Avant Adam (1907)
Traduction par Louis Postif.
Editions Edito Service (p. 189-201).

15. Le champ de carottes

Oreille-Pendante prit femme. Cet événement se produisit de façon inattendue au cours du deuxième hiver qui suivit notre aventureux voyage. Mon compagnon négligea totalement de m’en faire part. J’en fus averti un soir que je grimpais la falaise pour me rendre à notre caverne. M’étant insinué dans l’entrée, je m’arrêtai soudain. Il ne restait plus de place pour moi. Oreille-Pendante en avait pris possession avec sa compagne, qui n’était autre que ma demi-sœur, la fille de mon beau-père, le Jaseur.

Je tentai d’y entrer de force, mais il n’y avait d’espace que pour deux et je ne pouvais m’y loger. Ma situation étant désavantageuse, ils me griffèrent et m’arrachèrent les poils, au point que je fus heureux de m’éloigner. Cette nuit-là et bien d’autres encore, je me réfugiai dans le couloir qui reliait les deux cavernes jumelles. Par expérience, je savais que cet abri était sûr. Comme les deux gamins y avaient échappé au vieux Dent-de-Sabre, et que moi-même j’y avais trouvé asile dans ma fuite devant Œil-Rouge, j’espérais pouvoir esquiver les crocs des carnassiers en allant et venant ainsi entre les deux cavernes.

J’avais compté sans les chiens sauvages ; ils étaient assez minces pour se glisser dans le même passage que moi. Une nuit ils flairèrent ma présence. Si, au même moment, ils avaient pénétré dans les deux cavernes, mon compte était réglé. Cependant, poursuivi par un petit nombre d’entre eux le long du couloir, je m’élançai au dehors par l’ouverture de l’autre caverne. Le reste des chiens bondirent vers moi à l’instant où je sautais sur la falaise et commençais à l’escalader. L’un d’eux, une brute efflanquée, m’attrapa, enfonça ses crocs dans ma cuisse et faillit me renverser. Il s’agrippa à moi, mais je n’essayai point de le repousser, consacrant tout mon effort à monter hors de l’atteinte des autres molosses.

J’attendis d’être débarrassé de cette bande hurlante pour m’inquiéter de l’horrible douleur que je ressentais à la cuisse. À une douzaine de pieds au-dessus des bêtes qui bondissaient et dégringolaient le long de la falaise, j’empoignai le chien à la gorge et lentement l’étouffai. Cela me prit un long moment, car il se débattait, me griffait, m’arrachait les poils et la peau à l’aide de ses pattes de derrière, et de toutes ses forces il essayait de m’entraîner avec lui au bas du rocher.

Enfin, il écarta les mâchoires et lâcha ma chair lacérée. J’emportai son cadavre et passai la nuit à l’entrée de mon ancienne caverne où dormaient Oreille-Pendante et ma demi-sœur. Auparavant, je dus essuyer une tempête d’insultes des autres membres de la tribu pour les avoir réveillés. Je me vengeai en laissant choir de temps à autre une grosse pierre sur la meute apaisée, ce qui redoubla les abois. Là-dessus, de tous côtés éclatèrent de nouveau les injures et les menaces de la horde à mon adresse. Au réveil je partageai la viande du chien avec Oreille-Pendante et sa femme, et durant plusieurs jours notre régime ne fut ni végétarien ni frugivore.

L’union entre ma sœur et Oreille-Pendante fut déplorable et fort heureusement dura peu. Cette période ne nous laissa que de mauvais souvenirs à moi. Contraint de vivre en solitaire, je souffrais d’avoir été expulsé de ma petite caverne où je me sentais si bien en sûreté, et, je ne sais pourquoi, il me fut impossible de m’entendre avec aucun des autres jeunes garçons. J’en conclus que ma longue camaraderie avec Oreille-Pendante s’était transformée en une habitude.

J’aurais certes pu me marier et sans doute l’eussé-je fait, n’eût été la rareté des femmes parmi nous. On peut affirmer que ce manque d’épouses provenait de l’effroyable cruauté d’Œil-Rouge, ce qui démontre quel fléau ce monstre constituait pour l’existence de la horde. En outre, je n’avais pas oublié la Rapide.

Tant que dura le ménage d’Oreille-Pendante, j’errai d’un coin à l’autre, continuellement en danger et sans jamais goûter le vrai repos. Un homme de la tribu étant mort, sa veuve partagea la caverne d’un autre. Je pris alors possession de la caverne abandonnée, mais elle avait une ouverture très large, et un jour Œil-Rouge ayant failli me capturer dans mon repaire, je décidai de retourner dans la caverne à double issue. L’été venu, des semaines entières je ne reparus point aux cavernes et nichai dans un arbre au bord du fleuve, non loin du marais.

Comme je l’ai dit, Oreille-Pendante ne connut pas le bonheur conjugal. Ma sœur était bien la fille du Jaseur et elle rendait la vie insupportable à son mari. Aucun autre ménage ne se disputait comme le leur. Si Œil-Rouge était un Barbe-Bleue, Oreille-Pendante se laissait mener par le bout du nez par sa femme ; et j’imagine qu’Œil-Rouge était trop futé pour convoiter la compagne de mon ami.

Par bonheur pour Oreille-Pendante, sa jeune femme mourut. Cet été-là, il se passa un fait surprenant. Vers la fin de la saison, nous eûmes une seconde récolte de carottes. Ces nouvelles racines inattendues étaient tendres et juteuses, et pendant quelque temps le champ de carottes fut le pâturage favori de la horde. Un matin, de bonne heure, un certain nombre d’entre nous y prenions notre déjeuner. À côté de moi se trouvait le Chauve. Derrière lui venaient son père et son fils, le vieil Os-à-Moelle et Longue-Lèvre. De l’autre côté, entre Oreille-Pendante et moi, se tenait ma sœur.

Tout à coup, le Chauve et ma sœur s’enfuirent en poussant des cris. Au même instant je perçus le bruit mat des flèches qui les transpercèrent. L’instant d’après ils roulaient sur le sol, se débattant et hurlant de douleur, tandis que les autres couraient vers les arbres. Une flèche me frôla et se ficha en terre ; brusquement arrêtée dans son vol, sa tige empennée vibra. Je me souviens nettement du grand détour que je décrivis pour l’éviter, semblable en cela au cheval qui fait un écart devant l’objet de sa frayeur.

Oreille-Pendante fit une chute violente tandis qu’il fuyait à mes côtés. Un trait venait de s’enfoncer dans son mollet. Il tenta de reprendre sa course, mais il retomba lourdement sur le sol. Tremblant de peur, il s’assit et me supplia de venir à son secours. Je rebroussai chemin. Il me montra la flèche. Je m’en saisis pour la retirer, mais, fou de douleur, il m’empoigna la main et arrêta mon geste. Une autre flèche siffla à nos oreilles et une suivante se brisa sur le rocher. C’en était trop. De toutes mes forces, j’arrachai la flèche du mollet d’Oreille-Pendante. Il poussa des cris effrayants au moment où le dard sortait de sa chair et me frappa avec colère. Mais bientôt nous reprenions notre fuite éperdue.

Je regardai en arrière. Le vieil Os-à-Moelle, abandonné loin derrière nous, trébuchait à chaque pas dans cette course inégale avec la mort. Souvent il faisait des faux pas, et une fois il s’étala de tout son long sur le sol ; mais les flèches n’arrivaient plus. Péniblement il se releva. Malgré le fardeau de ses ans, il ne voulait pas mourir. Les trois hommes du Feu qui, à présent, sortaient de leur embuscade dans la forêt, eussent pu facilement l’attraper, mais ils n’essayèrent même pas. Sans doute le jugeaient-ils trop vieux et trop coriace. Mais ils s’acharnèrent après le Chauve et ma sœur. Comme je regardais en arrière, je vis nos ennemis leur écraser la tête avec des pierres : l’un de ces hommes était le vieux chasseur boiteux à la face toute ridée.

Parmi les arbres, nous nous dirigeâmes vers nos cavernes… troupeau affolé et en désordre, devant lequel toutes les petites créatures de la forêt regagnaient en hâte leur refuge et qu’accompagnaient les cris effrontés des geais bleus. Tout danger semblant écarté, Longue-Lèvre attendit son grand-père, le vieil Os-à-Moelle : avec, entre eux, une génération brusquement supprimée, le vieillard et l’enfant fermaient la marche.

Voilà comment Oreille-Pendante redevint célibataire. Cette même nuit je dormis en sa compagnie dans notre ancienne caverne et nous retrouvâmes notre camaraderie de naguère. Son veuvage ne l’affectait pas outre mesure, du moins il n’en laissait rien paraître. Sa blessure à la jambe semblait le tourmenter bien davantage et il lui fallut une bonne semaine pour recouvrer toute son agilité.

Os-à-Moelle était l’unique vieillard de la horde. Parfois, lorsque j’évoque son image, alors que j’en ai une vision assez nette, je trouve une analogie troublante entre lui et le père du jardinier de mes parents. Le père du jardinier était très vieux, très ridé et tout cassé ; et je vous jure que lorsqu’il regardait à travers ses petits yeux chassieux et marmottait entre ses gencives édentées, c’était le vieil Os-à-Moelle tout craché. Tout enfant, cette ressemblance m’épouvantait et je me sauvais à toutes jambes dès que je voyais surgir le vieillard titubant appuyé sur ses deux cannes. Le vieil Os-à-Moelle avait sur le visage quelques poils blancs disséminés qui me rappelaient tout à fait les favoris du père de notre jardinier.

Comme je viens de le dire, Os-à-Moelle était le seul vieillard de la horde et constituait une anomalie. Les membres de notre tribu parvenaient rarement à l’âge mûr, et encore moins à la vieillesse. La mort violente était d’ordinaire le sort qui nous attendait. On quittait ce monde comme l’avait fait mon père, de même que Dent-Brisée, ma demi-sœur et le Chauve. Chacun disparaissait brutalement, en pleine possession de son intelligence et dans toute la force de la jeunesse. Était-ce une fin naturelle ? À cette époque, la mort violente était le lot de chacun.

Personne ne mourait de vieillesse dans la horde. Du moins, je n’en connais pas d’exemple. Os-à-Moelle lui-même, le seul de notre génération qui aurait pu terminer ses jours normalement, ne fit point exception à la règle. Une sérieuse infirmité, un amoindrissement accidentel ou provisoire des facultés vouaient son homme à une mort rapide et, en général, sans témoins. On s’effaçait discrètement du paysage. Un beau matin, on quittait la caverne pour n’y plus revenir. L’estomac affamé des grands carnassiers devenait votre tombeau.

Cette attaque des hommes du Feu sur le champ de carottes fut le commencement de la fin. Par la suite, les incursions de nos ennemis devinrent de plus en plus fréquentes. Par groupes de deux ou de trois, ils se glissaient silencieusement dans la forêt, armés de leurs flèches volantes qui abolissaient la distance et leur permettaient de décrocher leur proie du sommet des arbres les plus élevés sans être obligés d’y grimper.

Arcs et flèches étaient comme une prolongation de leurs muscles d’attaque, si bien qu’en réalité ils pouvaient abattre leur victime à trente ou quarante mètres. Ces projectiles les rendaient plus terribles que Dent-de-Sabre lui-même. Très avisés, ces gens possédaient un vocabulaire grâce auquel ils se comprenaient mutuellement et ils agissaient en conséquence avec une certaine cohésion.

Les membres de la horde durent redoubler de prudence quand ils erraient dans la forêt. Nous devînmes plus alertes, plus circonspects et moins téméraires. Désormais, nous ne pouvions plus considérer les arbres comme un refuge. Perchés sur une branche, il nous était interdit de nous moquer de nos ennemis qui nous guettaient d’en bas : les hommes du Feu étaient des carnassiers armés de griffes et de crocs de trente centimètres de long, les plus redoutables de tous les animaux de proie qui dévastaient le monde primitif.

Un matin, avant que les gens de la horde se fussent égaillés à travers les arbres, une panique se produisit parmi les porteurs d’eau et ceux qui étaient allés boire au fleuve. La horde se précipita vers les cavernes, car, en pareille circonstance, nous songions d’abord à fuir, nous réservant ensuite de chercher la cause de notre frayeur. Tapis à l’entrée de nos abris, nous montâmes la garde. Au bout d’un moment, un homme du Feu s’aventura sur la berge au pied de la falaise. C’était le vieux petit chasseur boiteux. Longuement il nous observa, promenant son regard du haut en bas du rocher. Il emprunta un des sentiers et descendit jusqu’au cours d’eau, puis remonta par un autre chemin quelques minutes plus tard. De nouveau, il nous épia avec attention. Puis il fit demi-tour, regagna la forêt en claudiquant, tandis que, hébétés à l’entrée de nos cavernes, nous nous appelions les uns les autres d’une voix inquiète et plaintive.