Traduction par Mme H. Loreau, sous la direction de Paul Lorain.
Hachette (2p. 368-375).

CHAPITRE XXXV.

Nouvelle carrière.

La session était rouverte, et mon tuteur avait trouvé à son retour du Yorkshire un papier où M. Kenge lui notifiait que la cause serait appelée dans deux jours.

Comme je fondais assez d’espoir sur le testament pour que cette nouvelle me causât une certaine émotion, nous convînmes, Allan et moi, de nous rendre à l’audience le jour indiqué par M. Kenge. Richard était extrêmement agité ; sa faiblesse était si grande, bien qu’il ne fût malade que d’esprit, que ma pauvre amie avait un grand besoin d’être entourée et soutenue. Cependant elle portait, comme elle me l’avait dit, ses regards sur un avenir prochain, sur l’aide puissante qu’elle attendait bientôt, sans se laisser abattre un seul instant.

C’était à Westminster que la cause devait être appelée. C’était bien pour la centième fois déjà et toujours sans résultat ; mais je ne pouvais m’ôter de l’esprit que nous touchions enfin à l’arrêt définitif. Nous partîmes aussitôt après le déjeuner, pour arriver de bonne heure à Westminster, et nous suivîmes les rues vivantes qui nous y conduisaient, tout surpris et tout joyeux de les parcourir ensemble.

Tandis que nous marchions sans rien voir, faisant des plans pour Éva et pour Richard, j’entendis quelqu’un s’écrier :

« Esther ! ma chère Esther ! »

C’était Caddy Jellyby, qui, la tête à la portière d’une petite voiture qu’elle prenait pour aller donner ses leçons (elle avait maintenant tant d’élèves !), semblait vouloir m’embrasser à distance. Je lui avais écrit un mot pour lui dire tout ce que mon tuteur avait fait ; mais je n’avais pas trouvé le moment d’aller jusque chez elle. Nous revînmes sur nos pas ; et, dans sa joie de me revoir et de me rappeler la soirée où elle m’avait apporté les fleurs que j’avais attribuées à Prince, elle parut tellement décidée à m’écraser la figure, y compris mon chapeau qu’elle prenait à deux mains, à m’appeler des noms les plus tendres et à raconter follement que je lui avais rendu je ne sais plus quels services, que je me vis obligée de monter dans sa voiture pour lui laisser débiter là tout ce qu’elle voulut bien dire. Allan, resté debout à côté de la portière, n’était pas moins ravi que Caroline, et j’étais moi-même aussi enchantée qu’eux. Je m’étonne d’avoir pu m’éloigner, comme je finis par le faire ; me sauvant toute rouge, ne pouvant m’empêcher de rire, passablement décoiffée et regardant Caroline, qui, de son côté, resta la tête à la portière aussi longtemps qu’elle put nous voir.

Cet incident nous avait retardés au moins d’un quart d’heure, et l’audience était commencée lorsque nous arrivâmes. Ce qu’il y avait de plus fâcheux, c’est que, par extraordinaire, la foule était si grande, que la salle était comble, et qu’il nous fut impossible de voir ou d’entendre ce qui se passait à l’intérieur. Apparemment que c’était quelque chose de très-drôle, car, de temps en temps, des rires et le mot « Silence ! » arrivaient jusqu’à nous. C’était toujours quelque chose d’intéressant et qui réjouissait fort les membres du barreau, car, lorsqu’un des avocats en favoris et en perruque qui se trouvaient parmi la foule redisait aux autres ce qu’il venait d’apprendre, ils mettaient leurs mains dans leurs poches, se tordaient à force de rire, et, n’en pouvant plus, frappaient du pied sur les dalles.

Nous demandâmes à un gentleman, qui était à côté de nous, s’il savait de quelle affaire on s’occupait actuellement. Il nous répondit que c’était de Jarndyce contre Jarndyce. Nous lui demandâmes encore s’il savait à quel point en était la discussion. Il nous répondit que personne ne l’avait jamais su ; mais, qu’autant qu’il pouvait le comprendre, l’affaire était finie.

« Pour aujourd’hui ? m’écriai-je.

— Pour de bon, » répondit-il.

Pour de bon !

Nous nous regardâmes, pouvant à peine en croire cette réponse inattendue. Était-il possible que le testament eût rétabli tous les droits, fait cesser tous les doutes, et qu’Éva et Richard fussent à la veille d’être riches ? C’était trop beau pour être vrai.

Notre incertitude ne dura pas longtemps. La foule rompit bientôt ses rangs pressés, et ses flots s’écoulèrent, entraînant avec eux l’air fétide qui régnait dans la salle. Tout ce monde-là avait la figure animée et réjouie ; on aurait dit plutôt des gens sortant d’un théâtre de la foire que les graves habitués du sanctuaire de la justice. Nous nous étions mis à l’écart, guettant quelque personne de connaissance. Devant nous passaient d’énormes liasses de papiers, les unes enfoncées dans des sacs, les autres trop grosses pour y entrer ; papiers de toutes formes et papiers informes, sous lesquels trébuchaient les porteurs, qui les jetaient pêle-mêle sur le carreau pour en aller chercher d’autres. Jusqu’aux clercs qui riaient aussi. Nous lançâmes un coup d’œil sur ces dossiers, et, y voyant les mots Jarndyce contre Jarndyce écrits partout, nous demandâmes à un gentleman, qui avait l’air d’appartenir à la robe, s’il était vrai que le procès fût terminé.

« Mon Dieu, oui ! répondit-il. À la fin des fins, c’est donc fini ! » et il éclata de rire.

Au même instant, nous aperçûmes M. Kenge sortant de la cour avec cette dignité affable qui le caractérisait. Il prêtait l’oreille à M. Vholes, qui lui parlait d’un air respectueux et qui portait lui-même son sac de dossiers.

« Voilà miss Summerson et M. Woodcourt, dit celui-ci.

— Oh ! vraiment ? répondit M. Kenge en soulevant son chapeau avec une politesse raffinée. Comment vous portez-vous ? Enchanté de vous voir ! M. Jarndyce n’est pas ici ?

— Non ; vous savez qu’il n’y vient jamais, lui rappelai-je.

— Il vaut autant qu’il n’y soit pas venu aujourd’hui, reprit M. Kenge ; cela aurait peut-être encore augmenté la force… dois-je le dire en l’absence de cet excellent ami, la force de son invincible préjugé. C’eût été déraisonnable ; mais l’effet n’en eût pas moins été produit.

— Que s’est-il donc passé ? lui dit Allan.

— Ce qui s’est passé ? répéta M. Kenge ; mais rien ; on n’a pas fait grand’chose. Nous avons été arrêtés, désarmés subitement.

— Pouvez-vous, du moins, reprit Allan, nous apprendre si le testament est considéré comme valable ?

— Je le ferais volontiers, si la chose était possible, dit M. Kenge ; mais nous n’avons pas examiné ce document.

— Nous ne l’avons pas examiné, répéta M. Vholes, dont la voix creuse fit écho.

— Rappelez-vous que ce fut une grande cause, monsieur Woodcourt, fit observer M. Kenge d’un ton persuasif ; une cause dont la durée fut considérable et les complications sans nombre. C’est à juste titre que l’affaire Jarndyce contre Jarndyce a été appelée un monument de pratique judiciaire.

— Monument surmonté de la statue de la Patience, dit Allan.

— Très-bien, retourna M. Kenge avec un certain rire de condescendance. Très-bien ! Rappelez-vous, en outre, monsieur, poursuivit-il en revenant à une dignité sévère, rappelez-vous que les nombreuses difficultés, contingences, et formes de procédure qu’a renfermées cette grande cause, ont exigé des études profondes, infiniment d’éloquence, d’habileté, de savoir et d’intelligence ; que, pendant des années, la fleur du barreau, et le… un… les fruits automnals, veux-je dire, les fruits du sac de laine dans leur maturité, ont été prodigués dans l’affaire Jarndyce contre Jarndyce. Si donc le public jouit des bienfaits, si le pays recueille la gloire de cette collection de lumières, il faut que ces avantages soient rémunérés en argent ou en valeurs quelconques, monsieur Woodcourt.

— Excusez-moi, monsieur Kenge, le temps nous presse, dit Allan subitement éclairé ; dois-je comprendre que la succession tout entière se trouve absorbée par les frais ?

— Hum ! je le crois, répondit M. Kenge. Qu’en dites-vous, monsieur Vholes ?

— Je le crois, répliqua celui-ci.

— Et que la cause s’évanouit faute d’argent pour la poursuivre, dit Allan.

— Probablement, répondit M. Kenge.

— Probablement, dit M. Vholes.

— Ceci va briser le cœur de Richard, » me dit tout bas Allan. Sa figure exprimait une anxiété si vive ; il connaissait si bien notre pauvre ami, dont moi-même j’avais suivi le dépérissement graduel, que les paroles prononcées par ma chère fille, dans la clairvoyance de son amour, me revinrent à l’esprit et résonnèrent à mon oreille comme un tintement funèbre.

« Dans le cas où vous chercheriez M. Carstone, dit M. Vholes en nous rejoignant, vous le trouverez près de la cour. Je l’y ai laissé tout à l’heure, prenant un peu de repos. Bonjour, monsieur, bonjour miss Summerson. » Il dirigea vers moi ce regard de fascination lente des reptiles qui lui appartenait en propre, bâilla en nouant les cordons de son sac, comme s’il eût avalé le dernier morceau de son client, se hâta de rejoindre M. Kenge, dont il semblait craindre de perdre l’ombre bénigne ; et sa personne, malsaine, vêtue de noir et boutonnée jusqu’aux lèvres, franchit la porte basse qui était au bout de la salle.

« Cher ange, me dit Allan, retournez bien vite avertir M. Jarndyce, et rendez-vous chez Éva, pendant que je vais m’occuper de celui que vous avez confié à mes soins. »

Je pris une voiture et je fus bientôt arrivée. J’annonçai graduellement à mon tuteur les nouvelles que je rapportais.

« Chère fille, me dit-il sans témoigner la moindre émotion pour son compte, la fin de ce procès qui nous délivre de la chancellerie est un bienfait plus grand que je n’osais l’espérer. Mais ces pauvres enfants ! »

Nous nous occupâmes d’eux toute la matinée ; examinant et discutant tout ce qu’il était possible de faire, et tout ce qu’on pouvait leur proposer. Dans l’après-midi, mon tuteur vint avec moi jusqu’à Symond’s-Inn. Il me quitta à la porte d’Éva, et je montai seule chez elle. Quand ma pauvre amie entendit le bruit de mes pas dans l’étroit corridor, elle vint me trouver et se jeta dans mes bras ; mais elle réprima bientôt son émotion et me dit que Richard m’avait demandée plusieurs fois. Allan, continua-t-elle, l’avait trouvé assis dans un coin de la salle où il paraissait pétrifié. Quand il fut réveillé de sa torpeur, il avait éclaté en reproches amers contre les juges ; mais le sang qui avait rempli sa bouche dès les premières paroles l’avait empêché de continuer, et son ami l’avait ramené.

Lorsque j’entrai dans la chambre, il était couché sur le divan, et paraissait dormir. Sur la table se trouvaient des fortifiants ; la pièce était aussi aérée que possible, et tout y était calme et parfaitement en ordre. Allan était à côté de lui et le regardait d’un air grave. Sa figure me sembla d’une pâleur absolue ; et, pour la première fois, je sentis combien il était épuisé ; son visage était pourtant d’une beauté que je ne lui avais pas vue depuis longtemps.

Je m’assis auprès de lui en silence. Il ouvrit les yeux quelques instants après, et me dit d’une voix faible, mais avec son ancien sourire :

« Dame Durden, embrassez-moi. »

La gaieté semblait lui être revenue autant que le permettait sa faiblesse. Il pensait à l’avenir et se montrait plus heureux de notre mariage qu’il ne pouvait l’exprimer. Mon mari, disait-il, avait été son ange gardien comme celui d’Éva. Il nous bénissait, nous souhaitait tout le bonheur que cette vie peut donner, et je crus un instant que mon cœur allait se briser, quand je lui vis prendre la main d’Allan et la retenir sur sa poitrine.

Nous parlâmes de diverses choses ; nous fîmes des projets. Il assisterait à notre mariage, disait-il, pour le peu que ses jambes voulussent bien le lui permettre. Éva trouverait toujours le moyen de l’y conduire.

« Certainement, » répondit-elle. Mais en dépit de la sérénité que montrait son doux visage, pauvre amie ! je savais bien… je savais bien…

Il ne fallait pas qu’il parlât, et nous gardâmes le silence. Comme il avait l’habitude de me plaisanter sur la manie que j’avais d’être toujours occupée, j’allai prendre mon ouvrage, qui me servit de prétexte pour ne plus rien dire. Éva s’appuya sur son oreiller, et il posa la tête sur le bras du cher ange. Il sommeillait continuellement et n’ouvrait pas les yeux sans demander tout d’abord : « Où est Woodcourt ? où est-il ? »

Vers le soir, j’aperçus, en levant les yeux, mon tuteur qui était debout dans la petite pièce d’entrée. « Qui est-ce, dame Durden ? » me dit Richard. La porte se trouvait derrière lui ; mais il avait deviné à ma figure qu’il y avait là quelqu’un.

Je regardai Allan, pour lui demander conseil. Il inclina la tête, me faisant signe que oui. Je me penchai vers le malade et lui dis qui c’était. Pendant ce temps-là, mon tuteur, qui s’était approché de moi, posa sa main sur celle de Richard. « Oh ! monsieur ! que vous êtes bon, que vous êtes bon ! » dit celui-ci en fondant en larmes.

M. Jarndyce prit ma place, et, conservant toujours la main de Richard dans la sienne :

« Mon cher Rick, dit-il, les nuages se sont dissipés et la lumière s’est faite. Nous avons tous été plus ou moins égarés ; qu’importe, maintenant que nous voyons clair autour de nous ? Comment cela va-t-il, mon pauvre ami ?

— Je suis bien faible, monsieur ; mais j’espère reprendre bientôt mes forces ; j’ai à me créer une carrière.

— Très-bien pensé, dit mon tuteur.

— Et je ne suivrai pas le même chemin qu’autrefois, reprit Richard avec un triste sourire ; la leçon a été rude, monsieur ; mais vous pouvez être sûr que j’en ai profité.

— Très-bien, dit mon tuteur d’une voix encourageante, très-bien, mon enfant, très-bien !

— Je pensais tout à l’heure, continua Richard, que rien ne me ferait plus de plaisir que de voir leur maison,… celle de dame Durden et de Woodcourt. Si je pouvais y aller dès que je vais être un peu mieux, il me semble que je m’y rétablirais bien plus promptement qu’ailleurs.

— C’est précisément ce que nous disions ce matin, répondit mon tuteur ; Esther et moi nous n’avons pas parlé d’autre chose pendant tout le déjeuner. J’imagine que son mari n’y mettra pas obstacle. »

Richard sourit et tendit la main à Allan, qui se trouvait derrière lui.

« Je ne parle pas d’Éva, dit-il, mais je pense à elle, j’y pense toujours. Voyez-la, près de moi, inclinée pour me soutenir, quand elle-même aurait tant besoin de se reposer ; pauvre ange ! pauvre amour ! »

Il la serra dans ses bras au milieu du plus profond silence, puis ses bras se détendirent peu à peu. Elle nous regarda, leva les yeux vers le ciel, et ses lèvres s’agitèrent.

« Quand j’irai à Bleak-House, reprit Richard, j’aurai beaucoup à vous dire ; et vous, monsieur, vous aurez beaucoup de choses à me montrer ; vous viendrez, n’est-ce pas ?

— Sans doute, mon cher ami, sans doute.

— Merci, dit Richard, toujours le même, toujours ! Ils m’ont dit comment vous aviez arrangé tout cela ; poussant la bonté jusqu’à vous ressouvenir des moindres habitudes, des moindres goûts d’Esther. Je croirai revenir à l’ancien Bleak-House.

— Vous y reviendrez aussi, je l’espère bien, Rick. Je vais y être tout seul, et ce sera une charité que de venir me voir, ajouta-t-il en passant la main sur les cheveux blonds d’Éva et en portant à ses lèvres une de leurs mèches soyeuses. Il me sembla deviner en ce moment qu’il se faisait à lui-même la promesse de lui servir d’appui.

— Ce fut un bien mauvais rêve ! s’écria Richard en serrant tout à coup les deux mains de mon tuteur.

— Rien de plus, mon pauvre Rick.

— Et vous seriez assez bon pour avoir pitié du rêveur, pour lui pardonner quand il s’éveille, et pour l’encourager ?

— Moi-même n’ai-je pas rêvé ? répondit mon tuteur en lui serrant la main.

— Je vais commencer une nouvelle existence, » dit Richard, dont les yeux rayonnèrent.

Allan se rapprocha d’Éva et fit un geste solennel pour avertir mon tuteur.

« Quand partirai-je de cet endroit obscur ? poursuivit Richard ; quand partirai-je pour retourner où nous étions autrefois, pour revoir cette campagne où je retrouverai la force de dire tout ce qu’Éva fut pour moi, où je reconnaîtrai mon aveuglement et mes fautes, et où je me préparerai à devenir le guide et le soutien de mon enfant qui va naître ? Quand partirai-je ?

— Dès que vous le pourrez, mon cher ami, répondit mon tuteur.

— Éva, mon ange ! »

Il essaya de se soulever un peu. Allan le prit et le plaça de manière qu’il pût la serrer sur son cœur ; c’était ce qu’il désirait.

« J’ai eu bien des torts envers toi, ma bien-aimée, lui dit-il ; j’ai répandu l’ombre sur ta route, qui aurait dû être si belle ; en t’épousant, je t’ai unie à l’inquiétude et à la pauvreté ; j’ai pris ton avoir et l’ai dispersé à tous les vents ; me pardonnes-tu, mon Éva, me pardonnes-tu le passé, avant que je recommence une nouvelle carrière ? »

Elle s’inclina et l’embrassa. Un sourire éclaira le visage de Richard ; il posa lentement sa figure sur la poitrine de sa femme, l’étreignit une dernière fois ; et, jetant un dernier soupir, il entra dans cette vie nouvelle où sont réparés tous les maux qu’on a soufferts en ce monde.

Quand tout fut calme, à une heure assez avancée de la nuit, la pauvre miss Flite vint pleurer avec moi, et me dit qu’elle avait rendu la liberté à ses oiseaux.