Avant Adam (1907)
Traduction par Louis Postif.
Editions Edito Service (p. 203-219).

16. L’intervention de Dent-de-Sabre

Je la retrouvai dans les parages du marais aux myrtilles, où vivait ma mère et où Oreille-Pendante et moi avions construit notre premier abri dans les arbres. La rencontre fut tout à fait inattendue. Comme je passais sous l’arbre, me parvint un son doux et familier, et je levai les yeux. C’était bien elle, la Rapide ; assise sur une branche, elle balançait ses jambes tout en me considérant.

Je demeurai un instant cloué sur place. Sa vue me combla de joie. Mais bientôt mon bonheur fut gâté par une souffrance et une vive inquiétude. Comme je grimpais à l’arbre pour la rejoindre, elle se réfugia à l’extrémité de la branche. Au moment où j’allais l’atteindre, elle s’élança dans le vide et se raccrocha aux branches d’un arbre voisin. Du sein de ces bruissants feuillages, elle m’observa tout en poussant de tout petits cris. Je bondis vers elle et, après une poursuite fatigante, je ne fus guère plus avancé. Juchée sur un troisième arbre, elle m’appelait doucement en me regardant à la dérobée.

Un instinct m’avertissait qu’un changement s’était opéré en nous depuis l’époque lointaine où Oreille-Pendante et moi étions partis à l’aventure. Je désirais cette femme, je m’en rendais compte, et elle-même n’était pas sans le savoir ; d’où sa crainte de me voir approcher d’elle. Je perdais la notion qu’elle était la Rapide et que, dans l’art de grimper aux arbres, elle m’avait donné des leçons. D’arbre en arbre, je la poursuivis, mais elle m’échappait sans cesse, se retournant pour me contempler de ses yeux tendres, m’appelant gentiment, dansant, sautillant, ricanant tout en filant à mon approche. Plus elle fuyait, plus je désirais l’attraper, et les ombres vespérales qui s’allongeaient furent témoins de l’inutilité de mes efforts.

Dans la poursuite, ou durant les instants de répit où je l’admirais d’un arbre voisin, je remarquai la métamorphose survenue en elle. Plus grande, plus forte, plus développée, ses formes étaient plus rondes, ses muscles plus accentués, et il se dégageait de toute sa personne ce quelque chose d’impondérable qui indiquait chez elle la puberté et allumait mon désir. Je ne l’avais pas vue depuis trois ans et sa transformation était nettement marquée. Je dis trois ans, approximativement, autant que je puis en juger. Il est possible qu’une quatrième année se soit écoulée, dont je confonds les événements avec ceux des trois autres années. Mais, plus j’y songe, plus que je suis porté à croire que ce fut plutôt quatre années.

Où était-elle allée ? Pourquoi avait-elle disparu et que lui était-il advenu durant ce laps de temps ? Je ne sais. Elle ne possédait aucun moyen de me l’apprendre, pas plus que moi et Oreille-Pendante ne pouvions raconter aux gens de la horde ce que nous avions vu au cours de nos pérégrinations. Peut-être avait-elle entrepris, comme nous, un voyage d’aventure, mais toute seule. Il est possible aussi qu’Œil-Rouge l’eût poussée à fuir. Il avait certainement dû la rencontrer de temps à autre dans la forêt, et s’il s’était avisé de lui donner la chasse, la perspective de tomber entre les griffes de ce monstre avait suffi à éloigner la Rapide de ces parages.

D’après les événements ultérieurs, j’incline à penser qu’elle avait dû voyager vers le Sud, traverser une chaîne de montagnes et longer un fleuve inconnu, loin de ses semblables. Maints hommes des bois vivaient dans cette région et je soupçonne que leur présence la décida à revenir à la horde, et vers moi. Je vous donnerai plus loin l’explication de cette hypothèse.

Les ombres s’allongeaient, et je la poursuivais plus ardemment que jamais, sans parvenir à l’atteindre. Elle feignait d’essayer désespérément de m’échapper, et s’arrangeait pour demeurer tout juste hors de ma portée. J’oubliai tout : le temps, l’approche de la nuit et mes ennemis carnassiers. Mon amour insensé se mêlait de colère devant son obstination à ne point se laisser prendre. Fait étrange : ce ressentiment semblait faire partie de mon désir pour la Rapide.

Comme je viens de le dire, j’oubliais tout. En traversant une clairière, je tombai au milieu d’une colonie de serpents. Ils n’arrêtèrent point mon élan. Je perdais la tête. Ils se dressèrent vers moi, mais je les évitai en faisant les plongeons, et continuai de courir. Ensuite, je faillis me jeter sur un python. D’ordinaire, à sa vue j’aurais grimpé jusqu’au haut d’un arbre en hurlant de frayeur. Je montai en effet sur un arbre, mais la crainte de voir la Rapide disparaître de ma vie me fit sauter à terre et reprendre ma course. Je venais de l’échapper belle. Puis, ce fut ma vieille ennemie, l’hyène ; d’après mon comportement, elle flaira qu’il allait se passer quelque événement et me suivit pendant une heure.

Une fois, nous provoquâmes une bande de sangliers qui se mit à notre poursuite. La Rapide effectua entre deux arbres un saut vertigineux, bien au-dessus de mes forces. Je dus descendre. Peu m’importaient les sangliers ; je touchai le sol à un mètre à peine du plus proche animal. Ils coururent à mes côtés et par deux fois m’obligèrent à me réfugier dans les arbres, en dehors du chemin suivi par la Rapide. De nouveau, je m’aventurai à terre, je revins en arrière et traversai un large espace découvert avec toute la bande à mes trousses, grognant et grinçant des dents.

Si j’avais trébuché ou fait le moindre faux pas dans cet espace découvert, je ne pouvais espérer échapper aux sangliers, mais pareil malheur ne m’arriva point. Du reste, telle était l’ardeur qui me dévorait que je ne m’en souciais nullement et je me sentais prêt à affronter Dent-de-Sabre en personne, ou même une vingtaine d’hommes du Feu armés de leurs arcs.

Chez la Rapide, il en allait tout autrement. Très prudente, elle ne s’exposait à aucun danger réel. Jetant un regard vers cette époque éloignée, je me souviens qu’au lieu de fuir, elle attendait le moment où je pouvais reprendre ma poursuite lorsque j’étais retardé par les sangliers. Elle courait toujours devant moi, suivant la direction qu’elle avait choisie.

Enfin tomba le crépuscule. La Rapide me fit contourner l’épaulement moussu d’une falaise qui avançait parmi les arbres. Ensuite, nous nous enfonçâmes dans un fourré de broussailles qui me griffaient et me lacéraient au passage, mais elle connaissait le chemin et s’en tira sans la moindre égratignure. Au milieu de ces buissons se dressait un grand chêne. Lorsqu’elle y grimpa, je la suivis de près, et l’attrapai quand elle atteignit l’enfourchure où elle avait installé son nid, que je cherchais en vain depuis longtemps.

L’hyène avait retrouvé notre piste et, assise au pied de l’arbre, elle poussait des cris de bête affamée. Que nous importait ? Nous nous moquâmes d’elle lorsque, découvrant ses dents, elle disparut dans le fourré. On était au printemps. À cette époque de l’année les bruits nocturnes devenaient nombreux et variés. Comme toujours, les animaux se livraient bataille entre eux. Du nid nous entendions le hennissement des chevaux sauvages, la trompette de l’éléphant et le rugissement des lions. Mais la lune se leva. Rassurés par sa clarté, nos frayeurs se calmèrent et l’air tiède nous invita à la gaieté.

Le lendemain matin, nous surprîmes deux coqs ébouriffés qui se battaient avec une telle ardeur qu’ils ne se rendirent pas compte de notre présence. J’allai droit vers eux et les saisis par le cou. Ainsi nous eûmes un délicieux repas de noces. Au printemps, il était aisé d’attraper des oiseaux. Une autre nuit, au clair de lune, du haut d’un arbre, la Rapide et moi fûmes témoins d’une lutte épique entre deux élans. Soudain un lion et une lionne rampèrent vers eux, inaperçus, et les terrassèrent.

Je ne saurais dire combien de temps nous aurions vécu dans le nid de la Rapide si un jour, durant notre absence, l’arbre n’eût été frappé par la foudre. De grosses branches furent brisées et le nid démoli. Je commençai de le rebâtir, mais la Rapide ne voulut point y dormir. Comme je le constatai par la suite, elle éprouvait une peur morbide de l’orage et il me fut impossible de la persuader de remonter dans notre arbre.

Voilà comment, notre lune de miel passée, nous allâmes habiter les cavernes. Oreille-Pendante m’ayant expulsé de notre repaire le jour où il se maria, je l’en chassai à mon tour. La Rapide et moi nous nous y installâmes, et Oreille-Pendante se réfugia la nuit dans le couloir entre les deux cavernes communicantes.

Notre venue parmi les gens de la horde nous attira maints ennuis. Depuis la mort de la Chanteuse, Œil-Rouge avait eu je ne sais combien de femmes. Pour le moment, il avait une pauvre créature douce mais un peu sotte qui ne cessait de pleurer et de geindre, qu’il la maltraitât ou non. La malheureuse ne fit pas long feu. Avant qu’elle mourût, Œil-Rouge avait déjà convoité la Rapide, et dès qu’il fut veuf, il recommença à la poursuivre de ses assiduités.

Par bonheur, la Rapide était l’agilité même et sa facilité étonnante à fuir parmi les arbres, ajoutée à toute sa prudence et sa hardiesse, lui permit d’échapper aux griffes de cette horrible brute. Je ne pouvais lui porter secours. Ce monstre m’eût mis en pièces. Jusqu’à ma mort, je souffris d’une blessure qu’il me fit à l’épaule : par temps pluvieux j’éprouvais une violente douleur dans cette jointure.

La Rapide était souffrante à l’époque où je reçus ce coup. Sans doute était-elle atteinte d’une de ces crises de malaria qui souvent s’abattaient sur notre tribu ; toujours est-il qu’elle devint lourde et morose, perdit la souplesse de ses muscles et se trouvait fort mal en point pour fuir lorsqu’elle fut acculée par Œil-Rouge auprès du repaire des chiens sauvages, à plusieurs kilomètres au sud de nos cavernes.

D’ordinaire, elle aurait tourné en cercle autour de lui, l’aurait battu à la course dans un des sentiers de la falaise, et aurait vivement gagné le refuge de notre petite caverne. Mais elle était trop lente dans ses mouvements. À chacune de ses tentatives, il lui barrait la route ; en fin de compte, elle dut consacrer toute son énergie à éviter ses griffes.

Si elle n’avait point été malade, c’eût été pour elle un jeu d’enfant que de lui échapper, mais à présent il lui fallait mettre en œuvre toute sa prudence et sa ruse. Elle possédait sur lui l’avantage de circuler sur des branches plus minces et de faire des sauts plus longs. En outre, elle ne se méprenait jamais dans l’évaluation des distances et connaissait d’instinct le degré de résistance des petites branches et des branches mortes.

La poursuite fut interminable. En toutes directions, en avant et en arrière, l’homme et la femme s’élançaient à travers la forêt. Une émotion intense régnait parmi les membres de la tribu. Ils se mirent à jacasser tous en même temps. Ils enflaient la voix lorsque Œil-Rouge s’éloignait, et modéraient leurs cris à son approche. Spectateurs impuissants, les hommes se frappaient la poitrine de rage contenue et leurs femmes braillaient. Grosse-Tête se montra particulièrement furieux, et moins que les autres baissait le ton lorsque Œil-Rouge passait à proximité.

Quant à moi, je ne jouais pas un rôle très reluisant. Je m’empresse de dire que je n’étais pas un héros. De surcroît, à quoi m’aurait servi de me mesurer avec Œil-Rouge, ce monstre tout puissant, cette brute de l’abîme ? Je n’avais rien à attendre d’un combat en corps à corps. Il m’aurait tué sur place, ce qui n’aurait guère avancé les choses. Il aurait attrapé la Rapide avant qu’elle eût gagné la caverne. En la circonstance, force m’était d’assister à cette lutte inégale en rongeant mon frein, et de m’esquiver dès qu’il venait de mon côté.

Les heures passaient, l’après-midi touchait à sa fin, et la chasse durait encore. L’intention d’Œil-Rouge était de harceler la Rapide jusqu’à épuisement de ses forces. Il ne la lâchait pas d’une semelle. Au bout d’un certain temps, la fatigue s’empara de la jeune femme et lui fit perdre de l’avance. Alors elle se glissa à l’extrémité mince d’une branche où son ennemi ne pouvait la suivre. Elle aurait pu ainsi reprendre haleine, mais l’autre usa d’une tactique démoniaque. Incapable de la rejoindre, il la délogea en agitant la branche, comme on fait tomber une mouche lorsqu’on agite la mèche d’un fouet. La première fois, la Rapide eut la vie sauve, car elle chut sur des branches plus basses. Une autre fois, bien qu’elle eût touché le sol, les branchages avaient amorti sa chute. Une troisième fois, il la secoua si violemment qu’elle fut projetée dans le vide jusqu’à un arbre voisin. Nous demeurâmes frappés d’admiration devant son adresse à se raccrocher en plein bond et éviter une mort atroce. Elle ne recherchait la sécurité dans les menues branches que lorsqu’elle se trouvait à bout d’énergie. Mais elle était si lasse qu’elle n’avait aucun autre moyen d’échapper à son poursuivant.

Les membres de la horde ne cessaient de se frapper la poitrine et de pousser des cris en grinçant des dents. Le dénouement approchait. À l’heure du crépuscule, la Rapide, tremblante et hors d’haleine, se raccrochait péniblement au bout d’une haute branche, à une dizaine de mètres du sol. Plus bas, Œil-Rouge se balançait et sa lourde masse faisait osciller cette même branche comme un pendille. En plein élan, il s’arrêta net ; la Rapide lâcha prise et, hurlant de frayeur, fut lancée dans l’espace.

Mais elle fit un rétablissement et atterrit sur ses pieds. D’ordinaire, l’élasticité de ses jambes eût suffi à diminuer le choc, mais vu son état de faiblesse, ses muscles avaient perdu de leur ressort. Ses jambes cédèrent sous elle et elle tomba sur le flanc. Elle ne fut pas blessée, mais, la respiration coupée, elle resta étendue, inerte, essayant de reprendre son souffle.

Œil-Rouge se précipita sur elle et enfonça ses doigts noueux dans sa chevelure. Il se dressa, hurla de triomphe et de défi vers les gens de la horde qui l’observaient, perchés dans les arbres. Fou de rage, j’abandonnai toute prudence et, au mépris de ma vie, je sautai sur Œil-Rouge par derrière. Le coup fut si brutal que le géant s’écroula sur le sol. L’enlaçant des jambes et des bras, je réussis à le maintenir à terre. Cet exploit m’eût été impossible si l’autre n’avait eu une de ses mains prise dans les cheveux de la femme.

Encouragé par mon audace, Grosse-Tête devint pour moi un allié inattendu. Il attaqua mon ennemi, mordit le bras d’Œil-Rouge et lui lacéra la figure. Le moment eût été propice pour une action collective de la horde en vue de nous débarrasser une bonne fois du tyran. Mais, effrayés, les autres n’osèrent pas quitter leurs arbres.

Inévitablement, Œil-Rouge devait avoir le dessus. S’il n’avait été gêné dans ses mouvements par la Rapide, il nous eût massacrés tous deux en un rien de temps, mais elle avait repris haleine et se montrait agressive. Il s’obstinait à ne pas lui lâcher les cheveux et perdait ainsi l’usage d’une de ses mains. Il me saisit par le bras. Je crus voir ma dernière heure venue. Il m’attira vers lui afin de m’enfoncer ses crocs dans la gorge. La gueule béante, il découvrait ses dents. Et bien qu’il n’eût encore déployé qu’une partie de sa force, il me démit si violemment l’épaule que j’en souffris le reste de mon existence.

À ce moment précis, il se passa un événement foudroyant. Un corps lourd s’abattit sur la masse que nous formions et nous sépara. Nous roulâmes de part et d’autre et la surprise nous fit relâcher notre étreinte. Grosse-Tête poussa un cri d’effroi. Je ne me doutais nullement de ce qui arrivait, mais je flairai l’odeur du tigre et entrevis une fourrure rayée comme je m’élançais dans un arbre.

C’était le vieux Dent-de-Sabre. Notre bataille l’avait réveillé dans sa tanière et il s’était glissé cauteleusement jusqu’à nous. La Rapide se réfugia sur l’arbre voisin du mien et aussitôt je la rejoignis. Je l’entourai de mes bras et la serrai contre moi, toute sanglotante. D’en bas montait un broiement d’os : Dent-de-Sabre dînait des restes de Grosse-Tête.

À quelque distance, Œil-Rouge suivait la scène de ses yeux injectés de sang et considérait avec étonnement ce monstre plus puissant que lui. La Rapide et moi nous regagnâmes la caverne tranquillement à travers les arbres, tandis que la horde, dans le feuillage, déversait sur son vieil ennemi des bordées d’injures et des branches. Il agitait la queue et grognait, tout en continuant son festin.

Nous dûmes notre vie au plus pur des hasards. Sans quoi j’eusse certainement succombé sous les griffes d’Œil-Rouge et aucun pont n’eût été jeté à travers un millier de siècles jusqu’à l’homme moderne que je suis, qui lit les journaux, voyage en train électrique, et relate l’histoire d’un passé qui se perd dans la nuit des temps.