Avant Adam (1907)
Traduction par Louis Postif.
Editions Edito Service (p. 163-175).

13. Les hommes du feu

Le soir même de notre première journée sur la rive méridionale du fleuve, nous découvrîmes les hommes du Feu. Une bande de chasseurs campait non loin de l’arbre choisi par nous pour y nicher. Tout d’abord, les voix de ces hommes nous alarmèrent, mais un peu plus tard, lorsque vinrent les ténèbres, nous fûmes attirés par le feu. Avec mille précautions, nous nous glissâmes d’un arbre à l’autre jusqu’à ce qu’il nous fût possible d’observer la scène à notre aise.

Le brasier flambait dans une clairière à proximité de la rive ; tout autour se tenaient rassemblés une demi-douzaine d’hommes. Oreille-Pendante m’agrippa soudain et je sentis qu’il tremblait. Regardant avec plus d’attention, j’identifiai le petit vieux tout desséché qui avait fait tomber Dent-Brisée de son arbre, des années auparavant. Lorsqu’il se leva pour alimenter le feu, je remarquai qu’il boitait. Il me parut encore plus sec et plus ratatiné qu’autrefois et les plis de son visage étaient complètement gris.

Les autres chasseurs étaient de jeunes hommes. Près d’eux, sur le sol, gisaient leurs arcs et leurs flèches : cette fois, je reconnus leurs armes. Les hommes du Feu portaient des peaux de bêtes autour des reins et sur les épaules ; cependant ils gardaient les jambes et les bras nus et marchaient sans chaussures. Comme je l’ai déjà dit, ils étaient moins velus que nous autres de la horde, et leur angle facial différait peu du nôtre.

Ils étaient plus droits que nous, mais moins souples dans leurs mouvements. Leur colonne vertébrale, leurs hanches et leurs genoux semblaient plus rigides. Ils avaient les bras moins longs que nous et ils ne s’équilibraient point en posant d’un côté et d’autre leurs mains sur le sol. En outre, leurs muscles étaient mieux formés et plus symétriques que les nôtres et leurs visages plus agréables. Leurs narines s’ouvraient vers le bas, et l’arête du nez, plus développée que chez nous, donnait à leur appendice nasal un aspect moins aplati et écrasé. Leurs lèvres étaient plus fermes et leurs canines ressemblaient moins à des crocs. Cependant, ils avaient les hanches aussi minces que les nôtres et ne devaient guère peser plus que nous.

À tout prendre, ces gens différaient moins de nous que nous autres des hommes des bois. De toute évidence, un lien de parenté assez proche unissait ces trois espèces.

Le feu autour duquel ces hommes étaient assis nous attirait. De longues heures, nous restâmes à contempler les flammes et la fumée. Le spectacle devenait surtout fascinant lorsqu’on ajoutait du combustible et que des nuées d’étincelles s’élevaient en l’air. Je mourais d’envie de m’approcher, mais je n’en voyais pas la possibilité. Tapis dans l’enfourchure d’un arbre, nous n’osions pas courir le risque d’être découverts.

Les hommes du Feu, accroupis autour du foyer, dormaient d’un sommeil léger, la tête appuyée sur les genoux. Leurs oreilles remuaient et ils étaient tout agités. À chaque instant, l’un d’eux se levait et jetait du bois dans le brasier. Au-delà du cercle de lumière, à la lisière de la forêt, rôdaient des bêtes sauvages. Oreille-Pendante et moi nous les identifions à leurs cris : c’étaient des chiens sauvages et des hyènes. À un moment donné, un vacarme de hurlements se produisit et éveilla tout le cercle des dormeurs.

Un lion et une lionne étaient venus sous notre arbre ; les regards tournés vers le feu, ils hérissaient leur poil et clignaient des yeux. Le lion se léchait les babines ; incapable de tenir en place, il voulait bondir en avant et commencer son festin. Mais la lionne montrait plus de prudence. Elle nous flaira la première et les deux carnassiers levèrent vers nous leurs narines frémissantes. Puis les deux fauves se mirent à grogner, jetèrent un dernier regard sur le feu et retournèrent dans la forêt.

Oreille-Pendante et moi nous nous attardâmes encore à considérer le feu. De temps à autre, nous entendions le craquement des branches sous le poids de corps massifs et, hors de la zone de lumière, nous décelions des prunelles luisantes. Au loin, un rugissement de lion se répercuta, et, beaucoup plus faible, le cri d’un animal blessé. Du fleuve, nous parvint le grognement formidable d’un rhinocéros.

Le lendemain matin, à notre réveil, nous nous hasardâmes vers le feu. Il couvait toujours et les faiseurs de feu avaient disparu. Nous fîmes une ronde à la lisière de la forêt pour nous en assurer, puis nous courûmes vers le foyer. Curieux de savoir à quoi cela ressemblait, entre le pouce et l’index je saisis une braise ardente. Je la lâchai aussitôt en poussant un cri de douleur, et Oreille-Pendante battit aussitôt en retraite au sommet de notre arbre. Transis de peur, je suivis son exemple.

La fois suivante, nous approchâmes avec méfiance et évitâmes de prendre les charbons ardents entre nos doigts. À l’instar des hommes du Feu, nous nous accroupîmes près du foyer, et, la tête appuyée sur les genoux, nous feignîmes de dormir. Puis, nous singeâmes leur façon de parler en bafouillant des sons incompréhensibles. Me souvenant d’avoir vu le vieux chasseur attiser le feu à l’aide d’un bâton, je fourgonnai les cendres et ramenai à la surface de grosses braises rouges en faisant voler des nuages de cendres. C’était un divertissement inattendu et bientôt nous fûmes couverts d’une couche de poudre grise.

Inévitablement, nous devions imiter les hommes du Feu et alimenter le brasier. Tout d’abord, nous y jetâmes des brindilles qui s’enflammèrent. Fous de joie, nous dansâmes au bruit des crépitements. Puis nous ajoutâmes de plus gros morceaux de bois, et peu après le feu devint énorme. Nous allions et venions de la forêt à la clairière, traînant du bois mort. Les flammes crépitèrent, rugirent et ronflèrent, puis montèrent de plus en plus haut et la colonne de fumée dépassa le faîte des arbres. Nous venions d’accomplir là l’œuvre la plus prodigieuse qui fût sortie de nos mains, et nous exultions. Nous aussi, nous étions des Faiseurs de Feu, pensionsnous, et nous recommençâmes notre danse, vrais gnomes autour de cet embrasement.

L’herbe sèche et les broussailles prirent feu sans que nous nous en fussions aperçus. Tout de suite après, un grand arbre au bord de la clairière s’enflamma. Nous le regardâmes avec des yeux étonnés. La chaleur qu’il dégageait nous fit reculer. Un autre arbre prit feu, puis un autre et bientôt une demi-douzaine d’arbres se mirent à brûler. Nous demeurâmes terrifiés : le monstre était déchaîné. Nous nous accroupîmes sur le sol tandis que le feu se propageait de proche en proche et nous ensorcelait. Dans les yeux d’Oreille-Pendante, je discernai cette lueur inquiète qui accompagnait chez lui le défaut de compréhension et je sais que mes yeux reflétaient la même expression. Nous nous tînmes enlacés jusqu’à ce que la chaleur nous atteignît et que l’odeur de poil roussi frappât nos narines. Alors, d’un bond, nous prîmes la fuite vers l’Ouest à travers la forêt, jetant de temps à autre un regard en arrière et éclatant de rire.

Vers le milieu du jour, nous arrivâmes sur une bande de terre formée, nous le découvrîmes plus tard, par une immense courbe du fleuve qui dessinait un cercle presque complet, et où se dressait un groupe de collines en partie boisées. Nous franchîmes ces hauteurs, nous retournant parfois pour regarder la forêt qui maintenant offrait l’aspect d’une mer de flammes balayée vers l’est par un vent naissant. Continuant notre route à l’Est, nous suivîmes le bord de l’eau et, avant même de nous en rendre compte, nous nous trouvions chez les hommes du Feu.

Ils avaient choisi un emplacement remarquable au point de vue stratégique. Cette péninsule, protégée de trois côtés par le fleuve, n’était accessible que par terre, et encore l’isthme étroit qui y donnait accès était naturellement défendu par la chaîne de collines. Ainsi isolés du reste du monde, les hommes du Feu avaient dû connaître une longue période d’abondance. Selon moi, cette prospérité provoqua l’invasion qui se produisit par la suite et jeta la calamité parmi les gens de ma race. Les hommes du Feu durent se multiplier de façon excessive au point qu’il leur fut impossible de vivre à l’aise dans leur presqu’île. Ils en franchirent les limites et dans leur expansion chassèrent les membres de la horde devant eux, s’installèrent dans leurs cavernes et occupèrent leur territoire.

Cependant Oreille-Pendante et moi nous ne réfléchissions guère à ces considérations, quand nous nous aperçûmes que nous étions dans la place forte des hommes du Feu. Nous songions plutôt à fuir, mais, poussés par la curiosité, nous ne pûmes nous empêcher de risquer un coup d’œil sur le village. Pour la première fois, nous vîmes les femmes et les enfants de cette race. Les enfants couraient nus pour la plupart, mais les femmes portaient des peaux de bêtes.

Tout comme les gens de la horde, les hommes du Feu vivaient dans des cavernes. L’espace découvert devant celles-ci déclinait doucement vers le fleuve et on y voyait souvent plusieurs petits brasiers. J’ignore si les Faiseurs de Feu préparaient leurs aliments. Oreille-Pendante et moi n’assistâmes jamais à leurs occupations culinaires. Toutefois, je suppose qu’ils se contentaient d’une cuisine rudimentaire. Comme nous, ils portaient l’eau dans des calebasses. Les femmes et les enfants ne cessaient d’aller et venir et de pousser des cris perçants. Les enfants jouaient et gesticulaient de la même façon que ceux de notre race. Les gamins se ressemblaient plus entre eux que les hommes de la horde et les hommes du Feu.

Oreille-Pendante et moi ne nous attardâmes pas longtemps à cet endroit. Nous venions de découvrir un groupe de gosses qui s’amusaient à tirer à l’arc ; aussitôt nous disparûmes dans l’épaisseur de la forêt et nous nous dirigeâmes vers la rive. Là, nous aperçûmes un radeau, un véritable cette fois, fabriqué, de toute évidence, par quelque homme du Feu. Les deux troncs d’arbres, droits et courts, étaient retenus ensemble à l’aide de solides racines et de traverses de bois.

La même idée se présenta simultanément à nos deux cerveaux. Nous voulions quitter au plus vite le territoire des hommes du Feu : rien de plus facile que de traverser le fleuve sur cette sorte de catamaran. Nous montâmes sur l’esquif et d’une secousse le lançâmes au milieu de l’eau. Quelque chose entravant son élan, il alla frapper brusquement la berge en aval et faillit nous précipiter par-dessus bord. Le radeau était attaché à un arbre par une corde formée de racines entrelacées, et il nous fallut défaire l’amarre avant de le pousser à nouveau dans le fleuve.

Tout absorbés par la manœuvre de notre embarcation, nous pagayions, les yeux fixés sur l’autre rive. Le courant nous entraîna en aval et bientôt, sans nous en rendre compte, nous arrivâmes en pleine vue du village des hommes du Feu. Avertis par un cri, nous promenâmes nos regards autour de nous. Plusieurs hommes du Feu nous montraient du doigt et d’autres sortaient de leurs cavernes. Cessant de pagayer, nous les regardâmes à notre tour. Le rivage retentissait de leurs clameurs. Quelques hommes nous envoyèrent leurs flèches qui tombèrent près de nous, mais nous étions déjà hors de portée.

Ce fut un jour inoubliable pour Oreille-Pendante et moi. À l’Est, l’incendie causé par nous couvrait l’horizon de fumée et nous voguions en sûreté, contournant la forteresse des hommes du Feu. Tranquillement assis sur notre radeau, nous nous riions d’eux et nous laissions emporter par le courant de l’Est au Sud, puis à l’Ouest, où le fleuve, décrivant une immense courbe, semblait se nouer sur lui-même.

Bientôt nous laissâmes les hommes du Feu loin derrière nous, et un paysage familier vint frapper nos regards. C’était le grand trou d’eau où nous nous étions une ou deux fois hasardés pour voir les animaux se désaltérer. Plus loin se trouvaient, nous le savions, le champ de carottes, au-delà les cavernes, puis le territoire occupé par la horde au bord de l’eau.

Nous fîmes force rames vers la rive, qui glissait rapidement devant nous, et en quelques minutes nous arrivâmes à hauteur de l’endroit où ceux de notre horde venaient puiser de l’eau. Nous y vîmes des femmes et des enfants qui remplissaient leurs calebasses. Pris de panique à notre vue, ils s’enfuirent éperdument en laissant choir leurs récipients.

Nous débarquâmes et, cela va de soi, nous négligeâmes d’amarrer le catamaran, qui s’en alla au fil de l’eau. Pleins de prudence, nous montâmes sur la berge par un petit sentier. Les gens de la horde avaient tous disparu dans leurs trous, et, çà et là, nous remarquions des visages qui nous guettaient. Mais nous ne décelâmes aucun signe de la présence d’Œil-Rouge.

Enfin, nous nous retrouvions chez nous. Cette nuit-là, nous couchâmes dans notre petite caverne au haut de la falaise, mais au préalable il fallut en déloger un couple de gamins batailleurs qui en avaient pris possession.