Traduction par Mme H. Loreau, sous la direction de Paul Lorain.
Hachette (2p. 294-306).

CHAPITRE XXVIII.

Un jour et une nuit d’hiver.

Toujours impassible comme il convient à son rang, l’hôtel Dedlock conserve sa dignité native dans cette rue d’une noblesse effrayante au milieu de laquelle il est situé. De temps en temps, des valets à tête poudrée regardent par les petites fenêtres de l’antichambre cette poudre franche d’impôt[1] qui ne cesse de tomber du ciel, puis ils rapprochent au plus vite leur belle livrée fleur de pêcher de la grande cheminée, où ils oublient le froid piquant dont on souffre au dehors. On dit à ceux qui se présentent que milady est allée à Chesney-Wold et qu’on l’attend d’une heure à l’autre.

Les rumeurs qui vont et viennent ne veulent pas courir après elle dans le comté de Lincoln ; elles se contentent de circuler dans la ville, et de répandre de tous côtés que le malheureux sir Leicester a été indignement trahi, le pauvre homme ! On dit, ma chère petite, des choses horribles, et ces choses horribles font les délices du monde à cinq milles à la ronde. Ignorer le malheur qui est arrivé au baronnet, c’est avouer sa propre nullité et se déclarer soi-même complétement inconnu. Une de ces enchanteresses aux joues de pêche, à la gorge de squelette, connaît déjà les moindres détails de la demande que sir Leicester adressera à la chambre haute pour obtenir le divorce.

Chez Blaze, le fameux bijoutier, chez Gloss et Sheen, les marchands de nouveautés, on ne parle pas d’autre chose ; c’est, pour longtemps, l’événement le plus remarquable du siècle, le trait caractéristique de l’époque. Les patronnesses de ces établissements ne se doutent guère qu’en dépit de leurs grands airs, elles sont mesurées et pesées derrière le comptoir sans le moindre ménagement.

« Vous connaissez notre monde, monsieur John, dit Blaze à propos du sujet en question ; vous les connaissez tous, de vrais moutons ; où l’un passe, les autres suivent ; vous n’avez qu’à en prendre deux ou trois échantillons, et vous pouvez par là juger du troupeau. »

Gloss et Sheen disent la même chose à leur John ou à leur Will respectif ; et le papetier, M. Sladdery, le principal fermier qui compte dans sa clientèle les plus nobles moutons, dit à ce propos :

« Mais oui, monsieur ; il court certains bruits dans mes hautes connaissances, relativement à milady Dedlock ; il faut bien qu’on parle de quelque chose ; et il suffit de le dire à une ou deux ladies, que je pourrais vous nommer, pour que tout le monde le sache, et que cette histoire ait une véritable vogue ; absolument comme si vous m’aviez apporté quelque objet à mettre à la mode, et que je me fusse reposé sur ces dames du soin de le faire valoir ; avec cela qu’il y avait en jeu une innocente rivalité entre elles et milady Dedlock ; si on eût spéculé là-dessus, on aurait gagné de l’argent ; c’eût été une bonne affaire. Quand je vous disais, monsieur, que j’ai fait une étude approfondie de ma noble clientèle, et que je la remonte comme une horloge suivant mon bon plaisir ! »

La rumeur grandit et s’entête à ne pas quitter la ville ; à cinq heures et demie du soir elle inspire à l’honorable Bob Stables une remarque nouvelle qui éclipse complétement celle qui soutenait sa réputation d’agréable causeur. À savoir : « que bien qu’il eût toujours reconnu que milady était la femme la mieux pansée de tout le stud, il ne s’était jamais douté qu’elle se dérobât à la course. » Remarque étincelante qui est reçue avec frénésie par les membres du Jockey-Club.

Milady reste encore l’intérêt le plus vif de ces réunions qu’elle a toujours embellies ; l’astre principal du firmament dont elle éclipsait hier encore les plus pures étoiles. « Comment ? qu’est-ce que c’est ? qui donc ça ? quand donc ça ? où donc ça ?… » Ses plus chers amis la vilipendent dans le jargon le plus élégant, de l’accent le plus nouveau, avec la perfection d’une indifférence polie. L’un des traits caractéristiques de ce thème inépuisable, est d’inspirer certaines gens à qui jusque-là on ne croyait nul esprit, et qui ont trouvé à ce sujet de véritables bons mots. William Buffy colporte une de ces piquantes saillies de la table d’hôte où il dîne à la Chambre des Lords, où le chef du parti la fait circuler avec sa tabatière, afin d’empêcher ses hommes de quitter la séance, et où elle produit tant d’effet que l’Orateur, à qui on le glisse à l’oreille par-dessous sa perruque, s’écrie à trois reprises différentes :

« Silence donc au buffet ! » sans obtenir le moindre résultat.

Ce qui n’est pas moins étonnant, c’est que les gens placés sur les confins du grand monde, des gens qui n’ont jamais vu milady et ne la connaissent pas du tout, croient nécessaire à leur réputation de la prendre aussi pour thème de leur conversation, et de la déchiqueter avec le jargon, l’accent, le genre le plus à la mode, l’indifférence polie la plus élégante qui n’en a pas moins de succès dans les régions inférieures des constellations secondaires, quoique ce ne soient plus déjà que des nouvelles de seconde main. Quelle bonne fortune pour un homme de lettres, un savant ou un artiste, quand il s’en rencontre parmi ces petits revendeurs de vieilles nouveautés, de trouver sur son chemin ces béquilles heureuses pour raviver un peu la marche languissante des neuf sœurs depuis longtemps éreintées et boiteuses !

Et pendant ce temps-là que se passe-t-il au fond de l’hôtel Dedlock ? Sir Leicester a recouvré la parole, bien qu’il s’exprime toujours d’une façon peu distincte et avec une extrême difficulté ; on lui a recommandé le repos et le silence, et on lui a donné quelques grains d’opium pour apaiser ses douleurs ; car la goutte, sa vieille ennemie, le fait horriblement souffrir. Il ne dort pas malgré l’état de somnolence où il paraît plongé ; il a fait approcher son lit de la fenêtre, et regarde la neige qui depuis le matin n’a pas cessé de tomber.

Au moindre bruit qui se fait entendre, il saisit son crayon ; la vieille femme de charge, qui est assise auprès de lui, comprend ce qu’il veut écrire et lui dit à voix basse :

« Non, sir Leicester ; il n’est pas encore revenu ; il était bien tard quand il vous a quitté, cette nuit ; il n’y a pas encore assez longtemps qu’il est parti.

Le baronnet laisse échapper le crayon et reporte ses regards vers la fenêtre jusqu’au moment où, ébloui par la neige qui tourbillonne, il ferme les yeux pour échapper au vertige, et les rouvre quelques instants après. Il est encore de bonne heure ; mais il fait froid, le temps est humide, et il veut que l’appartement de milady soit prêt à la recevoir ; qu’on y fasse de grands feux, et que tous les gens de la maison sachent bien qu’on attend leur maîtresse.

« Je vous en prie, veillez vous-même à tout cela, » écrit-il sur l’ardoise, et mistress Rouncewell obéit au malade.

Elle a le cœur bien gros, la pauvre femme, « car, dit-elle à son fils qui est en bas dans la salle, j’ai bien peur, mon enfant, que milady ne rentre jamais ici.

— Un triste pressentiment qu’il faut chasser, ma mère.

— Ni à Chesney-Wold non plus, mon fils.

— Pourquoi cela, ma mère ?

— Hier, quand j’ai vu milady, Georges, il m’a semblé voir dans ses traits que le revenant qui la poursuit depuis longtemps avait fini par l’atteindre.

— Allons, chère mère, allons, c’est cette vieille histoire qui vous trotte dans la tête.

— Non, mon enfant, non ; il y a bientôt soixante ans que je suis dans la maison, et jamais je n’ai ressenti de pareilles craintes ; l’ancienne famille des Dedlock va s’éteindre.

— J’espère que non, ma mère.

— Je remercie Dieu d’avoir vécu assez longtemps pour être auprès de sir Leicester pendant cette maladie, et pour le soigner au milieu de son affliction ; car je sais qu’il me préfère à tout autre dans ses moments de souffrance ; mais les pas du revenant ont poursuivi trop longtemps milady ; elle tombera pour ne plus se relever.

— J’espère que vous vous trompez, ma mère.

— Je voudrais te croire, mon enfant ; mais je ne peux pas ; et si mes craintes se réalisent, qui est-ce qui osera lui dire la vérité ?

— Est-ce ici l’appartement de milady, ma mère ?

— Oui, le voici tel qu’elle l’a laissé.

— Je commence à comprendre vos pressentiments et vos craintes, dit le maître d’armes à voix basse, en jetant un regard autour de lui ; quand on voit de si belles pièces si richement meublées, si commodément disposées, et qu’on pense que la personne pour laquelle elles sont préparées est, par un temps pareil, fugitive et sans abri, seule et Dieu sait où ! Ce n’est pas rassurant. »

Il a raison, toute absence fait pressentir l’adieu final ; toute pièce déserte vous murmure ce qu’un jour seront votre chambre et la mienne. Le salon de milady paraît abandonné ; ses vêtements, ses bijoux, les riens qui lui servaient, et qu’on voit çà et là dans le cabinet que M. Bucket fouilla la nuit dernière ; jusqu’à ses glaces habituées à réfléchir son image, tout répand un air de désolation sur ces lieux plus froids et plus sombres par le vide qu’y forme son départ, que mainte cabane dont le toit préserve à peine du vent et de la neige ceux qui s’y trouvent réunis. En vain les domestiques entassent le charbon dans les grilles, et entretiennent la flamme dans le foyer ; il pèse sur ces chambres splendides un nuage sombre que la lumière ne peut pénétrer.

La femme de charge reste avec M. Georges dans l’appartement de milady, jusqu’à ce qu’il soit préparé, et retourne ensuite dans la chambre de sir Leicester, auprès duquel est restée Volumnia, dont le pot de rouge et le collier de perles, d’un si puissant effet dans la petite ville de Bath, ne sont d’aucun soulagement pour le pauvre malade. Miss Dedlock, ne sachant pas de quoi il s’agit, ne trouve rien à dire d’approprié aux circonstances, et, à défaut des paroles qui lui manquent, elle fait de fréquentes allées et venues sur la pointe du pied, elle passe un examen attentif du visage de son cousin et finit par se dire à voix basse : « Il dort ! » mais à cette remarque superflue sir Leicester écrit d’une main indignée : « Non, je ne dors pas ! »

C’est pourquoi Volumnia quitte sa chaise et la cède à la vieille dame qui reprend sa place à côté du malade ; elle va s’asseoir auprès de la table où elle soupire tristement, tandis que le baronnet regarde toujours tomber la neige en prêtant l’oreille aux pas qu’il attend avec impatience, et que mistress Rouncewell, qui a l’air de s’être détachée d’un vieux cadre pour aider un Dedlock à mourir, entend, au milieu du silence, l’écho de ses propres paroles : « Qui est-ce qui osera lui dire la vérité ? »

Sir Leicester a voulu faire sa toilette et s’est livré aux mains de son valet de chambre. On l’a rendu aussi présentable que possible ; il est soutenu par de nombreux oreillers ; ses cheveux gris sont arrangés comme à l’ordinaire, son linge est dans toute sa fraîcheur, et il est enveloppé d’une magnifique robe de chambre ; il a son lorgnon et sa montre : rien n’y manque. C’est moins peut-être dans l’intérêt de sa dignité que pour l’amour de milady ; il veut qu’elle puisse croire en entrant qu’il est toujours le même et que rien, si ce n’est la goutte, n’a troublé son existence. Les femmes jasent volontiers ; et bien qu’elle soit une Dedlock, Volumnia ne fait pas exception à la règle : aussi le baronnet la garde-t-il auprès de lui pour l’empêcher d’aller jaser ailleurs. Du reste, quoiqu’il soit bien malade, il supporte ses souffrances avec un courage héroïque.

La chère Volumnia, appartenant à la classe de ces beautés sémillantes que le silence expose à toutes les tortures du plus affreux ennui, indique l’approche de ce monstre dévorant par une série de bâillements qu’il lui est impossible de dissimuler. Comme elle ne connaît pas d’autre moyen pour les réprimer que de se mettre à jaser, elle fait compliment à mistress Rouncewell de son fils ; elle n’a jamais vu de plus belle taille, d’air plus martial, un aussi bel homme en un mot si ce n’est… Chose… un garde du corps, son favori, l’homme de ses rêves, qui fut tué à Waterloo.

Sir Leicester écoute ces éloges avec surprise, et tourne vers mistress Rouncewell un regard si étonné, que la vieille dame croit lui devoir un mot d’explication.

« Miss Dedlock ne parle pas de mon fils aîné, sir Leicester ; mais de celui que j’ai retrouvé, de mon plus jeune qui est enfin revenu.

« Georges, mistress Rouncewell ? Votre fils Georges est de retour ? s’écrie le baronnet.

— Oui, sir Leicester, » répond la femme de charge en s’essuyant les yeux.

Cette découverte imprévue, ce retour inopiné d’une personne que depuis longtemps on croyait morte, ne viennent-ils pas confirmer son espoir ? « On la retrouvera, se dit-il ; on me la ramènera saine et sauve ; il y a quelques heures seulement qu’elle est partie ; et il y avait tant d’années que Georges était perdu ! »

On veut l’empêcher de parler, on le supplie de se taire, mais on ne peut pas l’obtenir ; les paroles se pressent sur ses lèvres, presque inarticulées, il est vrai, mais néanmoins intelligibles.

« Pourquoi ne me l’avez-vous pas dit, mistress Rouncewell ?

— C’est hier seulement que je l’ai retrouvé, sir Leicester, je ne vous croyais pas assez bien pour vous entretenir de pareille chose ; mais je vous l’aurais appris certainement dès que vous auriez été mieux.

— Et où est-il ? » demande le baronnet.

La vieille dame, effrayée de cette infraction aux ordres du docteur, répond qu’il est à Londres.

« À quel endroit ? » dit encore sir Leicester.

Il faut bien avouer qu’il est dans la maison.

« Qu’on le fasse monter, qu’il vienne tout de suite. »

La vieille dame est forcée d’obéir et va chercher son fils ; le baronnet regarde le givre et la neige en écoutant si quelqu’un ne revient pas ; on a jonché la rue d’une couche de paille si épaisse, dans la crainte que le bruit ne lui fasse mal, que la voiture de milady pourrait être à la porte sans qu’on l’eût seulement entendue.

Il est toujours dans la même attitude, lorsque rentre la vieille dame accompagnée de son fils.

« Bonté divine ! c’est bien lui, s’écrie sir Leicester. Georges, vous souvenez-vous encore de moi ?

— Il faudrait que j’eusse une bien pauvre mémoire, sir Leicester, pour vous avoir oublié.

— En vous regardant, Georges Rouncewell, continue le baronnet avec difficulté, je retrouve quelque chose de l’enfant que j’ai connu à Chesney-Wold, et que je me rappelle si bien. »

Il regarde l’ancien militaire jusqu’au moment où ses yeux s’emplissent de larmes, et les détourne alors pour voir si la neige tombe toujours.

« Pardon, sir Leicester, reprend l’ancien sergent ; voudriez-vous me permettre de vous relever un peu ? vous seriez plus à votre aise.

— Volontiers, Georges. »

Le maître d’armes le prend dans ses bras comme un enfant, le remonte doucement dans son lit, et lui tourne le visage un peu plus vers la fenêtre.

« Merci, Georges ; vous joignez à une grande force toute la douceur de votre mère. »

Il lui fait signe de ne pas s’éloigner, et lui demande pourquoi il est resté si longtemps sans donner de ses nouvelles.

« C’est que, voyez-vous, sir Leicester, je n’avais pas de quoi me vanter ; et même à présent, si vous n’étiez pas indisposé, ce qui ne durera pas, je l’espère, je vous demanderais la faveur de rester inconnu. Cela m’épargnerait des explications inutiles, qui ne seraient peut-être pas en ma faveur.

— Mais, vous avez été bon soldat, fidèle à votre drapeau, n’est-ce pas ?

— Quant à cela, sir Leicester, j’ai rempli mon devoir, et n’ai jamais manqué à la consigne ; c’était bien le moins que je pusse faire.

— Vous me retrouvez bien souffrant, Georges, reprend le baronnet dont le regard se fixe avec plaisir sur le visage du maître d’armes.

— J’en suis profondément affligé, sir Leicester.

— Je n’en doute pas, Georges ; en surcroît de mon ancienne maladie, j’ai été pris subitement d’une attaque assez grave ; comme une paralysie… »

Georges fait un signe respectueux et sympathique ; les années qu’ils ont passées ensemble à Chesney-Wold, à une époque où l’un était presque un enfant et l’autre encore un jeune homme, se dressent devant eux et les attendrissent l’un et l’autre.

Sir Leicester évidemment a quelque chose à dire, et fait un effort pour se relever davantage ; le maître d’armes le prend de nouveau dans ses bras, et le met dans la position qu’il désire.

« Merci, Georges, vous me devinez à merveille ; vous m’êtes un autre moi-même. Vous rappelez-vous qu’autrefois vous portiez mon fusil de rechange quand vous étiez enfant et que j’allais à la chasse ? Je vous reconnais bien. Au milieu des circonstances étranges où je me trouve, je ne vous en reconnais pas moins, comme si c’était hier. »

Le sergent a posé sur son épaule le bras de sir Leicester, et le baronnet l’y laisse longtemps appuyé, avant de songer à le retirer.

« Je voulais ajouter, relativement à cette attaque, reprend sir Leicester, qu’elle s’est malheureusement produite en même temps qu’un léger malentendu entre moi et milady ; je ne veux pas dire qu’il y ait eu entre nous la moindre discussion, au contraire ; c’est tout simplement à propos d’une circonstance peu importante qu’elle a cru devoir faire ce petit voyage, et cela me prive de l’avoir auprès de moi ; mais j’ai la certitude qu’elle va bientôt revenir ; entendez-vous ce que je dis, Volumnia ? je ne prononce pas les mots aussi facilement que je voudrais. »

Volumnia l’entend à merveille ; et à vrai dire il s’exprime beaucoup plus distinctement qu’on ne l’aurait cru possible quelques instants auparavant ; sa figure trahit l’effort qu’il fait pour être intelligible, et l’importance du but qu’il veut atteindre peut seule lui faire vaincre la difficulté qu’il éprouve.

« C’est pourquoi, Volumnia, poursuit-il, je déclare devant vous, ainsi qu’en présence de mistress Rouncewell, mon ancienne femme de charge et mon amie, dont la loyauté ne pourrait être mise en question, et en présence de son fils Georges, qui reparaît à mes yeux comme un souvenir de ma jeunesse, et du temps que j’ai passé avec lui dans le château de mes ancêtres, je déclare solennellement, afin que vous puissiez en témoigner, dans le cas où je viendrais à mourir, ou à perdre complétement la faculté de m’exprimer, je déclare, dis-je, que milady et moi nous sommes ensemble dans les meilleurs termes ; qu’elle ne m’a jamais donné le moindre sujet de plainte ; que j’ai toujours eu pour elle l’affection la plus vive, la plus profonde ; et que je la lui conserve dans toute sa puissance ; dites-le bien à tout le monde et surtout à elle-même. Si vous alliez altérer mes paroles ou en diminuer la force, ce serait de votre part envers moi une trahison préméditée. »

Volumnia promet d’une voix tremblante d’accomplir à la lettre les instructions qu’il leur donne.

« Milady est dans une position trop élevée ; elle est trop belle, continue le baronnet, trop supérieure sous tous les rapports, à la plus accomplie des femmes qui l’environnent, pour n’avoir pas des envieux et des ennemis ; qu’ils sachent donc, ainsi que je vous le déclare, qu’étant sain d’esprit, possédant toute ma mémoire, tout mon jugement, je ne révoque rien des dispositions que j’ai prises en sa faveur ; que je ne retranche rien à la part que je me suis plu à lui donner ; et que, tout en me sentant la faculté et le pouvoir de le faire, si tel était mon bon plaisir, je n’abroge aucun des actes que j’ai passés pour assurer sa fortune et son bonheur. »

Le tour pompeux qu’il a toujours donné à ses paroles a pu faire sourire autrefois ; mais à cette heure il y a dans cette pompe même quelque chose de sérieux et de touchant. L’ardeur qui l’anime, la généreuse protection dont il couvre celle qu’il aime, oubliant sa douleur et faisant taire son orgueil offensé pour ne songer qu’à elle, sont la preuve d’un grand cœur aussi loyal que sensible ; vertu éclatante, également digne de nos éloges soit qu’elle se rencontre chez le mieux né des gentilshommes, ou chez le dernier des artisans.

Épuisé par cet effort, le baronnet ferme les yeux et laisse retomber sa tête sur l’oreiller ; mais une minute s’est à peine écoulée, qu’il reporte ses regards vers la fenêtre et recommence à écouter le moindre bruit. Les petits services rendus par Georges, et acceptés par le baronnet, ont fait du sergent un familier maintenant nécessaire ; c’est une chose bien entendue, sans qu’on ait eu besoin de le dire. Le troupier se tient seulement un pas ou deux en arrière, pour se dissimuler et monte la garde derrière la chaise de sa mère.

Le jour commence à décliner ; le brouillard et le givre, qui ont remplacé la neige, s’épaississent peu à peu, et la flamme du foyer jette une clarté plus vive ; l’ombre s’étend, le gaz s’allume, et les petites lampes qui s’obstinent à brûler sur ce noble terrain avec une huile figée, moitié gelée, moitié liquide, jettent des lueurs intermittentes, clignent et meurent comme des poissons enflammés sortis de leur élément. Le beau monde qui est venu faire rouler ses voitures sur la paille étendue devant la porte, et tirer la sonnette pour demander des nouvelles du baronnet, rentre chez soi, s’habille pour le dîner, et jase de la manière la plus agréable sur le compte de cette chère milady.

Sir Leicester va plus mal ; il est très-agité et souffre horriblement ; Volumnia, qui est prédestinée à faire toujours quelque chose d’agaçant pour les autres, allume une bougie qu’on la prie d’éteindre aussitôt, parce qu’il ne fait pas assez nuit. Elle renouvelle sa tentative ; sir Leicester lui dit encore de souffler sa bougie ; la nuit ne sera pourtant pas plus profonde qu’elle ne l’est à présent ; mistress Rouncewell devine la première qu’il veut se faire illusion et se persuader qu’il est encore de bonne heure.

« Sir Leicester, mon très-cher et très-honoré maître, lui dit-elle à demi-voix, permettez que, pour votre bien, je prenne la liberté de vous supplier de ne pas rester ainsi dans les ténèbres, qui ajouteraient à ce que l’attente a de pénible ; laissez-moi tirer les rideaux et allumer les bougies ; l’horloge n’en marchera pas plus lentement, et milady n’en arrivera pas plus tard.

— Je le sais, mistress Rouncewell ; mais je suis si faible ; et il y a si longtemps que M. Bucket est parti.

— Non, sir Leicester ; il n’y a pas encore vingt-quatre heures.

— Mais c’est bien long vingt-quatre heures ; oh ! oui, bien long ! » répond-il avec un sanglot qui brise le cœur de la vieille dame.

Ce n’est pas le moment d’apporter de la lumière ; elle le comprend ; les larmes du maître sont trop sacrées pour être vues même par sa vieille femme de charge ; aussi va-t-elle se rasseoir en silence et dans l’ombre ; puis elle se lève doucement, attise le feu, s’approche de la fenêtre, et regarde au dehors. Sir Leicester recouvre enfin son empire sur lui-même et l’appelle. « Vous avez raison, lui dit-il ; cela n’aggrave pas les choses d’en convenir ; il est tard et ils ne sont pas revenus ; allumez les bougies, mistress Rouncewell » Et son oreille est d’autant plus attentive, qu’il ne sait plus le temps qu’il fait au dehors. Mais quel que soit son abattement, on observe que son front s’éclaircit toutes les fois qu’on fait naître l’occasion d’aller voir si le feu va bien dans l’appartement de milady et si tout est préparé pour son retour ; si pauvre que soit le prétexte qu’on lui donne alors, ces soins qui prouvent qu’elle est toujours attendue soutiennent son espérance.

Minuit arrive ; et rien encore. Les voitures sont rares dans cette rue peu fréquentée ; le soir, aucun bruit ne se fait entendre dans le voisinage de l’hôtel, à moins qu’un ivrogne nomade, s’égarant dans cette zone glaciale, ne vienne à beugler en longeant les murailles. Mais cette nuit d’hiver est si calme qu’on éprouve, en prêtant l’oreille au milieu de ce profond silence, la même sensation qu’à plonger ses yeux dans les ténèbres ; si par hasard un son lointain arrive jusqu’à celui qui écoute, il produit l’effet de l’éclair dans la nuit ; et le silence, un moment troublé, redevient plus morne et plus triste qu’auparavant.

On a envoyé tous les domestiques se coucher ; mistress Rouncewell et M. Georges restent seuls dans la chambre du baronnet. La nuit se traîne lentement, on dirait qu’elle s’arrête dans son cours. Entre deux et trois heures, sir Leicester veut absolument savoir le temps qu’il fait ; M. Georges, qui va régulièrement toutes les demi-heures surveiller le feu de milady, étend sa ronde jusqu’à la porte de la rue et revient avec le rapport le plus satisfaisant qu’il puisse imaginer à propos de la plus affreuse des nuits ; le grésil tombe toujours ; même sur le trottoir, on enfonce jusqu’à la cheville dans une neige fondue mêlée de verglas.

Volumnia est dans sa chambre, une toute petite pièce écartée dans le corridor au bout de l’escalier, à gauche en tournant le coin du palier où s’arrêtent les dorures et les sculptures ; une chambre de parent pauvre, ornée d’un avorton de portrait de sir Leicester relégué là pour ses crimes, et donnant sur une cour plantée d’arbustes desséchés qui ressemblent à des spécimens de thé noir fossile. Volumnia est en proie à mille terreurs ; elle se demande avec effroi ce qui adviendrait de son petit revenu, si le malheur voulait qu’il arrivât quelque chose à sir Leicester ; désignant par ces mots la seule chose qui l’occupe, et la dernière qui puisse arriver à un baronnet quelconque.

Ces terreurs ont pour effet d’empêcher Volumnia de se mettre au lit, ou de rester au coin de son feu ; et de la pousser, enveloppée dans son manteau, et la tête couverte d’un châle, à parcourir la maison comme un fantôme ; surtout à visiter l’appartement élégant et bien chauffé de milady. Or, comme la solitude n’est pas tolérable en pareille circonstance, Volumnia est suivie de sa femme de chambre qu’elle a réveillée tout exprès pour cette promenade nocturne qui n’a rien de fort agréable. Aussi, grelottant et bâillant, contrariée plus que jamais d’être placée chez une cousine sans fortune, elle qui s’était promis de ne jamais servir moins de dix mille livres[2] de rentes, elle en éprouve un surcroît de mauvaise humeur qui ne rend pas sa physionomie plus aimable.

Cependant les visites périodiques de M. Georges rassurent un peu la maîtresse et la servante et leur rendent cette veillée moins pénible. Dès qu’elles entendent le pas de l’ancien sergent, elles se drapent dans leurs châles et se préparent à le recevoir.

« Comment va maintenant sir Leicester, monsieur Georges ? demande Volumnia en ajustant son capuchon.

— Toujours la même chose, miss ; il est bien bas ; il a même du délire par instants.

— M’a-t-il demandée ?

— Je ne crois pas, miss ; du moins je ne l’ai pas entendu.

— Il fait un temps épouvantable, monsieur Georges.

— Oui, miss ; ne seriez-vous pas mieux dans votre lit ?

— Certainement que mademoiselle y serait beaucoup mieux, » ajoute aigrement la servante.

Mais Volumnia répond que la chose est impossible ; on peut la demander, avoir besoin d’elle d’un moment à l’autre ; elle ne se pardonnerait jamais de n’être pas là, si quelque chose arrivait ; elle refuse d’expliquer à la servante, qui en fait l’observation, pourquoi, voulant être là, elle persiste à rester chez milady plutôt que de retourner dans sa chambre qui est plus près de celle de sir Leicester ; et déclare formellement qu’elle n’abandonnera pas son poste.

Mais lorsque quatre heures ont sonné, la constance de Volumnia faiblit, ou plutôt miss Dedlock envisage la question sous un autre point de vue ; son devoir exige qu’elle retrempe ses forces pour le jour qui va suivre ; on aura très-certainement besoin d’elle ; et pour être à son poste demain matin, il faut, quant à présent, qu’elle se résigne à le quitter. Aussi lorsque M. Georges reparaît, et lui dit de nouveau : « Ne seriez-vous pas mieux dans votre lit, miss Dedlock ? » Elle répond à sa femme de chambre, qui appuie cette motion plus aigrement que jamais : « Eh bien ! emmenez-moi, et faites de moi ce que vous voudrez. »

M. Georges croit convenable de lui offrir le bras jusqu’à la porte de sa chambre, et reprend ensuite la ronde qu’il avait commencée.

Le temps est toujours aussi affreux ; des corniches, des piliers, du perron jusqu’au toit dégoutte la neige fondue qui ruisselle le long des murs ; elle rampe, comme pour s’y abriter, sous le linteau de la grande porte ; elle s’insinue dans les rainures des fenêtres, dans les plus petites crevasses, d’où bientôt elle s’écoule ; et sur le toit, sur le vitrage de l’escalier, même à travers ce vitrage, elle tombe : drip, drip, drip, avec la régularité des pas du spectre sur le promenoir du revenant.

M. Georges, à qui cette vaste demeure rappelle Chesney-Wold et son enfance, remonte lentement l’escalier en regardant autour de lui ; il pense à tout ce qui lui est arrivé depuis quelques jours ; à ce vieillard assassiné dont l’image est si vivante dans sa mémoire ; à celle qui a disparu et dont il retrouve les traces récentes à chaque pas qu’il fait dans l’hôtel ; au maître de cette maison et aux paroles de sa mère : « Qui donc osera lui dire la vérité ? » Il regarde çà et là, prêt à mettre la main sur le premier objet douteux qu’il croira découvrir ; mais rien dans l’ombre qu’il traverse, rien que le vide et le silence.

« Tout est prêt, n’est-ce pas, Georges ? le feu va toujours bien ?

— Parfaitement, sir Leicester.

— Et pas de nouvelles ? »

Le sergent secoue la tête.

« Pas de lettre oubliée par mégarde ? »

Il sait bien que la chose est impossible, et repose sa joue sur l’oreiller sans attendre de réponse.

Georges continue de le veiller pendant les dernières heures de cette longue nuit d’hiver ; attentif à ses moindres gestes, il le soulève, le place dans une meilleure position ; et comprenant sa pensée, il éteint les bougies, tire les rideaux et rouvre les volets dès que la nuit commence à se dissiper. Le jour paraît enfin ; un jour pâle, indécis, glacé comme un fantôme, il se fait précéder d’une lueur livide et semble dire : « Regardez ce que je vous apporte, vous qui veillez ici. Qui de vous osera lui dire la vérité ? »



  1. La poudre à cheveux paye en Angleterre un impôt assez élevé.
    (Note du traducteur.)
  2. Deux cent cinquante mille francs.