Traduction par Mme H. Loreau, sous la direction de Paul Lorain.
Hachette (2p. 307-319).

CHAPITRE XXIX.

Narration d’Esther.

Il était trois heures du matin quand nous nous retrouvâmes au milieu des rues de Londres. Nous étions retenus par des chemins beaucoup plus mauvais qu’à notre départ : le givre et la neige n’avaient pas cessé depuis la veille ; mais l’énergie de mon compagnon ne s’était pas démentie un seul instant et nous avait été d’un secours immense. Les chevaux s’arrêtaient épuisés, à mi-côte, en montant les collines ; ils avaient eu de véritables torrents à traverser sur la route, et glissant dans la neige, ils étaient tombés plus d’une fois en s’embarrassant dans leurs traits. M. Bucket et sa petite lanterne s’étaient toujours trouvés là ; et quand le mauvais pas avait été franchi ou l’accident réparé, j’avais toujours entendu sa voix calme dire aux postillons : « En route, mes amis, en route ! »

Je ne m’expliquais pas la confiance ou plutôt la certitude qu’il semblait avoir pendant cette dernière partie de notre voyage ; pas un moment d’hésitation, pas une minute d’arrêt, même pour adresser une question ; un mot recueilli çà et là en toute hâte paraissait lui suffire ; et c’est ainsi qu’entre trois et quatre heures nous arrivâmes à Islington.

Il est inutile de dire tout ce que je souffrais en pensant que nous nous éloignions de plus en plus de ma pauvre mère ; j’essayais de me persuader que nous avions raison de suivre la femme du briquetier, et j’espérais que le résultat de notre poursuite serait heureux ; mais l’incertitude me torturait ; je cherchais vainement à comprendre l’utilité de cette démarche ; à quoi nous servirait d’avoir trouvé Jenny ? qu’arriverait-il ensuite ? et cela compenserait-il la perte de temps que nous occasionnerait cette recherche ? Telles étaient les questions que je ne cessais de me poser, lorsque nous nous arrêtâmes devant une place de fiacres. M. Bucket paya nos postillons qui étaient couverts de boue comme si on les eût traînés sur la route ; et leur indiquant brièvement où ils devaient conduire le phaéton, il m’en fit descendre et me porta dans une voiture de louage qu’il venait de choisir parmi les autres.

« Comme vous êtes mouillée, » me dit-il en me prenant dans ses bras. Je ne m’en étais pas aperçue ; la neige avait pénétré dans la voiture ; d’ailleurs j’avais été forcée de descendre deux ou trois fois lorsqu’un cheval était tombé, et le givre fondu avait transpercé mes vêtements. Je lui répondis que ce n’était rien ; qu’il ne fallait pas s’en occuper ; mais le cocher n’en persista pas moins à courir à son écurie d’où il revint avec une brassée de paille sèche dont ils m’entourèrent les pieds, qu’elle eut bientôt réchauffés. « Maintenant, chère demoiselle, me dit M. Bucket en mettant la tête au vasistas après avoir fermé la portière, nous allons à la recherche de cette femme ; cela sera peut-être un peu long ; ne vous en inquiétez pas ; soyez bien persuadée que j’ai un motif pour agir comme je le fais. »

Je ne me doutais guère de ce motif, et j’étais loin de penser que je regretterais bientôt de trop bien comprendre le sens de ses paroles ; je lui répondis néanmoins qu’il avait toute ma confiance.

« Vous pouvez me la donner sans crainte, me dit-il ; et d’ailleurs si vous m’accordez la moitié de celle que j’ai en vous, après tout ce que je viens de vous voir faire, c’est plus que suffisant. Bonté divine ! pas embarrassante le moins du monde ; je n’ai jamais vu de jeune fille, quelle que soit la classe de la société à laquelle elle appartînt, se conduire comme vous l’avez fait depuis l’instant où je suis allé vous réveiller ; vous êtes vraiment exemplaire, ajouta M. Bucket avec chaleur, vraiment exemplaire. »

Je lui dis que je me félicitais de n’avoir pas été pour lui une cause d’embarras et que j’espérais qu’il en serait de même jusqu’à la fin.

« Quand une jeune fille est aussi courageuse qu’elle est douce, reprit-il, c’est tout ce que je demande et beaucoup plus que je n’espère ; elle devient alors une véritable reine et c’est précisément ce que vous êtes, chère demoiselle. »

En disant ces paroles encourageantes, il monta sur le siége et nous partîmes aussitôt. Où allions-nous ? Je ne le savais pas alors et ne l’ai jamais su depuis ; nous avions l’air de rechercher les rues les plus étroites et les plus affreuses de Londres. De temps en temps nous débouchions dans une rue plus large et nous nous arrêtions devant quelque maison mieux éclairée et plus grande que les autres, où M. Bucket s’entretenait avec plusieurs personnes ; quelquefois il descendait au coin d’une rue ou à côté d’une porte voûtée, montrait la lumière de sa lanterne, qui en attirait de semblables du fond des ténèbres, comme ces nuées d’insectes qui aiment à venir se grouper autour de la flamme ; et une nouvelle consultation avait lieu. Le cercle de nos recherches se rétrécissait peu à peu ; de simples agents de police pouvaient maintenant dire à M. Bucket ce qu’il voulait savoir et lui indiquer où il devait aller.

« Miss Summerson, me dit-il enfin, après avoir causé assez longtemps avec l’un d’eux, rassurez-vous, nous avons découvert la trace de la personne que nous cherchons ; j’espère vous inspirer assez de confiance pour n’avoir pas besoin de vous en dire davantage et pour que vous consentiez à descendre et à marcher un peu, surtout si j’ajoute que cela pourra nous être utile. »

Je sortis de la voiture immédiatement et je pris le bras de M. Bucket.

« Il n’est pas facile de vous suivre, me dit-il ; calmez-vous, chère demoiselle, ne vous pressez pas tant.

— Ne sommes-nous pas dans Holborn ? lui demandai-je.

— Oui, répondit-il ; connaissez-vous la rue où nous allons entrer ?

— On dirait Chancery-Lane.

— Précisément, chère demoiselle. »

Nous y entrâmes, et tandis que nous longions ses murailles, les pieds dans la neige à demi fondue, l’horloge sonna cinq heures et demie ; nous marchions en silence, pressant le pas autant que possible, lorsque nous rencontrâmes sur l’étroit pavé un gentleman enveloppé d’un manteau et qui se détourna pour nous laisser passer ; j’entendis au même instant un cri de surprise et mon nom que prononçait M. Woodcourt dont je reconnus la voix.

Je m’attendais si peu à cette rencontre, et l’émotion que j’en éprouvai fut si vive, en le retrouvant après cette course fiévreuse et au milieu de la nuit, que je ne pus retenir mes larmes. C’était comme si j’avais entendu sa voix en pays étranger.

« Miss Summerson, vous dehors à cette heure et par un temps pareil ! »

Il savait par M. Jarndyce qu’on était venu me chercher pour une affaire importante et s’empressa de nous le dire pour nous dispenser de toute explication. Je répondis que nous venions de descendre de voiture et que nous allions… je fus obligé de regarder celui qui me conduisait.

« Nous allons dans la rue voisine, répondit mon guide. Je suis l’inspecteur Bucket. »

M. Woodcourt, sans vouloir écouter mes remontrances, avait ôté son manteau et me le posait sur les épaules.

« Une bonne idée, reprit M. Bucket en l’aidant à me l’attacher, une excellente idée.

— Puis-je aller avec vous ? demanda M. Woodcourt.

— Certainement ! » s’écria M. Bucket.

Et ils me placèrent entre eux, enveloppée du manteau.

« Je viens de quitter Richard, me dit M. Woodcourt ; j’ai passé la nuit auprès de lui.

— Est-ce qu’il est malade ?

— Non, mais il n’est pas bien portant ; vous savez comme il est tourmenté, abattu par moments ; hier au soir il était plus accablé que jamais. Éva me fit demander ; j’étais sorti, je trouvai son billet en rentrant et je courus aussitôt chez eux ; il était à peu près dix heures. Richard se mit à causer, s’anima peu à peu ; et comme cette chère Éva, dans sa joie de le voir ainsi, m’attribua le mieux qu’il éprouvait, je suis resté auprès de lui jusqu’à ce qu’il fût complétement endormi ; j’espère qu’Éva ne dort pas moins profondément. »

Pouvais-je séparer dans mon esprit l’affection et les soins dont il les entourait, la confiance qu’il leur avait inspirée, les consolations qu’il donnait à ma chère fille, de la promesse qu’il m’avait faite ? et n’aurait-il pas fallu que je fusse bien ingrate pour oublier ces paroles qu’il m’avait dites à son retour, lorsque, tout ému de l’altération de mon visage, il m’avait répondu en me parlant de Richard : « Je l’accepte comme un dépôt sacré. »

« Monsieur Woodcourt, lui dit M. Bucket au moment où nous quittions Chancery-Lane pour entrer dans une rue fort étroite, nous avons affaire chez un papetier qui demeure ici, un certain M. Snagsby… Mais vous le connaissez bien, ajouta-t-il ; un coup d’œil lui avait suffi pour le deviner immédiatement.

— Je le connais un peu, répondit M. Woodcourt, je suis même allé chez lui.

— Vraiment, monsieur ? Voudriez-vous avoir la bonté, continua-t-il, de rester un instant avec miss Summerson ; j’ai un mot à dire à ce papetier. »

Le dernier agent de police à qui M. Bucket avait parlé nous avait suivis en silence et se trouvait derrière nous ; je ne m’en étais pas aperçue et ne m’en serais pas doutée, si à l’observation que je fis sur des pleurs que je croyais entendre, il ne m’avait répondu :

« Ne vous effrayez pas, mademoiselle ; c’est la servante de M. Snagsby.

— La pauvre fille est sujette à de certains accès, ajouta M. Bucket ; celui de cette nuit est plus violent que les autres, et c’est bien fâcheux dans la circonstance où nous sommes, car j’ai besoin d’un renseignement qu’elle seule pourrait me donner ; il faut absolument que d’une façon ou de l’autre on lui fasse retrouver la raison.

— Après tout, ce n’est pas un si grand mal, reprit l’agent de police ; sans l’accès qu’elle a maintenant, ils seraient encore au lit chez le papetier, mais son accès lui a duré presque toute la nuit.

— C’est vrai, répondit M. Bucket. Ma lanterne n’a plus de bougie ; faites briller la vôtre un instant. »

L’agent obéit ; son inspecteur, entouré du cercle lumineux projeté par la lanterne, se dirigea vers la maison d’où partaient les cris et frappa à la porte ; on lui ouvrit, et il entra nous laissant dans la rue.

« Miss Summerson, me dit M. Woodcourt, si je puis rester auprès de vous sans devenir importun, permettez-moi de le faire.

— Vous êtes bien bon, j’accepte, lui répondis-je ; vous sauriez déjà ce qui nous occupe si cette affaire ne concernait que moi ; mais c’est le secret d’un autre. »

Un instant après, le cercle lumineux brilla de nouveau et M. Bucket s’avança vers nous d’un air empressé : « Veuillez entrer, me dit-il, et vous asseoir auprès du feu. Monsieur Woodcourt, si je ne me trompe, vous êtes médecin : voudriez-vous examiner cette fille et voir si on peut lui donner quelque chose qui la fasse sortir de l’état où elle est ? On lui a remis une lettre qu’il me faut absolument ; je ne la trouve pas dans sa boîte ; elle doit l’avoir dans sa poche ; mais la malheureuse est tellement repliée sur elle-même, qu’il est difficile de la toucher sans lui faire mal. »

Nous entrâmes tous les trois dans la maison, où l’air était épais et étouffant en dépit du froid qu’il faisait au dehors. Derrière la porte d’entrée se tenait un petit homme effrayé, dont la figure annonçait la tristesse et qui me parut d’un caractère doux et poli.

« En bas, s’il vous plaît, monsieur Bucket, dit-il ; cette dame voudra bien nous pardonner de la recevoir dans la cuisine ; c’est la pièce qui nous sert de salon dans la semaine. Le cabinet qui est par derrière est la chambre de la bonne ; elle y est en ce moment, la pauvre créature, et s’y débat d’une manière épouvantable. »

Nous descendîmes, suivis de M. Snagsby ; car j’appris bientôt que ce petit homme était le papetier lui-même. Auprès du feu de la cuisine était Mme Snagsby, les yeux rouges et la figure sévère.

« Ma petite femme, lui dit son mari en entrant, suspendons une minute les… pour dire le mot et parler sans détour, les hostilités, cher trésor ; et permets que je te présente l’inspecteur Bucket, M. Woodcourt et cette dame. »

Mistress Snagsby tourna vers nous la tête d’un air fort étonné, ce qui était assez naturel, et fixa sur moi des regards peu bienveillants.

« Ma petite femme, continua le papetier en s’asseyant au coin de la porte, comme s’il avait pris, en recevant des étrangers, une liberté qui ne lui fût pas permise ; ma petite femme, tu vas sans doute me demander pourquoi l’inspecteur Bucket, M. Woodcourt et cette dame viennent chez nous à l’heure qu’il est ; mais je n’en sais rien, absolument rien, chère amie ; on voudrait me le dire, que, dans l’état où je suis, je ne le comprendrais peut-être pas : j’aime autant ne pas le savoir. »

Il avait l’air si malheureux, et l’on me recevait d’une manière si peu encourageante, que j’allais offrir des excuses à la maîtresse de la maison, quand M. Bucket prit lui-même la parole.

« Monsieur Snagsby, dit-il, ce qu’il y aurait de plus pressé pour le moment serait de conduire M. Woodcourt auprès de votre pauvre Guster.

— Ma Guster ! s’écria le papetier. Ah ! monsieur Bucket ! encore un témoignage qu’on va mettre à ma charge.

— Vous tiendrez la chandelle, poursuivit l’officier de police sans rétracter ses paroles ; vous tiendrez cette fille elle-même, si la chose est nécessaire ; en un mot vous vous rendrez utile, car il n’y a personne au monde de plus obligeant que vous, monsieur Snagsby. Vous avez tant d’urbanité, de douceur, et une âme si compatissante ! Monsieur Woodcourt, ayez la bonté de voir cette malheureuse ; et si vous pouvez vous procurer cette lettre, veuillez me l’apporter immédiatement. »

Dès qu’ils furent sortis de la cuisine, M. Bucket me fit asseoir au coin du feu et me pria de défaire mes souliers, que, tout en causant, il dressa contre le garde-cendres pour les faire sécher.

« Ne vous troublez pas, chère demoiselle, des regards peu hospitaliers que Mme Snagsby vous adresse, me dit-il ; cette chère dame est sous l’empire d’une erreur qu’elle reconnaîtra bientôt, et qu’une femme comme elle, habituée à réfléchir sérieusement et à n’avoir que d’excellentes pensées, regrettera, je n’en doute pas, dès que je lui aurai prouvé qu’elle se trompe. »

Il se leva ; et tenant à la main son chapeau et son plaid horriblement mouillés, transpercé lui-même jusqu’à la moelle, il tourna le dos au feu, et s’adressant à Mme Snagsby :

« La première chose que j’aie à vous dire, à vous qui possédez assez de charmes… « Croyez-moi, si tous ces attraits, etc… » Vous connaissez la chanson, car vous n’ignorez rien de ce qu’on sait dans la bonne société… À vous donc qui possédez assez de charmes pour qu’ils puissent vous donner confiance en vous-même, je n’ai qu’à vous rappeler ce que vous avez fait jusqu’à présent. »

Mistress Snagsby, que ces paroles effrayèrent, se radoucit un peu et balbutia quelques mots pour demander ce que M. Bucket voulait dire.

« Ce que je veux dire ? répéta-t-il en prêtant une oreille attentive à ce qui se passait dans l’autre chambre relativement à la lettre, dont j’entrevoyais maintenant toute l’importance ; je vais vous l’expliquer, madame. Allez voir jouer Othello ; c’est la tragédie qui vous convient. »

Mme Snagsby demanda pourquoi.

« Parce que vous en viendrez là si vous n’y faites pas attention, répondit M. Bucket. À présent même votre esprit n’est pas libre ; cette jeune dame vous préoccupe. Faut-il vous dire qui elle est ? Voyons ! vous êtes ce qu’on appelle une femme d’intelligence, vous me connaissez ; vous vous rappelez où vous m’avez rencontré la dernière fois que nous nous sommes vus, et de quoi il s’agissait. Eh bien ! cette jeune lady dont on parlait, vous la voyez devant vous. »

Mistress Snagsby parut comprendre beaucoup mieux que moi l’allusion qu’on faisait à ma personne.

« Dur-à-cuire, comme vous le nommiez, ou plutôt Jo, était dans cette affaire, ainsi que Nemo, le copiste : quant à votre excellent mari, il n’en savait là-dessus pas plus que votre grand-père ; il s’y trouvait mêlé seulement par feu M. Tulkinghorn, sa meilleure pratique. Il n’y avait plus dans l’affaire que ces gens dont vous avez vu s’échauffer la bile mal à propos là-bas ; voilà tout. Et une épouse douée de vos charmes ferme les yeux à la lumière, ses yeux brillants, dirai-je, et s’en va frapper contre un mur son front si délicat ! J’en suis honteux pour vous ! (Pendant ce temps-là, j’espérais que M. Woodcourt aurait mis la main sur cette lettre.) »

Mistress Snagsby secoua la tête et porta son mouchoir à ses yeux.

« Et ce n’est pas tout, poursuivit M. Bucket en s’animant. Voyez ce qui en résulte : Une autre personne également mêlée à cette affaire, une femme dans un état misérable, vient ici cette nuit pour parler à votre servante ; elle lui remet un papier (je donnerais cent guinées pour l’avoir). Que faites-vous, mistress Snagsby ? Vous vous cachez pour les guetter, et vous fondez tout à coup sur votre servante, sachant bien à quelle maladie elle est sujette, et combien il faut peu de chose pour lui donner un accès ; vous vous montrez donc subitement et vous la traitez avec tant de dureté, que la pauvre fille tombe en convulsions et perd la tête au moment où la vie d’une personne dépend de ce qu’elle doit dire ! »

Il prononça ces paroles d’une manière tellement significative que je croisai les mains et que je vis tourner tous les objets qui se trouvaient dans la cuisine ; mais ce vertige ne dura qu’un instant. M. Woodcourt sortit de la chambre de Guster, remit un papier à M. Bucket et retourna près de la malade.

« Maintenant, reprit l’officier de police en jetant un coup d’œil rapide sur la lettre, maintenant, mistress Snagsby, la seule réparation que vous puissiez faire et que je vous demande, c’est de me permettre de dire un mot en particulier à cette jeune dame ; et si vous pouvez aider M. Woodcourt à rappeler à elle la pauvre Guster, je vous saurai un gré infini de vous y employer immédiatement. »

En un clin d’œil elle fut sortie de la cuisine, et M. Bucket eut fermé la porte.

« Chère demoiselle, me dit-il, vous êtes bien sûre de vous-même ?

— Complétement, répondis-je.

— Quelle est cette écriture ? »

C’était celle de ma mère ; quelques lignes au crayon sur un chiffon de papier déchiré, taché, plié grossièrement en forme de lettre, et qui portait mon adresse.

« Vous savez qui a écrit ces lignes ? me dit M. Bucket. Si vous vous sentez assez forte pour me les lire, faites-le, je vous prie, sans en passer un mot. »

Ce billet avait été tracé à différentes reprises, et contenait les lignes suivantes :

« Je suis venue au cottage dans un double but : je voulais voir encore une fois celle qui m’est si chère… seulement la voir ; je ne lui aurais pas parlé ; je ne lui aurais même pas fait connaître que j’étais si près d’elle. ; puis je voulais éluder les poursuites et faire perdre mes traces. Ne blâmez pas Jenny pour l’aide qu’elle m’a donnée ; elle ne l’a fait, pauvre femme, qu’après avoir reçu de ma part l’assurance la plus formelle que c’était pour le bien du cher ange. Vous vous rappelez le petit enfant qu’elle a perdu ? J’ai acheté le consentement des hommes ; mais elle, elle a donné le sien librement. »

— « Je suis venue, » dit M. Bucket. Elle a écrit ces lignes pendant qu’elle se trouvait là-bas. C’est bien cela ; je ne m’étais pas trompé. »

L’autre partie du billet avait été écrite plus tard ; elle était ainsi conçue :

« J’ai marché longtemps ; je suis allée bien loin, et je sens que je vais mourir. Ces rues !… Je n’ai pas d’autre pensée que la mort. Quand je suis partie, j’en avais de plus coupables. J’ai été sauvée du suicide, et je n’ajouterai pas ce crime à tout le reste. Le froid, la neige et la fatigue sont des causes de mort bien suffisantes pour expliquer la mienne ; mais ce n’est pas cela qui me fait mourir, bien que je souffre et que je sois épuisée. Il est juste que toutes les choses qui m’ont soutenue jusqu’à présent m’abandonnent à la fois, et que je sois tuée par le remords et la terreur. »

— Courage, » me dit M. Bucket.

Les quelques mots qui me restaient à lire dataient d’un autre moment ; et, selon toute apparence, ma mère les avait tracés dans l’obscurité.

« J’ai tout fait pour qu’on ne puisse plus me retrouver ; on m’oubliera bien vite, et je serai pour lui un moins grand sujet de honte. Je n’ai rien sur moi qui puisse me faire reconnaître ; je vais donner ce papier à quelqu’un, et tout sera fini. J’ai souvent pensé à l’endroit où je vais me reposer une dernière fois, si du moins je peux me traîner jusque-là. Adieu et pardon. »

M. Bucket me soutint dans ses bras et me posa doucement sur ma chaise.

« Du courage, me dit-il, et ne m’accusez pas d’abuser de votre courage, chère demoiselle ; mais dès que vous en aurez la force, remettez vos souliers et tenez-vous prête à partir. »

Je fis ce qu’il demandait ; mais il me laissa longtemps seule à prier pour ma malheureuse mère. Il était allé retrouver cette pauvre fille auprès de laquelle était toujours le docteur. À la fin celui-ci rentra dans la cuisine avec M. Bucket, en disant que le seul moyen d’obtenir de la malade ce qu’on voulait savoir, était de lui parler avec une extrême douceur. Elle était maintenant assez bien pour répondre ; mais il fallait ne pas l’effrayer pour qu’elle pût rassembler ses souvenirs.

« Comment ce papier lui a-t-il été remis ? Que lui a dit la personne qui le lui a donné, et où allait cette personne ? Voilà ce qu’il nous faudrait savoir, » me dit M. Bucket.

M’efforçant de recouvrer mon sang-froid et de bien me pénétrer de ces questions, j’allai trouver la malade. M. Woodcourt voulait rester à l’écart ; mais, à ma prière, il nous suivit dans la chambre de la malade. La pauvre fille était assise par terre où on l’avait déposée lors de son terrible accès. Elle n’était pas jolie et avait l’air faible et misérable ; toutefois sa figure, douce et plaintive, exprimait la bonté. Je m’agenouillai à côté d’elle et j’attirai sa tête sur mon épaule ; elle me passa l’un de ses bras autour du cou et se mit à fondre en larmes.

« Guster, lui dis-je en appuyant mon front contre le sien, car je pleurais aussi ; ma pauvre Guster, il est cruel de vous tourmenter dans un pareil moment ; mais si vous saviez de quelle importance est pour nous d’avoir quelques détails relativement à cette lettre ! »

Elle commença à déclarer piteusement « qu’elle n’avait pas eu l’intention de faire du mal, pas du tout, du tout, mistress Snagsby.

— Nous en sommes bien persuadés, lui répondis-je ; mais dites-moi comment vous avez eu cette lettre ?

— Oui, ma chère dame, je vas vous le dire ; je n’ dirai qu’ la vérité, mistress Snagsby.

— J’en suis bien sûre, lui dis-je encore ; mais comment la chose s’est-elle passée ?

— J’étais en commission, ma bonne dame, y avait déjà longtemps qu’i faisait noir ; c’était tout à fait sur le tard ; et comme j’ r’venais, v’là que j’ trouve une personne du commun, qu’était toute mouillée, toute crottée, et qui r’gardait not’ maison. Quand elle voit que j’ m’approche de la porte, la v’là qui m’appelle et qui m’ demande comme ça si c’est là que j’ demeure. Oui, que j’ dis ; alors elle me dit qu’elle connaissait un ou deux endroits par ici, mais qu’elle s’était perdue et n’ pouvait pas r’trouver son chemin. Ah ! mon Dieu ! mon Dieu ! y n’ vont pas m’ croire ! et pourtant elle ne m’a rien dit d’ mal et je n’y en ai pas dit, mistress Snagsby. »

Il fallut absolument que sa maîtresse la rassurât ; ce qu’elle fit, je dois le dire, avec une sincère contrition.

« Elle ne pouvait pas retrouver son chemin ? lui demandai-je.

— Non, répondit Guster en secouant la tête ; la pauv’ femme était perdue ; et elle était si faible ! toute boiteuse et si misérable, que, si vous l’aviez vue, monsieur Snagsby, vous y auriez donné un petit écu.

— Oui, Guster, oui, ma fille, répondit celui-ci, ne sachant pas trop ce qu’il devait dire.

— Et qu’elle parlait si bien pourtant, qu’ ça faisait saigner l’ cœur, reprit Guster en ouvrant de grands yeux pour me voir ; puis alors elle m’a demandé si j’ savais le chemin pour aller au cimetière ; et j’ lui ai demandé quel cimetière qu’elle voulait dire ; et elle a répondu qu’ c’était le cimetière des pauvres. C’est suivant la paroisse, j’ connais ça, que j’ lui dis ; j’ai été moi-même dans les pauvres lorsque j’ suis venue au monde. Le cimetière que je veux dire, qu’elle me dit, est un cimetière qui n’est pas loin d’ici ; qu’on y arrive par un passage et qu’y a une grille en fer avec une marche devant. »

Je regardai M. Bucket dont la figure me parut s’assombrir et témoigner une vive inquiétude.

« Miséricorde ! s’écria Guster en se pressant la tête de ses mains ; que vais-je faire ? que vais-je faire ? L’endroit qu’elle voulait dire, c’est le cimetière où c’ qu’on a enterré l’homme qui avait bu de la drogue à faire dormir ; que vous êtes revenu à la maison nous conter ça, monsieur Snagsby, et que ça m’a tant effrayée, mistress Snagsby. Oh ! j’ai peur ! tenez-moi ; j’ai peur encore.

— Vous êtes maintenant bien mieux, lui dis-je ; continuez, je vous prie ; dites-moi ce que vous savez.

— Je l’ veux bien, ma bonne dame ; mais n’ soyez pas fâchée contre moi, de c’ que j’ai été si malade. »

Fâchée contre elle, pauvre fille !

« Eh bien donc, reprit Guster, elle m’a demandé si je pouvais lui dire où ce qu’était le cimetière, et je lui ai dit où ce qu’il était ; elle m’a regardée avec des yeux, comme si elle avait été presque aveugle, et elle chancelait sur ses jambes comme si elle n’avait pas pu se tenir ; alors elle a tiré la lettre et elle me l’a montrée en me disant que si elle la jetait dans la boîte, ça effacerait l’adresse et qu’elle n’arriverait pas ; que si j’ voulais la prendre et l’envoyer, on payerait le commissionnaire à la maison où c’ qu’il irait. J’y ai dit qu’ je l’ ferais, s’y avait pas d’ mal à ça. Elle a dit qu’il n’y avait aucun mal ; alors j’ai pris la lettre ; elle a encore dit qu’elle n’avait rien à me donner. J’ai répondu qu’étant pauvre moi-même, j’avais pas besoin d’être payée. Elle a dit alors : « Dieu vous bénisse, » et puis elle est partie.

— Et elle est allée…

— Oui, s’écria Guster, prévenant la fin de ma question ; elle a suivi l’ chemin que j’y avais montré. Alors j’ suis rentrée à la maison ; et mistress Snagsby est venue par derrière moi sans que j’ l’entende ; elle m’a pris par le bras ; et qu’ j’ai eu si grand’peur ! »

M. Woodcourt détacha de moi la pauvre fille ; M. Bucket me couvrit de son manteau, et l’instant d’après nous étions dans la rue. M. Woodcourt hésitait à nous suivre :

« Ne me quittez pas, » lui dis-je.

M. Bucket ajouta :

« Il vaut mieux que vous veniez avec nous ; vous pouvez nous être fort utile ; mais ne perdons pas une minute. »

Cette course ne m’a laissé que des impressions confuses ; je me rappelle que nous marchions à la lueur d’une clarté douteuse ; le jour commençait à poindre, mais le gaz brûlait encore ; le grésil continuait de tomber et couvrait les rues d’une couche épaisse ; je vois toujours les quelques individus transis qui passèrent auprès de nous ; je me rappelle les toits humides, les gouttières engorgées et débordant tout à coup ; les tas de neige et de glace noircies que nous fûmes obligés de franchir, et les cours étroites par lesquelles nous passions. Mais je me rappelle qu’en même temps je croyais toujours entendre le récit de la pauvre fille ; je la sentais encore appuyée sur mon bras ; les maisons ruisselantes prenaient une face humaine pour me regarder fixement ; de vastes écluses semblaient s’ouvrir et se fermer dans ma tête ; et cette vision était plus sensible à mes yeux que la réalité même.

Nous nous arrêtâmes enfin sous une voûte sombre et d’un aspect misérable, où une lampe brûlait au-dessus d’une grille ; derrière cette grille était le cimetière, un lieu horrible d’où la nuit se retirait avec lenteur, et où j’entrevis un amas confus de pierres et de fosses déshonorées, entourées d’ignobles maisons laissant apercevoir aux fenêtres quelques chandelles fumeuses ; d’abominables bouges dont les murailles étaient couvertes d’une humidité épaisse qui suintait comme d’un ulcère fétide. Sur la marche où s’ouvrait la grille, plongée dans l’effroyable fange de ce terrain immonde, gisait une femme, Jenny, la mère de ce pauvre petit enfant.

Je jetai un cri d’horreur et m’élançai vers elle ; M. Woodcourt m’arrêta, me suppliant avec des larmes d’écouter M. Bucket avant d’approcher de cette malheureuse.

« Miss Summerson, comprenez-moi bien, disait M. Bucket. Elles ont échangé leurs vêtements au cottage.

— Leurs vêtements ! répétai-je sans qu’aucune de ces paroles dont je ne comprenais que le sens littéral, éveillât aucune autre pensée dans mon esprit.

— Et l’une est revenue à Londres, poursuivit M. Bucket, pendant que l’autre se dirigeait vers le nord afin de déjouer les poursuites. Vous savez que nous y avons été trompés. Cette dernière prit ensuite à travers champs, pour rentrer au cottage : comprenez-vous, chère demoiselle ? »

Je n’entendais rien, je ne voyais que cette femme étendue sur la pierre, entourant de son bras l’un des barreaux de la grille. Cette femme qui venait de parler à ma mère, qui avait apporté sa lettre, qui pouvait me conduire où était celle que nous avions à sauver, elle était là, et ils me retenaient ! Je vis sur la figure de M. Woodcourt son regard de pitié solennelle ; je le vis faire reculer M. Bucket et se découvrir avec respect, malgré le froid et la neige… Mais je ne comprenais pas.

J’entendis enfin qu’ils se disaient :

« Faut-il la faire approcher ?

— Oui ; mieux vaut que ce soit elle qui la touche la première ; ses mains y ont plus de droit que les nôtres. »

J’avançai vers la grille et je me baissai. Je soulevai cette tête pesante, j’écartai les cheveux noirs qui en couvraient le visage. C’était ma mère, morte et déjà glacée.