuit, exitium ipsi filioque ejus minitans, ni incolumes sibi mater ac liberi servarentur. Et stetit domus utraque ; sub Othone, incertum an metu : Vitellius victor, clementiæ gloriam tulit.

Primus Othoni fiduciam addidit ex Illyrico nuntius, jurasse in eum Dalmatiæ ac Pannoniæ, & Mœsiæ, legiones. Idem ex Hispaniâ allatum : laudatusque per edictum Cluvius Rufus ; & statim cognitum est, conversam ad Vitellium Hispaniam. Nec Aquitania quidem, quamquam à Julio Cordo in verba Othonis obstricta, diu mansit. Nusquam fides aut amor, metu ac necessitate huc illuc mutabantur. Eadem formido provinciam Narbonensem ad Vitellium vertit, facili transitu ad proximos & validiores. Longinquæ provinciæ, & quidquid armorum mari dirimitur, penes Othonem manebant, non partium studio, sed erat grande momentum in nomine urbis ac prætextu senatus. Et occupaverat animos prior auditus. Judaicum exercitum Vespasianus, Syriæ legiones Mucianus sacramento Othonis adegere. Simul AEgyptus, omnesque versæ in Orientem provinciæ, nomine ejus tenebantur. Idem Africa ; obsequium, initio à Carthagine orto. Neque exspectata Vipsanii Aproniani proconsulis auctoritate, Crescens Neronis libertus (nam & hi malis temporibus partem se Reipublicæ faciunt) epulum plebi, ob lætitiam recentis imperii, obtulerat ; & populus pleraque sine modo festinavit. Carthaginem cetoræ civitates secutæ. Sic distractis exercitibus ac provinciis, VitelIio quidem ad capessendam principatus fortunam bello opus erat.

Otho, ut in multâ pace, munia imperii obibat : quædam ex dignitate Reipublicæ ; pleraque, contra decus, ex præsenti usu properando. Consul cum Titiano, fratre in Kalend. Martias ipse, proximos menses Verginio destinat, ut aliquod exercitui Germanico delinimentum. Jungitur Verginio Poppæus Vopiscus, prætextu veteris amicitiæ, plerique Viennensium honori datum interpretabantur. Ceteri consulatus ex destinatione Neronis, aut Galbæ, mansere. Cælio ac Flavio Sabinis, in Julias ; Ario Antonino & Mario Celso, in Septembres ; quorum honori ne

Vitellius quidem victor intercessit. Sed Otho, pontificatus auguratusque honoratis jam senibus,cumulum dignitatis addidit ; & recens ab exsilio reversos nobiles adolescentulos, avitis ac paternis sacerdotiis in solatium recoluit. Redditus Cadio Rufo, Pedio Blæso, Sevino Promptino senatorius locus, qui repetundarum criminibus sub Claudio ac Nerone ceciderant. Placuit ignoscentibus, verso nomine quod avaritia fuerat, videri majestatem : cujus tum odio, etiam bonæ leges peribant.

Eâdem largitione, civitatum quoque ac provinciarum animos aggressus, Hispaliensibus & Emeritensibus familiarum adjectiones, Lingonibus universis civitatem Romanam, provinciæ Bæticæ Maurorum civitates dono dedit. Nova jura Cappadociæ, nova Africæ, ostentui magis quàm mansura. Inter quæ necessitate præsentium rerum & instantibus curis excusata, ne tum quidem immemor amorum, statuas Poppææ per senatus consultum reposuit. Creditus est etiam de celebrandâ Neronis memoria agitavisse, spe vulgum alliciendi. Et fuere qui imagines

Neronis proponerent : atque etiam Othoni, quibusdam diebus populus & miles, tamquam nobilitatem ac decus astruerent, NERONI OTHONI acclamavit. Ipse in suspenso tenuit, vetandi metu, vel agnoscendi pudore.

Conversis ad civile bellum animis, externa fine curâ habebantur. Eò audentius Rhoxolani, Sarmatica gens, priore hieme cæsis duabus cohortibus, magnâ spe ad Mœsiam irruperant ; novem millia equitum, ex ferociâ & successu, prædæ magis quam pugnæ intenta. Igitur vagos & incuriosos, tertia legio adjunctis auxiliis,repentè invasit. Apud Romanos omnia prælio apta. Sarmatæ dispersi, aut cupidine prædæ graves onere sarcinarum, & lubrico itinerum ademptâ equorum pernicitate, velut vincti cædebantur. Namque mirum dictu ut sit omnis Sarmatarum virtus, velut extra ipsos ; nihil ad pedestrem pugnam tam ignavum ; ubi per turmas advenere, vix ulla acies obstiterit. Sed tum humido die, & soluto gelu, neque conti, neque gladii, quos prælongos utrâque manu regunt, usui, lapsantibus equis, & cataphractarum pondere (id principibus & nobilissimo cuique tegmen, ferreis laminis, aut præduro corio consertum ; ut adversus ictus impenetrabile, ita impetu hostium provolutis inhabile ad resurgendum ) simul altitudine, & mollitiâ nivis, hauriebantur. Romanus miles facili loricâ ; & missili pilo, aut lanceis assultans, ubi res posceret, levi gladio inermem Sarmatam, (neque enim defendi scuto mos est ) cominus fodiebat ; donec pauci, qui prœlia superfuerant, paludibus abderentur. Ibi sævitiâ, hic miseriâ vulnerum absumpti. Postquam id Romæ compertum, M. Aponius Mœsiam obtinens, triumphali statua, Fulvius Aurelius, & Julianus Titius, ac Numisius Lupus, legati legionum, consularibus ornamentis donantur : læto Othone, & gloriam in se trahente, tamquam & ipse felix bello, & suis ducibus suisque exercitibus Rempublicam auxisset.

Parvo interim initio, unde nihil timebatur, orta seditio, propè urbi excidio fuit. Septimamdecimam cohortem, è coloniâ Hostiensi, in urbem acciri Otho jusserat. Armandæ ejus cura, Vario Crispino tribuno è prætorianis, data. Is quo magis vacuus, quietis castris, jussa exsequeretur ; vehicula cohortis, incipiente nocte, onerari aperto armamentario jubet. Tempus, in suspicionem ; caussa, in crimen ; affectatio quietus, in tumultum evaluit. Et visa inter temulentos arma, cupidinem sui movere. Fremit miles, & tribunos centurionesque proditionis arguit, tamquam familiæ senatorum ad perniciem Othonis armarentur. Pars ignari & vino graves, pessimus quisque in occasionem prædarum, vulgus, ut mos est, cujusque motus novi cupidum ; & obsequia meliorum nox abstulerat. Resistentem seditioni tribunum, & severissimos centurionum obtruncant ; rapta arma, nudati gladii, insidentes equis, urbem ac palatium petunt. Erat Othoni celebre convivium, primoribus feminis virisque, qui trepidi, fortuitusne militum furor, an dolus imperatoris, manere ac deprehendi, an sugere & dispergi, periculosius foret ; modò constantiam simulare, modò formidine detegi, simul Othonis vultum intueri. Utque evenit inclinatis ad suspicionem mentibus, cum timeret Otho, timebatur. Sed haud secus discrimine senatus quàm suo territus, & præfectos prætorii ad mitigandas militum iras statim miserat, & abire properè omnes è convivio jussit. Tum vero passim magistratus, projectis insignibus, vitatâ comitum & servorum frequentiâ, senes feminæque per tenebras, diversa urbis itinera, rari domos, plurimi amicorum tecta, & ut cuique humillimus cliens, incertas latebras petivere.

Militum impetus ne foribus quidem palatii cœrcitus, quo minus convivium irrumperent, ostendi sibi Othonem expostulantes : vulnerato Julio Martiale tribuno, & Vitellio Saturnino præfecto legionis, dum ruentibus obsistunt. Undique arma & minæ, modò in centuriones tribunosque, modò in senatum universum : lymphatis cæco pavore animis, & quia neminem unum destinare iræ poterant, licentiam in omnes poscentibus ; donec Otho, contra decus imperii thoro insistens, precibus & lacrymis ægrè cohibuit. Redieruntque in castra inviti, neque innocentes.

Posterâ die, velut urbe, clausæ domus, rarus per vias populus, mæsta plebs, dejecti in terram militum vultus, ac plus tristitiæ quàm pœnitentiæ. Manipulatim allocuti sunt Licinius Proculus, & Plotius Firmus, præfecti : ex suo quisque ingenio, mitiùs aut horridiùs. Finis sermonis in eo, ut quina millia nummûm singulis militibus numerarentur. Tum Otho ingradi castra ausus. Atque illum tribuni centurionesque circum sistunt, abjectis militiæ insignibus, otium & salutem flagitantes. Sensit invidiam miles, & compositus in obsequium, auctores seditionis ad supplicium ultrò postulabat.

Otho quamquam turbidis rebus, & diversis militum animis, cùm optimus quisque remediurn præsentis licentiæ posceret : vulgus & plures, seditionibus & ambitioso imperio læti, per turbas & raptus facilius ad civile bellum impellerentur : simul reputans non posse Principatum scelere quæsitum, subitâ modestiâ, & priscâ gravitate retineri, sed discrimine, urbis & periculo. senatus anxius, postremò ita disseruit.

Neque ut affectus vestros in amorem mei accenderem, commilitones ; neque ut animum ad virtutem cohortarer (utra-que enim egregiè supersunt) : sed veni poslulaturus à vobis temperamentum vestræ fortitudinis, erga me modum caritatis. Tumultus proximi initium, non cupiditate vel odio, (quæ multos exercitus in discordiam egere) ac ne detrectatione quidem aut formidine periculorum, nimia pietas vestra acriùs quàm consideratiùs excitavit. Nam sæpe honestas rerum caussas ni judicium adhibeas, perniciosi exitus consequuntur. Imus ad bellum ; num omnes nuntios palàm audiri omnia consilia cunctis præsentibus tractari, ratio rerum, aut occasionum velocitas patitur ? Tam nescire quædam milites, quàm scire oportet. Ita se ducum auctoritas, sic rigor disciplinæ habet, ut multa etiam centuriones tribunosque tantùm juberi expediat. Si ubi jubeantur, quœrere singulis liceat : pereunte obsequio, etiam imperium intercidit. An & illic nocte intempesta rapientur arma ? Unus alterve perditus ac temulentus (neque enim plures consternatione proximâ insanisse crediderim) centurionis ac tribuni sanguine manus imbuet ? Imperatoris sui tentorium irrumpet ? Vos quidem istuc pro me ; sed in discursu ac tenebris, & rerum omnium confusione, patefieri occasio etiam adversus me potest. Si Vitellio & satellitibus ejus eligendi facultas detur, quem nobis animum, quas mentes imprecentur ? Quid aliud quàm seditionem & discordiam optabunt ? Ne miles centurioni, ne centurio tribuno obsequatur : hinc confusi pedites equitesque, in exitium ruamus. Parendo potiùs, commilitones, quàm imperia ducum sciscitando res militares continentur. Et fortissimus in ipso discrimine exercitus est, qui ante discrimen quietissimus. Vobis arma & animus sit ; mihi consilium & virtutis vestræ regimen relinquite. Paucorum culpa fuit, duorum pœna erit. Ceteri abolete memoriam fœdissimæ noctis. Nec illas adversus senatum voces ullus unquam exercitus audiat. Caput imperii, & decora omnium provinciarum, ad pœnam vocare, non herclè illi, quos cum maximè Vitellius in nos ciet, Germani audeant. Ulli ne Italiæ alumni, & Romana verè juventus, ad sanguinem & cædem desposcerent ordinem, cujus splendore & gloriâ, sordes & obscuritatem Vitellianarum partium perstringimus ? Nationes aliquas occupavit Vitellius, imaginem quamdam exercitus habet : Senatus nobiscum est. Sic fit, ut hinc Respublica inde hostes Reipublicæ constiterint. Quid ? vos pulcherrimam hanc urbem, domibus & tectis, & congestu lapidum, stare creditis ? Muta ista & inanima intercidere ac reparari pramiscuè possunt : æternitas rerum, & pax gentium, & mea cum vestrâ salus, incolumitate senatus firmatur. Hunc auspicato à parente & conditore urbis nostræ institutum, & à regibus usque ad principes continuum & immortalem, sicut à majoribus accepimus sic posteris tradamus. Nam ut ex vobis senatores, ita eæ senatoribus principes nascuntur.

Et oratio ad perstringendos mulcendosque militum animos, & severitatis modus (neque enim in plures quàm in duos animadverti jusserat ) gratè accepta, compositique ad præsens, qui cœrceri non poterant.

Non tamen quies urbi redierat ; strepitus telorum, & facies belli erat : militibus, ut nihil in commune turbantibus, ita sparsis per domos, occulto habitu, & malignâ curâ in omnes quos nobilitas, aut opes, aut aliqua insignis claritudo rumoribus objecerat. Vitellianos quoque milites venisse in urbem ad studia partium noscenda, plerique credebant. Unde plena omnia suspicionum, & vix secreta domuum sine formidine ; sed plurimum trepidationis in publico, ut quemque nuntium fama attulisset, animum vultumque conversi, ne diffidere dubiis, ac parum gaudere prosperis viderentur. Coacto verò in curiam senatu, arduus rerum omnium modus, ne contumax silentium, ne suspecta libertas. Et privato Othoni nuper, atque eadem dicenti, nota adulatio. Igitur versare sententias, & huc atque illuc torquere, hostem & parricidam Vitellium vocantes. Providentissimus quisque, vulgaribus conviciis : quidam, vera probra jacere, in clamore tamen, & ubi plurimæ voces, aut tumultu verborum sibi ipsi obstrepentes.

Prodigia insuper terrebant, diversis auctoribus vulgata. In vestibulo Capitolii omissas habenas bigæ, cui Victoria institerat ; erupisse cellâ Junonis, majorem humanâ speciem ; statuam divi Julii, in insula Tiberini amnis, sereno & immoto die, ab Occidente in Orientem conversam ; prolocutum in Etruriâ bovem ; insolitos animalium partus ; & plura alia, rudibus sæculis, etiam in pace observata, quæ nunc tantùm in metu audiuntur. Sed præcipuus, & cum præsenti exitio, etiam futuri pavor, subitâ inundatione Tiberis : qui immenso auctu, prorupto ponte sublicio, ac strage obitantis molis refusus, non modò jacentia & plana urbis loca, sed secura hujusmodi casuum implevit. Rapti è publico plerique, plures in tabernis & cubilibus intercepti. Fames in vulgus, inopiâ quæstus, & penuriâ alimentorum ; corrupta stagnantibus aquis insularum fundamenta, dein remeante flumine dilapsa. Utque primùm vacuus à periculo animus fuit, id ipsum, quod paranti expeditionem Othoni, campus Martius & via Flaminia iter belli esset obstructum, à fortuitis vel naturalibus caussis, in prodigium & omen imminentium cladium vertebatur.

Otho, lustratâ urbe, & expensis belli consiliis, quando Peninæ Cottiæque Alpes, & ceteri Galliarum aditus Vitellianis exercitibus claudebantur, Narbonensem Galliam aggredi statuit, classe validâ & partibus fidâ ; quòd reliquos cœsorum ad pontem Milvium, & sævitiâ Galbæ in custodiam habitos, in numeros legionis composuerat ; facta & ceteris spes honoratioris in posterum militiæ. Addidit classi urbanas cohortes, & plerosque è prætorianis, vires & robur exercitus, atque ipsis ducibus consilium & custodes. Summa expeditionis Antonio Novello, Suedio Clementi primipilaribus, AEmilio Pacensi, cui ademptum à Galba Tribunatum reddiderat, permissa. Curam navium Oscus libertus retinebat, ad observandam honestiorum fidem invitatus. Peditum equitumque copiis Suetonius Paulinus, Marius Celsus, Annius Gallus, rectores destinati. Sed plurima fides Licinio Proculo prætorii præfecto. Is urbanæ militiæ impiger, bellorum insolens, auctoritatem Paulini, vigorem Celsi, maturitatem Galli, ut cuique erat, criminando, quod facillimum factu est, pravus & callidus, bonos & modestos anteibat.

Sepositus per eos dies Cornelius Dolabella in coloniam Aquinatem, neque arctâ custodiâ, neque obscurâ : nullum ob crimen, sed vetusto nomine, & propinquitate Galbæ monstratus. Multos è magistratibus, magnam consularium partem, Otho, non participes aut ministros bello, sed comitum specie, secum expedire jubet. In quîs & L. Vitellium, eodem quo ceteros cultu, nec ut imperatoris fratrem,c nec ut hostis. Igitur motæ urbis curæ, nullus ordo metu aut periculo vacuus. Primores senatus ætate invalidi, & longâ pace desides ; segnis & oblita bellorum nobilitas ; ignarus militiæ eques : quanto magis occultare ac abdere pavorem nitebantur, manifestiùs pavidi. Nec deerant è contrario, qui ambitione stolidâ, conspicua arma, insignes equos, quidam luxuriosos apparatus conviviorum & irritamenta libidinum, ut instrumenta, belli mercarentur. Sapientibus quietis & Reipublicæ cura : levissimus quisque, & futuri improvidus, spe vana tumens. Multis afflicta fides in pace, ac turbatis rebus alacres, & per incerta tutissimi.

Sed vulgus & magnitudine nimiâ communium curarum expers populus, sentire paulatim belli mala, conversâ in militum usum omni pecuniâ, intentis alimentorum pretiis : quæ motu Vindicis, haud perinde plebem attriverant, securâ tum urbe, & provinciali bello, quod inter legiones Galliasque velut externum fuit. Nam, ex quo divus Augustus res Cæsarum composuit, procul & in unius solicitudinem aut decus, populus Romanus bellaverat. Sub Tiberio & Caio, tantùm pacis adversa pertimuere. Scriboniani contra Claudium incepta, simul audita & cœrcita. Nero nuntiis magis & rumoribus, quàm armis depulsus. Tum legiones classesque, & quod rarò aliàs, prætorianus urbanusque miles, in aciem deducti, Oriens Occidensque & quidquid utrimque virium est à tergo : si ducibus aliis bellatum foret, longo bello materia. Fuere, qui proficiscenti Othoni moras religionemque nondum conditorum ancilium afferrent. Aspernatus omnem cunctationem, ut Neroni quoque exitiosam : & Cæcina, jam Alpes transgressus, exstimulabat. Pridie Idus Mar. commendatâ patribus Republicâ, reliquias Neronianarum sectionum nondum in fiscum conversas, revocatis ab exfilio concessit : justissimum donum, & in speciem magnisicum, sed festinatâ exactione, usu sterile. Mox vocatâ concione, majestatis urbis, & consensum populi ac senatus pro se attollens, adversum Vitellianas partes modestè disseruit inscitiam potiùs legionum, quàm audaciam increpans, nullâ Vitellii mentione ; sive ipsius ea moderatio, seu scriptor orationis sibi metuens, contumeliis in Vitellium abstinuit : quando, ut in consiliis militiæ Suetonio Paulino & Mario Celso, ita in rebus urbanis Galerii Trachali ingenio Othonem uti credebatur ; & erant qui genus ipsum orandi noscerent, crebro fori usu celebre, & ad implendas populi aures, latum & sonans. Clamor vocesque vulgi, eæ more adulandi, nimiæ & falsæ ; quasi dictatorem Cæsarem, aut imperatorem Augustum prosequerentur, ita studiis votisque certabant ; nec metu aut amore, sed ex libidine servitii, ut in familiis, privata cuique stimulatio, & vile jam decus publicum. Profectus Otho, quietem urbis curasque imperii, Salvio Titiano fratri permisit.

TRADUCTION
DU PREMIER LIVRE
DE L’HISTOIRE
DE TACITE.

JE commencerai cet ouvrage par le ſecond Conſulat de Galba & l’unique de Vinius. Les 720 premieres années de Rome ont été décrites par divers Auteurs avec l’éloquence & la liberté dont elles étoient dignes. Mais après la bataille d’Actium qu’il falut ſe donner un maître pour avoir la paix, ces grands génies diſparurent. L’ignorance des affaires d’une République devenue étrangere à ſes Citoyens, le goût effréné de la flatterie, la haine contre les chefs, altérerent la vérité de mille manieres ; tout fut loué ou blâmé par paſſion, ſans égard pour la poſtérité : mais en démêlant les vues de ces Ecrivains, elle ſe prêtera plus volontiers aux traits de l’envie & de la ſatire qui la malignité par un faux air d’indépendance, qu’à la baſſe adulation qui marque la ſervitude & rebute par sa lâcheté. Quant à moi, Galba, Vitellius, Othon, ne m’ont fait ni bien ni mal : Veſpaſien commença ma fortune, Tite l’augmenta, Domitien l’acheva, j’en conviens ; mais un Hiſtorien qui se conſacre à la vérité doit parler ſans amour & ſans haine. Que s’il me reſte assez de vie, je réſerve pour ma vieilleſſe la riche & paiſible matiere des regnes de Nerva & de Trajan ; rares & heureux tems où l’on peut penſer librement, & dire ce que l’on penſe !

J’entreprenois une hiſtoire pleine de cataſtrophes, de combats, de ſéditions, terrible même durant la paix. Quatre Empereurs égorgés, trois guerres civiles, pluſieurs étrangeres & la plupart mixtes. Des ſuccès en Orient, des revers en Occident, des troubles en Illyrie ; la Gaule ébranlée, l’Angleterre conquiſe & d’abord abandonnée ; les Sarmates & les Sueves commençant à ſe montrer ; les Daces illuſtrés par de mutuelles défaites ; les Parthes, joués par un faux Néron, tout prêts à prendre les armes ; l’Italie, après les malheurs de tant de ſiecles, en proie à de nouveaux déſaſtres dans celui-ci ; des villes écraſées ou conſumées dans les fertiles régions de la Campanie ; Rome dévaſtée par le feu, les plus anciens temples brûlés, le Capitole même livré aux flammes par les mains des Citoyens ; le culte profané, des adulteres publics, les mers couvertes d’exilés, les iſles pleines de meurtres ; des cruautés plus atroces dans la Capitale, où les biens, le rang la vie privée ou publique, tout étoit également imputé à crime, & où le plus irrémiſſible étoit la vertu. Les délateurs non moins odieux par leurs fortunes que par leurs forfaits ; les uns faiſoient trophée du Sacerdoce & du Conſulat, dépouilles de leurs victimes ; d’autres tout puiſſans tant au dedans qu’au dehors, portant par-tout le trouble, la haine & l’effroi : les Maîtres trahis par leurs Eſclaves, les Patrons par leurs Affranchis, & pour comble, enfin, ceux qui manquoient d’ennemis, opprimés par leurs amis mêmes.

Ce ſiecle ſi fertile en crimes ne fut pourtant pas ſans vertus. On vit des meres accompagner leurs enfans dans leur ſuite, des femmes ſuivre leurs maris en exil, des parens intrépides, des gendres inébranlables, des esclaves mêmes à l’épreuve des tourmens. On vit de grands hommes, fermes dans toutes les adverſités, porter & quitter la vie avec une confiance digne de nos peres. A ces multitudes d’événemens humains ſe joignirent les prodiges du Ciel & de la Terre, les ſignes tirés de la foudre, les préſages de toute espece, obſcurs ou manifeſtes, ſiniſtres ou favorables. Jamais les plus tristes calamités du peuple Romain, jamais les plus juſtes jugemens du Ciel ne montrerent avec tant d’évidence que ſi les Dieux ſongent à nous, c’eſt moins pour nous conſerver que pour nous punir.

Mais avant que d’entrer en matiere, pour développer les causes des événemens qui ſemblent ſouvent l’effet du hazard, il convient d’expoſer l’état de Rome, le génie des armées, les mœurs des provinces, & ce qu’il y avoit de ſain & de corrompu dans toutes les régions du monde.

Après les premiers tranſports excités par la mort de Néron, il s’étoit élevé des mouvemens divers non-ſeulement au Sénat, parmi le Peuple & les Bandes prétoriennes, mais entre tous les chefs & dans toutes les Légions. Le ſecret de l’Empire étoit enfin dévoilé, & l’on voyoit que le Prince pouvoit s’élire ailleurs que dans la Capitale. Mais le Sénat ivre de joie ſe preſſoit, ſous un nouveau Prince encore éloigné, d’abuser de la liberté qu’il venoit d’uſurper. Les principaux de l’ordre équeſtre n’étoient gueres moins contens. La plus ſaine partie du peuple qui tenoit aux grandes maiſons, les cliens, les affranchis des proſcrits & des exilés ſe livroient à l’eſpérance. La vile populace qui ne bougeoit du Cirque & des Théatres, les eſclaves perfides, ou ceux qui à la honte de Néron vivoient des dépouilles des gens de bien s’affligeoient & ne cherchoient que des troubles.

La milice de Rome de tout tems attachée aux Céſars, & qui étoit laissée porter à déposer Néron plus à force d’art & de ſollicitations que de son bon gré, ne recevant point le donatif promis au nom de Galba, jugeant de plus, que les services & les récompenſes militaires auroient moins lieu durant la paix, & ſe voyant prévenue dans la faveur du Prince par les Légions qui l’avoient élu, ſe livroit à son penchant pour les nouveautés, excitée par la trahison de ſon Préfet Nymphidius qui aſpiroit à l’Empire. Nymphidius périt dans cette entrepriſe ; mais après avoir perdu le chef de la ſédition, ses complices ne l’avoient pas oubliée, & gloſoient ſur la vieilleſſe & l’avarice de Galba. Le bruit de ſa ſévérité militaire, autrefois ſi louée, alarmoit ceux qui ne pouvoient ſouffrir l’ancienne diſcipline, & quatorze ans de relâchement ſous Néron leur faiſoient autant aimer les vices de leurs Princes que jadis ils reſpectoient leurs vertus. On répandoit auſſi ce mot de Galba qui eût fait honneur à un Prince plus libéral, mais qu’on interprétoit par ſon humeur. Je sais choisir mes soldats & non les acheter.

Vinius & Lacon, l’un le plus vil & l’autre le plus méchant des hommes, le décrioient par leur conduite, & la haine de leurs forfaits retomboit ſur ſon indolence. Cependant Galba venoit lentement & enſanglantoit ſa route. Il fit mourir Varron Conſul déſigné, comme complice de Nymphidius, & Turpilien Conſulaire, comme Général de Néron. Tous deux, exécutés ſans avoir été entendus & ſans forme de procès paſſerent pour innocens. A ſon arrivée il fit égorger par milliers les Soldats déſarmés ; préſage funeſte pour son regne & de mauvais augure même aux meurtriers. La Légion qu’il amenoit d’Eſpagne jointe à celle que Néron avoit levée, remplirent la Ville de nouvelles Troupes qu’augmentoient encore les nombreux détachemens d’Allemagne, d’Angleterre & d’Illyrie, choiſis & envoyés par Néron aux portes Caſpiennes où il préparoit la guerre d’Albanie, & qu’il avoit rappellés pour réprimer les mouvemens de Vindex. Tous gens à beaucoup entreprendre, ſans chef encore, mais prêts à ſervir le premier audacieux.

Par hazard on apprit dans ce même tems les meurtres de Macer & de Capiton. Galba fit mettre à mort le premier par l’Intendant Garucianus sur l’avis certain de ses mouvemens en Afrique, & l’autre commençant aussi à remuer en Allemagne fut traité de même avant l’ordre du Prince par Aquinus & Valens Lieutenans-généraux. Pluſieurs crurent que Capiton, quoique décrié pour ſon avarice & pour ſa débauche, étoit innocent des trames qu’on lui imputoit, mais que ſes Lieutenans s’étant vainement efforcés de l’exciter à la guerre avoient ainsi couvert leur crime, & que Galba, soit par légéreté ſoit de peur d’en trop apprendre, prit le parti d’approuver une conduite qu’il ne pouvoir plus réparer. Quoi- qu’il en ſoit, ces aſſaſſinats firent un mauvais effet ; car ſous un Prince une fois odieux, tout ce qu’il fait, bien ou mal, lui attire le même blâme. Les affranchis tout puissans à la Cour y vendoient tout ; les eſclaves ardens à profiter d’une occaſion paſſagere, ſe hâtoient ſous un vieillard d’aſſouvir leur avidité. On éprouvoit toutes les calamités du regne précédent ſans les excuſer de même : il n’y avoit pas juſqu’à l’âge de Galba qui n’excitât la riſée & le mépris du peuple accoutumé à la jeuneſſe de Néron, & à ne juger des Princes que ſur la figure.

Telle étoit à Rome la diſpoſition d’eſprit la plus générale chez une si grande multitude. Dans les Provinces, Rufus, beau parleur, & bon chef en tems de paix, mais ſans expérience militaire commandoit en Eſpagne. Les Gaules conſervoient le souvenir de Vindex & des faveurs de Galba, qui venoit de leur accorder le droit de Bourgeoiſie Romaine, & de plus, la ſuppreſſion des impôts. On excepta pourtant de cet honneur les villes voiſines des armées d’Allemagne, & l’on en priva même pluſieurs de leur territoire ; ce qui leur fit supporter avec un double dépit leurs propres pertes & les grâces faites à autrui. Mais où le danger étoit grand à proportion des forces, c’étoit dans les armées d’Allemagne fieres de leur récente victoire, & craignant le blâme d’avoir favoriſé d’autres partis ; car elles n’avoient abandonné Néron qu’avec peine ; Verginius ne s’étoit pas d’abord déclaré pour Galba & s’il étoit douteux qu’il eût aſpiré à l’Empire, il étoit ſûr que l’armée le lui avoir offert : ceux mêmes qui ne prenoient aucun intérêt à Capiton ne laiſſoient pas de murmurer de ſa mort. Enfin Verginius ayant été rappellé ſous un faux-semblant d’amitié, les Troupes privées de leur chef, le voyant retenu & accuſé, s’en offenſoient comme accuſation tacite contre elles-mêmes.

Dans la haute Allemagne Flaccus, vieillard infirme, qui pouvoit à peine ſe ſoutenir, & qui n’avoit ni autorité ni fermeté, étoit mépriſé de l’armée qu’il commandoit, & ſes ſoldats qu’il ne pouvoit contenir même en plein repos, animés par sa foiblesse ne connoiſſoient plus de frein. Les Légions de la baſſe Allemagne reſterent long-tems ſans chef conſulaire ; enfin Galba leur donna Vitellius dont le Pere avoit été Censeur & trois fois Conſul ; ce qui parut ſuffiſant. Le calme régnoit dans l’armée d’Angleterre, & parmi tous ces mouvemens de guerres civiles les Légions qui la compoſoient furent celles qui ſe comporterent le mieux, soit à cauſe de leur éloignement & de la mer qui les enfermoit, ſoit que leurs fréquentes expéditions leur appriſſent à ne haïr que l’ennemi. L’Illyrie n’étoit pas moins paiſible, quoique ſes Légions appellées par Néron euſſent durant leur ſéjour en Italie envoyé des députés à Verginius. Mais ces armées trop ſéparées pour unir leurs forces & mêler leurs vices, furent par ce ſalutaire moyen maintenues dans leur devoir.

Rien ne remuoit encore en Orient. Mucianus, homme également célebre dans les ſuccès & dans les revers, tenoit la Syrie avec quatre Légions. Ambitieux dès ſa jeuneſſe, il s’étoit lié aux Grands ; mais bientôt voyant ſa fortune diſſipée, sa perſonne en danger, & ſuſpectant la colere du Prince, il s’alla cacher en Aſie, auſſi près de l’exil qu’il fut enſuite du rang ſuprême. Uniſſant la molleſſe à l’activité, la douceur & l’arrogance, les talens bons & mauvais, outrant la débauche dans l’oiſiveté, mais ferme & courageux dans l’occaſion : eſtimable en public, blâmé dans ſa vie privée ; enfin ſi ſéduisant que ſes inférieurs, ſes proches ni ſes égaux ne pouvoient lui réſiſter, il lui étoit plus aiſé de donner l’Empire que de l’uſurper. Veſpaſien choiſi par Néron faiſoit la guerre en Judée avec trois Légions, & se montra ſi peu contraire à Galba qu’il lui envoya Tite ſon fils pour lui rendre hommage & cultiver ſes bonnes graces comme nous dirons ci-après. Mais leur deſtin ſe cachoit encore, & ce n’eſt qu’après l’événement qu’on a remarqué les ſignes & oracles qui promettoient l’Empire à Vespasien, & à ses enfans.

En Egypte, c’étoit aux Chevaliers Romains au lieu des Rois, qu’Auguſte avoit confié le commandement de la province & des Troupes ; précaution qui parut néceſſaire dans un pays abondant en bled, d’un abord difficile, & dont le peuple changeant & ſuperſtitieux ne reſpecte ni magistrats ni loix. Alexandre Egyptien gouvernoit alors ce royaume. L’Afrique & ſes Légions, après la mort de Macer, ayant ſouffert la domination particuliere étoient prêtes à ſe donner au premier venu. Les deux Mauritanies, la Rhétie, la Norique, la Thrace, & toutes les Nations qui n’obéiſſoient qu’à des Intendans ſe tournoient pour ou contre ſelon le voiſinage des armées & l’impulſion des plus puiſſans. Les Provinces ſans défenſe, & ſur-tout l’Italie, n’avoient pas même le choix de leurs fers & n’étoient que le prix des vainqueurs. Tel étoit l’état de l’Empire Romain quand Galba, Conſul pour la deuxieme fois, & Vinius ſon collegue, commencerent leur derniere année & preſque celle de la République.

Au commencement de Janvier on reçut avis de Propinquus Intendant de la Belgique, que les Légions de la Germanie ſupérieure, ſans reſpect pour leur ſerment demandoient un autre Empereur, & que pour rendre leur révolte moins odieuſe, elles conſentoient qu’il fût élu par le Sénat & le Peuple Romain. Ces nouvelles accélérerent l’adoption dont Galba délibéroit auparavant en lui-même & avec ſes amis, & dont le bruit étoit grand depuis quelque tems dans toute la ville, tant par la licence des nouvelliſtes qu’à cauſe de l’âge avancé de Galba. La raiſon, l’amour de la patrie dictoient les vœux du petit nombre ; mais la multitude paſſionnée nommant tantôt l’un tantôt l’autre, chacun ſon protecteur ou son ami, conſultoit uniquement ſes deſirs secrets ou sa haine pour Vinius, qui, devenant de jour en jour plus puiſſant, devenoit plus odieux en même meſure ; car comme ſous un maître infirme & crédule les fraudes sont plus profitables & moins dangereuſes, la facilité de Galba augmentoit l’avidité des parvenus, qui meſuroient leur ambition ſur leur fortune.

Le pouvoir du Prince étoit partagé entre le Conſul Vinius & Lacon Préfet du Prétoire. Mais Icelus affranchi de Galba, & qui ayant reçu l’anneau portoit dans l’ordre équeſtre le nom de Marcian, ne leur cédoit point en crédit. Ces favoris, toujours en diſcorde, & juſques dans les moindres choses ne conſultant chacun que ſon intérêt, formoient deux factions pour le choix du ſucceſſeur à l’Empire. Vinius étoit pour Othon. Icelus & Lacon s’uniſſoient pour le rejetter ſans en préférer un autre. Le Public qui ne ſait rien taire ne laiſſoit pas ignorer à Galba l’amitié d’Othon & de Vinius, ni l’alliance qu’ils projettoient entr’eux par le mariage de la fille de Vinius & d’Othon, l’une veuve & l’autre garçon ; mais je crois qu’occupé du bien de l’Etat, Galba jugeoit qu’autant eût valu laiſſer à Néron l’Empire que de le donner à Othon. En effet Othon négligé dans ſon enfance, emporté dans ſa jeuneſſe, ſe rendit ſi agréable à Néron par l’imitation de ſon luxe que ce fut à lui, comme aſſocié à ſes débauches, qu’il confia Poppée la principale de ses courtiſanes, jusqu’à ce qu’il ſe fût défait de ſa femme Octavie ; mais le ſoupçonnant d’abuſer de ſon dépôt il le relégua en Luſitanie sous le nom de Gouverneur. Othon ayant adminiſtré ſa province avec douceur paſſa des premiers dans le parti contraire ; y montra de l’activité, & tant que la guerre dura s’étant diſtingué par ſa magnificence, il conçut tout d’un coup l’eſpoir de ſe faire adopter ; eſpoir qui devenoit chaque jour plus ardent, tant par la faveur des gens de guerre par celle de la Cour de Néron qui comptoit le retrouver en lui.

Mais ſur les premieres nouvelles de la ſédition d’Allemagne & avant que d’avoir rien d’aſſuré du côté de Vitellius, l’incertitude de Galba ſur les lieux où tomberoit l’effort des armées la défiance des troupes mêmes qui étoient à Rome le déterminerent à ſe donner un Collegue à l’Empire, comme à l’unique parti qu’il crût lui reſter à prendre. Ayant donc aſſemblé avec Vinius & Lacon, Celſus conſul déſigné & Geminus préfet de Rome, après quelques diſcours sur sa vieilleſſe il fit appeller Piſon, ſoit de ſon propre mouvement, ſoit ſelon quelques-uns, à l’inſtigation de Lacon, qui, par le moyen de Plautus, avoit lié amitié avec Piſon, & le portant adroitement ſans paroître y prendre intérêt étoit ſecondé par la bonne opinion publique. Piſon fils de Craſſus & de Scribonia, tous deux d’illuſtres maiſons, ſuivoit les mœurs antiques, homme auſtere à le juger équitablement, triſte & dur ſelon ceux qui tournent tout en mal, & dont l’adoption plaiſoit à Galba par le côté même qui choquoit les autres.

Prenant donc Pison par la main, Galba lui parla, dit-on, de cette maniere. “Si, comme particulier, je vous adoptois, ſelon l’uſage, par-devant les Pontifes, il nous ſeroit honorable, à moi, d’admettre dans ma famille un deſcendant de Pompée & de Craſſus ; à vous, d’ajouter à votre nobleſſe celle des maiſons Lutatienne & Sulpicienne. Maintenant, appellé à l’Empire du conſentement des Dieux & des hommes, l’amour de la patrie & votre heureux naturel me portent à vous offrir au ſein de la paix, ce pouvoir ſuprême que la guerre m’a donné & que nos ancêtres ſe ſont diſputés par les armes. C’eſt ainſi que le grand Auguſte mit au premier rang après lui, d’abord ſon neveu Marcellus, enſuite Agrippa ſon gendre, puis ſes petits-fils, & enfin Tibere fils de ſa femme : mais Auguſte choiſit ſon ſucceſſeur dans ſa maiſon ; je choiſis le mien dans la République ; non que je manque de proches ou de compagnons d’armes ; mais je n’ai point moi-même brigué l’Empire, & vous préférer à mes parens & aux vôtres, c’eſt montrer aſſez mes vrais sentimens. Vous avez un frere, illuſtre ainſi que vous, votre aîné, & digne du rang où vous montez ſi vous ne l’étiez encore plus. Vous avez paſſé ſans reproche l’âge de la jeuneſſe & des paſſions. Mais vous n’avez ſoutenu juſqu’ici que la mauvaiſe fortune, il vous reſte une épreuve plus dangereuſe à faire en réſiſtant à la bonne : car l’adverſité déchire l’ame, mais le bonheur la corrompt. Vous aurez beau cultiver toujours avec la même constance l’amitié, la foi, la liberté qui sont les premiers biens de l’homme ; un vain reſpect les écartera malgré vous. Les flatteurs vous accableront de leurs fauſſes caresses, poiſon de la vraie amitié & chacun ne ſongera qu’à ſon intérêt. Vous & moi nous parlons aujourd’hui l’un à l’autre avec ſimplicité ; mais tous s’adreſſeront à notre fortune plutôt qu’à nous ; car on riſque beaucoup à montrer leur devoir aux Princes, & rien à leur perſuader qu’ils le ſont.

”Si la maſſe immenſe de cet empire eût pu garder d’elle-même ſon équilibre, j’étois digne de rétablir la République ; mais depuis long-tems les choſes en ſont à tel point, que tout ce qui reſte à faire en faveur du Peuple Romain, c’eſt, pour moi, d’employer mes derniers jours à lui choiſir un bon maître, & pour vous, d’être tel durant tout le cours des vôtres. Sous les Empereurs précédens l’Etat n’étoit l’héritage que d’une ſeule famille ; par nous le choix de ſes chefs lui tiendra lieu de liberté ; après l’extinction des Jules & des Claudes l’adoption reste ouverte au plus digne. Le droit du ſang & de la naiſſance ne mérite aucune eſtime & fait un Prince au hazard : mais l’adoption permet le choix & la voix publique l’indique. Ayez toujours sous les yeux le sort de Néron, fier d’une longue ſuite de Céſars ; ce n’eſt ni le pays déſarmé de Vindex, ni l’unique Légion de Galba, mais ſon luxe & ſes cruautés qui nous ont délivrés de ſon joug, quoiqu’un Empereur proſcrit fût alors un événement ſans exemple. Pour nous que la guerre & l’eſtime publique ont élevés, ſans mériter d’ennemis, n’eſpérons pas n’en point avoir : mais après ces grands mouvemens de tout l’Univers, deux Légions émues doivent peu vous effrayer. Ma propre élévation ne fut pas tranquille, & ma vieilleſſe, la ſeule choſe qu’on me reproche, diſparoîtra devant celui qu’on a choiſi pour la ſoutenir. Je ſais que Néron ſera toujours regretté des méchans ; c’eſt à vous & à moi d’empêcher qu’il ne le ſoit auſſi des gens de bien. Il n’eſt pas tems d’en dire ici davantage & cela ſeroit ſuperflu ſi j’ai fait en vous un bon choix. La plus ſimple & la meilleure regle à ſuivre dans votre conduite, c’eſt de chercher ce que vous auriez approuvé ou blâmé ſous un autre prince. Songez qu’il n’en eſt pas ici comme des Mo- narchies où une ſeule famille commande & tout le reſte obéit, & que vous allez gouverner un Peuple qui ne peut ſupporter ni une ſervitude extrême ni une entiere liberté.” Ainſi parloit Galba en homme qui fait un ſouverain, tandis que tous les autres prenoient d’avance le ton qu’on prend avec un ſouverain déjà fait.

On dit que de toute l’aſſemblée qui tourna les yeux ſur Piſon, même de ceux qui l’obſervoient à deſſein, nul ne put remarquer en lui la moindre émotion de plaiſir ou de trouble. Sa réponſe fut reſpectueuſe envers ſon Empereur & ſon pere, modeſte à l’égard de lui-même ; rien ne parut changé dans ſon air & dans ſes manieres ; on y voyoit plutôt le pouvoir que la volonté de commander. On délibéra enſuite si la cérémonie de l’adoption ſe feroit devant le Peuple, au Sénat, ou dans le Camp. On préféra le Camp pour faire honneur aux Troupes, comme ne voulant point acheter leur faveur par la flatterie ou à prix d’argent, ni dédaigner de l’acquérir par les moyens honnêtes. Cependant le Peuple environnoit le Palais impatient d’apprendre l’importante affaire qui s’y traitoit en secret, & dont le bruit s’augmentoit encore par les vains efforts qu’on faiſoit pour l’étouffer.

Le dix de Janvier le jour fut obſcurci par de grandes pluies accompagnées d’éclairs, de tonnerres & de ſignes extraordinaires du courroux céleſte. Ces préſages, qui jadis euſſent rompu les Comices ne détournerent point Galba d’aller au Camp. Soit qu’il les méprisât comme des choſes fortuites, ſoit que les prenant pour des ſignes réels il en jugeât l’évenement inévitable. Les gens de guerre étant donc aſſemblés en grand nombre, il leur dit dans un diſcours grave & concis, qu’il adoptoit Piſon à l’exemple d’Auguſte & ſuivant l’uſage militaire qui laiſſe aux Généraux le choix de leurs Lieutenans. Puis, de peur que ſon ſilence au sujet de la ſédition ne la fît croire plus dangereuſe, il aſſura fort que n’ayant été formée dans la quatrieme & la dix-huitieme Légion que par un petit nombre de gens, elle s’étoit bornée à des murmures & des paroles, & que dans peu tout ſeroit pacifié. Il ne mêla dans ſon diſcours ni flatteries ni promeſſes. Les Tribuns, les Centurions & quelques ſoldats voiſins applaudirent, mais tout le reſte gardoit un morne ſilence ſe voyant privés dans la guerre du donatif qu’ils avoient même exigé durant la paix. Il paroît que la moindre libéralité arrachée à l’auſtere parſimonie de ce Vieillard eût pu lui concilier les eſprits. Sa perte vint de cette antique roideur, & de cet excès de sévérité qui ne convient plus à notre foiblesse.

De-là s’étant rendu au Sénat il n’y parla ni moins ſimplement ni plus longuement qu’aux soldats. La harangue de Piſon fut gracieuſe & bien reçue ; plusieurs le félicitoient de bon cœur ; ceux qui l’aimoient le moins avec plus d’affectation, le plus grand nombre par intérêt pour eux-mêmes ſans aucun ſouci de celui de l’Etat. Durant les quatre jours ſuivans qui surent l’intervalle entre l’adoption & la mort de Piſon, il ne fit ni ne dit plus rien en public.

Cependant les fréquens avis du progrès de la défection en Allemagne, & la facilité avec laquelle les mauvaiſes nouvelles s’accréditoient à Rome engagerent le Sénat à envoyer une députation aux Légions révoltées, & il ſut mis ſecrétement délibération ſi Piſon ne s’y joindroit point lui-même pour lui donner plus de poids, en ajoutant la majeſté impériale à l’autorité du Sénat. On vouloir que Lacon Préfet du prétoire fût auſſi du voyage, mais il s’en excuſa. Quant aux Députés, le Sénat en ayant laiſſé le choix à Galba, on vit par la plus honteuſe inconstance des nominations, des refus, des ſubſtitutions, des brigues pour aller ou pour demeurer ſelon l’espoir ou la crainte dont chacun étoit agité.

Ensuite il falut chercher de l’argent, &, tout bien peſé, il parut très-juſte que l’Etat eût recours à ceux qui l’avoient appauvri. Les dons verſés par Néron montoient à plus de ſoixante millions. Il fit donc citer tous les donataires, leur redemandant les neuf dixiemes de ce qu’ils avoient reçu, & dont à peine leur reſtoit-il l’autre dixieme partie : car également avides & diſſipateurs, & non moins prodigues du bien d’autrui que du leur, ils n’avoient conservé au lieu de terres & de revenus que les inſtrumens ou les vices qui avoient acquis & conſumé tout cela. Trente Chevaliers Romains furent prépoſés au recouvrement ; nouvelle magiſtrature onéreuſe par les brigues & par le nombre. On ne voyoit que ventes, huissiers ; & le peuple, tourmenté par ces vexations, ne laiſſoit pas de ſe réjouir de voir ceux que Néron avoit enrichis auſſi pauvres que ceux qu’il avoit dépouillés. En ce même tems Taurus & Naſon Tribuns prétoriens, Pacenſis Tribun des milices bourgeoiſes & Fronto Tribun du guet ayant été caſſés, cet exemple ſervit moins à contenir les Officiers qu’à les effrayer, & leur fit craindre qu’étant tous ſuſpects on ne voulût les chaſſer l’un après l’autre.

Cependant Othon, qui n’attendoit rien d’un gouvernement tranquille, ne cherchoit que de nouveaux troubles. Son indigence, qui eût été à charge même à des particuliers, ſon luxe qui l’eût été, même à des Princes, ſon reſſentiment contre Galba, ſa haine pour Piſon, tout l’excitoit à remuer. Il ſe forgeoit même des craintes pour irriter ſes deſirs. N’avoit-il pas été ſuſpect à Néron lui-même ? Faloit-il attendre encore l’honneur d’un ſecond exil en Luſitanie ou ailleurs ? Les ſouverains ne voient-ils pas toujours avec défiance & de mauvais œil ceux qui peuvent leur ſuccéder ? Si cette idée lui avoit nui près d’un vieux Prince, combien plus lui nuiroit-elle auprès d’un jeune homme naturellement cruel, aigri par un long exil ! Que s’ils étoient tentés de ſe défaire de lui, pourquoi ne les préviendroit-il pas, tandis que Galba chanceloit encore, & avant que Piſon fût affermi ? Les tems de criſe sont ceux où conviennent les grands efforts, & c’eſt une erreur de temporiſer quand les délais ſont plus dangereux que l’audace. Tous les hommes meurent également ; c’eſt la loi de la nature ; mais la poſtérité les diſtingue par la gloire ou l’oubli. Que ſi le même ſort attend l’innocent & le coupable, il coupable, il eſt plus digne d’un homme de courage de ne pas périr ſans ſujet.

Othon avoit le cœur moins efféminé que le corps. Ses plus familiers eſclaves & affranchis, accoutumés à une vie trop licencieuſe pour une maiſon privée, en rappellant la magnificence du Palais de Néron, les adulteres, les fêtes nuptiales, & toutes les débauches des Princes, à un homme ardent après tout cela, le lui montroient en proie à d’autres par ſon indolence, & à lui s’il oſoit s’en emparer. Les Aſtrologues l’animoient encore, en publiant que d’extraordinaires mouvemens dans les Cieux lui annonçoient une année glorieuſe. Genre d’hommes fait pour leurrer les Grands, abuſer les ſimples, qu’on chaſſera ſans ceſſe de notre Ville, & qui s’y maintiendra toujours. Poppée en avoit ſecrétement employé pluſieurs qui furent l’inſtrument funeſte de son mariage avec l’Empereur. Ptolomée un d’entr’eux qui avoit accompagné Othon, lui avoit promis qu’il survivroit à Néron, & l’événement joint à la vieilleſſe de Galba, à la jeuneſſe d’Othon, aux conjectures & aux bruits publics, lui fit ajouter qu’il parviendroit à l’Empire. Othon, ſuivant le penchant qu’a l’eſprit humain de s’affectionner aux opinions par leur obſcurité même, prenoit tout cela pour de la ſcience & pour des avis du deſtin, & Ptolomée ne manqua pas, ſelon la coutume, d’être l’inſtigateur du crime dont il avoit été le Prophete.

Soit qu’Othon eût ou non formé ce projet, il eſt certain qu’il cultivoit depuis long-tems les gens de guerre, comme eſpérant ſuccéder à l’Empire ou l’uſurper. En route, en bataille, au Camp, nommant les vieux ſoldats par leur nom, &, comme ayant ſervi avec eux ſous Néron, les appellant Camarades, il reconnoiſſoit les uns, s’informoit des autres, & les aidoit tous de ſa bourſe ou de ſon crédit. Il entre-mêloit tout cela de fréquentes plaintes, de diſcours équivoques ſur Galba, & de ce qu’il y a de plus propre à émouvoir le Peuple. Les fatigues des marches, la rareté des vivres, la dureté du commandement, il envenimoit tout, comparant les anciennes & agréables navigations de la Campanie & des Villes Grecques avec les longs & rudes trajets des Pyrénées & des Alpes, où l’on pouvoit à peine ſoutenir le poids de ſes armes.

Pudens, un des confidens de Tigellinus ſéduiſant diverſement les plus remuans, les plus obérés, les plus crédules, achevoit d’allumer les eſprits déjà échauffés des Soldats. Il en vint au point que chaque fois que Galba mangeoit chez Othon l’on diſtribuoit cent ſeſterces par tête à la cohorte qui étoit de garde, comme pour sa part du festin ; distribution que sous l’air d’une largesse publique Othon soutenoit encore par d’autres dons particuliers. Il étoit même ſi ardent à les corrompre, & la ſtupidité du Préfet qu’on trompoit juſques ſous ſes yeux fut ſi grande que, ſur une diſpute de Proculus lancier de la garde avec un voiſin pour quelque borne commune, Othon acheta tout le champ du voiſin & le donna à Proculus.

Ensuite il choisit pour chef de l’entrepriſe qu’il méditoit Onomaſtus un de ſes affranchis, qui, lui ayant amené Barbius & Veturius tous deux bas officiers des gardes, après les avoir trouvés à l’examen ruſés & courageux, il les chargea de dons, de promeſſes, d’argent pour en gagner d’autres, & l’on vit ainſi deux manipulaires entreprendre & venir à bout de diſpoſer de l’Empire Romain. Ils mirent peu de gens dans le ſecret, & tenant les autres en ſuſpens, ils les excitoient par divers moyens ; les chefs comme ſuſpects par les bienfaits de Nymphidius, les ſoldats par le dépit de ſe voir frustrés du donatif ſi long-tems attendu : rappellant à quelques-uns le ſouvenir de Néron, ils rallumoient en eux le deſir de l’ancienne licence : enfin ils les effrayoient tous par la peur d’un changement dans la milice.

Si-tôt qu’on fut la défection de l’armée d’Allemagne, le venin gagna les eſprits déjà émus des Légions & des Auxiliaires. Bientôt les mal-intentionnés ſe trouverent ſi diſpoſés à la ſédition, & les bons ſi tiedes à la réprimer, que le quatorze de Janvier, Othon revenant de ſouper eût été enlevé, si l’on n’eût craint les erreurs de la nuit, les troupes cantonnées par toute la Ville, & le peu d’accord qui regne dans la chaleur du vin. Ce ne fut pas l’intérêt de l’Etat qui retint ceux qui méditoient à jeun de souiller leurs mains dans le ſang de leur Prince, mais le danger qu’un autre ne fût pris dans l’obſcurité pour Othon par les soldats des armées de Hongrie & d’Allemagne qui ne le connoiſſoient pas. Les conjurés étoufferent pluſieurs indices de la ſédition naiſſante, & ce qu’il en parvint aux oreilles de Galba fut éludé par Lacon, homme incapable de lire dans l’eſprit des ſoldats, ennemi de tout bon conſeil qu’il n’avoir pas donne & toujours réſiſtant à l’avis des Sages.

Le quinze de Janvier comme Galba ſacrifioit au Temple d’Apollon, l’Aruſpice Umbricius sur le triste aspect des en- trailles lui dénonça d’actuelles embûches & un ennemi domeſtique, tandis qu’Othon qui étoit préſent, se réjouiſſoit de ces mauvais augures & les interprétoit favorablement pour ſes deſſeins. Un moment après, Onomaſtus vint lui dire que l’Architecte & les Experts l’attendoient ; mot convenu pour lui annoncer l’aſſemblée des ſoldats & les apprêts de la conjuration. Othon fit croire à ceux qui demandoient où il alloit, que, prêt d’acheter une vieille maiſon de campagne, il vouloit auparavant la faire examiner ; puis, ſuivant l’affranchi à travers le Palais de Tibere au Vélabre, & de-là vers la colonne dorée ſous le Temple de Saturne, il fut ſalué Empereur par vingt-trois ſoldats, qui le placerent auſſi-tôt ſur une Chaire curule tout conſterné de leur petit nombre, & l’environnerent l’épée à la main. Chemin faiſant, ils furent joints par un nombre à-peu-près égal de leurs camarades. Les uns inſtruits du complot, l’accompagnoient à grands cris avec leurs armes, d’autres frappés du ſpectacle ſe diſpoſoient en ſilence à prendre conſeil de l’événement.

Le Tribun Martialis qui étoit de garde au Camp, effrayé d’une ſi prompte & si grande entrepriſe, ou craignant que la ſédition n’eût gagné ses soldats & qu’il ne fût tué en s’y oppoſant, fut soupçonné par pluſieurs d’en être complice. Tous les autres Tribuns & Centurions préférerent auſſi le parti le plus sûr au plus honnête. Enfin tel sut l’état des eſprits qu’un petit nombre ayant entrepris un forfait déteſtable, pluſieurs l’approuverent & tous le ſouffrirent.

Cependant Galba, tranquillement occupé de ſon ſacrifice, importunoit les Dieux pour un Empire qui n’étoit plus à lui, quand tout-à-coup un bruit s’éleva que les troupes enlevoient un Sénateur qu’on ne nommoit pas, mais qu’on ſut enſuite être Othon. Auſſi-tôt on vit accourir des gens de tous les quartiers & à meſure qu’on les rencontroit pluſieurs augmentoient le mal & d’autres l’exténuoient, ne pouvant en cet inſtant même renoncer à la flatterie. On tint conſeil & il fut réſolu que Pison ſonderoit la diſpoſition de la cohorte qui étoit de garde au Palais, réſervant l’autorité encore entière de Galba pour de plus preſſans beſoins. Ayant donc aſſemblé les ſoldats devant les degrés du Palais, Piſon leur parla ainſi. “ Compagnons, il y a ſix jours que je fus nommé Céſar sans prévoir l’avenir & ſans ſavoir ſi ce choix me ſeroit utile ou funeſte. C’eſt à vous d’en fixer le ſort pour la République & pour nous ; ce n’est pas que je craigne pour moi-même, trop inſtruit par mes malheurs à ne point compter ſur la proſpérité. Mais je plains mon pere, le Sénat, & l’Empire, en nous voyant réduits à recevoir la mort ou à la donner, extrêmité non moins cruelle pour des gens de bien, tandis qu’après les derniers mouvemens on ſe félicitoit que Rome eut été exempte de violence & de meurtres, & qu’on eſpéroit avoir pourvu par l’adoption à prévenir toute cauſe de guerre après la mort de Galba.

” Je ne vous parlerai ni de mon nom ni de mes mœurs ; on a peu beſoin de vertus pour ſe comparer à Othon. Ses vices dont il fait toute ſa gloire ont ruiné l’Etat quand il étoit ami du Prince. Eſt-ce par son air, par ſa démarche, par ſa parure efféminée qu’il ſe croit digne de l’Empire ? On ſe trompe beaucoup ſi l’on prend ſon luxe pour de la libéralité. Plus il ſaura perdre, & moins il saura donner. Débauches, feſtins, attroupemens de femmes, voilà les projets qu’il médite, &, ſelon lui, les droits de l’empire, dont la volupté ſera pour lui ſeul, la honte & le déshonneur pour tous ; car jamais ſouverain pouvoir acquis par le crime ne fut vertueuſement exercé. Galba fut nommé Céſar par le genre-humain, & je l’ai été par Galba de votre conſentement : Compagnons, j’ignore s’il vous eſt indifférent que la République, le Sénat & le Peuple ne ſoient que de vains noms, mais je ſais au moins qu’il vous importe que des ſcélérats ne vous donnent pas un Chef.

” On a vu quelquefois des Légions se révolter contre leurs Tribuns. Juſqu’ici votre gloire & votre fidélité n’ont reçu nulle atteinte, & Néron lui-même vous abandonna plutôt qu’il ne fut abandonné de vous. Quoi ! verrons-nous une trentaine au plus de déſerteurs & de transfuges à qui l’on ne permettroit pas de ſe choiſir ſeulement un officier, faire un Empereur ? Si vous ſouffrez un tel exemple, ſi vous partagez le crime en le laiſſant commettre, cette licence paſſera dans les provinces ; nous périrons par les meurtres & vous par les combats ; ſans que la ſolde en soit plus grande pour avoir égorgé ſon Prince, que pour avoir fait ſon devoir : mais le donatif n’en vaudra pas moins, reçu de nous pour le prix de la fidélité, que d’un autre pour le prix de la trahiſon.

Les Lanciers de la garde ayant diſparu, le reſte de la cohorte, ſans paroître mépriſer le diſcours de Piſon, ſe mit en devoir de préparer ſes Enſeignes plutôt par hazard, &, comme il arrive en ces momens de trouble, ſans trop savoir ce qu’on faisoit, que par une feinte insidieuſe comme on l’a cru dans la ſuite. Celſus fut envoyé au détachement de l’armée d’Illyrie vers le Portique de Vipſanius. On ordonna aux Primipilaires Serenus & Sabines d’amener les ſoldats Germains du Temple de la liberté. On ſe défioit de la Légion marine, aigrie par le meurtre de ses soldats que Galba avoit fait tuer à son arrivée. Les Tribuns Cerius, Subrinus & Longinus allerent au Camp Prétorien pour tâcher d’étouffer la ſédition naiſſante avant qu’elle eût éclaté. Les ſoldats menacerent les deux premiers ; mais Longin fut maltraité & déſarmé, parce qu’il n’avoit pas passé par les grades militaires, & qu’étant dans la confiance de Galba, il en étoit plus suspect aux rebelles. La Légion de mer ne balança pas à ſe joindre aux Prétoriens. Ceux du détachement d’Illyrie présentant à Celſus la pointe des armes ne voulurent point l’écouter. Mais les troupes d’Allemagne héſiterent long-tems, n’ayant pas encore recouvré leurs forces & ayant perdu toute mauvaiſe volonté, depuis que revenues malades de la longue navigation d’Alexandrie où Neron les avoit envoyées, Galba n’épargnoit ni ſoin ni dépenſe pour les rétablir. La foule du Peuple & des eſclaves qui durant ce tems rempliſſoient le Palais, demandoit à cris perçans la mort d’Othon & l’exil des conjurés, comme ils auroient demandé quelque ſcene dans les jeux publics ; non que le jugement ou le zele excitât des clameurs qui chan- gerent d’objet dès le même jour, mais par l’uſage établi d’enivrer chaque Prince d’acclamations effrénées & de vaines flatteries.

Cependant Galba flottoit entre deux avis : celui de Vinius étoit qu’il faloit armer les eſclaves, rester dans le Palais, & en barricader les avenues ; qu’au lieu de s’offrir à des gens échauffés, on devoit laiſſer le tems aux révoltés de ſe repentir & aux fideles de ſe raſſurer ; que ſi la promptitude convient aux forfaits, le tems favoriſe les bons deſſeins, qu’enfin l’on auroit toujours la même liberté d’aller s’il étoit néceſſaire, mais qu’on n’étoit pas sûr d’avoir celle du retour au beſoin.

Les autres jugeoient qu’en ſe hâtant de prévenir le progrès d’une ſédition foible encore & peu nombreuſe on épouvanteroit Othon même, qui, s’étant livré furtivement à des inconnus profiteroit, pour apprendre à repréſenter, de tout le tems qu’on perdroit dans une lâche indolence. Faloit-il attendre qu’ayant pacifié le Camp il vînt s’emparer de la place & monter au Capitole aux yeux même de Galba, tandis qu’un ſi grand Capitaine & ſes braves amis renfermés dans les portes & le ſeuil du Palais l’inviteroient pour ainſi dire à les aſſiéger ? Quel ſecours pouvoit-on se promettre des eſclaves ſi on laiſſoit refroidir la faveur de la multitude & ſa premiere indignation plus puiſſante que tout le reſte ? D’ailleurs, diſoient-ils le parti le moins honnête eſt auſſi le moins sûr, & dût-on ſuccomber au péril, il vaut encore mieux l’aller chercher ; Othon en ſera plus odieux & nous en aurons plus d’honneur. Vinius réſiſtant à cet avis fut menacé par Lacon à l’inſtigation d’Icelus, toujours prêt à ſervir ſa haine particuliere aux dépens de l’Etat.

Galba ſans héſiter plus long-tems choiſit le parti le plus ſpécieux. On envoya Piſon le premier au Camp, appuyé du crédit que devoient lui donner ſa naiſſance, le rang auquel il venoit de monter, & ſa colere contre Vinius, véritable, ou ſuppoſée telle par ceux dont Vinius étoit haï & que leur haine rendoit crédules. A peine Piſon fut parti qu’il s’éleva un bruit, d’abord vague & incertain, qu’Othon avoit été tué dans le Camp. Puis, comme il arrive aux menſonges importans, il ſe trouva bientôt des témoins oculaires du fait, qui perſuaderent aiſément tous ceux qui s’en réjouiſſoient ou qui s’en ſoucioient peu. Mais pluſieurs crurent que ce bruit étoit répandu & fomenté par les amis d’Othon, pour attirer Galba par le leurre d’une bonne nouvelle.

Ce fut alors que les applaudiſſemens & l’empressement outré gagnant plus haut qu’une populace imprudente, la plupart des Chevaliers & des Sénateurs, raſſurés & ſans précaution forcerent les portes du Palais, & courant au-devant de Galba, ſe plaignoient que l’honneur de le venger leur eût été ravi. Les plus lâches, & comme l’effet le prouva, les moins capables d’affronter le danger, téméraires en paroles, & braves de la langue, affirmoient tellement ce qu’ils ſavoient le moins, que, faute, d’avis certains, & vaincu par ces clameurs, Galba prit une cuiraſſe, & n’étant ni d’âge ni de force à ſoutenir le choc de la foule, ſe fit porter dans ſa chaiſe. Il rencontra ſortant du Palais un Gendarme nommé Julius Atticus qui, montrant ſon glaive tout ſanglant, s’écria qu’il avoit tué Othon. Camarade, lui dit Galba, qui vous l’a commandé ? Vigueur ſinguliere d’un homme attentif à réprimer la licence militaire, & qui ne ſe laiſſoit pas plus amorcer par les flatteries, qu’effrayer par les menaces !

Dans le Camp les ſentimens n’étoient plus douteux ni partagés, & le zele des ſoldats étoit tel que, non contens d’environner Othon de leurs corps & de leurs bataillons, ils le placerent au milieu des Enſeignes & des Drapeaux dans l’encente où étoit peu auparavant la Statue d’or de Galba. Ni Tribuns ni Centurions ne pouvoient approcher, & les ſimples soldats crioient qu’on prît garde aux Officiers. On n’entendoit pas les clameurs, tumultes, exhortations mutuelles. Ce n’étoient pas les tiedes & les diſcordantes acclamations d’une populace qui flatte ſon maître, mais tous les ſoldats qu’on voyoit accourir en foule étoient pris par la main, embraſſés tout armés, amenés devant lui, & après leur avoir dicté le ſerment, ils recommandoient l’Empereur aux Troupes & les Troupes à l’Empereur. Othon de ſon côté, tendant les bras, ſaluant la multitude, envoyant des baiſers, n’omettoit rien de ſervile pour commander.

Enfin après que toute la Légion de mer lui eut prêté le ſerment, ſe confiant en ſes forces, & voulant animer en commun tous ceux qu’il avoit excités en particulier, il monta ſur le rempart du Camp & leur tint ce diſcours.

“Compagnons, j’ai peine à dire ſous quel titre je me préſente en ce lieu : car élevé par vous à l’Empire je ne puis me regarder comme particulier, ni comme Empereur tandis qu’un autre commande, & l’on ne peut ſavoir quel nom vous convient à vous-mêmes qu’en décidant ſi celui que vous protégez est le Chef ou l’ennemi du Peuple Romain. Vous entendez que nul ne demande ma punition qui ne demande auſſi la vôtre, tant il est certain que nous ne pouvons nous ſauver ou périr qu’ensemble, & vous devez juger de la facilité avec laquelle le clément Galba a peut-être déjà promis votre mort par le meurtre de tant de milliers de ſoldats innocens que personne ne lui demandoit. Je frémis en me rappellant l’horreur de ſon entrée, & de ſon unique victoire, lorſqu’aux yeux de toute la Ville il fit décimer les priſonniers ſupplians qu’il avoit reçus en grace. Entré dans Rome ſous de tels auſpices, quelle gloire a-t-il acquiſe dans le gouvernement, ſi ce n’eſt d’avoir fait mourir Sabinus & Marcellus en Eſpagne, Chilon dans les Gaules, Capiton en Allemagne, Macer en Afrique, Cingonius en route, Turpilien dans Rome, & Nymphidius au Camp ? Quelle armée ou quelle Province ſi reculée ſa cruauté n’a-t-elle point ſouillée & deshonorée, ou ſelon lui lavée & purifiée avec du ſang ? Car traitant les crimes de remedes & donnant de faux noms aux choſes, il appelle la barbarie ſévérité, l’avarice économie, & diſcipline tous les maux qu’il vous fait ſouffrir. Il n’y a pas ſept mois que Néron eſt mort, & Icelus a déjà plus volé que n’ont fait Elius, Polyclete & Vatinius. Si Vinius lui-même eût été Empereur, il eût gouverné avec moins d’avarice & de licence, mais il nous commande comme à ſes ſujets & nous dédaigne comme ceux d’un autre. Ses richeſſes ſeules ſuffisent pour ce donatif qu’on vous vante ſans ceſſe & qu’on ne vous donne jamais.

” Afin de ne pas même laiſſer d’eſpoir à ſon succeſſeur, Galba a rappellé d’exil un homme qu’il jugeoit avare & dur comme lui. Les Dieux vous ont avertis par les plus ſignes les plus évidens qu’ils déſapprouvoient cette élection : le Sénat le Peuple & le Romain ne lui ſont pas plus favorables ; mais leur confiance eſt toute en votre courage ; car vous avez la force en main pour exécuter les choſes honnêtes, & ſans vous les meilleurs deſſeins ne peuvent avoir d’effet. Ne croyez pas qu’il ſoit ici queſtion de guerres ni de périls, puiſque toutes les troupes ſont pour nous, que Galba n’a qu’une cohorte en toge, dont il n’eſt pas le chef, mais le priſonnier, & dont le ſeul combat à votre aspect & à mon premier ſigne va être à qui m’aura le plutôt reconnu. Enfin ce n’eſt pas le cas de temporiſer dans une entrepriſe qu’on ne peut louer qu’après l’exécution.”

Auſſi-tôt ayant fait ouvrir l’Arsenal, tous coururent aux armes ſans ordre, sans regle, ſans diſtinction des Enſeignes prétoriennes & des Légionnaires, de l’écu des Auxiliaires & du bouclier Romain. Et ſans que ni Tribun ni Centurion s’en mêlât, chaque ſoldat devenu ſon propre officier s’animoit & s’excitoit lui-même à mal faire par le plaiſir d’affliger les gens de bien.

Déjà Piſon, effrayé du frémiſſement de la ſédition croiſſante & du bruit des clameurs qui retentiſſoit jusques dans la Ville, s’étoit mis à la ſuite de Galba qui s’acheminoit vers la place : déjà, ſur les mauvaiſes nouvelles apportées par Celſus, les uns parloient de retourner au Palais, d’autres d’aller au Capitole, le plus grand nombre d’occuper les roſtres. Plusieurs ſe contentoient de contredire l’avis des autres, &, comme il arrive dans les mauvais ſuccès, le parti qu’il n’étoit plus tems de prendre, ſembloit alors le meilleur. On dit que Lacon méditoit à l’inſu de Galba de faire tuer Vinius ; ſoit qu’il eſpérât adoucir les ſoldats par ce châtiment, ſoit qu’il le crût complice d’Othon, ſoit enfin par un mouvement de haine. Mais le tems & le lieu l’ayant fait balancer par la crainte de ne pouvoir plus arrêter le ſang après avoir commencé d’en répandre, l’effroi des ſurvenans, la diſperſion du cortege, & le trouble de ceux qui étoient d’abord montrés ſi pleins de zele & d’ardeur, acheverent de l’en détourner.

Cependant entraîné çà & là, Galba cédoit à l’impulſion des flots de la multitude, qui, rempliſſant de toutes parts les Temples & les Baſiliques, n’offroit qu’un aſpect lugubre. Le Peuple & les Citoyens, l’air morne & l’oreille attentive, ne pouſſoient point de cris : il ne régnoit ni tranquillité ni tumulte, mais un ſilence qui marquoit à la fois la frayeur & l’indignation. On dit pourtant à Othon que le Peuple prenoit les armes, ſur quoi il ordonna de forcer les paſſages & d’occuper les poſtes importans. Alors, comme s’il eût été queſtion, non de maſſacre dans leur Prince un vieillard déſarmé, mais de rerverſer Pacore ou Vologeſe du Trône des Arſacides, on vit les ſoldats Romains, écraſant le Peuple, foulant aux pieds les Sénateurs, pénétrer dans la place à la courſe de leurs chevaux & à la pointe de leurs armes, ſans reſpecter le Capitole ni les Temples des Dieux, ſans craindre les Princes préſens & à venir, vengeurs de ceux qui les ont précédés.

A peine apperçut-on les troupes d’Othon, que l’Enſeigne de l’escorte de Galba appellé, dit-on, Vergilio, arracha l’image de l’Empereur & la jetta par terre. A l’inſtant tous les ſoldats ſe déclarent, le Peuple fuit, quiconque héſite voit le fer prêt à le percer. Près du Lac de Curtius, Galba tomba de ſa chaiſe par l’effroi de ceux qui le portoient, & fut d’abord enveloppé. On a rapporté diverſement ſes dernieres paroles ſelon la haine ou l’admiration qu’on avoit pour lui. Quelques-uns diſent qu’il demanda d’un ton ſuppliant quel mal il avoit fait, priant qu’on lui laiſſât quelques jours pour payer le donatif : Mais pluſieurs aſſurent que, préſentant hardiment la gorge aux ſoldats, il leur dit de frapper s’ils croyoient ſa mort utile à l’Etat. Les meurtriers écouterent peu ce qu’il pouvoit dire. On n’a pas bien ſu qui l’avoit tué : les uns nomment Terentius, d’autres Lecanius ; mais le bruit commun eſt que Camurius ſoldat de la quinzieme Légion lui coupa la gorge. Les autres lui déchiqueterent cruellement les bras & les jambes, car la cuiraſſe couvroit la poitrine, & leur barbare férocité chargeoit encore de bleſſures un corps déjà mutilé.

On vint enſuite à Vinius, dont il eſt pareillement douteux ſi le ſubit effroi lui coupa la voix, ou s’il s’écria qu’Othon n’avoit point ordonné ſa mort : paroles qui pouvoient être l’effet de ſa crainte, ou plutôt l’aveu de ſa trahison, ſa vie & ſa réputation portant à le croire complice d’un crime dont il étoit cauſe.

On vit ce jour-là dans Sempronius Denſus un exemple mémorable pour notre tems. C’étoit un Centurion de la cohorte Prétorienne, chargé par Galba de la garde de Piſon. Il ſe jetta le poignard à la main au-devant des soldats en leur reprochant leur crime, & du geſte & de la voix attirant les coups sur lui ſeul, il donna le tems à Piſon de s’échapper, quoique bleſſé. Piſon ſe ſauva dans le Temple de Veſta, où il reçut aſyle par la piété d’un eſclave qui le cacha dans ſa chambre ; précaution plus propre à différer ſa mort que la Religion ni le reſpect des Autels. Mais Florus, ſoldat des cohortes Britanniques, qui depuis long-tems avoit été fait Citoyen par Galba, & Statius Murcus Lancier de la garde, tous deux particuliérement altérés du ſang de Piſon, vinrent de la part d’Othon le tirer de ſon aſyle & le tuerent à la porte du Temple.

Cette mort fut celle qui fit le plus de plaiſir à Othon, & l’on dit que ſes regards avides ne pouvoient ſe laſſer de conſidérer cette tête : ſoit que, délivré de toute inquiétude, il commençât alors à ſe livrer à la joie, ſoit que ſon ancien respect pour Galba & ſon amitié pour Vinius mêlant à ſa cruauté quelque image de tristeſſe, il ſe crût plus permis de prendre plaiſir à la mort d’un concurrent & d’un ennemi. Les têtes furent miſes chacune au bout d’une pique & portées parmi les Enſeignes des cohortes & autour de l’Aigle de la Légion. C’étoit à qui feroit parade de ſes mains ſanglantes ; à qui, fauſſement ou nom, ſe vanteroit d’avoir commis ou vu ces aſſaſſinats, comme d’exploits glorieux & mémorables. Vitellius trouva dans la ſuite plus de cent vingt placets de gens qui demandoient récompenſe pour quelque fait notable de ce jour-là. Il les fit tous chercher & mettre à mort, non pour honorer Galba, mais ſelon la maxime des Princes de pourvoir à leur ſureté preſente par la crainte des châtimens futurs.

Vous euſſiez cru voir un autre Sénat & un autre Peuple. Tout accouroit au Camp ; chacun s’empreſſoit à devancer les autres, à maudire Galba, à vanter le bon choix des troupes, à baiſer les mains d’Othon ; moins le zele étoit sincere, plus on affectoit d’en montrer. Othon, de ſon côté, ne rebutoit personne, mais des yeux & de la voix tâchoit d’adoucir l’avide férocité des soldats. Ils ne ceſſoient de demander le ſupplice de Celſus Conſul déſigné, & jusqu’à l’extrémité fidele ami de Galba. Son innocence & ſes ſervices étoient des crimes qui les irritoient. On voyoit qu’ils ne cherchoient qu’à faire périr tout homme de bien & commencer les meurtres & le pillage. Mais Othon qui pouvoit commander des aſſaſſinats, n’avoir pas encore aſſez d’autorité pour les défendre. Il fit donc lier Celſus, affectant une grande colere, & le ſauva d’une mort préſente en feignant de le réſerver à des tourmens plus cruels.

Alors tout ſe fit au gré des ſoldats. Les Prétoriens ſe choiſirent eux-mêmes leurs Préfets. A Firmus, jadis Manipulaire, puis Commandant du guet, & qui du vivant même de Galba s’étoit attaché à Othon, ils joignirent Licinius Proculus, que ſon étroite familiarité avec Othon fit ſoupçonner d’avoir favoriſé ſes deſſeins. En donnant à Sabinus la Préfecture de Rome, ils ſuivirent le ſentiment de Néron ſous lequel il avoit eu le même emploi ; mais le plus grand nombre ne voyoit en lui que Veſpaſien son frere. Ils ſolliciterent l’affranchiſſement des tributs annuels que, ſous le nom de congés à tems les ſimples ſoldats payoient aux Centurions. Le quart des Manipulaires étoit aux vivres ou diſperſé dans le Camp, & pourvu que le droit du Centurion ne fût pas oublié, il n’y avoit ſorte de vexation dont ils s’abſtinſſent, ni ſorte de métier dont ils rougiſſent. Du profit de leurs voleries & des plus ſerviles emplois ils payoient l’exemption du ſervice militaire, & quand ils s’étoient enrichis, les Officiers les accablant de travaux & de peine les forçoient d’acheter de nouveaux congés. Enfin, épuiſés de dépenſe & perdus de molleſſe ils revenoient au manipule pauvres & fainéans, de laborieux qu’ils en étoient partis & de riches qu’ils y devoient retourner. Voilà comment, également corrompus tour-à-tour par la licence & par la miſere ils ne cherchoient que mutineries, révoltes & guerres civiles. De peur d’irriter les Centurions en gratifiant les ſoldats à leurs dépens, Othon promit de payer du fiſc les congés annuels ; établiſſement utile, & depuis confirmé par tous les bons Princes pour le maintien de la diſcipline. Le Préfet Lacon qu’on feignit de reléguer dans une iſle, fut tué par un garde envoyé pour cela par Othon. Icelus fut puni publiquement en qualité d’affranchi.

Le comble des maux dans un jour ſi rempli de crimes fut l’alégreſſe qui le termina. Le Préteur de Rome convoqua le Sénat, & tandis que les autres Magiſtrats outroient à l’envi l’adulation, les Sénateurs accourent, décernent à Othon la puiſſance Tribunicienne, le nom d’Auguſte, & sous les honneurs des Empereurs précédens, tâchant d’effacer ainſi les injures dont ils venoient de le charger & auxquelles il ne parut point ſenſible. Que ce fût clémence ou délai de ſa part, c’eſt ce que le peu de tems qu’il a régné n’a pas permis de savoir.

S’étant fait conduire au Capitole, puis au Palais, il trouva la place enſanglantée des morts qui y étoient encore étendus, & permit qu’ils fuſſent brûlés & enterrés. Verania femme de Piſon, Scribonianus ſon frere, & Criſpine fille de Vinius, recueillirent leurs corps, & ayant cherché les têtes, les racheterent des meurtriers qui les avoient gardées pour les vendre.

Piſon finit ainsi la trente-unieme année d’une vie paſſée avec moins de bonheur que d’honneur. Deux de ſes freres avoient été mis à mort, Magnus par Claude & Craſſus par Néron. Lui-même après un long exil fut ſix jours Céſar, & par une adoption précipitée ſembla n’avoir été préféré à ſon aîné que pour être mis à mort avant lui. Vinius vécut quarante-ſept ans avec des mœurs inconſtantes, Son Pere étoit de famille Prétorienne ; ſon aïeul maternel fut au nombre des proſcrits. Il fit avec infamie ſes premieres armes ſous Calviſius Sabinus Lieutenant-général, dont la femme indécemment curieuſe de voir l’ordre du Camp, y entra de nuit en habit d’homme, & avec la même impudence parcourut les gardes & tous les poſtes, après avoir commencé par ſouiller le lit conjugal ; crime dont on taxa Vinius d’être complice. Il fut donc chargé de chaînes par ordre de Caligula : mais bientôt les révolutions des tems l’ayant fait délivrer, il monta ſans reproche de grade en grade. Après ſa Préture il obtint avec applaudiſſement le commandement d’une Légion ; mais ſe déshonorant derechef par la plus ſervile baſſeſſe il vola une coupe d’or dans un feſtin de Claude, qui ordonna le lendemain que de tous les convives on ſervît le ſeul Vinius en vaiſſelle de terre. Il ne laiſſa pas de gouverner enſuite la Gaule Narbonnoiſe en qualité de Proconſul avec la plus ſévere intégrité. Enfin, devenu tout-à-coup ami de Galba, il ſe montra prompt, hardi, ruſé, méchant, habile ſelon ſes deſſeins, & toujours avec la même vigueur. On n’eut point d’égard à ſon teſtament à cauſe de ſes grandes richeſſes mais la pauvreté de Piſon fit respecter ses dernieres volontés.

Le corps de Galba, négligé long-tems & chargé de mille outrages dans la licence des ténebres, reçut une humble ſépulture dans ses jardins particuliers par les soins d’Argius ſon Intendant & l’un de ſes plus anciens domeſtiques. Sa tête plantée au bout d’une lance & défigurée par les Valets & Goujats, fut trouvée le jour ſuivant devant le tombeau de Patrobe, affranchi de Héron qu’il avoit fait punir, & miſe avec ſon corps déjà brûlé. Telle fut la fin de Sergius Galba après ſoixante & treize ans de vie & de proſpérité ſous cinq Princes, & plus heureux ſujet que Souverain. Sa nobleſſe étoit ancienne & ſa fortune immenſe : il avoir un génie médiocre, point de vices & peu de vertus. Il ne fuyoit ni ne cherchoit la réputation ; ſans convoiter les richeſſes d’autrui ; il étoit ménager des ſiennes, avare de celles de l’Etat. Subjugué par ſes amis & ſes affranchis, & juſte ou méchant par leur caractere, il laiſſoit faire également le bien & le mal, approuvant l’un & ignorant l’autre : mais un grand nom & le malheur des tems lui faiſoient imputer à vertu ce qui n’étoit qu’indolence. Il avoit ſervi dans sa jeuneſſe en Germanie avec honneur, & s’étoit bien comporté dans le Proconſulat d’Afrique : devenu vieux, il gouverna l’Eſpagne citérieure avec la même équité. En un mot, tant qu’il fut homme privé il parut au-desſſus de ſon état, & tout le monde l’eût jugé digne de l’Empire, s’il n’y fût jamais parvenu.

A la conſternation que jetta dans Rome l’atrocité de ces récentes exécutions & à la crainte qu’y cauſoient les anciennes mœurs d’Othon, ſe joignit un nouvel effroi par la défection de Vitellius qu’on avoit cachée du vivant de Galba, en laiſſant croire qu’il n’y avoit de révolte que dans l’armée de la haute Allemagne. C’eſt alors qu’avec le Sénat & l’ordre équeſtre, qui prenoient quelque part aux affaires publiques, le peuple même déploroit ouvertement la fatalité du ſort, qui ſembloit avoir ſuſcité pour la perte de l’Empire deux hommes, les plus corrompus des mortels par la molleſſe, la débauche, l’impudicité. On ne voyoit pas ſeulement renaître les cruautés commiſes durant la paix, mais l’horreur des guerres civiles où Rome avoir été ſi ſouvent prise par ſes propres, troupes, l’Italie dévaſtée, les Provinces ruinées, Pharſale, Philippes, Perouſe, & Modene, ces noms célebres par la déſolation publique revenoient ſans ceſſe à la bouche. Le monde avoit été preſque bouleverſé quand des hommes dignes du ſouverain pouvoir ſe le diſputerent. Jules & Auguſte vainqueurs avoient ſoutenu l’Empire ; Pompée & Brutus euſſent relevé la République ; mais étoit-ce pour Vitellius ou pour Othon qu’il faloit invoquer les Dieux, & quelque parti qu’on prît entre de tels compétiteurs, comment éviter de faire des vœux impies & des prieres ſacrileges quand l’événement de la guerre ne pouvoit dans le vainqueur montrer que le plus méchant ? Il y en avoit qui ſongeoient à Veſpaſien & à l’armée d’Orient ; mais quoiqu’ils préféraſſent Veſpaſien aux deux autres, ils ne laiſſoient pas de craindre cette nouvelle guerre comme une ſource de nouveaux malheurs ; outre que la réputation de Veſpaſien étoit encore équivoque ; car il eſt le ſeul parmi tant de Princes que le rang ſuprême ait changé en mieux.

Il faut maintenant expoſer l’origine & les cauſes des mouvement de Vitellius. Après la défaite & la mort de Vindex, l’armée, qu’une victoire ſans danger & ſans peine venoit d’enrichir, fiere de ſa gloire & de ſon butin & préférant le pillage à la paye ne cherchoit que guerres & que combats. Long-tems le ſervice avoit été infructueux & dur, ſoit par la rigueur du climat & des ſaiſons, ſoit par la ſévérité de la discipline, toujours inflexible durant la paix, mais que les flatteries des ſéducteurs & l’impunité des traîtres éner- vent dans les guerres civiles. Hommes, armes, chevaux, tout s’offroit à qui ſauroit s’en ſervir & s’en illuſtrer, &, au lieu qu’avant la guerre les armées étant éparſes ſur les frontieres, chacun ne connoiſſoit que ſa compagnie & ſon bataillon, alors les Légions raſſemblées contre Vindex ayant comparé leur force à celles des Gaules, n’attendoient qu’un nouveau prétexte pour chercher querelle à des peuples qu’elles ne traitoient plus d’amis & de compagnons, mais de rebelles & de vaincus. Elles comptoient sur la partie des Gaules qui confine au Rhin & dont les habitans ayant pris le même parti les excitoient alors puissamment contre les Galbiens, nom que par mépris pour Vindex ils avoient donné à ſes partiſans. Le Soldat animé contre les Héduens & les Séquanois & meſurant ſa colere ſur leur opulence, dévoroit déjà dans ſon cœur le pillage des villes & des champs, & les dépouilles des Citoyens ; ſon arrogance & ſon avidité, vices communs à qui ſe ſent le plus fort, s’irritoient encore par les bravades des Gaulois, qui pour faire dépit aux Troupes, ſe vantoient de la remiſe du quart des tributs, & du droit qu’ils avoient reçu de Galba.

A tout cela se joignoit un bruit adroitement répandu & inconſidérément adopté que les Légions ſeroient décimées & les plus braves Centurions caſſés. De toutes parts venoient des nouvelles fâcheuſes : rien de Rome que de ſiniſtre ; la mauvaiſe volonté de la Colonie Lyonnoiſe & son opiniâtre attachement pour Néron étoit la ſource de mille faux bruits. Mais la haine & la crainte particuliere, jointe à la ſécurité générale qu’inſpiroient tant de forces réunies, fourniſſoient dans le Camp une aſſez ample matiere en mensonge & à la crédulité.

Au commencement de Décembre Vitellius arrivé dans la Germanie inférieure viſita ſoigneuſement les quartiers, où, quelquefois avec prudence & plus souvent par ambition, il effaçoit l’ignominie, adouciſſoit les châtimens, & rétabliſſoit chacun dans ſon rang ou dans ſon honneur. Il répara ſur-tout avec beaucoup d’équité, les injuſtices que l’avarice & la corruption avoient fait commettre à Capiton en avançant ou déplaçant les gens de guerre. On lui obéiſſoit plutôt comme à un Souverain que comme à un Proconſul, mais il étoit ſouple avec les hommes fermes. Libéral de ſon bien, prodigue de celui d’autrui, il étoit d’une profuſion ſans meſure, que ſes amis, changeant par l’ardeur de commander, ſes vertus en vices, appelloient douceur & bonté. Pluſieurs dans le Camp cachoient, ſous un air modeste & tranquille, beaucoup de vigueur à mal faire : mais Valens & Cecina Lieutenans-généraux, ſe diſtinguoient par une avidité ſans bornes qui n’en laiſſoit point à leur audace. Valens ſur-tout, après avoir étouffé les projets de Capiton & prévenu l’incertitude de Verginius, outré de l’ingratitude de Galba, ne ceſſoit d’exciter Vitellius, en lui vantant le zele des Troupes. Il lui diſoit que ſur ſa réputation Hordeonius ne balanceroit pas un moment, que l’Angleterre ſeroit pour lui, qu’il auroit des ſecours de l’Allemagne, que toutes les provinces flottoient ſous le gouvernement précaire & paſſager d’un vieillard ; qu’il n’avoit qu’à tendre les bras à la fortune & courir au-devant d’elle, que les doutes convenoient à Verginius ſimple Chevalier Romain, fils d’un pere inconnu, & qui, trop au-deſſous du rang ſuprême pouvoit le refuſer sans riſque. Mais quant à lui dont le Pere avoit eu trois Conſulats, la Cenſure, & Céſar pour collegue, que plus il avoit de titres pour aſpirer à l’Empire, plus il lui étoit dangereux de vivre en homme privé. Ces diſcours agitant Vitellius, portoient dans ſon eſprit indolent plus de déſirs que d’eſpoir.

Cependant Cecina, grand, jeune, d’une belle figure, d’une démarche impoſante, ambitieux, parlant bien, flattoit & gagnoit les ſoldats de l’Allemagne ſupérieure. Queſteur en Bétique, il avoir pris des premiers le parti de Galba qui lui donna le commandement d’une Légion ; mais ayant reconnu qu’il détournoit les deniers publics, il le fit accuſer de péculat ; ce que Cecina ſupportant impatiemment, il s’efforça de tout brouiller & d’enſevelir ſes fautes ſous les ruines de la République. Il y avoit déjà dans l’armée aſſez de penchant à la révolte ; car elle avoit de concert pris parti contre Vindex, & ce ne fut qu’après la mort de Néron qu’elle ſe déclara pour Galba, en quoi même elle ſe laiſſa prévenir par les cohortes de la Germanie inférieure. De plus, les peuples de Treves, de Langres & de toutes les Villes dont Galba avoir diminué le territoire & qu’il avoit maltraitées par de rigoureux Edits, mêlés dans les quartiers des Légions les excitoient par des discours ſéditieux, & les ſoldats corrompus par les habitans n’attendoient qu’un homme qui voulût profiter de l’offre qu’ils avoient faite à Verginius. La Cité de Langres avoit ſelon l’ancien uſage envoyé aux Légions le préſent des mains enlacées, en ſigne d’hoſpitalité. Les députés affectant une contenance affligée commencerent à raconter de chambrée en chambrée les injures qu’ils recevoient & les graces qu’on faiſoit aux Cités voiſines ; puis, ſe voyant écoutés ils échauffoient les eſprits par l’énumération des mécontentemens donnés à l’armée & de ceux qu’elle avoit encore à craindre.

Enfin tout ſe préparant à la ſédition, Hordéonius renvoya les députes & les fit ſortir de nuit pour cacher leur départ. Mais cette précaution réuſſit mal, pluſieurs assurant qu’ils avoient été maſſacrés, & que, si l’on ne prenoit garde à ſoi, les plus braves ſoldats qui avoient oſé murmurer de ce qui se paſſoit ſeroient ainſi tués de nuit à l’inſu des autres. Là-deſſus les Légions s’étant liguées par un engagement ſecret, on fit venir les auxiliaires, qui d’abord donnerent de l’inquiétude aux cohortes & à la cavalerie qu’ils environnoient, & qui craignirent d’en être attaquées. Mais bientôt tous avec la même ardeur prirent le même parti ; mutins plus d’accord dans la révolte qu’ils ne furent dans leur devoir.

Cependant le premier Janvier les Légions de la Germanie inférieure prêterent ſolemnellement le ſerment de fidélité à Galba, mais à contre-cœur & ſeulement par la voix de quelques-uns dans les premiers rangs ; tous les autres gardoient le ſilence, chacun n’attendant que l’exemple de ſon voiſin, ſelon la diſpoſition naturelle aux hommes de ſeconder avec courage les entrepriſes qu’ils n’oſent commencer. Mais l’émotion n’étoit pas la même dans toutes les Légions. Il régnoit un ſi grand trouble dans la premiere & dans la cinquieme, que quelques-uns jetterent des pierres aux images de Galba. La quinzieme & la ſeizieme, ſans aller au-delà du murmure & des menaces, cherchoient le moment de commencer la révolte. Dans l’armée ſupérieure la quatrieme & la vingt-deuxieme Légion, allant occuper les mêmes quartiers, briſerent les images de Galba ce même premier de Janvier, la quatrieme ſans balancer, la vingt-deuxieme ayant d’abord héſité ſe détermina de même : mais pour ne pas paroître avilir la majeſté de l’Empire, elles jurerent au nom du Sénat & du Peuple Romain, mots ſurannés depuis long-tems. On ne vit ni Généraux ni Officiers faire le moindre mouvement en faveur de Galba ; pluſieurs même, dans le tumulte, cherchoient à l’augmenter, quoique jamais de deſſus le Tribunal ni par de publiques harangues ; de ſorte que juſques-là on n’auroit ſu à qui s’en prendre.

Le Proconſul Hordéonius, ſimple ſpectateur de la révolte, n’oſa faire le moindre effort pour réprimer les ſéditieux, contenir ceux qui flottoient, ou ranimer les fideles : négligent & craintif, il fut clément par lâcheté. Nonius Receptus, Donatius Valens, Romilius Marcellus, Calpurnius Repentinus, tous quatre Centurions de la vingt-deuxieme Légion, ayant voulu défendre les images de Galba, les soldats ſe jetterent ſur eux & les lierent. Après cela, il ne fut plus queſtion de la foi promiſe ni du ſerment prêté ; & comme il arrive dans les ſéditions, tout fut bientôt du côté, du plus grand nombre. La même nuit, Vitellius étant à table à Cologne, l’Enſeigne de la quatrieme Légion le vint avertir que les deux Légions, après avoir renverſé les images de Galba, avoient juré fidélité au Sénat & au Peuple Romain ; ſerment qui fut trouvé ridicule. Vitellius, voyant l’occaſion favorable & réſolu de s’offrir pour chef, envoya des Députés annoncer aux Légions que l’armée ſupérieure s’étoit révoltée contre Galba, qu’il faloit ſe préparer à faire la guerre aux rebelles, ou, ſi l’on aimoit mieux la paix, à reconnoître un autre Empereur, & qu’ils couroient moins de riſque à l’élire qu’à l’attendre.

Les quartiers de la premiere Légion étoient les plus voiſins. Fabius Valens Lieutenant-général fut le plus diligent, & vint le lendemain à la tête de la Cavalerie, de la Légion & des Auxiliaires ſaluer Vitellius Empereur. Auſſi-tôt ce fut parmi les Légions de la province à qui préviendroit les autres ; & l’armée ſupérieure laissant ces mots ſpécieux de Sénat & de Peuple Romain, reconnut auſſi Vitellius le trois de Janvier, après s’être jouée durant deux jours du nom de la République. Ceux de Treves, de Langres & de Cologne, non moins ardens que les gens de guerre, offroient à l’envi ſelon leurs moyens, troupes, chevaux, armes, argent, Ce zele ne ſe bornoit pas aux chefs des Colonies & des quartiers, animés par le concours préſent, & par les avantages que leur promettoit la victoire ; mais les manipules & même les ſimples ſoldats transportés par inſtinct, & prodigues pas avarice, venoient, faute d’autres biens, offrir leur paye, leur équipage, & juſqu’aux ornemens d’argent dont leurs armes étoient garnies.

Vitellius, ayant remercié les troupes de leur zele, commit aux Chevaliers Romains le ſervice auprès du Prince que les affranchis faiſoient auparavant. Il acquitta du fiſc les droits dus aux Centurions par les Manipulaires. Il abandonna beaucoup de gens à la fureur des ſoldats, & en ſauva quelques-uns en feignant de les envoyer en prison. Propinquus Intendant de la Belgique, fut tué sur-le-champ : mais Vitellius fut adroitement ſouſtraire aux Troupes irritées Julius Burdo Commandant de l’armée navale, taxé d’avoir intenté des accuſations & enſuite tendu des pieges à Fonteius Capiton. Capiton étoit regretté, & parmi ces furieux on pouvoit tuer impunément, mais non pas épargner ſans ruſe. Burdo fut donc mis en priſon, & relâché bientôt après la victoire quand les Soldats furent appaiſés. Quant au Centurion Criſpinus qui s’étoit ſouillé du ſang de Capiton, & dont le crime n’étoit pas équivoque à leurs yeux ni la perſonne regrettable à ceux de Vitellius, il fut livré pour victime à leur vengeance. Julius Civilis, puissant chez les Bataves, échappa au péril par la crainte qu’on eut que ſon ſupplice n’aliénât un peuple ſi féroce ; d’autant plus qu’il y avoir dans Langres huit cohortes Bataves auxiliaires de la quatorzieme Légion, leſquelles s’en étoient ſéparées par l’eſprit de diſcorde qui régnoit en ce tems-là, & qui pouvoient produire un grand effet en ſe déclarant pour ou contre. Les Centurions Nonius, Donatius, Romilius, Calpurnius dont nous avons parlé, furent tués par l’ordre de Vitellius comme coupables de fidélité, crime irrémiſſible chez des rebelles. Valerius Aſiaticus Commandant de la Belgique, & dont peu après Vitellius épouſa la fille, ſe joignit à lui. Julius Blæſus Gouverneur du Lyonnois en fit de même avec les troupes qui venoient à Lyon ; ſavoir, la Légion d’Italie & l’Eſcadron de Turin : celles de la Rhétique ne tarderent point à ſuivre cet exemple.

Il n’y eut pas plus d’incertitude en Angleterre. Trébellius Maximus qui y commandoit s’étoit fait haïr & mépriſer de l’armée par ſes vices & son avarice ; haine que fomentoit Roſcius Cælius Commandant de la vingtieme Légion brouillé depuis long-tems avec lui, mais à l’occaſion des guerres civiles devenu ſon ennemi déclaré. Trébellius traitoit Cælius de ſéditieux, de perturbateur de la diſcipline ; Cælius l’accuſoit à ſon tour de piller & ruiner les Légions. Tandis que les Généraux ſe déſhonoroient par ces opprobres mutuels, les Troupes perdant tout reſpect en vinrent à tel excès de licence que les cohortes & la cavalerie ſe joignirent à Cælius, & que Trébellius abandonné de tous & chargé d’injures, fut contraint de se réfugier auprès de Vitellius. Cependant, ſans chef conſulaire, la Province ne laiſſa pas de rester tranquille, gouvernée par les Commandans des Légions, que le droit rendoit tous égaux, mais que l’audace de Cælius tenoit en reſpect.

Après l’acceſſion de l’armée Britannique, Vitellius, bien pourvu d’armes & d’argent, réſolut de faire marcher ſes troupes par deux chemins & ſous deux Généraux. Il chargea Fabius Valens d’attirer à ſon parti Gaules, ou ſur leur refus de les ravager, & de déboucher en Italie par les Alpes Cotiennes : il ordonna à Cecina de gagner la crête des Pennines par le plus court chemin. Valens eut l’élite de l’armée inférieure avec l’Aigle de la cinquieme Légion, & aſſez de Cohortes & de Cavalerie pour lui faire une armée de quarante mille hommes. Cecina en conduisit trente mille de l’armée ſupérieure, dont la vingt-unieme Légion faiſoit la principale force. On joignit à l’une & à l’autre armée des Germains auxiliaires dont Vitellius recruta auſſi la ſienne, avec laquelle il se préparoit à ſuivre le ſort de la guerre.

Il y avoir entre l’armée & l’Empereur une oppoſition bien étrange. Les ſoldats pleins d’ardeur, ſans se ſoucier de l’hiver ni d’une paix prolongée par indolence, ne demandoient qu’à combattre, & perſuadés que la diligence eſt ſur-tout eſſentielle dans les guerres civiles, où il eſt plus queſtion d’agir que de conſulter, ils vouloient profiter de l’effroi des Gaules & des lenteurs de l’Eſpagne pour envahir l’Italie & marcher à Rome. Vitellius, engourdi & dès le milieu du jour ſurchargé d’indigeſtions & de vin, conſumoit d’avance les revenus de l’Empire dans un vain luxe & des feſtins immenſes ; tandis que le zele & l’activité des troupes ſuppléoient au devoir du chef, comme ſi, préſent lui-même, il eût encouragé les braves & menacé les lâches.

Tout étant prit pour le départ, elles en demanderent l’ordre, & ſur-le-champ donnerent à Vitellius le ſurnom de Germa- nique : mais même après la victoire il défendit qu’on le nommât Céſar. Valens & ſon armée eurent un favorable augure pour la guerre qu’ils alloient faire : car le jour même du départ, un Aigle planant doucement à la tête des Bataillons, ſembla leur ſervir de guide, & durant un long eſpace les ſoldats pouſſerent tant de cris de joie & l’Aigle s’en effraya ſi peu, qu’on ne douta pas ſur ces préſages d’un grand & heureux succès.

L’armée vint à Treves en toute ſécurité comme chez des alliés. Mais, quoiqu’elle reçût toutes ſortes de bons traitemens à Divolure, Ville de la Province de Metz, une terreur panique fit prendre ſans ſujet les armes aux ſoldats pour la détruire. Ce n’étoit point l’ardeur du pillage qui les animoit, mais une fureur, une rage d’autant plus difficile à calmer qu’on en ignoroit la cauſe. Enfin après bien des prieres, & le meurtre de quatre mille hommes, le Général ſauva le reſte de la Ville. Cela répandit une telle terreur dans les Gaules, que de toutes les Provinces où paſſoit l’armée on voyoit accourir le peuple & les Magiſtrats ſupplians, les chemins ſe couvrir de femmes, d’enfans, de tous les objets les plus propres à fléchir un ennemi même, & qui ſans avoir de guerre imploroient la paix.

A Toul, Valens apprit la mort de Galba & l’élection d’Othon. Cette nouvelle, ſans effrayer ni réjouir les troupes ne changea rien à leurs deſſeins, mais elle détermina les Gaulois, qui, haïſſant également Othon & Vitellius, craignoient de plus celui-ci. On vint enſuite à Langres, Province voiſine, & du parti de l’armée ; elle y fut bien reçue & s’y comporta honnê- tement. Mais cette tranquillité fut troublée par les excès des Cohortes détachées de la quatorzieme Légion, dont j’ai parlé ci-devant, & que Valens avoit jointes à ſon armée. Une querelle qui devint émeute s’éleva entre les Bataves & les Légionnaires, & les uns & les autres ayant ameuté leurs camarades, on étoit ſur le point d’en venir aux mains, ſi par le châtiment de quelques Bataves, Valens n’eût rappellé les autres à leur devoir. On s’en prit mal-à-propos aux Eduens du ſujet de la querelle. Il leur fut ordonné de fournir de l’argent, des armes & des vivres gratuitement. Ce que les Eduens firent par force, les Lyonnois le firent volontiers : auſſi furent-ils délivrés de la Légion Italique & de l’eſcadron de Turin qu’on emmenoit, & on ne laiſſa que la dix-huitieme Cohorte à Lyon, ſon quartier ordinaire. Quoique Manlius Valens Commandant de la Légion Italique eût bien mérité de Vitellius, il n’en reçut aucun honneur. Fabius l’avoit deſſervi ſecrétement, & pour mieux le tromper, il affectoit de le louer en public.

Il régnoit entre Vienne & Lyon d’anciennes diſcordes que la derniere guerre avoir ranimées : il y avoit eu beaucoup de ſang verſé de part & d’autre, & des combats plus fréquens & plus opiniâtres que s’il n’eût été queſtion que des intérêts de Galba ou de Néron. Les revenus publics de la Province de Lyon avoient été confiſqués par Galba ſous le nom d’amende. Il fit, au contraire, toute ſorte d’honneurs aux Viennois, ajoutant ainſi l’envie à la haine de ces deux Peuples, ſéparés ſeulement par un fleuve, qui n’arrêtoit pas leur animoſité. Les Lyonnois animant donc le ſoldat, l’excitoient à détruire Vienne qu’ils accuſoient de tenir leur Colonie aſſiégée de s’être déclarée pour Vindex, & d’avoir ci-devant fourni des troupes pour le ſervice de Galba. En leur montrant enſuite la grandeur du butin ils animoient la colere par la convoitiſe, & non contens de les exciter en ſecret : “Soyez, leur diſoient-ils hautement, nos vengeurs & les vôtres, en détruiſant la ſource de toutes les guerres des Gaules. Là, tout vous eſt étranger ou ennemi ; ici vous voyez une Colonie romaine & une portion de l’armée toujours fidelle à partager avec vous les bons & les mauvais ſuccès : la fortune peut nous être contraire ; ne nous abandonnez pas à des ennemis irrités.” Par de ſemblables diſcours ils échaufferent tellement l’eſprit des soldats, que les Officiers & les Généraux déſeſpéroient de les contenir. Les Viennois, qui n’ignoroient pas le péril, vinrent au-devant de l’armée avec des voiles & des bandelettes, & ſe proſternant devant les ſoldats, baiſant leurs pas, embraſſant leurs genoux & leurs armes ils calmerent leur fureur. Alors Valens leur ayant fait diſtribuer trois cents ſeſterces par tête, on eut égard à l’ancienneté & à la dignité de la Colonie, & ce qu’il dit pour le ſalut & la conservation des habitans, fut écouté favorablement. On déſarma pourtant la Province, & les particuliers furent obligés de fournir à diſcrétion des vivres au ſoldat : mais on ne douta point qu’ils n’euſſent à grand prix acheté le Général. Enrichi tout-à-coup après avoir long-tems ſordidement vécu, il cachoit mal le changement de ſa fortune, & ſe livrant ſans meſure à tous ſes deſirs irrités par une longue abſtinence, il devint un Vieillard prodigue d’un jeune-homme indigent qu’il avoit été.

En pourſuivant lentement ſa route, il conduiſit l’armée sur les confins des Allobroges & des Voconces, & par le plus infame commerce il régloit les ſéjours & les marches ſur l’argent qu’on lui payoit pour s’en délivrer. Il impoſoit les propriétaires des terres & les Magiſtrats des Villes avec une telle dureté, qu’il fut prêt à mettre le feu au Luc Ville des Voconces, qui l’adoucirent avec de l’argent. Ceux qui n’en avoient point l’appaiſoient en lui livrant leurs femmes & leurs filles. C’eſt ainſi qu’il marcha juſqu’aux Alpes.

Cecina fut plus ſanguinaire & plus âpre au butin. Les Suiſſes, nation Gauloiſe, illuſtre autrefois par ſes armes & ſes ſoldats, & maintenant par ſes ancêtres, ne ſachant rien de la mort de Galba & refuſant d’obéir à Vitellius, irriterent l’eſprit brouillon de ſon Général. La vingt-unieme Légion ayant enlevé la paye deſtinée à la garniſon d’un Fort où les Suiſſes entretenoient depuis long-tems des milices du pays, fut cauſe par sa pétulance & ſon avarice dû commencement de la guerre. Les Suiſſes irrités intercepterent des lettres que l’armée d’Allemagne écrivoit à celle de Hongrie, & retinrent priſonniers un Centurion & quelques ſoldats. Cecina qui ne cherchoit que la guerre & prévenoit toujours la réparation par la vengeance, leve auſſi-tôt son camp & dévaste le pays. Il détruiſit un lieu que ſes eaux minérales faiſoient fréquenter & qui durant une longue paix s’étoit embelli comme une Ville. Il envoya ordre aux auxiliaires de la Rhétique de charger en queue les Suiſſes qui faiſoient face à la Légion. Ceux-ci, féroces loin du péril & lâches devant l’ennemi, élurent bien au premier tumulte Claude Sévere pour leur Général, mais ne ſachant ni s’accorder dans leurs délibérations, ni garder leurs rangs, ni ſe ſervir de leurs armes, ils ſe laiſſoient défaire, tuer par nos vieux soldats, & forcer dans leurs Places dont tous les murs tomboient en ruines. Cecina d’un côté avec une bonne armée, de l’autre les Eſcadrons & les Cohortes Rhétiques compoſés d’une jeuneſſe exercée aux armes & bien diſciplinée, mettoit tout à feu & à ſang. Les Suiſſes, diſperſés entre deux, jettant leurs armes & la plupart épars ou bleſſés ſe réfugierent ſur les montagnes, d’où chaſſés par une Cohorte Thrace qu’on détacha après eux & pourſuivis par l’armée des Rhétiens, on les maſſacroit dans les forêts & juſques dans leurs cavernes. On en tua par milliers & l’on en vendit un grand nombre. Quand on eut fait le dégât, on marcha en bataille à Avanche Capitale du pays. Ils envoyerent des députés pour ſe rendre & furent reçus à diſcrétion. Cecina fit punir Julius Alpinus un de leurs Chefs, comme auteur de la guerre, laiſſant au jugement de Vitellius la grace ou le châtiment des autres.

On auroit peine à dire qui, du voldat ou de l’Empereur, ſe montra le plus implacable aux députés Helvétiens. Tous les menaçant des armes & de la main, crioient qu’il faloit détruire leur Ville, & Vitellius même ne pouvoit modérer sa fureur. Cependant Claudius Coſſus un des Députés, connu par ſon éloquence, ſut l’employer avec tant de force & la cacher avec tant d’adreſſe ſous un air d’effroi, qu’il adoucit l’eſprit des ſoldats, & ſelon l’inconſtance ordinaire au Peuple, les rendit auſſi portés à la clémence qu’ils l’étoient d’abord à la cruauté. De ſorte qu’après beaucoup de pleurs, ayant imploré grace d’un ton plus raſſis, ils obtinrent le ſalut & l’impunité de leur Ville.

Cecina s’étant arrêté quelques jours en Suiſſe pour attendre les ordres de Vitellius & ſe préparer au paſſage des Alpes, y reçut l’agréable nouvelle que la Cavalerie Syllanienne qui bordoit le Pô s’étoit ſoumiſe à Vitellius. Elle avoit ſervi ſous lui dans ſon Proconſulat d’Afrique, puis Néron l’ayant rappellée pour l’envoyer en Egypte, la retint pour la guerre de Vindex. Elle étoit ainsi demeurée en Italie, où ſes Décurions à qui Othon étoit inconnu & qui ſe trouvoient liés à Vitellius, vantant la force des Légions qui s’approchoient & ne parlant que des armées d’Allemagne, l’attirerent dans ſon parti. Pour ne point s’offrir les mains vuides, ces Troupes déclarerent à Cecina qu’elles joignoient aux poſſeſſions de leur nouveau Prince les forteresses d’au-de-là du Pô ; ſavoir Milan, Novarre, Yvrée & Verceil ; & comme une ſeule Brigade de Cavalerie ne ſuffiſoit pas pour garder une si grande partie de l’Italie, il y envoya les Cohortes des Gaules, de Luſitanie & de Bretagne auxquelles il joignit les Enſeignes Allemandes & l’Eſcadron de Sicile. Quant à lui, il héſita quelque tems s’il ne traverſeroit point les Monts Rhétiens pour marcher dans la Norique contre l’Intendant Petronius, qui, ayant raſſemblé les Auxiliaires & fait couper les ponts, ſembloit vouloir être fidele à Othon. Mais craignant de perdre les Troupes qu’il avoit envoyées devant lui, trouvant auſſi plus de gloire à conſerver l’Italie, & jugeant qu’en quelque lieu que l’on combattît, la Norique ne pouvoit échapper au vainqueur, il fit paſſer les Troupes des Alliés, & même les peſans Bataillons Légionnaires par les Alpes Pennines, quoiqu’elles fuſſent encore couvertes de neige.

Cependant, au lieu de s’abandonner aux plaiſirs & à la molleſſe. Othon renvoyant à d’autres tems le luxe & la volupté, ſurprit tout le monde en s’appliquant à rétablir la gloire de l’Empire. Mais ces fauſſes vertus ne faiſoient prévoir qu’avec plus d’effroi le moment où ſes vices reprendroient le dessus. Il fit conduire au Capitole Marius Celſus conſul déſigné qu’il avoit feint de mettre aux fers pour le ſauver de la fureur des ſoldats, & voulut ſe donner une réputation de clémence en dérobant à la haine des siens une tête illustre. Celſus par l’exemple de ſa fidélité pour Galba, dont il faiſoit gloire, montroit à ſon ſucceſſeur ce qu’il en pouvoit attendre à ſon tour. Othon, ne jugeant pas qu’il eût beſoin de pardon & voulant ôter toute défiance à un ennemi réconcilié, l’admit au nombre de ſes plus intimes amis, & dans la guerre qui ſuivit bientôt en fit l’un de ſes Généraux. Celſus de ſon côté s’attacha ſincérement à Othon, comme ſi ç’eût été ſon ſort d’être toujours fidele au parti malheureux. Sa conſervation fut agréable aux Grands, louée du Peuple, & ne déplut pas même aux ſoldats, forcés d’admirer une vertu qu’ils haïſſoient.

Le châtiment de Tigellinus ne fut pas moins applaudi, par une cauſe toute différente. Sophonius Tigellinus, né de parens obſcurs, ſouillé dès ſon enfance, & débauché dans ſa vieilleſſe, avoit, à force de vices, obtenu les préfectures de la Police, du Prétoire, & d’autres emplois dus à la vertu, dans lesquels il montra d’abord ſa cruauté, puis ſon avarice & tous les crimes d’un méchant homme. Non content de corrompre Néron & de l’exciter à mille forfaits, il oſoit même en commettre à ſon inſu, & finit par l’abandonner & le trahir. Auſſi nulle punition ne fut-elle plus ardemment pourſuivie, mais par divers motifs, de ceux qui déteſtoient Néron & de ceux qui le regrettoient ? Il avoit été protégé près de Galba par Vinius dont il avoit ſauvé la fille, moins par pitié, lui qui commit tant d’autres meurtres. que pour s’étayer du pere au beſoin. Car les ſcélérats, toujours en crainte des révolutions, se ménagent de loin des amis particuliers qui puiſſent les garantir de la haine publique, & ſans s’abſtenir du crime, s’assurent ainsi de l’impunité. Mais cette reſſource ne rendit Tigellinus que plus odieux, en ajoutant à l’ancienne averſion qu’on avoit pour lui celle que Vinius venoit de s’attirer. On accouroit de tous les quartiers dans la place & dans le Palais : le cirque ſur-tout & les théâtres, lieux où la licence du Peuple eſt plus grande, retentiſſoient de clameurs ſéditieuses. Enfin Tigellinus ayant reçu aux eaux de Sinueſſe l’ordre de mourir, après de honteux délais cherchés dans les bras des femmes, ſe coupa la gorge avec un rasoir, terminant ainſi une vie infâme par une mort tardive & déshonnête.

Dans ce même tems on ſollicitoit la punition de Galvia Criſpinilla ; mais elle ſe tira d’affaire à force de défaites & par une connivence qui ne fit pas honneur au Prince. Elle avoit eu Néron pour éleve de débauche : enſuite ayant paſſé en Afrique pour exciter Macer à prendre les armes, elle tâcha tout ouvertement d’affamer Rome. Rentrée en grace à la faveur d’un mariage conſulaire & échappée aux regnes de Galba, d’Othon & de Vitellius, elle reſta fort riche & ſans enfans ; deux grands moyens de crédit dans tous les tems, bons & mauvais.

Cependant Othon écrivoit à Vitellius lettres ſur lettres qu’il ſouilloit de cajoleries de femmes, lui offrant argent, graces, & tel aſyle qu’il voudroit choiſir pour y vivre dans les plaiſirs. Vitellius lui répondoit ſur le même ton ; mais ces offres mutuelles, d’abord ſobrement ménagées & couvertes des deux côtés d’une ſotte & honteuſe diſſimulation, dégénérerent bientôt en querelles, chacun reprochant à l’autre avec la même vérité ſes vices & ſa débauche. Othon rappella les députés de Galba & en envoya d’autres au nom du Sénat aux deux armées d’Allemagne, aux troupes qui étoient à Lyon & à la légion d’Italie. Les députés reſterent auprès de Vitellius, mais trop aiſément pour qu’on crût que c’étoit par force. Quant aux Prétoriens qu’Othon avoit joints comme par honneur à ces députés, on ſe hâta de les renvoyer avant qu’ils se mêlaſſent parmi les légions. Fabius Valens leur remit des lettres au nom des armées d’Allemagne pour les cohortes de la ville & du prétoire ; par leſquelles, parlant pompeuſement du parti de Vitellius, on les preſſoit de s’y réunir. On leur reprochoit vivement d’avoir transféré à Othon l’empire décerné long-tems auparavant à Vitellius. Enfin uſant pour les gagner de promeſſes & de menaces, on leur parloit comme à des gens à qui la paix n’ôtoit rien & qui ne pouvoient ſoutenir la guerre : mais tout cela n’ébranla point la fidélité des Prétoriens.

Alors Othon & Vitellius prirent le parti d’envoyer des aſſaſſins, l’un en Allemagne & l’autre à Rome, tous deux inutilement. Ceux de Vitellius, mêlés dans une ſi grande multitude d’hommes inconnus l’un à l’autre, ne furent pas découverts, mais ceux d’Othon furent bientôt trahis par la nouveauté de leurs visages parmi des gens qui ſe connoiſſoient tous. Vitellius écrivit à Titien, frere d’Othon, que sa vie & celle de ses fils lui répondroient de ſa mere & de ſes enfans. L’une & l’autre famille fut conſervée. On douta du motif de la clémence d’Othon ; mais Vitellius, vainqueur, eut tout l’honneur de la ſienne.

La premiere nouvelle qui donna de la confiance à Othon lui vint d’Illyrie, d’où il apprit que les légions de Dalmatie, de Pannonie & de la Moeſie avoient prêté ſerment en ſon nom. Il reçut d’Espagne un ſemblable avis & donna par édit des louanges à Cluvius Rufus ; mais on fut bientôt après que l’Eſpagne s’étoit retournée du côté de Vitellius. L’Aquitaine que Julius Cordus avoir aussi fait déclarer pour Othon ne lui reſta pas plus fidelle. Comme il n’étoit pas queſtion de foi ni d’attachement, chacun ſe laiſſoit entraîner çà & là ſelon ſa crainte ou ſes eſpérances. L’effroi fit déclarer de même la Province Narbonnoiſe en faveur de Vitellius qui, le plus proche & le plus puiſſant, parut aiſément le plus légitime. Les Provinces les plus éloignées & celles que la mer ſéparoit des troupes reſterent à Othon ; moins pour l’amour de lui, qu’à cauſe du grand poids que donnoit à ſon parti le nom de Rome & l’autorité du Sénat, outre qu’on penchoit naturellement pour le premier reconnu[2]. L’armée de Judée, par les ſoins de Veſpasien, & les légions de Syrie par ceux de Mucianus, prêterent ſerment à Othon. L’Egypte & toutes les Provinces d’Orient reconnoiſſoient ſon autorité. L’Afrique lui rendoit la même obéiſſance à l’exemple de Carthage, où, sans attendre les ordres du Proconſul Vipsanius Apronianus, Creſcens, affranchi de Néron, ſe mêlant, comme ſes pareils, des affaires de la République dans les tems de calamités, avoir en réjouiſſance de la nouvelle élection donné des fêtes au peuple qui ſe livroit étourdiment à tout. Les autres villes imiterent Carthage. Ainſi les armées & les provinces ſe trouvoient tellement partagées que Vitellius avoit beſoin des ſuccès de la guerre pour ſe mettre en poſſeſſion de l’Empire.

Pour Othon, il faiſoit, comme en pleine paix, les fonctions d’Empereur, quelquefois ſoutenant la dignité de la République, mais plus ſouvent l’aviliſſant en ſe hâtant de régner. Il déſigna ſon frere Titianus, Conſul avec lui, jusqu’au premier de mars, & cherchant à ſe concilier l’armée d’Allemagne, il deſtina les deux mois ſuivans à Verginius, auquel il donna Poppæus Vopiſcus pour Collegue, ſous prétexte d’une ancienne amitié, mais plutôt, ſelon pluſieurs, pour faire honneur aux Viennois. Il n’y eut rien de changé pour les autres Conſulats aux nominations de Néron & de Galba. Deux Sabinus, Cœlius & Flave, reſterent déſignés pour mai & juin, Arius Antonius & Marius Celſus pour juillet & août ; honneur dont Vitellius même ne les priva pas après ſa victoire. Othon mit le comble aux dignités des plus illuſtres vieillards, en y ajoutant celles d’Augures & de Pontifes, & conſola la jeune nobleſſe récemment rappellée d’exil en lui rendant le Sacerdoce dont avoient joui ſes ancêtres. Il rétablit, dans le Sénat, Cadius Rufus, Pédius Blœſus & Sévinus Promptinus, qui en avoient été chaſſés sous Claude pour crime de concuſſion. L’on s’aviſa, pour leur pardonner, de changer le mot de rapine en celui de Léſe Majeſté, mot odieux en ces tems-là & dont l’abus faiſoit tort aux meilleures loix.

Il étendit auſſi ſes graces sur les Villes & les Provinces. Il ajouta de nouvelles familles aux Colonies d’Hiſpalis & d’Emérita : il donna le droit de bourgeoiſie romaine à toute la province de Langres ; à celle de la Bétique les Villes de la Mauritanie ; à celles d’Afrique & de Cappadoce de nouveaux droits trop brillans pour être durables. Tous ces ſoins & les beſoins preſſans qui les exigeoient ne lui firent point oublier ſes amours & il fit rétablir par décret du Sénat les ſtatues de Poppée. Quelques-uns releverent auſſi celles de Néron ; l’on dit même qu’il délibéra s’il ne lui feroit point une oraiſon funebre pour plaire à la populace. Enfin le peuple & les ſoldats bien les croyant bien lui faire honneur crierent durant quelques jours ; vive Néron Othon. Acclamations qu’il feignit d’ignorer, n’oſant les défendre, & rougiſſant de les permettre.

Cependant uniquement occupés de leurs guerres civiles les Romains abandonnoient les affaires de dehors. Cette négligence inspira tant d’audace aux Roxolans, peuple Sarmate, que dès l’hiver précédent après avoir défait deux cohortes, ils firent avec beaucoup de confiance une irruption dans la Mœſie au nombre de neuf mille chevaux. Le ſuccès joint à leur avidité leur faiſant plutôt ſonger à piller qu’à combattre, la troiſieme Légion jointe aux auxiliaires les ſurprit épars & ſans diſcipline. Attaqués par les Romains en bataille, les Sarmates diſperſés au pillage ou déjà chargés de butin, & ne pouvant dans des chemins gliſſans s’aider de la vîteſſe de leurs chevaux, ſe laiſſoient tuer ſans réſiſtance. Tel eſt le caractere de ces étranges peuples que leur valeur ſemble n’être pas en eux. S’ils donnent en eſcadrons à peine une armée peut-elle ſoutenir leur choc ; s’ils combattent à pied, c’eſt la lâcheté même. Le dégel & l’humidité qui faiſoient alors liſter & tomber leurs chevaux, leur ôtoient l’uſage de leurs piques & de leurs longues épées à deux mains. Le poids des cataphractes, ſorte d’armure faite de lames fer ou d’un cuir très-dur qui rend les chefs & les officiers impénétrables aux coups, les empêchoient de se relever quand le choc des ennemis les avoit renverſés, & ils étoient étouffés dans la neige qui étoit molle & haute. Les ſoldats romains, couverts d’une cuiraſſe légere, les ren- verſoient à coups de traits ou de lance ſelon l’occaſion, & les perçoient d’autant plus aiſément de leurs courtes épées qu’ils n’ont point la défenſe du bouclier. Un petit nombre échapperent & ſe ſauverent dans les marais où la rigueur de l’hiver & leurs bleſſures les firent périr. Sur ces nouvelles on donna à Rome une ſtatue triomphale à Marcus Apronianus qui commandoit en Mœſie, & les ornemens conſulaires à Fulvius Aurelius, Julianus Titius & Numiſius Lupus, colonels des Légions. Othon fut charmé d’un ſuccès dont il s’attribuoit l’honneur, comme d’une guerre conduite ſous ſes auſpices & par ſes Officiers au profit de l’Etat.

Tout-à-coup il s’éleva ſur le plus léger ſujet & du côté dont on ſe défioit le mains, une ſédition qui mit Rome à deux doigts de ſa ruine. Othon ayant ordonné qu’on fît venir dans la ville la dix-ſeptieme cohorte qui étoit à Oſtie, avoit chargé Varius Criſpinus, Tribun Prétorien, du ſoin de la faire armer. Criſpinus, pour prévenir l’embarras choiſit le tems où le camp étoit tranquille & le ſoldat retiré, & ayant fait ouvrir l’arſenal, commença dès l’entrée de la nuit à faire charger les fourgons de la cohorte. L’heure rendit le motif ſuſpect, & ce qu’on avoit fait pour empêcher le désordre en produisit un très-grand. La vue des armes donna à des gens pris de vin la tentation de s’en ſervir. Les ſoldats s’emportent & traitant de traîtres leurs Officiers & Tribuns, les acculent de vouloir armer le Sénat contre Othon. Les uns déjà ivres, ne ſavoient ce qu’ils faiſoient ; les plus méchans ne cherchoient que l’occaſion de piller : la foule ſe laiſſoit entraîner pas ſon goût ordinaire pour les nouveautés, & la nuit empêchoit qu’on ne pût tirer parti de l’obéiſſance des ſages. Le Tribun voulant réprimer la ſédition fut tué de même que les plus ſéveres Centurions, après quoi, s’étant ſaisis des armes, ces emportés monterent à cheval, &, l’épée à la main, prirent le chemin de la ville & du palais.

Othon donnoit un festin ce jour-là à ce qu’il y avoit de plus grande à Rome dans les deux ſexes. Les convives redoutant également la fureur des ſoldats & la trahiſon de l’Empereur, ne ſavoient ce qu’ils devoient craindre le plus, d’être pris s’ils demeuroient, ou d’être pourſuivis dans leur fuite ; tantôt affectant de la fermeté, tantôt décelant leur effroi, tous obſervoient le viſage d’Othon, & comme on étoit porté à la défiance, la crainte qu’il témoignoit augmentoit celle qu’on avoir de lui. Non moins effrayé du péril du Sénat que du ſien propre, Othon chargea d’abord les Préfets du prétoire d’aller appaiſer les ſoldats & ſe hâta de renvoyer tout le monde. Les magiſtrats fuyoient çà & là, jettant les marques de leurs dignités ; les vieillards & les femmes diſperſés par les rues dans les ténebres ſe déroboient aux gens de leur ſuite. Peu rentrerent dans leurs maiſons ; presque tous chercherent chez leurs amis & les plus pauvres de leurs cliens des retraites mal-aſſurées.

Les ſoldats arriverent avec une telle impétuoſité qu’ayant forcé l’entrée du palais, ils bleſſerent le Tribun Julius Mar- tialis & Vitellius Saturninus qui tâchoient de les retenir, & pénétrerent juſques dans la ſalle du feſtin, demandant à voir Othon. Par-tout ils menaçoient des armes & de la voix, tantôt leurs Tribuns & Centurions, tantôt le corps entier du Sénat : furieux & troublés d’une aveugle terreur, faute de ſavoir à qui s’en prendre ils en vouloient à tout le monde. Il falut qu’Othon ſans égard pour la majeſté de ſon rang, montât ſur un ſopha, d’où à force de larmes & de prieres, les ayant contenus avec peine, il les renvoya au camp coupables & mal appaiſés. Le lendemain les maiſons étoient fermées, les rues déſertes, le peuple conſterné comme dans une ville priſe, & les soldats baiſſoient les yeux moins de repentir que de honte. Les deux préfets Proculus & Firmus parlant avec douceur ou dureté, chacun ſelon ſon génie, firent à chaque manipule des exhortations qu’ils conclurent par annoncer une distribution de cinq mille ſeſterces par tête. Alors Othon ayant hazardé d’entrer dans le camp, fut environné des Tribuns & des Centurions qui, jettant leurs ornemens militaires, lui demandoient congé & ſureté. Les ſoldats ſentirent le reproche, & rentrant dans leur devoir, crioient qu’on menât au ſupplice les auteurs de la révolte.

Au milieu de tous ces troubles & de ces mouvemens divers, Othon voyoit bien que tout homme ſage deſiroit un frein à tant de licence ; il n’ignoroit pas non plus que les attroupemens & les rapines menent aiſément à la guerre civile, une multitude avide des ſéditions qui forcent le gouvernement à la flatter. Alarmé du danger où il voyoit Rome & le Sénat, mais jugeant impoſſible d’exercer tout-d’un-coup avec la dignité convenable un pouvoir acquis par le crime, il tint enfin le diſcours ſuivant.

“ Compagnons, je ne viens ici ni ranimer votre zele en ma faveur, ni réchauffer votre courage ; je ſais que l’un & l’autre ont toujours la même vigueur ; je viens vous exhorter au contraire à les contenir dans de juſtes bornes. Ce n’eſt ni l’avarice ou la haine, cauſes de tant de troubles dans les armées, ni la calomnie ou quelque vaine terreur, c’eſt l’excès ſeul de votre affection pour moi qui a produit avec plus de chaleur que de raiſon le tumulte de la nuit derniere : mais avec les motifs les plus honnêtes, une conduite inconſidérée peut avoir les plus funeſtes effets. Dans la guerre que nous allons commencer eſt-ce le tems de communiquer à tous chaque avis qu’on reçoit, & faut-il délibérer de chaque choſe devant tout le monde ? L’ordre des affaires ni la rapidité de l’occasion ne le permettroient pas, & comme il y a des choses que le ſoldat doit ſavoir, il y en a d’autres qu’il doit ignorer. L’autorité des chefs & la rigueur de la diſcipline demandent qu’en plusieurs occaſions les Centurions & les Tribuns eux-mêmes ne ſachent qu’obéir. Si chacun veut qu’on lui rende raiſon des ordres qu’il reçoit, c’en eſt fait de l’obéiſſance & par conſéquent de l’Empire. Que ſera-ce, lorsqu’on oſera courir aux armes dans le tems de la retraite & de la nuit ? Lorſqu’un ou deux hommes perdus, & pris de vin, car je ne puis croire qu’une telle frénéſie en ait ſaiſi davantage, tremperont leurs mains dans le ſang de leurs officiers ? Lorſqu’ils oſeront forcer l’appartement de leur Empereur ?

Vous agiſſiez pour moi, j’en conviens ; mais combien l’affluence dans les ténebres & la confuſion de toutes choſes fourniſſoient-elles une occaſion facile de s’en prévaloir contre moi-même ! S’il étoit au pouvoir de Vitellius & de ſes ſatellites de diriger nos inclinations & nos eſprits, que voudroient-ils de plus que de nous inſpirer la diſcorde & la ſédition, qu’exciter à la révolte le ſoldat contre le Centurion, le Centurion contre le Tribun, &, gens de cheval & de pied, nous entraîner ainſi tous pêle-mêle à notre perte ? Compagnons, c’eſt en exécutant les ordres des chefs & non en les contrôlant qu’on fait heureuſement la guerre, & les troupes les plus terribles dans la mêlée ſont les plus tranquilles hors du combat. Les armes & la valeur ſont votre partage ; laiſſez-moi le ſoin de les diriger. Que deux coupables ſeulement expient le crime d’un petit nombre : que les autres s’efforcent d’enſevelir dans un éternel oubli la honte de cette nuit, & que de pareils diſcours contre le Sénat ne s’entendent jamais dans aucune armée. Non, les Germains mêmes, que Vitellius s’efforce d’exciter contre nous, n’oſeroient menacer ce corps reſpectable, le chef & l’ornement de l’Empire. Quels ſeroient donc les vrais enfans de Rome ou de, l’Italie qui voudroient le ſang & la mort des membres de cet Ordre, dont la ſplendeur & la gloire montrent & redoublent l’opprobre & l’obſcurité du parti de Vitellius ? S’il occupe quelques provinces, s’il traîne après lui quelque ſimulacre d’armée, le Sénat eſt avec nous ; c’eſt par lui que nous ſommes la République & que nos ennemis le ſont auſſi de l’Etat. Penſez-vous que la majeſté de cette ville conſiſte dans des amas de pierres & de maiſons, monumens ſans ame & sans voix qu’on peut détruire ou rétablir à ſon gré ? L’éternité de l’Empire, la paix des Nations ; mon ſalut & le vôtre, tout dépend de la conſervation du Sénat. Inſtitué ſolemnellement par le premier Pere & fondateur de cette ville pour être immortel comme elle, & continué sans interruption depuis les Rois jusqu’aux Empereurs, l’intérêt commun veut que nous le tranſmettions à nos deſcendans tel que nous l’avons reçu de nos ayeux : car c’eſt du Sénat que naiſſent les ſucceſſeurs à l’Empire, comme de vous les Sénateurs.

Ayant ainſi tâché d’adoucir & contenir la fougue des ſoldats, Othon ſe contenta d’en faire punir deux : ſévérité tempérée qui n’ôta rien au bon effet du diſcours. C’eſt ainſi qu’il appaiſa, pour le moment, ceux qu’il ne pouvoit réprimer.

Mais le calme n’étoit pas pour cela rétabli dans la ville. Le bruit des armes y retentissoit encore, & l’on y voyoit l’image de la guerre. Les ſoldats n’étoient pas attroupés en tumulte, mais déguiſés & diſperſés par les maiſons, ils épioient avec une attention maligne tous ceux que leur rang, leur richeſſe ou leur gloire expoſoient aux diſcours publics. On crut même qu’il s’étoit gliſſé dans Rome des ſoldats de Vitellius, pour ſonder les diſpoſitions des esprits. Ainſi la défiance étoit univerſelle, & l’on ſe croyoit à peine en ſureté renfermé chez ſoi : mais c’étoit encore pis en public, où chacun craignant de paroître incertain dans les nouvelles douteuſes ou peu joyeux dans les favorables, couroit avec une avidité marquée au-devant de tous les bruits. Le Sénat assemblé ne ſavoit que faire, & trouvoit par-tout des difficultés : ſe taire étoit d’un rebelle, parler étoit d’un flatteur, & le manege de l’adulation n’étoit pas ignoré d’Othon qui s’en étoit ſervi ſi long-tems. Ainſi flottant d’avis en avis ſans s’arrêter à aucun, l’on ne s’accordoit qu’à traiter Vitellius de parricide & d’ennemi de l’Etat : les plus prévoyans ſe contentoient de l’accabler d’injures ſans conséquence, tandis que d’autres n’épargnoient pas ſes vérités, mais à grands cris, & dans une telle confuſion de voix que chacun profitoit du bruit pour l’augmenter ſans être entendu.

Des prodiges atteſtés par divers témoins augmentoient encore l’épouvante. Dans le veſtibule du Capitole les rênes du char de la Victoire diſparurent. Un ſpectre de grandeur gigantesque fut vu dans la chapelle de Junon. La ſtatue de Jules Céſar, dans l’iſle du Tibre, ſe tourna par un tems calme & ſerein d’occident en orient. Un bœuf parla dans l’Etrurie ; plusieurs bêtes firent des monstres ; enfin l’on remarqua mille autres pareils phénomenes qu’on obſervoit en pleine paix dans les ſiecles groſſiers, & qu’on ne voit plus aujourd’hui que quand on a peur. Mais ce qui joignit la déſolation préſente, à l’effroi pour l’avenir, fut une ſubite inondation du Tibre, qui crût à tel point, qu’ayant rompu le pont Sublicius, les débris dont ſon lit fut rempli, le firent refluer par toute la ville, même dans les lieux que leur hauteur ſembloit garantir d’un pareil danger. Pluſieurs furent ſurpris dans les rues, d’autres dans les boutiques & dans les chambres. A ce déſaſtre ſe joignit la famine chez le peuple par la diſette des vivres & le défaut d’argent. Enfin le Tibre, en reprenant ſon cours, emporta des iſles dont le ſéjour des eaux avoit ruiné les fondemens. Mais à peine le péril paſſé laiſſa-t-il ſonger à d’autres choses, qu’on remarqua que la Voie Flaminienne & le champ de Mars, par où devoit passer Othon, étoient comblés. Auſſi-tôt, ſans ſonger ſi la cauſe en étoit fortuite ou naturelle, ce fut un nouveau prodige qui préſageoit tous les malheurs dont on étoit menacé.

Ayant purifié la ville, Othon ſe livra aux ſoins de la guerre, & voyant que les Alpes Pennines, les Cotiennes, & toutes les autres avenues des Gaules étoient bouchées par les troupes de Vitellius, il réſolut d’attaquer la Gaule Narbonnoiſe avec une bonne flotte dont il étoit ſûr : car il avoit rétabli en Légion ceux qui avoient échappés au maſſacre du pont Milvius & que Galba avoit fait empriſonner, & il promit aux autres Légionnaires de les avancer dans la ſuite. Il joignit à la même flotte avec les Cohortes urbaines, plusieurs Prétoriens, l’élite des Troupes, lesquels ſervoient en même tems de conseil & de garde aux chefs. Il donna le commandement de cette expédition aux Primipilaires Antonius Novellus & Suedius Clémens, auxquels il joignit Emilius Pacenſis, en lui rendant le Tribunat que Galba lui avoit ôté. La flotte fut laiſſée aux ſoins d’Oſcus affranchi, qu’Othon chargea d’avoir l’œil ſur la fidélité des Généraux. A l’égard des Troupes de terre, il mit à leur tête Suétonius Paulinus, Marius Celſus & Annius Gallus. Mais il donna ſa plus grande confiance à Licinius Proculus, préfet du prétoire. Cet homme, officier vigilant dans Rome, mais ſans expérience à la guerre, blâmant l’autorité de Paulin, la vigueur de Celſus, la maturité de Gallus, tournoit en mal tous les caracteres, &, ce qui n’eſt pas fort surprenant, l’emportoit ainſi par ſon adroite méchanceté sur des gens meilleurs & plus modeſtes que lui.

Environ ce tems-là, Cornelius Dolabella fut relégué dans la ville d’Aquin & gardé moins rigoureuſement que ſurement, sans qu’on eût autre choſe à lui reprocher qu’une illuſtre naiſſance & l’amitié de Galba. Pluſieurs Magistrats & la plupart des Conſulaires ſuivirent Othon par ſon ordre, plutôt ſous le prétexte de l’accompagner que pour partager les ſoins de la guerre. De ce nombre étoit Lucius Vitellius qui ne fut diſtingué ni comme ennemi ni comme frere d’un Empereur. C’eſt alors que les ſoucis changeant d’objet, nul ordre ne fut exempt de péril ou de crainte. Les premiers du Sénat, chargés d’années & amollis par une longue paix, une nobleſſe énervée & qui avoit oublié l’uſage des armes, des Chevaliers mal exercés, ne faiſoient tous que mieux déceler leur frayeur par leurs efforts pour la cacher. Pluſieurs, cependant, guerriers à prix d’argent & braves de leurs richeſſes, étaloient par une imbécille vanité des armes brillantes, de superbes chevaux, de pompeux équipages, & tous les apprêts du luxe & de la volupté pour ceux de la guerre. Tandis que les ſages veilloient au repos de la République, mille étourdis ſans prévoyance s’énorgueilliſſoient d’un vain eſpoir ; pluſieurs, qui s’étoient mal conduits durant la paix ſe réjouiſſoient de tout ce déſordre, & tiroient du danger préſent leur ſureté perſonnelle.

Cependant le Peuple, dont tant de ſoins paſſoient la portée, voyant augmenter le prix des denrées & tout l’argent ſervir à l’entretien des Troupes, commença de ſentir les maux qu’il n’avoit fait que craindre après la révolte de Vindex, tems où la guerre allumée entre les Gaules & les Légions, laiſſant Rome & l’Italie en paix, pouvoit paſſer pour externe. Car depuis qu’Auguste eût aſſuré l’Empire aux Céſars, le Peuple Romain avoit toujours porté ſes armes au loin & ſeulement pour la gloire & l’intérêt d’un ſeul. Les regnes de Tibere & de Caligula n’avoient été que menacés de guerres civiles. Sous Claude les premiers mouvemens de Scribonianus furent auſſi-tôt réprimés que connus ; & Néron même fut expulſé par des rumeurs & des bruits plutôt que par la force des armes. Mais ici l’on avoit ſous les yeux des Légions, des flottes, & ce qui étoit plus rare encore, les Milices de Rome & les Prétoriens en armes. L’Orient & l’Occident avec toutes les forces qu’on laiſſoit derriere ſoi, euſſent fourni l’aliment d’une longue guerre à de meilleurs Généraux. Pluſieurs s’amuſant aux préſages, vouloient qu’Othon différât ſon départ jusqu’à ce que les boucliers ſacrés fuſſent prêts. Mais excité par la diligence de Cecina qui avoit déjà paſſé les Alpes, il mépriſa de vains délais dont Néron s’étoit mal trouvé.

Le quatorze de mars il chargea le Sénat du ſoin de la République, & rendit aux Proſcrits rappellés tout ce qui n’avoir point encore été dénaturé de leurs biens confiſqués par Néron. Don très-juſte & très-magnifique en apparence, mais qui ſe réduiſoit preſque à rien par la promptitude qu’on avoit miſe à tout vendre. Enſuite dans une harangue publique il fit valoir en ſa faveur la majeſté de Rome, le conſentement du Peuple & du Sénat, & parla modeſtement du parti contraire, accusant plutôt les Légions d’erreur que d’audace, ſans faire aucune mention de Vitellius, ſoit ménagement de ſa part, ſoit précaution de la part de l’Auteur du diſcours : car comme Othon conſultoit Suétone Paulin & Marius Celſus ſur la guerre, on crut qu’il ſe ſervoit de Galerius Trachalus dans les affaires civiles. Quelques-uns démêlerent même le genre de cet Orateur, connu par ses fréquens plaidoyers & par ſon ſtyle empoulé propre à remplir les oreilles du Peuple. La harangue fut reçue avec ces cris, ces applaudiſſemens faux & outrés qui font l’adulation de la multitude. Tous s’efforçoient à l’envi d’étaler un zele & des vœux digne de la dictature de Céſar ou de l’empire d’Auguſte ; ils ne ſuivoient même en cela ni l’amour ni la crainte, mais un penchant bas & ſervile, & comme il n’étoit plus question d’honnêteté publique, les Citoyens n’étoient que de vils eſclaves flattant leur maître par intérêt. Othon en partant, remit à Salvius Titianus ſon frere, le gouvernement de Rome & le ſoin de l’Empire.




TRADUCTION

DE

L’APOCOLOKINTOSIS

DE SENEQUE,

Sur la mort de l’Empereur Claude.

L. A. SENECAE CLAUDII CAESARIS APOKOLYNTOSIS.

Quid actum sit in cœlo ante diem tertium eidus Octobris ; Asinio Marcello, Acilio Aviola Coss. anno novo, initio fæculi felicissimi, volo memoriæ tradere. Nihil offensæ vel gratiæ dabitur. Hæc ita vera si quis quæsierit unde sciam : primum si noluero, non respondebo. Quis coacturus. est ? Ego scio me liberum factum, ex quo suum diem obiit ille, qui verum proverbium secerat, aut regem aut fatuum nasci oportere.

Si libuerit respondere, dicam quod mihi in buccam venerit. Quis unquam ab historico jurato res exegit ? Tamen si necesse fuerit auctorem producere, quærite ab eo qui Drusillam euntem in cœlum vidit. Idem Claudium vidisse se dicet iter facientem, non passibus æquis. Velit, nolit, necesse est, illi omnia videre, quæ in cœlo, agantur. Appiæ viæ curator est : qua scis & divum Augustum, & Tiberium Cæsarem, ad deos isse. Hunc si interrogaveris, soli

narrabit ; coram pluribus nunquam verbum faciet. Nam ex quo in Senatu juravit se Drusilla vidisse cœlum ascendentem, & illi pro tam bono nuntio nemo credidit quid viderit, verbis conceptis adfirmavit, se non indicaturum etiamsi in medio foro hominem vidisset occisum. Ab hoc ego quæcumque audivi, certè clara affero, ita illum salvum & felicem habeam.

Jam Phœbus breviore viâ contraxerat ortum Lucis, & obscuri crescebant tempora somni. Jamque suum victrix augebat Cynthia regnum : Et deformis hiems gratos carpebat honores Divitis autumni, visoque senescere Baccho Carpebat raras serus vindemitor uvas.

Puto magis intelligi si dixero, mensis erat October, dies tertius eidus Octobris. Horam non possum tibi certam dicere ; faciliùs inter philosophos quàm inter horologia conveniet. Tamen inter sextam & septimam erat. Nimis rusticè acquiescunt oneri pœtæ, non contenti ortus & occasus describere, ut etiam medium diem inquietent. Tu sic transibus horam tam bonam ?

Jam medium cursu Phœbus diviserat orbem ; Et propior nocti fessas quatiebat habenas, Oblico flexam deducens tramite lucem,

Claudius animam agere cœpit, nec invenire exitum poterat. Tum Mercurius, qui semper ingenio ejus delectatus esset, unam de tribus Parcis educit, & ait : Quid sœmina crudelissima hominem miserum torqueri pateris, nec umquam meritum, ut tamdiù cruciaretur ? Annus sexagesimus & quartus est, ex quo cum anima luctatur. Quid huic invides ? Patere mathematicos aliquando verum dicere, qui illum ex quo Princeps factus est, omnibus annis, omnibus mensibus efferunt. Et tamen non est mirum si errant ; horam ejus nemo novit. Nemo enim illum unquam natum putavit. Fac quod faciendum est.

Dede neci : melior vacua fine regnet in aulâ. Sed Clotho : Ego mehercule, inquit, pusillum temporis adjicere illi volebam, dum hos pauculos qui supersunt, civitate donaret. Constituerat enim omnes Græcos, Gallos, Hispanos, Britannos, togatos videre. Sed quoniam placet aliquos peregrinos in semen relinqui, & tu ita jubes fieri, fiat. Aperit tum capsulam, & tres fusos profert. Unus erat Augurini, alter Babæ, tertius Claudii. Hos, inquit, tres uno anno exiguis temporum intervallis divisos, mori jubebo : nec illum incomitaturn dimittam. Non oportet enim eum, qui modo se tot millia hominum sequentia videbat, tot præcedentia, tot circumfusa, subitò solum destitui. Contentus erit his interim convictoribus.


Hæc ait, & turpi convolvens stamina fuso
Abrupit stolidæ regalia tempora vitæ.
At Lachesis redimita comas, ornata capillos,
Pieria crinem lauro frontemque coronans,
Candida de niveo subtemina vellere sumit,
Felici moderanda manu : quæ ducta colorem
Asumpsere novum : mirantur pensa sorores.
Mutatur vilis pretioso lana metallo
Aurea formoso descendunt sæcula filo.
Nec modus eis illis, felicia vellera ducunt,
Et gaudent implere manus, sunt dulcia pensa,
Sponte sua festinat opus, nulloque labore
Mollia contorto descendunt stamina fuso.
Vincunt Tithoni, vincunt & Nestoris annos.
Phœbus adest cantuque juvat, gaudetque futuris :
Et lætus nunc plectra movet, nunc pensa ministrat.
Detinet intentas cantu, fallitque laborem.
Dumque nimis citharam, fraternaque carmina laudant,
Plus solito nevere manus : humanaque fata
Laudatumm transcendit opus. Ne demite Parcæ,
Phœbus ait : vincat mortalis tempora vitæ,
Ille mihi similis vultu, similisque decore,
Nec cantu, nec voce minor : felicia lassis
Sæcula præstabit, legumque silentia rumpet.
Qualis discutiens sugientia lucifer astra ;
Aut qualis surgit redeuntibus hesperus astris :
Qualis cum primum tenebris aurora solutis
Induxit rubicunda diem, sol adspicit orbem
Lucidus, & primos è carcere concitat axes :
Talis Cæsar adest, talem jam Roma Neronem
Adspicit, flagrat nitidus fulgore remisso
Vultus, & affuso cervix formosa capillo.

Hæc Apollo. At Lachesis, quæ & ipsa homini fortissimo faveret, fecit, & plena orditur manu, & Neroni multos annos de suo donat. Claudium autern jubent omnes χαιροντας, ευφημχντας εχπεμειν δσμων. Et ille quidem animam ebulliit, & eo desiit vivere videri. Exspiravit autem dum comœdos audit, ut scias me non sine causâ illos timere. Ultima vox ejus inter homines audita est, cum majorem sonitutn emisiffet illâ parte, quâ facilius loquebatur : Væ me, puto, concacavi me. Quid autem fecerit, nescio : omnia certe concacavit.

Quæ in terris postea sint acta, supervacuum est referre. Scitis enim optime : nec periculum est, ne excidant, quæ memoriæ publicum gaudium impresserunt. Nemo felicitatis suæ obliviscitur. In cælo quæ acta sint audite : fides penes auctorem erit. Nunciatur Jovi, venisse quemdam bonæ staturæ, bene canum, nescio quid illum minari : assiduè enim caput movere, pedem dextrum trahere. Quæsisse se, cujus nationis esset ? respondisse, nescio quid

perturbato sono, & voce confusâ, non intelligere se linguam ejus ; nec Græcum esse, nec Romanum, nec ullius gentis notæ.

Tum Jupiter Herculem, quia totum orbem terrarum pererraverat, & nosse videbatur omnes nationes, jubet ire & explorare, quorum hominum esset. Tum Hercules primo adspectu sane perturbatus est, ut qui etiam non omnia monstra timuerit : ut vidit novi generis faciem, insolitum incessum, vocem nullius terrestris animalis, sed

(qualis esse marinis belluis solet) raucam & implicatam, putavit sibi tertium decimum laborem venisse. Diligentius intuenti, visus est quasi homo. Accessit itaque, & quod facillimum fuit Græculo, ait : τις ποθεν εις ανδωυ ποταιοι πτολις. Ubi hæc Claudius, gaudet esse illic philologos homines, sperat futurum aliquem historiis suis locum. Itaque & ipse Homerico versu Cæsarem se esse significans ait :


Ιλιοθεν με φερων ανεμος κιχονεοζι πελαοτεν.
Erat autem sequens versus verior, æque Homericus :
ξνθα δ` εγων πολιν εωραθον, ωλεσα δ` αυτους.

Et imposuerat Herculi homini minimè vafro, nisi fuisset illic Febris, quæ fano suo relicto sola cum illo venerat : ceteros omnes deos Romæ reliquerat. Iste, inquit, mera mendacia narrat. Ego tibi dico, quæ cum ipso tot annos vixi, Lugduni natus est : Marci municipem vides : quod tibi narro, ad sextum decimum lapidem à Vienna natus est, Gallus Germanus. Itaque quod Gallum facere oportebat, Romam cœpit. Hunc ego tibi recipio Lugduni natum, ubi Licinius multos annos regnavit. Tu autem qui plura loca calcasti, quam ullus mulio perpetuarius, Lugdunenses scire debes, & multa millia inter Xanturn & Rhodanum interesse.

Excandescit hoc loco Claudius, & quanto potest murmure irascitur. Quid diceret, nemo intelligebat. Ille autem Febrim duci jubebat, illo gestu solutæ manus, & ad hoc unum satis firmæ, quo decollare homines solebat. Jusserat illi collum præcidi. Putares omnes illius esse libertos, adeo illum nemo curabat. Tum Hercules : Audi me, inquit, tu, & desine fatuari : venisti huc, ubi mures ferrum rodunt. Citiùs mihi verum, ne tibi alogias excutiam. Et quo terribilior, esset, tragicus fit, & ait :


Exprome propere, sede quâ genitus cluas,
Hoc ne peremptus stipite, ad terram accidas.
Hæc clava reges sæpe mactavit feros,
Quid nunc profatu vocis incerto sonas ?
Quæ patria, quæ gens mobile eduxit caput,
Edissere : equidem regna tergemini petens
Longinqua regis, unde ab Hesperio mari
Inachiam ab urbem nobile advexi pecus.
Vidi duobus imminens fluviis jugurn
Quod Phœbus ortu semper obverso videt :
Ubi Rhodanus ingens amne prærapido fluit,
Ararque dubitans quo suos cursus agat,
Tacitus quietis alluit ripas vadis.
Est ne illa tellus spiritus altrix tui ?

Hæc satis animosè & fortiter. Niholominus mentis suæ non est, & timet μωρου πληγην. Claudius ut vidit virum valentem oblitus nugarum, intellexit neminem parem sibi Romæ fuisse : illic non habere se idem gratiæ : Gallum in suo sterquilinio plurimum posse. Itaque quantum intelligi potuit, hæc visus est dicere.

Ego te fortissime deorum Hercules, speravi mihi affuturunt apud alios : & si quis à me notorem petiisset, te fui nominaturus, qui me optime nosti. Nam si memoria repetis, ego eram, qui tibi ante templum tuum jus dicebam totis diebus mense Julio & Augusto. Tu scis quantum illic miseriarum pertulerim, cum causidicos audirem, & diem & noctem : in quos si incidisses, valde fortis licet, maluisses cloacas augiæ purgare : multo plus ego stercoris exhausi. Sed quoniam volo, non mirum, quod impetum in curiam fecisti : nihil tibi clusi est.

Modò dic nobis, qualem deum istum fieri velis : `επιχονρειος ζεος non potest esse : ουτε αυτος ωραγμα εχει, ουτε αλλοις παρεχει. Stoicus ? quomodo potest rotundus esse (ut ait Varro) sine capite ; sine præputio ? Est aliquid in eo stoici Dei : jam video, nec cor nec caput habet. Si mehercules à Saturno petiisset hoc beneficium cujus mensem toto anno celebravit saturnalia ejus princeps non tulisset. Illum Deum ab Jove, quem quantum quidem in illo fuit, damnavit incesti. L. Syllanum euim generum suum occidit. Oro per quod sororem suam, festivissimam omnium puellarum, quam omnes Venerem vocarent, maluit Junonem vocare. Quare, inquit, quæro enim, sororem suam stulte studere ; Athenis dimidium licet, Alexandriæ totum ? Quia Romæ, inquit, mures molas lingunt ; hic nobis curva corrigit. Quid in cubiculo suo faciat, nescio : etiam cœli scrutatut plagas, deus fieri vult. Parum est quod templum in Britanniâ habet, quod hunc barbari colunt, & ut deum orant. Αλωρου φιλατου χηιν.

Tandem Jovi venit in mentem, privatis intra curiam morantibus sententiam dicere, nec disputare. Ego, inquit, P. C. interrogare vobis permiseram, vos mera mapalia fecistis. Volo servetis disciplinam curiæ. Hic qualiscumque est, quid de nobis existimabit ?

Illo dimisso, primus interrogatur sententiam Janus pater : is designatus erat in Kal. Julias postmeridianus Cos. homo quantumvis vaser, qui semper videt αμα ωροοξω χι` οπισσω. Is multa diserte, quod in foro vivat, dixit, quæ notarius persequi non potuit : & ideo non refero : ne aliis verbis ponam, quæ ab illo dicta sunt. Multa dixit de magnitudine deorum : non debere hunc vulgo dari honorem. Olim, inquit, magna res erat, Deum fieri : jam fama

nimium fecisti. Itaque ne videar in personam, non in rem sententiam dicere, censeo, ne quis post hunc diem Deus fiat ex his qui αρχρης χατρπον εδουσιν : aut ex his, quos alit ζειδωρος αρ`χρα. Qui contra hoc S. C. deus factus, fictus, pictusve erit, eum dedi larvis, & proximo munere inter novos auctoratos, ferulis vapulare placet.

Proximus interrogatur sententiam Diespiter Vicæ Potæ filius, & ipse designatus Cos. nummulariolus. Hic quæstu se sustinebat, vendere civitatulas solebat. Ad huncce belle accessit Hercules, & auriculam ei tetigit. Itaque in hæc verba censet : Cum Divus Claudius Divum Augustum sanguine contingat, nec minus Divam Augustam aviam suam, quam ipse Deam esse jussit, longeque omnes mortales sapientia antecellat, sitque è republicâ esse aliquem,

qui cum Romulo possit :

...................Ferventia rapa vorare :

censeo, ut D. Claudius ex hac die Deus fiat, ita uti ante eum quis optimo jure factus sit : eamque rem ad μεταμορφωδης Ovidii adjiciendam. Variæ erant sententiæ & videbatur Claudius sententiæ vincere. Hercules enim, qui videret ferrum suum in igne esse, modo huc, modo illuc cursabat : & aiebat. Noli mihi invidere, mea res agitur : deinde si quid volueris, invicem faciam : Manus manum lavat.

Tunc Divus Augustus surrexit sententiæ suæ dicendæ, & summa facundia disseruit. P. C. vos testes habeo, ex quo deus factus sum, nullum verbum me fecisse, Semper meum negotium ago. Sed non possum amplius dissimulare, & dolorem quem graviorem pudor facit, continere. In hoc terra marique pacem peperi ? Ideò civilia bella compescui ? Ideo legibus urbem fundavi, operibus ornavi ? Et quid dicam P. C. non invenio : omnia infra indignationem verba sunt. Confugiendum est itaque à me ad Messalæ Corvini disertissimi viri illam sententiam. Præcidit jus imperii. Hic P. C. qui nobis non posse videtur muscam excitare, tam facile homines occidebat, quam canis exta edit. Sed quid ego de tot acribus viris dicam ? Non vacat deflere publicas clades intuenti domestica mala.

Itaque illa omittam, hæc referam. Etiamsi Phormea Græce nescit ego scio. ENTIKONTONΥΚΗΝΔΙΗΣ senescit. Iste quem videtis, per tot annos sub meo nomine latens, hanc mihi gratiam retulit, ut duas Julias proneptes meas occideret, alteram ferro, alteram fame : unum abnepotem L. Syllanum. Videris Jupiter, an in caussa mala certe in tua, si hic inter nos futurus est. Dic mihi, Dive Claudi, quare quemquam ex his, quos, quasque occidisti, antequam de caussa cognosceres, antequam audires, damnasti ? Hoc fieri solet ? in cœlo fit. Ecce Jupiter, qui tot annos regnat, uni Vulcano crus fregit, quem

ριψε ποδος τεταγων απο βηλου φεαωεσιοιο.

& iratus fuit uxori, & suspendit illam : num quid occidit ? Tu Messalinam, cujus æque avuriculus major eram, quam tuus, occidisti. Nescio, inquis ? Dii tibi malefaciant : adeo istud turpius est, quod nescis, quam quod occidisti.

Iste C. Cæsarem non desiit mortuum prosequi. Occiderat ille socerum : hic & generum. Caius Cæsar Crassi filium vetuit Magnum vocari : hic nomen illi reddidit, caput tulit. Occidit in una domo Crassum Magnum, Scriboniam, Tristioniam, Assarionem, nobiles tamen : Crassum vero tam fatuum, ut etiam regnare posset. Cogitate P. C. quale portentum in numerum deorum se recipi cupiat. Hunc nunc deum facere vultis ? Videte corpus ejus, diis iratis natum. Ad summam tria verba citò dicat, & servum me ducat. Hunc deum quis colet ? Quis credet ? Denique dum tales deos facitis, nemo vos deos esse credet. Summa rei, P. C. si honeste inter vos gessi, si nulli durius respondi, vindicate injurias meas. Ego pro sententia mea hoc censeo. Atque ita ex tabella recitavit. Quando quidem divus Claudius occidit socerum suum Appium Syllanum, generos duos, Pompeium Magnum & L. Syllanum, socerum filiæ suæ Crassum, frugi hominem, tam similem sibi, quam ovo ovum, Scriboniam socrum filiæ suæ, Messalinam uxorem suam, & ceteros, quorum numerus initi non potuit : placet mihi in eum severè animadverti, nec illi rerum judicandarum vocationem dari, eumque quàm primum exportari, & cœlo intra dies xxx excedere, olympo intra diem tertium.

Pedibus in hanc sententiam itum est. Nec mora, Cyllenius illum collo obtorto trahit ad inferos,

Illuc unde negant redire quemquam.

Dum descendunt per viam sacram, interrogat Mercurius, quid sibi velit ille concursus hominum, num Claudii funus esset ? Et erat omnium formosissimum, & impensa cura plenum, ut scires deum efferri, tibicinum, cornicinum, omnisque generis æneatorum tanta turba, tantus conventus etiam Claudius audire posset. Omnes læti, hilares. P. Rom. ambulabat tamquam liber. Agatho, & pauci causidici plorabant, sed plane ex animo. Jurisconsulti è tenebris procedebant, pallidi, graciles, vix habentes animam, tamquam qui cum maxime reviviscerent. Et his unus cum vidisset capita conferentes, & fortunas suas deplorantes causidicos, accedit, & ait : Dicebam vobis : Non semper Saturnalia erunt.

Claudius ut vidit funus suum, intellexit se mortuum esse. Ingenti enim μεγαληγοοια nævia cantabatur anapæstis.


Fundite fletus
Edite planctus,
Fingite luctus,
Resonet tristi
Clamore forum ;
Cecidit pulchre
Cordatus homo,
Quo non alius
Fuit in toto
Fortior orbe.
Ille citato
Vincere cursu
Poterat celeres ;
Ille rebelles
Fundere Parthos,
Levibuque sequi
Persida telis,
Certaque manu
Tendere nervum :
Qui præcipites
Vulnere parvo
Figeret hostes,
Pictaque Medi
Terga fugacis.
Ille Britannos
Ultra noti
Littora ponti,
Et cæruleos
Scuta Brigantas
Dare Romuleis
Colla cathenis
Jussit, & ipsum
Nova Romanæ
Jura securis
Tremere Oceanum.
Destete virum,
Quo non alius
Potuit citius
Discere causas,
Una tantum
Parte audita,
Sæpe & neutra.

Quis nunc judex
Toto lites
Audiet anno ?
Tibi jam cedet
Sede relicta,
Qui dat populo
Jura silent,
Cretæa tenens
Oppida centum.
Cædite mœstis
Pectora palmis,
O causidici,
Venale genus :
Vosque pœtæ
Lugete novi,
Vosque in primis
Qui concusso
Magna parastis
Lucra fritillo.

Delectabatur laudibus suis Claudius, & cupiebat diutius spectare. Injicit illi manum Talthybius deorum nuncius, & trahit capite obvoluto, ne quis cum possit agnoscere, per campum Martium : & inter Tyberim & viam tectam descendit ad inferos.

Antecesserat jam compendiaria via Narcissus libertus, ad patronum excipiendum, & venienti nitidus, ut erat à Balneo, occurrit, & ait : Quid dii ad homines ? Celerius, inquit Mercurius, & venire nos nuncia. llle autem patrono plura blandiri volebat quem Mercurius iterum festinare jussit, & virga morantem impulit. Dicto citius

Narcissus evolat. Omnia procliva sunt, facile descenditur. Itaque quamvis podagricus esset, momento temporis pervenit ad januam Ditis : ubi jacebat, ut ait Horatius, bellua centiceps, sese movens, villosque horrendos excutiens pusillum superturbatur, (albam canem in deliciis habere consuerat) ut illum vidit canem nigrum villosum sane : quem non velis tibi in tenebris occurrere. Et magna inquit voce : Claudius Cæsar venit. Ecce extemplo cum plausu procedunt cantantes :

ευρηχαμεν, σωχαιωμεν.

Hic erat C. Silas Cos. desig. Junius Prætorius, Sex. Trallus, M. Helvius Trogus, Cotta, Tectus, Valens, Fabius, Equ. Rom. quos Narcissus duci jusserat. Medius erat in hac cantantium turba Mnester Pantomimus, quem Claudius decoris caussa minorem fecerat. Nec non ad Messalinam citò rumor percrepuit, Claudium venisse. Convolarunt primum omnium liberti, Polybius, Myron, Harpocras, Amphæus & Pheronactes, quos omnes, necubi imparatus esset, præmiserat. Deinde præfecti duo, Justus Catonius, & Ruffus Pompeii F. Deinde amici, Saturnius Lucius, & Pedo Pompeius, & Lupus, & Celer Asinius, consulares. Novissime fratris filia, sororis filia, gener, socer, socrus, omnes plane consanguinei. Et agmine facto Claudio occurrunt. Quos cum vidisset

Claudius ) exclamat, Παντα φιλων πληρη, Quomodo vos huc venistis ? Tum Pedo Pompeius : Quid dicis homo crudelissime ? Quæris quomodo ? Quis enim nos alius huc misit quam tu, omnium amicorum interfector ? In jus eamus : ego tibi hic sellas ostendam. Ducit illum ad tribunal AEaci ; is lege Corneliâ, quæ de ficariis lata est, quærebat : postulat, nomen ejus recipi, edit subscriptionem : occisos Senatores XXX. Equites Rom. CCCXV. atque plures : ceteros CCXXI. οσα ψαμαθος τε υονις τε.

Exterritus Claudius oculos undecumque circumfert, vestigat aliquem patronum qui se defenderet. Advocatum non invenit. Tandem procedit P. Petronius, vetus convictor ejus, homo Claudiana lingua disertus, & postulat advocationem. Non datur. Accusat Pedo Pompeius magnis clamoribus. Incipit Petronius velle respondere. AEacus homo justissimus, vetat Illum tantum altera parte audita condemnat, & ait :

ειηε παθοι παη ερεξε, διχητιθεια λενοιτο.

Ingens silentium factum est. Stupebant omnes, novitate rei attoniti : negabant hoc umquam factum, Claudio iniquum magis videbatur, quàm novum. De genere pœnæ diu disputatum est, quid illum pati oporteret. Erant qui dicerent, si uni dii laturam fecissent, Tantalum sici periturum, nisi illi succurreretur : non umquam Sisyphum onere elevari : aliquando Ixionis miseri rotam sufflaminandam. Non placuit illi ex veteranis missionem dari, ne vel

Claudius umquam simile speraret. Placuit novam pœnam excogitari debere, instituendum illi laborem irritum, & alicujus cupiditatis species sine fine & affectu. Tum AEacus jubet illum aleâ ludere pertuso frititto. Et jam cœperat fugientes semper tesseras quærere, & nihil proficere.


Nam quoties missurus erat resonante fritillo,
Utraque subducto fugiebat tessera fundo :
Cumque recollectos auderet mittere talos,
Lusiiro similis semper, semperque petenti,
Decepere fidem : refugit, digitosque per ipsos
Fallax assiduo dilabitur alea furto :
Sic cum jam summi tanguntur culmina montis,
Irrita Sisypho volvuntur pondera collo,

Apparuit subitò C. Cæsar, & petere illum in servitutem cœpit : producit testes, qui illum viderant ab illo flagris, ferulis, colaphis vapulantem. Adjudicatur C. Cæsari : illum AEacus donavit. Is Menandro liberto suo tradidit, ut à cognitionibus ei esset.

TRADUCTION
DE
L’APOCOLOKINTOSIS
DE SENEQUE,
Sur la mort de l’Empereur Claude.


Je veux raconter aux hommes ce qui s’eſt paſſé dans les Cieux le treize Octobre sous le Conſulat d’Aſinius Marcellus & d’Acilius Aviola, dans la nouvelle année qui commence cet heureux ſiecle[3]. Je ne ferai ni tort ni grace ; mais ſi l’on demande comment je ſuis ſi bien inſtruit ? Premiérement je ne répondrai rien, s’il me plaît ; car qui m’y pourra contraindre ? Ne ſais-je pas que me voilà devenu libre par la mort de ce galant-homme qui avoit très-bien vérifié le proverbe, qu’il faut naître ou monarque ou ſot ?

Que ſi je veux répondre, je dirai comme un autre tout ce qui me viendra dans la tête. Demanda-t-on jamais caution à un Hiſtorien-juré ? Cependant, ſi j’en voulois une, je n’ai qu’à citer celui qui a vu Druſille monter au Ciel ; il vous dira qu’il a vu Claude y monter auſſi tout clochant. Ne faut-il pas que cet homme voye, bon-gré malgré, tout ce qui ſe fait là-haut ? n’eſt-il pas inſpecteur de la Voie Appienne par laquelle on ſait qu’Auguſte & Tibere ſont allés ſe faire Dieux ? Mais ne l’interrogez que tête-à-tête ; il ne dira rien en public ; car après avoir juré dans le Sénat qu’il avoit vu l’aſcenſion de Druſille, indigné qu’au mépris d’une ſi bonne nouvelle personne ne voulût croire à ce qu’il avoir vu, il proteſta en bonne forme qu’il verroit tuer un homme en pleine rue qu’il n’en diroit rien. Pour moi je peux jurer par le bien que je lui souhaite qu’il m’a dit ce que je vais publier. Déjà

Par un plus court chemin l’aſtre qui nous éclaire
Dirigeoit à nos yeux ſa courſe journaliere ;
Le Dieu fantaſque & brun qui préſide au repos,
A de plus longues nuits, prodiguoit ſes pavots.
La blafarde Cynthie aux dépens de ſon frere,
De ſa triste lueur éclairoit l’hémiſphere,
Et le difforme hiver obtenoit les honneurs
De la ſaiſon des fruits & du Dieu des buveurs.
Le vendangeur tardif, d’une main engourdie,
Otoit encor du cep quelque grappe flétrie.

Mais peut-être parlerai-je aussi clairement en diſant que c’étoit le treizieme d’Octobre. A l’égard de l’heure, je ne puis vous la dire exactement, mais il eſt à croire que là-deſſus les Philoſophes s’accorderont mieux que les horloges[4] Quoi qu’il en ſoit, ſuppoſons qu’il étoit entre ſix & ſept, & puiſque non contens d’écrire le commencement & la fin du jour, les Poëtes, plus actifs que des manœuvres, n’en peuvent laiſſer en paix le milieu ; voici comment dans leur langue j’exprimerois cette heure fortunée.

Déjà du haut des Cieux le Dieu de la lumiere
Avoit en deux moitiés partagé l’hémiſphere,
Et preſſant de la main ſes Courſiers déjà las,
Vers l’heſpérique bord accéléroit leurs pas.

Quand Mercure que la folie de Claude avoit toujours amuſé, voyant ſon ame obſtruée de toutes parts chercher vainement une iſſue, prit à part une des trois Parques, & lui dit : comment une femme a-t-elle assez de cruauté pour voir un miſérable dans des tourmens si longs & ſi peu mérités ? Voilà bientôt ſoixante-quatre ans qu’il eſt en querelle avec ſon ame. Qu’attends-tu donc encore ? ſouffre que les aſtrologues, qui depuis ſon avénement annoncent tous les ans & tous les mois ſon trépas, diſent vrai du moins une fois. Ce n’eſt pas merveille, j’en conviens, s’ils ſe trompent en cette occaſion : car qui trouva jamais ſon heure, & qui ſait comment il peut rendre l’eſprit ? Mais n’importe ; fais toujours ta charge, qu’il meure & céde l’Empire au plus digne.

Vraiment, répondit Clotho, je voulois lui laiſſer quelques jours pour faire Citoyens-Romains ce peu de gens qui ſont encore l’être, puisque c’étoit son plaisir de voir Grecs, Gaulois, Eſpagnols, Bretons, & tout le monde en toge. Cependant, comme il eſt bon de laiſſer quelques étrangers pour graine, ſoit fait ſelon votre volonté. Alors elle ouvre une boëte & en tire trois fuſeaux : l’un pour Augurinus, l’autre pour Babe, & le troiſieme pour Claude ; ce ſont, dit-elle, trois perſonnages que j’expédierai dans l’eſpace d’un an à peu d’intervalle entr’eux, afin que celui-ci n’aille pas tout ſeul. Sortant de ſe voir environné de tant de milliers d’hommes, que deviendroit-il abandonné tout d’un coup à lui-même ? Mais ces deux camarades lui ſuffiront.

Elle dit : & d’un tour fait ſur un vil ſuseau,
Du ſtupide mortel abrégeant l’agonie,
Elle tranche le cours de ſa royale vie.
A l’inſtant Lachéſis, une de ſes deux ſœurs
Dans un habit paré de feſtons & de fleurs,
Et le front couronné des lauriers du permeſſe,
D’une toiſon d’argent prend une blanche treſſe
Dont ſon adroite main forme un fil délicat.
Le fil ſur le fuseau prend un nouvel éclat ;
De ſa rare beauté les ſœurs ſont étonnées,
Et toutes à l’envi de guirlandes ornées,
Voyant briller leur laine & s’enrichir encor
Avec un fil doré filent le ſiecle d’or :
De la blanche toiſon la laine détachée

Et de leurs doigts légers rapidement touchée,
Coule à l’inſtant ſans peine, & file & s’embellit,
De mille & mille tours le fuſeau ſe remplit.
Qu’il paſſe les longs jours & la trame fertile
Du rival de Céphale & du vieux Roi de Pyle.
Phœbus, d’un chant de joie annonçant l’avenir
De fuſeaux toujours neufs s’empreſſe à les ſervir,
Et cherchant ſur ſa lyre un ton qui les ſéduiſe,
Les trompe heureuſement sur le tems qui s’épuiſe.
Puiſſe un ſi doux travail, dit-il, être éternel !
Les jours que vous filez ne ſont pas d’un mortel :
Il me ſera ſemblable & d’air & de viſage,
De la voix & des chants il aura l’avantage.
Des ſiecles plus heureux renaîtront à ſa voix ;
Sa loi fera ceſſer le ſilence des loix.
Comme on voit du matin l’étoile radieuſe
Annoncer le départ de la nuit ténébreuſe ;
Ou tel que le ſoleil diſſipant les vapeurs,
Rend la lumiere au monde & l’alégreſſe aux cœurs ;
Tel Céſar va paroître, & la terre éblouie
A ſes premiers rayons eſt déjà réjouie.

Ainſi dit Apollon, & la Parque honorant la grande ame de Néron, ajoute encore de ſon chef pluſieurs années à celles qu’elle lui file à pleines mains. Pour Claude, tous ayant opiné que ſa trame pourrie fût coupée, auſſi-tôt il cracha son ame & ceſſa de paroître en vie. Au moment qu’il expira il écoutoit des Comédiens ; par où l’on voit que ſi je les crains ce n’eſt pas ſans cauſe. Après un ſon fort bruyant de l’organe dont il parloit le plus aiſément, ſon dernier mot fut ; foin ! je me ſuis embrené. Je ne ſais au vrai ce qu’il fit de lui, mais ainſi faiſoit-il toutes choses.

Il ſeroit ſuperflu de dire ce qui s’eſt paſſé depuis ſur la terre. Vous le ſavez tous, & il n’eſt pas à craindre que le public en perde la mémoire. Oublia-t-on jamais ſon bonheur ? Quant à ce qui s’eſt paſſé au Ciel, je vais vous le rapporter, & vous devez s’il vous plaît, m’en croire. D’abord on annonça à Jupiter un Quidam d’aſſez bonne taille, blanc comme une chevre, branlant la tête & traînant le pied droit d’un air fort extravagant. Interrogé d’où il étoit, il avoit murmuré entre ſes dents je ne ſais quoi, qu’on ne put entendre, & qui n’étoit ni grec ni latin ni dans aucune langue connue.

Alors Jupiter s’adreſſant à Hercule qui ayant couru toute la terre en devoit connoître tous les peuples, le chargea d’aller examiner de quel pays étoit cet homme. Hercule, aguerri contre tant de monſtres, ne laiſſa pas de se troubler en abordant celui-ci : frappé de cette étrange face, de ce marcher inuſité, de ce beuglement rauque & ſourd, moins semblable à la voix d’un animal terreſtre qu’au mugiſſement d’un monstre marin, ah, dit-il, voici mon treizieme travail ! Cependant en regardant mieux il crut démêler quelques traits d’un homme. Il l’arrête & lui dit aiſément en Grec bien tourné.

D’où viens-tu, quel es-tu, de quel pays es-tu ?

A ce mot, Claude voyant qu’il y avoit là des beaux-eſprits, eſpéra que l’un d’eux écriroit ſon hiſtoire, & s’annonçant pour Céſar par un vers d’Homere, il dit ;

Les vents m’ont amené des rivages Troyens.

mais le vers ſuivant eût été plus vrai ;

Dont j’ai détruit les murs, tué les Citoyens.

Cependant il en auroit impoſé à Hercule qui est un assez bon homme de Dieu, ſans la fievre qui laiſſant toutes les autres divinités à Rome, ſeule avoit quitté son Temple pour le ſuivre. Apprenez, lui dit-elle, qu’il ne sait que mentir ; je puis le ſavoir, moi qui ai demeuré tant d’années avec lui : C’eſt un bourgeois de Lyon ; il eſt né dans les Gaules à dix-ſept milles de Vienne ; il n’eſt pas Romain, vous dis-je, c’eſt un franc Gaulois, & il a traité Rome à la Gauloiſe. C’eſt un fait qu’il est de Lyon où Licinius a commandé ſi long-tems. Vous qui avez couru plus de pays qu’un vieux muletier, devez ſavoir ce que c’eſt que Lyon, & qu’il y a loin du Rhône au Xante.

Ici Claude enflammé de colere ſe mit à grogner le plus haut qu’il put. Voyant qu’on ne l’entendoit point, il fit ſigne qu’on arrêtat la fievre, & du geſte dont il faiſoit décoller les gens, (ſeul mouvement que ſes deux mains ſuſſent faire), il ordonna qu’on lui coupât la tête. Mais il n’étoit non-plus écouté que s’il eût parlé encore à ſes affranchis[5].

Oh, oh ! L’ami, lui dit Hercule, ne va pas faire ici le ſot. Te voici dans un ſéjour où les rats rongent le fer ; déclare promptement la vérité avant que je te l’arrache ; puis prenant un ton tragique pour lui en mieux impoſer, il continua ainſi :

Nomme à l’inſtant les lieux où tu reçus le jour,
Ou ta race avec toi va périr ſans retour.
De grands Rois ont ſenti cette lourde maſſue,
Et ma main dans ſes coups ne s’eſt jamais déçue ;
Tremble de l’éprouver encore à tes dépens.
Quel murmure confus entends-je entre tes dents ?
Parle, & ne me tiens pas plus long-tems en attente :
Quels climats ont produit cette tête branlante ?
Jadis dans l’Heſpérie au triple Géryon
J’allai porter la guerre, & par occaſion,
De ſes nobles troupeaux ravis dans ſon étable
Ramenai dans Argos le trophée honorable.
En route, aux pieds d’un mont doré par l’orient,
Je vis ſe réunir dans un ſéjour riant,
Le rapide courant de l’impétueux Rhône ;
Et le cours incertain de la paiſible Saône :
Eſt-ce là le pays où tu reçus le jour ?

Hercule en parlant de la ſorte affectoit plus d’intrépidité qu’il n’en avoit dans l’ame, & ne laiſſoit pas de craindre la main d’un fou. Mais Claude lui voyant l’air d’un homme réſolu qui n’entendoit pas raillerie, jugea qu’il n’étoit pas-là comme à Rome où nul n’oſoit s’égaler à lui, & que partout le coq est maître ſur ſon fumier. Il ſe remit donc à grogner, & autant qu’on put l’entendre il ſembla parler ainſi.

J’eſpérois, ô le plus sort de tous les Dieux ! que vous me protégeriez auprès des autres, & que ſi j’avois eu à me renommer de quelqu’un, c’eût été de vous qui me connoiſſez ſi bien. Car ſouvenez-vous-en, s’il vous plaît, quel autre que moi tenoit audience devant votre temple durant les mois de Juillet & d’Août ? Vous ſavez ce que j’ai ſouffert-là de miſeres, jour & nuit à la merci des avocats. Soyez ſûr, tout robuſte que vous êtes, qu’il vous a mieux valu purger les étables d’Augias que d’eſſuyer leurs criailleries, vous avez avalé moins d’ordures[6].

Or dites-nous quel Dieu nous ferons de cet homme-ci ? En ſerons-nous un Dieu d’Epicure, parce qu’il ne ſe ſoucie de personne ni personne de lui ? Un Dieu Stoïcien, qui, dit Varron, ne pense ni n’engendre ? N’ayant ni cœur ni tête il ſemble aſſez propre à le devenir. Eh Meſſieurs ! s’il eût demandé cet honneur à Saturne même, dont, préſidant à ſes jeux, il fit durer le mois toute l’année, il ne l’eût pas obtenu. L’obtiendra-t-il de Jupiter qu’il a condamné pour cauſe d’inceſte autant qu’il étoit en lui, en faiſant mourir Silanus ſon gendre, & cela pourquoi ? Parce qu’ayant une ſœur d’une humeur charmante & que tout le monde appelloit, Vénus, il aima mieux l’appeller Junon. Quel ſi grand crime eſt-ce donc, direz-vous, de fêter diſcrétement ſa ſœur ? La loi ne le permet-elle pas à demi dans Athenes, & dans l’Egypte en plein[7] ?… A Rome… oh à Rome ignorez-vous que les rats mangent le fer ? Notre ſage bouleverſe tout. Quant à lui, j’ignore ce qu’il faiſoit dans ſa chambre, mais le voilà maintenant furetant le Ciel pour ſe faire Dieu, non content d’avoir en Angleterre un temple où les barbares le ſervent comme tel.

A la fin, Jupiter s’aviſa qu’il faloit arrêter les longues diſputes & faire opiner chacun à ſon rang. Peres Conſcripts, dit-il à ſes collegues ; au lieu des interrogations que je avois permiſes, vous ne faites que battre la campagne ; j’entends que la cour reprenne ſes formes ordinaires : que penſeroit de nous ce postulant tel qu’il ſoit ?

L’ayant donc fait ſortir, il alla aux voix, en commençant par le pere Janus. Celui-ci conſul d’une après-dînée, déſigné le premier Juillet, ne laiſſoit pas d’être homme à deux envers, regardant à la fois devant & derriere : en vrai pilier de barreau il ſe mit à débiter fort diſertement beaucoup de belles choſes que le ſcribe ne put suivre, & que je ne répéterai pas de peur de prendre un mot pour l’autre. Il s’étendit ſur la grandeur des Dieux, ſoutint qu’ils ne devoient pas s’aſſocier des faquins. Autrefois, dit-il, c’étoit une grande affaire que d’être fait Dieu, aujourd’hui ce n’eſt plus rien[8]. Vous n’avez déjà rendu cet homme-ci que trop célebre. Mais de peur qu’on ne m’accuſe d’opiner ſur la personne & non ſur la choſe, mon avis eſt que désormais on ne déifie plus aucun de ceux qui broutent l’herbe des champs ou qui vivent des fruits de la terre. Que ſi malgré ce ſénatus-conſulte quelqu’un d’eux s’ingere à l’avenir de trancher du Dieu, ſoit de fait, ſoit en peinture, je le dévoue aux larves, & j’opine qu’à la premiere foire ſa déité reçoive les étrivieres & ſoit miſe en vente avec les nouveaux eſclaves.

Après cela vint le tour du divin fils de Vica-Pota déſigné conſul grippe-ſou & qui gagnoit ſa vie à grimeliner & vendre les petites villes. Hercule paſſant donc à celui-ci lui toucha galamment l’oreille & il opina dans ces termes : attendu que le divin Claude eſt du ſang du divin Auguſte & du sang de la divine Livie ſon ayeule, a laquelle il a même confirmé ſon brevet de déeſſe ; qu’il eſt d’ailleurs un prodige de ſcience & que le bien public exige un adjoint à l’écot de Romulus ; j’opine qu’il ſoit dès ce jour créé & proclamé Dieu en auſſi bonne forme qu’il s’en ſoit jamais fait, & que cet événement ſoit ajouté aux métamorphoſes d’Ovide.

Quoiqu’il y eût divers avis, il paroiſſoit que Claude l’emporteroit, & Hercule qui ſait battre le fer tandis qu’il eſt chaud, couroit de côté & d’autre, criant : Meſſieurs, un peu de faveur ; cette affaire-ci m’intéreſſe ; dans une autre occaſion vous diſpoſerez auſſi de ma voix ; il faut bien qu’une main lave l’autre.

Alors le divin Auguste s’étant levé, perora fort pompeuſement & dit : Peres Conſcripts, je vous prends à témoin que depuis que je ſuis Dieu je n’ai pas dit un ſeul mot, car je ne me mêle que de mes affaires ; mais comment me taire en cette occaſion ? Comment dissimuler ma douleur que le dépit aigrit encore ? C’eſt donc pour la gloire de ce miſérable que j’ai rétabli la paix ſur mer & ſur terre, que j’ai étouffé les guerres civiles, que Rome eſt affermie par mes loix & ornée par mes ouvrages ? Ô Peres Conſcripts ! je ne puis m’exprimer, ma vive indignation ne trouve point de termes ; je ne puis que redire après l’éloquent Meſſala, l’Etat eſt perdu ! Cet imbécille qui paroît ne pas ſavoir troubler l’eau, tuoit les hommes comme des mouches. Mais que dire de tant d’illuſtres victimes ? Les déſaſtres de ma famille me laiſſent-ils des larmes pour les malheurs publics ? Je n’ai que trop à parler des miens[9]. Ce galant homme que vous voyez protégé par mon nom durant tant d’années, me marqua ſa reconnoiſſance en faiſant mourir Lucius Silanus un de mes arrieres-petits-neveux & deux Julies mes arrieres-petites-niéces, l’une par le fer, l’autre par la faim. Grand Jupiter, ſi vous l’admettez parmi nous, à tort ou non, ce ſera ſurement à votre blâme. Car dis-moi, je te prie, ô divin Claude, pourquoi tu fis tant tuer de gens ſans les entendre, ſans même t’informer de leurs crimes ? C’étoit ma coutume. Ta coutume ? On ne la connoît pas ici. Jupiter qui regne depuis tant d’années a-t-il jamais rien fait de ſemblable ? Quand il eſtropia ſon fils, le tua-t-il ? Quand il pendit ſa femme, l’étrangla-t-il ? Mais toi n’as-tu pas mis à mort Meſſaline, dont j’étois le grand oncle ainſi que le tien[10] ? Je j’ignore, dis-tu ? Miſérable ! Ne ſais-tu pas, qu’il t’eſt plus honteux de l’ignorer que de l’avoir fait ?

Enfin Caius Caligula s’eſt reſſuſcité dans ſon ſucceſſeur. L’un fait tuer ſon beau-pere[11], & l’autre ſon gendre[12]. L’un défend qu’on donne au fils de Craſſus le ſurnom de grand, l’autre le lui rend & lui fait couper la tête. Sans reſpect pour un ſang illuſtre, il fait périr dans une même maiſon Scribonie, Triſtonie, Aſſarion, & même Craſſus le grand, ce pauvre Craſſus ſi complétement ſot qu’il eût mérité de régner : ſongez Peres Conſcripts, quel monſtre oſe aſpirer à ſiéger parmi nous ! Voyez, comment déifier une telle figure, vil ouvrage des Dieux irrités ! A quel culte, à quelle foi pourra-t-il prétendre ? Qu’il réponde, & je me rends Meſſieurs, meſſieurs, ſi vous donnez la divinité à de telles gens, qui diable reconnoîtra la vôtre ? En un mot, Peres Conſcripts, je vous demande pour prix de ma complaiſance & de ma diſcrétion de venger mes injures. Voilà mes raisons & voici mon avis.

Comme ainſi soit que le divin Claude a tué ſon beau-pere Appius Silanus, ſes deux gendres, Pompeius Magnus & Lucius Silanus, Craſſus beau-pere de ſa fille, cet homme ſi ſobre[13], & en tout ſi ſemblable à lui, Scribonie belle-mere de ſa fille, Meſſaline ſa propre femme, & mille autres dont les noms ne finiroient point, j’opine qu’il soit ſévérement puni, qu’on ne lui permette plus de ſiéger en justice, qu’enfin banni ſans retard il ait à vuider l’Olympe en trois jours & le Ciel en un mois.

Cet avis fut suivi tout d’une voix. A l’instant le Cyllénien[14] lui tordant le col le tire au ſéjour

D’où nul, dit-on, ne retourna jamais.

En deſcendant par la Voie ſacrée, ils trouvent un grand contours dont Mercure demande la cauſe. Parions, dit-il, que c’eſt ſa pompe funebre ; & en effet, la beauté du convoi, où l’argent n’avoit pas été épargné, annonçoit bien l’enterrement d’un Dieu. Le bruit des trompettes, des cors, des inſtrumens de toute eſpece & ſur-tout de la foule, étoit ſi grand, que Claude lui-même pouvoit l’entendre. Tout le monde étoit dans l’alégreſſe ; le Peuple Romain marchoit légerement comme ayant ſecoué ſes fers. Agathon & quelques chicaneurs pleuroient tout bas dans le fond du cœur. Les Jurisconsultes maigres, exténués[15], commençoient à reſpirer, & ſembloient ſortir du tombeau. Un d’entr’eux voyant les avocats la tête baſſe déplorer leur perte, leur dit en s’approchant : ne vous le diſois-je pas, que les Saturnales ne dureroient pas toujours ?

Claude en voyant ſes funérailles comprit enfin qu’il étoit mort. On lui beugloit à pleine tête ce chant funebre en jolis vers heptaſyllabes.

Ô cris, ô perte, ô douleurs !
De nos funebres clameurs
Faiſons retentir la place :
Que chacun ſe contrefaſſe :
Crions d’un commun accord
Ciel ! ce grand homme eſt donc mort !
Il eſt donc mort ce grand homme !
Hélas ! vous ſavez tous comme,
Sous la force de ſon bras,
Il mit tout le monde à bas.

Faloit-il vaincre à la courſe ?
Faloit-il juſques sous l’ourſe
Des Brétons preſque ignorés
Du Cauce aux cheveux dorés
Mettre l’orgueil à la chaîne,
Et ſous la hache Romaine
Faire trembler l’Océan ;
Faloit-il en moins d’un an
Dompter le Parthe rebelle ;
Faloit-il d’un bras fidele
Bander l’arc, lancer des traits
Sur des ennemis défaits,
Et d’une audace guerriere
Bleſſer le Mede au derriere ?
Notre homme étoit prêt à tout ;
De tout il venoit à bout.
Pleurons ce nouvel oracle,
Ce grand prononceur d’arrêts ;
Ce Minos que par miracle
Le Ciel forma tout exprès.
Ce Phénix des beaux génies
N’épuiſoit point les parties
En plaidoyers ſuperflus ;
Pour juger ſans ſe méprendre
Il lui ſuffiſoit d’entendre
Une des deux, tout au plus.
Quel autre toute l’année
Voudra ſiéger désormais,

Et n’avoir, dans la journée,
De plaiſir que les procès ?
Minos, cédez-lui la place.
Déjà ſon ombre vous chaſſe
Et va juger aux enfers.
Pleurez avocats à vendre,
Vos cabinets ſont déſerts,
Rimeurs, qu’il daignoit entendre,
A qui lirez-vous vos vers ?
Et vous, qui comptiez d’avance
Des cornets & de la chance
Tirer un ample tréſor,
Pleurez, brelandier célèbre,
Bientôt un bûcher funebre
Va consumer tout votre or.

Claude ſe délectoit à entendre ſes louanges & auroit bien voulu s’arrêter plus long-tems. Mais le Héraut des Dieux lui mettant la main au collet & lui enveloppant la tête de peur qu’il ne fût reconnu, l’entraîna par le champ de Mars, & le fit deſcendre aux enfers entre le Tibre & la Voie couverte.

Narciſſe ayant coupé par un plus court chemin vint frais ſortant du bain au-devant de ſon maître, & lui dit : comment ! les Dieux chez les hommes ? Allons, allons dit Mercure, qu’on ſe dépêche de nous annoncer. L’autre voulant s’amuſer à cajoler ſon maître, il le hâta d’aller à coups de caducée, & Narciſſe partit ſur le champ. La pente eſt ſi gliſſante & l’on deſcend ſi facilement, que tout gouteux qu’il étoit, il arrive en un moment à la porte des enfers. A ſa vue, le monſtre aux cent têtes dont parle Horace, s’agite, hériſſe ſes horribles crins, & Narciſſe accoutumé aux careſſes de ſa jolie levrette blanche, éprouva quelque ſurpriſe à l’aſpect d’un grand vilain chien noir à long poil, peu agréable à rencontrer dans l’obſcurité. Il ne laiſſa pas pourtant de s’écrier à haute voix : voici Claude Céſar. Auſſi-tôt une foule s’avance en pouſſant des cris de joie & chantant,

Il vient, réjouiſſons-nous.

Parmi eux étoient Caïus Silius Conſul déſigné, Junius Prætorius, Sextius Trallus, Hellius Trogus, Cotta Tectus, Valens Fabius, Chevaliers Romains que Narciſſe avoit tous expédiés. Au milieu de la troupe chantante étoit le pantomime Mneſter à qui ſa beauté avoit coûté la vie. Bientôt le bruit que Claude arrivoit parvint juſqu’à Meſſaline, & l’on vit accourir des premiers au-devant de lui ses affranchis Polybe, Myron, Harpocrate, Amphæus & Peronacte, qu’il avoit envoyés devant pour préparer ſa maiſon. Suivoient les deux préfets Juſtus Catonius, & Rufus fils de Pompée ; puis ſes amis Saturnius Luscius, & Pedo Pompeïus, & Lupus, & Celer Aſinius, Consulaires. Enfin la fille de ſon frere, la fille de ſa ſœur, ſon gendre, ſon beau-pere, ſa belle-mere & preſque tous ſes parens. Toute cette troupe accourt au-devant de Claude, qui les voyant, s’écria ; bon, je trouve par-tout des amis : par quel hazard êtes-vous ici ?

Comment, ſcélérat, dit Pedo Pompeïus, par quel hazard ? Et qui nous y envoya que toi même, bourreau de tous tes amis ? Viens, viens devant le Juge ; ici je t’en montrerai le chemin. Il le mene au tribunal d’Eaque, lequel précisément ſe faiſoit rendre compte de la loi Cornelia ſur les meurtriers. Pedo fait inſcrire ſon homme & préſente une liſte de trente Sénateurs, trois cents quinze Chevaliers Romains, deux cents vingt-un Citoyens & d’autres en nombre infini, tous tués par ſes ordres.

Claude effrayé tournoit les yeux de tous côtés pour chercher un défenſeur, mais aucun ne ſe préſentoit. Enfin, P. Petronius ſon ancien convive & beau parleur comme lui, requit vainement d’être admis à le défendre. Pedo l’accuſe à grands cris, Pétrone tâche de répondre ; mais le juſte Eaque le fait taire, & après avoir entendu ſeulement l’une des parties, condamne l’accuſé, en diſant :

Il est traité comme il traita les autres.

A ces mots il ſe fit un grand ſilence : Tout le monde étonné de cette étrange forme la ſoutenoit sans exemple ; mais Claude la trouva plus inique que nouvelle. On diſputa long-tems ſur la peine qui lui ſeroit impoſée. Quelques-uns diſoient qu’il faloit faire un échange, que Tantale mourroit de ſoif s’il n’étoit ſecouru, qu’Ixion avoit beſoin d’enrayer, & Syſiphe de reprendre haleine ; mais comme relâcher un vétéran ç’eût été laiſſer à Claude l’eſpoir d’obtenir un jour la même grace, on aima mieux imaginer quelque nouveau ſupplice qui, l’aſſujettiſſant à un vain travail, irritât inceſſamment ſa cupidité par une eſpérance illuſoire. Eaque ordonna donc qu’il jouât aux dés avec un cornet percé, & d’abord on le vit ſe tourmenter inutilement à courir après ſes dés.

Car à peine agitant le mobile cornet
Aux dés prêts à partir il demande ſonnet,
Que malgré tous ſes ſoins entre ses doitgs avides
Du cornet défoncé, panier des Danaïdes,
Il ſent couler les dés ; ils tombent, & ſouvent
Sur la table, entraîné par ſes geſtes rapides,
Son bras avec effort jette un cornet de vent.
[16]Ainſi pour terrasser ſon adroit adverſaire
Sur l’arêne, un Athlete enflammé de colere,
Du ceſte qu’il éleve eſpere le frapper ;
L’autre gauchit, esquive, a le tems d’échapper,
Et le coup frappant l’air avec toute ſa force,
Au bras qui l’a porté donne une rude entorſe.

Là-dessus Caligula paroiſſant tout-à-coup, ſe mit à le réclamer comme ſon eſclave. Il produiſoit des témoins qui l’avoient vu le charger des ſoufflets & d’étrivieres. Auſſi-tôt il lui fut adjugé par Eaque. Et Caligula le donna à Ménandre ſon affranchi, pour en faire un de ſes gens.




OLINDE

ET

SOPHRONIE,

TIRÉ DU TASSE.


LA GERUSALEMME LIBERATA, CANTO SECONDO.


Mentre il Tiranno s’apparechia all’armi,
Soletto Ismeno un di gli s’appresenta :
Ismen, che trar di sotto ai chiusi marmi
Pub corpo estinto, e far che spiri e senta :
Ismen, che al suon de’mormoranti carmi
Sin nella reggia sua Pluto spaventa,
E i suoi Demon negli empj uficj impiega
Pur come servi, e gli discioglie, e lega.


Questi or Macone adora, e fu Cristiano,
Ma i primi riti anco lasciar non puote ;
Anzi sovente in uso empio e profano
Confonde le due leggi a se mal note.
Ed or dalle spelonche, ove lontano
Dal vulgo esercitar suol l’arti ignote,
Vien nel publico rischio al suo signore,
A Re malvagio consiglier peggiore.
Signor, dicea, senza tardar sen viene
Il vincitor esercito temuto ;
Ma facciam noi ci che a noi far conviene
Darà il Ciel, darà il mondo ai sorti ajuto.
Ben tu di Re, di Luce hai tutte piene
Le parti, e lunge hai visto e provveduto,
S’empie in tal guisa ogn’altro i proprj uficj ;
Tomba fia questa terra a’tuoi nemici.


Io quanto a me ne vengo, e del periglio ;
E dell’opre compagno ad aitarte.
Ciò che può dar di vecchia età consiglio,
Tutto prometto, e ciò che magica arte.
Gli Angeli, che dal Cielo ebbero esiglio
Costringerò delle fatiche a parte.
Ma dond’io voglia incominciar gl’incanti,
E con quai modi, or narrerotti avanti


Nel tempio de’Cristiani occulto giace
Un sotterraneo altare ; e quivi è il volto
Di colei, che sua diva, e madre face
Quel vulgo del suo Dio nato, e sepolto.
Dinanzi al simulacro accesa face
Continua splende : egli è in un velo avvolto ;
Pendono intorno in lungo ordine i voti,
Che vi portaro i creduli devoti,
Or questa effige lor di là rapita
Voglio che tu di propria man trasporte ;
E la riponga entro la tua Meschita :
Io poscia incanto adoprerò si forte,
Ch’ogni or, mentre ella qui sia custodita,
Sarà fatal custodia a queste porte ;
Tra mura inespugnabili il tuo impero
Securo sia per novo alto mistero.


Si disse, e’l persuase : e impaziente
Il Re sen corse alla magion di Dio
E sforzò i Sacerdoti, e irreverente
Il casso simulacro indi rapio ;
E portollo a quel tempio, ove sovente
S’irrita il Ciel col folle culto e rio.
Nel profan loco, e su la sacra imago
Susurrò poi le sue bestemmie il Mago.


Ma come apparse in ciel l’alba novella,
Quel, cui l’immondo tempio in guardia è data,
Non rivide l’immagine ; dov’ella
Fu posta, e invan cerconne in altro lato.
Tosto n’avvisa il Re, ch’alla novella
Di lui si -mostra fieramente irato :
Ed immagina ben, ch’alcun fedele
Abbia facto quel furto, e che se’l cele.
O fu di man fedele opra furtiva,
O pur il Ciel qui sua potenza adopra :
Che di colei, ch’è sua Regina e diva,
Sdegna che loto vil l’immagin copra :
Ch’incerta fama è ancor, se ciò s’ascriva
Ad arte umana, od a mirabile’opra.
Ben è pietà, che la pietade e ’l zelo
Uman cedendo, autor sen creda il Cielo.


Il Re ne sa con importuna inchiesta
Ricercar ogni chiesa, ogni magione :
Ed a chi gli nasconde, o manifesta
Il surto o il reo, gran perse, e premj impone.
E ’l Mago di spiarne anco non resta
Con tutte l’arti il ver ; ma non s’appone :
Che’l Cielo (opra sua fosse, o soie altrui)
Celolla ad onta degl’incanti a lui.


Ma poiché’l Re crudel vide occultarse
Quel che peccato de’fedeli ci pensa ;
Tutto in lor d’odio infellonissi, ed arse
D’ira, e di rabbia immoderata immensa.
Ogni rispetto obblia ; vuol vendicarse,
(Segua clic puote) e sfogar l’alma accensa
Morrâ, dicea, non andrà l’ira a voto,
Nella strage comune il ladro ignoto.
Purchè’l reo non si salvi, il giusto pera,
E l’innocente. Ma quai giusto io dico ?
E’colpevol ciascun, né in loro schiera
Uom su giammai del nostro nome amico.
S’anima v’è nel novo error sincera,
Basti a novella pena un fallo antico.
Su, si, fedeli miei, sa via prendete
Le fiamme, e’l serro, ardete, ed uccidete.


Cosi parla alle turbe, e se n’intese
La fama tra’fedeli immantinente,
Ch’attoniti restar, si gli sorprese
Il timor della morte ornai presente.
E non è chi la suga o le difese,
Lo scusare o’l pregare ardisca, o tente ;
Ma le timide genti e irresolute
Donde meno speraro ebber salute.


Vergine era fra lor di già matura
Verginità, d’alti pensieri e regi :
D’alta beltà, ma sua beltà non cura,
O tanto sol, quant’onestà sen fregi.
E’il suo pregio maggior, che tra le mura
D’angusta casa asconde i suoi gran pregi ;
E da’vagheggiatori ella s’invola
Alle lodi, agli sguardi inculta e sola.
Pur guardia esser non pub, che ’n tutto celi
Beltà degna, ch’appaja, e che s’ammiri :
Né tu il consenti, Amor ; ma la riveli
D’un giovinetto ai cupidi desiri.
Amor, ch’or cieco, or Argo, ora ne veli
Di benda gli occhi, ora ce gli apri e giri ;
Tu per mille custodie entro ai più casti
Verginei alberghi il guardo altrui portasti.


Colei Sofronia, Olindo egli s’appella,
D’una cittate entrambi, e d’una fede.
Ei che modesto è si, com’essa è bella,
Brama assai, poco spera, e nulla chiede ;
Né sa scoprirsi, o non ardisce : ed ella
O lo sprezza, o nol vede, o non s’avvede.
Cosi finora il misero ha servito
O non visto, o mal noto, o mal gradito.


S’ode l’annunzio intanto, e che s’appresta
Miserabile strage al popol loro.
A lei che generosa è, quanto onesta,
Viene in pensier come salvar costoro.
Move fortezza il gran pensier, l’arresta
Poi la vergogna, e ’l virginal decoro.
Vince fortezza, anzi s’accorda, e face
Se vergognosa, e la vergogna audace.
La vergine tra’l vulgo usci soletta,
Non copri sue bellezze, e non l’espose ;
Raccolse gli occhi, andò nel vel ristretta,
Con ischive maniere, e generose.
Non sai ben dir, s’adorna, o se negletta,
Se caso, od arte il bel volto compose ;
Di Natura, d’Amor, de’Cieli amici
Le negligenze sue sono attificj.


Mirata da ciascun passa, e non mira
L’altera donna, e innanzi al Re sen viene ;
Né perche irato il veggia, il piè ritira,
Ma il fero aspetto intrepida sostiene.
Vengo, Signor (gli disse) e ’n tanto l’ira
Prego sospenda, e’l tuo popolo affrene :
Vengo a scoprirti, e vengo a darti preso
Quel reo che cerchi, onde sei canto offeso.


All’onesta baldanza, all’improvviso
Folgorar di bellezze altere e sante,
Quasi confuso il Re, quasi conquiso,
Frenò lo sdegno, e placò il fier sembiante,
S’egli era d’alma, o se costei di viso
Severa manco, ei diveniane amante ;
Ma ritrosa beltà ritroso core
Non prende : e sono i vezzi esca d’Amore.
Fu stupor, fu vaghezza, e fu diletto,
S’amor non fu, che mosse il cor villano.
Narra (ei le dice) il tutto : ecco io commetto,
Che non s’offenda il popol tuo Cristiano.
Ed ella : il reo si trova al tuo cospetto :
Opra è il furto, Signor, di questa mano :
Io l’immagine tolsi : io son colei,
Che tu ricerchi, e me punir tu dei.


Cosi al pubblico fato il capo altero
Offerse, e’l volse in se sola raccorre.
Magnanima menzogna, or quando è il vero
Si bello, che si possa a te preporre ?
Riman sospeso, e non si tosto il fero
Tiranno all’ira, come suol, trascorre.
Poi la richiede : Io vuo’che tu mi scopra ;
Chi diè consiglio, e chi su insieme all’opra.


Non volsi far della mia gloria altrui
Né pur minima parte, ella gli dice,
Sol di me stessa io consapevol sui,
Sol consigliera, e sola esecutrice.
Dunque in te sola, ripigliò colui,
Caderà l’ira mia vendicatrice.
Disse ella : E’giusto ; esser a me conviene,
Se fui sola all’onor, sola alle pene.
Qui comincia il Tiranno a risdegnarsi ;
Pur le dimanda : Ov’hai l’immago ascosa ?
Non la nascosi, a lui risponde, io l’arsi ;
E l’arderla stimai laudabil cosa.
Cosi almen non potrà più violarsi
Per man di miscredenti ingiuriosa.
Signore, o chiedi il furto, o’l ladro chiedi ;
Quel non vedrai in eterno, e questo il vedi.


Benchè né furto è il mio, ne ladra io sono ;
Giusto è ritor ciò ch’a gran torto è torto.
Or questo udendo, in minaccevol suono
Freme il Tiranno ; e’l fren dell’ira è sciolto.
Non speri più di ritrovar perdono
Cor pudico, alta mente, o nobil volto :
F indarno Amor contra lo sdegno crudo
Di sua vara bellezza a lei sa scudo.


Presa è la bella donna, e incrudelito
Il Re la danna entro un incendio a morte.
Già ’l velo, e ’l casto manto è a lei rapito ;
Stringon le molli braccia aspre ritorte.
Ella si tace ; e in lei non sbigottito,
Ma pur commosso alquanto è il petto forte ;
E smarrisce il bel volto in un colore,
Che non è pallidezza, ma candore,
Divulgossi il gran caso, e quivi tratto
Già ’l popol s’era : Olindo anco v’accorse ;
Dubbia era la persona, e certo il fatto,
Venia, che fosse la sua donna in forse.
Come la bella prigioniera in atto
Non pur di rea, ma di dannata ei scorse ;
Corne i ministri al duro uficio intenti
Vide, precipitoso urtò le genti.


Al Re gridò : Non è, non è già rea
Costei del furto, e per follia sen vanta.
Non pensò, non ardi, né far potea
Donna sola e inesperta opra cotanta.
Come ingannò i custodi ? e della Dea
Con quali arti involò l’immagin santa ?
Se’l fece, il narri. Io l’ho, Signor, furata.
Ahi tanto amò la non amante amata.


Soggiunse poscia : Io là, donde riceve
L’alta vostra meschita e l’aura e’l die ;
Di notte ascesi, e trapassai per breve
Foro, tentando innaccessibil vie.
A me l’onor, la morte a me si deve ;
Non usurpi costei le pene mie.
Mie son quelle catene, e per me questa
Fiamma s’accende, e ’l rogo a me s’appresta.
Alza Sofronia il viso, e umanamente
Con occhi di pietate in lui rimira.
A che ne vieni, o misero innocente ?
Qual consiglio o furor, ti guida o tira ?
Non son io dunque senza te possente
A sostener ciò che d’un uom pub l’ira ?
Ho petto anch’io, ch’ad una morte crede
Di ballar solo, e compagnia non chiede.


Cosi parla all’amante, e nol dispone
Si, ch’egli si disdica, o pensier mute,
O spettacolo grande, ove a tenzone
Sono aurore e magnanima virtute !
Ove la morte al vincitor si pone
In premio ; e’l mal del vinto è la salute.
Ma più s’irrita il Re, quant’ella, ed esso
E’più costante in incolpar se stesso.


Pargli che vilipeso egli ne resti ;
E che ’n disprezzo suo sprezzin le pene.
Credasi, dice, ad ambo, e quella e questi
Vinca, e la palma sia quai si conviene.
Indi accenna ai sergenti, i quai son presti
A legar il garzon di lor catene.
Sono ambo stretti al palo stesso, e volto
E’il tergo al tergo, e’l volto ascoso al volto.
Composto è lor d’intorno il rogo omai,
E già le fiamme il mantice v’incita :
Quando il fanciullo in dolorosi lai
Proruppe, e disse a lei, ch’è seco unita :
Questo dunque è quel laccio, ond’io sperai
Teco accoppiarmi in compagnia di vira ?
Questo è quel foco, ch’io credea che i cori
Ne dovesse infiammar d’eguali ardori ?


Altre fiamme, altri nodi Amor promise :
Altri ce n’apparecchia iniqua sorte.
Troppo, ahi ben troppo, ella già noi divise ;
Ma duramente or ne congiunge in morte.
Piacemi almen, poiché ’n si strane guise
Morir pur dei, del rogo esser consorte,
Se del letto non fui : duolmi il tuo fato,
Il mio non già, poich’io ti moto a lato.


Ed o mia morte avventurosa appieno :
O fortunati miei dolci martiri,
S’impetrerò che giunto seno a seno,
L’anima mia nella tua bocca io spiri ;
E venendo tu meco a un tempo meno,
In me suor mandi gli ultimi sospiri.
Così dice piangendo ; ella il ripiglia
Soavemente, e in tai detti il consiglia.
Amico, altri pensieri, altri lamenti
Per più alta cagione il tempo chiede.
Che non pensi a tue colpe ? e non rammenti
Quai Dio prometta ai buoni ampia mercede ?
Soffri in suo nome, e fian dolci i tormenti,
E lieto aspira alla superna sede.
Mira il Ciel com’è bello, e mira il Sole,
Ch’a se par che n’inviti, e ne çonsole.


Qui il volgo de’Pagani il pianto estolle :
Piange il fedel, ma in voci assai più basse.
Un non so che d’inusitato e molle
Par che nel duro petto al Re trapasse.
Ei presentillo, e si sdegnò ; né volle
Piegarsi, e gli occhi torse, e si ritrasse.
Tu sola il duol comun non accompagni,
Sofronia, e pianta da ciascun non piagni.


Mentre sono in tal rischio, ecco un guerriero
(Che tal parea) d’alta sembianza, e degna :
E mostra d’arme, e d’abito straniero,
Che di lontan peregrinando vegna.
La tigre che sull’elmo ha per cimiero,
Tutti gli occhi a se trac, famosa insegna :
Insegna usata da Clorinda in guerra,
Onde la credon lei, né ’l creder erra.
Costei gl’ingegni femminili, e gli usi
Tutti sprezzo’fin dall’età più acerba :
Ai lavori d’Aracne ; all’2 go, ai fusi
Inchinar non degnò la man superba :
Fuggi gli abiti molli, e i lochi chiusi ;
Che ne’campi onestate anco si serba :
Armò d’orgoglio il volto, e si compiacque
Rigido farlo, e pur rigido piacque.


Tenera ancor con pargoletta destra
Strinse, e lentò d’un corridore il morso :
Tratto’l’asta e la spada, ed in palestra
Indurò i membri, ed allenogli al corso :
Poscia o per via montana, o per silvestra,
L’orme segui di fier leone e d’orso :
Seguì le guerre, e ’n quelle, e fra le selve
Fera agli uomini parve, uomo alle belve.


Viene or costei dalle contrade Perse,
Perché ai Cristiani a suo poter resista ;
Bench’altre volte ha di lor membra asperse
Le piagge, e l’onda di lor sangue ha mista.
Or quinci in arrivando a lei s’offerse
L’apparato di morte a prima vista.
Di mirar vaga, e di saper quai fallo
Condanni i rei, sospinge oltre il cavallo.
Cedon le turbe, e i duo legati insieme
Ella si ferma a riguardar dappresso.
Mira che l’una tace, e l’altro geme,
E più vigor mostra il men forte sesso.
Pianger lui vede in guisa d’uom cui premé
Pietà, non doglia, o duol non di se stesso :
E tacer lei con gli occhj al ciel si fisa,
Ch’anzi’l morir par di quaggiù divisa.


Clorinda intenerissi, e si condolse
D’ambeduo loro, e lacrimonne alquanto.
Pur maggior sente il duol per chi non duolse ;
Più la move il silenzio, e meno il pianto.
Senza troppo indugiare ella si volse
Ad un uom, che canuto avea daccanto.
Deh dimmi, chi son questi ? ed al martoro
Qual gli conduce, o sorte, o colpa loro ?


Cosi pregollo : e da colui risposto
Breve, ma pieno alle dimande sue.
Stupissi udendo, e immaginò ben tosto,
Ch’egualmente innocenti eran que’due.
Già di vietar lor morte ha in se proposto,
Quanto potranno i preghi, o l’armi sue.
Pronta accorre alla fiamma, e sa ritrarla,
Che già s’appressa : ed ai ministri parla.
Alcun non sia di voi, che’n questo duro
Uficio oltra seguire abbia baldanza,
Finch’io non parli al Re : ben v’affecuro,
Ch’ei non v’accuserà della tardanza.
Ubbidito i sergenti, e mossi furo
Da quella grande sua regal sembianza.
Poi verso il Re si mosse, e lui tra via
Ella trovò, che’n contra lei venia.


Io son Clorinda, disse, hai forse intesa
Talor nomarmi, e qui, Signor, ne vegno,
Per ritrovarmi teco alla difesa
Della fede comune, e del tuo regno.
Son pronta (imponi pure) ad ogni impresa :
L’alte non temo, e l’umili non sdegno.
Voglimi in campo aperto, o pur tra’l chiuso
Delle mura impiegar, nulla ricuso.


Tacque, e rispose il Re : Qual si disgiunta
Terra è dall’Asia, o dal cammin del Sole,
Vergine gloriosa, ove non giunta
Sia la tua fama, e l’onor tuo non vole ?
Or che s’è la tua spada a me congiunta,
D’ogni timor m’affidi, e mi console.
Non, s’esercito grande unito insieme
Fosse in mia scampo, avrei più certa speme.
Già già mi par ch’a giunger qui Goffredo
Oltra il dover indugi. Or tu dimandi,
Ch’impieghi io te : sol di te degne credo
L’imprese malagevoli, e le grandi.
Sovra i nostri guerrieri a te concedo
Lo scettro, e legge fia quel che comandi.
Cosi parlava : ella rendea cortese
Grazie per lodi : indi il parlar riprese.


Nova cosa parer dovrà per certo,
Che preceda ai servigi il guiderdone ;
Ma tua bontà m’affida : io vuo’che’n merto
Del futuro servir que’rei mi done.
In don gli chieggio, e pur se’l fallo è incerto,
Gli danna inclementissima ragione.
Ma taccio questo, e taccio i segni espressi,
Ond’argomento l’innocenza in essi.


E dirò sol, ch,’è qui comun sentenza,
Che i Cristiani togliessero l’immago ;
Ma discord’io da voi ; né però senza
Alta ragion del mio parer m’appago.
Fu delle nostre leggi irreverenza
Quell’opra far, che persuase il Mago ;
Che non convien ne’nostri tempj a nui
Gl’idoli avere, e men gl’idoli altrui.
Dunque suso a Macon recar mi giova
Il miracol dell’opra, ed ei la fece,
Per dimostrar che i tempj suoi con nova
Religion contaminar non lece.
Faccia Ismeno incantando ogni sua prova ;
Egli, a cui le malie son d’arme in vece :
Trattiamo il ferro pur noi cavalieri ;
Quest’arte è nostra, e’n questa sol si speri.


Tacque, ciò detto : e’l Re, bench’a pietade
L’irato cor difficilmente pieghi,
Pur compiacer la voile : e’l persuade
Ragione, e’l move autorità di preghi.
Abbian vita, rispose, e libertade,
E nulla a tanto intercessor si neghi.
Siasi questa o giustizia, ovver perdono,
Innocenti gli assolvo, e rei gli dono,


Cosi furon disciolti. Avventuroso
Ben veramente fu d’Olindo il sato ;
Ch’atto potè mostrar, che’n generoso
Petto alfine ha d’aurore amor destato,
Va dal rogo alle nozze, ed è, già sposo
Fatto di reo, non pur d’amante amato.
Volle con lei morire : ella non schiva,
Poiché seco non muor, che seco viva.

FIN.

Tandis que le tyran se prépare à la guerre, Ismene un jour se présente à lui ; Ismene qui de dessous la tombe peut faire sortir un corps mort & lui rendre le sentiment & la parole. Ismene qui peut, au son des paroles magiques, effrayer Pluton, jusqu’en son palais, qui commande aux démons en maître, les emploie à ses œuvres impies & les enchaîne ou délie à son gré.

Chrétien jadis, aujourd’hui mahométan, il n’a pu quitter tout-à-fait ses anciens rites, & les profanant à de criminels usages, mêle & confond ainsi les deux loix qu’il connoît mal. Maintenant du fond des antres où il exerce ses arts ténébreux ; vient à son Seigneur dans le danger public, à mauvais Roi, pire conseiller. Sire, dit-il, la formidable & victorieuse armée arrive. Mais nous, remplissons nos devoirs, le ciel & la terre seconderont notre courage. Doué de toutes les qualités d’un Capitaine & d’un Roi, vous avez de loin tout prévu, vous avez pourvu à tout, & si chacun s’acquitte ainsi de sa charge, cette terre sera le tombeau de vos ennemis.

Quant à moi, je viens de mon côté partager vos périls & vos travaux. J’y mettrai pour ma part les conseils de la vieillesse & les forces de l’art magique. Je contraindrai les anges bannis du ciel à concourir à mes soins. Je veux commencer mes enchantemens par une opération dont il faut vous rendre compte,

Dans le temple des Chrétiens sur un autel souterrain est une image de celle qu’ils adorent, & que leur peuple ignorant fait la mere de leur Dieu, né, mort & enséveli. Le simulacre devant lequel une lampe brûle sans cesse, est enveloppé d’un voile, & entouré d’un grand nombre de vœux suspendus en ordre & que les crédules dévots y portent de toutes parts. Il s’agit d’enlever de-là cette effigie & de la transporter de propres mains dans votre Mosquée ; là j’y attacherai un arme si fort, qu’elle sera tant qu’on l’y gardera, la sauvegarde de vos portes, & par l’effet d’un nouveau mystere, vous conserverez dans vos murs un empire inexpugnable.

À ces mots le Roi persuadé, court impatient à la maison de Dieu, force les Prêtres, enleva sans respect le chaste simulacre de le porte à ce temple impie où. un culte insensé ne fait qu’irriter le Ciel. C’est-là, c’est dans ce lieu profane & sur cette sainte image, que le magicien murmure ses blasphêmes.

Mais le matin du jour suivant, le gardien du temple immonde ne vit plus l’image où elle étoit la veille, & l’ayant cherchée envain de tous côtés, courut avertir le Roi, qui, ne doutant pas que les Chrétiens ne l’eussent enlevée, en fut transporté de colere. Soit qu’en effet ce fût un coup d’adresse d’une main pieuse, ou un prodige du Ciel indigné que l’image de sa Souveraine soit prostituée en un lieu souillé, il est édifiant, il est juste de faire céder le zele & la piété des hommes, & de croire que le coup est venu d’en-haut.

Le Roi fit faire dans chaque Eglise & dans chaque maison la plus importune recherche, & décerna de grands prix & de grandes peines à qui révéleroit ou recéleroit le vol. Le magicien de son côté, déploya sans succès toutes les forces de son art pour en découvrir l’auteur. Le Ciel, au mépris de ses enchantemens & de lui, tint l’œuvre secrete, de quelque part qu’elle pût venir.

Mais le tyran, furieux de se voir cacher le délit qu’il attribue toujours aux fideles, se livre contre eux à la plus ardente rage. Oubliant toute prudence, tout respect humain, il veut à quelque prix que ce soit assouvir sa vengeance. “Non, non, s’écrioit-il, la menace ne sera pas vaine : le coupable a beau se cacher, il faut qu’il meure ; ils mourront tous, & lui avec eux.” “Pourvu qu’il n’échappe pas, que le juste, que l’innocent périsse, qu’importe ? Mais qu’ai-je dit, l’innocent ? Nul ne l’est, & dans cette odieuse race, en est-il un seul qui ne soit notre ennemi ? Oui, s’il en est d’exempts de ce délit, qu’ils portent la peine due à tous pour leur haine ; que tous périssent, l’un comme voleur & les autres comme Chrétiens. Venez, mes loyaux, apportez la flamme & le fer. Tuez & brûlez sans miséricorde.”

C est ainsi qu’il parle à son peuple. Le bruit de ce danger parvient bientôt aux Chrétiens. Saisis, glacés d’effroi par l’aspect de la mort prochaine, nul ne songe à fuir ni à se défendre ; nul n’ose tenter les excuses ni les prieres. Timides, irrésolus, ils attendoient leur destinée, quand ils virent arriver leur salut, d’où ils j’espéroient le moins.

Parmi étoit une, vierge, déjà nubile, d’une aine sublime, d’une beauté d’ange qu’elle néglige ou dont elle ne prend que les soins dont l’honnêteté se pare, & ce qui ajoute au prix de ses charmes, dans les murs d’une étroite enceinte elle les soustrait aux yeux & aux vœux des amans. Mais est-il des mûrs que ne perce quelque rayon d’une beauté digne de briller aux yeux & d’enflammer les cœurs ? Amour ! le souffrirois-tu ? Non, tu l’as révélée aux jeunes desirs d’un adolescent. Amour ! qui, tantôt argus & tantôt aveugle, éclaires les yeux de ton flambeau ou les voiles de ton bandeau, malgré tous les gardiens, toutes les clôtures, jusques dans les plus chastes asyles, tu sçus porter un regard étranger.

Elle s’appelle Sophronie, Olinde est le nom du jeune homme, tous deux ont la même patrie & la même soi. Comme il est modeste autant qu’elle est belle, il desire beaucoup, espere peu, ne demande rien & ne sait ou n’ose se découvrir. Elle, de son côté, ne le voit pas, ou n’y pense pas, ou le dédaigne, & le malheureux perd ainsi ses soins ignorés, mal connus, ou mal reçus.

Cependant on entend l’horrible proclamation & le moment du massacre approche. Sophronie, aussi généreuse qu’honnête forme le projet de sauver son peuple. Si sa modestie l’arrête, son courage l’anime &. triomphe, ou plutôt ces deux vertus s’accordent & s’illustrent mutuellement. La jeune vierge sort seule au milieu du peuple ; sans exposer ni cacher ses charmes, en marchant elle recueille ses yeux, resserre son voile, & en impose par la réserve de son maintien. Soit art ou hazard, soit négligence ou parure, tout concourt à rendre sa beauté touchante : le Ciel, la nature & l’amour qui la favorisent, donnent à ses négligences l’effet de l’art.

Sans daigner voir les regards qu’elle attire à son passage, & sans détourner les siens, elle se présente devant le Roi, ne tremble point en voyant sa colere & soutient avec fermeté son féroce aspect. Seigneur, lui dit-elle, daignez suspendre votre vengeance & contenir votre peuple. Je viens vous découvrir & vous livrer le coupable que vous cherchez & qui vous a si fort offensé.

À l’honnête assurance de cet abord, à l’éclat subit de ces chastes & fieres graces, le Roi confus de subjugué, calme sa colere & adoucit son visage irrité. Avec moins de sévérité, lui dans l’ame, elle sur le visage, il en devenoit amoureux. Mais une beauté revêche ne prend point un cœur farouche, & les douces manieres sont les amorces de l’amour. Soit surprise, attrait ou volupté plutôt qu’attendrissement, le barbare se sentit ému. Déclare-moi tout, lui dit-il ; voilà que j’ordonne qu’on épargne ton peuple. Le coupable, reprit-elle, est devant vos yeux ; voilà la main dont ce vol est l’œuvre. Ne cherchez personne autre ; c’est moi qui ai ravi l’image ; & je suis celle que vous devez punir.

C’est ainsi que se dévouant pour le salut de son peuple, elle détourne courageusement le malheur public sur elle seule. Le Tyran, quelque tems irrésolu, ne se livre pas si-tôt à sa furie accoutumée ; il l’interroge : il faut, dit-il, que tu me déclares qui t’a donné ce conseil & qui t’a aidé à l’exécuter.

Jalouse de ma gloire, je n’ai voulu, répond-elle, en faire part à personne. Le projet, l’exécution, tout vient de moi seule, & seule j’ai su mon secret. C’est donc sur toi seule, lui dit le Roi, que doit tomber ma vengeance. Cela’est juste reprend-elle ; je dois subir toute la peine, comme j’ai remporté tout l’honneur. Ici le courroux du Tyran commence à se rallumer. Il lui demande où elle a caché l’image ? Elle répond ; je ne l’ai point cachée, je l’ai brûlée, & j’ai cru faire une œuvre louable de la garantir ainsi des outrages des mécréans. Seigneur, est-ce le voleur que vous cherchez ? il est en votre présence. Est-ce le vol ? vous ne le reverrez jamais.

Quoiqu’au reste ces noms de voleur & de vol ne conviennent ni à moi ni à ce que j’ai fait. Rien n’est plus juste que de reprendre ce qui fut pris injustement.

À ces mots, le Tyran pousse un cri menaçant : sa colere n’a plus de frein. Vertu, beauté,courage, n’espérez plus trouver grace devant lui. C’est envain que pour la défendre d’un barbare dépit, l’amour lui fait un bouclier de ses charmes.

On la saisit ; rendu à toute sa cruauté, le Roi la condamne à périr sur un bûcher. Son voile, sa chaste mante lui sont arrachés ; ses bras délicats sont meurtris de rudes chaînes. Elle se tait ; son ame forte, sans être abattue, n’est pas sans émotion, & les roses éteintes sur son visage y laissent la candeur de l’innocence plutôt que la pâleur de la mort. Cet acte héroïque aussi-tôt se divulgue. Déjà le peuple accourt en foule. Olinde accourt aussi tout alarmé. Le fait étoit sûr, le personne encore douteuse, ce pouvoit être la maitresse de son cœur. Mais si-tôt qu’il apperçoit la belle prisonniere en cet état, si-tôt qu’il voit les ministres de sa mort occupés à leur dur office, il s’élance, il heurte la foule.

Et crie au Roi : non, non ; ce vol n’est point de son fait ; c’est par folie qu’elle s’en ose vanter. Comment une jeune fille sans expérience pourroit-elle exécuter, tenter, concevoir même une pareille entreprise ? Comment a-t-elle trompé les gardes ? Comment s’y est-elle prise, pour enlever la sainte image ? Si elle l’a fait, qu’elle s’explique. C’est moi, Sire, qui ai fait le coup. Tel fut, tel fut l’amour dont même sans retour il brûla pour elle.

Il reprend ensuite. Je suis monté de nuit jusqu’à l’ouverture par où l’air & le jour entrent dans votre Mosquée, & tentant des routes presques inaccessibles, j’y suis entré par un passage étroit. Que celle-ci cesse d’usurper la peine qui m’est due. J’ai seul mérité l’honneur de la mort : c’est à moi qu’appartiennent ces chaînes, ce bûcher, ces flammes ; tout cela n’est destiné que pour moi. Sophronie leve sur lui les yeux, la douceur, la pitié sont peintes dans ses regards. Innocent infortuné, lui dit-elle, que viens-tu faire ici ? Quel conseil t’y conduit ? Quelle fureur t’y traîne ? Crains-tu que sans toi mon ame ne puisse supporter la colore d’un homme irrité ? Non, pour une seule mort, je me suffis à moi seule, & je n’ai pas besoin d’exemple pour apprendre à la souffrir.

Ce discours qu’elle tient à son amant ne le fait point rétracter ni renoncer à son dessein. Digne & grand spectacle ! où l’amour entre en lice avec la vertu magnanime, ou la mort est le prix du vainqueur & la vie la peine du vaincu ! Mais loin d’être touché de ce combat de confiance & de générosité, le Roi s’en irrite.

Et s’en croit insulté, comme si ce mépris du supplice retomboit sur lui. Croyons-en, dit-il, à tous deux, qu’ils triomphent l’un & l’autre & partagent la palme qui leur est due. Puis il fait signe aux sergens, & dans l’instant Olinde cil dans les fers. Tous deux liés & adossés au même pieu ne peuvent se voir en face. On arrange autour d’eux le bûcher, & déjà l’on excite la flamme, quand le jeune homme éclatant en gémissemens dit à celle avec laquelle il est attaché : C’est donc-là le lien duquel j’espérois munir à toi pour la vie ! C’est donc-là ce feu dont nos cœurs devoient brûler ensemble !

Ô flammes, ô nœuds qu’un sort cruel nous destine ! hélas, vous n’êtes pas ceux que l’amour m’avoit promis ! Sort cruel qui nous sépara durant la vie & nous joint plus durement encore à la mort ! ah ! puisque tu dois la subir aussi funeste, je me console en la partageant avec toi de t’être uni sur ce bûcher, n’ayant pu l’être à la couche nuptiale. Je pleure, mais sur ta triste destinée, & non sur la mienne, puisque je meurs à tes côtés.

Ô que la mort me sera douce, que les tourmens me seront délicieux, si j’obtiens qu’au dernier moment, tombant l’un sur l’autre, nos bouchés se joignent pour exhaler & recevoir au même instant nos derniers soupirs ! Il parle & ses pleurs étouffent ses paroles. Elle le tance avec douceur & le remontre en ces termes. Ami, le moment où nous sommes exige d’autres soins & d’autres regrets. Ah ! pense, pense à tes fautes & au digne prix que Dieu promet aux fideles. Souffre en son nom, les tourmens te seront doux : aspire avec joie au séjour céleste. Vois le Ciel comme il est beau ; vois le soleil dont il semble que l’aspect riant nous appelle & nous console.

À ces mots tout le peuple païen éclate en sanglots, tandis que le fidele ose à peine gémir à plus basse voix. Le Roi même, le Roi sent au fond de son ame dure je ne sais quelle émotion prête à l’attendrir. Mais en la pressentant, il s’indigne, s’y refuse, détourne les yeux, & part sans vouloir se laisser fléchir. Toi seule, ô Sophronie, n’accompagne point le deuil général, & quand tout pleure sur toi, toi seule ne pleure pas !

En ce péril pressant survient un guerrier ou paroissant tel, d’une haute & belle apparence, dont l’armure & l’habillement étranger annonçoit qu’il venoit de loin. Le Tigre, fameuse enseigne qui couvre son casque, attira tous les yeux & fit juger avec raison que c’étoit Clorinde. Dès l’âge le plus tendre, elle méprisa les mignardises de son sexe. Jamais ses courageuses mains ne daignerent toucher le fuseau, l’aiguille & les travaux d’Arachné. Elle ne voulut ni s’amollir par des vêtemens délicats, ni s’environner timidement de clôtures. Dans les camps même, la vraie honnêteté se fait respecter,, & par-tout sa force & sa vertu fut sa sauve-garde. Elle arma de fierté son visage & se plut à le rendre sévere ; mais il charme tout sévere qu’il est.

D’une main encore enfantine elle apprit à gouverner le mots d’un coursier, à manier la pique & l’épée ; elle endurcit son corps sur l’arêne, se rendit légere à la course, sur les rochers, à travers les bois, suivit à la piste les bêtes feroces, se fit guerriere enfin, & après avoir fait la guerre en homme aux lions dans les forêts, combattit en lion dans les camps parmi les hommes.

Elle venoit des contrées Persanes pour résister de toute sa force aux Chrétiens. Ce n’étoit pas la premiere fois qu’ils éprouvoient son courage. Souvent elle avoir dispersé leurs membres sur la poussiere & rougi les eaux de leur sang. L’appareil de mort qu’elle apperçoit en arrivant la frappe ; elle pousse son cheval & veut savoir quel crime attire un tel châtiment. La foule s’écarte & Clorinde en considérant de près les deux victimes attachées ensemble, remarque le silence de l’une & les gémissemens de l’autre. Le sexe le plus foible montre en cette occasion plus de fermeté, & tandis qu’Olinde pleure de pitié plutôt que de crainte, Sophronie se tait, & les yeux fixés vers le Ciel semble avoir déjà quitté le séjour terrestre.

Clorinde encore plus touchée du tranquille silence de l’une que des douloureuses plaintes de l’autre, s’attendrit sur leur fort jusqu’aux larmes ; puis se tournant vers un vieillard qu’elle apperçut auprès d’elle ; dites-moi, je vous prie, lui demanda-t-elle, qui sont ces jeunes gens, & pour quel crime ou par quel malheur ils souffrent un pareil supplice ?

Le vieillard en peu de mots ayant pleinement satisfait y sa demande, elle fut frappée d’étonnement, & jugeant bien que tous deux étoient innocens, elle résolut, autant que le pourroit sa priere ou tes armes, de les garantir de la mort. Elle s’approche, en faisant retirer la flamme pré te à les atteindre ; elle parle ainsi à ceux qui l’attisoient. Qu’aucun de vous n’ait l’audace de poursuivre cette cruelle œuvre jusqu’à ce que j’aye parlé au Roi, je vous promets qu’il ne vous saura pas mauvais gré de ce retard. Frappés de son air grand & noble, les fergens obéirent ; alors elle achemina vers le Roi & le rencontra qui venoit au-devant d’elle.

Seigneur, lui dit-elle, je suis Clorinde ; vous m’avez peut-être ouï nommer quelquefois. Je viens m’offrir pour défendre avec vous la foi commune & votre trône. Ordonnez, soit en pleine campagne ou dans l’enceinte des murs, quelqu’emploi qu’il vous plaise m’assigner, je l’accepte, sans craindre les plus périlleux ni dédaigner les plus humbles.

Quel pays, lui répond le Roi, est si loin de l’Asie & de route du soleil, où l’illustre nom de Clorinde ne vole pas sur les ailes de la gloire ! Non, vaillante guerriere, avec vous n’ai plus ni doute ni crainte, & j’aurois moins de confiance une armée entiere venue à mon secours qu’en votre seule assistance. Oh que Godefroy n’arrive-t-il à l’instant même ! Il vient trop lentement à mon gré. Vous me demandez un emploi ? Les entreprises difficiles & grandes sont les seules dignes de vous. Commandez à nos guerriers : je vous nomme leur général. La modeste Clorinde lui rend grace, & reprend ensuite :

C’est un chose bien nouvelle, sans doute, que le salaire précede les services ; mais ma confiance en vos bontés me fait demander pour prix de ceux que j’aspire à vous rendre, la grace de ces deux condamnés. Je les demande en pur don, sans examiner si le crime est bien avéré, si le châtiment n’est point trop sévere, & sans m’arrêter aux signes sur lesquels je préjuge leur innocence.

Je dirai seulement que quoiqu’on accuse ici les Chrétiens d’avoir enlevé l’image, j’ai quelque raison de penser autrement. Cette œuvre du magicien fut une profanation de notre loi qui n’admet point d’idoles dans nos temples, & moins encore celles des Dieux étrangers. C’est donc à Mahomet que j’aime à rapporter le miracle, sans doute il l’a fait pour nous apprendre à ne pas souiller ses temples par d’autres cultes. Qu’Ismene fasse à son gré ses enchantemens, lui dont les exploits sont des maléfices. Pour nous guerriers, manions le glaive ; c’est-là notre défense & nous ne devons espérer qu’en lui.

Elle se tait ; &, quoique l’ame colere du Roi ne s’appaise pas sans peine, il voulut néanmoins lui complaire, plutôt fléchi par sa priere & par la raison d’Etat que par la pitié. Qu’ils aient, dit-il, la vie & la liberté : un tel intercesseur peut-il éprouver des refus ? Soit pardon, soit justice, innocens je les absous, coupables je leur fais grace.

Ils furent ainsi délivrés, & là fut couronné le sort vraiment aventureux de l’amant de Sophronie. Eh ! comment refuseroit-elle de vivre avec celui qui voulut mourir pour elle ? Du bûcher ils vont à la noce ; d’amant dédaigné, de patient même, il devient heureux époux, & montre ainsi dans un mémorable exemple, que les preuves d’un amour véritable ne laissent point insensible un cœur généreux.

FIN.




FRAGMENS

POUR UN

DICTIONNAIRE

DES TERMES D’USAGE

EN BOTANIQUE.


AVIS DES ÉDITEURS.
IL paroît par ces Fragmens, que le projet de M. Rouſſeau étoit de faciliter l’intelligence des termes uſités chez les Botaniſtes : il eſt fâcheux qu’il n’ait laiſſé ſur ce ſujet intéreſſant que des brouillons, peut-être auſſi incomplets par les articles qu’il a ébauchés, que par ceux qu’il n’a point traités. Mais nous avons penſé que, malgré leur imperfection, ces Fragmens méritoient de voir le jour, &, quelque défectueux qu’ils puiſſent être, nous n’avons voulu eſſayer, ni de ſuppléer aux articles qui manquent, ni de corriger ou finir ceux qui ſont faits ; tout au plus avons-nous oſé nous permettre de faire diſparoître quelques obſcurités, ou quelques défauts de ſtyle qui avoient échappé à la premiere compoſition.
INTRODUCTION.

LE premier malheur de la Botanique eſt d’avoir été regardée dès ſa naiſſance, comme une partie de la Médecine. Cela fit qu’on ne s’attacha qu’à trouver ou ſuppoſer des vertus aux plantes, & qu’on négligea la connoiſſance des plantes mêmes ; car comment ſe livrer aux courſes immenſes & continuelles qu’exige cette recherche, & en même tems aux travaux ſédentaires du laboratoire & aux traitemens des malades, par lesſquels on parvient à s’aſſurer de la nature des ſubſtances végétales, & de leurs effets dans le corps humain. Cette fauſſe maniere d’enviſager la Botanique en à long-tems rétréci l’étude au point de la borner preſque aux plantes uſuelles, & de réduire la chaîne végétal à un petit nombre de chaînons interrompus. Encore ces chaînons mêmes ont-ils été très-mal étudies, parce qu’on y regardoit ſeulement la matiere & non pas l’organiſation. Comment ſe ſeroit-on beaucoup occupe de la ſtructure organique d’une ſubſtance, ou plutôt d’une masse ramifiée qu’on ne ſongeoit qu’a piler dans un mortier ? On ne cherchoit des plantes que pour trouver des remedes, on ne cherchoit pas, des plantes mais des simples. C’etoit fort. bien fait, dira-t-on ; ſoit. Mais il n’en a pas moins réſulté que ſi l’on connoiſſoit fort bien les remedes, on ne laiſſoit pas de connoître fort mal les plantes ; & c’eſt tout ce que j’avance ici.

La Botanique n’étoit rien, il n’y avoit point d’étude de la Botanique, & ceux qui ſe piquoient le plus connoître les plantes n’avoient aucune idée, ni de leur ſtructure, ni de l’économie végétal. Chacun connoiſſoit de vue cinq ou six plantes de ſon canton auxquelles il donnoit des noms au hazard enrichis de vertus merveilleuſes qu’il lui plaiſoit de leur ſuppoſer, & chacune de ces plantes changée en panacée univerſelle ſuffiſoit ſeule pour immortaliſer tout le genre-humain. Ces plantes transformées en beaume & en en emplâtres diſparoiſſoient promptement, & faiſoient bientôt place à d’autres auxquelles de nouveaux venus, pour ſe diſtinguer, attribuoient les mêmes effets. Tantôt c’étoit une plante nouvelle qu’on décoroit d’anciennes vertus, & tantôt d’anciennes plantes propoſées ſous de nouveaux noms ſuffiſoient pour enrichir de nouveaux charlatans. Ces plantes avoient des noms vulgaires différens dans chaque canton, & ceux qui les indiquoient pour leurs drogues, ne leur donnoient que des noms connus tout au plus dans le lieu qu’ils habitoient ; & quand leurs récipés couroient dans d’autres pays on ne ſavoit plus de quelle plante il y étoit parlé ; chacun en ſubſtituoit une à ſa fantaiſie, ſans autre ſoin que de lui donner le même nom. Voilà tout l’art que les Myrepſus, les Hildegardes, les Suardus, les Villanova & les autres Docteurs de ces tems-là mettoient à l’étude des plantes, dont ils ont parlé dans leurs livres, & il ſeroit difficile peut-être au peuple d’en reconnoître une ſeule ſur leurs noms ou ſur leurs descriptions.

À la renaiſſance des Lettres tout diſparut pour faire place aux anciens livres ; il n’y eut plus rien de bon & de vrai que ce qui étoit dans Ariſtote & dans Galien. Au lieu d’étudier les plantes ſur la terre, on ne les étudioit plus que dans Pline & Dioſcoride, & il n’y a rien ſi fréquent dans les Auteurs de ces tems-là, que d’y voir nier l’exiſtence d’une plante par l’unique raiſon que Dioſcoride n’en a pas parlé. Mais ces doctes plantes, il faloit pourtant les trouver en nature, pour les employer ſelon les préceptes du maître. Alors on s’évertua, l’on ſe mit à chercher, à obſerver, à conjecturer & chacun ne manqua pas de faire tous ſes efforts pour trouver dans la plante qu’il avoit choiſie les caracteres décrits dans ſon auteur ; & comme les traducteurs, les commentateurs, les praticiens s’accordoient rarement ſur le choix, on donnoit vingt noms à la même plante, & à vingt plantes le même nom, chacun ſoutenant que la ſienne étoit la véritable, & que toutes les autres n’étant pas celle dont Dioſcoride avoit parle devoient être proſcrites de deſſus la terre. De ce conflit réſulterent enfin des recherches, à la vérité, plus attentives & quelques bonnes obſervations qui mériterent d’être conſervées, mais en même tems un tel cahos de nomenclature que les Médecins & les Herboriſtes avoient abſolument ceſſé de s’entendre entr’eux : il ne pouvoit plus y avoir communication de lumieres, il n’y avoit plus des diſputes de mots & de noms, & même toutes les recherches & deſcriptions utiles étoient perdues faute de pouvoir décider de quelle plante chaque au avoit parlé.

Il commença pourtant à ſe former de vrais Botaniſtes, tels que Cluſius, Cordus, Ceſalpin, Geſner, & a ſe faire de bons livres & inſtructifs ſur cette matiere, dans leſquels même on trouve déjà quelques traces de méthode. Et c’étoit certainement une perte que ces pieces devinſſent inutiles & inintelligibles par la ſeule diſcordance des noms. Mais de cela même que les auteurs commençoient à réunir les eſpeces & à ſéparer les genres, chacun ſelon ſa maniere d’obſerver le port & la ſtructure apparente, il réſulta de nouveaux inconvéniens & une nouvelle obſcurité, parce que chaque auteur réglant ſa nomenclature ſur ſa méthode créoit de nouveaux genres, ou ſéparoit les anciens ſelon que le requéroit le caractere des ſiens. De ſorte qu’eſpeces & genres, tout étoit tellement mêlé, qu’il n’y avoit preſque pas de plante qui n’eût autant de noms différens, qu’il y avoit d’auteurs qui l’avoient décrite ; ce qui rendoit l’étude de la concordance auſſi longue & ſouvent plus difficile celle des plantes même.

Enfin parurent ces deux illuſtres freres, qui ont plus fait eux ſeuls pour le progrès de la Botanique, que tous les autres enſemble qui les ont précédés & même ſuivis juſqu’a Tournefort. Hommes rares, dont le ſavoir immenſe & les ſolides travaux consacrés à la Botanique, les rendent dignes de l’immortalité qu’ils leur ont acquiſe. Car tant que cette ſcience naturelle ne tombera pas dans l’oubli, les noms de Jean & de Gaspard Bauhin vivront avec elle dans la mémoire des hommes.

Ces deux hommes entreprirent, chacun de ſon côté, une hiſtoire univerſelle des plantes, & ce qui ſe rapporte plus immédiatement à cet article, ils entreprirent l’un & l’autre d’y joindre une ſynonymie, c’est-à-dire, une liste exacte des noms que chacune d’elles portoit dans tous les auteurs qui les avoient précédés. Ce travail devenoit abſolument nécessaire pour qu’on pût profiter des obſervations de chacun d’eux ; car ſans cela il devenoit presque impossible de ſuivre & démêler chaque plante à travers tant de noms différens.

L’aîné a exécute à-peu-près cette entrepriſe dans les trois volumes in-folio qu’on a imprimés après ſa mort, & il y a joint une critique ſi juſte, qu’il s’eſt rarement trompé dans ſes ſynonymies.

Le plan de ſon frere étoit encore plus vaſte, comme il paroît par le premier volume qu’il en a donne & qui peut faire juger de l’immenſité de tout l’ouvrage, s’il eût en le tems de l’exécuter ; mais au volume près dont je viens de parler, nous n’avons que les titres du reſte dans ſon pinax, & ce pinax, fruit de quarante de travail eſt encore aujourd’hui le guide de tous ceux qui veulent travailler ſur cette matiere & conſulter les anciens auteurs.

Comme la nomenclature des Bauhins n’étoit formée que des titres de leurs chapitres, & que ces titres comprenoient ordinairement pluſieurs mots, de-là vient l’habitude de n’employer pour noms de plantes que des phraſes louches aſſez longues, ce qui rendoit cet nomenclature non-ſeulement traînante & embarraſſante, mais pédanteſque & ridicule. Il y auroit à cela, je l’avoue, quelque avantage, ſi ces phraſes avoient été mieux faites ; mais compoſées indifféremment des noms des lieux d’où venoient ces plantes, des noms des gens qui les avoient envoyées, & même des noms d’autres plantes avec leſquelles on leur trouvoit quelque ſimilitude, ces phraſes étoient des ſources de nouveaux embarras & de nouveaux doutes, puiſque la connoiſſance d’une ſeule plante exigeoit celle de pluſieurs autres, auxquelles sa phrase renvoyoit, & dont les noms n’étoient pas plus détermines que le ſien.

Cependant les voyages de long cours enrichiſſoient inceſſamment la Botanique de nouveaux tréſors, & tandis que les anciens noms accabloient déjà la mémoire, il en faloit inventer de nouveaux ſans ceſſe pour les plantes nouvelles qu’on découvroit. Perdus dans ce labyrinthe immenſe, les Botaniſtes forcés de chercher un fil pour s’en tirer, s’attacherent enfin ſérieuſement à la méthode ; Herman, Rivin, Ray, propoſerent chacun la sienne ; mais l’immortel Tournefort l’emporta ſur eux tous ; il rangea le premier ſyſtématiquement tout le regne végétal ; & reformant en partie la nomenclature, la combina par ſes nouveaux genres avec celle de Gaſpard Bauhin. Mais loin de la débarraſſer de ſes longues phraſes, ou il en ajouta de nouvelles, ou il chargea les anciennes des additions que ſa méthode le forçoit d’y faire. Alors s’introduiſit l’usaſge barbare de lier les nouveaux noms aux anciens par un qui quæ quod contradictoire, qui d’une même plante faiſoit deux genres tout différens.

Dens Leonis qui piloſella folio minus villoſo ; Doria quæ Jacobæa orientalis limonii folio : Titanokeratophyton quod Lithophyton marinum albicans.

Ainsi la nomenclature ſe chargeoit. Les noms des plantes devenoient non-ſeulement des phraſes mais des périodes. Je n’en citerai qu’un ſeul de Plukenet qui prouvera que je n’exagère pas. “ Gramen myloicophorum carolinianum ſeu gramen altiſſimum, panicula maxima ſpecioſa, è ſpecis majoribus compreſſiusculis utrinque pinnatis blattam molendariam quodam modo referentibus, compoſita, foliis convolutus mucronatis pungentibus ” Almag. 137.

C’en étoit fait de la Botanique ſi ces pratiques euſſent été suivies ; devenue abſolument inſupportable, la nomenclature ne pouvoit plus ſubſiſter dans cet état, & il faloit de toute néceſſité qu’il s’y fît une reforme ou que la plus riche, la plus aimable, la plus facile des trois parties de l’Hiſtoire naturelle fût abandonnée.

Enfin M. Linnæus plein de ſon ſyſtême ſexuel & des vaſtes idées qu’il lui avoit ſuggérées, forma le projet d’une refonte générale dont tout le monde ſentoit le beſoin, mais dont nul n’oſoit tenter l’entrepriſe. Il fit plus, il l’exécuta, & après avoir préparé dans ſon Critica Botanica les regles ſur lesquelles ce travail devoit être il conduit, il détermina dans son Genera plantarum ces genres des plantes, enſuite les eſpeces dans ſon Species ; de ſorte que gardant tous les anciens noms qui pouvoient s’accorder avec ces nouvelles regles & refondant tous les autres, il établit enfin une nomenclature éclairée, fondée ſur les vrais principes de l’art qu’il avoit lui-même expoſés. Il conſerva tous ceux des anciens genres qui étoient vraiment naturels, il corrigea, ſimplifia, réunit ou diviſa les autres ſelon que le requéroient les vrais caracteres. Et dans la confection des noms, il ſuivoit quelquefois même un peu trop ſévérement ſes propres regles.

À l’égard des eſpeces, il faloit bien pour les déterminer des deſcriptions & des différences ; ainsi les phrases reſtoient toujours indiſpenſables, mais s’y bornant à un petit nombre de mots techniques bien choiſis & bien adaptés, il s’attacha à faire de bonnes & breves définitions tirées des vrais caracteres de la plante, banniſſant rigoureuſement tout ce qui lui étoit étranger. Il falut pour cela créer, pour ainſi dire, à la Botanique une nouvelle langue qui épargnât ce long circuit de paroles qu’on voit dans les anciennes deſcriptions. On s’est plaint que les mots de cette langue n’étoient pas tous dans Cicéron. Cette plainte auroit un ſens raiſonnable, ſi Cicéron eût fait un traité complet de Botanique. Ces mots cependant ſont tous grecs ou latins, expreſſifs, courts, ſonores, & forment même des conſtructions élégantes par leur extrême préciſion. C’eſt dans la pratique journalière de l’art, qu’on ſent tout l’avantage de cette nouvelle langue, auſſi commode & néceſſaire Botaniſtes qu’eſt celle de l’Algebre aux Géometres.

Juſque-là M. Linnæus avoit déterminé le plus grand nombre des plantes connues, mais il ne les avoit pas nommées : car ce n’eſt pas nommer une choſe que de la définir ; une phraſe ne ſera jamais un vrai nom & n’en ſauroit avoir l’uſage. Il pourvut à ce défaut par l’invention des noms triviaux, qu’il joignit à ceux des genres pour diſtinguer les eſpeces. De cette maniere le nom de chaque plante n’eſt compoſé jamais que de deux mots, & ces deux mots ſeuls choiſis avec diſcernement & appliques avec juſteſſe, font ſouvent mieux connoître la plante que ne faiſoient les longues phraſes Micheli & de Plukenet. Pour la connoître mieux encore & plus réguliérement, on a la phrase qu’il faut ſavoir ſans doute, mais qu’on n’a plus beſoin de répéter à tout propos lorſqu’il ne faut que nommer l’objet.

Rien n’étoit plus mauſſade & plus ridicule lorſqu’une femme ou quelqu’un de ces hommes qui leur reſſemblent, vous demandoient le nom d’une herbe on d’une fleur dans un jardin, que la néceſſité de cracher en réponse une longue enfilade de mots latins qui reſſembloient à des évocations magiques ; inconvénient ſuffiſant pour rebuter ces perſonnes frivoles d’une étude charmante offerte avec un appareil auſſi pédanteſque.

Quelque néceſſaire, quelque avantageuſe que fût cette reforme, il ne faloit pas moins que le profond ſavoir de M. Linnæus pour la faire avec ſuccès, & que la célébrité de grand naturaliſte pour la faire univerſellement adopter. Elle a d’abord éprouve de la réſiſtance, elle en éprouve encore. Cela ne ſauroit être autrement, ſes rivaux dans la même carriere regardent cette adoption comme un aveu d’infériorité qu’ils n’ont garde de faire ; ſa nomenclature paroît tenir tellement à ſon ſyſtême, qu’on ne s’aviſe gueres de l’en ſéparer. Et les Botaniſtes du premier ordre, qui ſe croient obligés par hauteur de n’adopter le ſyſtême de perſonne & d’avoir chacun le ſien, n’iront pas ſacrifier leurs prétentions aux progrès d’un art dont l’amour dans ceux qui le profeſſent eſt rarement déſintéreſſé.

Les jalouſies nationales s’oppoſent encore à l’admiſſion d’un ſyſtême étranger. On se croit obligé de ſoutenir les illuſtres de son pays, ſur-tout lorſqu’ils ont ceſſé de vivre ; car même l’amour-propre qui faiſoit ſouffrir avec peine leur ſupériorité durant leur vie, s’honore de leur gloire après leur mort.

Malgré tout cela, la grande commodité de cette nouvelle nomenclature & ſon utilité que l’uſage a fait connoître, l’ont fait adopter preſque univerſellement dans toute Europe plutôt ou plus tard, à la vérité, main enfin à-peu-près par-tout, & même à Paris. M. de Juſſieu vient de l’établir au jardin du Roi, préférant ainſi l’utilité publique à la gloire d’une nouvelle refonte que ſembloit demander la méthode des familles naturelles dont ſon illustre oncle eſt l’auteur. Ce n’eſt pas que cette nomenclature Linnéene n’ait encore ſes défauts & ne laiſſe de grandes priſes à la critique ; mais en attendant qu’on en trouve une plus parfaite à qui rien ne manque, il vaut cent fois mieux adopter celle-là que de n’en avoir aucune, ou de retomber dans les phraſes de Tournefort & de Gaſpard Bauhin. J’ai même peine à croire qu’une meilleure nomenclature pût avoir déſormais aſſez de ſuccès pour proſcrire celle-ci, à laquelle les Botaniſtes de l’Europe ſont déjà tout accoutumés, & c’eſt par la double chaîne de l’habitude & de la commodité qu’ils y renonceroient avec plus de peine encore qu’ils n’en eurent à l’adopter. Il faudroit, pour opérer ce changement, un auteur dont le crédit effaçât celui de M. Linnæus, & à l’autorité duquel l’Europe entiere voulût ſe ſoumettre une ſeconde fois, ce qui me paroît difficile à eſpérer. Car ſi ſon ſystême, quelque excellent qu’il puiſſe être, n’est adopté que par une ſeule nation, il jettera la Botanique dans un nouveau labyrinthe, & nuira plus qu’il ne ſervira.

La travail même de M. Linnæus, bien qu’immenſe, reſte encore imparfait, tant qu’il ne comprend pas toutes les plantes connues, & tant qu’il n’eſt pas adopté par tous les Botaniſtes ſans exception : car les livres de ceux qui ne s’y ſoumettent pas, exigent de la part des lecteurs, le même travail pour la concordance auquel ils étoient forcés pour les livres qui ont précédé. On a obligation à M. Crantz, malgré ſa passion contre M. Linnæus, d’avoir, en rejettent ſon ſystême, adopte ſa nomenclature. Mais M. Haller, dans ſon grand & excellent traite des plantes alpines, rejette à la fois l’un & l’autre, & M. Adanſon fait encore plus, il prend une nomenclature toute nouvelle & ne fournit aucun renſeignement pour y rapporter celle de M. Linnæus. M. Haller cite toujours les genres & quelquefois les phraſes des eſpeces de M. Linnæus, mais M. Adanson n’en cite jamais ni genre ni phraſes. M. Haller s’attache à une ſynonymie exacte, par laquelle, quand il n’y joint pas la phraſe de M. Linnæus, on peut du moins la trouver indirectement par le rapport des ſynonymes. Mais M. Linnæus & ſes livres ſont tout-à-fait nuls pour M. Adanſon & pour ſes lecteurs, il ne laiſſe aucun renſeignement par lequel on s’y puiſſe reconnoître. Ainſi il faut opter entre M. Linnæus & M. Adanson qui l’exclud ſans miſéricorde, & jetter tous les livres de l’un ou de l’autre au feu. Ou bien il faut entreprendre un nouveau travail qui ne ſera ni court ni facile pour faire accorder deux nomenclatures, qui n’offrent aucun point de réunion.

De plus, M. Linnæus n’a point donne une ſynonymie complete. Il s’eſt contenté pour les plantes anciennement connues de citer les Pauhins & Clusius, & une figure de chaque plante. Pour les plantes exotiques découvertes récemment, il a cité un ou deux auteurs modernes & les figures Rheedi, de Rumphius & quelques autres, & s’en eſt tenu-là. Son entrepriſe n’exigeoit pas de lui une compilation plus étendue, & c’étoit aſſez qu’il donnât un ſeul renſeignement ſûr pour chaque plante dont il parloit.

Tel eſt l’état actuel des choses. Or sur cet expose je demande à tout lecture ſenſé comment il eſt poſſible de s’attacher à l’étude des plantes, en rejettant celle de la nomenclature ? c’eſt comme ſi l’on vouloit ſe rendre ſavant dans une langue sans vouloir en apprendre les mots. Il eſt vrai que les noms ſont arbitraires, que la connoiſſance des plantes ne tient point néceſſairement à celle de la nomenclature, & qu’il est aiſé de ſuppoſer qu’un homme intelligent pourroit être un excellent Botaniſte, quoiqu’il ne connût pas une ſeule plante par ſon nom. Mais qu’un homme ſeul, ſans livres & ſans aucun ſecours des lumieres communiquées, parvienne à devenir de lui-même un très-médiocre Botaniſte, c’eſt une aſſertion ridicule à faire & une entrepriſe impoſſible à exécuter. Il s’agit de ſavoir ſi trois cents ans d’études & d’obſervations doivent être perdus pour la Botanique, ſi trois cents volumes de figures & de deſcriptions doivent être jettés au feu, ſi les connoiſſances acquiſes par tous les ſavans, qui ont conſacré leur bourſe, leur vie & leurs veilles à des voyages immenſes, coûteux, pénibles & périlleux doivent être inutiles à leurs ſucceſſeurs, & ſi chacun partant toujours de zéro pour ſon premier point, pourra parvenir de lui-même aux mêmes connoiſſances qu’une longue ſuite de recherches & d’études à répandues dans la maſſe du genre-humain. Si cela n’eſt pas & que la troiſieme & plus aimable partie de l’Hiſtoire naturelle mérite l’attention des curieux, qu’on me diſe comment on s’y prendra pour faire uſage des connoiſſances ci-devant acquiſes, ſi l’on ne commence par apprendre la langue des auteurs & par ſavoir à quels objets se rapportent les noms employés par chacun d’eux. Admettre l’étude de la Botanique & rejetter celle de la nomenclature, c’eſt donc tomber dans la plus absurde contradiction.
FRAGMENS
POUR UN
DICTIONNAIRE
DES TERMES D’USAGE
EN BOTANIQUE.

ABRUPTE. On donne l’épithete d’Abrupte aux feuilles pintées, au ſommet deſquelles manque la foliole impaire terminale qu’elles ont ordinairement.

ABRUVOIRS, ou goutieres. Trous qui ſe forment dans le bois pourri des chicots, & qui retenant l’eau des pluies, pourriſſent enfin le reſte du tronc.

ACAULIS, ſans tige.

AIGRETTE. Touffe de filamens ſimples ou plumeux qui couronnent les ſemences dans pluſieurs genres de compoſées & d’autres fleurs. L’Aigrette eſt ou ſeſſile, c’eſt-à-dire, immédiatement attachée autour de l’embrion qui les porte, ou pédiculée, c’eſt-à-dire, portée par un pied appelle en latin Stipes qui la tient élevée au-deſſus de l’embrion. L’Aigrette sert d’abord de calice au fleuron, ensuite elle le pouſſe & le chaſſe à meſure qu’il ſe fane pour qu’il ne reſte pas ſous la ſemence & ne l’empêche pas de mûrir ; elle garantit cette même ſemence nue à de l’eau de la pluie qui pourroit la pourrir ; & lorſque la ſemence eſt mûre, elle lui ſert d’aîle pour être portée & diſſéminée au loin par les vents.

AILÉE. Une feuille compoſée de deux folioles oppoſées ſur le même pétiole, s’appelle feuille aîlée.

AISSELLE. Angle aigu ou droit, forme par une branche ſur une autre branche ou ſur la tige, ou par une feuille ſur une branche.

AMANDE. Semence enfermée dans un noyau.

ANDROGYNE. Qui porte des fleurs mâles & des fleurs femelles ſur le même pied, Ces mots Androgyne & Monoïque ſignifient abſolument la même choſe. Excepté que dans le premier on fait plus d’attention au différent ſexe des fleurs, & dans le ſecond à leur aſſemblage ſur le même individu.

ANGIOSPERME, à ſemences enveloppées. Ce terme d’Angioſperme convient également aux fruits à capſule & aux fruits à baye.

ANTHERE. Capsule ou boëte portée par le filet de l’étamine, & qui s’ouvrant au moment de la fécondation, répand la pouſſiere prolifique.

ANTHOLOGIE. Diſcours ſur les fleurs. C’eſt le titre d’un livre de Pontedera, dans lequel il combat de toute ſa force le ſyſtème ſexuel qu’il eût ſans doute adopté lui-même, ſi les écrits de Vaillant & de Linnæus avoient précédé le ſien.

APHRODITES. M. Adanſon donne ce nom à des animaux dont chaque individu reproduit ſon ſemblable par le génération, mais ſans aucun acte extérieur de copulation ou de fécondation, tels que quelques pucerons, les conques, la plupart des vers ſans ſexe, les inſectes qui ſe reproduiſent ſans génération, mais par la ſection d’une partie de leur corps. En ce ſens les plantes qui ſe multiplient par boutures & par caïeux peuvent être appelées auſſi Aphrodites. Cette irrégularité ſi contraire à la marche ordinaire de la nature, offre bien des difficultés à la définition de l’eſpece : est-ce qu’a proprement parler il n’exiſteroit point d’eſpeces dans la nature, mais ſeulement des individus ? Mais on peut douter, je crois, s’il eſt des plantes abſolument Aphrodites, c’est-à-dire, qui n’ont réellement point de ſexe & ne peuvent ſe multiplier par copulation. Au reſte, il y a cette différence entre ces deux mots Aphrodite & Aſexe, que le premier s’applique aux plantes qui n’ayant point de ſexe ne laiſſent pas de multiplier ; au lieu que l’autre ne convient qu’a celles qui ſont neutres ou ſtériles & incapables de reproduire leur ſemblable.

APHYLLE. On pourroit dire effeuillé, mais effeuillé ſignifie dont on a ôté les feuilles, & Aphylle, qui n’en a point.

ARBRE. Plante d’une grandeur conſidérable, qui n’a qu’un ſeul & principal tronc diviſé en maîtreſſes branches.

ARBRISSEAU. Plante ligneuſe de moindre taille que l’arbre, laquelle ſe divise ordinairement des la racine en pluſieurs tiges. Les arbres & les arbriſſeaux poussent en automne des boutons dans les aiſſelles des feuilles qui ſe développent dans le printems s’épanouiſſent en fleurs. & en fruits ; différence qui les diſtingue des ſous-arbriſſeaux.

ARTICULE. Tige, racines, feuilles, ſilique ; ſe dit lorſque quelqu’une de ces parties de la plante ſe trouve coupée par des nœuds diſtribués de diſtance en diſtance.

AXILLAIRE. Qui ſort d’une aiſſelle.

BALE. Calice dans les graminées.

BAYE. Fruit charnu ou ſucculent à une ou pluſieurs loges.

BOULON. Groupe de fleurettes amaſſées en tête.

BOURGEON. Germe des feuilles & des branches.

BOUTON. Germe des fleurs.

BOUTURE. Eſt une jeune branche que l’on coupe à certains arbres moëlleux, tels que le figuier, le ſaule, le coignaſſier, laquelle reprend en terre ſans racine. La réuſſite des boutures dépend plutôt de leur facilité à produire des racines, que de l’abondance de la moëlle des branches ; car l’oranger, le buis, l’if & la ſabine qui ont peu de moëlle, reprennent facilement de bouture.

BRANCHES. Bras plians & élaſtiques du corps de l’arbre, ce ſont elles qui lui donnent la figure ; elles ſont ou alternes, ou oppoſées, ou verticillées. Le bourgeon s’étend peu-à-peu en branches poſées collatéralement & compoſées des mêmes parties de la tige, & l’on prétend que l’agitation des branches cauſée par le vent eſt aux arbres ce qu’eſt aux animaux l’impulſion du cœur. On diſtingue,

1°. Les maîtreſſes branches, qui tiennent immédiatement au tronc, & d’où partent toutes les autres.

2°. Les branches à bois, qui étant les plus groſſes & pleines de boutons plats, donnent la forme à un arbre fruitier, & doivent le conſerver en partie.

3°. Les branches à fruits ſont plus foibles & ont des boutons ronds.

4°. Les chiffonnes ſont courtes & menues.

5°. Les gourmandes ſont groſſes, droites & longues.

6°. Les Veules ſont longues & ne promettent aucune fécondité.

7°. La branche aoûtée est celle qui, après le mois d’Août, a pris naiſſance, s’endurcit & devient noirâtre.

8°. Enfin, la branche de faux-bois eſt groſſe à l’endroit où elle devroit être menue, & ne donne aucune marque de fécondité.

BULBE. Eſt une racine orbiculaire compoſée de pluſieurs peaux ou tuniques emboîtées les unes dans les autres. Les bulbes ſont plutôt des boutons ſous terre que des racines ; ils en ont eux-mêmes de véritables, généralement preſque cylindriques & rameuſes.

CALICE. Enveloppe extérieure ou ſoutien des autres parties de la fleur, &c. Comme il y a des plantes qui n’ont point de calice, il y en a auſſi dont le calice ſe métamorphoſe peu-à-peu en feuilles de la plante, & réciproquement il y en a dont les feuilles de la plante ſe changent en calice : c’eſt ce qui se voit dans la famille de quelques renoncules, comme l’Anémone, la Pulſatille, &c.

CAMPANIFORME, ou Campanulée. Voyez Cloche.

CAPILLAIRES. On appelle feuilles capillaires dans la famille des mouſſes celles qui ſont déliées comme des cheveux. C’eſt ce qu’on trouve ſouvent exprime dans le ſynopſis de Ray, & dans l’hiſtoire des mouſſes de Dillen, Par le mot grec de Trichodes.

On donne aussi le nom de Capillaires à une branche de la famille des fougeres, qui porte comme elles ſa fructification ſur le dos des feuilles, & ne s’en diſtingue que par la ſtature des plantes qui la compoſent, beaucoup plus petite dans les capillaires que dans les fougeres.

CAPRIFICATION. Fécondation des fleurs femelles d’une ſorte de Figuier dioïque par la pouſſiere des étamines de l’individu mâle appelle caprifiguier. Au moyen de cette opération de la nature, aidée en cela de l’induſtrie humaine, les figues ainſi fécondées groſſiſſent, mûriſſent & donnent une récolte meilleure & plus abondante qu’on ne l’obtiendroit ſans cela.

La merveille de cette opération conſiſte en ce que, dans le genre du Figuier, les fleurs étant encloſes dans le fruit, il n’y a que celles qui ſont hermaphrodites ou androgynes qui ſemblent pouvoir être fécondées ; car quand les ſexes ſont tout-à-fait ſéparés, on ne voit pas comment la pouſſiere des fleurs mâles pourroit pénétrer ſa propre enveloppe & celle du fruit femelle juſqu’aux piſtils qu’elle doit féconder, c’eſt un inſecte qui ſe charge de ce transport. Une ſorte de moucheron particuliere au caprifiguier y pond, y éclos, s’y couvre de la pouſſiere des étamines, la porte par l’œil de la figue à travers les écailles qui en garnissent l’entrée, juſques dans l’intérieur du fruit, & là, cette pouſſiere ne trouvant plus d’obſtacle, ſe dépoſe ſur l’organe deſtiné à la recevoir.

L’hiſtoire de cette opération a été détaillée en premier lieu par Théophraſte, le premier, le plus ſavant ou, pour mieux dire, l’unique & vrai Botaniſte de l’antiquité, & après lui par Pline chez les anciens. Chez les modernes par Jean Bauhin, puis par Tournefort ſur les lieux mêmes, après lui par Pontedera, & par tous les compilateurs de Botanique & d’Hiſtoire naturelle qui n’ont fait que tranſcrire la relation de Tournefort.

CAPSULAIRE. Les plantes capſulaires ſont celles dont le fruit eſt à capſules. Ray a fait de cette diviſion ſa dix-neuvieme classe. Herba vaſculiſera.

CAPSULE. Péricarpe ſec d’un fruit ſec ; car on ne donne point, par exemple, le nom de capſule à l’écorce de la Grenade, quoiqu’auſſi ſeche & dure que beaucoup d’autres capſules, parce qu’elle enveloppe un fruit mou.

CAPUCHON, CALYPTRA. Coëffe pointue qui couvre ordinairement l’urne des mouſſes. Le capuchon eſt d’abord adhérent à l’urne, mais enſuite il ſe détache & tombe quand elle approche de la maturité.

CARYOPHYLLÉE. Fleur caryophyllée ou en œillet.

CAYEUX. Bulbes par leſquelles pluſieurs liliacées & autres plantes ſe reproduiſent.

CHATON. Aſſemblage de fleurs mâles ou femelles ſpiralement attachées à un axe ou réceptacle commun, autour duquel ces fleurs prennent la figure d’une queue de chat. Il y a plus d’arbres a chatons mâles qu’il n’y en a qui aient auſſi des chatons femelles.

CHAUME. (Culmus) Nom particulier dont on diſtingue la tige graminées de celles des autres plantes, & à qui l’on donne pour caractere propre d’être géniculée & fistuleuſe, quoique beaucoup d’autres plantes aient ce même caractere & que les Lêches & divers gramens des Indes ne l’aient pas. On ajoute que le chaume n’eſt jamais rameux, ce qui néanmoins ſouffre encore exception dans l’Arundo calamagroſtis & dans d’autres.

CLOCHE. Fleurs en cloche ou campaniformes.

COLORE. Les calices, les bâles, les écailles, les enveloppes, les parties extérieures des plantes qui ſont vertes ou griſes, communément ſont dites colorées lorſqu’elles ont une couleur plus éclatante & plus vive que leurs ſemblables, tels ſont les calices de la Circée, de la Moutarde, de la Carline ; les enveloppes de l’Aſtrantia : la corolle des Ornithogales blancs & jaunes eſt verte en deſſous & colorée en deſſus ; les écailles du Xeranthême ſont ſi colorées qu’on les prendroit pour des pétales, & le calice du Polygala, d’abord très-coloré, perd ſa couleur peu-à-peu, & prend enfin celle d’un calice ordinaire.

CORDON ombilical dans les capillaires & fougeres.

CORNET. Sorte de nectaire infundibuliforme.

CORYMBE. Diſpoſition de fleur qui tient le milieu entre l’ombelle & la panicule ; les pédicules ſont gradués le long de la tige comme dans la panicule, & arrivent tous à la même hauteur, formant a leur ſommet une ſurface plane.

Le corymbe differe de l’ombelle, en ce que les pédicules qui le forment au lieu de partir du même centre, par différentes hauteurs, de divers points ſur le même axe.

CORYMBIFERES. Ce mot ſembleroit devoir deſigner les plantes à fleurs en corymbe, comme celui d’ombelliſeres déſigne les plantes à fleurs en paraſol. Mais l’uſage n’a pas autorise cette analogie ; l’acception dont je vais parler n’eſt pas même fort uſitée, mais comme elle a été employée par Ray & par d’autres Botaniſtes, il la faut connoître pour les entendre.

Les plantes corymbiferes ſont donc dans la claſſe des compoſées, & dans la ſection des diſcoïdes celles qui portent leurs ſemences nues, c’eſt-à-dire, ſans aigrettes ni filets qui les couronnent ; tels sont les Bidens, les Armoiſes, la Tanaiſie, &c. On obſervera que les demi-fleuronnées à ſemences nues comme la Lampſane, l’Hyoſeris, la Catanance, &c. ne s’appellent pas cependant corymbiferes, parce qu’elles ne sont pas du nombre des diſcoïdes.

COSSE. Péricarpe des fruits légumineux. La coſſe eſt compoſée ordinairement de deux valvules, & quelquefois n’en a qu’une ſeule.

COSSON. Nouveau ſarment qui croît ſur la vigne après qu’elle eſt taillée.

COTYLEDON. Foliole ou partie de l’embrion dans laquelle s’élaborent & ſe préparent les ſucs nutritifs de la nouvelle plante.

Les Cotyledons, autrement appelles feuilles ſéminales, sont les premieres parties de la plante qui paroiſſent hors de terre lorſqu’elle commence à végéter. Ces premieres feuilles ſont très-ſouvent d’une autre forme que celles qui les ſuivent & qui ſont les véritables feuilles de la plante. Car pour l’ordinaire les cotyledons ne tardent pas à ſe flétrir & à tomber peu après que la plante eſt levée & qu’elle reçoit par d’autres parties une nourriture plus abondante que celle qu’elle droit par eux de la ſubſtance même de la ſemence.

Il y a des plantes qui n’ont qu’un cotyledon, & qui pour cela s’appellent monocotyledones, tels ſont les Palmiers, les liliacées, les graminées & d’autres plantes, le plus grand nombre en ont deux, & s’appellent dicotyledones ; ſi d’autres en ont davantage, elles s’appelleront polycotyledones. Les acotyledones sont celles qui n’ont point de cotyledons, telles les fougeres, les mouſſes, les champignons & toutes les cryptogames.

Ces differences de la germination ont fourni à Ray, à d’autres Botanistes, & en dernier lieu à Meſſieurs de Juſſieu & Haller la premiere ou plus grande division naturelle du regne végétal.

Mais pour claſſer les plantes suivant cette méthode, il faut les examiner ſortant de terre, dans leur premiere germination, & juſques dans la semence même ; ce qui eſt ſouvent fort difficile ſur-tout pour les plantes marines & aquatiques. Et pour les arbres & plantes étrangeres ou alpines qui refuſent de germer & naître dans nos jardins.

CRUCIFERE ou CRUCIFORME, diſpoſé en forme de croix. On donne ſpécialement le nom de crucifere à une famille de plantes dont le caractere eſt d’avoir des fleurs compoſées de quatre pétales diſpoſés en croix, ſur un calice compoſé d’autant de folioles, & autour du piſtil six étamines, dont deux égales entr’elles, ſont plus courtes que les quatre autres, & les diviſent également.

CUPULES. Sortes de petites calottes ou coupes qui naiſſent le plus souvent ſur pluſieurs Lichens & Algues ; & dans le creux deſquelles on voit les ſemences naître & ſe former, ſur-tout dans le genre appelle jadis hépatique des fontaines, & aujourd’hui marchantia.

CYME, ou CYMIER. Sorte d’ombelle qui n’a rien de régulier, quoique tous ſes rayons partent du même centre ; telles ſont les fleurs de l’Obier, du Chevrefeuille, &c.

DEMI-FLEURON. C’eſt le nom donne par Tournefort, dans les fleurs compoſées, aux fleurons échancres qui garniſſent le diſque des lactucées & à ceux qui forment le contour des radiées. Quoique ces deux ſortes de demi-fleurons ſoient exactement de même figure, & pour cela confondues ſous le même nom par les Botaniſtes, ils different pourtant eſſentiellement en ce que les premiers ont toujours des étamines & que les autres n’en ont jamais. Les demi-fleurons de même que les fleurons ſont toujours ſuperes, & portes par la ſemence qui eſt portée à son tour par le diſque ou réceptacle de la fleur : Le demi-fleuron eſt formé de deux parties, l’inférieure qui eſt un tube ou cylindre très-court, & la ſupérieure qui eſt plane, taillée en languette, & à qui l’on en donne le nom. Voyez, Fleuron, Fleur.

DIECIE oui DIŒCIE, habitation ſéparée. On donne le nom de Diécie à une claſſe de plantes compoſées de toutes celles qui portent leurs fleurs mâles ſur un pied, & leurs fleurs femelles ſur un autre pied.

DIGITÉ. Une feuille eſt digitée lorsque ſes folioles partent toutes du ſommet de ſon pétiole comme d’un centre commun. Telle eſt, par exemple, la feuille du Marronier d’Inde.

DIOIQUES. Toutes les plantes de la Diécie ſont Dioïques.

DISQUE. Corps intermédiaire qui tient la fleur ou quelque-unes de ſes parties élevées au-deſſus du vrai réceptacle.

Quelquefois on appelle diſque le réceptacle même comme dans les compoſées ; alors on diſtingue la ſurface du réceptacle, ou le diſque, du contour qui le borde & qu’on nomme rayon.

Diſque eſt auſſi un corps charnu qui ſe trouve dans quelques genres de plantes, au fond du calice, deſſous l’embrion ; quelquefois les étamines ſont attachées autour de ce diſque.

DRAGEONS. Branches enracinées qui tiennent au pied d’un arbre, ou au tronc, dont on ne peut les arracher ſans l’éclater.

ECAILLES ou PAILLETTES. Petites languettes paléacées qui, dans pluſieurs genres de fleurs compoſées, implantées ſur le réceptacle, diſtinguent & ſéparent les fleurons ; quand les paillettes ſont de simples filets, on les appelle des poils ; mais quand elles ont quelque largeur, elles prennent le nom d’écailles.

Il eſt ſingulier dans le Xeranthême à fleur double, que les écailles autour du diſque s’alongent, ſe colorent & prennent l’apparence de vrais demi-fleurons, au. point de tromper à l’aſpect, quiconque n’y regarderoit pas de bien près.

On donne très-ſouvent le nom d’écailles aux calices des chatons & des cônes : on le donne auſſi aux folioles des calices imbriques des fleurs en tête, tels que les Chardons, les Jacées, & à celles des calices de ſubſtance ſeche & ſcarieuse du Xeranthême & de la Catananche.

La tige des plantes dans quelques eſpeces, eſt auſſi d’écailles : ce ſont des rudimens coriaces de feuilles qui quelquefois en tiennent lieu, comme dans l’Orabanche & le Tuſſillage.

Enfin on appelle encore écailles les enveloppes imbriquées des bâles de plusieurs liliacées, & les bâles ou calices applatis des Schœnus, & d’autres graminacées.

ECORCE. Vêtement ou partie enveloppante du tronc & des branches d’un arbre. L’écorce eſt moyenne entre l’épiderme à l’extérieur, & le liber à l’intérieur. ; ces trois enveloppes ſe réuniſſent ſouvent dans l’uſage vulgaire ſous le nom commun d’écorce.

EDULE, EDULIS, bon à manger. Ce mot est du nombre de ceux qu’il eſt à déſirer qu’on faſſe paſſer du latin dans la langue univerſelle de la Botanique.

ENTRE-NŒUDS. Ce ſont dans les chaumes des graminées les intervalles qui ſéparent les nœuds d’où naiſſent les feuilles. Il y a quelques gramens, mais en bien petit nombre, dont le chaume nud d’un bout à l’autre eſt ſans nœuds, & par conſéquent ſans entre-nœuds, tel, par exemple, que l’Aira cærulea.

EPERON. Protubérance en forme de cône droit ou recourbé, faite dans pluſieurs ſortes de fleurs par le prolongement du nectaire. Tels ſont les éperons des Orchis, des Linaires, des Ancolies, des Pieds-d’alouettes, de pluſieurs Geranium & de beaucoup d’autres plantes.

EPI. Forme de bouquet dans laquelle les fleurs ſont attachées autour d’un axe ou réceptacle commun formé par l’extrémité du chaume ou de la tige unique. Quand les fleurs ſont pédiculées, pourvu que tous les pédicules ſoient ſimples & attaches immédiatement à l’axe, le bouquet s’appelle toujours épi ; mais dans l’épi rigoureuſement pris, les fleurs ſont ſeſſiles.

EPIDERME (l’). Eſt la peau fine extérieure qui enveloppe les couches corticales ; c’eſt une membrane très-fine, tranſparente, ordinairement ſans couleur, élaſtique & un peu poreuſe.

ESPECE. Réunion de pluſieurs variétés, ou individus, ſous un caractere commun qui les diſtingue de toutes les autres plantes du même genre.

ETAMINES. Agens maſculins de la fécondation ; leur forme eſt ordinairement celle d’un filet qui ſupporte une tête appelle anthère, ou ſommet. Cette anthère eſt une eſpece de capſule qui contient la pouſſiere prolifique. Cette pouſſiere s’échappe, soit par exploſion, ſoit par dilatation, & va s’introduire dans le ſtigmate, pour être portée juſqu’aux ovaires qu’elle féconde. Les étamines varient par la forme & par le nombre.

ETENDART. Pétale ſupérieur des fleurs légumineuſes.

ENVELOPPE. Eſpece de calice qui contient pluſieurs fleurs, comme dans le Pied-de-veau, le Figuier, les fleurs à fleurons. Les fleurs garnies d’une enveloppe ne ſont pas pour cela dépourvues de calice.

FANE. La fane d’une plante, eſt l’aſſemblage des feuilles d’en-bas.

FÉCONDATION. Opération naturelle par laquelle les étamines portent au moyen du piſtil jusqu’à l’ovaire, le principe de vie néceſſaire à la maturiſation des ſemences & à leur germination.

FEUILLES. Sont des organes néceſſaires aux plants pour pomper l’humidité de l’air pendant la nuit, & faciliter la tranſpiration durant le jour ; elles ſuppléent encore dans les végétaux au mouvement progreſſif & ſpontané des animaux, & en donnant priſe au vent pour agiter les plantes & les rendre plus robuſtes. Les plantes alpines ſans ceſſe battues du vent & des ouragans, ſont toutes fortes & vigoureuſes ; au contraire, celles qu’on éleve dans un jardin ont un air trop calme, y proſperent moins & ſouvent languiſſent & dégénerent.

FILET. Pédicule qui ſoutient l’étamine. On donne, auſſi le nom de filets aux poils qu’on voit ſur la ſurface des tiges, des feuilles & même des fleurs de pluſieurs plantes.

FLEUR. Si je livrois mon imagination aux douces ſenſattions que ce mot ſemble appeller, je pourrois faire un article agréable peut-être aux Bergers, mais fort mauvais pour les Botaniſtes. Ecartons donc un moment les vives couleurs, les odeurs ſuaves, les formes élégantes, pour chercher premiérement à bien connoître l’être organiſé qui les raſſemble. Rien ne paroît d’abord plus facile ; qui eſt-ce qui croit avoir beſoin qu’on lui apprenne ce que c’eſt qu’une fleur ? Quand on ne me demande pas ce que c’eſt que le tems, diſoit Saint Auguſtin, je le fais fort bien ; je ne le fais plus quand on me le demande. On en pourroit dire autant de la fleur & peut-être de la beauté même, qui, comme elle, eſt la rapide proie du tems. En effet, tous les Botaniſtes qui ont voulu donner juſqu’ici des définitions de la fleur ont échoué dans cette entreprise, & les plus illuſtres, tels que Meſſieurs Linnæus, Haller, Adanson, qui ſentoient mieux la difficulté que les autres, n’ont pas même tenté de la ſurmonter & ont laiſſé la fleur à définir. Le premier a bien donné dans ſa philoſophie botanique les définitions de Jungins, de Ray, de Tournefort, de Pontedera, de Ludwig, mais ſans en adopter aucune, & ſans en proposer de ſon chef.

Avant lui Pontedera avoit bien ſenti & bien expoſé cette difficulté, mais il ne put réſiſter à la tentation de la vaincre. Le lecteur pourra bientôt juger du ſuccès. Diſons maintenant en quoi cette difficulté conſiſte, ſans néanmoins compter ſi je tente à mon tour de lutter contr’elle, de réuſſir mieux qu’on n’a fait juſqu’ici.

On me préſente une roſe, & l’on me dit ; voilà une fleur. C’eſt me la montrer, je l’avoue, mais ce n’eſt pas la définir, & cette inſpection ne me ſuffira pas pour décider ſur toute autre plante ſi ce que je vois eſt ou n’eſt pas la fleur ; car il y a multitude de végétaux qui n’ont dans aucune de leurs parties la couleur apparente que Ray, Tournefort, Jungins ſont entrer dans la définition de la fleur, & qui pourtant portent des fleurs non moins réelles que celles du roſier, quoique bien moins apparentes.

On prend généralement pour la fleur la partie colorée de la fleur qui est la corolle, mais on s’y trompe aiſément ; il a des bractées & d’autres organes autant & plus colorés que la fleur même & qui n’en ſont point partie ; comme on le voit dans l’Ormin, dans le Bled-de-vache, dans pluſieurs Amaranthes & Chenopodium ; il y a des multitudes de fleurs qui n’ont point du tout de corolle, d’autres qui l’ont ſans couleur, ſi petite & ſi peu apparente, qu’il n’y a qu’une recherche bien ſoigneuſe qui puiſſe l’y faire trouver. Lorſque les bleds ſont en fleur, y voit-on des pétales colorés, en voit-on dans les mouſſes, dans les graminées ? En voit-on dans les chatons du Noyer, du Hêtre & du Chêne, dans l’Aune, dans le Noisetier, dans le Pin, & dans ces multitudes d’arbres & d’herbes qui n’ont que des fleurs à étamines ? Ces fleurs néanmoins n’en portent pas moins le nom de fleurs ; l’eſſence de la fleur n’est donc pas dans la corolle.

Elle n’eſt pas non plus ſéparément aucune des autres parties conſtituantes de la fleur, puiſqu’il n’y à aucune de ces parties qui ne manque à quelques eſpeces de fleurs. Le calice manque, par exemple, à preſque toute la famille des liliacées, & l’on ne dira pas qu’une Tulipe ou un Lis ne ſont pas une fleur. S’il y à quelques parties plus eſſentielles que d’autres à une fleur, ce ſont certainement le piſtil & les étamines. Or, dans toute la famille des cucurbitacées & même dans toute la claſſe des monoïques, la moitié des fleurs ſont ſans piſtil, l’autre moitié sans étamines, & cette privation n’empêche pas qu’on ne les nomme & qu’elles ne ſoient les unes & les autres de véritables fleurs. L’eſſence de la fleur ne conſiſte donc ni ſéparément dans quelques-unes de ſes parties dites conſtituantes, ni même dans l’aſſemblage de toutes ces parties. En quoi donc conſiſte proprement cette eſſence ; voilà la question. Voilà la difficulté, & voici la ſolution par laquelle Pontedera à tâché de s’en tirer.

La fleur, dit-il, eſt une partie dans la plante différente des autres par ſa nature & par ſa forme, toujours adhérente & utile à l’embrion, ſi la fleur à un piſtil, & ſi le piſtil manque, ne tenant à nul embrion.

Cette définition peche, ce me ſemble, en ce qu’elle embraſſe trop. Car lorsque le piſtil manque, la fleur n’ayant plus d’autres caracteres que de différer des autres parties de la plante par ſa nature & par ſa forme, on pourra donner ce nom aux Bractées, aux Stipules, aux Nectarium, aux Epines & à tout ce qui n’eſt ni feuilles ni branches. Et quand la corolle eſt tombée & que le fruit approche de ſa maturité, on pourroit encore donner le nom de fleur au calice & au réceptacle, quoique réellement il n’y ait alors plus de fleur. Si donc cette définition convient omni, elle ne convient pas ſoli, & manque par-là d’une des deux principales conditions requiſes. Elle laisse d’ailleurs un vuide dans l’eſprit, qui est le plus grand défaut qu’une définition puiſſe avoir. Car après avoir aſſigné l’uſage de la fleur au profit de l’embrion quand elle y adhere, elle fait ſuppoſer totalement inutile celle qui n’y adhere pas. Et cela remplit mal l’idée que le Botaniſte doit avoir du concours des parties & de leur emploi dans le jeu de la machine organique.

Je crois que le défaut général vient ici d’avoir trop conſidéré la fleur comme une ſubſtance absolue, tandis qu’elle n’eſt, ce me ſemble, qu’un être collectif & relatif, & d’avoir trop rafiné ſur les idées tandis qu’il faloit ſe borner à celle qui ſe préſentoit naturellement. Selon cette idée, la fleur ne me paroît être que l’état paſſager des parties de la fructification durant la fécondation du germe ; de-là ſuit que quand toutes les parties de la fructification ſeront réunies, il n’y aura qu’une fleur. Quand elles ſeront ſéparées, il y en aura autant qu’il y a de parties eſſentielles à la fécondation ; & comme ces parties eſſentielles ne ſont qu’au nombre de deux, ſavoir, le piſtil & les étamines, il n’y aura par conſéquent que deux fleurs, l’une mâle & l’autre femelle qui ſoient néceſſaires à la fructification. On en peut cependant ſuppoſer une troiſieme qui reuniroit les ſexes ſéparés dans les deux autres. Mais alors ſi toutes ces fleurs étoient également fertiles, la troiſieme rendroit les deux autres ſuperflues, & pourroit seule ſuffire à l’œuvre, ou bien il y auroit réellement deux fécondations, & nous examinons ici la fleur que dans une.

La fleur n’eſt donc que le foyer & l’inſtrument de la fécondation. Une ſeule ſuffit quand elle eſt hermaphrodite. Quand elle n’eſt que mâle ou femelle il en faut deux, ſavoir, une de chaque ſexe ; & ſi l’on fait entrer d’autres parties, comme le calice & la corolle dans la compoſition de la fleur, ce ne peut être comme eſſentielles, mais ſeulement comme nutritives & conſervatrices de celles qui le ſont. Il y a des Fleurs ſans calice, il y en a ſans corolle. Il y en a même ſans & ſans l’autre ; mais il n’y en a point & il n’y en ſauroit avoir qui ſoient en même tems ſans piſtil & ſans étamines.

La Fleur eſt une partie locale & paſſagere de la plante qui précede la fécondation du germe, & dans laquelle ou par laquelle elle s’opere.

Je ne m’étendrai pas à juſtifier ici tous les termes de cette définition qui peut-être n’en vaut pas la peine ; je dirai ſeulement que le mot précede m’y paroit eſſentiel, parce que le plus ſouvent la corolle s’ouvre & s’épanouit avant que les anthères s’ouvrent à leur tour, & dans ce cas il eſt inconteſtable que la Fleur préexiſte à l’œuvre de la fécondation. J’ajoute que cette fécondation s’opere dans elle ou par elle, parce que dans les Fleurs mâles des plantes androgynes & dioïques, il ne s’opere aucune fructification, & qu’elles n’en ſont pas moins des Fleurs pour cela.

Voilà, ce me ſemble, la notion la plus juſte qu’on puiſſe ſe faire de la Fleur, & la ſeule qui ne laiſſe aucune priſe aux objections qui renverſent toutes les autres définitions qu’on a tente d’en donner juſqu’ici. Il faut ſeulement ne pas prendre trop ſtrictement le mot durant que j’ai employé dans la mienne. Car même avant que la fécondation du germe ſoit commencée, on peut dire que la Fleur exiſte auſſi-tôt que les organes ſexuels ſont en évidence, c’eſt-à-dire, auſſi-tôt que la corolle eſt épanouie, & d’ordinaire les anthères ne s’ouvrent pas à la pouſſiere ſéminale dès l’inſtant que la corelles ouvre aux anthères ; cependant la fécondation ne peut commencer avant que les anthères ſoient ouvertes. De même l’œuvre de la fécondation s’acheve ſouvent avant que la corolle ſe flétriſſe & tombe : or juſqu’à cette chûte on peut dire que la Fleur exiſte encore. Il faut donc donner néceſſairement un peu d’extenſion au mot durant pour pouvoir dire que la Fleur & l’œuvre de la fécondation commencent & finiſſent enſemble.

Comme généralement la Fleur ſe fait remarquer par ſa corolle, partie bien plus apparente que les autres par la vivacité de ſes couleurs, c’eſt dans cette corolle aussi qu’on fait machinalement conſiſter l’eſſence de la Fleur, & les Botaniſtes eux-mêmes ne ſont pas toujours exempts de cette petite illuſion ; car ſouvent ils emploient le mot de Fleur pour celui de corolle, mais ces petites impropriétés d’inadvertance importent peu, quand elles ne changent rien aux idées qu’on a des choſes quand on y penſe. De-là ces mots de Fleurs monopétales, polypétales, de Fleurs labiées, perſonnées, de Fleurs régulieres, irrégulieres, &c. qu’on trouve fréquemment dans les livres même d’inſtitutions. Cette petite impropriété étoit non-ſeulement pardonnable, mais presque forcée à Tournefort & à ſes contemporains, qui n’avoient pas encore le mot de corolle, & l’uſage s’en eſt conservé depuis eux par l’habitude ſans grand inconvénient. Mais il ne ſeroit pas permis à moi qui remarque cette incorrection, de l’imiter ici ; ainsi je renvoie au mot Corolle à parler de ſes formes diverſes & de ſes diviſions[17].

Mais je dois parler ici des Fleurs compoſées & ſimples, parce que c’eſt la Fleur même & non la corolle qui ſe compoſe, comme on le va voir après l’expoſition des parties de la Fleur ſimple.

On divise cette Fleur en complete & incomplète. La Fleur complete eſt celle qui contient toutes les parties eſſentielles ou concourantes à la fructification, & ces parties ſont au nombre de quatre ; deux eſſentielles, ſavoir, le piſtil & l’étamine, ou les étamines ; & deux acceſſoires ou concourantes, ſavoir, la corolle & le calice, à quoi l’on doit ajouter le diſque ou réceptacle qui porte le tout.

La Fleur est complete quand elle eſt compoſée de toutes ces parties ; quand il lui en manque quelqu’une, elle eſt incomplete. Or la Fleur incomplete peut manquer non-ſeulement de corolle & de calice, mais même de piſtil ou d’étamines ; & dans ce dernier cas, il y a toujours une autre Fleur, ſoit ſur le même individu, ſoit ſur un différent, qui porte l’autre partie eſſentielle qui manque à celle-ci ; de-là la diviſion en Fleurs hermaphrodites, qui peuvent être completes ou ne l’être pas, & en Fleurs purement être complétés ou ne l’être pas, & en Fleurs purement mâles ou femelles, qui ſont toujours incompletes.

La Fleur hermaphrodite incomplete n’en eſt pas moins parfaite pour cela, puiſqu’elle ſe ſuffit à elle-même pour opérer la fécondation ; mais elle ne peut être appellée complete, puiſqu’elle manque de quelqu’une des parties de celles qu’on appelle ainſi. Une Roſe, un Œillet ſont, par exemple, des Fleurs parfaits & completes, parce qu’elles ſont pourvues de toutes ces parties. Mais une Tulipe, un Lis, ne ſont point des Fleurs completes, quoique parfaites, parce qu’elles n’ont point de calice ; de même la jolie petite Fleur appellée Paronychia eſt parfaite comme hermaphrodite, mais elle eſt incomplete, parce que, malgré ſa riante couleur, il lui manque une corolle.

Je pourrois, ſans ſortir encore de la section des Fleurs ſimples, parler ici des Fleurs régulieres, & des Fleurs appelées irréguliers. Mais comme ceci ſe rapporte principalement à la corolle, il vaut mieux ſur cet article renvoyer le lecteur à ce mot[18]. Reſte donc à parler des oppoſitions que peut ſouffrir ce nom de Fleur ſimple.

Toute Fleur d’où réſulte une ſeule fructification eſt une Fleur ſimple. Mais si d’une ſeule Fleur réſultent pluſieurs fruit, Fleur s’appellera compoſée, & cette pluralité n’a jamais lieu dans les Fleurs qui n’ont qu’une corolle. Ainſi toute Fleur compoſée à néceſſairement non-ſeulement pluſieurs pétales, mais pluſieurs corolles ; & pour que la Fleur ſoit réellement compoſée, & non par une ſeule agrégation de pluſieurs Fleurs ſimples, il faut que quelqu’une des parties de la fructification ſoit commune à tous les fleurons compoſans, & manque à chacun d’eux en particulier.

Je prends, par exemple, une Fleur de Laiteron, la voyant remplie de pluſieurs petites fleurettes, & je me demande ſi c’eſt une Fleur compoſée. Pour ſavoir cela, j’examine toutes les parties de la fructification l’une après l’autre, & je trouve que chaque fleurette a des étamines, un piſtil, une corolle, mais qu’il n’y a qu’un seul réceptacle en forme de diſque que les reçoit toutes, & qu’il n’y a qu’un seul grand calice qui les environne ; d’où je conclus que la Fleur eſt compoſée, puiſque deux parties de la fructification, ſavoir, le calice & le réceptacle, ſont communes à toutes & manquent à chacun en particulier.

Je prends ensuite une Fleur de Scabieuſe ou je diſtingue auſſi plusieurs fleurettes ; je l’examine de même, & je trouve que chacune d’elles eſt pourvue en ſon particulier de toutes les parties de la fructification, ſans en excepter le calice & même le réceptacle, puiſqu’on peut regarder comme tel le ſecond calice qui ſert de baſe à la ſemence. Je conclus donc que la Scabieuſe n’eſt point une Fleur compoſée, quoiqu’elle raſſemble comme elles pluſieurs fleurettes ſur un même diſque & dans un même calice.

Comme ceci pourtant eſt ſujet à diſpute, ſur-tout à cause du réceptacle, on tire des fleurettes même un caractere plus ſûr, qui convient à toutes celles qui conſtituent proprement une Fleur compoſée & qui ne convient qu’à elles ; c’eſt d’avoir cinq étamines réunies en tube ou cylindre par leurs anthères autour du ſtyle & diviſées par leurs cinq filets au bas de la corolle ; toute Fleur dont les fleurettes ont leurs anthères ainſi diſpoſées, eſt donc une Fleur compoſée, & toute Fleur ou l’on ne voit aucune fleurette de cette eſpece n’eſt point une Fleur compoſée, & ne porte même au ſingulier qu’improprement le nom de Fleur, puisqu’elle eſt réellement une agrégation de pluſieurs Fleurs.

Ces fleurettes partielles qui ont ainſi leurs anthères réunies, & dont l’aſſemblage forme une Fleur véritablement compoſée, ſont de deux eſpeces ; les unes qui ſont régulières & tubulées s’appellent proprement fleurons, les autres qui ſont échancrées & ne préſentent par le haut qu’une languette plane & ſouvent dentelée, s’appellent demi-fleurons ; & des combinaiſons de ces deux eſpeces dans la Fleur totale, réſultent trois ſortes principales de Fleurs compoſées, ſavoir, celles qui ne ſont garnies que de fleurons, celles qui ne ſont garnies que de demi-fleurons, & celles qui ſont mêlées des unes & des autres.

Les Fleurs à fleurons ou Fleurs fleuronnées ſe diviſent encore deux eſpeces, relativement à leur forme extérieure ; celles qui préſentent une figure arrondie en maniere de tête, & dont le calice approche de la forme hémiſphérique, s’appellent Fleurs en tête, Capitati. Tels ſont, par exemple, les Chardons, Artichauts, la Chauſſe-trape.

Celles dont le réceptacle eſt plus applati, en ſorte leurs fleurons forment avec le calice une figure à-peu-près cylindrique, s’appellent Fleurs en diſque Diſcoïdei. La Santoline, par exemple, & l’Eupatoire, offrent des Fleurs en diſque ou diſcoïdes.

Les Fleurs à demi-fleurons s’appellent demi-fleuronnées & leur figure extérieure ne varie pas aſſez régulièéement pour offrir une diviſion ſemblable à la précédente. Le Salſifis, la Scorſonere, le Piſſenlit, la Chicorée ont des Fleurs demi-fleuronnées.

À l’égard des Fleurs mixtes, les demi-fleurons ne s’y pas mêlent pas parmi les fleurons en confuſion, ſans ordre mais les fleurons occupent le centre, du diſque, les demi-fleurons en garniſſent la circonférence, & forment une couronne à la Fleur, & ces Fleurs ainſi couronnées portent le nom de Fleurs radiées. Les Reines-Marguerites & tous les Aſters, le Souci, les Soleils, la Poire-de-terre portent tous des Fleurs radiées.

Toutes ces ſections forment encore dans les Fleurs compoſées, & relativement au ſexe des fleurons, d’autres diviſions dont il ſera parle dans l’article Fleuron.

Les Fleurs ſimples ont une autre ſorte d’oppoſition dans celles qu’on appelle Fleurs doubles ou pleines.

La Fleur double eſt celle dont quelqu’une des parties eſt multipliée au-delà de ſon nombre naturel, mais ſans que cette multiplication nuiſe à la fécondation du germe.

Les Fleurs ſe doublent rarement par le calice, preſque jamais par les étamines. Leur multiplication la plus commune ſe fait par la corolle. Les exemples les plus-fréquens en sont dans les Fleurs polypétales, comme Œillets, Anémones, Renoncules ; les Fleurs monopétales doublent moins communément. Cependant on voit aſſez ſouvent des Campanules, des Primeveres, des Auricules, & ſur-tout des Jacinthes à Fleur double.

Ce mot de Fleur double ne marque pas dans le nombre des pétales une ſimple duplication, mais une multiplication quelconque. Soit que le nombre des pétales devienne double, triple, quadruple, &c. tant qu’ils ne multiplient pas au point d’étouffer la fructification, la Fleur garde toujours le nom de Fleur double ; mais lorſque les pétales trop multipliés font diſparoître les étamines & avorter le germe, alors la Fleur perd le nom de Fleur double & prend celui de Fleur pleine.

On voit par-là que la Fleur double eſt encore dans l’ordre de la nature, mais que la Fleur pleine n’y eſt plus véritable monſtre.

Quoique la plus commune plénitude des Fleurs ſe faſſe par les pétales, il y en a néanmoins qui ſe rempliſſent par le calice, & nous en avons un exemple bien remarquable dans l’Immortelle appellée Xeranthême. Cette Fleur qui paroît radiée & qui réellement est diſcoïde, porte ainsi que la Carline un calice imbrique, dont le rang intérieur à ſes folioles longues & colorées, & cette Fleur, quoique compoſée, double & multiplie tellement par ſes brillantes folioles qu’on les prendroit, garniſſant la plus grande partie du diſque, pour autant de demi-fleurons.

Ces fauſſes apparences abuſent ſouvent les yeux de ceux qui ne ſont pas Botaniſtes : mais quiconque eſt initié dans l’intime ſtructure des Fleurs, ne peut s’y tromper un moment. Une Fleur demi-fleuronnée ressemble extérieurement à une Fleur polypétale pleine, mais il y a toujours cette différence eſſentielle, que dans la premiere chaque demi-fleuron eſt une Fleur parfaite qui a ſon embrion, ſon piſtil & ſes étamines ; au lieu que dans la Fleur pleine chaque pétale multiplié n’eſt toujours qu’un pétale qui ne porte aucune des parties eſſentielles à la fructification. Prenez l’un après l’autre les pétales d’une Renoncule ſimple, ou double, ou pleine, vous ne trouverez dans aucun nulle autre choſe que le pétale même ; mais dans le Piſſenlit chaque demi-fleuron garni d’un ſtyle end’étamines, n’eſt pas un ſimple pétale, mais une véritable Fleur.

On me préſente une Fleur de Nymphéa jaune, & l’on me demande ſi c’eſt une compoſée ou une Fleur double ? Je réponds que ce n’eſt ni l’un ni l’autre. Ce n’eſt pas une compoſée, puisque les folioles qui l’entourent ne ſont pas des demi-fleurons ; & ce n’est pas une Fleur double, parce que la duplication n’eſt l’état naturel d’aucune Fleur, & que l’état naturel de la Fleur de Nymphéa jaune eſt d’avoir pluſieurs enceintes de pétales autour de ſon embrion. Ainsi cette multiplicité n’empêche pas le Nymphéa jaune d’être une Fleur ſimple.

La conſtitution commune au plus grand nombre des Fleurs, eſt d’être hermaphrodites ; & cette conſtitution paroît en effet la plus convenable au regne végétal, ou les individus dépourvus de tout mouvement progreſſif & ſpontané ne peuvent s’aller chercher l’un l’autre quand les ſexes ſont ſéparés. Dans les arbres & les plantes ou ils le ſont, la nature, qui fait varier ſes moyens, à pourvu à cet obſtacle : mais il n’en eſt pas moins vrai généralement que des êtres immobiles doivent, pour perpétuer leur eſpece, avoir en eux-mêmes tous les inſtrumens propres à cette fin.

FLEUR MUTILÉE. Eſt celle qui, pour l’ordinaire par défaut de chaleur, perd ou ne produit point la corolle qu’elle devroit naturellement avoir. Quoique cette mutilation ne doive point faire eſpece, les plantes ou elle a lieu ſe diſtinguent néanmoins dans la nomenclature de celles de même eſpece qui ſont completes, comme on peut le voir dans pluſieurs eſpeces de Quamoclit, de Cucuballes, de Tuſſilages, de Campanules, &c.

FLEURETTE. Petite Fleur complete qui entre dans la ſtructure d’une Fleur agrégée.

FLEURON. Petite Fleur incomplete qui entre dans la ſtructure d’une Fleur compoſée. Voyez Fleur.

Voici quelle est la ſtructure naturelle des fleurons compoſans.

1. Corolle monopétale tubulée à cinq dents, ſupere.

2. Piſtil alongé, terminé par deux ſtigmates réfléchis.

3. Cinq étamines dont des filets ſont ſéparés par le bas, mais formant par l’adhérence de leurs anthères un tube autour du piſtil.

4. Semence nue alongée ayant pour base le réceptacle commun, & ſervant elle-même par ſon ſommet de réceptacle à la corolle.

5. Aigrette de poils ou d’écailles couronnant la ſemence, & figurant un calice à la base de la corolle. Cette aigrette pouſſe de bas en haut la corolle, la détache & la fait tomber lorſqu’elle eſt flétrie, & que la ſemence accrue approche de ſa maturité.

Cette ſtructure commune & générale des fleurons ſouffre des exceptions dans pluſieurs genres de compoſées, & ces différences conſtituent même des ſections qui forment autant de branches dans cette nombreuſe famille.

Celles de ces différences qui tiennent à la ſtructure même des fleurons, ont été ci-devant expliquées au mot Fleur. J’ai maintenant à parler de celles qui ont rapport à la fécondation.

L’ordre commun des fleurons dont je viens de parler eſt d’être hermaphrodites, & ils ſe fécondent par eux-mêmes. Mais il y en a d’autres qui ayant des étamines & n’ayant point de germe, portent le nom de mâles ; d’autres qui ont un germe & n’ont point d’étamines, s’appellent fleurons femelles ; d’autres qui n’ont ni germe ni étamines, ou dont le germe imparfait avorte toujours, portent le nom de neutres.

Ces diverſes eſpeces de fleurons ne ſont pas indifféremment entremêlés dans les Fleurs compoſées ; mais leurs combinaiſons méthodiques & régulieres ſont toujours relatives ou à la plus ſure fécondation, ou a la plus abondante fructification, ou à la plus pleine maturification des graines.

FRUCTIFICATION. Ce mot se prend toujours dans un ſens collectif, & comprend non-ſeulement l’œuvre de la fécondation du germe & de la maturification du fruit, mais l’aſſemblage de tous les inſtrumens naturels deſtinés à cette opération.

FRUIT. Dernier produit de la végétation dans l’individu, contenant les ſemences qui doivent la renouveller par d’autres individus. La ſemence n’eſt ce dernier produit que quand elle eſt ſeule & nue. Quand elle ne l’eſt pas, elle n’eſt que partie du fruit.

Fruit. Ce mot a dans la Botanique un ſens beaucoup plus étendu que dans l’uſage ordinaire. Dans les arbres & même dans d’autres plantes, toutes les ſemences ou leurs enveloppes bonnes à manger, portent en général le nom de fruit. Mais en Botanique ce même nom s’applique plus généralement encore à tout ce qui réſulte, après la fleur, de la fécondation du germe. Ainſi le fruit n’eſt proprement autre chose que l’ovaire fécondé, & cela, ſoit qu’il ſe mange ou ne ſe mange pas, que la ſemence ſoit déjà mûre ou qu’elle ne le ſoit pas encore.

GENRE. Réunion de pluſieurs eſpeces ſous un caractere commun qui les diſtingue de toutes les autres plantes.

GERME, embrion, ovaire, fruit. Ces termes ſont ſi près d’être ſynonymes, qu’avant d’en parler ſéparément dans leurs articles, je crois devoir les unir ici.

Le germe eſt le premier rudiment de la plante, il devient embrion ou ovaire au moment de la fécondation, & ce même embrion devient fruit en mûriſſant ; voilà les différences exactes. Mais on n’y fait-pas toujours attention dans l’uſage & l’on prend ſouvent ces mots l’un pour l’autre indifféremment.

Il y a deux ſortes de germes bien distincts, l’un contenu dans la ſemence, lequel en ſe développant devient plante, & l’autre contenu dans la fleur, lequel par la fécondation devient fruit. On voit par quelle alternative perpétuelle chacun de ces deux germes ſe produit, & en eſt produit.

On peut encore donner le nom de germe aux rudimens des feuilles enfermées dans les bourgeons, & à ceux des fleurs enfermés dans les boutons.

GERMINATION. Premier développement ces parties de la plante, contenue en petit dans le germe.

GLANDES. Organes qui ſervent à la ſecrétion des ſucs de la plante.

GOUSSE. Fruit d’une plante légumineuſe. La gouſſe qui s’appelle auſſi légume, eſt ordinairement composée de deux panneaux nommés coſſes, applatis ou convexes, collés l’un ſur l’autre par deux futures longitudinales, & qui renferment des ſemences attachées alternativement par la future aux deux coſſes, leſquelles ſe séparent par la maturité.

GRAPPE, racemus. Sorte d’épi dans lequel les Fleurs ne ſont ni ſeſſiles ni toutes attachées à la rape ; mais à des pédicules partiels dans leſquels les pédicules principaux ſe diviſent. La grappe n’eſt autre choſe qu’une panicule dont les rameaux sont plus ſerrés, plus courts, & ſouvent plus gros que dans la panicule proprement dite.

Lorſque l’axe d’une panicule ou d’un épi pend en bas au lieu & s’élever vers le Ciel, on lui donne alors le nom de grappe ; tel eſt l’épi du groſeiller, telle eſt la grappe de la vigne.

GREFFE. Opération par laquelle on force les ſucs d’un arbre à paſſer par les couloirs d’un autre arbre ; d’oû il réſulte que les couloirs de ces deux plantes n’étant pas de même figure & dimenſions, ni places exactement les uns vis-à-vis des autres, les ſucs forcés de ſe ſubtiliſer en ſe diviſant, donnent enſuite des fruits meilleurs & plus ſavoureux.

GREFFER. Eſt engager l’œil ou le bourgeon d’une ſaine branche d’arbre dans l’écorce d’un autre arbre, avec les précautions néceſſaires & dans la ſaiſon favorable, en ſorte que ce bourgeon reçoive le ſuc du ſecond arbre & s’en nourriſſe comme il auroit fait de celui dont il a été détaché. On donne le nom de Greffe à la portion qui s’unir, & de Sujet à l’arbre auquel il s’unit.

Il y a diverſes manieres de greffer. La greffe par approche, en fente, en couronne, en flûte, en écuſſon.

GYMNOSPERME à ſemences nues.

HAMPE. Tige ſans feuilles deſtinée uniquement à tenir la fructification élevée au-deſſus de la racine.

INFERE, SUPERE. Quoique ces mots soient purement latins, on eſt obligé de les employer en françois dans le langage de la Botanique, ſous peine d’être diffus, lâche & louche, pour vouloir parler purement. La même néceſſité doit être ſuppoſée, & la même excuſe répétée dans tous les mots latins que je ſerai forcé de franciſer. Car c’eſt ce que je ne ferai jamais que pour dire ce que je ne pourrois auſſi-bien faire entendre dans un françois plus correct

Il y a dans les fleurs deux diſpoſitions différentes du calice & de la corolle, par rapport au germe dont l’expreſſion revient ſi ſouvent, qu’il faut absolument créer un mot pour elle. Quand la calice & la corolle portent ſur le germe, la fleur eſt dite ſupere. Quand le germe porte ſur le calice & la corolle, la fleur eſt dite inſere. Quand de la corolle on tranſporte le mot au germe, il faut prendre toujours l’oppoſé. Si la corolle eſt infère, le germe est supere ; si la corolle est supere, le germe est infere ; ainſi l’on a le choix de ces deux manieres d’exprimer la même choſe.

Comme il y a beaucoup plus de plantes ou la fleur eſt infere, que de celles ou elle eſt ſupere, quand cette diſpoſition n’eſt point exprimée, on doit toujours ſous-entendre le premier cas, parce qu’il eſt le plus ordinaire ; & ſi la description ne parle point de la diſpoſition relative de la corolle & du germe, il faut ſuppoſer la corolle infere : car ſi elle étoit ſupere, l’auteur de la deſcription l’auroit expreſſément dit.

LÉGUME. Sorte de péricarpe compose de deux panneaux dont les bords ſont réunis par deux ſutures longitudinales. Les ſemences ſont attachées attachées alternativement à ces deux valves par la ſuture ſupérieure, l’inférieure eſt nue. L’on appelle de ce nom en général le fruit des plantes légumineuſes.

LÉGUMINEUSES Voyez Fleurs, Plantes.

LIBER (le). Eſt compoſé de pellicules qui repréſentent les feuillets d’un livre ; elles touchent immédiatement au bois. Le Liber ſe détache tous les ans des deux autres parties de l’écorce, & s’uniſſant avec l’aubier, il produit sur la circonférence de l’arbre une nouvelle couche qui en augmente le diametre.

LIGNEUX. Qui a la conſiſtance de bois.

LILIACÉES. Fleurs qui portent le caractere du Lis.

LIMBE. Quand une corolle monopétale régulière s’évaſe & s’élargit par le haut, la partie qui forme cet évaſement s’appelle le Limbe, & ſe découpe ordinairement en quatre, cinq ou pluſieurs ſegmens. Diverſes Campanules, Primeveres, Liſerons & autres fleurs monopétales offrent des exemples de ce Limbe, qui eſt à l’égard de la corolle à-peu-près ce qu’est à l’égard d’une cloche la partie qu’on nomme le pavillon. Le différent degré de l’angle que forme le Limbe avec le tube eſt ce qui fait donner à la corolle le nom d’infundibuliforme, de campaniforme, ou hypocrateniforme.

LOBES des ſemences ſont deux corps réunis, applatis d’un côté, convexes de l’autre. Ils ſont diſtincts dans les ſemences légumineuſes.

LOBES des feuilles.

LOGE. Cavité intérieure du fruit ; il eſt à pluſieurs loges, quand il eſt partagé par des cloiſons.

MAILLET. Branche de l’année à laquelle on laiſſe pour la replanter deux chicots du vieux bois ſaillans des deux côtés. Cette ſorte de bouture ſe pratique ſeulement ſur la vigne & même aſſez rarement.

MASQUE. Fleur en maſque eſt une Fleur monopétale irréguliere.

MONÉCIE ou MONŒCIE. Habitation commune aux deux ſexes. On donne le nom de Monœcie à une claſſe de plantes compoſée de toutes celles qui portent des Fleurs mâles & des Fleurs femelles ſur le même pied.

MONOUQUE. Toutes les plantes de la Monœcie ſont monoïques. On appelle Plantes monoïques celles dont les Fleurs ne ſont pas hermaphrodites, mais ſéparément mâles & femelles ſur le même individu. Ce mot, formé de celui de monœcie, vient du grec & ſignifie ici que les deux ſexes occupent bien le même logis, mais ſans habiter la même chambre. Le Concombre, le Melon & toutes les cucurbitacées ſont des plantes monoïques.

MUFLE (Fleur en) Voyez Maſque.

NŒUDS. Sont les articulations des tiges & des racines.

NOMENCLATURE. Art de joindre aux noms qu’on impoſe aux plantes l’idée de leur ſtructure & de leur claſſification.

NOYAU. Semence oſſeuſe qui renferme une amande.

NUD. Dépourvu des vêtemens ordinaires à ſes ſemblables.

On appelle graines nues celles qui n’ont point de péricarpe, ombelles nues celles qui n’ont point d’involucre, tiges nues celles qui ne ſont point garnies de feuilles, &c.

NUITS-DE-FER. Noctes ferreæ. Ce ſont, en Suede, celles dont la froide température arrêtant la végétation de pluſieurs plantes, produit leur dépériſſement inſenſible, leur pourriture & enfin leur mort. Leurs premieres atteintes avertiſſent de rentrer dans les ſerres les plantes étrangeres, qui periroient par ces ſortes de froids.

(C’eſt aux premiers gels aſſez communs au mois d’Août dans les pays froids qu’on donne ce nom, qui, dans des climats tempérés, ne peut pas être employé pour les mêmes jours. H.)

ŒIL. Voyez Ombilic. Petite cavité qui ſe trouve en certains fruits à l’extrémité oppoſée au pédicule ; dans les fruits inſeres ce ſont les diviſions du calice qui forment l’ombilic, comme le Coin, la Poire, la Pomme, &c. dans ceux qui sont ſuperes, l’ombilic eſt la cicatrice laiſſé par l’inſertion du piſtil.

ŒILLETONS. Bourgeons qui ſont à côté des racines des Artichauts & d’autres plantes, & qu’on détache afin de multiplier ces plantes.

OMBELLE. Aſſemblage de rayons qui partant d’un même centre, divergent comme ceux d’un paraſol. L’ombelle univerſelle porte ſur la tige ou ſur une branche, l’ombelle partielle ſort d’un rayon de l’ombelle univerſelle.

OMBILIC. C’eſt, dans les bayes & autres fruits mous inſeres, le réceptacle de la Fleur dont, après qu’elle eſt tombée, la cicatrice reſte ſur le fruit, comme on peut le voir dans les Airelles. Souvent le calice reſte & couronne l’ombilic qui s’appelle alors vulgairement œil. Ainſi l’œil des Poires & des Pommes n’eſt autre choſe que l’ombilic autour duquel le calice perſiſtant s’eſt deſſéché.

ONGLE. Sorte de tache ſur les pétales ou ſur les feuilles, qui à ſouvent la figure d’un ongle & d’autres figures différentes, comme on peut le voir aux fleurs des Pavots, des Roſes, des Anémones, des Ciſtes, & aux feuilles des Renoncules, des Perſicaires, &c.

ONGLET. Eſpece de pointe crochue par laquelle le pétale de quelques corolles eſt fixé ſur le calice ou ſur le réceptable ; l’onglet des Œillets eſt plus long que celui des Roſes.

OPPOSÉES. Les feuilles oppoſées ſont juſqu’au nombre de deux, placées l’une vis-à-vis de l’autre, des deux côtés de la tige ou des branches. Les feuilles oppoſées peuvent être pédiculées ou ſeſſiles ; s’il y avoit plus de deux feuilles attachées à la même hauteur autour de la tige, alors cette pluralité dénatureroit l’oppoſition & cette diſpoſition des feuilles prendroit un nom différent Voyez Verticillées.

OVAIRE. C’eſt le nom qu’on donne à l’embrion du fruit, ou c’eſt le fruit même avant la fécondation. Après la fécondation l’ovaire perd ce nom & s’appelle ſimplement fruit ou en particulier péricarpe, ſi la plante eſt angioſperme ; ſemence ou graine, ſi la plante eſt gymnosperme.

PALMÉE. Une feuille eſt palmée lorſqu’au lieu d’être compoſée de pluſieurs folioles comme la feuille digitée, elle eſt seulement découpée en pluſieurs lobes dirigés en rayons vers le ſommet du pétiole, mais ſe réuniſſant avant que d’y arriver.

PANICULE. épi rameux & pyramidal. Cette figure lui vient de ce que les rameaux du bas étant les plus larges, forment entre eux un plus large eſpace, qui se rétrécit en montant, à meſure que ces rameaux deviennent plus courts, moins nombreux ; en forte qu’une panicule parfaitement réguliere ſe termineroit enfin par une fleur ſeſſile.

PARASITES. Plantes qui naiſſent ou croiſſent ſur d’autres plantes & ſe nourriſſent de leur ſubſtance. La Cuſcute, le Gui, pluſieurs Mouſſes & Lichens, ſont des plantes paraſites.

PARENCHIME. Subſtance pulpeuſe ou tiſſu cellulaire qui forme le corps de la feuille ou du pétal : il eſt couvert dans l’une & dans l’autre d’un épiderme.

PARTIELLE. Voyez Ombelle.

PARTIES DE LÀ FRUCTIFICATION. Voyez Etamines, Piſtil.

PAVILLON, ſynonyme d’étendard.

PÉDICULE. Baſe alongée qui porte le fruit. On dit pedunculus en latin, mais je crois qu’il faut dire pédicule en françois. C’eſt l’ancien uſage, & il n’y a aucune bonne raiſon pour le changer. Pedunculus ſonne mieux en latin & il évite l’équivoque de nom pediculus. Mais le mot pédicule eſt net & plus doux en françois, & dans le choix des mots, il convient de conſulter l’oreille & d’avoir égard à l’accent de la langue.

L’adjectif pédicule me paroît néceſſaire par oppoſition à l’autre adjectif ſeſſile. La Botanique eſt ſi embarraſſée de termes, qu’on ne ſauroit trop s’attacher à rendre clairs & courts ceux qui lui sont ſpécialement conſacrés.

Le pédicule eſt le lien qui attache la fleur ou le fruit à la branche ou à la tige. Sa ſubſtance est d’ordinaire plus ſolide que celle du fruit qu’il porte par un de ſes bouts, & moins que celle du bois auquel il eſt attaché par l’autre. Pour l’ordinaire quand le fruit eſt mûr, il ſe détache & tombe avec ſon pédicule. Mais quelquefois, & ſur-tout dans les plantes herbacées, le fruit tombe & le pédicule reſte, comme on peut le voir dans le genre des Rumex. On y peut remarquer encore une autre particularité. C’eſt que les pédicules qui tout ſont verticillés autour de la tige, ſont auſſi tous articules vers leur milieu. Il ſemble qu’en ce cas le fruit devroit ſe détacher à l’articulation, tomber avec une moitié du pédicule & laiſſer l’autre moitié ſeulement attachée à la plante. Voilà néanmoins ce qui n’arrive pas. Le fruit ſe détache & tombe ſeul. Le pédicule tout entier reſte, & il faut une action expreſſe pour le diviſer en deux au point de l’articulation.

PERFOLIÉES. La feuille perfoliée eſt celle que la branche enfile & qui entoure celle-ci de tous côtés.

PERIANTHE. Sorte de calice qui touche immédiatement la fleur ou le fruit.

PERRUQUE. Nom donne par Vaillant aux racines garnies d’un chevelu touffu de fibrilles entrelacées comme des cheveux emmêlés.

PÉTALE. On donne le nom de pétale à chaque piece entiere de la corolle. Quand la corolle n’eſt que d’une ſeule piece, il n’y a auſſi qu’un pétale ; le pétale & la corolle ne ſont alors qu’une ſeule & même choſe, & cette sorte de corolle ſe déſigne par l’épithète de monopétale. Quand la corolle eſt de plusieurs pieces, ces pieces sont autant de pétales, & la corolle qu’elles compoſent ſe déſigne par leur nombre tire du grec, parce que le mot de pétale en vient auſſi, qu’il convient, quand on veut compoſer un mot, de tirer les deux racines de la même langue. Ainſi les mots de monopétale, de dipétale, de tripétale, de térapétale, de pentapérale, & enfin polypétale, indiquent une corolle d’une ſeule piece, ou de deux, de trois, de quatre, de cinq, &c. enfin d’une multitude indéterminée de pieces.

PETATOIDE : Qui à des pétales. Ainſi la Fleur pétatoïde eſt l’oppoſé de la Fleur apétale.

Quelquefois ce mot entre comme ſeconde racine dans la compoſition d’un autre mot dont la premiere racine eſt un nom de nombre. Alors il ſignifie une corolle monopétale profondément diviſée en autant de sections qu’en indique la premiere racine. Ainſi la corolle tripétatoïde eſt diviſée en trois ſegmens ou demi-pétales, la pentapétatoïde en cinq, &c.

PÉTIOLE. Baſe alongée qui porte la feuille. Le mot pétiole eſt oppoſé à ſeſſile à l’égard des feuilles, comme le mot pédicule l’eſt à l’égard des fleurs & des fruit. Voyez Pédicule, Seſſile.

PINNÉE. Une feuille aîlée à pluſieurs rangs s’appelle feuille pinnée.

PISTIL. Organe femelle de la fleur qui ſurmonte le germe, & par lequel celui-ci reçoit l’intromiſſion fécondante de la pouſſiere des anthères : le piſtil ſe prolonge ordinairement par un ou pluſieurs ſtyles, quelquefois auſſi il eſt couronné immédiatement par un ou pluſieurs ſtigmates, ſans aucun ſtyle intermédiaire. Le ſtigmate reçoit la pouſſiere prolifique du sommet des étamines, & la tranſmet par le piſtil dans l’intérieur du germe pour féconder l’ovaire. Suivant le ſyſtême ſexuel, la fécondation des plantes ne peut s’opérer que par le concours des deux ſexes, & l’acte de la fructification n’eſt plus que celui de la génération. Les filets des étamines ſont les vaiſſeaux ſpermatiques, les anthères ſont les teſticules, la pouſſiere qu’elles répandent eſt la liqueur ſéminale, le ſtigmate devient la vulve, le ſtyle eſt la trompe ou le vagin & le germe fait l’office d’uterus ou de matrice.

PLACENTA. Réceptacle des semences. C’eſt le corps auquel elles ſont immédiatement attachées. M. Linnæus n’admet point ce nom de Placenta & emploie toujours celui de réceptacle. Ces mots rendent pourtant des idées fort différentes. Le réceptacle eſt la partie par ou le fruit tient à la plante. Le placenta eſt la partie par où les ſemences tiennent au péricarpe. Il eſt vrai que quand les ſemences ſont nues, il n’y a point d’autre placenta que le réceptacle ; mais toutes les fois que le fruit eſt angiosperme, le réceptacle & le placenta ſont différens.

Les cloiſons (diſſepimenta) de toutes les capſules à pluſieurs loges ſont de véritables placentas, & dans des capſules uniloges, il ne laiſſe pas d’y avoir ſouvent des placentas autres que le péricarpe.

PLANTE. Production végétal compoſée de deux parties principales, ſavoir la racine par laquelle elle eſt attachée à la terre ou à un autre corps dont elle tire ſa nourriture, & l’herbe par laquelle elle inſpire & reſpire l’élément dans lequel elle vit. De tous les végétaux connus, la Truffe eſt preſque le ſeul qu’on puiſſe dire n’être pas plante.

PLANTES. Végétaux diſſéminés ſur la ſurface de la terre pour la vêtir & la parer. Il n’y a point d’aſpect auſſi triſte que celui de la terre nue ; il n’y en à point d’auſſi riant que celui des montagnes couronnées d’arbres, des rivieres bordées de bocages, des plaines tapiſſées de verdure, & des vallons émailles de Fleurs.

On ne peut diſconvenir que les plantes ne ſoient des corps organiſés & vivans, qui ſe nourriſſent & croiſſent par intusſuſception, & dont chaque partie poſſede en elle-même une vitalité iſolée & indépendante des autres, puiſqu’elles ont la faculté de ſe reproduire[19].

POILS ou SOYE. Filets plus ou moins ſolides & fermes qui naiſſent ſur certaines parties des plantes ; ils ſont quarrés ou cylindriques ; droits ou couches, fourchés ou ſimples, ſubulés ou en hameçons ; & ces diverſes figures ſont des caracteres aſſez conſtans pour pouvoir ſervir à claſſer ces plantes. Voyez l’ouvrage de M. Guettard, intitulé Obſervations ſur les plantes.

POLYGAMIE, pluralité d’habitation. Une claſſe de plantes porte le nom de Polygamie, & renferme toutes celles qui ont des Fleurs hermaphrodites ſur un pied & des Fleurs d’un ſeul ſexe mâles ou femelles ſur un autre pied.

Ce mot de Polygamie s’applique encore à pluſieurs ordres de la classe des Fleurs compoſées, & alors on y attache une idée un peu différente.

Les Fleurs compoſées peuvent toutes être regardées comme Polygames, puiſqu’elles renferment toutes pluſieurs fleurons qui fructifient ſéparément, & qui par conſéquent ont chacun ſa propre habitation, &, pour ainſi dire, ſa propre lignée. Toutes ces habitations ſéparées ſe conjoignent de différentes manieres, & par-là forment pluſieurs ſortes de combinaiſons.

Quand tous les fleurons d’une Fleur compoſée ſont hermaphrodites, l’ordre qu’ils forment porte le nom de Polygamie égale.

Quand tous ces fleurons compoſans ne ſont pas hermaphrodites, ils forment entr’eux, pour ainſi dire, une Polygamie bâtarde, & cela de pluſieurs façons.

1°. Polygamie ſuperflue, lorſque les fleurons du diſque étant tous hermaphrodites fructifient, & que les fleurons du contour étant femelles fructifient auſſi.

2°. Polygamie inutile, quand les fleurons du diſque étant hermaphrodites fructifient, & que ceux de contour ſont neutres & ne fructifient point.

3°. Polygamie néceſſaire, quand les fleurons du diſque étant mâles & ceux du contour étant femelles, ils ont beſoin les uns des autres pour fructifier.

4°. Polygamie ſéparée, lorsque les fleurons compoſans ſont diviſés entr’eux, ſoit un à un, ſoit pluſieurs enſemble, par autant de calices partiels renfermés dans celui de toute la fleur.

On pourroit imaginer encore de nouvelles combinaiſons, en ſuppoſant, par exemple, des fleurons mâles au contour, & des fleurons hermaphrodites ou femelles au diſque ; mais cela n’arrive point.

POUSSIERE PROLIFIQUE. C’eſt une multitude de petits corps ſphériques enfermes dans chaque anthère & qui, lorſque celle-ci s’ouvre & les verſe dans le ſtigmate, s’ouvrent à leur tour, imbibent ce même ſtigmate d’une humeur qui, pénétrant à travers le piſtil, va seconder l’embrion du fruit.

PROVIN. Branche de vigne couchée & coudée en terre. Elle pouſſe des chevelus par les nœuds qui ſe trouvent enterres. On coupe enſuite le bois qui tient au cep, & le bout oppoſé qui ſort de terre devient un nouveau cep.

PULPE. Subſtance molle & charnue de pluſieurs fruits & racines.

RACINE. Partie de la plante par laquelle elle tient à la terre ou au corps qui la nourrit. Les plantes ainſi attachées par la racine à leur matrice ne peuvent avoir de mouvement local ; le ſentiment leur ſeroit inutile, puiſqu’elles ne peuvent chercher ce qui leur convient, ni fuir ce qui leur nuit : or la nature ne fait rien en vain.

RADICALES. Se dit des feuilles qui ſont les plus près de la racine : ce mot s’étend auſſi aux tiges dans le même ſens.

RADICULE. Racine naissante.

RADIÉE. Voyez Fleur.

RÉCEPTACLE. Celle des parties de la fleur & du fruit qui ſert de ſiege à toutes les autres & par où leur ſont tranſmis de la plante les ſucs nutritifs qu’elles en doivent tirer.

Il ſe divise le plus généralement en réceptacle propre, que ne soutient qu’une ſeule fleur & un ſeul fruit, & qui, par conſéquent, n’appartient qu’aux plus ſimples, & en réceptacle commun qui porte & reçoit pluſieurs fleurs.

Quand la fleur eſt inſere, c’est le même réceptacle qui porte toute la fructification. Mais quand la fleur eſt ſupere, le réceptacle propre eſt double, & celui qui porte la fleur n’eſt pas le même que celui qui porte le fruit. Ceci s’entend de la construction la plus commune ; mais on peut propoſer à ce ſujet le problême ſuivant, dans la ſolution duquel la nature à mis une de ſes plus ingénieuses inventions.

Quand la fleur eſt ſur le fruit, comment ſe peut-il faire que la fleur & le fruit n’aient cependant qu’un ſeul & même réceptacle ?

Le réceptacle commun n’appartient proprement qu’aux fleurs composſées, dont il porte & unit, tous les fleurons en une fleur réguliere ; en ſorte que le retranchement de quelques-unes cauſeroit l’irrégularité de tous ; mais outre les Fleurs agrégées dont on peut dire à peu dire à-peu-près la même choſe, il y a d’autres ſortes de réceptacles communs qui méritent encore le même nom, comme ayant le même uſage. Tels sont l’Ombelle, l’Épi, la Panicule, le Thyrſe, la Cyme, le Spadix, dont on trouvera les articles chacun à ſa place.

RÉGULIERES (Fleurs). Elles sont ſymétriques dans toutes leurs parties, comme les Cruciferes, les Liliacées, &c.

RÉNIFORME. De la figure d’un rein.

ROSACÉE. Polypétale réguliere comme eſt la Roſe.

ROSETTE. Fleur en roſette eſt une Fleur monopétal dont le tube eſt nul ou très-court & le lymbe très-applati.

SEMENCE. Germe ou rudiment ſimple d’une nouvelle plante uni, à une ſubstance propre à ſa convervation avant qu’elle germe, & qui la nourrit durant la premiere germination, juſqu’à ce qu’elle puiſſe tirer ſon aliment immédiatement de la terre.

SESSILE. Cet adjectif marque privation de réceptacle. Il indique que la feuille, la fleur ou le fruit auxquels on l’applique tiennent immédiatement à la plante ſans l’entremiſe d’aucun pétiole ou pédicule.

SEXE. Ce mot a été étendu au regne végétal & y eſt devenu familier depuis l’établiſſement du ſyvtême ſexuel.

SILIQUE. Fruit compoſé de deux panneaux retenus par deux futures longitudinales auxquelles les graines ſont attachées des deux côtés.

La Silique eſt ordinairement biloculaire & partagée par une cloiſon à laquelle eſt attachée une partie des graines. Cependant cette cloiſon ne lui étant pas eſſentielle ne doit pas entrer dans ſa définition, comme on peut le voir dans le Cléome, dans la Chélidoine, &c.

SOLITAIRE. Une fleur ſolitaire eſt ſeule ſur ſon pédicule.

SOUS-ARBRISSEAU. Plante ligneuſe ou petit buisson moindre que l’arbriſſeau, mais qui ne pouſſe point en automne de boutons à fleurs ou à fruits. Tels sont le Thym, le Romarin, le Groſeiller' ', les ' Bruyeres, &c.

SOYES. Voyez Poils.

SPADIX, ou RÉGIME. C’eſt le rameau floral dans la famille des Palmiers ; il eſt le vrai réceptacle de la fructification, entoure d’un ſpathe qui lui ſert de voile.

SPATHE. Sorte de calice membraneux qui sert d’enveloppe aux fleurs avant leur épanouiſſement, & se déchire pour leur ouvrir le paſſage aux approches de la fécondation.

Le Spathe eſt caractériſtique dans la famille des Palmiers & dans celle des liliacées.

SPIRALE. Ligne qui fait pluſieurs tours en s’écartant du centre ou en s’en approchant.

STIGMATE. Sommet du piſtil qui s’humecte au moment de la fécondation, poux que la pouſſiere prolifique s’y attache.

STIPULE. Sorte de foliole ou d’écailles qui naît à la baſe du pétiole, du pédicule, ou de la branche. Les Stipules sont ordinairement extérieures à la partie qu’elles accompagnent, & leur servent en quelque maniere de conſole : mais quelquefois auſſi elles naiſſent à côté, vis-à-vis, ou au-dedans même de l’angle d’inſertion.

M. Adanſon dit qu’il n’y a de vraies ſtipules que sont attachées aux tiges, comme dans les Airelles, les Apocins, les Jujubiers, les Tithymales, les Châtaigniers, les Tilleuls, les Mauves, les Câpriers : elles tiennent lieu de feuilles dans les plantes qui ne les ont pas verticillées. Dans les plantes légumineuſes la ſituation des ſtipules varie. Les Roſiers n’en ont pas de vraies, mais ſeulement un prolongement ou appendice de feuille ou une extenſion du pétiole. Il y a auſſi des ſtipules membraneuſes comme dans l’Eſpargoute.

STYLE. Partie du piſtil qui tient le ſtigmate élevé au-deſſus du germe.

SUC NOURRICIER. Partie de la ſeve qui eſt propre à nourrir la plante.

SUPERE. Voyez Inſere.

SUPPORTS. Fulera. Dix especes, savoir, la stipule, la bractée, la vrille, l’épine, l’aiguillon, le pédicule, le pétiole, la hampe, la glande & l’écaille.

SURGEON, Surculus. Nom donne aux jeunes branches de l’Œillet, &c. auxquelles on fait prendre racine en les buttant en terre loſsqu’elles tiennent encore à la tige : cette opération eſt une eſpece de Marcotte.

SYNONYMIE. Concordance de divers noms donne par différens auteurs aux mêmes plantes.

La Synonymie n’eſt point une étude oiſeuſe & inutile.

TALON. Oreillette qui ſe trouve à la baſe des feuilles d’Orangers. C’eſt auſſi l’endroit ou tient l’œilleton qu’on détache d’un pied d’Artichaut, & cet endroit a un peu de racine.

TERMINAL. Fleur Terminale eſt celle qui vient au ſommet de la tige, ou d’une branche.

TERNÉE. Une feuille tournée eſt compoſée de trois folioles attachées au même pétiole.

TÊTE. Fleur en Tête ou Capitée eſt une Fleur agrégé ou compoſée, dont les fleurons ſont diſpoſés ſphériquement ou à-peu-près.

THIRSE. Epi rameux & cylindrique ; ce terme n’est pas extrêmement uſité, parce que les exemples n’en ſont pas frequens.

TIGE. Tronc de la plante d’où ſortent toutes ſes autres parties qui ſont hors de terre : elle a du rapport avec la côte, en ce que celle-ci eſt quelquefois unique & ſe ramifie comme elle, par exemple dans la Fougere : elle s’en diſtingue auſſi en ce qu’uniforme dans ſon contour, elle n’a ni face, ni dos, ni côté déterminés, au lieu que tout cela se trouve dans la côte.

Pluſieurs plantes n’ont point de tige, d’autres n’ont qu’une tige nue & ſans feuilles qui pour cela change de nom. V. Hampe.

La tige ſe ramifie en branches des différentes manieres.

TOQUE. Figure de bonnet cylindrique avec une marge relevée en maniere de chapeau. Le fruit du Paliurus à la forme d’une Toque.

TRACER. Courir horiſontalement entre deux terres ; comme fait le chiendent. Ainsi le mot Tracer ne convient qu’aux racines. Quand on dit donc que le Fraiſier trace, on dit mal, il rampe, & c’eſt autre chose.

TRACHÉES DES PLANTES. Sont, ſelon Malpighi, certains vaiſſeaux formés par les contours ſpiraux d’une lame mince, plate & aſſez large, qui, ſe roulant & contournant ainſi en tire-bourre, forme un tuyau étranglé & comme diviſé en ſa longueur en pluſieurs cellules, &c.

TRAINASSE ou TRAINÉE. Longs filets qui dans certaines plantes rampent ſur la terre, & qui d’eſpace en eſpace ont des articulations par leſquelles elles jettent en terre des radicales qui produiſent de nouvelles plantes.

TUNIQUES. Ce ſont les peaux ou enveloppes concentriques des Oignons.

VÉGÉTAL. Corps organiſé doué de vie & privé de ſentiment.

On ne me pasſſera pas cette définition, je le ſais. On veut que les minéraux vivent, que les végétaux ſentent, & que la matiere même informe ſoit douée de ſentiment. Quoi qu’il en ſoit de cette nouvelle phyſique, jamais je n’ai pu, je ne pourrai jamais parler d’après les idées d’autrui, quand ces idées ne ſont pas les miennes. J’ai souvent vu mort un arbre que je voyois auparavant plein de vie, mais la mort d’une pierre eſt une idée qui ne ſauroit m’entrer dans l’eſprit. Je vois un ſentiment exquis dans mon chien, mais je n’en apperçois aucun dans un Chou. Les paradoxes de Jean-Jacques ſont fort célebres. J’oſe demander s’il en avança jamais d’auſſi fou que celui que j’aurois à combattre ſi l’entrois ici dans cette discuſſion, & qui pourtant ne choque personne. Mais je m’arrête & rentre dans mon ſujet.

Puiſque les végétaux naiſſent & vivent, ils se détruiſent & meurent, c’est l’irrévocable loi à laquelle tout corps eſt ſoumis ; par conſéquent ils ſe reproduiſent : mais comment ſe fait cette reproduction ? En tout ce qui eſt ſoumis à nos ſens dans le regne végétal, nous la voyons ſe faire par la voie de la fructification, & l’on peut préſumer que cette loi de la nature eſt l’également suivie dans les parties du même regne, dont l’organisation échappe à nos yeux. Je ne vois ni fleurs ni fruits dans les Byſſus, dans les Conſerva, dans les Truffes ; mais je vois ces végétaux ſe perpétuer, & l’analogie sur laquelle je me fonde pour leur attribuer les mêmes moyens qu’aux autres de tendre à la même fin ; cette analogie, dis-je, me paroit ſi ſure, que je ne puis lui refuſer mon aſſentiment.

Il eſt vrai que la plupart des plantes ont d’autres manieres de ſe reproduire, comme par caïeux, par boutures, par drageons enracinés. Mais ces moyens ſont bien plutôt des ſupplémens que des principes d’inſtitution ; ils ne ſont point communs à toutes, il n’y a que la fructification qui le ſoit & qui ne ſouffrant aucune exception dans celle qui nous ſont bien connues, n’en laiſſe point ſuppoſer dans les autres ſubſtances végétales qui le ſont moins.

VELU. Surface tapiſſée de poils.

VERTICILLÉ. Attache circulaire ſur le même plan & en nombre de plus de deux autour d’un axe commun.

VIVACE. Qui vit pluſieurs années ; les arbres, les arbriſſeaux, les ſous-arbriſſeaux ſont tous vivaces. Plusieurs herbes même le ſont, mais seulement par leurs racines. Ainſi le Chevre-feuille & le Houblon, tous deux vivaces, le ſont différemment. Le premier conſerve pendant l’hiver ſes tiges, en sorte qu’elles bourgeonnent & fleuriſſent le printems ſuivant mais le Houblon perd les ſiennes à la fin de chaque automne & recommence toujours chaque année à en pouſſer de ſon pied de nouvelles.

Les plantes tranſportées hors de leur climat ſont ſujettes à varier ſur cet article. Plusieurs plantes vivaces dans les pays chauds deviennent parmi nous annuelles, & ce n’eſt pas la ſeule altération qu’elles ſubiſſent dans nos jardins.

De ſorte que la Botanique exotique étudiée en Europe, donne ſouvent de bien fauſſes obſervations.

VRILLES, ou mains. Eſpece de filets qui terminent les branches dans certaines plantes, & leur fourniſſent les moyens de s’attacher à d’autres corps. Les Vrilles ſont ſimples ou rameuſes ; elles prennent, étant libres, toutes fortes de directions, & lorſqu’elles s’accrochent à un corps etranger, elles l’embraſſent en ſpirale.

VULGAIRE. On déſigne ordinairement ainſi l’ainsi l’eſpece principale de chaque genre la plus anciennement connue dont il a tiré ſon nom, & qu’on regardoit d’abord comme une eſpece unique.

URNE. Boëte ou capſule remplie de pouſſiere que portent la plupart des mouſſes en fleur. La conſtruction la plus commune de ces Urnes eſt d’être élevées au-deſſus de la plante par un pédicule plus ou moins long, de porter à leur ſommet une eſpece de coëffe ou de capuchon pointu qui les couvre, adhérent d’abord à l’Urne, mais qui s’en détache enſuite & tombe lorsqu’elle eſt prête à s’ouvrir ; de s’ouvrir enſuite aux tiers de leur hauteur, comme une boëte à ſavonnette, par un couvercle qui s’en détache & tombe à ſon tour après la chûte de la coëffe ; d’être doublement ciliée autour de ſa jointure, afin que l’humidité ne puisse pénétrer dans l’intérieur de l’Urne tant qu’elle eſt ouverte ; enfin de pencher & ſe courber en en-bas aux approches de la maturité pour verſer à terre la pouſſiere qu’elle contient.

L’opinion générale des Botaniſtes sur cet article, est que cette Urne avec ſon pédicule est une étamine dont le pédicule eſt le filet, dont l’Urne eſt l’anthère, & dont la poudre qu’elle contient eſt qu’elle verſe eſt la pouſſiere fécondante qui va fertiliſer la fleur femelle ; en conſéquence de ce ſyſtême on donne communément le nom d’anthère à la capſule dont nous parlons. Cependant comme la fructification des mouſſes n’eſt pas juſqu’ici parfaitement connue, & qu’il n’eſt pas d’une certitude invincible que l’anthère dont nous parlons ſoit véritablement une anthère, je crois qu’en attendant une plus grande évidence, ſans ſe preſſer d’adopter un nom ſi déciſif que de plus grandes lumieres pourroient forcer enſuite d’abandonner, il vaut mieux conſerver celui d’Urne donne par Vaillant, & qui, quelque ſyſtême qu’on adopte, peut ſubſister ſans inconvénient.

UTRICULES. Sortes de petites outres percées par les deux bouts, & communiquant ſucceſſivement de l’une à l’autre par leurs ouvertures comme les aludels d’un alambic. Ces vaiſſeaux ſont ordinairement pleins de ſeve. Ils occupent les eſpaces ou mailles ouvertes qui ſe trouvent entre les fibres longitudinales & le bois.


LETTRES

ÉLÉMENTAIRES

SUR LA

BOTANIQUE

À MADAME DE L***.

LETTRES ÉLÉMENTAIRES SUR LA BOTANIQUE,
A MADAME DE L***.[20]

LETTRE PREMIERE.

Du 22 Août 1771.

VOtre idée d’amuſer un peu la vivacité de votre fille & de l’exercer à l’attention ſur des objets agréables & variés comme les plantes, me paroît excellente, mais je n’aurois oſé vous la propoſer, de peur de faire le Monſieur Joſſe, Puiſqu’elle vient de vous, je l’approuve de tout mon cœur, & j’y concourrai de même, perſuadé qu’à tout âge l’étude de la nature émouſſe le goût des amuſemens frivoles, prévient le tumulte des paſſions, & porte à l’ame une nourriture qui lui profite en la rempliſſant du plus digne objet de ſes contemplations.

Vous avez commence par apprendre à la Petite les noms d’autant de plantes que vous en aviez de communes ſous les yeux : c’étoit préciſément ce qu’il faloit faire. Ce petit nombre de plantes qu’elle connoît de vue ſont les pieces de comparaiſon pour étendre ses connoiſſances : mais elles ne ſuffisent pas. Vous me demandez un petit catalogue des plantes les plus connues avec des marques pour les reconnoître. Je trouve à cela quelque embarras. C’eſt de vous donner par écrit ces marques ou caracteres d’une maniere claire & cependant peu diffuſe. Cela me paroît impossible ſans employer la langue de la choſe, & les termes de cette langue forment un vocabulaire à part que vous ne ſauriez entendre, s’il ne vous eſt préalablement expliqué.

D’ailleurs ne connoître ſimplement les plantes que de vue & ne ſavoir que leurs noms, ne peut être qu’une étude trop inſipide pour des eſprits comme les vôtres, & il eſt à préſumer que votre fille ne s’en amuſeroit pas long-tems. Je vous propoſe de prendre quelques notions préliminaires de la ſtructure végétale ou de l’organiſation des plantes, afin, duſſiez-vous ne faire que quelques pas dans le plus beau, dans le plus riche des trois regnes de la nature, d’y marcher du moins avec quelques lumieres. Il ne s’agit donc pas encore de la nomenclature, qui n’eſt qu’un ſavoir d’herboriſte. J’ai toujours cru qu’on pouvoit être un très-grand Botaniſte sans connoître une ſeule plante par ſon nom ; & ſans vouloir faire de votre fille un très-grand Botaniſte, je crois néanmoins qu’il lui ſera toujours utile d’apprendre à bien voir ce qu’elle regarde. Ne vous effarouchez pas au reſte de l’entrepriſe. Vous connoîtrez bientôt qu’elle n’eſt pas grande. Il n’y a rien de compliqué ni de difficile à ſuivre dans ce que j’ai à vous propoſer. Il ne s’agit que d’avoir la patience de commencer par le commencement. Après cela on n’avance qu’autant qu’on veut.

Nous touchons à l’arrière-ſaiſon, & les plantes dont la ſtructure a le plus de ſimplicité ſont déjà paſſées. D’ailleurs, je vous demande quelque tems pour mettre un peu d’ordre dans vos obſervations. Mais en attendant que le printems nous mette à portée de commencer & de ſuivre le cours de la nature, je vais toujours vous donner quelques mots du vocabulaire à retenir.

Une plante parfaite eſt compoſée de racine, de tige, de branches, de feuilles, de fleurs & de fruits, (car on appelle fruit en Botanique, tant dans les herbes que dans les arbres, toute la fabrique de la ſemence). Vous connoiſſez déjà tout cela, du moins aſſez pour entendre le mot ; mais il y a un partie principale qui demande un plus grand examen ; c’eſt la fructification, c’eſt-à-dire, la fleur & le fruit. Commençons par la fleur, qui vient la premiere. C’eſt dans cette partie que la nature a renfermé le ſommaire de ſon ouvrage ; c’eſt par elle qu’elle le perpétue, & c’eſt auſſi de toutes les parties du végétal la plus éclatante pour l’ordinaire, toujours la moins ſujette aux variations.

Prenez un Lis. Je penſe que vous en trouverez encore aiſément en pleine fleur. Avant qu’il s’ouvre vous voyez à l’extrémité de la tige un bouton oblong verdâtre, qui blanchit à meſure qu’il eſt prêt à s’épanouir ; & quand il eſt tout-à-fait ouvert, vous voyez ſon enveloppe blanche prendre la forme d’un vaſe diviſé en pluſieurs ſegmens. Cette partie enveloppante & colorée qui eſt blanche dans le Lis, s’appelle la corolle, & non pas la fleur comme chez le vulgaire, parce que la fleur eſt un compoſé de pluſieurs parties dort la corolle eſt ſeulement la principale.

La corolle du Lis n’eſt pas d’une ſeule pièce, comme il eſt facile à voir. Quand elle ſe fane & tombe, elle tombe en ſix pieces bien ſéparées, qui s’appellent des pétales. Ainſi la corolle du Lis eſt compoſée de ſix pétales. Toute corolle de fleur qui eſt ainſi de pluſieurs pieces, s’appelle corolle polypétale. Si la corolle n’étoit que d’une ſeule pièce, comme par exemple dans le Liſeron, appellé clochette des champs, elle s’appelleroit monopétale. Revenons à notre Lis.

Dans la corolle vous trouverez préciſément au milieu une eſpece de petite colonne attachée tout au fond & qui pointe directement vers le haut. Cette colonne, priſe dans ſon entier, s’appelle le Piſtil : priſe dans ſes parties, elle ſe diviſe en trois ; 1°. Sa baſe renflée en cylindre avec trois angles arrondis tout autour. Cette baſe s’appelle le Germe. 2°. Un filet poſé ſur le germe. Ce filet s’appelle Style. 3°. Le ſtyle eſt couronné par une eſpece de chapiteau avec trois échancrures. Ce chapiteau s’appelle le Stigmate. Voilà en quoi conſiſte piſtil & ſes trois parties.

Entre le piſtil & la corolle vous trouvez ſix autres corps bien diſtincts, qui s’appellent les Etamines. Chaque étamine eſt compoſée de deux parties ; ſavoir, une plus mince par laquelle l’étamine tient au fond de la corolle, & qui s’appelle le Filet. Une plus groſſe qui tient à l’extrémité ſupérieure du filet, & qui s’appelle Anthère. Chaque anthère eſt une boëte qui s’ouvre quand elle eſt mûre, & verſe une pouſſiere jaune très-odorante, dont nous parlerons dans la ſuite. Cette pouſſiere juſqu’ici n’a point de nom françois ; chez les Botaniſtes on l’appelle le Pollen, mot qui ſignifie pouſſiere.

Voilà l’analyſe groſſiere des parties de la fleur. A meſure que la corolle ſe fane & tombe, le germe groſſit & devient une capſule triangulaire allongée, dont l’intérieur contient des ſemences plates diſtribuées en trois loges. Cette capſule conſidérée comme l’enveloppe des graines, prend le nom de Péricarpe. Mais je n’entreprendrai pas ici l’analyſe du fruit. Ce ſera le ſujet d’une autre Lettre.

Les parties que je viens de vous nommer ſe trouvent également dans les fleurs de la plupart des autres plantes, mais à divers degrés de proportion, de ſituation & de nombre. C’eſt par l’analogie de ces parties & par leurs diverſes combinaiſons, que ſe déterminent les diverſes familles du regne végétal. Et ces analogies des parties de la fleur ſe lient avec d’autres analogies des parties de la plante qui ſemblent n’avoir aucun rapport à celles-la.. Par exemple, ce nombre de ſix étamines, quelquefois ſeulement trois, de ſix pétales ou diviſons de la corolle, & cette forme triangulaire à trois loges de l’ovaire, déterminent toute la famille des liliacées ; & dans toute cette même famille qui eſt très-nombreuſe, les racines ſont toutes des oignons ou bulbes plus ou moins marquées, & variées quant à leur figure ou compoſition. L’oignon du Lis eſt compoſé d’écailles en recouvrement ; dans l’Aſphodele, c’eſt une, liaſſe de navets allongés ; dans le Safran, ce ſont deux bulbes : l’une ſur l’autre ; dans la Colchique, à côté l’une de l’autre, mais toujours des bulbes.

Le Lis, que j’ai choiſi parce qu’il eſt de la ſaiſon, & auſſi à cauſe de la grandeur de ſa fleur & de ſes parties qui les rend plus ſenſibles, manque cependant d’une des parties conſtitutives d’une fleur parfaite, ſavoir, le calice. Le calice eſt cette partie verte & diviſée communément en cinq folioles, qui ſoutient & embraſſe par le bas la corolle, & qui l’enveloppe toute entiere avant ſon épanouiſſement, comme vous aurez pu le remarquer dans la Roſe. Le calice qui accompagne preſque toutes les autres fleurs manque à la plupart des liliacées, comme la Tulipe, la Jacinthe, le Narciſſe, la Tubéreuſe, &c. & même l’Oignon, le Poireau, l’Ail, qui ſont auſſi de véritables liliacées, quoiqu’elles paroiſſent ſort différentes au premier coup-d’œil. Vous verrez encore que dans toute cette même famille les tiges ſont ſimples & peu rameuſes, tes feuilles entières & jamais découpées ; obſervations qui confirment dans cette famille l’analogie de la fleur & du fruit par celle des autres parties de la plante. Si vous ſuivez ces détails avec quelque attention, & que vous vous les rendiez familiers par des obſervations fréquentes, vous voilà déjà en etat de déterminer par l’inſpection attentive & ſuivie d’une plante, ſi elle eſt ou non de la famille des liliacées, & cela, ſans ſavoir le nom de cette plante. Vous voyez que ce n’eſt plus ici un ſimple travail de la mémoire, mais une étude d’obſervations & de faits, vraiment digne d’un Naturaliſte. Vous ne commencerez pas par dire tout cela à votre fille, & encore moins dans la ſuite quand vous ſerez initiée dans les myſtères de la végétation ; mais vous ne lui développerez par degrés que ce qui peut convenir à ſon âge & à ſon ſexe, en la guidant pour trouver les choſes par elle-même plutôt qu’en les lui apprenant. Bon jour, chere Couſine, ſi tout ce fatras vous convient ; je ſuis à vos ordres.

LETTRE II.

Du 18 Octobre 1771.

PUisque vous ſaiſiſſez ſi bien, chere Couſine, les premiers linéamens des plantes, quoique ſi légèrement marqués, que votre œil clair-voyant ſait déjà diſtinguer un air de famille dans les liliacées, & que notre chere petite Botaniſte s’amuſe de corolles & de pétales, je vais vous propoſer une autre famille ſur laquelle elle pourra derechef exercer ſon petit ſavoir ; avec un peu plus de difficulté pourtant, je l’avoue, à cauſe des fleurs beaucoup plus petites, du feuillage plus varié ; mais avec le même plaiſir de ſa part & de la vôtre ; du moins ſi vous en prenez autant à ſuivre cette route fleurie que j’en trouve à vous la tracer.

Quand les premiers rayons du printems auront éclaire vos progrès en vous montrant dans les jardins les Jacinthes, les Tulipes, les Narciſſes, les Jonquilles à les Muguets dont l’analyſe vous eſt déjà connue, d’autres fleurs arrêteront bientôt vos regards & vous demanderont un nouvel examen. Telles ſeront les Giroflées ou Violiers ; telles les Juliennes ou Girardes. Tant que vous les trouverez doubles, ne vous attachez pas à leur examen ; elles ſeront défigurées, ou, ſi vous voulez, parées à notre mode, la nature ne s’y trouvera plus : elle refuſe de ſe reproduire par des monſtres ainſi mutilés ; car ſi la partie la plus brillante, ſavoir, la corolle, s’y multiplie, c’eſt aux dépens des parties plus eſſentielles qui diſparoiſſent ſous cet éclat.

Prenez donc une Giroflée ſimple, & procédez à l’analyſe de ſa fleur. Vous y trouverez d’abord une partie extérieure qui manque dans les liliacées, ſavoir, le calice. Ce calice eſt de quatre pieces qu’il faut bien appeller feuilles ou folioles, puiſque nous n’avons point de mot propre pour les exprimer, comme le mot pétales pour les pieces de la corolle. Ces quatre pieces, pour l’ordinaire, ſont inégales de deux en deux : c’eſt-à-dire, deux folioles oppoſées l’une à l’autre, égales entr’elles, plus petites ; & les deux autres, auſſi égales entr’elles & oppoſées, plus grandes, & ſur-tout par le bas ou leur arrondiſſement fait en dehors une boſſe allez ſenſible.

Dans ce calice vous trouverez une corolle compoſée de quatre pétales dont je laiſſe à part la couleur, parce qu’elle ne fait point caractere. Chacun de ces pétales eſt attaché au réceptacle ou fond du calice par une partie étroite & pâle qu’on appelle l’Onglet, & déborde le calice par une partie plus large & plus colorée, qu’on appelle la Lame.

Au centre de la corolle eſt un piſtil alongé, cylindrique ou à-peu-près, terminé par un ſtyle très-court, lequel eſt terminé lui-même par un ſtigmate oblong, bifide, c’eſt-à-dire partagé en deux parties qui ſe réfléchiſſent de part & d’autre.

Si vous examinez avec ſoin la poſition reſpective du calice & de la corolle, vous verrez que chaque pétale, au lieu de correſpondre exactement à chaque foliole du calice, eſt poſé au contraire entre les deux ; de ſorte qu’il répond à l’ouverture qui les ſépare, & cette poſition alternative a lieu dans toutes les eſpeces de Fleurs qui ont un nombre égal de pétales à la corolle & de folioles au calice.

Il nous reſte à parler des étamines. Vous les trouverez dans la Giroflée au nombre de ſix, comme dans les liliacées, mais non pas de même égales entr’elles, ou alternativement inégales ; car vous en verrez ſeulement deux en oppoſition l’une de l’autre, ſenſiblement plus courtes que les quatre autres qui les ſéparent, & qui en ſont auſſi ſéparées de deux en deux.

Je n’entrerai pas ici dans le détail de leur ſtructure & de leur poſition : mais je vous préviens que ſi vous y regardez bien, vous trouverez la raiſon pourquoi ces deux étamines ſont plus courtes que les autres, & pourquoi deux folioles du calice ſont plus boſſues, ou, pour parler en termes de Botanique, plus gibbeuſes & les deux autres plus applaties ?

Pour achever l’hiſtoire de notre Giroflée, il ne faut pas l’abandonner après avoir analyſé ſa fleur, mais il faut attendre que la corolle ſe flétriſſe & tombe, ce qu’elle fait aſſez promptement, & remarquer alors ce que devient le piſtil, compoſé, comme nous l’avons dit ci-devant, de l’ovaire ou péricarpe, du ſtyle & du ſtigmate. L’ovaire s’alonge beaucoup & s’élargit un peu à meſure que le fruit mûrit. Quand il eſt mur, cet ovaire ou fruit devient une eſpece de gouſſe plate appelée Silique.

Cette ſilique eſt compoſée de deux valvules poſées l’une ſur l’autre, & ſéparée par une cloiſon fort mince appelée Médiaſtin.

Quand la ſemence eſt tout-à-fait mûre, les valvules s’ouvrent de bas en haut pour lui donner paſſage, & reſtent attachées au ſtigmate par leur partie ſupérieure.

Alors on voit des graines plates & circulaires poſées ſur les deux faces du médiaſtin, & ſi l’on regarde avec ſoin comment elles y tiennent, on trouve que c’eſt par un court pédicule qui attache chaque graine alternativement à droite & à gauche aux ſutures du médiaſtin, c’eſt-à-dire, à ſes deux bords par leſquels il etoit comme couſu avec les valvules avant leur ſéparation.

Je crains ſort, chere Couſine, de vous avoir un peu fatiguée par cette longue deſcription ; mais elle etoit néceſſaire pour vous donner le caractere eſſentiel de la nombreuſe famille des Cruciferes ou Fleurs en croix, laquelle compoſe une claſſe entiere dans preſque tous les ſyſtêmes des Botaniſtes ; & cette deſcription difficile à entendre ici ſans figure, vous deviendra plus claire, j’oſe l’eſpérer, quand vous la ſuivrez avec quelque attention, ayant l’objet ſous les yeux.

Le grand nombre d’eſpeces qui compoſent la famille des Cruciferes, à déterminé les Botaniſtes à la diviſer en deux ſections qui, quant à la fleur, ſont parfaitement ſemblables, mais différent ſenſiblement quant au fruit.

La premiere ſection comprend les Cruciferes à Silique, comme la Giroflée dont je viens de parler, la Julienne, le Creſſon de fontaine, les Choux, les Raves, les Navets, la Moutarde, &c.

La ſeconde ſection comprend les Cruciferes à Silicule, c’eſt-à-dire, dont la ſilique en diminutif eſt extrêmement courte, preſque auſſi large que longue, & autrement diviſée en-dedans ; comme entre autres le Creſſon alenois, dit Naſitort ou Natou, le Thlaspi appellé Taraſpi par les Jardiniers, le Cochléaria, la Lunaire, qui, quoique la gouſſe en ſoit fort grande, n’eſt pourtant qu’une ſilicule, parce que ſa longueur excede peu ſa largeur. Si vous ne connoiſſez ni le Creſſon alenois, ni le Cochléaria, ni le Thlaspi, ni la Lunaire, vous connoiſſez, du moins je le préſume, la Bourſe-à-paſteur, ſi commune parmi les mauvaiſes herbes des jardins. Hé bien, Couſine, la Bourſe-à-paſteur eſt une Crucifere à ſilicule, dont la ſilicule eſt triangulaire. Sur celle-là vous pouvez vous former une idée des autres, juſqu’à ce qu’elles vous tombent ſous la main.

Il eſt tems de vous laiſſer reſpirer, d’autant plus que cette Lettre, avant que, la ſaiſon vous permette d’en faire uſage, ſera j’eſpere ſuivie de pluſieurs autres, ou je pourrai ajouter ce qui reſte à dire de néceſſaire ſur les Cruciferes & que je n’ai pas dit dans celle-ci. Mais il eſt bon peut-être de vous prévenir dès-à-préſent que dans cette famille & dans beaucoup d’autres vous trouverez ſouvent des Fleurs beaucoup plus petites que la Giroflée, & quelquefois ſi petites que vous ne pourrez gueres examiner leurs parties qu’à la faveur d’une loupe ; inſtrument dont un Botaniſte ne peut ſe paſſer, non plus que d’une pointe, d’une lancette & d’une paire de bons ciſeaux fins à découper. En penſant que votre zele maternel peut vous mener juſques-là, je me fais un tableau charmant de ma belle Couſine empreſſée avec ſon verre à éplucher des monceaux de Fleurs, cent fois moins fleuries, moins fraîches & moins agréables qu’elle. Bon jour, Couſine, juſqu’au chapitre ſuivant.

LETTRE III.

Du 16 Mai 1772.

JE ſuppoſe, chere Couſine, que vous avez bien reçu ma précédente réponſe, quoique vous ne m’en parliez point dans votre ſeconde Lettre. Répondant maintenant à celle-ci, j’eſpere ſur ce que vous m’y marquez, que la maman bien rétablie eſt partie en bon etat pour la Suiſſe, & je compte que vous n’oublierez pas de me donner avis de l’effet de ce voyage & des eaux qu’elle va prendre. Comme tante Julie a dû partir avec elle, j’ai chargé M. G. qui retourne au Val-de-Travers, du petit herbier qui lui eſt deſtiné, & je l’ai mis à votre adreſſe afin qu’en ſon abſence vous puiſſiez le recevoir & vous en ſervir ; ſi tant eſt que parmi ces échantillons informes il ſe trouve quelque choſe à votre uſage. Au reſte, je n’accorde pas que vous ayez des droits ſur ce chiffon. Vous en avez ſur celui qui l’a fait, les plus forts & les plus chers que je connoiſſe ; mais pour l’herbier, il fut promis à votre ſœur, lorſqu’elle herboriſoit avec moi dans nos promenades à la croix de Vague, & que vois ne ſongiez à rien moins dans celles ou mon cœur & mes pieds vous ſuivoient avec grand-Maman en Vaiſe. Je rougis de lui avoir tenu parole ſi tard & ſi mal ; mais enfin elle avoit ſur vous à cet égard ma parole, & l’antériorité. Pour vous, chere Couſine, ſi je ne vous promets pas un herbier de ma main, c’eſt pour vous en procurer un plus précieux de la main de votre fille, ſi vous continuez à ſuivre avec elle cette douce & charmante étude qui remplit d’intéreſſantes obſervations ſur la nature, ces vides du tems que les autres conſacrent à l’oiſiveté ou à pis. Quant à préſent reprenons le fil interrompu de nos familles végétales.

Mon intention eſt de vous décrire d’abord ſix de ces familles pour vous familiariſer avec la ſtructure générale des parties caractériſtiques des plantes. Vous en avez déjà deux ; reſte à quatre qu’il faut encore avoir la patience de ſuivre, après quoi laiſſant pour un tems les autres branches de cette nombreuſe lignée, & paſſant à l’examen des parties différentes de la fructification, nous ferons en ſorte que ſans, peut-être, connoître beaucoup de plantes, vous ne ſerez du moins jamais en terre étrangère parmi les productions du regne végétal.

Mais je vous préviens que ſi vous voulez prendre des livres, & ſuivre la nomenclature ordinaire, avec beaucoup de noms vous aurez peu d’idées, celles que vous aurez ſe brouilleront & vous ne ſuivrez bien ni ma marche ni celle des autres, & n’aurez tout au plus qu’une connoiſſance de mots. Chere Couſine, je fuis jaloux d’être votre ſeul guide dans cette partie. Quand il en ſera tems je vous indiquerai les livres que vous pourrez conſulter. En attendant, ayez la patience de ne lire que dans celui de la nature & de vous en tenir à mes lettres.

Les Pois ſont à préſent en pleine fructification. Saiſiſſons ce moment pour obſerver leurs caracteres. Il eſt un des plus curieux que puiſſe offrir la Botanique. Toutes les fleurs ſe diviſent généralement en régulieres & irrégulières. Les premieres ſont celles dont toutes les parties s’ecartent uniformément du centre de la fleur, & aboutiroient ainſi par leurs extrémités extérieures à la circonférence d’un cercle. Cette uniformité fait qu’en préſentant à l’œil les fleurs de cette eſpece, il n’y diſtingue ni deſſus ni deſſous, ni droite ni gauche ; telles ſont les deux familles ci-devant examinées. Mais au premier coup-d’œil vous verrez qu’une fleur de Pois eſt irrégulière, qu’on y diſtingue aiſément dans la corolle la partie plus longue qui doit être en haut, de la plus courte qui doit être en bas, & qu’on conçoit fort bien, en préſentant la fleur vis-à-vis de l’œil, ſi on la tient dans ſa ſituation naturelle ou ſi on la renverſe. Ainſi toutes les fois qu’examinant une fleur irrégulière, on parle du haut & du bas, c’eſt en la plaçant dans ſa ſituation naturelle.

Comme les fleurs de cette famille ſont d’une conſtruction fort particuliere, non-ſeulement il faut avoir pluſieurs fleurs de Pois & les diſſéquer ſucceſſivement, pour obſerver toutes leurs parties l’une après l’autre, il faut même ſuivre le progrès de la fructification depuis la premiere floraiſon juſqu’à la maturité du fruit.

Vous trouverez d’abord un calice monophylle, c’esſt-à-dire d’une ſeule piece terminée en cinq pointes bien diſtinctes, dont deux un peu plus larges ſont en haut, & les trois plus étroites en bas. Ce calice eſt recourbé vers le bas, de même que le pédicule qui le ſoutient, lequel pédicule eſt très-délié, très-mobile, en ſorte que la fleur ſuit aiſément le courant de l’air & préſente ordinairement ſon dos au vent & à la pluie.

Le calice examiné, on l’ôte, en le déchirant délicatement de maniere que le reſte de la fleur demeure entier, & alors vous voyez clairement que la corolle eſt polypétale.

Sa premiere piece eſt un grand & large pétale qui couvre les autres & occupe la partie ſupérieure de la corolle, à cauſe de quoi ce grand pétale a pris le nom de Pavillon. On l’appelle auſſi l’Etendard. Il faudroit ſe boucher les yeux & l’eſprit pour ne pas voir que ce pétale eſt-là comme un parapluie pour garantir ceux qu’il couvre des principales injures de l’air.

En enlevant le pavillon comme vous avez fait le calice, nous remarquerez qu’il eſt emboîté de chaque côté par une petite oreillette dans les pieces latérales, de maniere que ſa ſituation ne puiſſe être dérangée par le vent.

Le pavillon ôté laiſſe à découvert ces deux pieces latérales auxquelles il étoit adhérent par ſes oreillettes ; ces pieces latérales s’appellent les Aîles. Vous trouverez en les détachant qu’emboîtées encore plus ſortement avec celle qui reſte, elles n’en peuvent être ſéparées ſans quelque effort, Auſſi les aîles ne ſont gueres moins utiles pour garantir les côtés de la fleur que le pavillon pour la couvrir.

Les aîles ôtées vous laiſſent voir la derniere piece de corolle ; piece qui couvre & défend le centre de la fleur, & l’enveloppe, ſur-tout par-deſſous, auſſi ſoigneuſement que les trois autres pétales enveloppent le deſſus & les côtés. Cette derniere piece qu’à cauſe de ſa forme on appelle la Nacelle, eſt comme le coffre-fort dans lequel la nature a mis ſon tréſor à l’abri des atteintes de l’air & de l’eau.

Après avoir bien examiné ce pétale, tirez-le doucement par-deſſous en le pinçant légérement par la quille, c’eſt-à-dire, par la priſe mince qu’il vous préſente, de peur d’enlever avec lui ce qu’il enveloppe. Je ſuis ſur qu’au moment ou ce dernier pétale ſera forcé de lâcher priſe & de déceler le myſtere qu’il cache, vous ne pourrez en l’appercevant vous abſtenir de faire un cri de ſurpriſe & d’admiration.

Le jeune fruit qu’enveloppoit la nacelle eſt conſtruit de cette maniere. Une membrane cylindrique terminée par dix filets bien diſtincts entoure l’ovaire, c’eſt-à-dire, l’embrion de la gouſſe. Ces dix filets ſont autant d’étamines qui ſe réuniſſent par le bas autour du germe & ſe terminent par le haut en autant d’anthères jaunes dont la pouſſiere va ſéconder le ſtigmate qui termine le piſtil, & qui, quoique jaune auſſi par la pouſſiere fécondante qui s’y attache, ſe diſtingue aiſément des étamine par ſa figure & par ſa groſſeur. Ainſi ces dix étamines forment encore autour de l’ovaire une derniere cuiraſſe pour le préſerver des injures du dehors.

Si vous y regardez de bien près, vous trouverez que ces dix étamines ne ſont par leur baſe un ſeul corps qu’en apparence. Car dans la partie ſupérieure de ce cylindre il y a une piece ou étamine qui d’abord paroît adhérente aux autres, mais qui à meſure que la fleur ſe fane & que le fruit groſſit, ſe détache & laiſſe une ouverture en-deſſus par laquelle ce fruit groſſiſſant peut s’étendre en entrouvrant & écartant de plus le cylindre qui ſans cela le comprimant & l’étranglant tout autour l’empêcheroit de groſſir & de profiter. Si la fleur n’eſt pas aſſez avancée, vous ne verrez pas cette étamine détachée du cylindre ; mais paſſez un camion dans deux petits trous que vous trouverez près du réceptacle à la baſe de cette étamine, & bientôt vous verrez l’étamine avec ſon anthère ſuivre l’épingle & ſe détacher des neuf autres qui continueront toujours de faire enſemble un ſeul corps, juſqu’à ce qu’elles ſe flétriſſent & deſſechent quand le germe fécondé devient gouſſe & qu’il n’a plus beſoin d’elles.

Cette Gouſſe dans laquelle l’ovaire ſe change en mûriſſant ſe diſtingue de la Silique des cruciferes, en ce que dans la Silique les graines ſont attachées alternativement aux deux ſutures, au lieu que dans la Gouſſe elles ne ſont attachées que d’un côté, c’eſt-à-dire, à une ſeulement des deux ſutures, tenant alternativement à la vérité aux deux valves qui la compoſent, mais toujours du même côté. Vous ſaiſirez parfaitement cette différence, ſi vous ouvrez en même tems la Gouſſe d’un Pois & la Silique d’une Giroflée, ayant attention de ne les prendre ni l’une ni l’autre en parfaite maturité, afin qu’après l’ouverture du fruit les graines reſtent attachées par leurs ligamens à leurs futures & à leurs valvules.

Si je me ſuis bien fait entendre, vous comprendrez, chere Couſine, quelles étonnantes précautions ont été cumulées par la nature pour amener l’embrion du Pois à maturité, & le garantir ſur-tout, au milieu des plus grandes pluies, de l’humidité qui lui eſt funeſte, ſans cependant l’enfermer dans une coque dure qui en eut fait une autre ſorte de fruit. Le ſuprême Ouvrier, attentif à la conſervation de tous les êtres, a mis de grands ſoins à garantir la fructification des plantes des atteintes qui lui peuvent nuire ; mais il paroit avoir redoublé d’attention pour celles qui ſervent à la nourriture de l’homme & des animaux, comme la plupart des légumineuſes. L’appareil de la fructification du Pois eſt, en divirſes proportions, le même dans toute cette famille. Les fleurs y portent le nom de Papillonacées, parce qu’on a cru y voir quelque choſe de ſemblable à la figure d’un papillon : elles ont généralement un Pavillon, deux Aîles, une Nacelle, ce qui fait communément quatre pétales irréguliers. Mais il y a des genres où la nacelle ſe diviſe dans ſa longueur en deux pieces preſque adhérentes par la quille, & ces fleurs-là ont réellement cinq pétales : d’autres, comme le Treffle des prés, ont toutes leurs parties attachées en une ſeule piece, & quoique papillonacées ne laiſſent pas d’être monopétales.

Les papillonacées ou légumineuſes ſont une des familles des plantes les plus nombreuſes & les plus utiles. On y trouve les Fèves, les Genets, les Luzernes, Sainfoins, Lentilles, Veces, Geſſes, les Haricots, dont le caractere eſt d’avoir la nacelle contournée en ſpirale, ce qu’on prendroit d’abord pour un accident. Il y a des arbres, entre autres celui qu’on appelle vulgairement Acacia, & qui n’eſt pas le véritable Acacia, l’Indigo, la Régliſſe en ſont auſſi : mais nous parlerons de tout cela plus en détail dans la ſuite. Bon jour Couſine. J’embraſſe tout ce que vous aimez.

LETTRE IV.

Du 19 Juin 1772.

VOus m’avez tiré de peine, chere Couſine, mais il me reſte encore de l’inquiétude ſur ces maux d’eſtomac appelles maux de cœur, dont votre maman ſent les retours dans l’attitude d’écrire. Si c’eſt ſeulement l’effet d’une plénitude de bile, le voyage & les eaux ſuffiront pour l’évacuer ; mais je crains bien qu’il n’y ait à ces accidens quelque cauſe locale qui ne ſera pas ſi facile à détruire, & qui demandera toujours d’elle un grand ménagement, même après ſon rétabliſſement. J’attends de vous des nouvelles de ce voyage, auſſi-tôt que vous en aurez ; mais j’exige que la maman ne ſonge à m’écrire que pour m’apprendre ſon entiere guériſon.

Je ne puis comprendre pourquoi vous n’avez pas reçu l’herbier. Dans la perſuaſion que tante Julie étoit déjà partie, j’avois remis le paquet à M. G. pour vous l’expédier en paſſant à Dijon. Je n’apprends d’aucun côté qu’il ſoit parvenu ni dans vos mains ni dans celles de votre ſœur, & je n’imagine plus ce qu’il peut être devenu.

Parlons de plantes tandis que la ſaiſon de les obſerver nous y invite. Votre ſolution de la queſtion que je vous avois faite ſur les étamines des crucifères eſt parfaitement juſte, & me prouve bien que vous m’avez entendu ou plutôt que vous m’avez écouté ; car vous n’avez beſoin que d’écouter pour entendre. Vous m’avez bien rendu raiſon de la gibboſité de deux folioles du calice & de la briéveté relative de deux étamines, dans la Giroflée, par la courbure de ces deux étamines. Cependant un pas de plus vous eût mené juſqu’a la cauſe premiere de cette ſtructure : car ſi vous recherchez encore pourquoi ces deux étamines ſont ainſi recourbées & par conſéquent raccourcies, vous trouverez une petite glande implantée ſur le réceptacle entre l’étamine & le germe, c’eſt cette glande qui, éloignant l’étamine & la forçant à prendre le contour, la raccourcit néceſſairement. Il y a encore ſur le même réceptacle deux autres glandes, une au pied de chaque paire des grandes étamines ; mais ne leur faiſant point faire de contour, elles ne les raccourciſſent pas, parce que ces glandes ne ſont pas, comme les deux premieres, en dedans ; c’eſt-à-dire, entre l’étamine & le germe ; mais en dehors c’eſt-à-dire entre la paire d’étamines & le calice. Ainſi ces quatre étamines ſoutenues & dirigées verticalement en droite ligne, débordent celles qui ſont recourbées & ſemblent plus longues parce qu’elles ſont plus droites. Ces quatre glandes ſe trouvent, ou du moins leurs veſtiges, plus ou moins viſiblement dans preſque toutes les fleurs cruciferes, & dans quelques-unes bien plus diſtinctes que dans la Giroflée. Si vous demandez encore pourquoi ces glandes ? Je vous répondrai qu’elles ſont un des inſtrumens deſtinés par la nature à unir le regne végétal au regne animal, & les faire circuler l’un dans l’autre : mais laiſſant ces recherches un peu trop anticipées, revenons quant-à-préſent à nos familles.

Les fleurs que je vous ai décrites juſqu’a préſent ſont toutes polypétale. J’aurois dû commencer peut-être par les monopétales régulieres dont la ſtructure eſt beaucoup plus ſimple : cette grande ſimplicité même eſt ce qui m’en a empêché. Les monpétales régulieres conſtituent moins une famille qu’une grande nation dans laquelle on compte pluſieurs familles bien diſtinctes ; en ſorte que pour les comprendre toutes ſous une indication commune, il faut employer des caracteres ſi généraux & ſi vagues que c’eſt paroître dire quelque choſe, en ne diſant en effet preſque rien du tout. Il vaux mieux ſe renfermer dans des bornes plus étroites, mais qu’on puiſſe aſſigner avec plus de préciſion.

Parmi les monopétales irrégulieres, il y a une famille dont la phyſionomie eſt ſi marquée qu’on en diſtingue aiſément les membres à leur air. C’eſt celle à laquelle on donne le nom de fleurs en gueule, parce que ces fleurs ſont fendues en deux levres dont l’ouverture, ſoit naturelle, ſoit produite par une légere compreſſion des doigts, leur donne l’air d’une gueule béante. Cette famille ſe ſubdiviſe en deux ſections ou lignées. L’une des fleurs en levres ou labiées, l’autre des fleurs en maſque ou perſonnées : car le mot latin perſona ſignifie un maſque, nom très-convenable aſſurément à la plupart des gens qui portent parmi nous celui de perſonnes. Le caractere commun à toute la famille eſt non-ſeulement d’avoir la corolle monopétale, &, comme je l’ai dit, fendue en deux levres ou babines, l’une ſupérieure appelée caſque, l’autre inférieure appelée barbe, mais d’avoir quatre étamines preſque ſur un même rang diſtinguées en deux paires, l’une plus longue & l’autre plus courte. L’inſpection de l’objet vous expliquera mieux ces caracteres que ne peut faire le diſcours.

Prenons d’abord les labiées. Je vous en donnerois volontiers pour exemple la Sauge, qu’on trouve dans preſque tous les jardins. Mais la conſtruction particuliere & bizarre de ſes étamines qui l’a fait retrancher par quelques Botaniſtes du nombre des labiées, quoique la nature ait ſemblé l’y inſcrire, me porte à chercher un autre exemple dans les Orties mortes & particulièrement dans l’eſpece appelée vulgairement Ortie blanche, mais que les Botaniſtes appellent plutôt Lamier blanc, parce qu’elle n’a nul rapport à l’Ortie par ſa fructification, quoiqu’elle en ait beaucoup par ſon feuillage. L’Ortie blanche, ſi commune par-tout, durant très-long-tems en fleur, ne doit pas vous être difficile à trouver. Sans m’arrêter ici à l’élégante ſituation des fleurs, je me borne à leur ſtructure. L’Ortie blanche porte une fleur monopétale labiée, dont le caſque eſt concave & recourbé en forme de voûte pour recouvrir le reſte de la fleur & particulièrement ſes étamines qui ſe tiennent toutes quatre aſſez ſerrées ſous l’abri de ſon toit. Vous diſcernerez aiſément la paire plus longue & la paire plus courte, & au milieu des quatre le ſtyle de la même couleur, mais qui s’en diſtingue en ce qu’il eſt ſimplement fourchu par ſon extrémité au lieu d’y porter une anthère comme font les étamines. La barbe, c’eſt-à-dire, la levre inférieure ſe replie & pend en en-bas, & par cette ſituation laiſſe voir preſque juſqu’au fond le dedans de la corolle. Dans les Lamiers cette barbe eſt refendue en longueur dans ſon milieu, mais cela n’arrive pas de même aux autres labiées.

Si vous arrachez la corolle, vous arracherez avec elle les étamines qui y tiennent par leurs filets, & non pas au réceptacle où le ſtyle reſtera ſeul attaché. En examinant comment les étamines tiennent à d’autres fleurs, on les trouve généralement attachées à la corolle quand elle eſt monopétale, & au réceptacle ou au calice quand la corolle eſt polypétale : en ſorte qu’on peut, en ce dernier cas, arracher les pétales ſans arracher les étamines. De cette obſervation l’on tire une regle belle, facile & même aſſez ſure pour ſavoir ſi une corolle eſt d’une ſeule piece ou de pluſieurs, lorſqu’il eſt difficile, comme il l’eſt quelquefois, de s’en aſſurer immédiatement.

La corolle arrachée reſte percée à ſon fond, parce qu’elle étoit attachée au réceptacle, laiſſant une ouverture circulaire par laquelle le piſtil & ce qui l’entoure pénétroit au-dedans du tube & de la corolle. Ce qui entoure ce piſtil dans le Lamier & dans toutes les labiées, ce ſont quatre embryons qui deviennent quatre graines nues, c’eſt-à-dire, ſans aucune enveloppe ; en ſorte que ces graines, quand elles ſont mûres, ſe détachent & tombent à terre ſéparément. Voilà le caractere des labiées.

L’autre lignée ou ſection, qui eſt celle des perſonnées, ſe diſtingue des labiées, premièrement par ſa corolle dont les deux levres ne ſont pas ordinairement ouvertes & béantes, mais fermées & jointes, comme vous le pourrez voir dans la fleur de jardin appelée Mufflaude ou Muffle de veau, ou bien à ſon défaut dans la Linaire, cette fleur jaune à éperon, ſi commune en cette ſaiſon dans la campagne. Mais un caractere plus précis & plus ſûr eſt qu’au lieu d’avoir quatre graines nues au fond du calice comme les labiées, les perſonnées y ont toutes une capſule qui renferme les graines & ne s’ouvre qu’a leur maturité pour les répandre. J’ajoute à ces caracteres qu’un grand nombre de labiées ſont ou des plantes odorantes & aromatiques, telles que l’Origan, la Marjolaine, le Thym, le Serpolet, le Baſilic, la Menthe, l’Hyſope, la Lavande, &c, ou des plantes odorantes & puantes, telles que diverſes eſpeces d’Orties mortes, Staquis, Crapaudines, Marrube ; quelques-unes ſeulement, telles que le Bugle, la Brunelle, la Toque n’ont pas d’odeur : au lieu que les perſonnées ſont pour la plupart des plantes ſans odeur comme la Mufflaude, la Linaire, l’Euphraiſe, la Pédiculaire, la Crête de coq, l’Orobanche, la Cymbalaire, la Velvote, la Digitale ; je ne connois gueres d’odorantes dans cette branche que la Scrophulaire qui ſente & qui pue, ſans être aromatique. Je ne puis gueres vous citer ici que des plantes qui vraiſemblablement ne vous ſont pas connues, mais que peu-à-peu vous apprendrez à connoître, & dont au moins à leur rencontre vous pourrez par vous-même déterminer la famille. Je voudrois même que vous tâchaſſiez d’en déterminer la lignée ou ſection, par la phyſionomie, & que vous vous exerçaſſiez à juger au ſimple coup-d’œil, ſi la fleur en gueule que vous voyez eſt une labiée, ou une perſonnée. La figure extérieure de la corolle peut ſuffire pour vous guider dans ce choix, que vous pourrez vérifier enſuite en ôtant la corolle & regardant au fond du calice ; car ſi vous avez bien jugé, la fleur que vous aurez nommée labiée vous montrera quatre graines nues, & celles que vous aurez nommée perſonnée vous montrera un péricarpe : le contraire vous prouveroit que vous vous êtes trompée, & par un ſecond examen de la même plante vous préviendrez une erreur ſemblable pour une autre fois. Voilà, chere Couſine, de l’occupation pour quelques promenades. Je ne tarderai pas à vous en préparer pour celles qui ſuivront.

LETTRE V.

Du 16 Juillet 1772.

JE vous remercie, chere Couſine, des bonnes nouvelles que vous m’avez données de la maman. J’avois eſpéré le bon effet du changement d’air, & je n’en attends pas moins des eaux & ſur-tout du régime auſtere preſcrit durant leur uſage. Je ſuis touché du ſouvenir de cette bonne amie, & je vous prie de l’en remercier pour moi. Mais je ne veux pas abſolument qu’elle m’écrive durant ſon ſéjour en Suiſſe, & ſi elle veut me donner directement de ſes nouvelles, elle a près d’elle un bon ſecrétaire[21] qui s’en acquittera fort bien. Je ſuis plus charmé que ſurpris qu’elle réuſſiſſe en Suiſſe ; indépendamment des graces de ſon âge, & de ſa gaîté vive & careſſante, elle a dans le caractere un fond de douceur & d’égalité, dont je l’ai vu donner quelquefois à la grand’maman l’exemple charmant qu’elle a reçu de vous. Si votre ſœur s’établit en Suiſſe, vous perdrez l’une & l’autre une grande douceur dans la vie, & elle ſur-tout, des avantages difficiles à remplacer. Maiſ votre pauvre maman qui porte-à-porte, ſentoit pourtant ſi cruellement ſa ſéparation d’avec vous, comment ſupportera-t-elle la ſienne à une ſi grande diſtance ? C’eſt de vous encore qu’elle tiendra ſes dédommagemens & ſes reſſources. Vous lui en ménagez une bien précieuſe en aſſoupliſſant dans vos douces mains la bonne & forte étoffe de votre favorite, qui, je n’en doute point, deviendra par vos ſoins auſſi pleine de grandes qualités que de charmes. Ah couſine, l’heureuſe mere que la vôtre !

Savez-vous que je commence à être en peine du petit herbier ? Je n’en ai d’aucune part aucune nouvelle, quoique j’en aye eu de M. G. depuis ſon retour, par ſa femme qui ne me dit pas de ſa part un ſeul mot ſur cet herbier. Je lui en ai demandé des nouvelles ; j’attends ſa réponſe. J’ai grand’peur que ne paſſant pas à Lyon, il n’ait confié le paquet à quelque quidam, qui ſachant que c’etoient des herbes ſeches aura pris tout cela pour du foin. Cependant, ſi comme je l’eſpere encore, il parvient enfin à votre ſœur Julie ou à vous, vous trouverez que je n’ai pas laiſſé d’y prendre quelque ſoin. C’eſt une perte qui, quoique petite, ne me ſeroit pas facile à réparer promptement, ſur-tout à cauſe du catalogue accompagné de divers petits éclairciſſemens ecrits ſur-le-champ, & dont je n’ai gardé aucun double.

Conſolez-vous, bonne Couſine, de n’avoir pas vu les glandes des cruciferes. De grands Botaniſtes très-bien oculés ne les ont pas mieux vues. Tournefort lui-même n’en fait aucune mention. Elles ſont bien claires dans peu de genres, quoiqu’on en trouve des veſtiges preſque dans tous, & c’eſt à force d’analyſer des fleurs en croix & d’y voir toujours des inégalités au réceptacle, qu’en les examinant en particulier, on a trouvé que ces glandes appartenoient au plus grand nombre des genres, & qu’on les ſuppoſe par analogie dans ceux mêmes ou on ne les diſtingue pas.

Je comprends qu’on eſt faché de prendre tant de peine ſans apprendre les noms des plantes qu’on examine. Mais je vous avoue de bonne foi qu’il n’eſt pas entré dans mon plan de vous épargner ce petit chagrin. On prétend que la Botanique n’eſt qu’une ſcience de mots qui n’exerce que la mémoire & n’apprend qu’a nommer des plantes. Pour moi, je ne connois point d’étude raiſonnable qui ne ſoit qu’une ſcience de mots ; & auquel des deux, je vous prie, accorderai-je le nom de Botaniſte, de celui qui fait cracher un nom ou une phraſe à l’aſpect d’une plante, ſans rien connoître à ſa ſtructure, ou de celui qui connoiſſant très-bien cette ſtructure ignore néanmoins le nom très-arbitraire qu’on donne à cette plante en tel ou en tel pays ? Si nous ne donnons à vos enfans qu’une occupation amuſante, nous manquons la meilleure moitié de notre but qui eſt, en les amuſant, d’exercer leur intelligence & de les accoutumer à l’attention. Avant de leur apprendre à nommer ce qu’ils voient, commençons par leur apprendre à le voir. Cette ſcience oubliée dans toutes les éducations doit faire la plus importante partie de la leur. Je ne le redirai jamais aſſez ; apprenez-leur à ne jamais ſe payer de mots, & à croire ne rien ſavoir de ce qui n’eſt entré que dans leur mémoire.

Au reſte, pour ne pas trop faire le méchant, je vous nomme pourtant des plantes ſur leſquelles, en vous les faiſant montrer, vous pouvez aiſément vérifier mes deſcriptions. Vous n’aviez pas, je le ſuppoſe, ſous vos yeux, une Ortie blanche, en liſant l’analyſe des labiées ; mais vous n’aviez qu’a envoyer chez l’herboriſte du coin chercher de l’Ortie blanche fraîchement cueillie, vous appliquiez à ſa fleur ma deſcription, & enſuite examinant les autres parties de la plante de la maniere dont nous traiterons ci-après, vous connoiſſiez l’Ortie blanche infiniment mieux que l’herboriſte qui la fournit ne la connoîtra de ſes jours ; encore trouverons-nous dans peu le moyen de nous paſſer d’herboriſte : mais il faut premiérement achever l’examen de nos familles ; ainſi je viens à la cinquieme qui, dans ce moment, eſt en pleine fructification.

Repréſentez-vous une longue tige aſſez droite garnie alternativement de feuilles pour l’ordinaire découpées aſſez menu, leſquelles embraſſent par leur baſe des branches qui ſortent de leurs aiſſelles. De l’extrémité ſupérieure de cette tige partent comme d’un centre pluſieurs pédicules ou rayons, qui s’écartant circulairement & régulièrement comme les côtes d’un paraſol, couronnent cette tige en forme d’un vaſe plus ou moins ouvert. Quelquefois ces rayons laiſſent un eſpace vide dans leur milieu & repréſentent alors plus exactement le creux du vaſe ; quelquefois auſſi ce milieu eſt fourni d’autres rayons plus courts, qui montant moins obliquement garniſſent le vaſe & forment conjointement avec les premiers la figure à-peu-près d’un demi globe dont la partie convexe eſt tournée en-deſſus.

Chacun de ces rayons ou pédicules eſt terminé à ſon extrémité, non pas encore par une fleur, mais par un autre ordre de rayons plus petits qui couronnent chacun des premiers préciſément comme ces premiers couronnent la tige.

Ainſi voilà deux ordres pareils & ſucceſſifs : l’un de grands rayons qui terminent la tige, l’autre de petits rayons ſemblables, qui terminent chacun des grands.

Les rayons des petits paraſols ne ſe ſubdiviſent plus, mais chacun d’eux eſt le pédicule d’une petite fleur dont nous parlerons tout à l’heure.

Si vous pouvez vous former l’idée de la figure que je viens de vous décrire, vous aurez celle de la diſpoſition des fleurs dans la famille des ombelliferes ou porte-paraſols : car le latin umbella ſignifie un paraſol.

Quoique cette diſpoſition régulière de la fructification ſoit frappante & aſſez conſtante dans toutes les ombelliferes, ce n’eſt pourtant pas elle qui conſtitue le caractere de la famille. Ce caractere ſe tire de la ſtructure même de la fleur, qu’il faut maintenant vous décrire.

Mais il convient pour plus de clarté, de vous donner ici une diſtinction générale ſur la diſpoſition relative de la fleur & du fruit dans toutes les plantes, diſtinction qui facilite extrêmement leur arrangement méthodique, quelque ſyſtême qu’on veuille choiſir pour cela.

Il y a des plantes, & c’eſt le plus grand nombre, par exemple l’Œillet, dont l’ovaire eſt évidemment enfermé dans la corolle. Nous donnerons à celles-la le nom de fleurs inferes, parce que les pétales embraſſant l’ovaire prennent leur naiſſance au-deſſous de lui.

Dans d’autres plantes en aſſez grand nombre, l’ovaire ſe trouve placé, non dans les pétales, mais au-deſſous d’eux ; ce que vous pouvez voir dans la Roſe ; car le Grate-cu qui en eſt le fruit, eſt ce corps verd & renflé que vous voyez au-deſſous du calice, par conſéquent auſſi au-deſſous de la corolle qui de cette maniere couronne cet ovaire & ne l’enveloppe pas. J’appellerai celles-ci fleurs ſuperes, parce que la corolle eſt au-deſſus du fruit. On pourroit faire des mots plus franciſés : mais il me paroît avantageux de vous tenir toujours le plus près qu’il ſe pourra des termes admis dans la Botanique, afin que ſans avoir beſoin d’apprendre ni latin ni grec, vous puiſſiez néanmoins entendre paſſablement le vocabulaire de cette ſcience, pédanteſquement tire de ces deux langues, comme ſi pour connoître les plantes, il faloit commencer par être un ſavant grammairien.

Tournefort exprimoit la même diſtinction en d’autres termes : dans le cas de la fleur infere, il diſoit que le piſtil devenoit fruit : dans le cas de la fleur ſupere, il diſoit que le calice devenoit fruit. Cette maniere de s’exprimer pouvoit être auſſi claire, mais elle n’etoit certainement pas auſſi juſte. Quoi qu’il en ſoit, voici une occaſion d’exercer, quand il en ſera tems, vos jeunes éleves à ſavoir démêler les mêmes idées, rendues par des termes tout différens.

Je vous dirai maintenant que les plantes ombelliferes ont la fleur ſupere, ou poſée ſur le fruit. La corolle de cette fleur eſt à cinq pétales appellés réguliers, quoique ſouvent les deux pétales qui ſont tournés en-dehors dans les fleurs qui bordent l’ombelle, ſoient plus grands que les trois autres.

La figure de ces pétales varie ſelon les genres, mais le plus communément elle eſt en cœur ; l’onglet qui porte ſur l’ovaire eſt fort mince ; la lame va en s’élargiſſant, ſon bord eſt émarginé (légèrement échancré), ou bien il ſe termine en une pointe qui, ſe repliant en-deſſus, donne encore au pétale l’air d’être émarginé, quoiqu’on le vît pointu s’il étoit déplié.

Entre chaque pétale eſt une étamine dont l’anthère débordant ordinairement la corolle, rend les cinq étamines plus viſibles que les cinq pétales. Je ne ſais pas ici mention du calice, parce que les ombelliferes n’en ont aucun bien diſtinct.

Du centre de la fleur partent deux ſtyles garnis chacun de leur ſtigmate, & aſſez apparens auſſi, leſquels après la chute des pétales & des étamines, reſtent pour couronner le fruit.

La figure la plus commune de ce fruit eſt un ovale un peu alongé, qui dans ſa maturité s’ouvre par la moitié, & ſe partage en deux ſemences nues attachées au pédicule, lequel par un art admirable ſe diviſe en deux ainſi que le fruit, & tient les graines ſéparément ſuſpendues, juſqu’à leur chûte.

Toutes ces proportions varient ſelon les genres, mais en voilà l’ordre le plus commun. Il faut, je l’avoue, avoir l’œil très-attentif pour bien diſtinguer ſans loupe de ſi petits objets ; mais ils ſont ſi dignes d’attention, qu’on n’a pas regret à ſa peine.

Voici donc le caractere propre de la famille des ombelliferes : Corolle ſupere à cinq pétales, cinq étamines, deux ſtyles portés ſur un fruit nud diſperme, c’eſt-à-dire, compoſé de deux graines accolées.

Toutes les fois que vous trouverez ces caracteres réunis dans une fructification, comptez que la plante eſt une ombelliferes, quand même elle n’auroit d’ailleurs dans ſon arrangement rien de l’ordre ci-devant marqué. Et quand vous trouveriez tout cet ordre de paraſols conforme à ma deſcription, comptez qu’il vous trompe, s’il eſt démenti par l’examen de la fleur.

S’il arrivoit, par exemple, qu’en ſortant de lire ma Lettre vous trouvaſſiez en vous promenant un Sureau encore en fleurs, je ſuis preſque aſſuré qu’au premier aſpect vous diriez, voilà une ombelliferes. En y retardant, vous trouveriez grande ombelle, petite ombelle, petites fleurs blanches, corolle ſupere, cinq étamines : c’eſt une ombelliferes aſſurément ; mais voyons encore : je prends une fleur.

D’abord, au lieu de cinq pétales, je trouve une corolle à cinq diviſions, il eſt vrai, mais néanmoins d’une ſeule piece. Or les fleurs des ombelliferes ne ſont pas monopétales. Voilà bien cinq étamines, mais je ne vois point de ſtyles, &, je vois plus souvent trois ſtigmates que deux, plus ſouvent trois graines que deux. Or les ombelliferes n’ont jamais ni plus ni moins de deux ſtigmates, ni plus ni moins de deux graines pour chaque fleur. Enfin le fruit du Sureau eſt une baye molle, & celui des ombelliferes eſt ſec & nud. Le Sureau n’eſt donc pas une ombelliferes.

Si vous revenez maintenant ſur vos pas en regardant de plus près à la diſpoſition des fleurs, vous verrez que cette diſpoſition n’eſt qu’en apparence celle des ombelliferes. Les grands rayons, au lieu de partir exactement du même centre, prennent leur naiſſance les uns plus haut, les autres plus bas ; les petits naiſſent encore moins régulièrement : tout cela n’a point l’ordre invariable des ombelliferes. L’arrangement des fleurs du Sureau eſt en Corymbe, ou bouquet plutôt qu’en ombelle. Voilà comment en nous trompant quelquefois, nous finiſſons par apprendre à mieux voir.

Le Chardon-roland, au contraire, n’a gueres le port d’une ombelliferes, & néanmoins c’en eſt une, puiſqu’il en a tous les caracteres dans ſa fructification. Où trouver, me direz-vous, le Chardon-roland ? par toute la campagne. Tous les grands chemins en ſont tapiſſés à droite & à gauche : le premier payſan peut vous le montrer, & vous le reconnoîtriez preſque vous-même à la couleur bleuâtre ou verd-de-mer de ſes feuilles, à leurs durs piquans & à leur conſiſtance lice & coriace comme du parchemin. Mais on peut laiſſer une plante auſſi intraitable ; elle n’a pas aſſez de beauté pour dédommager des bleſſures qu’on ſe fait en l’examinant ; & fût-elle cent fois plus jolie, ma petite Couſine avec ſes petits doigts ſenſibles ſeroit bientôt rebutée de careſſer une plante de ſi mauvaiſe humeur.

La famille des ombelliferes eſt nombreuſe, & ſi naturelle que ſes genres ſont très-difficiles à diſtinguer : ce font des freres que la grande reſſemblance fait ſouvent prendre l’un pour l’autre. Pour aider à s’y reconnoître, on a imaginé des diſtinctions principales qui ſont quelquefois utiles, mais ſur leſquelles il ne faut pas nom plus trop compter. Le foyer d’ou partent les rayons, tant de la grande que de la petite ombelle, n’eſt pas toujours nud ; il eſt quelquefois entouré de folioles, comme d’une manchette. On donne à ces folioles le nom d’involucre (enveloppe). Quand la grande ombelle à une manchette, on donne à cette manchette le nom de grand involucre : on appelle petits involucres, ceux qui entourent quelquefois les petites ombelles. Cela donne lieu à trois ſections des ombelliferes.

1°. Celles qui ont grand involucre & petits involucres.

2°. Celles qui n’ont que les petits involucres ſeulement.

3°. Celles qui n’ont ni grands ni petits involucres.

Il ſembleroit manquer une quatrieme diviſion de celles qui ont un grand involucre & point de petits ; mais on ne connoît aucun genre qui ſoit conſtamment dans ce cas.

Vos étonnans progrès, chere Couſine, & votre patience m’ont tellement enhardi que, comptant pour rien votre peine, j’ai oſé vous décrire la famille des ombelliferes ſans fixer vos yeux ſur aucun modele, ce qui a rendu néceſſairement votre attention beaucoup plus fatigante. Cependant j’oſe douter, liſant comme vous ſavez faire, qu’après une ou deux lectures de ma Lettre, une ombelliferes en fleurs échappe à votre eſprit en frappant vos yeux, & dans cette ſaiſon vous ne pouvez manquer d’en trouver pluſieurs dans les jardins & dans la campagne.

Elles ont la plupart les fleurs blanches. Telles ſont la Carotte, le Cerfeuil, le Perſil, la Ciguë, l’Angélique, la Berce, la Berle, la Boucage, le Chervis ou Girole, la Percepierre, &c. Quelques-unes, comme le Fenouil, l’Anet, le Panais, ſont à fleurs jaunes ; il y en a peu à fleurs rougeâtres, & point d’aucune autre couleur.

Voilà, me direz-vous, une belle notion générale des ombelliferes : mais comment tout ce vague ſavoir une garantira-t-il de confondre la Ciguë avec le Cerfeuil & le Perſil, que vous venez de nommer avec elle ? La moindre cuiſiniere en ſaura là-deſſus plus que nous avec toute notre doctrine. Vous avez raiſon. Mais cependant ſi nous commençons par les obſervations de détail, bientôt accablés par le nombre, la mémoire nous abandonnera, & nous nous perdrons dès les premiers pas dans ce regne immenſe ; au lieu que ſi nous commençons par bien reconnoître les grandes routes, nous nous égarerons rarement dans les ſentiers, & nous nous retrouverons par-tout ſans beaucoup de peine. Donnons cependant quelque exception à l’utilité de l’objet, & ne nous expoſons pas, tout en analyſant le regne végétal, à manger par ignorance une omelette à la Ciguë.

La petite Ciguë des jardins eſt une ombelliferes ainſi que, le Perſil & le Cerfeuil. Elle a la fleur blanche comme l’un & l’autre[22], elle eſt avec le dernier dans la ſection qui a la petite enveloppe & qui n’a pas la grande ; elle leur reſſemble aſſez par ſon feuillage, pour qu’il ne ſoit pas aiſé de vous en marquer par écrit les différences. Mais voici des caracteres ſuffiſans pour ne vous y pas tromper.

Il faut commencer par voir en fleurs ces diverſes plantes ; car c’eſt en cet état que la Ciguë a ſon caractere propre. C’eſt d’avoir ſous chaque petite ombelle un petit involucre compoſé de trois petites folioles pointues, aſſez longues, & toutes trois tournées en dehors, au lieu que les folioles des petites ombelles du Cerfeuil l’enveloppent tout autour, & ſont tournées également de tous les côtés. A l’égard du Perſil, à peine a-t-il quelques courtes folioles, fines comme des cheveux, & diſtribuées indifféremment, tant dans la grande ombelle que dans les petites, qui toutes ſont claires & maigres.

Quand vous vous ſerez bien aſſurée de la Ciguë en fleurs, vous vous confirmerez dans votre jugement en froiſſant légérement & flairant ſon feuillage ; car ſon odeur puante & vireuſe ne vous la laiſſera pas confondre avec le Perſil ni avec le Cerfeuil, qui tous deux ont des odeurs agréables. Bien ſure enfin de ne pas faire de quiproquo, vous examinerez enſemble & ſéparément ces trois plantes dans tous leurs états & par toutes leurs parties, ſur-tout par le feuillage qui les accompagne plus conſtamment que la fleur, & par cet examen comparé & répété juſqu’à ce que vous ayez acquis la certitude du coup-d’œil, vous parviendrez à diſtinguer & connoître imperturbablement la Ciguë. L’étude nous mene ainſi juſqu’à la porte de la pratique, après quoi celle-ci fait la facilité du ſavoir.

Prenez haleine, chere Couſine, car voilà une Lettre excédante ; je n’oſe même vous promettre plus de diſcrétion dans celle qui doit la ſuivre ; mais après cela nous n’aurons devant nous qu’un chemin bordé de fleurs. Vous en méritez une couronne pour la douceur & la conſtance avec laquelle vous daignez me ſuivre à travers ces brouſſailles, ſans vous rebuter de leurs épines.

LETTRE VI.

Du 2 Mai 1773.

QUoiqu’il vous reſte, chere Couſine, bien des choſes, à deſirer dans les notions de nos cinq premieres familles, & que je n’aye pas toujours ſu mettre mes deſcriptions à la portée de notre petite Botanophile, (amatrice de la Botanique), je crois néanmoins vous en avoir donné une idée ſuffiſante, pour pouvoir, après quelques mois d’herboriſation, vous familiariſer avec l’idée générale du port de chaque famille : en ſorte qu’a l’aſpect d’une plante, vous puiſſiez conjecture à-peu-près ſi elle appartient à quelqu’une des cinq familles & à laquelle ; ſauf à vérifier enſuite par l’analyſe de la fructification ſi vous vous êtes trompée ou non dans votre conjecture. Les ombelliferes, par exemple, vous ont jetté dans quelque embarras, mais dont vous pouvez ſortir quand il vous plaira, au moyen des indications que j’ai jointes aux deſcriptions : car enfin les Carottes ; les Panais, ſont choſes ſi communes, que rien n’eſt plus aiſé dans le milieu de l’été que de ſe faire montrer l’une ou l’autre en fleurs dans un potage. Or au ſimple aſpect de l’ombelle & de la plante qui la porte, on doit prendre une idée ſi nette des ombelliferes, qu’à la rencontre d’une plante de cette famille on s’y trompera rarement au premier coup-d’œil. Voilà tout ce que j’ai prétendu juſqu’ici ; car il ne ſera pas queſtion ſi-tôt des genres & des eſpeces ; & encore une fois, ce n’eſt pas une nomenclature de perroquet qu’il s’agit d’acquérir, mais une ſcience réelle, & l’une des ſciences les plus aimables qu’il ſoit poſſible de cultiver. Je paſſe donc à notre ſixieme famille avant de prendre une route plus méthodique. Elle pourra vous embarraſſer d’abord autant & plus que les ombelliferes. Mais mon but n’eſt, quant-à-préſent, que de vous en donner une notion générale, d’autant plus que nous avons bien du tems encore avant celui de la pleine floraiſon, & que ce tems bien employé pourra vous applanir des difficultés contre leſquelles il ne faut pas lutter encore.

Prenez une de ces petites fleurs qui, dans cette ſaiſon, tapiſſent les pâturages & qu’on appelle ici paquerettes, petites Marguerites, ou Marguerites tout court. Regardez-la bien ; car à ſon aſpect, je ſuis ſûr de vous ſurprendre en vous diſant que cette fleur ſi petite & ſi mignone eſt réellement compoſée du deux ou trois cents autres fleurs toutes parfaites, c’eſt-à-dire, ayant chacune ſa corolle, ſon germe, ſon piſtil, ſes étamines, ſa graine, en un mot auſſi parfaite en ſon eſpece qu’une fleur de Jacinthe ou de Lis. Chacune de ces folioles blanches en-deſſus, roſe en-deſſous, qui forment comme une couronne autour de la Marguerite, & qui ne vous paroiſſent tout au plus qu’autant de petits pétales, ſont réellement autant de véritables fleurs ; & chacun de ces petits brins jaunes que vous voyez dans le centre & que d’abord vous n’avez peut-être pris que pour des étamines, ſont encore autant de véritables fleurs. Si vous aviez déjà les doigts exercés aux diſſections botaniques, que vous vous armaſſiez d’une bonne loupe & de beaucoup de patience, je pourrois vous convaincre de cette vérité par vos propres yeux ; mais pour le préſent il faut commencer, s’il vous plaît, par m’en croire ſur ma parole, de peur de fatiguer votre attention ſur des atomes. Cependant, pour vous mettre au moins ſur la voie, arrachez une des folioles blanches de la couronne ; vous croirez d’abord cette foliole plate d’un bout à l’autre ; mais regardez-la bien par le bout qui étoit attaché à la fleur, vous verrez que ce bout n’eſt pas plat, mais rond & creux en forme de tube, & que de ce tube ſort un petit filet à deux cornes ; ce filet eſt le ſtyle fourchu de cette fleur, qui comme vous voyez n’eſt plate que par le haut.

Regardez maintenant les brins jaunes qui ſont au milieu de la fleur & que je vous ai dit être autant de fleurs eux-mêmes ; ſi la fleur eſt aſſez avancée vous en verrez pluſieurs tout autour, leſquels ſont ouverts dans le milieu & même découpés en pluſieurs parties. Ce ſont des corolles monopétales qui s’épanouiſſent, & dans leſquelles la loupe vous feroit aiſément diſtinguer le piſtil & même les anthères dont il eſt entouré. Ordinairement les fleurons jaunes qu’on voit au centre ſont encore arrondis & non percés. Ce ſont des fleurs comme les autres, mais qui ne ſont pas encore épanouies ; car elles ne s’épanouiſſent que ſucceſſivement en avançant des bords vers le centre. En voilà aſſez pour vous montrer à l’œil la poſſibilité que tous ces brins tant blancs que jaunes ſoient réellement autant de fleurs parfaites, & c’eſt un fait très-conſtant. Vous voyez néanmoins que toutes ces petites fleurs ſont preſſées & renfermées dans un calice qui leur eſt commun, & qui eſt celui de la Marguerite. En conſidérant toute la Marguerite comme une ſeule fleur, ce ſera donc lui donner un nom très-convenable, que de l’appeller une fleur compoſée. Or il y a un grand nombre d’eſpeces & de genres de fleurs formées comme la Marguerite d’un aſſemblage d’autres fleurs plus petites, contenues dans un calice commun. Voilà ce qui conſtitue la ſixieme famille dont j’avois à vous parler, ſavoir celle des fleurs compoſées.

Commençons par ôter ici l’équivoque du mot de fleur, en reſtreignant ce nom dans la préſente famille à la fleur compoſée, & donnant celui de fleurons aux petites fleurs qui la compoſent ; mais n’oublions pas que dans la préciſion du mot ces fleurons eux-mêmes ſont autant de véritables fleurs.

Vous avez vu dans la Marguerite deux ſortes de fleurons, ſavoir, ceux de couleur jaune qui rempliſſent le milieu de la fleur, & les petites languettes blanches qui les entourent. Les premiers ſont dans leur petiteſſe aſſez ſemblables de figure aux fleurs du Muguet ou de la Jacinthe, & les ſeconds ont quelque rapport aux fleurs du Chevre-feuille. Nous laiſſerons aux premiers le nom de fleurons & pour diſtinguer les autres nous les appellerons demi-fleurons : car en effet ils ont aſſez l’air de fleurs monopétales qu’on auroit rognées par un côté en n’y laiſſant qu’une languette qui feroit à peine la moitié de la corolle.

Ces deux ſortes de fleurons ſe combinent dans les fleurs compoſées de maniere à diviſer toute la famille en trois ſections bien diſtinctes.

La premiere ſection eſt formée de celles qui ne ſont compoſées que de languettes ou demi-fleurons tant au milieu qu’à la circonférence ; on les appelle fleurs demi-fleuronnées, & la fleur entiere dans cette ſection eſt toujours d’une ſeule couleur, le plus ſouvent jaune. Telle eſt la fleur appelée Dent-de-lion ou Piſſenlit ; telles ſont les fleurs de Laitues, de Chicorée (celle-ci eſt bleue), de Scorſonere, de Salſifis, &c.

La ſeconde ſection comprend les fleurs fleuronnées, c’eſt-à-dire, qui ne ſont compoſées que de fleurons, tous pour l’ordinaire auſſi d’une ſeule couleur. Telles ſont les fleurs d’Immortelles, de Bardane, d’Abſynthe, d’Armoiſe, de Chardon, d’Artichaut, qui eſt un Chardon lui-même dont on mange le calice & le réceptacle encore en bouton, avant que la fleur ſoit écloſe & même formée. Cette bourre qu’on ôte du milieu de l’Artichaut n’eſt autre choſe que l’aſſemblage des fleurons qui commencent à ſe former & qui ſont ſéparés les uns des autres par de longs poils implantes ſur le réceptacle.

La troiſieme ſection eſt celle des fleurs qui raſſemblent les deux ſortes de fleurons. Cela ſe fait toujours de maniere que les fleurons entiers occupent le centre de la fleur, & les demi-fleurons forment le contour ou la circonférence, comme vous avez vu dans la Pâquerette. Les fleurs de cette ſection s’appellent radiées, les Botaniſtes ayant donné le nom de rayon au contour d’une fleur compoſée, quand il eſt formé de languettes ou demi-fleurons. A l’égard de l’aire ou du centre de la fleur occupé par les fleurons, on l’appelle le diſque, & on donne auſſi quelquefois ce même nom de diſque à la ſurface du réceptacle où ſont plantés tous les fleurons & demi-fleurons. Dans les fleurs radiées, le diſque eſt ſouvent d’une couleur & le rayon d’une autre ; cependant il y a auſſi des genres & des eſpeces où tous les deux ſont de la même couleur.

Tâchons à préſent de bien déterminer dans votre eſprit l’idée d’une fleur compoſée. Le Treffle ordinaire fleurit en cette ſaiſon ; ſa fleur eſt pourpre : s’il vous en tomboit une ſous la main, vous pourriez en voyant tant de petites fleurs raſſemblées être tentée de prendre le tout pour une fleur compoſée. Vous vous tromperiez ; en quoi ? en ce que, pour conſtituer une fleur compoſée, il ne ſuffit pas d’une agrégation de pluſieurs petites fleurs, mais qu’il faut de plus qu’une ou deux des parties de la fructification leur ſoient communes, de maniere que toutes aient part à la même, & qu’aucun n’ait la ſienne ſéparément. Ces deux parties communes ſont le calice & réceptacle. Il eſt vrai que la fleur de Treffle ou plutôt le groupe de fleurs qui n’en ſemblent qu’une paroît d’abord portée ſur une eſpece de calice ; mais écartez un peu ce prétendu calice, & vous verrez qu’il ne tient point à la fleur, mais qu’il eſt attaché au-deſſous d’elle au pédicule qui la porte. Ainſi ce calice apparent n’en eſt point un ; il appartient au feuillage, & non pas à la fleur ; & cette prétendue fleur n’eſt en effet qu’un aſſemblage de fleurs légumineuſes fort petites, dont chacune a ſon calice particulier, & qui n’ont abſolument rien de commun entre elles que leur attache au même pédicule. L’uſage eſt pourtant de prendre tout cela pour une ſeule fleur ; mais c’eſt une fauſſe idée, ou ſi l’on veut abſolument regarder comme une fleur, un bouquet de cette eſpece, il ne faut pas du moins l’appeller une fleur compoſée, mais une fleur agrégée ou une tête (flos aggregatus, flos capitatus, capitulum). Et ces dénominations ſont en effet quelquefois employées en ce ſens par les Botaniſtes.

Voilà, chere Couſine, la notion la plus ſimple & la plus naturelle que je puiſſe vous donner de la famille, ou plutôt de la nombreuſe claſſe des compoſées, & des trois ſections ou familles dans leſquelles elles ſe ſubdiviſent. Il faut maintenant vous parler de la ſtructure des fructifications particulieres à cette claſſe, & cela nous menera peut-être à en déterminer le caractere avec plus de préciſion.

La partie la plus eſſentielle d’une fleur compoſée eſt le réceptacle ſur lequel ſont plantés, d’abord les fleurons & demi-fleurons, & enſuite les graines qui leur ſuccedent. Ce réceptacle qui forme un diſque d’une certaine étendue fait le centre du calice, comme vous pouvez voir dans le Piſſenlit que nous prendrons ici pour exemple. Le calice dans toute cette famille eſt ordinairement découpé juſqu’à la baſe en pluſieurs pieces, afin qu’il puiſſe ſe fermer, ſe rouvrir & ſe renverſer, comme il arrive dans le progrès de la fructification, ſans y cauſer de déchirure. Le calice du Piſſenlit eſt formé de deux rangs de folioles inférés l’un dans l’autre, & les folioles du rang extérieur qui ſoutient l’autre ſe recourbent & replient en-bas vers le pédicule, tandis que les folioles du rang intérieur reſtent droites pour entourer & contenir les demi-fleurons qui compoſent la fleur.

Une forme encore des plus communes aux calices de cette claſſe eſt d’être imbriqués, c’eſt-à-dire, formés de pluſieurs rangs de folioles en recouvrement, les unes ſur les joints des autres, comme les tuiles d’un toit. L’Artichaut, le Bluet, la Jacée, la Scorſonere vous offrent des exemples de calices imbriqués.

Les fleurons & demi-fleurons enfermés dans le calice ſont plantés fort dru ſur ſon diſque ou réceptacle en quinconce ou comme les caſes d’un Damier. Quelquefois ils s’entretouchent à nud ſans rien d’intermédiaire, quelquefois ils ſont ſépares par des cloiſons de poils ou de petites écailles qui retient attachées au réceptacle quand les graines ſont tombées. Vous voilà ſur la voie d’obſerver les différences de calices & de réceptacles ; parlons à préſent de la ſtructure des fleurons & demi-fleurons en commençant par les premiers.

Un fleuron eſt une fleur monopétale, réguliere pour l’ordinaire, dont la corolle ſe fend dans le haut en quatre ou cinq parties. Dans cette corolle ſont attachés à ſon tube les filets des étamines au nombre de cinq : ces cinq filets ſe réuniſſent par le haut en un petit tube rond qui entoure le piſtil, & ce tube n’eſt autre choſe que les cinq anthères ou étamines réunies circulairement en un ſeul corps. Cette réunion des étamines forme aux Botaniſtes le caractere eſſentiel des fleurs compoſées, & n’appartient qu’à leurs fleurons excluſivement à toutes ſortes de fleurs. Ainſi vous aurez beau trouver pluſieurs fleurs portées ſur un même diſque, comme dans les Scabieuſes & le Chardon-à-foulon ; ſi les anthères ne ſe réuniſſent pas en un tube autour du piſtil, & ſi la corolle ne porte pas ſur une ſeule graine nue, ces fleures ne ſont pas des fleurons & ne forment pas une fleur, compoſée. Au contraire quand vous trouveriez dans une fleur unique les anthères ainſi réunies en un ſeul corps, & la corolle ſupere poſée ſur une ſeule graine, cette fleur, quoique ſeule, ſeroit un vrai fleuron, & appartiendroit à la famille des compoſées, dont il vaut mieux tirer ainſi le caractere d’une ſtructure préciſe, que d’une apparence trompeuſe.

Le piſtil porte un ſtyle plus long d’ordinaire que le fleuron au-deſſus duquel on le voit s’élever à travers le tube formé par les anthères. Il ſe termine le plus ſouvent dans le haut par un ſtigmate fourchu dont on voit aiſément les deux petites cornes. Par ſon pied le piſtil ne porte pas immédiatement ſur le réceptacle non plus que le fleuron, mais l’un & l’autre y tiennent par le germe qui leur ſert de baſe, lequel croit & s’alonge à meſure que le fleuron ſe deſſeche, & devient enfin une graine longuette qui reſte attachée au réceptacle, juſqu’à ce qu’elle ſoit mûre. Alors elle tombe ſi elle eſt nue, ou bien le vent l’emporte au loin ſi elle eſt couronnée d’une aigrette de plumes, & le réceptacle reſte à découvert tout nud dans des genres, ou garni d’écailles ou de poils dans d’autres.

La ſtructure des demi-fleurons eſt ſemblable à celle des fleurons ; les étamines, le piſtil, & la graine y ſont arrangés à-peu-près de même : ſeulement dans les fleurs radiées il y a pluſieurs genres ou les demi-fleurons du contour ſont ſujets à avorter, ſoit parce qu’ils manquent d’étamines, ſoit parce que celles qu’ils ont ſont ſtériles, & n’ont pas la force de féconder le germe ; alors la fleur ne graine que par les fleurons du milieu. Dans toue la claſſe des compoſées, la graine eſt toujours ſeſſile, c’eſt-à-dire, qu’elle porte immédiatement ſur le réceptacle ſans aucun pédicule intermédiaire. Mais il y a des graines dont le ſommet eſt couronné par une aigrette quelquefois ſeſſile, & quelquefois attachée à la graine par un pédicule. Vous comprenez que l’uſage de cette aigrette eſt d’éparpiller au loin les ſemences en donnant plus de priſe à l’air pour les emporter & ſemer à diſtance.

A ces deſcriptions informes & tronquées, je dois ajouter que les calices ont pour l’ordinaire la propriété de s’ouvrir quand la fleur s’épanouit, de ſe refermer quand les fleurons ſe ſement & tombent afin de contenir la jeune graine, & l’empêcher du ſe répandre avant ſa maturité, enfin de ſe rouvrir & de ſe renverſer tout-à-fait pour offrir dans leur centre une aire plus large aux graines qui groſſiſſent en mûriſſant. Vous avez dû ſouvent voir le Piſſenlit dans cet état, quand les enfans le cueillent pour ſouffler dans ſes aigrettes qui forment un globe autour du calice renverſé.

Pour bien connoître cette claſſe, il faut en ſuivre les fleurs dès avant leur épanouiſſement juſqu’à la pleine maturité du fruit, & c’eſt dans cette ſucceſſion qu’on voit des métamorphoſes & un enchaînement de merveilles qui tiennent tout eſprit ſain qui les obſerve, dans une continuelle admiration. Une fleur commode pour ces obſervations eſt celle des Soleils qu’on rencontre fréquemment dans les vignes & dans les jardins. Le Soleil, comme vous voyez, eſt une radiée. La reine-Marguerite, qui dans l’automne fait l’ornement des parterres en eſt une auſſi. Les Chardons[23] ſont des fleuronnées ; j’ai déjà dit que la Scorſonere & le Piſſenlit ſont des demi-fleuronnées. Toutes ces fleurs ſont aſſez groſſes pour pouvoir être diſſéquées & étudiées à l’œil nud ſans le fatiguer beaucoup.

Je ne vous en dirai pas davantage aujourd’hui ſur la famille ou claſſe des compoſées. Je tremble déjà d’avoir trop abuſé de votre patience par des détails que j’aurois rendus plus clairs ſi j’avois ſu les rendre plus courts ; mais il m’eſt impoſſible de ſauver la difficulté qui naît de la petiteſſe des objets. Bonjour, chere Couſine.

LETTRE VII.

Sur les Arbres Fruitiers.

J’Attendois de vos nouvelles, chere Couſine, ſans impatience, parce que M. T. que j’avois vu depuis la réception de votre précédente Lettre m’avoit dit avoir laiſſé votre maman & toute votre famille en bonne ſanté. Je me réjouis d’en avoir la confirmation par vous-même, ainſi que des bonnes & fraîches nouvelles que vous me donnez de ma tante Gonceru. Son ſouvenir & ſa bénédiction ont épanoui de joie un cœur à qui depuis long-tems on ne ſuit plus gueres éprouver de ces ſortes de mouvemens. C’eſt par elle que je tiens encore à quelque choſe de bien précieux ſur la terre, & tant que je la conſerverai, je continuerai, quoiqu’on faſſe, à aimer la vie. Voici le tems de profiter de vos bontés ordinaires pour elle & pour moi ; il me ſemble que ma petite offrande prend un prix réel en paſſant par vos mains. Si votre cher époux vient bientôt à Paris, comme vous me le faites eſpérer, je le prierai de vouloir bien ſe charger de mon tribut annuel ; mais s’il tarde un peu, je vous prie de me marquer à qui je dois le remettre, afin qu’il n’y ait point de retard & que vous n’en faſſiez pas l’avance comme l’année derniere, ce que je fais que vous faites avec plaiſir, mais à quoi je ne dois pas conſentir ſans néceſſité.

Voici, chere Couſine, les noms des plantes que vous m’avez envoyées en dernier lieu. J’ai ajouté un point d’interrogation à ceux dont je ſuis en doute, parce que vous n’avez pas eu ſoin d’y mettre des feuilles avec la fleur, & que le feuillage eſt ſouvent néceſſaire pour déterminer l’eſpece à un auſſi mince Botaniſte que moi. En arrivant à Fourriere, vous trouverez la plupart des arbres fruitiers en fleurs, & je me ſouviens que vous aviez deſiré quelques directions ſur cet article. Je ne puis en ce moment vous tracer là-deſſus que quelques mots très à la hâte, étant très-preſſé, & afin que vous ne perdiez pas encore une ſaiſon pour cet examen.

Il ne faut pas, chere amie, donner à la Botanique une importance qu’elle n’a pas ; c’eſt une étude de pure curioſité & qui n’a d’autre utilité réelle que celle que peut tirer un être penſant & ſenſible de l’obſervation de la nature, & des merveilles de l’Univers. L’homme a dénaturé beaucoup de choſes pour les mieux convertir à ſon uſage ; en cela il n’eſt point à blâmer ; mais il n’en eſt pas moins vrai qu’il les a ſouvent défigurées, & que, quand dans les œuvres de ſes mains, il croit étudier vraiment la nature, il ſe trompe. Cette erreur a lieu ſur-tout dans la ſociété civile, elle a lieu de même dans les jardins. Ces fleurs doubles qu’on admire dans les parterres, ſont des monſtres dépourvus de la faculté de produire leur ſemblable dont la nature a doué tous tes êtres organiſés. Les arbres fruitiers ſont à-peu-près dans le même cas par la greffe ; vous aurez beau planter des pépins de Poires & de Pommes des meilleures eſpeces, il n’en naîtra jamais que des ſauvageons. Ainſi pour connoître la Poire & la Pomme de nature, il faut les chercher non dans les potagers, mais dans les forêts. La chair n’en eſt pas ſi groſſe & ſi ſucculente, mais les ſemences en mûriſſent mieux, en multiplient davantage, & les arbres en ſont infiniment plus grands & plus vigoureux. Mais j’entame ici un article qui me meneroit trop loin : revenons à nos potagers.

Nos arbres fruitiers, quoique greffés, gardent dans leur fructification tous les caracteres botaniques qui les diſtinguent, & c’eſt par l’étude attentive de ces caracteres, auſſi-bien que par les tranſformations de la greffe, qu’on s’aſſure qu’il n’y a, par exemple, qu’une ſeule eſpece de Poire ſous mille noms divers, par leſquels la forme & la ſaveur de leurs fruits les a fait diſtinguer en autant de prétendues eſpeces qui ne ſont au fond que des variétés. Bien plus, la Poire & la Pomme ne ſont que deux eſpeces du même genre, & leur unique différence bien caractériſtique, eſt que le pédicule de la Pomme entre dans un enfoncement du fruit, & celui de la Poire tient à un prolongement du fruit un peu alongé. De même toutes les ſortes de Ceriſes, Guignes, Griottes, Bigarreaux, ne ſont que des variétés d’une même eſpece ; toutes les Prunes ne ſont qu’une eſpece de Prunes ; le genre de la Prune contient trois eſpeces principales, ſavoir la Prune proprement dite, la Ceriſe, & l’Abricot qui n’eſt auſſi qu’une eſpece de Prune. Ainſi quand le ſavant Linnæus diviſant le genre dans ſes eſpeces à dénommé la Prune Prune, la Prune Ceriſe, & la Prune Abricot, les ignorans ſe ſont moqués de lui ; mais les obſervateurs ont admiré la juſteſſe de ſes réductions, &c. Il faut courir, je me hâte.

Les arbres fruitiers entrent preſque tous dans une famille nombreuſe, dont le caractere eſt facile à ſaiſir, en ce que les étamines, en grand nombre, au lieu d’être attachées au réceptacle ſont attachées au calice, par les intervalles que laiſſent les pétales entre eux ; toutes leurs fleurs ſont polypétales & à cinq communément. Voici les principaux caracteres génériques.

Le genre de la Poire, qui comprend auſſi la Pomme & le Coin. Calice monophylle à cinq pointes. Corolle à cinq pétales attachés au calice, une vingtaine d’étamines toutes attachées au calice. Germe ou ovaire infère ; c’eſt-à-dire au-deſſous de la corolle, cinq ſtyles. Fruits charnus à cinq logettes, contenant des graines, &c.

Le genre de la Prune, qui comprend l’Abricot, la Ceriſe, & le Laurier-ceriſe, Calice, corolle & anthères à-peu-près comme la Poire. Mais le germe eſt ſupere, c’eſt-à-dire, dans la corolle, & il n’y a qu’un ſtyle. Fruit plus aqueux que charnu contenant un noyau, &c.

Le genre de l’Amande, qui comprend auſſi la Pêche. Preſque comme la Prune, ſi ce n’eſt que le germe eſt velu, & que le fruit, mou dans la Pêche, ſec dans l’Amande, contient un noyau dur, raboteux, parſemé de cavités, &c.

Tout ceci n’eſt que bien groſſiérement ébauché, mais c’en eſt aſſez pour vous amuſer cette année. Bonjour, chere Couſine.

LETTRE VIII.

Du 11 Avril 1773.

GRace au ciel, chere Couſine, vous voilà rétablie. Mais ce n’eſt pas ſans que votre ſilence & celui de M. G. que j’avois inſtamment prié de m’écrire un mot à ſon arrivée, ne m’ait cauſé bien des alarmes. Dans des inquiétudes de cette eſpece rien n’eſt plus cruel que le ſilence, parce qu’il fait tout porter au pis. Mais tout cela eſt déjà oublié & je ne ſens plus que le plaiſir de votre rétabliſſement. Le retour de la belle ſaiſon, la vie moins ſédentaire de Fourriere, & : le plaiſir de remplir avec ſuccès la plus douce, ainſi que la plus reſpectable des fonctions, acheveront bientôt de l’affermir, & vous en ſentirez moins triſtement l’abſence paſſagere de votre mari, au milieu des chers gages de ſon attachement & des ſoins continuels qu’ils vous demandent.

La terre commence à verdir, les arbres à bourgeonner, les fleurs à s’épanouir ; il y en a déjà de paſſées ; un moment de retard pour la Botanique, nous reculeroit d’une année entiere : ainſi j’y paſſe ſans autre préambule.

Je crains que nous ne l’ayons traitée juſqu’ici d’une maniere trop abſtraite, en n’appliquant point nos idées ſur des objets déterminés : c’eſt le défaut dans lequel je ſuis tombé, principalement à l’égard des ombelliferes. Si j’avois commencé par vous en mettre une ſous les yeux, je vous aurois épargné une application très-fatigante ſur un objet imaginaire, & à moi des deſcriptions difficiles, auxquelles un ſimple coup-d’œil auroit ſupplée. Malheureuſement, à la diſtance où la loi de la néceſſité me tient de vous, je ne ſuis pas à portée de vous montrer du doigt les objets ; mais ſi chacun de notre côté nous en pouvons avoir ſous les yeux de ſemblables, nous nous entendrons très-bien l’un l’autre en parlant de ce que nous voyons. Toute la difficulté eſt qu’il faut que l’indication vienne de vous ; car vous envoyer d’ici des plantes ſeches, ſeroit ne rien faire. Pour rien reconnoître une plante, il faut commencer par la voir ſur pied. Les Herbiers ſervent de mémoratifs pour celles qu’on a déjà connues ; mais ils font mal connoître celles qu’on n’a pas vues auparavant. C’eſt donc à vous de m’envoyer des plantes que vous voudrez connoître & que vous aurez cueillies ſur pied ; & c’eſt à moi de vous les nommer, de les claſſer, de les décrire ; juſqu’à ce que par des idées comparatives, devenues familieres à vos yeux & à votre eſprit, vous parveniez à claſſer, ranger & nommer vous-même celles que vous verrez pour la premiere fois ; ſcience qui ſeule diſtingue le vrai Botaniſte de l’Herboriſte ou Nomenclateur. Il s’agit donc ici d’apprendre à préparer, deſſécher & conſerver les plantes ou échantillons de plantes, de maniere à les rendre faciles à reconnoître & à déterminer. C’eſt, en un mot, un Herbier que je vous propoſe de commencer. Voici une grande occupation qui de loin ſe prépare pour notre petite amatrice : car quant-à-préſent & pour quelque tems encore, il faudra que l’adreſſe de vos doigts ſupplée à la foibleſſe des ſiens.

Il y a d’abord une proviſion à faire ; ſavoir, cinq ou ſix mains de papier gris, & à-peu-près autant de papier blanc, de même grandeur, aſſez fort & bien collé, ſans quoi les plantes ſe pourriroient dans le papier gris, ou du moins les fleurs y perdroient leur couleur, ce qui eſt une des parties qui les rendent reconnoiſſables, & par leſquelles un Herbier eſt agréable à voir. Il ſeroit encore à déſirer que vous euſſiez une preſſe de la grandeur de votre papier, ou du moins deux bouts de planches bien unies, de maniere qu’en plaçant vos feuilles entre deux, vous les y puiſſiez tenir preſſées par les pierres ou autres corps peſans dont vous chargerez la planche ſupérieure. Ces préparatifs faits, voici ce qu’il faut obſerver pour préparer vos plantes de maniere à les conſerver & les reconnoître.

Le moment à choiſir pour cela eſt celui où la plante eſt en pleine fleur, & où même quelques fleurs commencent à tomber pour faire place au fruit qui commence à paroître. C’eſt dans ce point où toutes les parties de la fructification ſont ſenſibles, qu’il faut tâcher de prendre la plante pour la deſſécher dans cet état.

Les petites plantes ſe prennent toutes entieres avec leurs racines qu’on a ſoin de bien nettoyer avec une broſſe, afin qu’il n’y reſte point de terre. Si la terre eſt mouillée on la laiſſe ſécher pour la broſſer, ou bien on lave la racine ; mais il faut avoir alors la plus grande attention de la bien eſſuyer, & deſſécher avant de la mettre entre les papiers, ſans quoi elle s’y pourriroit infailliblement & communiqueroit ſa pourriture aux autres plantes voiſines. Il ne faut cependant s’obſtiner à conſerver les racines qu’autant qu’elles ont quelques ſingularités remarquables ; car dans le plus grand nombre, les racines ramifiées & fibreuſes ont des formes ſi ſemblables que ce n’eſt pas la peine de les conſerver. La nature qui a tant fait pour l’élégance & l’ornement dans la figure & la codeur des plantes en ce qui frappe les yeux, a deſtiné les racines uniquement aux fonctions utiles, puiſqu’étant cachées dans la terre, leur donner une ſtructure agréable, eût été cacher la lumière ſous le boiſſeau.

Les arbres & toutes les grandes plantes ne ſe prennent que par échantillon. Mais il faut que cet échantillon ſoit ſi bien choiſi, qu’il contienne toutes les parties conſtitutives du genre & de l’eſpece, afin qu’il puiſſe ſuffire pour reconnoître & déterminer la plante qui l’a fourni. Il ne ſuffit pas que toutes les parties de la fructification y ſoient ſenſibles, ce qui ne ſerviroit, qu’à diſtinguer le genre, il faut qu’on y voye bien le caractere de la foliation & de la ramification ; c’eſt-à-dire, la naiſſance & la forme des feuilles & des branches, & même autant qu’il ſe peut, quelque portion de la tige ; car, comme vous verrez dans la ſuite, tout cela ſert à diſtinguer les eſpeces différentes des mêmes genres qui ſont parfaitement ſemblables par la fleur & le fruit. Si les branches ſont trop épaiſſes, on les amincit avec un couteau ou canif, en diminuant adroitement par-deſſous de leur épaiſſeur autant que cela ſe peut ſans couper & mutiler les feuilles. Il y a des Botaniſtes qui ont la patience de fendre l’écorce de la banche & d’en tirer adroitement le bois, de façon que l’écorce rejointe paroît vous montrer encore la branche entiere, quoique le bois n’y ſois plus. Au moyen de quoi l’on n’a point entre les papiers des épaiſſeurs & boſſes trop conſidérables, qui gâtent, défigurent l’Herbier, & font prendre une mauvaiſe forme aux plantes. Dans les plantes où les fleurs & les feuilles ne viennent pas en même tems, ou naiſſent trop loin les unes des autres, on prend une petite branche à fleurs & une petite branche à feuilles, & les plaçant enſemble dans le même papier, on offre ainſi à l’œil les diverſes parties de la même plante, ſuffiſantes pour la faire reconnoître. Quant aux plantes où l’on ne trouve que des feuilles, & dont la fleur n’eſt pas encore venue ou eſt déjà paſſée, il les faut laiſſer, & attendre, pour les reconnoître, qu’elles montrent leur viſage, Une plante n’eſt pas plus ſurement reconnoiſſable à ſon feuillage, qu’un homme à ſon habit.

Tel eſt le choix qu’il faut mettre dans ce qu’on cueille : il en faut mettre auſſi dans le moment qu’on prend pour cela. Les plantes cueillies le matin à la roſée, ou le ſoir à l’humidité, ou le jour durant la pluie, ne ſe conſervent point. Il faut abſolument choiſir un tems ſec, & même dans ce tems-là, le moment le plus ſec & le plus chaud de la journée, qui eſt en été entre onze heures du matin & cinq au ſix heures du ſoir. Encore alors, ſi l’on y trouve la moindre humidité, faut-il les laiſſer ; car infailliblement elles ne ſe conſerveront pas.

Quand vous avez cueilli vos échantillons, vous les apportez au logis toujours bien au ſec pour les placer & arranger dans vos papiers. Pour cela vous faites votre premier lit de deux feuilles au moins de papier gris, ſur leſquelles vous placez une feuille de papier blanc, & ſur cette feuille, vous arrangez votre plante, prenant grand ſoin que toutes ſes parties, ſur-tout les feuilles & les fleurs ſoient bien ouvertes, & bien étendues dans leur ſituation naturelle. La plante un peu flétrie, mais ſans l’être trop, ſe prête mieux pour l’ordinaire à l’arrangement qu’on lui donne ſur le papier avec le pouce & les doigts. Mais il y en a de rebelles qui ſe grippent d’un côté, pendant qu’on les arrange de l’autre. Pour prévenir cet inconvénient, j’ai des plombs, de gros ſous, des liards, avec leſquels j’aſſujettis les parties que je viens d’arranger, tandis que j’arrange les autres ce façon que quand j’ai fini ma plante ſe trouve preſque toute couverte de ces pieces, qui la tiennent en état. Après cela on poſe une ſeconde feuille blanche ſur la premiere, & on la preſſe avec la main afin de tenir la plante aſſujettie dans la ſituation qu’on lui a donnée, avançant ainſi la main gauche qui preſſe à meſure qu’on retire avec la droite les plombs & les gros ſous qui ſont entre les papiers ; on met enſuite deux autres feuilles de papier gris ſur la ſeconde feuille blanche, ſans ceſſer un ſeul moment de tenir la plante aſſujettie de peur qu’elle ne perde la ſituation qu’on lui a donnée ; ſur ce papier gris on met une autre feuille blanche, ſur cette feuille une plante qu’on arrange & recouvre comme ci-devant ; juſqu’à ce qu’on ait placé toute la moiſſon qu’on a apportée, & qui ne doit pas être nombreuſe pour chaque fois ; tant pour éviter la longueur du travail, que de peur que durant la deſſiccation des plantes, le papier ne contracte quelque humidité par leur grand nombre ; ce qui gâteroit infailliblement vos plantes, ſi vous ne vous hâtiez de les changer de papier avec les mêmes attentions ; & c’eſt même ce qu’il faut faire de tems en tems, juſqu’a ce qu’elles aient bien pris leur pli, & qu’elles ſoient toutes aſſez ſeches.

Votre pile de plantes & de papiers ainſi arrangée, doit être miſe en preſſe, ſans quoi les plantes ſe gripperoient ; il y en a qui veulent être plus preſſées, d’autres moins ; l’expérience vous apprendra cela, ainſi qu’a les changer de papier à propos, & auſſi ſouvent qu’il faut, ſans vous donner un travail inutile. Enfin quand vos plantes ſeront bien ſeches, vous les mettrez bien proprement chacune dans une feuille de papier, les unes ſur les autres, ſans avoir beſoin de papiers intermédiaires, & vous aurez ainſi un Herbier commencé, qui s’augmentera ſans ceſſe avec vos connoiſſances, & contiendra enfin l’hiſtoire de toute la végétation du pays : au reſte, il faut toujours tenir un Herbier bien ſerré, & un peu en preſſe ; ſans quoi les plantes, quelque ſeches qu’elles fuſſent, attireroient l’humidité de l’air, & ſe gripperoient encore.

Voici maintenant l’uſage de tout ce travail pour parvenir à la connoiſſance particuliere des plantes, & à nous bien entendre lorſque nous en parlons.

Il faut cueillir deux échantillons de chaque plante ; l’un plus grand pour le garder, l’autre plus petit pour me l’envoyer. Vous les numéroterez avec ſoin, de façon que le grand & le petit échantillons de chaque eſpece aient toujours le même numéro. Quand vous aurez une douzaine ou deux d’eſpeces ainſi deſſéchées, vous me les enverrez dans un petit cahier par quelque occaſion. Je vous enverrai le nom & la deſcription des mêmes plantes ; par le moyen des numéros, vous les reconnoîtrez dans votre Herbier, & de-là ſur la terre, ou je ſuppoſe que vous aurez commencé de les bien examiner. Voilà un moyen ſûr de faire des progrès auſſi ſûrs & auſſi rapides qu’il eſt poſſible loin de votre guide.

N. B. J’ai oublié de vous dire que le mêmes papiers peuvent ſervir pluſieurs fois, pourvu qu’on ait ſoin de les bien aérer & deſſécher auparavant. Je dois ajouter auſſi que l’Herbier doit être tenu dans le lieu le plus ſec de la maiſon, & plutôt au premier qu’au rez-de-chauſſée.

DEUX LETTRES,
A M. DE M***.

PREMIERE LETTRE.

Sur le format des Herbiers & ſur la Synonymie.

SI j’ai tardé ſi long-tems, Monſieur, à répondre en détail à la Lettre que vous avez eu la bonté de m’écrire le 3 Janvier, ç’a été d’abord dans l’idée du voyage dont vous m’aviez prévenu, & auquel je n’ai appris que dans la ſuite que vous aviez renoncé ; & enſuite par mon travail journalier qui m’eſt venu tout d’un coup en ſi grande abondance, que pour ne rebuter perſonne j’ai été forcé de m’y livrer tout entier, ce qui a fait à la Botanique une diverſion de pluſieurs mois. Mais enfin voilà la ſaiſon revenue, & je me prépare à recommencer mes courſes champêtres, devenues par une longue habitude néceſſaires à mon humeur & à ma ſanté.

En parcourant ce qui me reſtoit en plantes ſeches, je n’ai gueres trouvé, hors de mon Herbier auquel je ne veux pas toucher, que quelques doubles de ce que vous avez déjà reçu, & cela ne valant pas la peine d’être raſſemblé pour un premier envoi, je trouverois convenable de me faire durant cet été de bonnes fournitures ; de les préparer, coller & ranger durant l’hiver, après quoi je pourrai continuer de même d’année en année juſqu’à ce que j’euſſe épuiſé tout ce que je pourrois fournir. Si cet arrangement vous convient, Monſieur, je m’y conformerai avec exactitude, & dès-à-préſent je commencerai mes collections. Je deſirerois ſeulement ſavoir quelle forme vous préférez. Mon idée ſeroit de faire le fond de chaque Herbier ſur du papier à lettre, tel que celui-ci ; c’eſt ainſi que j’en ai commencé un pour mon uſage, & je ſens chaque jour mieux que la commodité de ce format compenſe amplement l’avantage qu’ont de plus les grands Herbiers. Le papier ſur lequel ſont les plantes que je vous ai envoyées vaudroit encore mieux, mais je ne puis retrouver du même, & l’impôt ſur les papiers a tellement dénaturé leur fabrication, que je n’en puis plus trouver pour noter qui ne perce pas. J’ai le projet auſſi d’une forme de petits Herbiers à mettre dans la poche pour les plantes en miniature qui ne ſont pas les moins curieuſes, & je n’y ferois entrer néanmoins que des plantes qui pourroient y tenir entieres, racines & tout ; entre autres, la plupart des Mouſſes, les Glaux, Peplis, Montia, Sagina, Paſſe-pierre, &c. Il me ſemble que ces Herbiers mignons pourroient devenir charmans & précieux en même tems. Enfin il y a des plantes : d’une certaine grandeur qui ne peuvent conſerver leur port dans un petit eſpace, & des échantillons ſi parfaits que ce ſeroit dommage de les mutiler. Je deſtine à ces belles plantes du papier grand & fort, & j’en ai déjà quelques-unes qui font un fort bel effet dans cette forme.

Il y a long-tems que j’éprouve les difficultés de la nomenclature, & j’ai ſouvent été tenté d’abandonner tout-à-fait cette partie. Mais il faudroit en même tems renoncer aux livres & à profiter des obſervations d’autrui, & il me ſemble qu’un des plus grands charmes de la Botanique eſt, après celui de voir par ſoi-même, celui de vérifier ce qu’ont vu les autres ; donner ſur le témoignage de mes propres yeux mon aſſentiment aux obſervations fines & juſtes d’un auteur, me paroît une véritable jouiſſance ; au lieu que quand je ne trouve pas ce qu’il dit, je ſuis toujours en inquiétude ſi ce n’eſt point moi qui vois mal. D’ailleurs ne pouvant voir par moi-même que ſi peu de choſe, il faut bien ſur le reſte me fier à ce que d’autres ont vu, & leurs différentes nomenclatures me forcent pour cela de percer de mon mieux le cahos de la ſynonymie. Il a falu, pour ne pas m’y perdre, tout rapporter à une nomenclature particuliere, & j’ai choiſi celle de Linnæus, tant par la préférence que j’ai donnée à ſon ſyſtème, que parce que ſes noms compoſés ſeulement de deux mots me délivrent des longues phraſes des autres. Pour y rapporter ſans peine celles de Tournefort, il me faut très-ſouvent recourir à l’auteur commun que tous deux citent aſſez conſtamment, ſavoir Gaſpard Bauhin. C’eſt dans ſon Pinax que je cherche leur concordance. Car Linnæus me paroît faire une choſe convenable & juſte, quand Tournefort n’a fait que prendre la phraſe de Bauhin, de citer l’auteur original & non pas celui qui l’a tranſcrit, comme on fait très-injuſtement en France. De forte que, quoique preſque toute la nomenclature de Tournefort ſoit tirée mot à mot du Pinax, on croiroit, à lire les Botaniſtes François, qu’il n’a jamais exiſté ni Bauhin ni Pinax au monde, & pour comble ils font encore un crime à Linnæus de n’avoir pas imite leur partialité. A l’égard des plantes dont Tournefort n’a pas tiré les noms du Pinax, on en trouve aiſément la concordance dans les auteurs François Linnæiſtes, tels que Sauvage, Gouan, Gérard, Guettard, & d’Alibard qui l’a preſque toujours ſuivi.

J’ai fait cet hiver une ſeule herboriſation dans le bois de Boulogne, & j’en ai rapporté quelques Mouſſes. Mais il ne faut pas s’attendre qu’on puiſſe compléter tous les genres, même par une eſpece unique. Il y en a de bien difficiles à mettre dans un Herbier, & il y en a de ſi rares qu’ils n’ont jamais paſſé & vraiſemblablement ne paſſeront jamais ſous mes yeux. Je crois que dans cette famille & celle des Algues, il faut ſe tenir aux genres dont on rencontre aſſez ſouvent des eſpeces pour avoir le plaiſir de s’y reconnoître, & négliger ceux dont la vue ne nous reprochera jamais notre ignorance, ou dont la figure extraordinaire nous fera faire effort pour la vaincre. J’ai la vue fort courte, mes yeux deviennent mauvais, & je ne puis plus eſpérer de recueillir que ce qui préſentera fortuitement dans les lieux à-peu-près où je ſaurai qu’eſt ce que je cherche. À l’égard de la maniere de chercher, j’ai ſuivi M. de Juſſieu dans ſa derniere herboriſation, & je la trouvai ſi tumultueuſe, & ſi peu utile pour moi, que quand il en auroit encore fait j’aurois renoncé à l’y ſuivre. J’ai accompagné ſon neveu l’année derniere, moi vingtieme, à Montmorenci, & j’en ai rapporté quelques jolies plantes, entr’autres la Lyſimachia Tenella, que je crois vous avoir envoyée. Mais j’ai trouvé dans cette herboriſation que les indications de Tournefort & de Vaillant ſont très-fautives, ou que depuis eux, bien des plantes ont changé de ſol. J’ai cherché entr’autres, & j’ai engagé tout le monde à chercher avec ſoin, le Plantago Monanthos à la queue de l’Etang de Montmorenci & dans tous les endroits où Tournefort & Vaillant l’indiquent, & nous n’en avons pu trouver un ſeul pied ; en revanche j’ai trouvé pluſieurs plantes de remarque & même tout près de Paris, dans des lieux où elles ne ſont point indiquées. En général j’ai toujours été malheureux en cherchant d’après les autres. Je trouve encore mieux mon compte à chercher de mon chef.

J’oubliois, Monſieur, de vous parler de vos livres. Je n’ai fait encore qu’y jetter les yeux, & comme ils ne ſont pas de taille à porter dans la poche, & que je ne lis gueres l’été dans la chambre, je tarderai peut-être juſqu’à la fin de l’hiver prochain à vous rendre ceux dont vous n’aurez pas à faire avant ce tems-là. J’ai commencé de lire l’Anthologie de Pontevera, & j’y trouve contre le ſyſtême ſexuel des objections qui me paroiſſent bien fortes, & dont je ne ſais pas comment Linnæus s’eſt tiré. Je ſuis ſouvent tenté d’écrire dans cet auteur & dans les autres les noms de Linnæus à côté des leurs pour me reconnoître. J’ai déjà même cédé à cette tentation pour quelques-unes, n’imaginant à cela rien que d’avantageux pour l’exemplaire. Je ſens pourtant que c’eſt une liberté que je n’aurois pas dû prendre ſans votre agrément, & je l’attendrai pour continuer.

Je vous dois des remercîmens, Monſieur, pour l’emplacement que vous avez la bonté de m’offrir pour la deſſication des plantes : mais quoique ce ſoit un avantage dont je ſens bien la privation, la néceſſité de les viſiter ſouvent & l’éloignement des lieux qui me feroit conſumer beaucoup de tems en courſes, m’empêchent de me prévaloir de cette offre.

La fantaiſie m’a pris de faire une collection de fruits, & de graines de toute eſpece, qui devroient avec un Herbier faire la troiſieme partie d’un cabinet d’Hiſtoire naturelle. Quoique j’aye encore acquis très-peu de choſe, & que je ne puiſſe eſpérer de rien acquérir que très-lentement & par hazard, je ſens déjà pour cet objet le défaut de place, mais le plaiſir de parcourir & viſiter inceſſamment ma petite collection peut ſeul me payer la peine de la faire, & ſi je la tenois loin de mes yeux, je ceſſerois d’en jouir. Si par hazard vos gardes & jardiniers trouvoient quelquefois ſous leurs pas des Faînes de Hêtres, des fruits d’Aunes, d’Erables, de Bouleau, & généralement de tous les fruits ſecs des arbres des forêts ou d’autres, qu’ils en ramaſſaſſent en paſſant quelques-uns dans leurs poches, & que vous vouluſſiez bien m’en faire parvenir quelques échantillons par occaſion, j’aurois un double plaiſir d’en orner ma collection naiſſante

Excepté l’hiſtoire des Mouſſes par Dillenius, j’ai à moi les autres livres de Botanique dont vous m’envoyez la note. Mais quand je n’en aurois aucun, je me garderois aſſurément de conſentir à vous priver, pour mon agrément, du moindre des amuſemens qui ſont à votre portée. Je vous prie, Monſieur, d’agréer mon reſpect.

SECONDE LETTRE.

Sur les Mousses.
A Paris le 19 Décembre 1771.

VOici, Monſieur, quelques échantillons de Mouſſes que j’ai raſſemblées à la hâte, pour vous mettre à portée au moins de diſtinguer les principaux genres avant que la ſaiſon de les obſerver ſoit paſſée. C’eſt une étude à laquelle j’employai délicieuſement l’hiver que j’ai paſſe à Wootton, où je me trouvois environné de montagnes, de bois & de rochers tapiſſés de Capillaires & de Mouſſes les plus curieuſes. Mais depuis lors j’ai ſi bien perdu cette famille de vue, que ma mémoire éteinte ne me fournit preſque plus rien de ce que j’avois acquis en ce genre, & n’ayant point l’ouvrage de Dillenius, guide indiſpenſable dans ces recherches, je ne ſuis parvenu qu’avec beaucoup d’effort & ſouvent avec doute à déterminer les eſpeces que je vous envoye. Plus je m’opiniâtre à vaincre les difficultés par moi-même & ſans le ſecours de perſonne, plus je me confirme dans l’opinion que la Botanique, telle qu’on la cultive, eſt une ſcience qui ne s’acquiert que par tradition ; on montre la plante, on la nomme ; ſa figure & ſon nom ſe gravent enſemble dans la mémoire. Il y a peu de peine à retenir ainſi la nomenclature d’un grand nombre de plantes, mais quand on ſe croit pour cela Botaniſte, on ſe trompe, on n’eſt qu’Herboriſte, & quand il s’agit de déterminer par ſoi-même & ſans guide les plantes qu’on n’a jamais vues ; c’eſt alors qu’on ſe trouve arrêté tout court, & qu’on eſt au bout de ſa doctrine. Je ſuis reſté plus ignorant encore en prenant la route contraire. Toujours ſeul & ſans autre maître que la nature, j’ai mis des efforts incroyables à de très-foibles progrès. Je ſuis parvenu à pouvoir en bien travaillant, déterminer à-peu-près les genres ; mais pour les eſpeces, dont les différences ſont ſouvent très-peu marquées par la nature, & plus mal énoncées par les auteurs, je n’ai pu parvenir à en diſtinguer avec certitude qu’un très-petit nombre, ſur-tout dans la famille des Mouſſes, & ſur-tout dans les genres difficiles, tels que les Hypnum, les Jungermannia, les Lichens. Je crois pourtant être sûr de celles que je vous envoye, à une ou deux près que j’ai déſignées par un point interrogant, afin que vous puiſſiez vérifier dans Vaillant & dans Dillenius, ſi je me ſuis trompé ou non. Quoi qu’il en ſoit, je crois qu’il faut commencer à connoître empyriquement un certain nombre d’eſpeces pour parvenir à déterminer les autres, & je crois que celles que je vous envoye peuvent ſuffire, en les étudiant bien, à vous, familiariſer avec la famille, & à en diſtinguer au moins les genres au premier coup-d’œil par le facies propre à chacun d’eux. Mais il y a une autre difficulté ; c’eſt que les Mouſſes ainſi diſpoſées par brins n’ont point ſur le papier le même coup-d’œil qu’elles ont ſur la terre raſſemblées par touffes ou gazons ferrés. Ainſi l’on herboriſe inutilement dans un Herbier & ſur-tout dans un Mouſſier, ſi l’on n’a commencé par herboriſer ſur la terre. Ces ſortes de recueils doivent ſervir ſeulement de mémoratifs, mais non pas d’inſtruction premiere. Je doute cependant, Monſieur, que vous trouviez aiſément le tems & la patience de vous appeſantir à l’examen de chaque touffe d’herbe ou de Mouſſe que vous trouverez en votre chemin. Mais voici le moyen qu’il me ſemble que vous pourriez prendre pour analyſer avec ſuccès toutes les productions végétales de vos environs, ſans vous ennuyer à des détails minutieux, inſupportables pour les eſprits accoutumés à généraliſer les idées, & à regarder toujours les objets en grand. Il faudroit inſpirer à quelqu’un de vos laquais, garde ou garçon jardinier, un peu de goût pour l’étude des plantes, & le mener à votre ſuite dans vos promenades, lui faire cueillir les plantes que vous ne connoîtriez pas, particulièrement les Mouſſes & les graminées, deux familles difficiles & nombreuſes. Il faudroit qu’il tachât de les prendre dans l’état de floraiſon où leurs caracteres déterminans ſont les plus marqués. En prenant deux exemplaires de chacun, il en mettroit un à part pour me l’envoyer, ſous le même numéro que le ſemblable qui vous reſteroit, & ſur lequel vous feriez mettre enſuite le nom de la plante, quand je vous l’aurois envoyé. Vous vous éviteriez ainſi le travail de cette détermination, & ce travail ne ſeroit qu’un plaiſir pour moi qui en ai l’habitude, & qui m’y livre avec paſſion. Il me ſemble, Monſieur, que, de cette maniere vous auriez fait en peu de tems le relevé des productions végétales de vos terres & des environs, & que vous livrant ſans fatigue au plaiſir d’obſerver, vous pourriez encore, au moyen d’une nomenclature aſſurée, avoir celui de comparer vos obſervations avec celles des auteurs. Je ne me fais pourtant pas fort de tout déterminer. Mais la longue habitude de fureter des campagnes m’a rendu familieres la plupart des plantes indigenes. Il n’y a que les jardins & productions exotiques où je me trouve en pays perdu. Enfin ce que je n’aurai pu déterminer ſera pour vous, Monſieur, un objet de recherche & de curioſité qui rendra vos amuſemens plus piquans. Si cet arrangement vous plaît, je ſuis à vos ordres, & vous pouvez être sûr de me procurer un amuſement très-intéreſſant pour moi.

J’attends la note que vous m’avez promiſe pour travailler à la remplir autant qu’il dépendra de moi. L’occupation de travailler à des Herbiers remplira très-agréablement mes beaux jours d’été. Cependant je ne prévois pas d’être jamais bien riche en plantes étrangeres, &, ſelon moi, le plus grand agrément de la Botanique eſt de pouvoir étudier & connoître la nature autour de ſoi plutôt qu’aux Indes. J’ai été pourtant aſſez heureux pour pouvoir inſérer dans le petit recueil que j’ai eu l’honneur de vous envoyer, quelques plantes curieuſes, & entr’autres le vrai papier, qui juſqu’ici n’étoit point connu en France, pas même de M. de Juſſieu. Il eſt vrai que je n’ai pu vous envoyer qu’un brin bien miſérable, mais c’en eſt aſſez pour diſtinguer ce rare & précieux ſouchet. Voilà bien du bavardage, mais la Botanique m’entraîne, & j’ai le plaiſir d’en parler avec vous : accordez-moi, Monſieur, un peu d’indulgence.

Je ne vous envoye que de vieilles Mouſſes ; j’en ai vainement cherché de nouvelles dans la campagne. Il n’y en aura gueres qu’au mois de Février, parce que l’automne a été trop ſec. Encore faudra-t-il les chercher au loin. On n’en trouve gueres autour de Paris que les mêmes répétées.

TABLE

DES DIFFÉRENTES PIECES

Contenues dans ce Volume.


Discours sur cette question : Quelle est la Vertu la plus nécessaire aux Héros, & quels sont les Héros à qui cette Vertu a manqué ? 
 page 5
Lettre à M. l’Abbé Raynal, Auteur du Mercure de France 
 61
Lettre de J. J. Rouſſeau sur la réſutation de ſon Diſcours par M. Gautier 
 65
Réponſe au Roi de Pologne, Duc de Lorraine, ou Obſervations de J. J. Rouſſeau ſur la Réponſe qui a été faite à ſon Diſcours 
 83
Derniere Réponse de J. J. Rousseau 
 117
Lettre de J. J. Rouſſeau sur une nouvelle réſutation de son Diſcours par un Académicien de Dijon 
 153
Olinde & Sophronie, avec l’Italien 
 422

FIN.


  1. Les Princes voient toujours avec plaiſir le goût des Arts agréables & des ſuperfluités dont l’exportation de l’argent ne réſulte pas, s’étendre parmi leurs ſujets. Car outre qu’ils les nourriſſent ainſi dans cette petiteſſe d’ame ſi propre à la ſervitude, ils ſavent très-bien que tous les beſoins que le Peuple ſe donne, ſont autant de chaines dont il ſe charge. Alexandre, voulant maintenir les Ichtyophages dans ſa dépendance, les contraignit de renoncer à la pêche & de ſe nourrir des alimens communs aux autres Peuples ; & les Sauvages de l’Amérique, qui vont tout nuds & qui ne vivent que du produit de leur chaſſe, n’ont jamais pu être domptés. En effet, quel joug impoſeroit-on à des hommes qui n’ont beſoin de rien ?
  2. L’élection de Vitellius avoit précédé celle d’Othon ; mais au-delà des mers le bruit de celle-ci avoit prévenu le bruit de l’autre, ainſi Othon étoit dans ces régions le premier reconnu.
  3. Quoique les jeux ſéculaires euſſent été célébrés par Auguste, Claude prétendant qu’il avoit mal calculé, les fit célébrer auſſi : ce qui donnoit à rire au Peuple quand le crieur public annonça dans la forme ordinaire, des jeux que nul homme vivant n’avoit vu ni ne reverroit : car non-ſeulement pluſieurs perſonnes encore vivantes avoient vu ceux d’Auguſte, mais même il y eut des Hiſtrions qui jouerent aux uns & aux autres, & Vitellius n’avoit pas honte de dire à Claude malgré la proclamation ; ſape facias.
  4. La mort de Claude fut long-tems cachée au Peuple, juſqu’à ce qu’Agrippine eût pris ſes meſures pour ôter l’Empire à Britannicus & l’aſſurer à Néron. Ce qui fit que le Public n’en ſavoit exactement ni le jour ni l’heure.
  5. On ſait combien cet imbécille avoit peu de conſidération dans ſa maiſon : à peine le maître du monde avoit-il un valet qui lui daignât obéir. Il eſt étonnant que Seneque ait oſé dire tout cela, lui qui étoit ſi courtiſan ; mais Agrippine avoit beſoin de lui, & il le ſavoit bien.
  6. Il y a ici très-évidemment une lacune que je ne vois pourtant marquée dans aucune édition.
  7. On ſait qu’il étoit permis en Egypte d’épouſer ſa ſœur de pere & de mere & cela étoit auſſi permis à Athenes, mais pour la ſœur de mere ſeulement. Le mariage d’Elpinice & de Cimon en fournit un exemple.
  8. Je ne ſaurois me perſuader qu’il n’y ait pas encore une lacune entre ces mots ; Olim, inquit, magna res erat Deum fieri : & ceux-ci, jam fama nimium feciſti. Je n’y vois ni liaiſon ni tranſition, ni aucune eſpece de ſens à les lire ainſi de ſuite.
  9. Je n’ai point traduit ces mots. Etiamſi Phormea Græce neſcit, ego ſcio ENTIKONTONΥKHNΔIHΣ. Seneſcit, ou ſe neſcit, parce que je n’y entends rien du tout. Peut-être aurois-je trouvé quelque éclairciſſement dans les adages d’Eraſme, mais je ne ſuis pas à portée de les conſulter.
  10. Par l’adoption de Druſus, Auguſte étoit l’ayeul de Claude, mais il étoit auſſi ſon grand oncle par la jeune Antonia mere de Claude & niece d’Auguſte.
  11. M. Syllanus.
  12. Pompeius magnus.
  13. Je n’ai gueres beſoin, je crois, d’avertir que ce mot eſt pris ironiquement. Suétone après avoir dit qu’en tout tems, en tout lieu Claude étoit toujours prêt à manger & boire, ajoute qu’un jour ayant ſenti de ſon tribunal l’odeur du dîné des Saliens, il planta là toute l’audience & courut ſe mettre à table avec eux.
  14. Mercure.
  15. Un Juge qui n’avoit d’autre loi que ſa volonté donnoit peu d’ouvrage a ces Meſſieurs-là.
  16. J’ai pris la liberté de ſubſtituer cette comparaiſon à celle de Syſiphe, employée par Séneque & trop rebattue depuis cet Auteur.
  17. Cet article Corolle, auquel l’Auteur renvoie ici, ne s’eſt point trouve fait.
  18. Voyez la note précédente.
  19. Cet article ne paroît pas achevé non plus que beaucoup d’autres, quoiqu’on ait raſſemblé, dans les trois paragraphes ci-deſſus qui compoſent celui-ci, trois morceaux de l’Auteur tous ſur autant de chiffons.
  20. Madame de L***. qui a bien voulu nous fournir les originaux de ces Lettres, vouloit qu’on en ôtât tout ce qui la regarde personnellement ; mais nous n’avons pas cru devoir ſupprimer des éloges très-mérités qui auroient honoré M. Rousseau lui-même, ſi cette Dame nous avoit permis de la nommer.
  21. La ſœur de Madame D. L***. que l’Auteur appelloit tante Julie.
  22. La fleur du Perſil eſt un peu jaunâtre. Mais pluſieurs fleurs d’Ombelliferes paroiſſent jaunes à cauſe de l’ovaire & des anthères, & ne laiſſent pas d’avoir les pétales blancs.
  23. Il faut prendre garde de n’y pas mêler le Chardons-à-foulon ou des bonnetiers qui n’eſt pas un vrai Chardon.