Avant Adam (1907)
Traduction par Louis Postif.
Editions Edito Service (p. 221-236).

17. L’attaque des cavernes

L’événement que je vais vous raconter se produisit au début de l’année suivante. N’ayant pas réussi à capturer la Rapide, Œil-Rouge avait pris une autre femme et, fait exceptionnel, elle vivait encore. Chose plus curieuse, ils avaient un bébé âgé de plusieurs mois – le premier rejeton d’Œil-Rouge. Ses précédentes compagnes n’avaient pas vécu assez longtemps pour le rendre père.

Cette année-là s’était montrée favorable pour nous tous : température exceptionnellement douce et nourriture abondante. Je me souviens tout particulièrement des navets de cette saison-là. La récolte des noix fut également très fructueuse et nous cueillîmes des prunes sauvages plus grosses et plus douces que de coutume.

Bref, ce fut une année de cocagne. C’est alors que le drame eut lieu. La froide grisaille du petit jour nous surprit dans nos cavernes et la plupart d’entre nous se réveillèrent pour affronter la mort. Un pandémonium de cris et de clameurs nous tira du sommeil, la Rapide et moi. Nous penchant à l’ouverture de notre caverne, la plus élevée sur la falaise, nous plongeâmes notre regard au pied du rocher. Les hommes du Feu occupaient l’espace découvert. Leurs hurlements et leurs cris remplissaient l’air, mais ils agissaient suivant un plan préconçu, tandis que nous autres, gens de la horde, manquions totalement d’ordre et de méthode. Chacun de nous ne songeait qu’à se défendre personnellement, sans soupçonner l’étendue de la catastrophe qui allait fondre sur nous.

Lorsque nous commençâmes de lancer des pierres, les hommes du Feu s’étaient massés au pied de la falaise. Notre première volée de projectiles dut fracasser quelques crânes, car, au moment où les assaillants battirent en retraite, ils abandonnèrent sur le terrain trois blessés qui se débattaient dans la douleur. L’un d’eux essayait de fuir en rampant, mais nous les achevâmes. Rugissant de colère, nous fîmes pleuvoir, sur les trois malheureux, une avalanche de pierres. Plusieurs hommes du Feu s’avancèrent pour mettre leurs bébés à l’abri, mais notre bombardement les fit reculer.

Fous de rage, les hommes du Feu redoublèrent de prudence. Malgré leurs hurlements, ils se tinrent à distance et nous criblèrent de flèches. Nous cessâmes de lancer des pierres. Une demi-douzaine d’entre nous étant tués, une vingtaine hors de combat, le reste se réfugia à l’intérieur des cavernes. Je n’étais pas invulnérable dans la mienne ; cependant la distance était suffisante pour rendre leur tir moins efficace, et ils ne gaspillaient pas de flèches contre moi. La curiosité m’entraînait à regarder parfois ce qui se passait. Blottie au fond de la caverne, la Rapide tremblait de peur et me suppliait par des gémissements de la rejoindre, mais je m’obstinai à rester près de l’ouverture pour tout voir.

À présent le combat devenait intermittent. Nos ennemis cherchaient comment nous faire sortir de nos repaires. Ils n’osaient nous y assaillir et nous évitions de nous exposer à leurs traits. De temps à autre, lorsque l’un d’eux s’aventurait au pied de la falaise, un homme de la horde faisait tomber sur lui un bloc de rocher. En retour, il s’écroulait, transpercé par une demi-douzaine de flèches. Cette manœuvre dura quelque temps, mais en fin de compte les gens de la tribu ne se montrèrent plus et les hostilités furent suspendues.

Derrière les hommes du Feu, je distinguai le petit vieillard tout ratatiné qui dirigeait l’action. Les autres obéissaient à ses ordres. Quelques-uns pénétrèrent dans la forêt et revinrent chargés de bois sec, de feuilles et d’herbe. Tous les hommes du Feu se rassemblèrent, armés de leurs arcs et de leurs flèches, prêts à tirer sur le premier d’entre nous qui se risquerait au-dehors. Un certain nombre de nos ennemis entassèrent du bois et de l’herbe à l’orifice des cavernes les plus basses. De ces monticules ils firent surgir le monstre que nous redoutions par-dessus tout : le feu.

D’abord, des jets de fumée montèrent en spirales vers le sommet de la falaise. Puis les flammes aux langues rouges se faufilèrent entre les morceaux de bois comme autant de petits serpents. La fumée s’épaissit de plus en plus, enveloppant par moments toute la falaise. Comme je me trouvais à une certaine hauteur, elle ne m’incommodait guère encore qu’elle me piquât les yeux que je frottais avec mes poings.

Le premier, le vieil Os-à-Moelle céda à la suffocation. Une légère brise ayant un instant écarté la fumée, je pus tout observer à mon aise. Il fonça à travers le rideau grisâtre et posa l’orteil sur un charbon ardent. Hurlant de douleur, il essaya de remonter la falaise.

Les flèches se mirent à pleuvoir autour de lui. Il fit une pause, se raccrocha à une saillie de rocher, haletant, éternuant et hochant la tête. Il se balançait d’avant en arrière, le corps hérissé d’une demi-douzaine de flèches. Malgré son âge avancé, il ne voulait point mourir. Il vacilla de plus en plus, ses jambes se dérobèrent sous lui et il ne cessa de gémir. Sa main lâcha le rocher et il tomba à la renverse. Ses vieux os durent se briser dans la chute. Il grognait et tentait péniblement de se relever lorsqu’un homme du Feu lui fracassa la tête à coups de gourdin.

Plusieurs membres de la horde subirent un sort identique à celui d’Os-à-Moelle. Incapables de supporter la suffocation, ils se précipitaient au-dehors et tombaient sous les flèches ennemies. Quelques femmes et enfants, restés dans les cavernes, y moururent étouffés, mais la majorité d’entre nous périrent hors des abris.

Quand les hommes du Feu eurent de cette façon évacué la première rangée de cavernes, ils s’apprêtèrent à répéter la même opération sur la seconde rangée. Pendant qu’ils transportaient le combustible, Œil-Rouge, suivi de sa femme à laquelle s’agrippait leur bébé, réussit à grimper au haut de la falaise. Les hommes du Feu s’étaient sans doute imaginé que, dans les intervalles nécessaires à la construction de leurs feux, nous ne bougerions pas de nos abris ; aussi se trouvèrent-ils pris au dépourvu et leurs projectiles ne commencèrent à trouer l’air qu’au moment où Œil-Rouge et sa femme se trouvaient à une certaine distance sur la falaise. Une fois au sommet, le géant se retourna, leur lança des regards foudroyants, en rugissant et se frappant la poitrine. Ils lancèrent leurs flèches dans sa direction, sans toutefois réussir à l’atteindre, et Œil-Rouge prit la fuite.

Je vis enfumer une troisième puis une quatrième rangée de cavernes. Quelques-uns de la tribu parvinrent à s’enfuir, mais la plupart, touchés par les flèches, dégringolèrent de la paroi rocheuse. Longue-Lèvre arriva jusqu’à ma hauteur, pleurant lamentablement, la poitrine transpercée d’une flèche, dont la tige empennée lui sortait dans le dos et la pointe en os sur la poitrine. Il avait été frappé en pleine fuite. Il s’affaissa devant ma caverne, le sang s’échappant à profusion de sa bouche.

À ce moment-là, les cavernes des étages supérieurs se vidèrent tout d’un coup. Ceux de la horde qui n’avaient pas encore été enfumés escaladèrent la falaise, et plusieurs échappèrent ainsi à la mort. Les hommes du Feu ne pouvaient bander leurs arcs assez vite mais bientôt les traits emplirent l’air et, par vingtaines, les fuyards retombèrent en arrière ; cependant certains purent gagner le sommet et s’échapper.

À présent, l’envie de fuir l’emporta chez moi sur la curiosité. Les flèches avaient cessé de voler. Toute la horde semblait avoir abandonné les cavernes, mais peut-être en restait-il encore quelques membres cachés dans les rangées supérieures. La Rapide et moi décidâmes d’escalader à notre tour la falaise. Dès qu’ils nous virent, les hommes du Feu poussèrent des cris perçants, provoqués non par ma présence, mais par celle de ma compagne. Babillant entre eux, ils la désignaient du doigt. Ils ne tentèrent pas de la tuer ; pas une flèche ne fut dirigée contre nous. Ils l’appelaient d’une voix douce et enjôleuse. Je m’arrêtai et regardai en bas. Tremblante de peur, la Rapide me pressait de continuer notre chemin. Alors nous atteignîmes le point culminant de la falaise et prîmes notre élan à travers les arbres.

Cet épisode m’a toujours surpris et donné à réfléchir. Si en réalité la Rapide appartenait à leur tribu, elle avait dû être séparée de ces hommes à un âge trop tendre pour qu’elle pût se souvenir, sans quoi elle n’aurait pas eu peur d’eux. Peut-être aussi, tout en étant de leur espèce, était-elle née dans la forêt sauvage, loin de leurs habitations : son père était sans doute un renégat du peuple du Feu et sa mère une des nôtres. Comment savoir la vérité ? Ces contingences m’échappent totalement et la Rapide n’en connaissait pas plus long que moi sur ce sujet.

Nous vécûmes une journée de terreur. La plupart des survivants se dirigèrent vers le marais aux myrtilles et se réfugièrent dans la forêt voisine. Et du matin au soir, des bandes de chasseurs du peuple du Feu parcoururent les bois, tuant ceux d’entre nous qu’ils rencontraient. Ils agissaient suivant un plan préconçu. Leur population, se multipliant outre mesure, les empêchait de vivre dans les limites de leur propre territoire et ils s’étaient décidés à s’emparer du nôtre. Piètre victoire ! Nous étions sans défense. Ce fut un impitoyable massacre : ils n’épargnèrent personne, ni jeunes ni vieux, débarrassant en fait le pays de notre présence.

Pour nous, c’était la fin du monde. En désespoir de cause, nous nous réfugiâmes dans les arbres, mais bientôt nous fûmes cernés et tués, famille après famille. Toute cette journée-là, nous assistâmes à ces tueries sans nom, et, tenaillé par la curiosité, je ne pouvais me résoudre à m’en aller. La Rapide et moi ne restions pas longtemps perchés sur le même arbre, évitant ainsi d’être assiégés. Bientôt nous ne sûmes plus où trouver asile. De tous côtés, des hommes du Feu s’acharnaient à leur besogne d’extermination.

J’ignore le sort qui fut réservé à ma mère, mais je fus témoin de la chute du Jaseur : percé de flèches, il tomba du vieux nid familial. J’avoue que ce spectacle me procura un frisson de joie.

Avant de poursuivre mon récit, je veux vous apprendre ce que devint Œil-Rouge : il fut capturé sur un arbre, en compagnie de sa femme, non loin du marais aux myrtilles. La Rapide et moi nous arrêtâmes un long moment pour ne point manquer ce coup d’œil. Trop absorbés par leur tâche, les hommes du Feu ne remarquèrent point notre présence ; du reste, nous nous dissimulions de notre mieux dans un fourré.

Une vingtaine de chasseurs se tenaient au pied de l’arbre et y lançaient des flèches, qu’ils ramassaient au fur et à mesure qu’elles retombaient sur le sol. Je ne pouvais voir Œil-Rouge, mais je l’entendais hurler quelque part dans le feuillage. Après un moment, ses cris s’assourdirent. Sans doute s’était-il glissé dans le creux du tronc, mais sa femme n’avait pu le rejoindre et une flèche l’abattit net. Elle avait dû être sérieusement blessée, car elle ne se releva point. Elle protégea de son corps son bébé qui s’accrochait solidement à elle, et adressa des supplications aux hommes du Feu. Ils formèrent cercle autour d’elle et l’abreuvèrent de leurs moqueries, tout comme Oreille-Pendante et moi nous avions ri du vieil homme des bois. Et de même que nous lui avions labouré les côtes avec des bâtons de l’extrémité de leurs arcs ils frappèrent la femme d’Œil-Rouge. Ce jeu ne leur procurait qu’un maigre plaisir, car elle ne se défendait pas, et ne se mettait même pas en colère. Tout occupée à protéger son enfant, elle implorait la pitié de ses tortionnaires. Un des hommes du Feu, armé d’un gourdin, s’approcha d’elle. Elle devina ce qui l’attendait, mais continua ses lamentations jusqu’au moment où le coup l’assomma.

Au creux de son arbre, Œil-Rouge se trouvait à l’abri des flèches. Après un court conciliabule entre les assaillants, l’un d’eux monta à l’arbre. Que se passa-t-il là-haut ? Je l’ignore ; il me souvient seulement d’avoir entendu les cris de l’homme et vu se manifester la colère de ceux qui étaient restés au bas. Au bout de quelques minutes, son corps s’écrasa sur le sol et il ne bougea plus. Ils le regardèrent longuement, lui soulevèrent la tête, mais elle retomba inerte dès qu’ils la lâchèrent. Œil-Rouge s’était vengé.

Fous de rage, les hommes du Feu amassèrent de l’herbe sèche et du bois dans une brèche au bas du tronc et y mirent le feu. De notre abri, la Rapide et moi, étroitement enlacés, attendions le dénouement avec impatience. Nous les vîmes ajouter sur les flammes des branches vertes et feuillues qui dégageaient une épaisse fumée.

Soudain les hommes du Feu quittèrent le pied de l’arbre, mais pas assez rapidement cependant : Œil-Rouge atterrit en plein milieu d’eux. Furieux, il lançait ses poings à droite et à gauche ; de ses doigts noueux il arracha la figure d’un des hommes, l’arracha au sens propre du mot ; d’un coup de ses puissantes mâchoires, il mordit un homme à la gorge. Les hommes du Feu reculèrent en poussant des cris sauvages, puis se précipitèrent sur lui tous ensemble. Il avait réussi à s’emparer d’une massue et sous les coups les crânes éclataient comme des coquilles d’œufs. Devant ce monstre déchaîné, ils durent battre en retraite. Profitant de la circonstance, Œil-Rouge fit demi-tour et se mit à courir tout en hurlant de rage. Quelques flèches volèrent dans sa direction, mais il pénétra sous le couvert des arbres et disparut.

La Rapide et moi nous éloignâmes sans faire de bruit ; par malchance, nous tombâmes sur une autre bande d’hommes du Feu. Ils nous pourchassèrent jusqu’au marais aux myrtilles, mais nous connaissions les sentiers arboréens au-dessus des marécages où les hommes du Feu ne pouvaient nous suivre sur le sol spongieux ; ainsi nous leur échappâmes.

Nous débouchâmes à l’extrémité opposée du marais sur une bande de terrain boisé qui le séparait du grand marécage de l’Ouest. À cet endroit, nous rencontrâmes Oreille-Pendante. Je ne puis concevoir de quelle façon il avait pu se sauver, à moins qu’il n’eût pas dormi dans les cavernes la nuit précédant l’invasion.

Nous aurions pu bâtir nos nids dans les arbres et nous installer dans cette région ; mais le peuple du Feu continuait son œuvre exterminatrice. Vers l’après-midi, le Barbu ( un autre membre de la horde) et sa femme, fuyant vers l’Est, passèrent près de nous en silence, les traits contractés par la peur. Les hurlements des chasseurs et les clameurs de certains des autres nous arrivaient de la direction d’où couraient les deux fuyards. Les hommes du Feu avaient enfin réussi à découvrir une piste à travers le marais.

La Rapide, Oreille-Pendante et moi suivîmes les pas du Barbu et de sa femme. Nous fîmes une pause au bord du grand marais ; nous ignorions les sentiers qui le parcouraient, car il se trouvait en dehors de notre territoire et nous l’avions toujours évité. Personne de ceux qui s’y aventurèrent n’était jamais revenu aux cavernes. À nos yeux, il représentait un lieu de mystère et d’horreur, le terrible inconnu. Comme je l’ai dit, nous nous arrêtâmes sur le bord. Saisis de peur, nous entendions les cris des hommes du Feu, de plus en plus proches. Nous nous regardions les uns les autres, consternés. Le Barbu courut sur cette vase mouvante et s’arrêta sur un monticule herbeux à une douzaine de mètres plus loin. Sa femme n’osa le suivre. Elle essaya bien, mais recula devant la surface traîtresse.

La Rapide ne m’attendit pas. Dépassant le Barbu d’une centaine de mètres, elle ne fit halte qu’après avoir posé le pied sur une motte herbeuse beaucoup plus grande. Au moment où Oreille-Pendante et moi la rejoignîmes, les hommes du Feu apparaissaient sous les arbres. La femme du Barbu, prise de panique, s’élança après nous dans le marais. Mais elle courait aveuglément, sans aucune prudence, et s’enfonça dans la vase. Nous retournant, nous la vîmes assaillie par les flèches de l’ennemi, et elle continuait à s’enliser. Bientôt les projectiles tombèrent dru autour de nous. Le Barbu nous avait rattrapés et tous quatre nous nous élançâmes en avant, sans savoir où nous allions, pénétrant de plus en plus loin dans le marais.