Avant Adam (1907)
Traduction par Louis Postif.
Editions Edito Service (p. 177-187).

14. L’art naissant

Les mois se succédaient. Le drame et la tragédie étaient encore à venir : en attendant, nous cassions des noix et vivions tant bien que mal. Il me souvient que ce fut une année exceptionnellement bonne pour les noix. Nous en emplissions nos calebasses et les apportions aux creux des rochers où nous les brisions pour les manger aussitôt.

Vers l’automne, Oreille-Pendante et moi revînmes de notre long voyage et l’hiver qui suivit fut clément. Je m’aventurais fréquemment au voisinage de mon vieil arbre familial et fouillais tout le territoire situé entre le marais aux myrtilles et le point de la rive où Oreille-Pendante et moi avions appris la navigation, mais sans découvrir la moindre trace de la Rapide. Elle avait disparu et je la désirais, poussé par cette faim à laquelle j’ai déjà fait allusion et qui ressemblait à un appétit physique, encore que cette sensation me tourmentât alors que j’avais l’estomac plein. Mais toutes mes recherches demeurèrent vaines.

Cependant, l’existence n’était point monotone aux cavernes. Il fallait constamment se méfier d’Œil-Rouge. Oreille-Pendante et moi ne connaissions pas un moment de répit, sauf une fois à l’abri de notre repaire. Malgré l’agrandissement de l’ouverture, elle demeurait encore un peu juste pour nous, et bien que de temps à autre nous l’élargissions, elle restait encore trop étroite pour le corps monstrueux d’Œil-Rouge.

Du reste, il ne se hasardait plus à nous y attaquer. La leçon lui avait suffi et il portait au cou une énorme bosse à l’endroit où je l’avais atteint avec mon roc. Cette protubérance, visible de loin, ne disparut jamais et souvent je me délectais à contempler cette preuve de mon adresse, et même, lorsque je me sentais hors des représailles du tyran, je ne résistais pas à l’envie de rire.

Les autres membres de la horde n’auraient point osé venir à notre secours même s’ils eussent vu Œil-Rouge nous mettre en lambeaux, Oreille-Pendante et moi ; néanmoins ils nous défendaient à leur manière, non pas tant par sympathie envers nous que par besoin d’exprimer leur haine contre Œil-Rouge ; de toute façon, ils ne manquaient jamais de nous avertir de son approche, dès que nous nous aventurions dans la forêt, au bord du fleuve, ou sur l’espace libre devant les cavernes. Ainsi, nous retirions un précieux avantage de notre lutte perpétuelle avec Œil-Rouge ; nos alliés bénévoles montaient continuellement la garde autour de nous.

Un matin, Œil-Rouge faillit m’attraper. Il était de très bonne heure et personne de la horde n’était encore levé. Par surprise, il me coupa le chemin au moment où je remontais à ma caverne du haut de la falaise. Sans m’en rendre compte, je m’étais précipité dans la double caverne…, celle où Oreille-Pendante s’était réfugié pour échapper à ma poursuite des années auparavant, et où le vieux Dent-de-Sabre avait essuyé un honteux échec alors qu’il allait atteindre deux jeunes gens de la tribu.

Arrivé dans le couloir qui reliait les deux cavernes, je remarquai qu’Œil-Rouge ne m’avait point suivi. L’instant d’après, il se ruait de l’extérieur dans la caverne. Je reculai dans le couloir, et il continua de sortir et de rentrer par l’une ou l’autre ouverture, tandis que, de mon côté, je me contentais de longer d’un bout à l’autre le passage intérieur.

Il me tint coincé là une demi-journée avant d’abandonner la partie. Par la suite, lorsque Oreille-Pendante et moi étions certains de pouvoir gagner la double caverne, nous n’essayions plus de rejoindre notre petite caverne au haut de la falaise ; dès que nous apercevions Œil-Rouge à l’horizon nous nous bornions à le guetter afin de l’empêcher de nous couper notre retraite.

Cet hiver-là, Œil-Rouge fit mourir sa dernière femme à force de mauvais traitements. En cela, il se montrait plus brutal que les bêtes, car, en général, les animaux des races inférieures ne tuent pas leurs femelles. J’en déduis qu’Œil-Rouge, malgré ses effroyables tendances ataviques, annonçait l’apparition de l’homme, puisque seuls les mâles de l’espèce humaine assassinent leurs compagnes.

Comme il fallait s’y attendre, après s’être débarrassé de son épouse, Œil-Rouge se mit en quête d’une nouvelle. Il jeta son dévolu sur la Chanteuse, petite-fille du vieil Os-à-Moelle, et fille du Chauve. Cette jeunesse aimait à chanter, le soir venu, à l’entrée de sa caverne et s’était récemment mise en ménage avec Jambe-Torse, homme très paisible, inoffensif et qui, jamais, ne cherchait noise à ses semblables. Maigre et petit de taille, il était moins solide que les autres sur ses jambes.

Jamais Œil-Rouge ne commit un acte plus abject. Vers la fin d’une calme journée, nous nous rassemblions dans l’espace libre avant de grimper à nos cavernes lorsque la Chanteuse, poursuivie par Œil-Rouge, déboucha tout à coup d’un sentier. Elle courut vers son époux. Le malheureux Jambe-Torse tremblait d’épouvante, mais il se comporta en héros. La mort le menaçait, pourtant il ne recula point. Il se leva, se mit à jacasser, ses poils se hérissèrent et il grinça des dents.

Œil-Rouge hurlait de rage. Quel affront pour lui qu’un de nous osât lui résister ! Il allongea le bras et saisit Jambe-Torse par le cou. Celui-ci enfonça ses dents dans le bras de son tortionnaire, mais l’instant d’après, le cou brisé, Jambe-Torse se tortillait de douleur, comme un ver sur le sol. La Chanteuse poussa des cris et des vociférations. Œil-Rouge la saisit par les cheveux et la traîna jusqu’à sa caverne, avec une brutalité révoltante.

Débordant de colère, nous martelant la poitrine, hérissant notre poil, grinçant des dents, unis dans une fureur commune, nous sentions s’éveiller en nous un instinct de solidarité, un désir de coopération. De façon confuse, la nécessité d’une action collective s’imposait à nous, mais nous ne pouvions la réaliser, faute de moyen de nous exprimer. Nous ne nous précipitâmes pas tous ensemble pour anéantir ce monstre, parce qu’il nous manquait un vocabulaire. Vaguement nous élaborions des pensées pour lesquelles il n’existait pas encore de symboles. Plus tard, lentement et péniblement, les hommes devaient inventer des mots pour extérioriser leur pensée.

Nous essayions de formuler des sons correspondants aux vagues pensées qui voletaient comme des ombres dans notre cerveau. Le Chauve se prit à caqueter bruyamment, exprimant ainsi son indignation et son envie de battre Œil-Rouge. Jusque-là, il parvint à se faire comprendre. Mais dès qu’il tenta de traduire l’idée de coopération qui s’agitait en lui, les sons produits par ses lèvres nous demeurèrent incompréhensibles.

À ce moment, Grosse-Tête, le sourcil froncé, se heurta la poitrine et commença de jaboter à son tour. L’un après l’autre, nous nous joignîmes à cette explosion de rage et bientôt Os-à-Moelle lui-même bredouilla de sa voix fêlée et de ses lèvres fanées. Quelqu’un saisit un bâton et en frappa un tronc d’arbre. En un moment ses coups marquèrent une cadence, que nous suivîmes inconsciemment de nos cris et de nos exclamations. Ce phénomène produisit sur nous l’effet d’un calmant et, oubliant notre courroux, nous modulâmes une palabre.

Ces chants monotones témoignent de façon surprenante la versatilité et l’insouciance des gens de la horde. Réunis par un même sentiment de colère et de besoin de nous grouper pour détruire notre ennemi commun, il avait suffi d’un rythme pour nous détourner de notre but. Ces assemblées où se mêlaient les chants et les rires satisfaisaient nos instincts grégaires et sociables. Somme toute, ces récitatifs grossiers étaient les précurseurs des palabres de l’homme primitif, des grandes conventions nationales et des congrès internationaux de nos contemporains. Même à cette époque reculée, l’homme ne possédait pas encore de langage et lorsque nous nous réunissions, babillant tous à la fois, nous produisions une véritable babel de sons d’où montait une cadence uniforme qui renfermait en elle seule les éléments essentiels d’un art à venir. C’était l’art naissant.

Le même rythme ne subsistait pas longtemps. Très vite perdu, il était remplacé par une affreuse cacophonie jusqu’à ce que nous eussions retrouvé le rythme primitif ou découvert une nouvelle cadence. Parfois une demi-douzaine surgissaient en même temps, soutenus par des groupes qui, chacun, essayait de dominer les autres.

Dans les intervalles de ce pandémonium, chacun jacassait, hurlait, dansait, se suffisant à lui-même, plein de ses idées et de ses volontés personnelles, se considérant comme le nombril du monde. Il se séparait nettement des autres êtres qui, autres centres de l’univers, bondissaient et poussaient des cris autour de lui. Alors surgissait le rythme : un claquement de mains, le choc répété d’un bâton sur une souche, les bonds successifs d’un des membres présents, ou un chant saccadé et régulier, avec des inflexions de voix : « Hé-bang ! hé-bang ! Hé-bang ! hé-bang ! » L’un après l’autre, tous les membres de la horde adaptaient le rythme et dansaient ou chantaient en chœur. « Ha-ah, ha-ah, ha-ah-ha ! » constituait une de nos mélodies favorites, ainsi que : « Eh-oua, eh-oua, eh-oua-ha ! »

Gesticulant, bondissant, tournoyant, nous dansions en chantant dans le sombre crépuscule du monde primitif qui nous incitait à l’oubli, et, avec un ensemble parfait, nous nous lancions dans une voluptueuse frénésie. Ainsi l’art apaisa notre fureur contre Œil-Rouge. Nous hurlions ces chœurs sauvages jusqu’à ce que les ombres, descendant sur nous, nous eussent avertis des terreurs nocturnes. Nous nous glissions dans nos trous sur la falaise, nous appelant tout bas, tandis que les étoiles trouaient le ciel et que les ténèbres envahissaient le globe.

Seule l’obscurité nous effrayait. Nous ne possédions aucune notion religieuse, aucune conception d’un cosmos invisible. Nous ne connaissions que l’univers réel, et ne craignions que les dangers tangibles, les animaux carnassiers en chair et en os. Eux seuls rendaient pour nous la nuit redoutable, car c’était l’heure où ils quittaient leur repaire et bondissaient sur leur proie qu’ils guettaient dans l’ombre.

Sans doute est-ce de la crainte de ces hôtes nocturnes que naquit plus tard la terreur des êtres irréels qui devait se développer et créer de toutes pièces un monde tout-puissant et invisible. Lorsque la faculté d’imagination s’accrut dans le cerveau humain, la peur de la mort prit des proportions plus considérables jusqu’au moment où les générations suivantes associèrent cette peur avec la nuit qu’elles peuplèrent d’esprits. Je crois que le peuple du Feu redoutait déjà l’obscurité pour cette raison ; mais nous autres, gens de la horde, si nous gagnions nos repaires à la tombée du crépuscule, c’était pour nous abriter contre Dent-de-Sabre, les lions, les chacals, les chiens sauvages et les loups, et tous les carnassiers avides de chair fraîche.