Traduction du premier Livre de l’histoire de Tacite
QUAND j’eus le malheur de vouloir parler au Public, je ſentis le besoin d’apprendre à écrire, & j’oſai m’eſſayer ſur Tacite. Dans cette vue, entendant médiocrement le latin, & ſouvent n’entendant point mon Auteur, j’ai dû faire bien des contre-ſens particuliers ſur ſes penſées ; mais ſi je n’en ai point fait un général ſur ſon eſprit, j’ai rempli mon but ; car je ne cherchois pas à rendre les phraſes de Tacite, mais ſon ſtyle, ni de dire ce qu’il a dit en latin, mais ce qu’il eût dit en François.
JE commencerai cet ouvrage par le ſecond Conſulat de Galba & l’unique de Vinius. Les 720 premieres années de Rome ont été décrites par divers Auteurs avec l’éloquence & la liberté dont elles étoient dignes. Mais après la bataille d’Actium qu’il falut ſe donner un maître pour avoir la paix, ces grands génies diſparurent. L’ignorance des affaires d’une République devenue étrangere à ſes Citoyens, le goût effréné de la flatterie, la haine contre les chefs, altérerent la vérité de mille manieres ; tout fut loué ou blâmé par paſſion, ſans égard pour la poſtérité : mais en démêlant les vues de ces Ecrivains, elle ſe prêtera plus volontiers aux traits de l’envie & de la ſatire qui la malignité par un faux air d’indépendance, qu’à la baſſe adulation qui marque la ſervitude & rebute par sa lâcheté. Quant à moi, Galba, Vitellius, Othon, ne m’ont fait ni bien ni mal : Veſpaſien commença ma fortune, Tite l’augmenta, Domitien l’acheva, j’en conviens ; mais un Hiſtorien qui se conſacre à la vérité doit parler ſans amour & ſans haine. Que s’il me reſte assez de vie, je réſerve pour ma vieilleſſe la riche & paiſible matiere des regnes de Nerva & de Trajan ; rares & heureux tems où l’on peut penſer librement, & dire ce que l’on penſe !
J’entreprenois une hiſtoire pleine de cataſtrophes, de combats, de ſéditions, terrible même durant la paix. Quatre Empereurs égorgés, trois guerres civiles, pluſieurs étrangeres & la plupart mixtes. Des ſuccès en Orient, des revers en Occident, des troubles en Illyrie ; la Gaule ébranlée, l’Angleterre conquiſe & d’abord abandonnée ; les Sarmates & les Sueves commençant à ſe montrer ; les Daces illuſtrés par de mutuelles défaites ; les Parthes, joués par un faux Néron, tout prêts à prendre les armes ; l’Italie, après les malheurs de tant de ſiecles, en proie à de nouveaux déſaſtres dans celui-ci ; des villes écraſées ou conſumées dans les fertiles régions de la Campanie ; Rome dévaſtée par le feu, les plus anciens temples brûlés, le Capitole même livré aux flammes par les mains des Citoyens ; le culte profané, des adulteres publics, les mers couvertes d’exilés, les iſles pleines de meurtres ; des cruautés plus atroces dans la Capitale, où les biens, le rang la vie privée ou publique, tout étoit également imputé à crime, & où le plus irrémiſſible étoit la vertu. Les délateurs non moins odieux par leurs fortunes que par leurs forfaits ; les uns faiſoient trophée du Sacerdoce & du Conſulat, dépouilles de leurs victimes ; d’autres tout puiſſans tant au dedans qu’au dehors, portant par-tout le trouble, la haine & l’effroi : les Maîtres trahis par leurs Eſclaves, les Patrons par leurs Affranchis, & pour comble, enfin, ceux qui manquoient d’ennemis, opprimés par leurs amis mêmes.
Ce ſiecle ſi fertile en crimes ne fut pourtant pas ſans vertus. On vit des meres accompagner leurs enfans dans leur ſuite, des femmes ſuivre leurs maris en exil, des parens intrépides, des gendres inébranlables, des esclaves mêmes à l’épreuve des tourmens. On vit de grands hommes, fermes dans toutes les adverſités, porter & quitter la vie avec une confiance digne de nos peres. A ces multitudes d’événemens humains ſe joignirent les prodiges du Ciel & de la Terre, les ſignes tirés de la foudre, les préſages de toute espece, obſcurs ou manifeſtes, ſiniſtres ou favorables. Jamais les plus tristes calamités du peuple Romain, jamais les plus juſtes jugemens du Ciel ne montrerent avec tant d’évidence que ſi les Dieux ſongent à nous, c’eſt moins pour nous conſerver que pour nous punir.
Mais avant que d’entrer en matiere, pour développer les causes des événemens qui ſemblent ſouvent l’effet du hazard, il convient d’expoſer l’état de Rome, le génie des armées, les mœurs des provinces, & ce qu’il y avoit de ſain & de corrompu dans toutes les régions du monde.
Après les premiers tranſports excités par la mort de Néron, il s’étoit élevé des mouvemens divers non-ſeulement au Sénat, parmi le Peuple & les Bandes prétoriennes, mais entre tous les chefs & dans toutes les Légions. Le ſecret de l’Empire étoit enfin dévoilé, & l’on voyoit que le Prince pouvoit s’élire ailleurs que dans la Capitale. Mais le Sénat ivre de joie ſe preſſoit, ſous un nouveau Prince encore éloigné, d’abuser de la liberté qu’il venoit d’uſurper. Les principaux de l’ordre équeſtre n’étoient gueres moins contens. La plus ſaine partie du peuple qui tenoit aux grandes maiſons, les cliens, les affranchis des proſcrits & des exilés ſe livroient à l’eſpérance. La vile populace qui ne bougeoit du Cirque & des Théatres, les eſclaves perfides, ou ceux qui à la honte de Néron vivoient des dépouilles des gens de bien s’affligeoient & ne cherchoient que des troubles.
La milice de Rome de tout tems attachée aux Céſars, & qui étoit laissée porter à déposer Néron plus à force d’art & de ſollicitations que de son bon gré, ne recevant point le donatif promis au nom de Galba, jugeant de plus, que les services & les récompenſes militaires auroient moins lieu durant la paix, & ſe voyant prévenue dans la faveur du Prince par les Légions qui l’avoient élu, ſe livroit à son penchant pour les nouveautés, excitée par la trahison de ſon Préfet Nymphidius qui aſpiroit à l’Empire. Nymphidius périt dans cette entrepriſe ; mais après avoir perdu le chef de la ſédition, ses complices ne l’avoient pas oubliée, & gloſoient ſur la vieilleſſe & l’avarice de Galba. Le bruit de ſa ſévérité militaire, autrefois ſi louée, alarmoit ceux qui ne pouvoient ſouffrir l’ancienne diſcipline, & quatorze ans de relâchement ſous Néron leur faiſoient autant aimer les vices de leurs Princes que jadis ils reſpectoient leurs vertus. On répandoit auſſi ce mot de Galba qui eût fait honneur à un Prince plus libéral, mais qu’on interprétoit par ſon humeur. Je sais choisir mes soldats & non les acheter.
Vinius & Lacon, l’un le plus vil & l’autre le plus méchant des hommes, le décrioient par leur conduite, & la haine de leurs forfaits retomboit ſur ſon indolence. Cependant Galba venoit lentement & enſanglantoit ſa route. Il fit mourir Varron Conſul déſigné, comme complice de Nymphidius, & Turpilien Conſulaire, comme Général de Néron. Tous deux, exécutés ſans avoir été entendus & ſans forme de procès paſſerent pour innocens. A ſon arrivée il fit égorger par milliers les Soldats déſarmés ; préſage funeſte pour son regne & de mauvais augure même aux meurtriers. La Légion qu’il amenoit d’Eſpagne jointe à celle que Néron avoit levée, remplirent la Ville de nouvelles Troupes qu’augmentoient encore les nombreux détachemens d’Allemagne, d’Angleterre & d’Illyrie, choiſis & envoyés par Néron aux portes Caſpiennes où il préparoit la guerre d’Albanie, & qu’il avoit rappellés pour réprimer les mouvemens de Vindex. Tous gens à beaucoup entreprendre, ſans chef encore, mais prêts à ſervir le premier audacieux.
Par hazard on apprit dans ce même tems les meurtres de Macer & de Capiton. Galba fit mettre à mort le premier par l’Intendant Garucianus sur l’avis certain de ses mouvemens en Afrique, & l’autre commençant aussi à remuer en Allemagne fut traité de même avant l’ordre du Prince par Aquinus & Valens Lieutenans-généraux. Pluſieurs crurent que Capiton, quoique décrié pour ſon avarice & pour ſa débauche, étoit innocent des trames qu’on lui imputoit, mais que ſes Lieutenans s’étant vainement efforcés de l’exciter à la guerre avoient ainsi couvert leur crime, & que Galba, soit par légéreté ſoit de peur d’en trop apprendre, prit le parti d’approuver une conduite qu’il ne pouvoir plus réparer. Quoiqu’il en ſoit, ces aſſaſſinats firent un mauvais effet ; car ſous un Prince une fois odieux, tout ce qu’il fait, bien ou mal, lui attire le même blâme. Les affranchis tout puissans à la Cour y vendoient tout ; les eſclaves ardens à profiter d’une occaſion paſſagere, ſe hâtoient ſous un vieillard d’aſſouvir leur avidité. On éprouvoit toutes les calamités du regne précédent ſans les excuſer de même : il n’y avoit pas juſqu’à l’âge de Galba qui n’excitât la riſée & le mépris du peuple accoutumé à la jeuneſſe de Néron, & à ne juger des Princes que ſur la figure.
Telle étoit à Rome la diſpoſition d’eſprit la plus générale chez une si grande multitude. Dans les Provinces, Rufus, beau parleur, & bon chef en tems de paix, mais ſans expérience militaire commandoit en Eſpagne. Les Gaules conſervoient le souvenir de Vindex & des faveurs de Galba, qui venoit de leur accorder le droit de Bourgeoiſie Romaine, & de plus, la ſuppreſſion des impôts. On excepta pourtant de cet honneur les villes voiſines des armées d’Allemagne, & l’on en priva même pluſieurs de leur territoire ; ce qui leur fit supporter avec un double dépit leurs propres pertes & les grâces faites à autrui. Mais où le danger étoit grand à proportion des forces, c’étoit dans les armées d’Allemagne fieres de leur récente victoire, & craignant le blâme d’avoir favoriſé d’autres partis ; car elles n’avoient abandonné Néron qu’avec peine ; Verginius ne s’étoit pas d’abord déclaré pour Galba & s’il étoit douteux qu’il eût aſpiré à l’Empire, il étoit ſûr que l’armée le lui avoir offert : ceux mêmes qui ne prenoient aucun intérêt à Capiton ne laiſſoient pas de murmurer de ſa mort. Enfin Verginius ayant été rappellé ſous un faux-semblant d’amitié, les Troupes privées de leur chef, le voyant retenu & accuſé, s’en offenſoient comme accuſation tacite contre elles-mêmes.
Dans la haute Allemagne Flaccus, vieillard infirme, qui pouvoit à peine ſe ſoutenir, & qui n’avoit ni autorité ni fermeté, étoit mépriſé de l’armée qu’il commandoit, & ſes ſoldats qu’il ne pouvoit contenir même en plein repos, animés par sa foiblesse ne connoiſſoient plus de frein. Les Légions de la baſſe Allemagne reſterent long-tems ſans chef conſulaire ; enfin Galba leur donna Vitellius dont le Pere avoit été Censeur & trois fois Conſul ; ce qui parut ſuffiſant. Le calme régnoit dans l’armée d’Angleterre, & parmi tous ces mouvemens de guerres civiles les Légions qui la compoſoient furent celles qui ſe comporterent le mieux, soit à cauſe de leur éloignement & de la mer qui les enfermoit, ſoit que leurs fréquentes expéditions leur appriſſent à ne haïr que l’ennemi. L’Illyrie n’étoit pas moins paiſible, quoique ſes Légions appellées par Néron euſſent durant leur ſéjour en Italie envoyé des députés à Verginius. Mais ces armées trop ſéparées pour unir leurs forces & mêler leurs vices, furent par ce ſalutaire moyen maintenues dans leur devoir.
Rien ne remuoit encore en Orient. Mucianus, homme également célebre dans les ſuccès & dans les revers, tenoit la Syrie avec quatre Légions. Ambitieux dès ſa jeuneſſe, il s’étoit lié aux Grands ; mais bientôt voyant ſa fortune diſſipée, sa perſonne en danger, & ſuſpectant la colere du Prince, il s’alla cacher en Aſie, auſſi près de l’exil qu’il fut enſuite du rang ſuprême. Uniſſant la molleſſe à l’activité, la douceur & l’arrogance, les talens bons & mauvais, outrant la débauche dans l’oiſiveté, mais ferme & courageux dans l’occaſion : eſtimable en public, blâmé dans ſa vie privée ; enfin ſi ſéduisant que ſes inférieurs, ſes proches ni ſes égaux ne pouvoient lui réſiſter, il lui étoit plus aiſé de donner l’Empire que de l’uſurper. Veſpaſien choiſi par Néron faiſoit la guerre en Judée avec trois Légions, & se montra ſi peu contraire à Galba qu’il lui envoya Tite ſon fils pour lui rendre hommage & cultiver ſes bonnes graces comme nous dirons ci-après. Mais leur deſtin ſe cachoit encore, & ce n’eſt qu’après l’événement qu’on a remarqué les ſignes & oracles qui promettoient l’Empire à Vespasien, & à ses enfans.
En Egypte, c’étoit aux Chevaliers Romains au lieu des Rois, qu’Auguſte avoit confié le commandement de la province & des Troupes ; précaution qui parut néceſſaire dans un pays abondant en bled, d’un abord difficile, & dont le peuple changeant & ſuperſtitieux ne reſpecte ni magistrats ni loix. Alexandre Egyptien gouvernoit alors ce royaume. L’Afrique & ſes Légions, après la mort de Macer, ayant ſouffert la domination particuliere étoient prêtes à ſe donner au premier venu. Les deux Mauritanies, la Rhétie, la Norique, la Thrace, & toutes les Nations qui n’obéiſſoient qu’à des Intendans ſe tournoient pour ou contre ſelon le voiſinage des armées & l’impulſion des plus puiſſans. Les Provinces ſans défenſe, & ſur-tout l’Italie, n’avoient pas même le choix de leurs fers & n’étoient que le prix des vainqueurs. Tel étoit l’état de l’Empire Romain quand Galba, Conſul pour la deuxieme fois, & Vinius ſon collegue, commencerent leur derniere année & preſque celle de la République.
Au commencement de Janvier on reçut avis de Propinquus Intendant de la Belgique, que les Légions de la Germanie ſupérieure, ſans reſpect pour leur ſerment demandoient un autre Empereur, & que pour rendre leur révolte moins odieuſe, elles conſentoient qu’il fût élu par le Sénat & le Peuple Romain. Ces nouvelles accélérerent l’adoption dont Galba délibéroit auparavant en lui-même & avec ſes amis, & dont le bruit étoit grand depuis quelque tems dans toute la ville, tant par la licence des nouvelliſtes qu’à cauſe de l’âge avancé de Galba. La raiſon, l’amour de la patrie dictoient les vœux du petit nombre ; mais la multitude paſſionnée nommant tantôt l’un tantôt l’autre, chacun ſon protecteur ou son ami, conſultoit uniquement ſes deſirs secrets ou sa haine pour Vinius, qui, devenant de jour en jour plus puiſſant, devenoit plus odieux en même meſure ; car comme ſous un maître infirme & crédule les fraudes sont plus profitables & moins dangereuſes, la facilité de Galba augmentoit l’avidité des parvenus, qui meſuroient leur ambition ſur leur fortune.
Le pouvoir du Prince étoit partagé entre le Conſul Vinius & Lacon Préfet du Prétoire. Mais Icelus affranchi de Galba, & qui ayant reçu l’anneau portoit dans l’ordre équeſtre le nom de Marcian, ne leur cédoit point en crédit. Ces favoris, toujours en diſcorde, & juſques dans les moindres choses ne conſultant chacun que ſon intérêt, formoient deux factions pour le choix du ſucceſſeur à l’Empire. Vinius étoit pour Othon. Icelus & Lacon s’uniſſoient pour le rejetter ſans en préférer un autre. Le Public qui ne ſait rien taire ne laiſſoit pas ignorer à Galba l’amitié d’Othon & de Vinius, ni l’alliance qu’ils projettoient entr’eux par le mariage de la fille de Vinius & d’Othon, l’une veuve & l’autre garçon ; mais je crois qu’occupé du bien de l’Etat, Galba jugeoit qu’autant eût valu laiſſer à Néron l’Empire que de le donner à Othon. En effet Othon négligé dans ſon enfance, emporté dans ſa jeuneſſe, ſe rendit ſi agréable à Néron par l’imitation de ſon luxe que ce fut à lui, comme aſſocié à ſes débauches, qu’il confia Poppée la principale de ses courtiſanes, jusqu’à ce qu’il ſe fût défait de ſa femme Octavie ; mais le ſoupçonnant d’abuſer de ſon dépôt il le relégua en Luſitanie sous le nom de Gouverneur. Othon ayant adminiſtré ſa province avec douceur paſſa des premiers dans le parti contraire ; y montra de l’activité, & tant que la guerre dura s’étant diſtingué par ſa magnificence, il conçut tout d’un coup l’eſpoir de ſe faire adopter ; eſpoir qui devenoit chaque jour plus ardent, tant par la faveur des gens de guerre par celle de la Cour de Néron qui comptoit le retrouver en lui.
Mais ſur les premieres nouvelles de la ſédition d’Allemagne & avant que d’avoir rien d’aſſuré du côté de Vitellius, l’incertitude de Galba ſur les lieux où tomberoit l’effort des armées la défiance des troupes mêmes qui étoient à Rome le déterminerent à ſe donner un Collegue à l’Empire, comme à l’unique parti qu’il crût lui reſter à prendre. Ayant donc aſſemblé avec Vinius & Lacon, Celſus conſul déſigné & Geminus préfet de Rome, après quelques diſcours sur sa vieilleſſe il fit appeller Piſon, ſoit de ſon propre mouvement, ſoit ſelon quelques-uns, à l’inſtigation de Lacon, qui, par le moyen de Plautus, avoit lié amitié avec Piſon, & le portant adroitement ſans paroître y prendre intérêt étoit ſecondé par la bonne opinion publique. Piſon fils de Craſſus & de Scribonia, tous deux d’illuſtres maiſons, ſuivoit les mœurs antiques, homme auſtere à le juger équitablement, triſte & dur ſelon ceux qui tournent tout en mal, & dont l’adoption plaiſoit à Galba par le côté même qui choquoit les autres.
Prenant donc Pison par la main, Galba lui parla, dit-on, de cette maniere. “Si, comme particulier, je vous adoptois, ſelon l’uſage, par-devant les Pontifes, il nous ſeroit honorable, à moi, d’admettre dans ma famille un deſcendant de Pompée & de Craſſus ; à vous, d’ajouter à votre nobleſſe celle des maiſons Lutatienne & Sulpicienne. Maintenant, appellé à l’Empire du conſentement des Dieux & des hommes, l’amour de la patrie & votre heureux naturel me portent à vous offrir au ſein de la paix, ce pouvoir ſuprême que la guerre m’a donné & que nos ancêtres ſe ſont diſputés par les armes. C’eſt ainſi que le grand Auguſte mit au premier rang après lui, d’abord ſon neveu Marcellus, enſuite Agrippa ſon gendre, puis ſes petits-fils, & enfin Tibere fils de ſa femme : mais Auguſte choiſit ſon ſucceſſeur dans ſa maiſon ; je choiſis le mien dans la République ; non que je manque de proches ou de compagnons d’armes ; mais je n’ai point moi-même brigué l’Empire, & vous préférer à mes parens & aux vôtres, c’eſt montrer aſſez mes vrais sentimens. Vous avez un frere, illuſtre ainſi que vous, votre aîné, & digne du rang où vous montez ſi vous ne l’étiez encore plus. Vous avez paſſé ſans reproche l’âge de la jeuneſſe & des paſſions. Mais vous n’avez ſoutenu juſqu’ici que la mauvaiſe fortune, il vous reſte une épreuve plus dangereuſe à faire en réſiſtant à la bonne : car l’adverſité déchire l’ame, mais le bonheur la corrompt. Vous aurez beau cultiver toujours avec la même constance l’amitié, la foi, la liberté qui sont les premiers biens de l’homme ; un vain reſpect les écartera malgré vous. Les flatteurs vous accableront de leurs fauſſes caresses, poiſon de la vraie amitié & chacun ne ſongera qu’à ſon intérêt. Vous & moi nous parlons aujourd’hui l’un à l’autre avec ſimplicité ; mais tous s’adreſſeront à notre fortune plutôt qu’à nous ; car on riſque beaucoup à montrer leur devoir aux Princes, & rien à leur perſuader qu’ils le ſont.
”Si la maſſe immenſe de cet empire eût pu garder d’elle-même ſon équilibre, j’étois digne de rétablir la République ; mais depuis long-tems les choſes en ſont à tel point, que tout ce qui reſte à faire en faveur du Peuple Romain, c’eſt, pour moi, d’employer mes derniers jours à lui choiſir un bon maître, & pour vous, d’être tel durant tout le cours des vôtres. Sous les Empereurs précédens l’Etat n’étoit l’héritage que d’une ſeule famille ; par nous le choix de ſes chefs lui tiendra lieu de liberté ; après l’extinction des Jules & des Claudes l’adoption reste ouverte au plus digne. Le droit du ſang & de la naiſſance ne mérite aucune eſtime & fait un Prince au hazard : mais l’adoption permet le choix & la voix publique l’indique. Ayez toujours sous les yeux le sort de Néron, fier d’une longue ſuite de Céſars ; ce n’eſt ni le pays déſarmé de Vindex, ni l’unique Légion de Galba, mais ſon luxe & ſes cruautés qui nous ont délivrés de ſon joug, quoiqu’un Empereur proſcrit fût alors un événement ſans exemple. Pour nous que la guerre & l’eſtime publique ont élevés, ſans mériter d’ennemis, n’eſpérons pas n’en point avoir : mais après ces grands mouvemens de tout l’Univers, deux Légions émues doivent peu vous effrayer. Ma propre élévation ne fut pas tranquille, & ma vieilleſſe, la ſeule choſe qu’on me reproche, diſparoîtra devant celui qu’on a choiſi pour la ſoutenir. Je ſais que Néron ſera toujours regretté des méchans ; c’eſt à vous & à moi d’empêcher qu’il ne le ſoit auſſi des gens de bien. Il n’eſt pas tems d’en dire ici davantage & cela ſeroit ſuperflu ſi j’ai fait en vous un bon choix. La plus ſimple & la meilleure regle à ſuivre dans votre conduite, c’eſt de chercher ce que vous auriez approuvé ou blâmé ſous un autre prince. Songez qu’il n’en eſt pas ici comme des Monarchies où une ſeule famille commande & tout le reſte obéit, & que vous allez gouverner un Peuple qui ne peut ſupporter ni une ſervitude extrême ni une entiere liberté.” Ainſi parloit Galba en homme qui fait un ſouverain, tandis que tous les autres prenoient d’avance le ton qu’on prend avec un ſouverain déjà fait.
On dit que de toute l’aſſemblée qui tourna les yeux ſur Piſon, même de ceux qui l’obſervoient à deſſein, nul ne put remarquer en lui la moindre émotion de plaiſir ou de trouble. Sa réponſe fut reſpectueuſe envers ſon Empereur & ſon pere, modeſte à l’égard de lui-même ; rien ne parut changé dans ſon air & dans ſes manieres ; on y voyoit plutôt le pouvoir que la volonté de commander. On délibéra enſuite si la cérémonie de l’adoption ſe feroit devant le Peuple, au Sénat, ou dans le Camp. On préféra le Camp pour faire honneur aux Troupes, comme ne voulant point acheter leur faveur par la flatterie ou à prix d’argent, ni dédaigner de l’acquérir par les moyens honnêtes. Cependant le Peuple environnoit le Palais impatient d’apprendre l’importante affaire qui s’y traitoit en secret, & dont le bruit s’augmentoit encore par les vains efforts qu’on faiſoit pour l’étouffer.
Le dix de Janvier le jour fut obſcurci par de grandes pluies accompagnées d’éclairs, de tonnerres & de ſignes extraordinaires du courroux céleſte. Ces préſages, qui jadis euſſent rompu les Comices ne détournerent point Galba d’aller au Camp. Soit qu’il les méprisât comme des choſes fortuites, ſoit que les prenant pour des ſignes réels il en jugeât l’évenement inévitable. Les gens de guerre étant donc aſſemblés en grand nombre, il leur dit dans un diſcours grave & concis, qu’il adoptoit Piſon à l’exemple d’Auguſte & ſuivant l’uſage militaire qui laiſſe aux Généraux le choix de leurs Lieutenans. Puis, de peur que ſon ſilence au sujet de la ſédition ne la fît croire plus dangereuſe, il aſſura fort que n’ayant été formée dans la quatrieme & la dix-huitieme Légion que par un petit nombre de gens, elle s’étoit bornée à des murmures & des paroles, & que dans peu tout ſeroit pacifié. Il ne mêla dans ſon diſcours ni flatteries ni promeſſes. Les Tribuns, les Centurions & quelques ſoldats voiſins applaudirent, mais tout le reſte gardoit un morne ſilence ſe voyant privés dans la guerre du donatif qu’ils avoient même exigé durant la paix. Il paroît que la moindre libéralité arrachée à l’auſtere parſimonie de ce Vieillard eût pu lui concilier les eſprits. Sa perte vint de cette antique roideur, & de cet excès de sévérité qui ne convient plus à notre foiblesse.
De-là s’étant rendu au Sénat il n’y parla ni moins ſimplement ni plus longuement qu’aux soldats. La harangue de Piſon fut gracieuſe & bien reçue ; plusieurs le félicitoient de bon cœur ; ceux qui l’aimoient le moins avec plus d’affectation, le plus grand nombre par intérêt pour eux-mêmes ſans aucun ſouci de celui de l’Etat. Durant les quatre jours ſuivans qui surent l’intervalle entre l’adoption & la mort de Piſon, il ne fit ni ne dit plus rien en public.
Cependant les fréquens avis du progrès de la défection en Allemagne, & la facilité avec laquelle les mauvaiſes nouvelles s’accréditoient à Rome engagerent le Sénat à envoyer une députation aux Légions révoltées, & il ſut mis ſecrétement délibération ſi Piſon ne s’y joindroit point lui-même pour lui donner plus de poids, en ajoutant la majeſté impériale à l’autorité du Sénat. On vouloir que Lacon Préfet du prétoire fût auſſi du voyage, mais il s’en excuſa. Quant aux Députés, le Sénat en ayant laiſſé le choix à Galba, on vit par la plus honteuſe inconstance des nominations, des refus, des ſubſtitutions, des brigues pour aller ou pour demeurer ſelon l’espoir ou la crainte dont chacun étoit agité.
Ensuite il falut chercher de l’argent, &, tout bien peſé, il parut très-juſte que l’Etat eût recours à ceux qui l’avoient appauvri. Les dons verſés par Néron montoient à plus de ſoixante millions. Il fit donc citer tous les donataires, leur redemandant les neuf dixiemes de ce qu’ils avoient reçu, & dont à peine leur reſtoit-il l’autre dixieme partie : car également avides & diſſipateurs, & non moins prodigues du bien d’autrui que du leur, ils n’avoient conservé au lieu de terres & de revenus que les inſtrumens ou les vices qui avoient acquis & conſumé tout cela. Trente Chevaliers Romains furent prépoſés au recouvrement ; nouvelle magiſtrature onéreuſe par les brigues & par le nombre. On ne voyoit que ventes, huissiers ; & le peuple, tourmenté par ces vexations, ne laiſſoit pas de ſe réjouir de voir ceux que Néron avoit enrichis auſſi pauvres que ceux qu’il avoit dépouillés. En ce même tems Taurus & Naſon Tribuns prétoriens, Pacenſis Tribun des milices bourgeoiſes & Fronto Tribun du guet ayant été caſſés, cet exemple ſervit moins à contenir les Officiers qu’à les effrayer, & leur fit craindre qu’étant tous ſuſpects on ne voulût les chaſſer l’un après l’autre.
Cependant Othon, qui n’attendoit rien d’un gouvernement tranquille, ne cherchoit que de nouveaux troubles. Son indigence, qui eût été à charge même à des particuliers, ſon luxe qui l’eût été, même à des Princes, ſon reſſentiment contre Galba, ſa haine pour Piſon, tout l’excitoit à remuer. Il ſe forgeoit même des craintes pour irriter ſes deſirs. N’avoit-il pas été ſuſpect à Néron lui-même ? Faloit-il attendre encore l’honneur d’un ſecond exil en Luſitanie ou ailleurs ? Les ſouverains ne voient-ils pas toujours avec défiance & de mauvais œil ceux qui peuvent leur ſuccéder ? Si cette idée lui avoit nui près d’un vieux Prince, combien plus lui nuiroit-elle auprès d’un jeune homme naturellement cruel, aigri par un long exil ! Que s’ils étoient tentés de ſe défaire de lui, pourquoi ne les préviendroit-il pas, tandis que Galba chanceloit encore, & avant que Piſon fût affermi ? Les tems de criſe sont ceux où conviennent les grands efforts, & c’eſt une erreur de temporiſer quand les délais ſont plus dangereux que l’audace. Tous les hommes meurent également ; c’eſt la loi de la nature ; mais la poſtérité les diſtingue par la gloire ou l’oubli. Que ſi le même ſort attend l’innocent & le coupable, il coupable, il eſt plus digne d’un homme de courage de ne pas périr ſans ſujet.
Othon avoit le cœur moins efféminé que le corps. Ses plus familiers eſclaves & affranchis, accoutumés à une vie trop licencieuſe pour une maiſon privée, en rappellant la magnificence du Palais de Néron, les adulteres, les fêtes nuptiales, & toutes les débauches des Princes, à un homme ardent après tout cela, le lui montroient en proie à d’autres par ſon indolence, & à lui s’il oſoit s’en emparer. Les Aſtrologues l’animoient encore, en publiant que d’extraordinaires mouvemens dans les Cieux lui annonçoient une année glorieuſe. Genre d’hommes fait pour leurrer les Grands, abuſer les ſimples, qu’on chaſſera ſans ceſſe de notre Ville, & qui s’y maintiendra toujours. Poppée en avoit ſecrétement employé pluſieurs qui furent l’inſtrument funeſte de son mariage avec l’Empereur. Ptolomée un d’entr’eux qui avoit accompagné Othon, lui avoit promis qu’il survivroit à Néron, & l’événement joint à la vieilleſſe de Galba, à la jeuneſſe d’Othon, aux conjectures & aux bruits publics, lui fit ajouter qu’il parviendroit à l’Empire. Othon, ſuivant le penchant qu’a l’eſprit humain de s’affectionner aux opinions par leur obſcurité même, prenoit tout cela pour de la ſcience & pour des avis du deſtin, & Ptolomée ne manqua pas, ſelon la coutume, d’être l’inſtigateur du crime dont il avoit été le Prophete.
Soit qu’Othon eût ou non formé ce projet, il eſt certain qu’il cultivoit depuis long-tems les gens de guerre, comme eſpérant ſuccéder à l’Empire ou l’uſurper. En route, en bataille, au Camp, nommant les vieux ſoldats par leur nom, &, comme ayant ſervi avec eux ſous Néron, les appellant Camarades, il reconnoiſſoit les uns, s’informoit des autres, & les aidoit tous de ſa bourſe ou de ſon crédit. Il entre-mêloit tout cela de fréquentes plaintes, de diſcours équivoques ſur Galba, & de ce qu’il y a de plus propre à émouvoir le Peuple. Les fatigues des marches, la rareté des vivres, la dureté du commandement, il envenimoit tout, comparant les anciennes & agréables navigations de la Campanie & des Villes Grecques avec les longs & rudes trajets des Pyrénées & des Alpes, où l’on pouvoit à peine ſoutenir le poids de ſes armes.
Pudens, un des confidens de Tigellinus ſéduiſant diverſement les plus remuans, les plus obérés, les plus crédules, achevoit d’allumer les eſprits déjà échauffés des Soldats. Il en vint au point que chaque fois que Galba mangeoit chez Othon l’on diſtribuoit cent ſeſterces par tête à la cohorte qui étoit de garde, comme pour sa part du festin ; distribution que sous l’air d’une largesse publique Othon soutenoit encore par d’autres dons particuliers. Il étoit même ſi ardent à les corrompre, & la ſtupidité du Préfet qu’on trompoit juſques ſous ſes yeux fut ſi grande que, ſur une diſpute de Proculus lancier de la garde avec un voiſin pour quelque borne commune, Othon acheta tout le champ du voiſin & le donna à Proculus.
Ensuite il choisit pour chef de l’entrepriſe qu’il méditoit Onomaſtus un de ſes affranchis, qui, lui ayant amené Barbius & Veturius tous deux bas officiers des gardes, après les avoir trouvés à l’examen ruſés & courageux, il les chargea de dons, de promeſſes, d’argent pour en gagner d’autres, & l’on vit ainſi deux manipulaires entreprendre & venir à bout de diſpoſer de l’Empire Romain. Ils mirent peu de gens dans le ſecret, & tenant les autres en ſuſpens, ils les excitoient par divers moyens ; les chefs comme ſuſpects par les bienfaits de Nymphidius, les ſoldats par le dépit de ſe voir frustrés du donatif ſi long-tems attendu : rappellant à quelques-uns le ſouvenir de Néron, ils rallumoient en eux le deſir de l’ancienne licence : enfin ils les effrayoient tous par la peur d’un changement dans la milice.
Si-tôt qu’on fut la défection de l’armée d’Allemagne, le venin gagna les eſprits déjà émus des Légions & des Auxiliaires. Bientôt les mal-intentionnés ſe trouverent ſi diſpoſés à la ſédition, & les bons ſi tiedes à la réprimer, que le quatorze de Janvier, Othon revenant de ſouper eût été enlevé, si l’on n’eût craint les erreurs de la nuit, les troupes cantonnées par toute la Ville, & le peu d’accord qui regne dans la chaleur du vin. Ce ne fut pas l’intérêt de l’Etat qui retint ceux qui méditoient à jeun de souiller leurs mains dans le ſang de leur Prince, mais le danger qu’un autre ne fût pris dans l’obſcurité pour Othon par les soldats des armées de Hongrie & d’Allemagne qui ne le connoiſſoient pas. Les conjurés étoufferent pluſieurs indices de la ſédition naiſſante, & ce qu’il en parvint aux oreilles de Galba fut éludé par Lacon, homme incapable de lire dans l’eſprit des ſoldats, ennemi de tout bon conſeil qu’il n’avoir pas donne & toujours réſiſtant à l’avis des Sages.
Le quinze de Janvier comme Galba ſacrifioit au Temple d’Apollon, l’Aruſpice Umbricius sur le triste aspect des entrailles lui dénonça d’actuelles embûches & un ennemi domeſtique, tandis qu’Othon qui étoit préſent, se réjouiſſoit de ces mauvais augures & les interprétoit favorablement pour ſes deſſeins. Un moment après, Onomaſtus vint lui dire que l’Architecte & les Experts l’attendoient ; mot convenu pour lui annoncer l’aſſemblée des ſoldats & les apprêts de la conjuration. Othon fit croire à ceux qui demandoient où il alloit, que, prêt d’acheter une vieille maiſon de campagne, il vouloit auparavant la faire examiner ; puis, ſuivant l’affranchi à travers le Palais de Tibere au Vélabre, & de-là vers la colonne dorée ſous le Temple de Saturne, il fut ſalué Empereur par vingt-trois ſoldats, qui le placerent auſſi-tôt ſur une Chaire curule tout conſterné de leur petit nombre, & l’environnerent l’épée à la main. Chemin faiſant, ils furent joints par un nombre à-peu-près égal de leurs camarades. Les uns inſtruits du complot, l’accompagnoient à grands cris avec leurs armes, d’autres frappés du ſpectacle ſe diſpoſoient en ſilence à prendre conſeil de l’événement.
Le Tribun Martialis qui étoit de garde au Camp, effrayé d’une ſi prompte & si grande entrepriſe, ou craignant que la ſédition n’eût gagné ses soldats & qu’il ne fût tué en s’y oppoſant, fut soupçonné par pluſieurs d’en être complice. Tous les autres Tribuns & Centurions préférerent auſſi le parti le plus sûr au plus honnête. Enfin tel sut l’état des eſprits qu’un petit nombre ayant entrepris un forfait déteſtable, pluſieurs l’approuverent & tous le ſouffrirent.
Cependant Galba, tranquillement occupé de ſon ſacrifice, importunoit les Dieux pour un Empire qui n’étoit plus à lui, quand tout-à-coup un bruit s’éleva que les troupes enlevoient un Sénateur qu’on ne nommoit pas, mais qu’on ſut enſuite être Othon. Auſſi-tôt on vit accourir des gens de tous les quartiers & à meſure qu’on les rencontroit pluſieurs augmentoient le mal & d’autres l’exténuoient, ne pouvant en cet inſtant même renoncer à la flatterie. On tint conſeil & il fut réſolu que Pison ſonderoit la diſpoſition de la cohorte qui étoit de garde au Palais, réſervant l’autorité encore entière de Galba pour de plus preſſans beſoins. Ayant donc aſſemblé les ſoldats devant les degrés du Palais, Piſon leur parla ainſi. “ Compagnons, il y a ſix jours que je fus nommé Céſar sans prévoir l’avenir & ſans ſavoir ſi ce choix me ſeroit utile ou funeſte. C’eſt à vous d’en fixer le ſort pour la République & pour nous ; ce n’est pas que je craigne pour moi-même, trop inſtruit par mes malheurs à ne point compter ſur la proſpérité. Mais je plains mon pere, le Sénat, & l’Empire, en nous voyant réduits à recevoir la mort ou à la donner, extrêmité non moins cruelle pour des gens de bien, tandis qu’après les derniers mouvemens on ſe félicitoit que Rome eut été exempte de violence & de meurtres, & qu’on eſpéroit avoir pourvu par l’adoption à prévenir toute cauſe de guerre après la mort de Galba.
” Je ne vous parlerai ni de mon nom ni de mes mœurs ; on a peu beſoin de vertus pour ſe comparer à Othon. Ses vices dont il fait toute ſa gloire ont ruiné l’Etat quand il étoit ami du Prince. Eſt-ce par son air, par ſa démarche, par ſa parure efféminée qu’il ſe croit digne de l’Empire ? On ſe trompe beaucoup ſi l’on prend ſon luxe pour de la libéralité. Plus il ſaura perdre, & moins il saura donner. Débauches, feſtins, attroupemens de femmes, voilà les projets qu’il médite, &, ſelon lui, les droits de l’empire, dont la volupté ſera pour lui ſeul, la honte & le déshonneur pour tous ; car jamais ſouverain pouvoir acquis par le crime ne fut vertueuſement exercé. Galba fut nommé Céſar par le genre-humain, & je l’ai été par Galba de votre conſentement : Compagnons, j’ignore s’il vous eſt indifférent que la République, le Sénat & le Peuple ne ſoient que de vains noms, mais je ſais au moins qu’il vous importe que des ſcélérats ne vous donnent pas un Chef.
” On a vu quelquefois des Légions se révolter contre leurs Tribuns. Juſqu’ici votre gloire & votre fidélité n’ont reçu nulle atteinte, & Néron lui-même vous abandonna plutôt qu’il ne fut abandonné de vous. Quoi ! verrons-nous une trentaine au plus de déſerteurs & de transfuges à qui l’on ne permettroit pas de ſe choiſir ſeulement un officier, faire un Empereur ? Si vous ſouffrez un tel exemple, ſi vous partagez le crime en le laiſſant commettre, cette licence paſſera dans les provinces ; nous périrons par les meurtres & vous par les combats ; ſans que la ſolde en soit plus grande pour avoir égorgé ſon Prince, que pour avoir fait ſon devoir : mais le donatif n’en vaudra pas moins, reçu de nous pour le prix de la fidélité, que d’un autre pour le prix de la trahiſon.
Les Lanciers de la garde ayant diſparu, le reſte de la cohorte, ſans paroître mépriſer le diſcours de Piſon, ſe mit en devoir de préparer ſes Enſeignes plutôt par hazard, &, comme il arrive en ces momens de trouble, ſans trop savoir ce qu’on faisoit, que par une feinte insidieuſe comme on l’a cru dans la ſuite. Celſus fut envoyé au détachement de l’armée d’Illyrie vers le Portique de Vipſanius. On ordonna aux Primipilaires Serenus & Sabines d’amener les ſoldats Germains du Temple de la liberté. On ſe défioit de la Légion marine, aigrie par le meurtre de ses soldats que Galba avoit fait tuer à son arrivée. Les Tribuns Cerius, Subrinus & Longinus allerent au Camp Prétorien pour tâcher d’étouffer la ſédition naiſſante avant qu’elle eût éclaté. Les ſoldats menacerent les deux premiers ; mais Longin fut maltraité & déſarmé, parce qu’il n’avoit pas passé par les grades militaires, & qu’étant dans la confiance de Galba, il en étoit plus suspect aux rebelles. La Légion de mer ne balança pas à ſe joindre aux Prétoriens. Ceux du détachement d’Illyrie présentant à Celſus la pointe des armes ne voulurent point l’écouter. Mais les troupes d’Allemagne héſiterent long-tems, n’ayant pas encore recouvré leurs forces & ayant perdu toute mauvaiſe volonté, depuis que revenues malades de la longue navigation d’Alexandrie où Neron les avoit envoyées, Galba n’épargnoit ni ſoin ni dépenſe pour les rétablir. La foule du Peuple & des eſclaves qui durant ce tems rempliſſoient le Palais, demandoit à cris perçans la mort d’Othon & l’exil des conjurés, comme ils auroient demandé quelque ſcene dans les jeux publics ; non que le jugement ou le zele excitât des clameurs qui changerent d’objet dès le même jour, mais par l’uſage établi d’enivrer chaque Prince d’acclamations effrénées & de vaines flatteries.
Cependant Galba flottoit entre deux avis : celui de Vinius étoit qu’il faloit armer les eſclaves, rester dans le Palais, & en barricader les avenues ; qu’au lieu de s’offrir à des gens échauffés, on devoit laiſſer le tems aux révoltés de ſe repentir & aux fideles de ſe raſſurer ; que ſi la promptitude convient aux forfaits, le tems favoriſe les bons deſſeins, qu’enfin l’on auroit toujours la même liberté d’aller s’il étoit néceſſaire, mais qu’on n’étoit pas sûr d’avoir celle du retour au beſoin.
Les autres jugeoient qu’en ſe hâtant de prévenir le progrès d’une ſédition foible encore & peu nombreuſe on épouvanteroit Othon même, qui, s’étant livré furtivement à des inconnus profiteroit, pour apprendre à repréſenter, de tout le tems qu’on perdroit dans une lâche indolence. Faloit-il attendre qu’ayant pacifié le Camp il vînt s’emparer de la place & monter au Capitole aux yeux même de Galba, tandis qu’un ſi grand Capitaine & ſes braves amis renfermés dans les portes & le ſeuil du Palais l’inviteroient pour ainſi dire à les aſſiéger ? Quel ſecours pouvoit-on se promettre des eſclaves ſi on laiſſoit refroidir la faveur de la multitude & ſa premiere indignation plus puiſſante que tout le reſte ? D’ailleurs, diſoient-ils le parti le moins honnête eſt auſſi le moins sûr, & dût-on ſuccomber au péril, il vaut encore mieux l’aller chercher ; Othon en ſera plus odieux & nous en aurons plus d’honneur. Vinius réſiſtant à cet avis fut menacé par Lacon à l’inſtigation d’Icelus, toujours prêt à ſervir ſa haine particuliere aux dépens de l’Etat.
Galba ſans héſiter plus long-tems choiſit le parti le plus ſpécieux. On envoya Piſon le premier au Camp, appuyé du crédit que devoient lui donner ſa naiſſance, le rang auquel il venoit de monter, & ſa colere contre Vinius, véritable, ou ſuppoſée telle par ceux dont Vinius étoit haï & que leur haine rendoit crédules. A peine Piſon fut parti qu’il s’éleva un bruit, d’abord vague & incertain, qu’Othon avoit été tué dans le Camp. Puis, comme il arrive aux menſonges importans, il ſe trouva bientôt des témoins oculaires du fait, qui perſuaderent aiſément tous ceux qui s’en réjouiſſoient ou qui s’en ſoucioient peu. Mais pluſieurs crurent que ce bruit étoit répandu & fomenté par les amis d’Othon, pour attirer Galba par le leurre d’une bonne nouvelle.
Ce fut alors que les applaudiſſemens & l’empressement outré gagnant plus haut qu’une populace imprudente, la plupart des Chevaliers & des Sénateurs, raſſurés & ſans précaution forcerent les portes du Palais, & courant au-devant de Galba, ſe plaignoient que l’honneur de le venger leur eût été ravi. Les plus lâches, & comme l’effet le prouva, les moins capables d’affronter le danger, téméraires en paroles, & braves de la langue, affirmoient tellement ce qu’ils ſavoient le moins, que, faute, d’avis certains, & vaincu par ces clameurs, Galba prit une cuiraſſe, & n’étant ni d’âge ni de force à ſoutenir le choc de la foule, ſe fit porter dans ſa chaiſe. Il rencontra ſortant du Palais un Gendarme nommé Julius Atticus qui, montrant ſon glaive tout ſanglant, s’écria qu’il avoit tué Othon. Camarade, lui dit Galba, qui vous l’a commandé ? Vigueur ſinguliere d’un homme attentif à réprimer la licence militaire, & qui ne ſe laiſſoit pas plus amorcer par les flatteries, qu’effrayer par les menaces !
Dans le Camp les ſentimens n’étoient plus douteux ni partagés, & le zele des ſoldats étoit tel que, non contens d’environner Othon de leurs corps & de leurs bataillons, ils le placerent au milieu des Enſeignes & des Drapeaux dans l’encente où étoit peu auparavant la Statue d’or de Galba. Ni Tribuns ni Centurions ne pouvoient approcher, & les ſimples soldats crioient qu’on prît garde aux Officiers. On n’entendoit pas les clameurs, tumultes, exhortations mutuelles. Ce n’étoient pas les tiedes & les diſcordantes acclamations d’une populace qui flatte ſon maître, mais tous les ſoldats qu’on voyoit accourir en foule étoient pris par la main, embraſſés tout armés, amenés devant lui, & après leur avoir dicté le ſerment, ils recommandoient l’Empereur aux Troupes & les Troupes à l’Empereur. Othon de ſon côté, tendant les bras, ſaluant la multitude, envoyant des baiſers, n’omettoit rien de ſervile pour commander.
Enfin après que toute la Légion de mer lui eut prêté le ſerment, ſe confiant en ſes forces, & voulant animer en commun tous ceux qu’il avoit excités en particulier, il monta ſur le rempart du Camp & leur tint ce diſcours.
“Compagnons, j’ai peine à dire ſous quel titre je me préſente en ce lieu : car élevé par vous à l’Empire je ne puis me regarder comme particulier, ni comme Empereur tandis qu’un autre commande, & l’on ne peut ſavoir quel nom vous convient à vous-mêmes qu’en décidant ſi celui que vous protégez est le Chef ou l’ennemi du Peuple Romain. Vous entendez que nul ne demande ma punition qui ne demande auſſi la vôtre, tant il est certain que nous ne pouvons nous ſauver ou périr qu’ensemble, & vous devez juger de la facilité avec laquelle le clément Galba a peut-être déjà promis votre mort par le meurtre de tant de milliers de ſoldats innocens que personne ne lui demandoit. Je frémis en me rappellant l’horreur de ſon entrée, & de ſon unique victoire, lorſqu’aux yeux de toute la Ville il fit décimer les priſonniers ſupplians qu’il avoit reçus en grace. Entré dans Rome ſous de tels auſpices, quelle gloire a-t-il acquiſe dans le gouvernement, ſi ce n’eſt d’avoir fait mourir Sabinus & Marcellus en Eſpagne, Chilon dans les Gaules, Capiton en Allemagne, Macer en Afrique, Cingonius en route, Turpilien dans Rome, & Nymphidius au Camp ? Quelle armée ou quelle Province ſi reculée ſa cruauté n’a-t-elle point ſouillée & deshonorée, ou ſelon lui lavée & purifiée avec du ſang ? Car traitant les crimes de remedes & donnant de faux noms aux choſes, il appelle la barbarie ſévérité, l’avarice économie, & diſcipline tous les maux qu’il vous fait ſouffrir. Il n’y a pas ſept mois que Néron eſt mort, & Icelus a déjà plus volé que n’ont fait Elius, Polyclete & Vatinius. Si Vinius lui-même eût été Empereur, il eût gouverné avec moins d’avarice & de licence, mais il nous commande comme à ſes ſujets & nous dédaigne comme ceux d’un autre. Ses richeſſes ſeules ſuffisent pour ce donatif qu’on vous vante ſans ceſſe & qu’on ne vous donne jamais.
” Afin de ne pas même laiſſer d’eſpoir à ſon succeſſeur, Galba a rappellé d’exil un homme qu’il jugeoit avare & dur comme lui. Les Dieux vous ont avertis par les plus ſignes les plus évidens qu’ils déſapprouvoient cette élection : le Sénat le Peuple & le Romain ne lui ſont pas plus favorables ; mais leur confiance eſt toute en votre courage ; car vous avez la force en main pour exécuter les choſes honnêtes, & ſans vous les meilleurs deſſeins ne peuvent avoir d’effet. Ne croyez pas qu’il ſoit ici queſtion de guerres ni de périls, puiſque toutes les troupes ſont pour nous, que Galba n’a qu’une cohorte en toge, dont il n’eſt pas le chef, mais le priſonnier, & dont le ſeul combat à votre aspect & à mon premier ſigne va être à qui m’aura le plutôt reconnu. Enfin ce n’eſt pas le cas de temporiſer dans une entrepriſe qu’on ne peut louer qu’après l’exécution.”
Auſſi-tôt ayant fait ouvrir l’Arsenal, tous coururent aux armes ſans ordre, sans regle, ſans diſtinction des Enſeignes prétoriennes & des Légionnaires, de l’écu des Auxiliaires & du bouclier Romain. Et ſans que ni Tribun ni Centurion s’en mêlât, chaque ſoldat devenu ſon propre officier s’animoit & s’excitoit lui-même à mal faire par le plaiſir d’affliger les gens de bien.
Déjà Piſon, effrayé du frémiſſement de la ſédition croiſſante & du bruit des clameurs qui retentiſſoit jusques dans la Ville, s’étoit mis à la ſuite de Galba qui s’acheminoit vers la place : déjà, ſur les mauvaiſes nouvelles apportées par Celſus, les uns parloient de retourner au Palais, d’autres d’aller au Capitole, le plus grand nombre d’occuper les roſtres. Plusieurs ſe contentoient de contredire l’avis des autres, &, comme il arrive dans les mauvais ſuccès, le parti qu’il n’étoit plus tems de prendre, ſembloit alors le meilleur. On dit que Lacon méditoit à l’inſu de Galba de faire tuer Vinius ; ſoit qu’il eſpérât adoucir les ſoldats par ce châtiment, ſoit qu’il le crût complice d’Othon, ſoit enfin par un mouvement de haine. Mais le tems & le lieu l’ayant fait balancer par la crainte de ne pouvoir plus arrêter le ſang après avoir commencé d’en répandre, l’effroi des ſurvenans, la diſperſion du cortege, & le trouble de ceux qui étoient d’abord montrés ſi pleins de zele & d’ardeur, acheverent de l’en détourner.
Cependant entraîné çà & là, Galba cédoit à l’impulſion des flots de la multitude, qui, rempliſſant de toutes parts les Temples & les Baſiliques, n’offroit qu’un aſpect lugubre. Le Peuple & les Citoyens, l’air morne & l’oreille attentive, ne pouſſoient point de cris : il ne régnoit ni tranquillité ni tumulte, mais un ſilence qui marquoit à la fois la frayeur & l’indignation. On dit pourtant à Othon que le Peuple prenoit les armes, ſur quoi il ordonna de forcer les paſſages & d’occuper les poſtes importans. Alors, comme s’il eût été queſtion, non de maſſacre dans leur Prince un vieillard déſarmé, mais de rerverſer Pacore ou Vologeſe du Trône des Arſacides, on vit les ſoldats Romains, écraſant le Peuple, foulant aux pieds les Sénateurs, pénétrer dans la place à la courſe de leurs chevaux & à la pointe de leurs armes, ſans reſpecter le Capitole ni les Temples des Dieux, ſans craindre les Princes préſens & à venir, vengeurs de ceux qui les ont précédés.
A peine apperçut-on les troupes d’Othon, que l’Enſeigne de l’escorte de Galba appellé, dit-on, Vergilio, arracha l’image de l’Empereur & la jetta par terre. A l’inſtant tous les ſoldats ſe déclarent, le Peuple fuit, quiconque héſite voit le fer prêt à le percer. Près du Lac de Curtius, Galba tomba de ſa chaiſe par l’effroi de ceux qui le portoient, & fut d’abord enveloppé. On a rapporté diverſement ſes dernieres paroles ſelon la haine ou l’admiration qu’on avoit pour lui. Quelques-uns diſent qu’il demanda d’un ton ſuppliant quel mal il avoit fait, priant qu’on lui laiſſât quelques jours pour payer le donatif : Mais pluſieurs aſſurent que, préſentant hardiment la gorge aux ſoldats, il leur dit de frapper s’ils croyoient ſa mort utile à l’Etat. Les meurtriers écouterent peu ce qu’il pouvoit dire. On n’a pas bien ſu qui l’avoit tué : les uns nomment Terentius, d’autres Lecanius ; mais le bruit commun eſt que Camurius ſoldat de la quinzieme Légion lui coupa la gorge. Les autres lui déchiqueterent cruellement les bras & les jambes, car la cuiraſſe couvroit la poitrine, & leur barbare férocité chargeoit encore de bleſſures un corps déjà mutilé.
On vint enſuite à Vinius, dont il eſt pareillement douteux ſi le ſubit effroi lui coupa la voix, ou s’il s’écria qu’Othon n’avoit point ordonné ſa mort : paroles qui pouvoient être l’effet de ſa crainte, ou plutôt l’aveu de ſa trahison, ſa vie & ſa réputation portant à le croire complice d’un crime dont il étoit cauſe.
On vit ce jour-là dans Sempronius Denſus un exemple mémorable pour notre tems. C’étoit un Centurion de la cohorte Prétorienne, chargé par Galba de la garde de Piſon. Il ſe jetta le poignard à la main au-devant des soldats en leur reprochant leur crime, & du geſte & de la voix attirant les coups sur lui ſeul, il donna le tems à Piſon de s’échapper, quoique bleſſé. Piſon ſe ſauva dans le Temple de Veſta, où il reçut aſyle par la piété d’un eſclave qui le cacha dans ſa chambre ; précaution plus propre à différer ſa mort que la Religion ni le reſpect des Autels. Mais Florus, ſoldat des cohortes Britanniques, qui depuis long-tems avoit été fait Citoyen par Galba, & Statius Murcus Lancier de la garde, tous deux particuliérement altérés du ſang de Piſon, vinrent de la part d’Othon le tirer de ſon aſyle & le tuerent à la porte du Temple.
Cette mort fut celle qui fit le plus de plaiſir à Othon, & l’on dit que ſes regards avides ne pouvoient ſe laſſer de conſidérer cette tête : ſoit que, délivré de toute inquiétude, il commençât alors à ſe livrer à la joie, ſoit que ſon ancien respect pour Galba & ſon amitié pour Vinius mêlant à ſa cruauté quelque image de tristeſſe, il ſe crût plus permis de prendre plaiſir à la mort d’un concurrent & d’un ennemi. Les têtes furent miſes chacune au bout d’une pique & portées parmi les Enſeignes des cohortes & autour de l’Aigle de la Légion. C’étoit à qui feroit parade de ſes mains ſanglantes ; à qui, fauſſement ou nom, ſe vanteroit d’avoir commis ou vu ces aſſaſſinats, comme d’exploits glorieux & mémorables. Vitellius trouva dans la ſuite plus de cent vingt placets de gens qui demandoient récompenſe pour quelque fait notable de ce jour-là. Il les fit tous chercher & mettre à mort, non pour honorer Galba, mais ſelon la maxime des Princes de pourvoir à leur ſureté preſente par la crainte des châtimens futurs.
Vous euſſiez cru voir un autre Sénat & un autre Peuple. Tout accouroit au Camp ; chacun s’empreſſoit à devancer les autres, à maudire Galba, à vanter le bon choix des troupes, à baiſer les mains d’Othon ; moins le zele étoit sincere, plus on affectoit d’en montrer. Othon, de ſon côté, ne rebutoit personne, mais des yeux & de la voix tâchoit d’adoucir l’avide férocité des soldats. Ils ne ceſſoient de demander le ſupplice de Celſus Conſul déſigné, & jusqu’à l’extrémité fidele ami de Galba. Son innocence & ſes ſervices étoient des crimes qui les irritoient. On voyoit qu’ils ne cherchoient qu’à faire périr tout homme de bien & commencer les meurtres & le pillage. Mais Othon qui pouvoit commander des aſſaſſinats, n’avoir pas encore aſſez d’autorité pour les défendre. Il fit donc lier Celſus, affectant une grande colere, & le ſauva d’une mort préſente en feignant de le réſerver à des tourmens plus cruels.
Alors tout ſe fit au gré des ſoldats. Les Prétoriens ſe choiſirent eux-mêmes leurs Préfets. A Firmus, jadis Manipulaire, puis Commandant du guet, & qui du vivant même de Galba s’étoit attaché à Othon, ils joignirent Licinius Proculus, que ſon étroite familiarité avec Othon fit ſoupçonner d’avoir favoriſé ſes deſſeins. En donnant à Sabinus la Préfecture de Rome, ils ſuivirent le ſentiment de Néron ſous lequel il avoit eu le même emploi ; mais le plus grand nombre ne voyoit en lui que Veſpaſien son frere. Ils ſolliciterent l’affranchiſſement des tributs annuels que, ſous le nom de congés à tems les ſimples ſoldats payoient aux Centurions. Le quart des Manipulaires étoit aux vivres ou diſperſé dans le Camp, & pourvu que le droit du Centurion ne fût pas oublié, il n’y avoit ſorte de vexation dont ils s’abſtinſſent, ni ſorte de métier dont ils rougiſſent. Du profit de leurs voleries & des plus ſerviles emplois ils payoient l’exemption du ſervice militaire, & quand ils s’étoient enrichis, les Officiers les accablant de travaux & de peine les forçoient d’acheter de nouveaux congés. Enfin, épuiſés de dépenſe & perdus de molleſſe ils revenoient au manipule pauvres & fainéans, de laborieux qu’ils en étoient partis & de riches qu’ils y devoient retourner. Voilà comment, également corrompus tour-à-tour par la licence & par la miſere ils ne cherchoient que mutineries, révoltes & guerres civiles. De peur d’irriter les Centurions en gratifiant les ſoldats à leurs dépens, Othon promit de payer du fiſc les congés annuels ; établiſſement utile, & depuis confirmé par tous les bons Princes pour le maintien de la diſcipline. Le Préfet Lacon qu’on feignit de reléguer dans une iſle, fut tué par un garde envoyé pour cela par Othon. Icelus fut puni publiquement en qualité d’affranchi.
Le comble des maux dans un jour ſi rempli de crimes fut l’alégreſſe qui le termina. Le Préteur de Rome convoqua le Sénat, & tandis que les autres Magiſtrats outroient à l’envi l’adulation, les Sénateurs accourent, décernent à Othon la puiſſance Tribunicienne, le nom d’Auguſte, & sous les honneurs des Empereurs précédens, tâchant d’effacer ainſi les injures dont ils venoient de le charger & auxquelles il ne parut point ſenſible. Que ce fût clémence ou délai de ſa part, c’eſt ce que le peu de tems qu’il a régné n’a pas permis de savoir.
S’étant fait conduire au Capitole, puis au Palais, il trouva la place enſanglantée des morts qui y étoient encore étendus, & permit qu’ils fuſſent brûlés & enterrés. Verania femme de Piſon, Scribonianus ſon frere, & Criſpine fille de Vinius, recueillirent leurs corps, & ayant cherché les têtes, les racheterent des meurtriers qui les avoient gardées pour les vendre.
Piſon finit ainsi la trente-unieme année d’une vie paſſée avec moins de bonheur que d’honneur. Deux de ſes freres avoient été mis à mort, Magnus par Claude & Craſſus par Néron. Lui-même après un long exil fut ſix jours Céſar, & par une adoption précipitée ſembla n’avoir été préféré à ſon aîné que pour être mis à mort avant lui. Vinius vécut quarante-ſept ans avec des mœurs inconſtantes, Son Pere étoit de famille Prétorienne ; ſon aïeul maternel fut au nombre des proſcrits. Il fit avec infamie ſes premieres armes ſous Calviſius Sabinus Lieutenant-général, dont la femme indécemment curieuſe de voir l’ordre du Camp, y entra de nuit en habit d’homme, & avec la même impudence parcourut les gardes & tous les poſtes, après avoir commencé par ſouiller le lit conjugal ; crime dont on taxa Vinius d’être complice. Il fut donc chargé de chaînes par ordre de Caligula : mais bientôt les révolutions des tems l’ayant fait délivrer, il monta ſans reproche de grade en grade. Après ſa Préture il obtint avec applaudiſſement le commandement d’une Légion ; mais ſe déshonorant derechef par la plus ſervile baſſeſſe il vola une coupe d’or dans un feſtin de Claude, qui ordonna le lendemain que de tous les convives on ſervît le ſeul Vinius en vaiſſelle de terre. Il ne laiſſa pas de gouverner enſuite la Gaule Narbonnoiſe en qualité de Proconſul avec la plus ſévere intégrité. Enfin, devenu tout-à-coup ami de Galba, il ſe montra prompt, hardi, ruſé, méchant, habile ſelon ſes deſſeins, & toujours avec la même vigueur. On n’eut point d’égard à ſon teſtament à cauſe de ſes grandes richeſſes mais la pauvreté de Piſon fit respecter ses dernieres volontés.
Le corps de Galba, négligé long-tems & chargé de mille outrages dans la licence des ténebres, reçut une humble ſépulture dans ses jardins particuliers par les soins d’Argius ſon Intendant & l’un de ſes plus anciens domeſtiques. Sa tête plantée au bout d’une lance & défigurée par les Valets & Goujats, fut trouvée le jour ſuivant devant le tombeau de Patrobe, affranchi de Héron qu’il avoit fait punir, & miſe avec ſon corps déjà brûlé. Telle fut la fin de Sergius Galba après ſoixante & treize ans de vie & de proſpérité ſous cinq Princes, & plus heureux ſujet que Souverain. Sa nobleſſe étoit ancienne & ſa fortune immenſe : il avoir un génie médiocre, point de vices & peu de vertus. Il ne fuyoit ni ne cherchoit la réputation ; ſans convoiter les richeſſes d’autrui ; il étoit ménager des ſiennes, avare de celles de l’Etat. Subjugué par ſes amis & ſes affranchis, & juſte ou méchant par leur caractere, il laiſſoit faire également le bien & le mal, approuvant l’un & ignorant l’autre : mais un grand nom & le malheur des tems lui faiſoient imputer à vertu ce qui n’étoit qu’indolence. Il avoit ſervi dans sa jeuneſſe en Germanie avec honneur, & s’étoit bien comporté dans le Proconſulat d’Afrique : devenu vieux, il gouverna l’Eſpagne citérieure avec la même équité. En un mot, tant qu’il fut homme privé il parut au-desſſus de ſon état, & tout le monde l’eût jugé digne de l’Empire, s’il n’y fût jamais parvenu.
A la conſternation que jetta dans Rome l’atrocité de ces récentes exécutions & à la crainte qu’y cauſoient les anciennes mœurs d’Othon, ſe joignit un nouvel effroi par la défection de Vitellius qu’on avoit cachée du vivant de Galba, en laiſſant croire qu’il n’y avoit de révolte que dans l’armée de la haute Allemagne. C’eſt alors qu’avec le Sénat & l’ordre équeſtre, qui prenoient quelque part aux affaires publiques, le peuple même déploroit ouvertement la fatalité du ſort, qui ſembloit avoir ſuſcité pour la perte de l’Empire deux hommes, les plus corrompus des mortels par la molleſſe, la débauche, l’impudicité. On ne voyoit pas ſeulement renaître les cruautés commiſes durant la paix, mais l’horreur des guerres civiles où Rome avoir été ſi ſouvent prise par ſes propres, troupes, l’Italie dévaſtée, les Provinces ruinées, Pharſale, Philippes, Perouſe, & Modene, ces noms célebres par la déſolation publique revenoient ſans ceſſe à la bouche. Le monde avoit été preſque bouleverſé quand des hommes dignes du ſouverain pouvoir ſe le diſputerent. Jules & Auguſte vainqueurs avoient ſoutenu l’Empire ; Pompée & Brutus euſſent relevé la République ; mais étoit-ce pour Vitellius ou pour Othon qu’il faloit invoquer les Dieux, & quelque parti qu’on prît entre de tels compétiteurs, comment éviter de faire des vœux impies & des prieres ſacrileges quand l’événement de la guerre ne pouvoit dans le vainqueur montrer que le plus méchant ? Il y en avoit qui ſongeoient à Veſpaſien & à l’armée d’Orient ; mais quoiqu’ils préféraſſent Veſpaſien aux deux autres, ils ne laiſſoient pas de craindre cette nouvelle guerre comme une ſource de nouveaux malheurs ; outre que la réputation de Veſpaſien étoit encore équivoque ; car il eſt le ſeul parmi tant de Princes que le rang ſuprême ait changé en mieux.
Il faut maintenant expoſer l’origine & les cauſes des mouvement de Vitellius. Après la défaite & la mort de Vindex, l’armée, qu’une victoire ſans danger & ſans peine venoit d’enrichir, fiere de ſa gloire & de ſon butin & préférant le pillage à la paye ne cherchoit que guerres & que combats. Long-tems le ſervice avoit été infructueux & dur, ſoit par la rigueur du climat & des ſaiſons, ſoit par la ſévérité de la discipline, toujours inflexible durant la paix, mais que les flatteries des ſéducteurs & l’impunité des traîtres énervent dans les guerres civiles. Hommes, armes, chevaux, tout s’offroit à qui ſauroit s’en ſervir & s’en illuſtrer, &, au lieu qu’avant la guerre les armées étant éparſes ſur les frontieres, chacun ne connoiſſoit que ſa compagnie & ſon bataillon, alors les Légions raſſemblées contre Vindex ayant comparé leur force à celles des Gaules, n’attendoient qu’un nouveau prétexte pour chercher querelle à des peuples qu’elles ne traitoient plus d’amis & de compagnons, mais de rebelles & de vaincus. Elles comptoient sur la partie des Gaules qui confine au Rhin & dont les habitans ayant pris le même parti les excitoient alors puissamment contre les Galbiens, nom que par mépris pour Vindex ils avoient donné à ſes partiſans. Le Soldat animé contre les Héduens & les Séquanois & meſurant ſa colere ſur leur opulence, dévoroit déjà dans ſon cœur le pillage des villes & des champs, & les dépouilles des Citoyens ; ſon arrogance & ſon avidité, vices communs à qui ſe ſent le plus fort, s’irritoient encore par les bravades des Gaulois, qui pour faire dépit aux Troupes, ſe vantoient de la remiſe du quart des tributs, & du droit qu’ils avoient reçu de Galba.
A tout cela se joignoit un bruit adroitement répandu & inconſidérément adopté que les Légions ſeroient décimées & les plus braves Centurions caſſés. De toutes parts venoient des nouvelles fâcheuſes : rien de Rome que de ſiniſtre ; la mauvaiſe volonté de la Colonie Lyonnoiſe & son opiniâtre attachement pour Néron étoit la ſource de mille faux bruits. Mais la haine & la crainte particuliere, jointe à la ſécurité générale qu’inſpiroient tant de forces réunies, fourniſſoient dans le Camp une aſſez ample matiere en mensonge & à la crédulité.
Au commencement de Décembre Vitellius arrivé dans la Germanie inférieure viſita ſoigneuſement les quartiers, où, quelquefois avec prudence & plus souvent par ambition, il effaçoit l’ignominie, adouciſſoit les châtimens, & rétabliſſoit chacun dans ſon rang ou dans ſon honneur. Il répara ſur-tout avec beaucoup d’équité, les injuſtices que l’avarice & la corruption avoient fait commettre à Capiton en avançant ou déplaçant les gens de guerre. On lui obéiſſoit plutôt comme à un Souverain que comme à un Proconſul, mais il étoit ſouple avec les hommes fermes. Libéral de ſon bien, prodigue de celui d’autrui, il étoit d’une profuſion ſans meſure, que ſes amis, changeant par l’ardeur de commander, ſes vertus en vices, appelloient douceur & bonté. Pluſieurs dans le Camp cachoient, ſous un air modeste & tranquille, beaucoup de vigueur à mal faire : mais Valens & Cecina Lieutenans-généraux, ſe diſtinguoient par une avidité ſans bornes qui n’en laiſſoit point à leur audace. Valens ſur-tout, après avoir étouffé les projets de Capiton & prévenu l’incertitude de Verginius, outré de l’ingratitude de Galba, ne ceſſoit d’exciter Vitellius, en lui vantant le zele des Troupes. Il lui diſoit que ſur ſa réputation Hordeonius ne balanceroit pas un moment, que l’Angleterre ſeroit pour lui, qu’il auroit des ſecours de l’Allemagne, que toutes les provinces flottoient ſous le gouvernement précaire & paſſager d’un vieillard ; qu’il n’avoit qu’à tendre les bras à la fortune & courir au-devant d’elle, que les doutes convenoient à Verginius ſimple Chevalier Romain, fils d’un pere inconnu, & qui, trop au-deſſous du rang ſuprême pouvoit le refuſer sans riſque. Mais quant à lui dont le Pere avoit eu trois Conſulats, la Cenſure, & Céſar pour collegue, que plus il avoit de titres pour aſpirer à l’Empire, plus il lui étoit dangereux de vivre en homme privé. Ces diſcours agitant Vitellius, portoient dans ſon eſprit indolent plus de déſirs que d’eſpoir.
Cependant Cecina, grand, jeune, d’une belle figure, d’une démarche impoſante, ambitieux, parlant bien, flattoit & gagnoit les ſoldats de l’Allemagne ſupérieure. Queſteur en Bétique, il avoir pris des premiers le parti de Galba qui lui donna le commandement d’une Légion ; mais ayant reconnu qu’il détournoit les deniers publics, il le fit accuſer de péculat ; ce que Cecina ſupportant impatiemment, il s’efforça de tout brouiller & d’enſevelir ſes fautes ſous les ruines de la République. Il y avoit déjà dans l’armée aſſez de penchant à la révolte ; car elle avoit de concert pris parti contre Vindex, & ce ne fut qu’après la mort de Néron qu’elle ſe déclara pour Galba, en quoi même elle ſe laiſſa prévenir par les cohortes de la Germanie inférieure. De plus, les peuples de Treves, de Langres & de toutes les Villes dont Galba avoir diminué le territoire & qu’il avoit maltraitées par de rigoureux Edits, mêlés dans les quartiers des Légions les excitoient par des discours ſéditieux, & les ſoldats corrompus par les habitans n’attendoient qu’un homme qui voulût profiter de l’offre qu’ils avoient faite à Verginius. La Cité de Langres avoit ſelon l’ancien uſage envoyé aux Légions le préſent des mains enlacées, en ſigne d’hoſpitalité. Les députés affectant une contenance affligée commencerent à raconter de chambrée en chambrée les injures qu’ils recevoient & les graces qu’on faiſoit aux Cités voiſines ; puis, ſe voyant écoutés ils échauffoient les eſprits par l’énumération des mécontentemens donnés à l’armée & de ceux qu’elle avoit encore à craindre.
Enfin tout ſe préparant à la ſédition, Hordéonius renvoya les députes & les fit ſortir de nuit pour cacher leur départ. Mais cette précaution réuſſit mal, pluſieurs assurant qu’ils avoient été maſſacrés, & que, si l’on ne prenoit garde à ſoi, les plus braves ſoldats qui avoient oſé murmurer de ce qui se paſſoit ſeroient ainſi tués de nuit à l’inſu des autres. Là-deſſus les Légions s’étant liguées par un engagement ſecret, on fit venir les auxiliaires, qui d’abord donnerent de l’inquiétude aux cohortes & à la cavalerie qu’ils environnoient, & qui craignirent d’en être attaquées. Mais bientôt tous avec la même ardeur prirent le même parti ; mutins plus d’accord dans la révolte qu’ils ne furent dans leur devoir.
Cependant le premier Janvier les Légions de la Germanie inférieure prêterent ſolemnellement le ſerment de fidélité à Galba, mais à contre-cœur & ſeulement par la voix de quelques-uns dans les premiers rangs ; tous les autres gardoient le ſilence, chacun n’attendant que l’exemple de ſon voiſin, ſelon la diſpoſition naturelle aux hommes de ſeconder avec courage les entrepriſes qu’ils n’oſent commencer. Mais l’émotion n’étoit pas la même dans toutes les Légions. Il régnoit un ſi grand trouble dans la premiere & dans la cinquieme, que quelques-uns jetterent des pierres aux images de Galba. La quinzieme & la ſeizieme, ſans aller au-delà du murmure & des menaces, cherchoient le moment de commencer la révolte. Dans l’armée ſupérieure la quatrieme & la vingt-deuxieme Légion, allant occuper les mêmes quartiers, briſerent les images de Galba ce même premier de Janvier, la quatrieme ſans balancer, la vingt-deuxieme ayant d’abord héſité ſe détermina de même : mais pour ne pas paroître avilir la majeſté de l’Empire, elles jurerent au nom du Sénat & du Peuple Romain, mots ſurannés depuis long-tems. On ne vit ni Généraux ni Officiers faire le moindre mouvement en faveur de Galba ; pluſieurs même, dans le tumulte, cherchoient à l’augmenter, quoique jamais de deſſus le Tribunal ni par de publiques harangues ; de ſorte que juſques-là on n’auroit ſu à qui s’en prendre.
Le Proconſul Hordéonius, ſimple ſpectateur de la révolte, n’oſa faire le moindre effort pour réprimer les ſéditieux, contenir ceux qui flottoient, ou ranimer les fideles : négligent & craintif, il fut clément par lâcheté. Nonius Receptus, Donatius Valens, Romilius Marcellus, Calpurnius Repentinus, tous quatre Centurions de la vingt-deuxieme Légion, ayant voulu défendre les images de Galba, les soldats ſe jetterent ſur eux & les lierent. Après cela, il ne fut plus queſtion de la foi promiſe ni du ſerment prêté ; & comme il arrive dans les ſéditions, tout fut bientôt du côté, du plus grand nombre. La même nuit, Vitellius étant à table à Cologne, l’Enſeigne de la quatrieme Légion le vint avertir que les deux Légions, après avoir renverſé les images de Galba, avoient juré fidélité au Sénat & au Peuple Romain ; ſerment qui fut trouvé ridicule. Vitellius, voyant l’occaſion favorable & réſolu de s’offrir pour chef, envoya des Députés annoncer aux Légions que l’armée ſupérieure s’étoit révoltée contre Galba, qu’il faloit ſe préparer à faire la guerre aux rebelles, ou, ſi l’on aimoit mieux la paix, à reconnoître un autre Empereur, & qu’ils couroient moins de riſque à l’élire qu’à l’attendre.
Les quartiers de la premiere Légion étoient les plus voiſins. Fabius Valens Lieutenant-général fut le plus diligent, & vint le lendemain à la tête de la Cavalerie, de la Légion & des Auxiliaires ſaluer Vitellius Empereur. Auſſi-tôt ce fut parmi les Légions de la province à qui préviendroit les autres ; & l’armée ſupérieure laissant ces mots ſpécieux de Sénat & de Peuple Romain, reconnut auſſi Vitellius le trois de Janvier, après s’être jouée durant deux jours du nom de la République. Ceux de Treves, de Langres & de Cologne, non moins ardens que les gens de guerre, offroient à l’envi ſelon leurs moyens, troupes, chevaux, armes, argent, Ce zele ne ſe bornoit pas aux chefs des Colonies & des quartiers, animés par le concours préſent, & par les avantages que leur promettoit la victoire ; mais les manipules & même les ſimples ſoldats transportés par inſtinct, & prodigues pas avarice, venoient, faute d’autres biens, offrir leur paye, leur équipage, & juſqu’aux ornemens d’argent dont leurs armes étoient garnies.
Vitellius, ayant remercié les troupes de leur zele, commit aux Chevaliers Romains le ſervice auprès du Prince que les affranchis faiſoient auparavant. Il acquitta du fiſc les droits dus aux Centurions par les Manipulaires. Il abandonna beaucoup de gens à la fureur des ſoldats, & en ſauva quelques-uns en feignant de les envoyer en prison. Propinquus Intendant de la Belgique, fut tué sur-le-champ : mais Vitellius fut adroitement ſouſtraire aux Troupes irritées Julius Burdo Commandant de l’armée navale, taxé d’avoir intenté des accuſations & enſuite tendu des pieges à Fonteius Capiton. Capiton étoit regretté, & parmi ces furieux on pouvoit tuer impunément, mais non pas épargner ſans ruſe. Burdo fut donc mis en priſon, & relâché bientôt après la victoire quand les Soldats furent appaiſés. Quant au Centurion Criſpinus qui s’étoit ſouillé du ſang de Capiton, & dont le crime n’étoit pas équivoque à leurs yeux ni la perſonne regrettable à ceux de Vitellius, il fut livré pour victime à leur vengeance. Julius Civilis, puissant chez les Bataves, échappa au péril par la crainte qu’on eut que ſon ſupplice n’aliénât un peuple ſi féroce ; d’autant plus qu’il y avoir dans Langres huit cohortes Bataves auxiliaires de la quatorzieme Légion, leſquelles s’en étoient ſéparées par l’eſprit de diſcorde qui régnoit en ce tems-là, & qui pouvoient produire un grand effet en ſe déclarant pour ou contre. Les Centurions Nonius, Donatius, Romilius, Calpurnius dont nous avons parlé, furent tués par l’ordre de Vitellius comme coupables de fidélité, crime irrémiſſible chez des rebelles. Valerius Aſiaticus Commandant de la Belgique, & dont peu après Vitellius épouſa la fille, ſe joignit à lui. Julius Blæſus Gouverneur du Lyonnois en fit de même avec les troupes qui venoient à Lyon ; ſavoir, la Légion d’Italie & l’Eſcadron de Turin : celles de la Rhétique ne tarderent point à ſuivre cet exemple.
Il n’y eut pas plus d’incertitude en Angleterre. Trébellius Maximus qui y commandoit s’étoit fait haïr & mépriſer de l’armée par ſes vices & son avarice ; haine que fomentoit Roſcius Cælius Commandant de la vingtieme Légion brouillé depuis long-tems avec lui, mais à l’occaſion des guerres civiles devenu ſon ennemi déclaré. Trébellius traitoit Cælius de ſéditieux, de perturbateur de la diſcipline ; Cælius l’accuſoit à ſon tour de piller & ruiner les Légions. Tandis que les Généraux ſe déſhonoroient par ces opprobres mutuels, les Troupes perdant tout reſpect en vinrent à tel excès de licence que les cohortes & la cavalerie ſe joignirent à Cælius, & que Trébellius abandonné de tous & chargé d’injures, fut contraint de se réfugier auprès de Vitellius. Cependant, ſans chef conſulaire, la Province ne laiſſa pas de rester tranquille, gouvernée par les Commandans des Légions, que le droit rendoit tous égaux, mais que l’audace de Cælius tenoit en reſpect.
Après l’acceſſion de l’armée Britannique, Vitellius, bien pourvu d’armes & d’argent, réſolut de faire marcher ſes troupes par deux chemins & ſous deux Généraux. Il chargea Fabius Valens d’attirer à ſon parti Gaules, ou ſur leur refus de les ravager, & de déboucher en Italie par les Alpes Cotiennes : il ordonna à Cecina de gagner la crête des Pennines par le plus court chemin. Valens eut l’élite de l’armée inférieure avec l’Aigle de la cinquieme Légion, & aſſez de Cohortes & de Cavalerie pour lui faire une armée de quarante mille hommes. Cecina en conduisit trente mille de l’armée ſupérieure, dont la vingt-unieme Légion faiſoit la principale force. On joignit à l’une & à l’autre armée des Germains auxiliaires dont Vitellius recruta auſſi la ſienne, avec laquelle il se préparoit à ſuivre le ſort de la guerre.
Il y avoir entre l’armée & l’Empereur une oppoſition bien étrange. Les ſoldats pleins d’ardeur, ſans se ſoucier de l’hiver ni d’une paix prolongée par indolence, ne demandoient qu’à combattre, & perſuadés que la diligence eſt ſur-tout eſſentielle dans les guerres civiles, où il eſt plus queſtion d’agir que de conſulter, ils vouloient profiter de l’effroi des Gaules & des lenteurs de l’Eſpagne pour envahir l’Italie & marcher à Rome. Vitellius, engourdi & dès le milieu du jour ſurchargé d’indigeſtions & de vin, conſumoit d’avance les revenus de l’Empire dans un vain luxe & des feſtins immenſes ; tandis que le zele & l’activité des troupes ſuppléoient au devoir du chef, comme ſi, préſent lui-même, il eût encouragé les braves & menacé les lâches.
Tout étant prit pour le départ, elles en demanderent l’ordre, & ſur-le-champ donnerent à Vitellius le ſurnom de Germanique : mais même après la victoire il défendit qu’on le nommât Céſar. Valens & ſon armée eurent un favorable augure pour la guerre qu’ils alloient faire : car le jour même du départ, un Aigle planant doucement à la tête des Bataillons, ſembla leur ſervir de guide, & durant un long eſpace les ſoldats pouſſerent tant de cris de joie & l’Aigle s’en effraya ſi peu, qu’on ne douta pas ſur ces préſages d’un grand & heureux succès.
L’armée vint à Treves en toute ſécurité comme chez des alliés. Mais, quoiqu’elle reçût toutes ſortes de bons traitemens à Divolure, Ville de la Province de Metz, une terreur panique fit prendre ſans ſujet les armes aux ſoldats pour la détruire. Ce n’étoit point l’ardeur du pillage qui les animoit, mais une fureur, une rage d’autant plus difficile à calmer qu’on en ignoroit la cauſe. Enfin après bien des prieres, & le meurtre de quatre mille hommes, le Général ſauva le reſte de la Ville. Cela répandit une telle terreur dans les Gaules, que de toutes les Provinces où paſſoit l’armée on voyoit accourir le peuple & les Magiſtrats ſupplians, les chemins ſe couvrir de femmes, d’enfans, de tous les objets les plus propres à fléchir un ennemi même, & qui ſans avoir de guerre imploroient la paix.
A Toul, Valens apprit la mort de Galba & l’élection d’Othon. Cette nouvelle, ſans effrayer ni réjouir les troupes ne changea rien à leurs deſſeins, mais elle détermina les Gaulois, qui, haïſſant également Othon & Vitellius, craignoient de plus celui-ci. On vint enſuite à Langres, Province voiſine, & du parti de l’armée ; elle y fut bien reçue & s’y comporta honnêtement. Mais cette tranquillité fut troublée par les excès des Cohortes détachées de la quatorzieme Légion, dont j’ai parlé ci-devant, & que Valens avoit jointes à ſon armée. Une querelle qui devint émeute s’éleva entre les Bataves & les Légionnaires, & les uns & les autres ayant ameuté leurs camarades, on étoit ſur le point d’en venir aux mains, ſi par le châtiment de quelques Bataves, Valens n’eût rappellé les autres à leur devoir. On s’en prit mal-à-propos aux Eduens du ſujet de la querelle. Il leur fut ordonné de fournir de l’argent, des armes & des vivres gratuitement. Ce que les Eduens firent par force, les Lyonnois le firent volontiers : auſſi furent-ils délivrés de la Légion Italique & de l’eſcadron de Turin qu’on emmenoit, & on ne laiſſa que la dix-huitieme Cohorte à Lyon, ſon quartier ordinaire. Quoique Manlius Valens Commandant de la Légion Italique eût bien mérité de Vitellius, il n’en reçut aucun honneur. Fabius l’avoit deſſervi ſecrétement, & pour mieux le tromper, il affectoit de le louer en public.
Il régnoit entre Vienne & Lyon d’anciennes diſcordes que la derniere guerre avoir ranimées : il y avoit eu beaucoup de ſang verſé de part & d’autre, & des combats plus fréquens & plus opiniâtres que s’il n’eût été queſtion que des intérêts de Galba ou de Néron. Les revenus publics de la Province de Lyon avoient été confiſqués par Galba ſous le nom d’amende. Il fit, au contraire, toute ſorte d’honneurs aux Viennois, ajoutant ainſi l’envie à la haine de ces deux Peuples, ſéparés ſeulement par un fleuve, qui n’arrêtoit pas leur animoſité. Les Lyonnois animant donc le ſoldat, l’excitoient à détruire Vienne qu’ils accuſoient de tenir leur Colonie aſſiégée de s’être déclarée pour Vindex, & d’avoir ci-devant fourni des troupes pour le ſervice de Galba. En leur montrant enſuite la grandeur du butin ils animoient la colere par la convoitiſe, & non contens de les exciter en ſecret : “Soyez, leur diſoient-ils hautement, nos vengeurs & les vôtres, en détruiſant la ſource de toutes les guerres des Gaules. Là, tout vous eſt étranger ou ennemi ; ici vous voyez une Colonie romaine & une portion de l’armée toujours fidelle à partager avec vous les bons & les mauvais ſuccès : la fortune peut nous être contraire ; ne nous abandonnez pas à des ennemis irrités.” Par de ſemblables diſcours ils échaufferent tellement l’eſprit des soldats, que les Officiers & les Généraux déſeſpéroient de les contenir. Les Viennois, qui n’ignoroient pas le péril, vinrent au-devant de l’armée avec des voiles & des bandelettes, & ſe proſternant devant les ſoldats, baiſant leurs pas, embraſſant leurs genoux & leurs armes ils calmerent leur fureur. Alors Valens leur ayant fait diſtribuer trois cents ſeſterces par tête, on eut égard à l’ancienneté & à la dignité de la Colonie, & ce qu’il dit pour le ſalut & la conservation des habitans, fut écouté favorablement. On déſarma pourtant la Province, & les particuliers furent obligés de fournir à diſcrétion des vivres au ſoldat : mais on ne douta point qu’ils n’euſſent à grand prix acheté le Général. Enrichi tout-à-coup après avoir long-tems ſordidement vécu, il cachoit mal le changement de ſa fortune, & ſe livrant ſans meſure à tous ſes deſirs irrités par une longue abſtinence, il devint un Vieillard prodigue d’un jeune-homme indigent qu’il avoit été.
En pourſuivant lentement ſa route, il conduiſit l’armée sur les confins des Allobroges & des Voconces, & par le plus infame commerce il régloit les ſéjours & les marches ſur l’argent qu’on lui payoit pour s’en délivrer. Il impoſoit les propriétaires des terres & les Magiſtrats des Villes avec une telle dureté, qu’il fut prêt à mettre le feu au Luc Ville des Voconces, qui l’adoucirent avec de l’argent. Ceux qui n’en avoient point l’appaiſoient en lui livrant leurs femmes & leurs filles. C’eſt ainſi qu’il marcha juſqu’aux Alpes.
Cecina fut plus ſanguinaire & plus âpre au butin. Les Suiſſes, nation Gauloiſe, illuſtre autrefois par ſes armes & ſes ſoldats, & maintenant par ſes ancêtres, ne ſachant rien de la mort de Galba & refuſant d’obéir à Vitellius, irriterent l’eſprit brouillon de ſon Général. La vingt-unieme Légion ayant enlevé la paye deſtinée à la garniſon d’un Fort où les Suiſſes entretenoient depuis long-tems des milices du pays, fut cauſe par sa pétulance & ſon avarice dû commencement de la guerre. Les Suiſſes irrités intercepterent des lettres que l’armée d’Allemagne écrivoit à celle de Hongrie, & retinrent priſonniers un Centurion & quelques ſoldats. Cecina qui ne cherchoit que la guerre & prévenoit toujours la réparation par la vengeance, leve auſſi-tôt son camp & dévaste le pays. Il détruiſit un lieu que ſes eaux minérales faiſoient fréquenter & qui durant une longue paix s’étoit embelli comme une Ville. Il envoya ordre aux auxiliaires de la Rhétique de charger en queue les Suiſſes qui faiſoient face à la Légion. Ceux-ci, féroces loin du péril & lâches devant l’ennemi, élurent bien au premier tumulte Claude Sévere pour leur Général, mais ne ſachant ni s’accorder dans leurs délibérations, ni garder leurs rangs, ni ſe ſervir de leurs armes, ils ſe laiſſoient défaire, tuer par nos vieux soldats, & forcer dans leurs Places dont tous les murs tomboient en ruines. Cecina d’un côté avec une bonne armée, de l’autre les Eſcadrons & les Cohortes Rhétiques compoſés d’une jeuneſſe exercée aux armes & bien diſciplinée, mettoit tout à feu & à ſang. Les Suiſſes, diſperſés entre deux, jettant leurs armes & la plupart épars ou bleſſés ſe réfugierent ſur les montagnes, d’où chaſſés par une Cohorte Thrace qu’on détacha après eux & pourſuivis par l’armée des Rhétiens, on les maſſacroit dans les forêts & juſques dans leurs cavernes. On en tua par milliers & l’on en vendit un grand nombre. Quand on eut fait le dégât, on marcha en bataille à Avanche Capitale du pays. Ils envoyerent des députés pour ſe rendre & furent reçus à diſcrétion. Cecina fit punir Julius Alpinus un de leurs Chefs, comme auteur de la guerre, laiſſant au jugement de Vitellius la grace ou le châtiment des autres.
On auroit peine à dire qui, du voldat ou de l’Empereur, ſe montra le plus implacable aux députés Helvétiens. Tous les menaçant des armes & de la main, crioient qu’il faloit détruire leur Ville, & Vitellius même ne pouvoit modérer sa fureur. Cependant Claudius Coſſus un des Députés, connu par ſon éloquence, ſut l’employer avec tant de force & la cacher avec tant d’adreſſe ſous un air d’effroi, qu’il adoucit l’eſprit des ſoldats, & ſelon l’inconſtance ordinaire au Peuple, les rendit auſſi portés à la clémence qu’ils l’étoient d’abord à la cruauté. De ſorte qu’après beaucoup de pleurs, ayant imploré grace d’un ton plus raſſis, ils obtinrent le ſalut & l’impunité de leur Ville.
Cecina s’étant arrêté quelques jours en Suiſſe pour attendre les ordres de Vitellius & ſe préparer au paſſage des Alpes, y reçut l’agréable nouvelle que la Cavalerie Syllanienne qui bordoit le Pô s’étoit ſoumiſe à Vitellius. Elle avoit ſervi ſous lui dans ſon Proconſulat d’Afrique, puis Néron l’ayant rappellée pour l’envoyer en Egypte, la retint pour la guerre de Vindex. Elle étoit ainsi demeurée en Italie, où ſes Décurions à qui Othon étoit inconnu & qui ſe trouvoient liés à Vitellius, vantant la force des Légions qui s’approchoient & ne parlant que des armées d’Allemagne, l’attirerent dans ſon parti. Pour ne point s’offrir les mains vuides, ces Troupes déclarerent à Cecina qu’elles joignoient aux poſſeſſions de leur nouveau Prince les forteresses d’au-de-là du Pô ; ſavoir Milan, Novarre, Yvrée & Verceil ; & comme une ſeule Brigade de Cavalerie ne ſuffiſoit pas pour garder une si grande partie de l’Italie, il y envoya les Cohortes des Gaules, de Luſitanie & de Bretagne auxquelles il joignit les Enſeignes Allemandes & l’Eſcadron de Sicile. Quant à lui, il héſita quelque tems s’il ne traverſeroit point les Monts Rhétiens pour marcher dans la Norique contre l’Intendant Petronius, qui, ayant raſſemblé les Auxiliaires & fait couper les ponts, ſembloit vouloir être fidele à Othon. Mais craignant de perdre les Troupes qu’il avoit envoyées devant lui, trouvant auſſi plus de gloire à conſerver l’Italie, & jugeant qu’en quelque lieu que l’on combattît, la Norique ne pouvoit échapper au vainqueur, il fit paſſer les Troupes des Alliés, & même les peſans Bataillons Légionnaires par les Alpes Pennines, quoiqu’elles fuſſent encore couvertes de neige.
Cependant, au lieu de s’abandonner aux plaiſirs & à la molleſſe. Othon renvoyant à d’autres tems le luxe & la volupté, ſurprit tout le monde en s’appliquant à rétablir la gloire de l’Empire. Mais ces fauſſes vertus ne faiſoient prévoir qu’avec plus d’effroi le moment où ſes vices reprendroient le dessus. Il fit conduire au Capitole Marius Celſus conſul déſigné qu’il avoit feint de mettre aux fers pour le ſauver de la fureur des ſoldats, & voulut ſe donner une réputation de clémence en dérobant à la haine des siens une tête illustre. Celſus par l’exemple de ſa fidélité pour Galba, dont il faiſoit gloire, montroit à ſon ſucceſſeur ce qu’il en pouvoit attendre à ſon tour. Othon, ne jugeant pas qu’il eût beſoin de pardon & voulant ôter toute défiance à un ennemi réconcilié, l’admit au nombre de ſes plus intimes amis, & dans la guerre qui ſuivit bientôt en fit l’un de ſes Généraux. Celſus de ſon côté s’attacha ſincérement à Othon, comme ſi ç’eût été ſon ſort d’être toujours fidele au parti malheureux. Sa conſervation fut agréable aux Grands, louée du Peuple, & ne déplut pas même aux ſoldats, forcés d’admirer une vertu qu’ils haïſſoient.
Le châtiment de Tigellinus ne fut pas moins applaudi, par une cauſe toute différente. Sophonius Tigellinus, né de parens obſcurs, ſouillé dès ſon enfance, & débauché dans ſa vieilleſſe, avoit, à force de vices, obtenu les préfectures de la Police, du Prétoire, & d’autres emplois dus à la vertu, dans lesquels il montra d’abord ſa cruauté, puis ſon avarice & tous les crimes d’un méchant homme. Non content de corrompre Néron & de l’exciter à mille forfaits, il oſoit même en commettre à ſon inſu, & finit par l’abandonner & le trahir. Auſſi nulle punition ne fut-elle plus ardemment pourſuivie, mais par divers motifs, de ceux qui déteſtoient Néron & de ceux qui le regrettoient ? Il avoit été protégé près de Galba par Vinius dont il avoit ſauvé la fille, moins par pitié, lui qui commit tant d’autres meurtres. que pour s’étayer du pere au beſoin. Car les ſcélérats, toujours en crainte des révolutions, se ménagent de loin des amis particuliers qui puiſſent les garantir de la haine publique, & ſans s’abſtenir du crime, s’assurent ainsi de l’impunité. Mais cette reſſource ne rendit Tigellinus que plus odieux, en ajoutant à l’ancienne averſion qu’on avoit pour lui celle que Vinius venoit de s’attirer. On accouroit de tous les quartiers dans la place & dans le Palais : le cirque ſur-tout & les théâtres, lieux où la licence du Peuple eſt plus grande, retentiſſoient de clameurs ſéditieuses. Enfin Tigellinus ayant reçu aux eaux de Sinueſſe l’ordre de mourir, après de honteux délais cherchés dans les bras des femmes, ſe coupa la gorge avec un rasoir, terminant ainſi une vie infâme par une mort tardive & déshonnête.
Dans ce même tems on ſollicitoit la punition de Galvia Criſpinilla ; mais elle ſe tira d’affaire à force de défaites & par une connivence qui ne fit pas honneur au Prince. Elle avoit eu Néron pour éleve de débauche : enſuite ayant paſſé en Afrique pour exciter Macer à prendre les armes, elle tâcha tout ouvertement d’affamer Rome. Rentrée en grace à la faveur d’un mariage conſulaire & échappée aux regnes de Galba, d’Othon & de Vitellius, elle reſta fort riche & ſans enfans ; deux grands moyens de crédit dans tous les tems, bons & mauvais.
Cependant Othon écrivoit à Vitellius lettres ſur lettres qu’il ſouilloit de cajoleries de femmes, lui offrant argent, graces, & tel aſyle qu’il voudroit choiſir pour y vivre dans les plaiſirs. Vitellius lui répondoit ſur le même ton ; mais ces offres mutuelles, d’abord ſobrement ménagées & couvertes des deux côtés d’une ſotte & honteuſe diſſimulation, dégénérerent bientôt en querelles, chacun reprochant à l’autre avec la même vérité ſes vices & ſa débauche. Othon rappella les députés de Galba & en envoya d’autres au nom du Sénat aux deux armées d’Allemagne, aux troupes qui étoient à Lyon & à la légion d’Italie. Les députés reſterent auprès de Vitellius, mais trop aiſément pour qu’on crût que c’étoit par force. Quant aux Prétoriens qu’Othon avoit joints comme par honneur à ces députés, on ſe hâta de les renvoyer avant qu’ils se mêlaſſent parmi les légions. Fabius Valens leur remit des lettres au nom des armées d’Allemagne pour les cohortes de la ville & du prétoire ; par leſquelles, parlant pompeuſement du parti de Vitellius, on les preſſoit de s’y réunir. On leur reprochoit vivement d’avoir transféré à Othon l’empire décerné long-tems auparavant à Vitellius. Enfin uſant pour les gagner de promeſſes & de menaces, on leur parloit comme à des gens à qui la paix n’ôtoit rien & qui ne pouvoient ſoutenir la guerre : mais tout cela n’ébranla point la fidélité des Prétoriens.
Alors Othon & Vitellius prirent le parti d’envoyer des aſſaſſins, l’un en Allemagne & l’autre à Rome, tous deux inutilement. Ceux de Vitellius, mêlés dans une ſi grande multitude d’hommes inconnus l’un à l’autre, ne furent pas découverts, mais ceux d’Othon furent bientôt trahis par la nouveauté de leurs visages parmi des gens qui ſe connoiſſoient tous. Vitellius écrivit à Titien, frere d’Othon, que sa vie & celle de ses fils lui répondroient de ſa mere & de ſes enfans. L’une & l’autre famille fut conſervée. On douta du motif de la clémence d’Othon ; mais Vitellius, vainqueur, eut tout l’honneur de la ſienne.
La premiere nouvelle qui donna de la confiance à Othon lui vint d’Illyrie, d’où il apprit que les légions de Dalmatie, de Pannonie & de la Moeſie avoient prêté ſerment en ſon nom. Il reçut d’Espagne un ſemblable avis & donna par édit des louanges à Cluvius Rufus ; mais on fut bientôt après que l’Eſpagne s’étoit retournée du côté de Vitellius. L’Aquitaine que Julius Cordus avoir aussi fait déclarer pour Othon ne lui reſta pas plus fidelle. Comme il n’étoit pas queſtion de foi ni d’attachement, chacun ſe laiſſoit entraîner çà & là ſelon ſa crainte ou ſes eſpérances. L’effroi fit déclarer de même la Province Narbonnoiſe en faveur de Vitellius qui, le plus proche & le plus puiſſant, parut aiſément le plus légitime. Les Provinces les plus éloignées & celles que la mer ſéparoit des troupes reſterent à Othon ; moins pour l’amour de lui, qu’à cauſe du grand poids que donnoit à ſon parti le nom de Rome & l’autorité du Sénat, outre qu’on penchoit naturellement pour le premier reconnu[1]. L’armée de Judée, par les ſoins de Veſpasien, & les légions de Syrie par ceux de Mucianus, prêterent ſerment à Othon. L’Egypte & toutes les Provinces d’Orient reconnoiſſoient ſon autorité. L’Afrique lui rendoit la même obéiſſance à l’exemple de Carthage, où, sans attendre les ordres du Proconſul Vipsanius Apronianus, Creſcens, affranchi de Néron, ſe mêlant, comme ſes pareils, des affaires de la République dans les tems de calamités, avoir en réjouiſſance de la nouvelle élection donné des fêtes au peuple qui ſe livroit étourdiment à tout. Les autres villes imiterent Carthage. Ainſi les armées & les provinces ſe trouvoient tellement partagées que Vitellius avoit beſoin des ſuccès de la guerre pour ſe mettre en poſſeſſion de l’Empire.
Pour Othon, il faiſoit, comme en pleine paix, les fonctions d’Empereur, quelquefois ſoutenant la dignité de la République, mais plus ſouvent l’aviliſſant en ſe hâtant de régner. Il déſigna ſon frere Titianus, Conſul avec lui, jusqu’au premier de mars, & cherchant à ſe concilier l’armée d’Allemagne, il deſtina les deux mois ſuivans à Verginius, auquel il donna Poppæus Vopiſcus pour Collegue, ſous prétexte d’une ancienne amitié, mais plutôt, ſelon pluſieurs, pour faire honneur aux Viennois. Il n’y eut rien de changé pour les autres Conſulats aux nominations de Néron & de Galba. Deux Sabinus, Cœlius & Flave, reſterent déſignés pour mai & juin, Arius Antonius & Marius Celſus pour juillet & août ; honneur dont Vitellius même ne les priva pas après ſa victoire. Othon mit le comble aux dignités des plus illuſtres vieillards, en y ajoutant celles d’Augures & de Pontifes, & conſola la jeune nobleſſe récemment rappellée d’exil en lui rendant le Sacerdoce dont avoient joui ſes ancêtres. Il rétablit, dans le Sénat, Cadius Rufus, Pédius Blœſus & Sévinus Promptinus, qui en avoient été chaſſés sous Claude pour crime de concuſſion. L’on s’aviſa, pour leur pardonner, de changer le mot de rapine en celui de Léſe Majeſté, mot odieux en ces tems-là & dont l’abus faiſoit tort aux meilleures loix.
Il étendit auſſi ſes graces sur les Villes & les Provinces. Il ajouta de nouvelles familles aux Colonies d’Hiſpalis & d’Emérita : il donna le droit de bourgeoiſie romaine à toute la province de Langres ; à celle de la Bétique les Villes de la Mauritanie ; à celles d’Afrique & de Cappadoce de nouveaux droits trop brillans pour être durables. Tous ces ſoins & les beſoins preſſans qui les exigeoient ne lui firent point oublier ſes amours & il fit rétablir par décret du Sénat les ſtatues de Poppée. Quelques-uns releverent auſſi celles de Néron ; l’on dit même qu’il délibéra s’il ne lui feroit point une oraiſon funebre pour plaire à la populace. Enfin le peuple & les ſoldats bien les croyant bien lui faire honneur crierent durant quelques jours ; vive Néron Othon. Acclamations qu’il feignit d’ignorer, n’oſant les défendre, & rougiſſant de les permettre.
Cependant uniquement occupés de leurs guerres civiles les Romains abandonnoient les affaires de dehors. Cette négligence inspira tant d’audace aux Roxolans, peuple Sarmate, que dès l’hiver précédent après avoir défait deux cohortes, ils firent avec beaucoup de confiance une irruption dans la Mœſie au nombre de neuf mille chevaux. Le ſuccès joint à leur avidité leur faiſant plutôt ſonger à piller qu’à combattre, la troiſieme Légion jointe aux auxiliaires les ſurprit épars & ſans diſcipline. Attaqués par les Romains en bataille, les Sarmates diſperſés au pillage ou déjà chargés de butin, & ne pouvant dans des chemins gliſſans s’aider de la vîteſſe de leurs chevaux, ſe laiſſoient tuer ſans réſiſtance. Tel eſt le caractere de ces étranges peuples que leur valeur ſemble n’être pas en eux. S’ils donnent en eſcadrons à peine une armée peut-elle ſoutenir leur choc ; s’ils combattent à pied, c’eſt la lâcheté même. Le dégel & l’humidité qui faiſoient alors liſter & tomber leurs chevaux, leur ôtoient l’uſage de leurs piques & de leurs longues épées à deux mains. Le poids des cataphractes, ſorte d’armure faite de lames fer ou d’un cuir très-dur qui rend les chefs & les officiers impénétrables aux coups, les empêchoient de se relever quand le choc des ennemis les avoit renverſés, & ils étoient étouffés dans la neige qui étoit molle & haute. Les ſoldats romains, couverts d’une cuiraſſe légere, les renverſoient à coups de traits ou de lance ſelon l’occaſion, & les perçoient d’autant plus aiſément de leurs courtes épées qu’ils n’ont point la défenſe du bouclier. Un petit nombre échapperent & ſe ſauverent dans les marais où la rigueur de l’hiver & leurs bleſſures les firent périr. Sur ces nouvelles on donna à Rome une ſtatue triomphale à Marcus Apronianus qui commandoit en Mœſie, & les ornemens conſulaires à Fulvius Aurelius, Julianus Titius & Numiſius Lupus, colonels des Légions. Othon fut charmé d’un ſuccès dont il s’attribuoit l’honneur, comme d’une guerre conduite ſous ſes auſpices & par ſes Officiers au profit de l’Etat.
Tout-à-coup il s’éleva ſur le plus léger ſujet & du côté dont on ſe défioit le mains, une ſédition qui mit Rome à deux doigts de ſa ruine. Othon ayant ordonné qu’on fît venir dans la ville la dix-ſeptieme cohorte qui étoit à Oſtie, avoit chargé Varius Criſpinus, Tribun Prétorien, du ſoin de la faire armer. Criſpinus, pour prévenir l’embarras choiſit le tems où le camp étoit tranquille & le ſoldat retiré, & ayant fait ouvrir l’arſenal, commença dès l’entrée de la nuit à faire charger les fourgons de la cohorte. L’heure rendit le motif ſuſpect, & ce qu’on avoit fait pour empêcher le désordre en produisit un très-grand. La vue des armes donna à des gens pris de vin la tentation de s’en ſervir. Les ſoldats s’emportent & traitant de traîtres leurs Officiers & Tribuns, les acculent de vouloir armer le Sénat contre Othon. Les uns déjà ivres, ne ſavoient ce qu’ils faiſoient ; les plus méchans ne cherchoient que l’occaſion de piller : la foule ſe laiſſoit entraîner pas ſon goût ordinaire pour les nouveautés, & la nuit empêchoit qu’on ne pût tirer parti de l’obéiſſance des ſages. Le Tribun voulant réprimer la ſédition fut tué de même que les plus ſéveres Centurions, après quoi, s’étant ſaisis des armes, ces emportés monterent à cheval, &, l’épée à la main, prirent le chemin de la ville & du palais.
Othon donnoit un festin ce jour-là à ce qu’il y avoit de plus grande à Rome dans les deux ſexes. Les convives redoutant également la fureur des ſoldats & la trahiſon de l’Empereur, ne ſavoient ce qu’ils devoient craindre le plus, d’être pris s’ils demeuroient, ou d’être pourſuivis dans leur fuite ; tantôt affectant de la fermeté, tantôt décelant leur effroi, tous obſervoient le viſage d’Othon, & comme on étoit porté à la défiance, la crainte qu’il témoignoit augmentoit celle qu’on avoir de lui. Non moins effrayé du péril du Sénat que du ſien propre, Othon chargea d’abord les Préfets du prétoire d’aller appaiſer les ſoldats & ſe hâta de renvoyer tout le monde. Les magiſtrats fuyoient çà & là, jettant les marques de leurs dignités ; les vieillards & les femmes diſperſés par les rues dans les ténebres ſe déroboient aux gens de leur ſuite. Peu rentrerent dans leurs maiſons ; presque tous chercherent chez leurs amis & les plus pauvres de leurs cliens des retraites mal-aſſurées.
Les ſoldats arriverent avec une telle impétuoſité qu’ayant forcé l’entrée du palais, ils bleſſerent le Tribun Julius Martialis & Vitellius Saturninus qui tâchoient de les retenir, & pénétrerent juſques dans la ſalle du feſtin, demandant à voir Othon. Par-tout ils menaçoient des armes & de la voix, tantôt leurs Tribuns & Centurions, tantôt le corps entier du Sénat : furieux & troublés d’une aveugle terreur, faute de ſavoir à qui s’en prendre ils en vouloient à tout le monde. Il falut qu’Othon ſans égard pour la majeſté de ſon rang, montât ſur un ſopha, d’où à force de larmes & de prieres, les ayant contenus avec peine, il les renvoya au camp coupables & mal appaiſés. Le lendemain les maiſons étoient fermées, les rues déſertes, le peuple conſterné comme dans une ville priſe, & les soldats baiſſoient les yeux moins de repentir que de honte. Les deux préfets Proculus & Firmus parlant avec douceur ou dureté, chacun ſelon ſon génie, firent à chaque manipule des exhortations qu’ils conclurent par annoncer une distribution de cinq mille ſeſterces par tête. Alors Othon ayant hazardé d’entrer dans le camp, fut environné des Tribuns & des Centurions qui, jettant leurs ornemens militaires, lui demandoient congé & ſureté. Les ſoldats ſentirent le reproche, & rentrant dans leur devoir, crioient qu’on menât au ſupplice les auteurs de la révolte.
Au milieu de tous ces troubles & de ces mouvemens divers, Othon voyoit bien que tout homme ſage deſiroit un frein à tant de licence ; il n’ignoroit pas non plus que les attroupemens & les rapines menent aiſément à la guerre civile, une multitude avide des ſéditions qui forcent le gouvernement à la flatter. Alarmé du danger où il voyoit Rome & le Sénat, mais jugeant impoſſible d’exercer tout-d’un-coup avec la dignité convenable un pouvoir acquis par le crime, il tint enfin le diſcours ſuivant.
“ Compagnons, je ne viens ici ni ranimer votre zele en ma faveur, ni réchauffer votre courage ; je ſais que l’un & l’autre ont toujours la même vigueur ; je viens vous exhorter au contraire à les contenir dans de juſtes bornes. Ce n’eſt ni l’avarice ou la haine, cauſes de tant de troubles dans les armées, ni la calomnie ou quelque vaine terreur, c’eſt l’excès ſeul de votre affection pour moi qui a produit avec plus de chaleur que de raiſon le tumulte de la nuit derniere : mais avec les motifs les plus honnêtes, une conduite inconſidérée peut avoir les plus funeſtes effets. Dans la guerre que nous allons commencer eſt-ce le tems de communiquer à tous chaque avis qu’on reçoit, & faut-il délibérer de chaque choſe devant tout le monde ? L’ordre des affaires ni la rapidité de l’occasion ne le permettroient pas, & comme il y a des choses que le ſoldat doit ſavoir, il y en a d’autres qu’il doit ignorer. L’autorité des chefs & la rigueur de la diſcipline demandent qu’en plusieurs occaſions les Centurions & les Tribuns eux-mêmes ne ſachent qu’obéir. Si chacun veut qu’on lui rende raiſon des ordres qu’il reçoit, c’en eſt fait de l’obéiſſance & par conſéquent de l’Empire. Que ſera-ce, lorsqu’on oſera courir aux armes dans le tems de la retraite & de la nuit ? Lorſqu’un ou deux hommes perdus, & pris de vin, car je ne puis croire qu’une telle frénéſie en ait ſaiſi davantage, tremperont leurs mains dans le ſang de leurs officiers ? Lorſqu’ils oſeront forcer l’appartement de leur Empereur ?
Vous agiſſiez pour moi, j’en conviens ; mais combien l’affluence dans les ténebres & la confuſion de toutes choſes fourniſſoient-elles une occaſion facile de s’en prévaloir contre moi-même ! S’il étoit au pouvoir de Vitellius & de ſes ſatellites de diriger nos inclinations & nos eſprits, que voudroient-ils de plus que de nous inſpirer la diſcorde & la ſédition, qu’exciter à la révolte le ſoldat contre le Centurion, le Centurion contre le Tribun, &, gens de cheval & de pied, nous entraîner ainſi tous pêle-mêle à notre perte ? Compagnons, c’eſt en exécutant les ordres des chefs & non en les contrôlant qu’on fait heureuſement la guerre, & les troupes les plus terribles dans la mêlée ſont les plus tranquilles hors du combat. Les armes & la valeur ſont votre partage ; laiſſez-moi le ſoin de les diriger. Que deux coupables ſeulement expient le crime d’un petit nombre : que les autres s’efforcent d’enſevelir dans un éternel oubli la honte de cette nuit, & que de pareils diſcours contre le Sénat ne s’entendent jamais dans aucune armée. Non, les Germains mêmes, que Vitellius s’efforce d’exciter contre nous, n’oſeroient menacer ce corps reſpectable, le chef & l’ornement de l’Empire. Quels ſeroient donc les vrais enfans de Rome ou de, l’Italie qui voudroient le ſang & la mort des membres de cet Ordre, dont la ſplendeur & la gloire montrent & redoublent l’opprobre & l’obſcurité du parti de Vitellius ? S’il occupe quelques provinces, s’il traîne après lui quelque ſimulacre d’armée, le Sénat eſt avec nous ; c’eſt par lui que nous ſommes la République & que nos ennemis le ſont auſſi de l’Etat. Penſez-vous que la majeſté de cette ville conſiſte dans des amas de pierres & de maiſons, monumens ſans ame & sans voix qu’on peut détruire ou rétablir à ſon gré ? L’éternité de l’Empire, la paix des Nations ; mon ſalut & le vôtre, tout dépend de la conſervation du Sénat. Inſtitué ſolemnellement par le premier Pere & fondateur de cette ville pour être immortel comme elle, & continué sans interruption depuis les Rois jusqu’aux Empereurs, l’intérêt commun veut que nous le tranſmettions à nos deſcendans tel que nous l’avons reçu de nos ayeux : car c’eſt du Sénat que naiſſent les ſucceſſeurs à l’Empire, comme de vous les Sénateurs.
Ayant ainſi tâché d’adoucir & contenir la fougue des ſoldats, Othon ſe contenta d’en faire punir deux : ſévérité tempérée qui n’ôta rien au bon effet du diſcours. C’eſt ainſi qu’il appaiſa, pour le moment, ceux qu’il ne pouvoit réprimer.
Mais le calme n’étoit pas pour cela rétabli dans la ville. Le bruit des armes y retentissoit encore, & l’on y voyoit l’image de la guerre. Les ſoldats n’étoient pas attroupés en tumulte, mais déguiſés & diſperſés par les maiſons, ils épioient avec une attention maligne tous ceux que leur rang, leur richeſſe ou leur gloire expoſoient aux diſcours publics. On crut même qu’il s’étoit gliſſé dans Rome des ſoldats de Vitellius, pour ſonder les diſpoſitions des esprits. Ainſi la défiance étoit univerſelle, & l’on ſe croyoit à peine en ſureté renfermé chez ſoi : mais c’étoit encore pis en public, où chacun craignant de paroître incertain dans les nouvelles douteuſes ou peu joyeux dans les favorables, couroit avec une avidité marquée au-devant de tous les bruits. Le Sénat assemblé ne ſavoit que faire, & trouvoit par-tout des difficultés : ſe taire étoit d’un rebelle, parler étoit d’un flatteur, & le manege de l’adulation n’étoit pas ignoré d’Othon qui s’en étoit ſervi ſi long-tems. Ainſi flottant d’avis en avis ſans s’arrêter à aucun, l’on ne s’accordoit qu’à traiter Vitellius de parricide & d’ennemi de l’Etat : les plus prévoyans ſe contentoient de l’accabler d’injures ſans conséquence, tandis que d’autres n’épargnoient pas ſes vérités, mais à grands cris, & dans une telle confuſion de voix que chacun profitoit du bruit pour l’augmenter ſans être entendu.
Des prodiges atteſtés par divers témoins augmentoient encore l’épouvante. Dans le veſtibule du Capitole les rênes du char de la Victoire diſparurent. Un ſpectre de grandeur gigantesque fut vu dans la chapelle de Junon. La ſtatue de Jules Céſar, dans l’iſle du Tibre, ſe tourna par un tems calme & ſerein d’occident en orient. Un bœuf parla dans l’Etrurie ; plusieurs bêtes firent des monstres ; enfin l’on remarqua mille autres pareils phénomenes qu’on obſervoit en pleine paix dans les ſiecles groſſiers, & qu’on ne voit plus aujourd’hui que quand on a peur. Mais ce qui joignit la déſolation préſente, à l’effroi pour l’avenir, fut une ſubite inondation du Tibre, qui crût à tel point, qu’ayant rompu le pont Sublicius, les débris dont ſon lit fut rempli, le firent refluer par toute la ville, même dans les lieux que leur hauteur ſembloit garantir d’un pareil danger. Pluſieurs furent ſurpris dans les rues, d’autres dans les boutiques & dans les chambres. A ce déſaſtre ſe joignit la famine chez le peuple par la diſette des vivres & le défaut d’argent. Enfin le Tibre, en reprenant ſon cours, emporta des iſles dont le ſéjour des eaux avoit ruiné les fondemens. Mais à peine le péril paſſé laiſſa-t-il ſonger à d’autres choses, qu’on remarqua que la Voie Flaminienne & le champ de Mars, par où devoit passer Othon, étoient comblés. Auſſi-tôt, ſans ſonger ſi la cauſe en étoit fortuite ou naturelle, ce fut un nouveau prodige qui préſageoit tous les malheurs dont on étoit menacé.
Ayant purifié la ville, Othon ſe livra aux ſoins de la guerre, & voyant que les Alpes Pennines, les Cotiennes, & toutes les autres avenues des Gaules étoient bouchées par les troupes de Vitellius, il réſolut d’attaquer la Gaule Narbonnoiſe avec une bonne flotte dont il étoit ſûr : car il avoit rétabli en Légion ceux qui avoient échappés au maſſacre du pont Milvius & que Galba avoit fait empriſonner, & il promit aux autres Légionnaires de les avancer dans la ſuite. Il joignit à la même flotte avec les Cohortes urbaines, plusieurs Prétoriens, l’élite des Troupes, lesquels ſervoient en même tems de conseil & de garde aux chefs. Il donna le commandement de cette expédition aux Primipilaires Antonius Novellus & Suedius Clémens, auxquels il joignit Emilius Pacenſis, en lui rendant le Tribunat que Galba lui avoit ôté. La flotte fut laiſſée aux ſoins d’Oſcus affranchi, qu’Othon chargea d’avoir l’œil ſur la fidélité des Généraux. A l’égard des Troupes de terre, il mit à leur tête Suétonius Paulinus, Marius Celſus & Annius Gallus. Mais il donna ſa plus grande confiance à Licinius Proculus, préfet du prétoire. Cet homme, officier vigilant dans Rome, mais ſans expérience à la guerre, blâmant l’autorité de Paulin, la vigueur de Celſus, la maturité de Gallus, tournoit en mal tous les caracteres, &, ce qui n’eſt pas fort surprenant, l’emportoit ainſi par ſon adroite méchanceté sur des gens meilleurs & plus modeſtes que lui.
Environ ce tems-là, Cornelius Dolabella fut relégué dans la ville d’Aquin & gardé moins rigoureuſement que ſurement, sans qu’on eût autre choſe à lui reprocher qu’une illuſtre naiſſance & l’amitié de Galba. Pluſieurs Magistrats & la plupart des Conſulaires ſuivirent Othon par ſon ordre, plutôt ſous le prétexte de l’accompagner que pour partager les ſoins de la guerre. De ce nombre étoit Lucius Vitellius qui ne fut diſtingué ni comme ennemi ni comme frere d’un Empereur. C’eſt alors que les ſoucis changeant d’objet, nul ordre ne fut exempt de péril ou de crainte. Les premiers du Sénat, chargés d’années & amollis par une longue paix, une nobleſſe énervée & qui avoit oublié l’uſage des armes, des Chevaliers mal exercés, ne faiſoient tous que mieux déceler leur frayeur par leurs efforts pour la cacher. Pluſieurs, cependant, guerriers à prix d’argent & braves de leurs richeſſes, étaloient par une imbécille vanité des armes brillantes, de superbes chevaux, de pompeux équipages, & tous les apprêts du luxe & de la volupté pour ceux de la guerre. Tandis que les ſages veilloient au repos de la République, mille étourdis ſans prévoyance s’énorgueilliſſoient d’un vain eſpoir ; pluſieurs, qui s’étoient mal conduits durant la paix ſe réjouiſſoient de tout ce déſordre, & tiroient du danger préſent leur ſureté perſonnelle.
Cependant le Peuple, dont tant de ſoins paſſoient la portée, voyant augmenter le prix des denrées & tout l’argent ſervir à l’entretien des Troupes, commença de ſentir les maux qu’il n’avoit fait que craindre après la révolte de Vindex, tems où la guerre allumée entre les Gaules & les Légions, laiſſant Rome & l’Italie en paix, pouvoit paſſer pour externe. Car depuis qu’Auguste eût aſſuré l’Empire aux Céſars, le Peuple Romain avoit toujours porté ſes armes au loin & ſeulement pour la gloire & l’intérêt d’un ſeul. Les regnes de Tibere & de Caligula n’avoient été que menacés de guerres civiles. Sous Claude les premiers mouvemens de Scribonianus furent auſſi-tôt réprimés que connus ; & Néron même fut expulſé par des rumeurs & des bruits plutôt que par la force des armes. Mais ici l’on avoit ſous les yeux des Légions, des flottes, & ce qui étoit plus rare encore, les Milices de Rome & les Prétoriens en armes. L’Orient & l’Occident avec toutes les forces qu’on laiſſoit derriere ſoi, euſſent fourni l’aliment d’une longue guerre à de meilleurs Généraux. Pluſieurs s’amuſant aux préſages, vouloient qu’Othon différât ſon départ jusqu’à ce que les boucliers ſacrés fuſſent prêts. Mais excité par la diligence de Cecina qui avoit déjà paſſé les Alpes, il mépriſa de vains délais dont Néron s’étoit mal trouvé.
Le quatorze de mars il chargea le Sénat du ſoin de la République, & rendit aux Proſcrits rappellés tout ce qui n’avoir point encore été dénaturé de leurs biens confiſqués par Néron. Don très-juſte & très-magnifique en apparence, mais qui ſe réduiſoit preſque à rien par la promptitude qu’on avoit miſe à tout vendre. Enſuite dans une harangue publique il fit valoir en ſa faveur la majeſté de Rome, le conſentement du Peuple & du Sénat, & parla modeſtement du parti contraire, accusant plutôt les Légions d’erreur que d’audace, ſans faire aucune mention de Vitellius, ſoit ménagement de ſa part, ſoit précaution de la part de l’Auteur du diſcours : car comme Othon conſultoit Suétone Paulin & Marius Celſus ſur la guerre, on crut qu’il ſe ſervoit de Galerius Trachalus dans les affaires civiles. Quelques-uns démêlerent même le genre de cet Orateur, connu par ses fréquens plaidoyers & par ſon ſtyle empoulé propre à remplir les oreilles du Peuple. La harangue fut reçue avec ces cris, ces applaudiſſemens faux & outrés qui font l’adulation de la multitude. Tous s’efforçoient à l’envi d’étaler un zele & des vœux digne de la dictature de Céſar ou de l’empire d’Auguſte ; ils ne ſuivoient même en cela ni l’amour ni la crainte, mais un penchant bas & ſervile, & comme il n’étoit plus question d’honnêteté publique, les Citoyens n’étoient que de vils eſclaves flattant leur maître par intérêt. Othon en partant, remit à Salvius Titianus ſon frere, le gouvernement de Rome & le ſoin de l’Empire.
- ↑ L’élection de Vitellius avoit précédé celle d’Othon ; mais au-delà des mers le bruit de celle-ci avoit prévenu le bruit de l’autre, ainſi Othon étoit dans ces régions le premier reconnu.